la socialisation politique a l'ecole du...

12
LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU «TOUR DE FRANCE DE DEUX ENFANTS» AUX MANUELS 1977 « La connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable rnstructlon clvfque. » Les livres de Bruno sont sans doute le meilleur exempfe d'une formation civique liée étroitement aux conditions historiques de son temps et propre cependant à nous faire réfléchir sur les méthodes et les conditions actuelles de cet enseignement. La distance critique est maintenant suffisante pour qu'apparaissent clairement les buts et les moyens de j'école de la république. Patrio- tisme naïf, formules édifiantes, morale démodée? Peut- être; une lecture attentive peut montrer toutefois la sub- tilité et la cohérence de cette formation et nous apporter quelques enselgnements. Mais surtout une question ne peut manquer de surgir: quelle formation donnons-nous, maintenant? qu'est devenue l'instruction civique en 1977, 100 ans après la première édition du livre de Bruno? Comment les enfants sont-Ils préparés à la vie sociale et pofftfque? n est bien évident que nos livres modernes richement Illustrés, trés documentés d'histoire-géographie de 6" par exemple; - manuels réforme Haby 1977 - repoussent très loin, dans un passé « rétro » le Tour de France de deux enfants avec ses Images de « dentellière au travail » ou de « mégissier travaillant à assouplir une peau »... 11 est bien évident qu'aucun d'entre eux n'oserait écrire : « Ce qu'il y a de plus beau au monde, c'est la charité du pauvre » ou encore : « Voulez-vous mériter la confiance de ceux qui ne vous connaissent pas? travaillez. On estime toujours ceux qui travaillent ». Mais dès lors comment parlent-ils justement des rapports sociaux ou du travail? Quels sont les nouveaux modèles diffusés? J. - " FRANCE NOUS SOMMES TES FILS... » Le « Tour de France de deux enfants »(1) veut « rendre la patrie visible et vivante ». Selon l'auteur même les deux héros du livre ne seront pas des « neurs désintéressés » : le récit place sous leurs yeux tous les devoirs en exemple. Le voyage est à la fols une Initiation à "instruction civique, à la morale, mais aussi à la vie pratique; il donnera des notions usuelles mie, d'industrie et de commerce, d'agriculture; il parlera de la science et de ses applications, de la vie des grands hommes. C'est l'extraordinaire synthèse de toutes ces notions « groupées sous l'idée de France » qui surprend un lecteur de notre temps. Ce qui frappe également dès le début du livre c'est une connaissance très fine de la psychologie de l'enfant. Le récit met en scène deux enfants, deux frères de 14 et 7 ans, deux héros « intelligents et courageux» qui vont quitter la Lorraine quand elle devient al1emande après la guerre dé 1870. Il met surtout en scène un rapport ternel : à la protection de l'aîné (<< quand tu seras trop las Je te porterai... ») répond toujours la gentillesse du cadet non non j'ai de bonnes jambes Il. Le dévouement proque, toutes sortes de délicatesses, servent à faire valoir le courage de l'un comme de l'autre. Mais la mise en scène de ces deux personnages peut tout aussi bien incarner pour l'enfant-lecteur sa propre ambivalence : le jeune, craintif, doit s'efforcer de devenir grand et courageux. Les deux frères figurent la tension vécue, l'oscillation de l'un à l'autre que contre tout enfant (2), Le départ des enfants se fait à la mort du père - de même manière les « Enfants de Marcel» commenceront par une « défaillance» du père - Angoisse, solitude des deux enfants, jetés dans l'obscurité de la forêt pour rejoindre la France. Peurs ancestrales, peurs d'abandon : le récit frappe au plus profond, comme les mythes ou les contes de fée. L'enfant-lecteur est jeté au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier souffle à murmuré aux enfants le mot « France >l, Il faut partir et exaucer sa dernière parole. La France par ce dernier soupir est à la fois le voeu du père et le salut des enfants; ce qui est recommandé et ce à quoi l'on recommande. L'objet du devoir ((( tu dols aller en France ») et ce qui protègera de l'abandon (là tu seras eccuelli!, 71

Upload: doanthuy

Post on 12-Sep-2018

214 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

LA SOCIALISATIONPOLITIQUE A L'ECOLEDU «TOUR DE FRANCEDE DEUX ENFANTS»AUX MANUELS 1977

« La connaissance de la patrie est le fondement detoute véritable rnstructlon clvfque. »

Les livres de Bruno sont sans doute le meilleurexempfe d'une formation civique liée étroitement auxconditions historiques de son temps et propre cependantà nous faire réfléchir sur les méthodes et les conditionsactuelles de cet enseignement. La distance critique estmaintenant suffisante pour qu'apparaissent clairement lesbuts et les moyens de j'école de la 3° république. Patrio­tisme naïf, formules édifiantes, morale démodée? Peut­être; une lecture attentive peut montrer toutefois la sub­tilité et la cohérence de cette formation et nous apporterquelques enselgnements. Mais surtout une question nepeut manquer de surgir: quelle formation donnons-nous,maintenant? qu'est devenue l'instruction civique en 1977,100 ans après la première édition du livre de Bruno?Comment les enfants sont-Ils préparés à la vie sociale etpofftfque? n est bien évident que nos livres modernesrichement Illustrés, trés documentés d'histoire-géographiede 6" par exemple; - manuels réforme Haby 1977 ­repoussent très loin, dans un passé « rétro » le Tour deFrance de deux enfants avec ses Images de « dentellière

au travail » ou de « mégissier travaillant à assouplir unepeau »... 11 est bien évident qu'aucun d'entre eux n'oseraitécrire : « Ce qu'il y a de plus beau au monde, c'est lacharité du pauvre » ou encore : « Voulez-vous mériter laconfiance de ceux qui ne vous connaissent pas? travaillez.On estime toujours ceux qui travaillent ». Mais dès lorscomment parlent-ils justement des rapports sociaux ou dutravail? Quels sont les nouveaux modèles diffusés?

J. - " FRANCE AIM~E, NOUS SOMMES TES FILS... »

Le « Tour de France de deux enfants »(1) veut« rendre la patrie visible et vivante ». Selon l'auteur lui~

même les deux héros du livre ne seront pas des « prome~

neurs désintéressés » : le récit place sous leurs yeuxtous les devoirs en exemple. Le voyage est à la fols uneInitiation à "instruction civique, à la morale, mais aussi àla vie pratique; il donnera des notions usuelles d'écono~

mie, d'industrie et de commerce, d'agriculture; il parlerade la science et de ses applications, de la vie des grandshommes. C'est l'extraordinaire synthèse de toutes cesnotions « groupées sous l'idée de France » qui surprendun lecteur de notre temps.

Ce qui frappe également dès le début du livre c'estune connaissance très fine de la psychologie de l'enfant.Le récit met en scène deux enfants, deux frères de 14 et7 ans, deux héros « intelligents et courageux» qui vontquitter la Lorraine quand elle devient al1emande après laguerre dé 1870. Il met surtout en scène un rapport fra~

ternel : à la protection de l'aîné (<< quand tu seras trop lasJe te porterai... ») répond toujours la gentillesse du cadet~ non non j'ai de bonnes jambes Il. Le dévouement réci~

proque, toutes sortes de délicatesses, servent à fairevaloir le courage de l'un comme de l'autre.

Mais la mise en scène de ces deux personnagespeut tout aussi bien incarner pour l'enfant-lecteur sapropre ambivalence : le jeune, craintif, doit s'efforcerde devenir grand et courageux. Les deux frères figurentla tension vécue, l'oscillation de l'un à l'autre que ren~

contre tout enfant (2), Le départ des enfants se fait à lamort du père - de même manière les « Enfants deMarcel» commenceront par une « défaillance» du père ­Angoisse, solitude des deux enfants, jetés dans l'obscuritéde la forêt pour rejoindre la France. Peurs ancestrales,peurs d'abandon : le récit frappe au plus profond, commeles mythes ou les contes de fée. L'enfant-lecteur est jetéau plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans undernier souffle à murmuré aux enfants le mot « France >l,

Il faut partir et exaucer sa dernière parole. La France parce dernier soupir est à la fois le vœu du père et le salutdes enfants; ce qui est recommandé et ce à quoi l'onrecommande. L'objet du devoir ((( tu dols aller en France »)et ce qui protègera de l'abandon (là tu seras eccuelli!,

71

Page 2: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

recueilli}. Que la patrie soit, par ces « dernières volontés »,

ce que transmet le père, ce qu'il faut rejoindre pour luiobéir, mais aussi ce qui sera havre et refuge, tel est cequi est subtilement suggéré par l'histoire singulière.

Faut-il être orphelin pour être patriote? Non sansdoute. Mals la référence à la volonté du père, l'arrivée enFrance terre d'asile font comprendre les ressorts du sen­timent patriotique. A travers cette odyssée des deux orphe­lins est recréée la généalogie des transferts. Sur la mortdu père se fonde l'exigence de servir la France. Après lamort des pères/mères c'est la patrie qui se substitue àces derniers pour assurer leur protection.

Une série de figures de transition - pères, mèressuccessifs - accompagnent, relaient la transmutation etsoutiennent le voyage des enfants : la mère Etienne ­qui bien que pauvre sera charitable - le sabotier (<< vousêtes bon pour nous comme un deuxième père dit André »)

_ « est-ce que tous les Français ne doivent pas être prêtsà se soutenir entre eux? 1». D'autres figures plus inquié­tantes, ainsi une vieille dame à l'accueil sévère qui paraîtd'abord se méfier des enfants et dont il faudra mériter laconfiance (par de menus services : on estime toujoursceux qui travaillent). Cette « mauvaise mère ») fait d'abordrenaître en sourdine les terreurs les plus anciennes; maistrès vite elle se transforme en vieille dame amicale grâceà l'obligeance à la serviabilité des deux garçons. Ainsi,tout au long du voyage les situations difficiles, les ren~

contres d'adultes Indifférents ou même inquiétants mowdulent la peur de l'abandon que toujours les enfants sur­monteront par leurs propres forces (par leur sérieux, leursqualités de cœur, leur travail, etc.). Ainsi l'éducation moraleet sociale se fait toujours à partir d'une émotion, d'unconflit psychologique. Elle est très habilement enracinéedans la vie affective de l'enfant. Elle se fait beaucoupmoins par des énoncés didactiques qui interdiraient cer­taines conduites que par identification aux conduites « apwprouvées ) des jeunes héros. La séquence est toujours lasuivante: émotion (peur d'abandon, peur de l'adulte) joiede la surmonter par une conduite acceptée, valorisée, quipermet de retrouver sécurité et amour.

L'appel direct à une émotion agréable existe égalewment: quand il s'agit d'apporter des connaissances, lesdeux enfants sont souvent mis dans une situation oùl'écho d'Un plaisir peut être éveillé. Ainsi l'auteur n'oubliejamais que l'enfant aime agir, toucher, explorer. Avantd'apprendre quelque chose sur la vache l'enfant la ca~

resse, admire son poil lustré, goûte une tasse de laitchaud, a le plaisir de lui donner luiwmême du sel. Lesexplications viennent ensuite. De même le chien suscited'abord une certaine inquiétude: (il fait « mine de s'élanwcer sur les enfants »; l'image montre l'air effrayé dupetit (3). Mais l'émotion s'apaise, le drame suggéré estévité. Le commentaire scientifique est donné ensuite.Explication « objective »? Pas tout à fait. Elle mélange

72

encore semb[e-t~i1 les traits fantasmatiques à des caracwtères plus rigoureux.

Ceci nous conduit à réfléchir plus précisément àl'objectivité des connaissances. La question n'est passimple: l'examen de ces manuels nous montre bien qu'ilsne sont à proprement parler ni des livres de sciences na~

turel1es, ni des livres d'histoire, ni des !lvres de géograwphie, ni une somme ou un composé des trois. Aucunede ces disciplines n'y fjgure dans sa sécheresse objectivemais pour deux raisons qu'il faut bien distinguer : uneexigence pédagogIque; ce n'est sans doute pas sans hawbileté qu'une transition est ménagée, pour susciter l'inté~

rêt à connaître, entre l'image chargée d'affectivité dujeune enfant et l'objet « réel 1) qu'il faut progressivementconstruire. Le caractère discrètement fantasmatique detous les animaux est moins l'indice d'un manque de ri­gueur que la marque d'une attention portée aux conditionspsychologiques de l'apprentissage.

Mais on peut distinguer une deuxième exigence: lesconnaissances objectives ne sont jamais isolées de leurfinalité morale ou sociale. Un animal n'est pas seulementobjet d'étude pour le naturaliste. Il est aussi objet detechnique d'élevage (on apprend toujours en même tempscomment il faut le soigner). Mais il est aussi objetd'échange, bien situé dans les rapports sociaux de prowduction, "(24 chèvres et 1 bouc peuvent rapporter jusqu'à1 200 F de bénéfice net). C'est la convergence de cesdeux exigences qui donne à ces manuels un caractèredéroutant pour le lecteur contemporain mais qui fait pren~

dre conscience précisément de la séparation opérée denos jours entre ces différentes approches.

Les chapitres les plus « complets !l - tout en un... ­seront donc ceux où une connaissance, ancrée solidementà une émotion enfantine, donne lieu à un préceptemoral, est mise en relation avec son utilité sociale, etavec une pratique technologique et économique future.Il nous faudra apprécier, à la fin de notre étude l'intérêtet les limites de cette globalité.

Auparavant les effets de cette approche synthétiquedoivent être examinés plus précisément dans les domainesque nous appelons maintenant Histoire et Géographie.11 n'y a jamais de géographie purement naturelle. La géo­graphie est toujours comprise humainement, et ceci endivers sens; tout d'abord, ici aussi, parce que l'enfant de8 ans ne peut avoir prise sur le monde qu'à partir de sonmonde encore Imaginaire. Cette compréhension profondede la mentalité du jeune enfant nous parait absente debien des manuels actuellement. Faire du pays à connaîtreune terre inconnue à explorer, à conquérir, avec risqueset difficultés - c'est tout le ressort de l'ouvrage -, pré­senter des lieux à investir affectivement, à habiter partout son corps, révèle un sens pédagogIque très sOr.Ainsi la forêt est bien sOr ie lieu où l'on se perd. Au pied

Page 3: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

des sapins vosgiens, les deux enfants serrés l'un contrel'autre, ressentent avec effroi leur écrasante majesté.Mais la légende soulignera que « ces arbres fournissentun bois excellent pour la charpente des maisons et lesmâts des navires ». Ainsi le col est quelque chose qu'onatteint (avec peine) et d'où l'on voit l'autre versant. Toutela difficulté de l'ascension et la joie du passage au sommetsont racontées. Ainsi les nuages sont menaçants; leurforme doit être étudiée pour prévoir le temps. La géo~

graphie physique est donc l'étude d'Une nature quiimporte éminemment à l'homme; elle est reliée à sescraintes, ses projets, ses efforts, son sentiment esthé­tique (description admirative de la chaîne des Alpes). Maissurtout l'ensemble des sites, des lieux géographiques, despays découverts est référé à J'amour de la PatrJe. Ce quiunit chaque lieu au suivant, ce qui donne sens au voyage,ce qui accompagne et soutient toute nouvelle acquisition,c'est l'ardent amour de la France. La patrie n'est pas seu­lement une collection de lieux mis bout à bout, mais bienleur unité. Ce qui à la fois les dépasse et est présente enchacun. C'est l'unité d'un sentiment qui sous-tend à lafois l'unité géographique et le désir de connaître. Un va·et-vient s'instaure entre le sentiment patriotique - né pardéplacement des sentiments filiaux, suscité, suggéré,soufflé par les multiples associations père-mère-~rère, ­et les découvertes des beautés, des richesses concrètesde la France. Le premier donne sens et vie à toutesces richesses et à leur connaissance, (<< je vais savoirma France à présent sans hésiter ») ; les secondes don­nent contenu et poids au sentiment, viennent vérifier sonbien-fondé. L'arrivée en France est à cet égard exem­plaire:

... « Ce fut vers le matin qu'ils atteignirent le col.Afors, se trouvant sur l'autre versant de la montagne, lesdeux enfants virent tout à coup s'étendre à leurs pieds lescampagnes françaises éclairées par les premières lueursde l'aurore; c'était là le pays aimé vers lequel iis s'étaientdirigés au prix de tant d'efforts.

Le cœur ému, songeant qu'ils étaient enfin sur le solde la France, que le vœu de leur père était accompli,qu'ils venaient de conquérir par leur courage et leurvolonté persévérante leur titre de Français, ils se jetèrentjoyeusement dans les bras l'un de l'autre et André s'écria:- « France aimée, nous sommes tes fils et nous voulonsrester toute notre vie dignes de toi! »

Après la terreur de la nuit passée dans la forêt desVosges, et la dure ascension du col, la France est décou­verte dans l'éblouissement matinal. Elle est obtenue diffi­cilement, après un dur effort, reçue comme une récom~

pense, admirée comme un spectacle, atteinte comme unrefuge. Les liens filiaux et fraternels sont rappelés etl'amour de la patrie leur est référé (le vœu du père est ac­compli, les frères s'embrassent, Ils se tiennent par la main,ils sont ses fils...). Rien ne manque, pas même quand ils

repartent l'écho prémonitoire du pas sonore des soldats:« 1·ls marchèrent joyeusement sur la route française, mar~

quant le pas comme de jeunes conscrits... »

De la même manière toute l'histoire de France iciretracée a pour but principal le rappel de l'identité, de lapermanence de la nation. On ne peut pas dire qu'il s'agitde montrer comment la nation s'est constituée. Parado~

xalement la France paraît d'essence éternelle; ce qui luiarrive, (événements, victoires, défaites, révolutions, chan~

gement des rapports sociaux), n'est qu'attribut de sa sub­stance. Ce sont les « grands hommes » qui, Incarnant àdes époques diverses mais toujours avec le même éclatl'unité de cette grande figure, témoignent de la ;Jé~,:mnité

du groupe social. Mais on peut dire qu'ils scandent unehistoire quasi immobile. Ils sont choisis non ~~u,'ement

pour leur génie, leur grande œuvre, les services rendus àla collectivité nationale, mais pour leur courage, leur tra­vail, leur vertu, et très souvent leur humble origine. IdnsiColbert, « fils d'un simple marchand de drap, ... ce n'étaitpas un paresseux... il travaillait 16 heures par jour...comme jJ prenait de Ja peine » ; Dupuytren : t( Son pères'était imposé de dures privations » ; Vauban: (c S'il n'avaitété que brave son nom eOt été oublié... mais il était stu­dieux". il pensait à soulager les misères du peuple » ; lepetit Ambroise Paré, qui ne demandait qu'à s'instruire» ;Descartes, « qui à 16 ans avait déjà étudié toutes lessciences »; Monge, tC que son père éleva à force detravail»; Cujas, tC qui montra de bonne heure un ardentdésir de s'instruire... son père n'était qu'un pauvre ou­vrier ". Ces grands hommes ont certes accompli des cho­ses exemplaires mais par le travail et la persévérance etdans l'unique but de servir la France, ce que peut et doitfaire chaque enfant du peuple· ,) S'ils sont exemplaires, ilfaut bien comprendre en quef sens: Jes biographies d'hom­mes illustres ne visent pas à faire rêver l'enfant à un destinmerveilleux et hors du commun. Elles affirment constam­ment la valeur du savoir et celle de l'étude. Mais lesmodèles de réussite ne sont pas là à proprement parlerpour dire « regarde ce que tu peux devenir »; maisplutôt « regarde combien ce dévouement est exemplaire;chacun peut par son travail, à son niveau, apporter sapierre à l'œuvre commune ». « Chaque habitant et chaqueprovince de la France travaillent selon leurs forces, à laprospérité de la patrie. ). Certes en droit, tous les citoyensfrançais sont également admissibles à tous les emplois, laréussite par le mérite est possible. Mais le récit de Brunosemble tenir parfaitement compte des réalités sociales. Aaucun moment le petit paysan ne peut croire que les ins­titutions prestigieuses comme la Sorbonne ou le Collègede France dont on lui montre les images, pourront lerecevoir. Francinet, après avoir suivi les mêmes coursparticuliers qu'Aimée, la petite fille de son patron, nadeviendra pas un savant; il sera un « bon ouvrier, mieuxinstruit >l.

73

Page 4: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

La figure patriotique du savant grand travailleur etsorti du peuple a une fonction idéologique complexe: ellea une grande charge significative car elle condense àelle seule la foi dans la science et ses bienfaits, ledévouement à la patrie, et fa reconnaissance du talent etdu mérite. A travers elle la bourgeoisie de la IW Répu­blique célèbre avec émotion ses efforts et ses succès(les inventions, les progrès réels des sciences et des tech­niques). Elle reconnaît avec joie un dévouement qui dé8

passe l'intérêt individuel et l'intérêt de classe. Elle dé­couvre avec satisfaction que quelques-uns arrivent parleur talent et leur travail - ce qui a l'avantage de masquerles difficultés d'accès au savoir du plus grand nombre cequi, en même temps, donne du courage au peuple. Cette« concrétion » idéologique se forme sans aucun doutepar condensation : la meilleure représentation est cellequi satisfait aux plus d'usage à la fois, répond à des exi­gences multiples, efface les contradictions.

Parmi elles il en est une que l'on aurait presque pudéduire : Pasteur est sans doute parmi les savants celuiqui réunit le maximum de caractères. Sa notoriété parmides générations de jeunes Français n'est pas due seule­ment à l'importance capitale de ses découvertes. Elle tientau fait plus complexe que son œuvre apparaît immédiate­ment, visiblement, comme un bienfait pour tous. Pour tousles Français et même pour le monde entier. « La Francetoujours généreuse, donne à tous, sans compter ses bien­faits et ses secours ll. Mais c'est aussi la dramaturgie àlaquelle se prêtent les circonstances de ses découvertes- l'histoire de ce jeune garçon mordu par un horriblechien enragé - qui lui assure incontestablement la pre­mière place à l'école primaire française. Pasteur doitpeut-être la vie à Jupille.

Il. - A CHACUN SON DESTIN...

L'éducation morale et sociale est donc liée à toutesles activités. Mais elle ne consiste pas seulement à donnerà l'enfant un ardent amour de la patrie, soit « l'Idéal com~mun, les similitudes essentielles que réclame la vie collec­tive )l ainsi que le définit bien Durkheim. Elle doit aussipréparer chacun « au mllieu spécial auquel il est particu­lièrement destiné» (4) comme II le remarque aussi en bonIdéologue bourgeois. Effectivement une société « divisée )l

ne peut vivre que s'JI existe entre ses membres une suf~

fisante homogénéité : l'amour de la patrie est bien le« liant >l, qui maintient fortement la cohérence sociale.Mais pour préparer à la diversité des fonctions une éduw

çatlon spécifique est aussi nécessaire. Les manuels deBruno sont destinés aux enfants du peuple, et Ils ne lecachent pas. Chaque enfant d'ouvrier ou de paysan peutse reconnaître dans les héros du livre. L'éducation moraleet sociale le prépare à l'avenir qui l'attend; avenir que

74

le récit (tout comme Durkheim) présente comme un destininéluclable.

Il faut bien remarquer ceci qui fait toute la différenceavec notre temps : ces textes ne nient pas les différencesde « condition ". L'idéologie bourgeoise est, pourrajt~on

dire dans une phase « à ciel ouvert ll. L'acceptation de lafataiité des conditions est encore si générale, les diffé·rences sociales paraissent si inévitables qu'il n'est pasbesoin de les passer sous silence, de les dénIer. Le dis·cours idéologique peut s'appuyer sur elles pour les faireaccepter. Par la suite, les progrès de la conscience poli­tique minant les fondements de l'ordre bourgeois quasi« naturel )l, c'est un dispositif idéologique très différentqui sera nécessaire.

Ici Il s'agit bien d'une morale pour le peuple, d'unsavoir limité, destiné à préparer à une certaine conditionet à la faire accepter. A travers tous les textes se dessinel'Image bien connue du bon ouvrier, consciencieux (<< Ils'occupe des intérêts de son patron comme si c'étaientles siens »), sobre (<< un vlce coûte aussi cher que deuxenfants à nourrir ll), propre (<< soyez propres et décents,les plus pauvres peuvent toujours l'être ll), charitable (,< cequ'il y a de plus beau au monde c'est la charité du pau·vre ll), prévoyant (<< même si l'épargne n'enrichit pas, elleconsole d'être pauvre l').

L'éducation morale et sociale ne prépare pas seule­ment à la division technique du travail - au métier ­mais bien à [a division sociale : elle prépare à tenir unecertaine place dans les rapports sociaux de production.La question de la propriété, de la richesse, ne sont paséludées. Le livre (' Francinet II n'est qu'une longue varia­tion sur le rapport riches/pauvres. La formation au travailet à l'épargne est bien révélatrice de la spécificité durôle à tenir. Comment est présentée la nécessité du travailet par quels procédéds va-t-on le faire aimer? Puisquela réalité de la condition ouvrière n'est pas masquée,comment va+on la justifier et l' « adoucir l' ?

Tout comme l'amour de la patrie s'enracine dansl'amour filial et fraternel, l'amour du travail est souventrelié aux relations affectives fondamentales.

Francinet vient d'être engagé à 9 ans à la teinturerie.Tout en tournant courageusement le moulin à indigo, Ilpense à son père mort. Il est fier d'aider sa mère et sasœur. Il a bien raison, car c'est une grande et belle choseque de travailler pour les siens, et de rendre ainsi en partieà ses parents ce qu'ils vous ont donné... Francinet eslbien aise de penser qu'il va devenir pour son petit frère(5 anEl) une sorte d'appuI. Plus tard si son frère entre dansle même atelier il le protégera. Il songe que le dimanche,jour de repos, va venir vite et qu'il ira promener aveosa mère et ses frères et sœurs à la campagne...

A la fin de l'ouvrage, après une année d'amItié etd'éludes en leçons particulières avec Almée, la petlle

Page 5: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

fille du patron de la teinturerie, que devient Francinet?« Toujours pauvre il est vrai, mais ayant une famille, unemère dont il est le soutien... » Plus heureux qu'Aimée quivient de perdre son grand~père ... Que reste-t-il à la pauvreenfant « hormis sa fortune » ? Francinet bon et généreuxlui dit avec compassion : « Hélas, à l'heure qu'il est jevoudrais être le plus pauvre de tous les pauvres malheu~

reux si cela pouvait vous rendre heureuse comme autre~

fois... »

On distingue dans ce texte deux manières de nouerrelations affectives et rapports sociaux (travail/propriété) :la dévalorisation des biens au regard de la vie affective(que reste-Hl à Aimée hormis sa fortune) et l'encourage~

ment au travail pénible pour l'amour des siens.

C'est sur l'amour mutuel, le dévouement parents­enfants que se construit l'amour du travail - et ce n'estpas Je côté le moins mystificateur de la chose -. Lesparents se dévouent bien sûr pour leurs enfants, maispour les en remercier les enfants doivent se dévouer àleur tour pour eux. Ainsi par connexion de ces dévoue­ments mutuels sont laIssés complètement hors circuit ceuxpour qui l'on travaille réellement. Ainsi que le montre bienun texte extrait d'un autre ouvrage : « La vie est dure,enfant, pour les parents pauvres; ils travaillent le jour e'tla nuit pour vous. L'espérance du repos ne les soutientmême pas, car leur gain suffit souvent à peine aux néces­sités de la vie quotidienne. Ils peuvent cependant être rela­tivement heureux par votre bonne conduite, vos attentions,vos prévenances affectueuses, votre constante bonne hu~

meur. Vous pouvez égayer leur cœur et leur visage. Vousleur rendre~ le présent supportable et l'avenir souriant. »

On voit particulièrement bien dans ce texte commentla dureté de fa condition ouvrière est reconnue sans détouret comment est entretenue la grande consolation con$ti~

tuée par l'affection des siens et l'espoir d'un meilleur ave­nir pour ses enfants. <1 Il faut travailler pour le bonheurde ceux qu'on aime. » Affirmer cela n'est pas uniquementproduire un effet de discours: il ne s'agit pas seulementd'un discours idéologique qui masquerait certaines fina­lités du travail. Ce qui est recherché simultanément c'estun très réel enracinement de l'amour du travail dans lavie affective la plus intime, une effective « prise sociale»sur les corps et les cœurs par le biais des relations per­sonnelles. En jouant ainsi sur les liens affectifs l'éduca­tion au travail développe une disposition au don de soi quirendra plus faciles tous les dépouillements illégitimes.

Par quel procédé est obtenu dans le Tour de Francede Deux Enfants ce dévouement? Par une mise en situa­tion qui fait toujours apparaître le travail comme un moyende gagner la confiance de l'adulte. L'accent est mis beau~

coup moins sur l'autonomie (gagner sa vie, forger desaptitudes) que sur la dépendance et le sacrifice. La mêmescène se répète constamment : un adulte inconnu, indif-

férent ou même hostile qui accepte les enfants, les adopte,les protège après preuves d'obligeance, de courage à latâche, et services rendus.

Ainsi est construite une structure mentale qui favorisel'acceptation, la soumission, la dépendance. A cet égardle travail de la femme est sans doute exemplaire.

Parler de la femme à propos de dévouement est pres­que inexact car la femme est le dévouement Incarné :« Le dévouement peut trouver place dans la vie de chaquejour: il s'assied souvent sans bruit à notre foyer, sous lestraits d'une mère, d'une fille, d'une sœur. » Les exemplesne manquent pas dans les livres de Bruno de figuresféminines affairées, discrètes, qui rangent avec soin, s'oc­cupent de jeunes enfants très tôt, sont raisonnables à 10ans et sages « comme des grandes personnes ». Ainsi lapetite Lucie « patiente, persévérante, facile à contenter etbonne avec tous ». La jeune Aimée précédemment citée ­petite-fille du patron - a sans doute un destin différent;elle a droit aux leçons particulières d'un précepteur avecHenri son frère et Francinet le petit ouvrier de la fabrique.Mais que deviendra ensuite la petite Aimée? L'épiloguenous le dit : Francinet deviendra donc un jeune ouvrierinstruit, <1 capable de gagner de fortes journées », Henri« continuera vaillamment ses études et pourra racheter unjour la manufacture » et Aimée deviendra une <1 jeunefille d'une rare perfection, une âme noble et élevée ».

Cependant pour mieux analyser le dévouement fémi­nin il peut être intéressant de consulter un livre de lecturespécialement destiné aux jeunes filles - ouvrage qui deplus nous conduira à mieux apprécier la qualité deslivres de Bruno.

Ce livre de « lectures alternées sur l'éducation, l'jns~

truction et l'économie domestique » de Chaumell - ins­pecteur primaire - est lui aussI un livre unique alternantleçons de géographie, d'histoire, de sciences naturelles,d'économie domestique, d'instruction civique, entrecou­pées de poésies et fables. Ce qui fait l'unité de l'en­semble : une « direction morale », un but déterminé desocialisation de la femme, très clairement affirmé parl'auteur:

« A des notions utiles sont ingénieusement mêléesl'enseignement des éternels principes sur lesquels reposetout l'ordre social et politique». Le but plus spécifiquede l'ouvrage parait être d'empêcher tes jeunes filles d'émi­grer à la ville; ce qui donne lieu à une description cruel~

lement exacte de la condition ouvrière de la femme à laville, puisqu'il s'agit de persuader les jeunes filles derester à la campagne.

Tout concourt dans ce texte à confirmer la femmedans son rôle de dévouement, de la plus modeste fableà la leçon de sciences, car la sentence morale ne terminepas seulement les fables; elle clôt par exemple une leçonde sciences sur l'odorat : «Que dire des jeunes filles

75

Page 6: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

qui imprègnent leurs cheveux d'essences odorantes?Hélas elles sont bien à plaindre et leur santé morale esten grand danger. La modestie, la piété, voilà les parfumsqU'une jeune fille doit rechercher et qui la feront respec­ter. La femme qui a le plus de charmes est celle qui sedévoue pour les siens, qui fait régner dans la maisonl'ordre, la paix et le bonheur. Les parfums des âmes sontleurs vertus J) •••

Les fables sont toutes choisies dans un but 'moral :Perrette et le pot au lait - le Laboureur ~ le Chêne etle roseau - (avertissement profond à l'adresse de ceuxqu'enivre une prospérité passagère) - L'hirondelle et lespetits oiseaux (il faut suivre les conseils de la s,agesse).Tout un bestiaire de la bonne ménagère occupée à destâches minutieuses et ignorées - L'alouette (pour se levermatin), les Abeilles (laborieuses, prévoyantes, économes),le Grillon (pour vivre heureux vivons cachés). Une fablepeu connue et d'une qualité littéraire douteuse est là pourfaire comprendre I( le prix d'une vie simple et ignorée»et pour (1 chasser les idées d'ambition ». Ce « dialogueentre un maître et son potager » est commenté avecbeaucoup de faveur par M. Chaumeil, inspecteur pri­maire, qui trouve les derniers vers d'une «admirablerichesse de pensée et d'expression, ils forment uncontraste qui peint avec force le désenchantement del'ambitieux ». Voici ces derniers vers :

...va, plus d'un sagedans les soupirs et les dégoûtsdu bonheur, sur les flots jalouxpoursuivant la trompeuse images'est écrié dans son naufrageIl Ah ! si j'avais planté mes choux... »

Mais c'est sans doute un autre passage qui donneen quelque sorte le ton de tout le livre:

«Es-tu las d'être bien chez toi?Crois-ma;, trop penser ne vaut rien,Trop sentir est bien pis encore »..•

Quand, au début de l'ouvrage, l'auteur trace un pro­gramme de connaissances et suggère leur destination Hdit aussi:

(1 Nous ne sonderons pas la profondeur du ciel ».

Les deux affirmations signifient tout autant «nousnous limiterons aux connaissances immédiates et néces­saires» et «( nous ne laisserons pas s'envoler l'imagIna­tion ". If est très remarquable que tous les livres destinésaux jeunes filles abordent d'une manière ou d'une autrece pouvoir de l'imaginaire qui semble perçu comme u~danger, un obstacle, au r61e féminin traditionnel (5).

On ne mesure sans doute pas encore à quel pointl'enracinement de la femme au foyer devait sacrifier

76

d'aptitudes intellectuelles, de goat pour la recherche etla connaissance; mais aussi pour y palVenJr combien legoat de la nouveauté, de l'aventure, du changement devaitêtre contenu, La docHité de la femme, son enracinementdomestique ne peut se faire qu'en dissuadant tout désird'un aijJeurs quel qu'il soit, en brisant l'Imagination. Acet égard le livre de Chaumeil est saisissant. Il exaltecomme tant d'autres ouvrages toutes les qualités moralesde la femme : Patience et douceur. Discrétion. Dévoue­ment (Titres des divers chapiters de morale). Mais à lelire on perçoit mieux comment la place-de-Ia~femme-au­

foyer structure son espace, ses comportements fondamen­taux, son appréhension du monde, bien avant de lîmiterdirectement son développement intellectuel. Il apparat!clairement dans ce {ivre spécifique destiné aux jeunesfilles que pas même l'exploration aventureuse du «Tourde France », le goût de s'instruire, fa valeur de l'inventiontechnologique, ne doivent leur être données en modèle.JI faut d'abord apprendre à «être bien chez soi l'. Mêmel'enseignement géographique donne l'impression quel'accent est mis sur des ensembles clos et finis, surl'ordre et la mesure des paysages. On est loin de l'odysséeangoissante, pleine de périls vaincus du «Tour deFrance 1>. C'est un enseignement à ras de terre, à ras decondition, totalement subordonné à l'édification moraletrès étroitement utilitaire qui est donc donné dans cetouvrage.

On saisit alors mieux, par contraste, une certainequalité des livres de Bruno :

Les deux ouvrages transmettent bien la même idéolo­gie. Le mélange de connaissances utiles et de directionmorale peut à première vue paraître le même. Mais lesdifférences sont malgré tout import.antes.

Par l'appel à l'imaginaire le Tour de France resteun livre qui permet le rêve, qui n'écrase pas immédiate~

ment tous les désirs. Quand, au début du siècle il étaitlivre unique pour les enfants qui quittaient l'école à 9 ans,il laissait le souvenir d'Une merveilleuse histoire (deslecteurs en témoignent encore). Leur souvenir ému etvivace sait retrouver l'attratt du livre, révèle sa puissance«fantasmatique l'.

Il faut aussi remarquer que dans les deux ouvrages,l'imbrication idéologie/savoir n'est pas absolument lden~

tique. Paradoxalement il nous semble que c'est là oùJ'imbrication est la moins étroite que l'Idéologie est laPIUS. pesante et que la formation intellectuelle est la plus~édlocr~. Ceci demande explication: le livre destiné auXjeunes filles présente en alternance un discours édifiant,p~rement édifiant, qui donne ordre et conseils, et undiscours .qU~ se réfère à des données objectives, mais:ouv~nt .mdlgestes {par exemple simples nomenclaturesn histOire, faits et noms donnés à la file) discours qui

ne semble faire appel qU'à une mémoire mécanique.

Page 7: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

Certes un savoir dont l'exactitude et l'objectivité nepeuvent être mises en doute est consigné ici; mais son« innocuité» pour la formation intellectuelle paraît cer­taine : les dynasties capétiennes laisseront peu de tracedans la mesure où elles ne requièrent et ne construisentaucun schème d'explication, ne sont reliées d'aucunefaçon à l'intérêt des enfants. Et l'on peut dire, en un sens,que la formation du caractère continue dans ces textesles plus «objectifs" puisque leur présentation même nepeut que susciter un apprentissage docile. Savoir sansconséquences, qui au contraire, par son mode d'acqui­sition habitue à l'obéissance.

Ainsi quand l'idéologie « habille» simplement le savoirles connaissances sont beaucoup moins référées à l'enfant,à ses désirs, à ses émotions, à sa vie actuelle et futureet risquent de rester lettre morte. Les modèles sonttransmis par une série de commandements et de recom­mandations. Le mode d'acquisition des savoirs comme lemode d'intériorisation des conduites contribuent tous deuxà produire et maintenir une attitude de soumission.

A j'inverse quand l'idéologie imprègne plus subtile­ment et plus complètement les connaissances nous serionstentés d'affirmer que la possibilité future de critique oude rejet est sauvegardée : "imbrication plus étroite quicaractérise les livres de Bruno nous parait conduire àune inculcation moins oppressive en fin de compte quecelle du livre de Chaumeil. Parce que les mécanismesdifférents d'intégration sociale qui sont utilisés (identifi~

cation) semblent laisser plus de «jeu» à l'évolution dela personnalité; parce que le savoir transmis donneeffectivement à l'enfant des schèmes de compréhensionqui pourront être remaniés, réutilisés, repris dans d'autressituations. Car tous les livres de Bruno racontent deshistoires qui non seulement font rêver, mais qui fontpenser. Même si ce qu'ils font comprendre est parcourud'idéologie, ils ont toutefois le mérite de chercher à fairecomprendre.

Nous avancerons cette opinion : mieux vaut fair-ecomprendre des mouvements apparents et des rapportsiHusoires que faire apprendre mécaniquement des noms- exacts - de fleuve ou de localité des listes de dynas­ties, de dates, d'événements historiques.

Dans les livres de Bruno certains types d'explicationséconomiques, politiques, sociologiques, sont donnés. Cer­tes les fafts sociaux sont analysés du point de vue de labourgeoisie, avec l'indice de réfraction qui lui est néces­saire, Mais la formation et l'information concernant desaspects essentiels de la vie sociale existent, et surpren­nent même par leur précision.

l'exemple des rapports sociaux de production estsans doute le plus significatif. Nous remarquions qu'à ladifférence des livres de lecture contemporains les rap­ports de classe ne sont pas occultés. " faut ajouter

cependant, pour nuancer notre analyse : ils existent bienen ce sens qu'on en parle, mais la façon même d'en par­Ier inclut une certaine Interprétation puisqu'à vrai dire ilsne se sont pas présentés comme rapports de classe,mais comme différences de conditions. Ce que nous avonsassimilé jusqu'alors doit être mieux distingué car c'estbien ici que joue l'indice de réfraction : « il existe desriches et il existe des pauvres. Le lien entre ces deuxétats ne doit être recherché que dans la chance ou lemérite individuel l'. Tel est bien le fond de l'idéologielibérale bourgeoise, quI constate l'existence des classesmais ne lie pas de façon essentielle cette existence àleur rapport. C'est seulement hors de l'idéologie bour­geoise que le Hen essentiel entre les classes - le rap­port d'exploitation - peut être dévoilé et analysé.

C'est donc bien toute l'idéologie du libéralisme éco­nomique qui est développée dans «Francinet» à proposdes diverses notions présentées : propriété, épargne,capital, travail :

Une reconstruction de l'économie marchande à partirde l'individu Isolé qui produit puis entre en rapport avecses semblables par les échanges. Cette « robinson~

nade» est parfaitement adaptée à la compréhension deJ'enfant. Cette pseudo-genèse est retracée pas à pas pardes exemples vivants : Le bon sauvage, « observant safatigue s'adresse à son intelligence et... tisse un fllet ».Le filet et les poissons qu'il prend grâce à lui sont évi­demment sa propriété. Est démontrée la liberté d'unepropriété acquise par le travail. Puis vient l'échange, laréciprocité, «la liberté la plus complète est la conditiondes échanges commerciaux. Les conditions se débattentde part et d'autre avec fermeté mais avec justice puisquede part et d'autre il n'y a nulle violence ». A travers l'his­toire du sauvage puis celle d'Emile qui a un arc -et veutplier tout Je monde à ses fantaisies et imposer à tous lesconditions les plus dures, est analysée la liberté du sujetéconomique. Il est d'ailleurs frappant de voir que ceUegénéalogie retrouve bien les étapes de la constitutiondu sujet (dans le chapitre Droit abstrait des Principesde la philosopihe du Droit de Hegel. Comme dans cetexte il est affirmé : que la première propriété est la pro­priété de soi-même, que «les choses que nous avonsproduites ou transformées par notre travail portent lecachet de notre volonté et de notre pensée ». Quel'échange de services et l'échange de biens produit desavantages mutuels.)

La liberté du travail, (chacun choisit sa tâche selonses aptitudes et ses goOts) la liberté d'entreprendre, laliberté du commerce sont exaltées en soulignant parcontraste les contraintes et les entraves de l'AncienRégime ou même de rapports sociaux plus anciens : «lesinutiles pyramides d'Egypte ont coOté la vie à des mil­lions d'esclaves. Combien les œuvres de l'industriemoderne, accomplies par des hommes libres sous les

77

Page 8: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

seules lois de la justice, sont supérieures à ces monu­ments de l'antique servitude... » - « Les corporations ren­daient superflus les progrès de l'industrie parce qu'ellesempêchaient les inventions nouvelles. Il était défendude s'écarter des vieux procédés. Défense de faire autre­ment et mieux que les autres... ». Afin de prouver l'avan­tage du mode de production capitaliste sont très biendécrits les anciens rapports sociaux de production. Cequi, dans une certaine mesure, donne une première per­ception de l'évolution historique... même si cette évolutionparaît évidemment s'arrêter là où nous sommes main­tenant...

La définition du Capital est sans doute le meilleurexemple pour montrer ce qui peut être dit et compris,et ce qui ne peut pas apparaître :

«Le prodigue dépense sans rien épargner; l'avareépargne sans dépenser mais Il enfouit ses richesses etlaisse son épargne dormir inutile; l'homme incJustrieuxne se contente pas d'épargner, il rend son épargneféconde en la faisant employer à d'utiles traval1x. Il enfait un capital productif... »

Le Capital est bien défini comme «rich~sse quiproduit une nouvelle rIchesse Il. Le capltallste est trèsjustement opposé au thésauriseur qui laisse son épargne« improductive l'. Certains textes combattront des attitudespasséistes (politique du bas de laine chez les ruraux;méfiance de la concurrence chez les petits commerçants(la fruitière qui croit que fa concurrence tue le com­merce...). Il faut expliquer; faire naitre les attitudesmodernes qui correspondent au capitalisme en pleinessor. Ni le prodigue ni l'avare n'ont l'attitude quiconvient: il faut faire fructifier son argent. Mais c'est leique les différences s'estompent miracureusement et quele mystère s'épaissit. Qui fait fructifier son argent, qui estcapitaliste? Tout le monde. «Je suis bien cu rieux desavoir comment se forme le capital» dit Henry -- « Si unouvrier gagne chaque jour 4 F, il peut épargner 35 cen­times. Au bout de l'année il aura économisé 106 F. S'ilgarde son argent il aura toujours 106 F. Mais s'il porteson argent à la caisse d'épargne son argent sera utilisé;au bout d'un an on lui rendra 109 F. Il aura produit 3 F...Presque une journée de travail! Voilà donc une épargnequi une fois produite produit à son tour de nouveauxbénéfices. Voilà un capital l'. C'est en portant son argentà la caisse d'épargne qu'on produit du capital.. Ce quechacun peut et doit faire. Malgré tout, comme pourrépondre à une demande d'éclaircissement supplémentaire,une question sera bien posée un peu plus loin : (l Pour~

quoi les caisses d'épargne peuvent-elles rendre plusd'argent? 1> la réponse sera la suivante : « Mon enfantparce qu'elles ne le laissent pas dormir. Elles le font"travailler". Elles J'emploient à des tr.avaux qui rappor­tent des bénéfices... ». Le Capital ne peut apparaître quacomme une (l substance automatique douée d'une vie

78

propre... qui s'accroit par sa propre vertu ». Ce mauve·ment illusoire est particulièrement visible ici (6).

L'épargne" a bien d'autres vertus. Cette institution,par la variété de ses fonctions, représente un disposililéconomique et idéologique complexe qui demanderait unelongue analyse. Car l'épargne non seulement draine lespetites économies des ouvriers, canalise les ambitions (uncapitaliste est quelqu'un qui a beaucoup épargné) malsde façon subtile fixe les désirs. Et ceci par un doublemouvement. En épargnant on évite de dépenser mal àpropos son argent mais aussi tout à «l'ardeur de l'épar­gne» on « conjure les tristesses du moment ». Les caissesd'épargne et de prévoyance en fixant les désirs sur delointains objectifs permettent de supporter les difficultésprésentes. Même si le bénéfice réel est peu important,le bénéfice secondaire est certain pour la formation ducaractère... Comme le dit très clairement le précepteurà Francinet : « Pour 5 F tu auras 17 centimes »... - « Cen'est -pas beaucoup, cela ne fait que 3 sous par an» ­«Cela est vrai: mais l'ouvrier a retiré, outre l'avantagedes 3 sous celui de n'être pas exposé à dépenser malà propos ses 5 F... la capitalisation vaut moins par le butlointain qu'elle poursuit que par ce qu'elle évite (lesmauvaises distractions, l'alcool, le cabaret) et par cequ'elle donne actuellement: la joIe de poursuivre ce but l'.

Même si l'épargne n'enrichit pas, elle console d'êtrepauvre.

Ainsi, bien évidemment, la perception que peut avoirJ'enfant de la vie économique est indirecte, approchée,Illusoire. Le savoir quI est proposé donne une vIsionpartiale de la réalité sociale, il a d'abord pour but l'inté­gratlon du jeune paysan ou du jeune ouvrier à cettesociété telfe qu'elfe est. Un recul critique n'est jamaisrecherché. II s'agit seulement de montrer les bienfaits dela croissance capitaliste, de susciter les conduites qui lasoutiendront.

Cependant on peut se demander si une connaissance- sans aucun doute « biaisée» et mystificatrice - nevaut pas mieux encore qu'une méconnaissance totale. Laquestion mérite d'être posée, et la comparaison avec laformation contemporaine doit être établie sur ce point.

Il faut tout d'abord remarquer une chose: la présen­tation, même faussée des rapports sociaux de production,ménage la possibilité de parler de la production et desrapports techniques de production. Si toute considérationsur les rapports sociaux de production disparait - commel'exige le dispositif IdéologIque actuel - du même coupdisparaissent tout savoIr sur les métiers, l'activité techni­que, le travail des hommes. Un pan entier bascule, si l'onne peut plus du tout parler des rapports sociaux.

La franche mystification de la IW République laisseplace à la description, à la connaissance des mé­tiers divers, qui sont constamment proposés en mod&-

Page 9: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

tes, et de façon pt us générale à la valorisation du travailhumain dans ce qu'jl a d'inventif, d'ingénieux. Puisqu'onpeut encora faire accepter à "ouvrier son « destin »,

l'étoge de son travail, de son habileté sera permis etmême souhaitable. Par la suite il apparaîtra sans doutede prus en plus dangereux de lui faire prendre conscÎencede sa puissance de production, d'invention et de création.

Dans le «Tour de France» on entre- .avec les deuxenfants dans la forge du serrurier, dans l'usine à papier,dans la mine de fer, dans une fromagerie, un atelier detissage, un atelier de coutellerIe, une magnanerie... Cha­que vIsite est l'occasion d'une référence au dévouementpatriotique bien sOr, mais aussi au travail de l'ouvrierque l'on admire, l'occasion d'une explication technologi~

que (schémas et gravures ne manquent pas). Incontesta­blement l'ouvrier est habilement encouragé au travail, età un travail dont 11 n'aura pas tous les fruits. Mais dumême coup est affirmée l'importance de son travail, estconfirmée la fierté qu'il peut en avoir. De même estsuggérée la solidarité des ouvriers au travail : ( Ouvrier,quand tu travailles tu n'es pas aussi seul que tu pourraisle croire... toutes les inventions des outils abrègent tapeine... Chacun travaille pour soi mais aussi pour lesautres. » Certes la solidarité sociale est exaltée pour jus­tifier la division du travail (et J'on glisse vite du techniqueau social). La « bonne harmonie sociale}, n'est pas Iain.Mais l'ouvrier peut ainsi pressentir un autre ordre oùune effective solidarité de tous serait possible. Le disRcours radicalement individualiste tenu actuellement àl'école, ne permet même plus cette extension, cettetransposition.

III. - ET MAINTENANT 1...

Ce qui frappe, à la lecture des manuels de français,histoire, géographie, contemporains, c'est l'absence detoute- référence aux rapports de production. On ne faitplus accepter les rapports sociaux de production : ilsn'existent plus. Envolée toute différente entre riches etpauvres; les différences de classes n'apparaissent mêmepas sous les traits de différences de conditions, ellesn'apparaissent jamais. Mais avec toute allusion aux rapRports sociaux de production, disparaissent des référencesimportantes à la production. Le terrain des rapportssociaux de production serait sans doute si dangereuxqu'il s'agit maintenant de le quitter complètement. L'ouvriern'est plus encensé, Il n'existe plus. Le travail n'est plusdonné en exemple, on ne parle que de loisirs. Les métiersadultes ne sont plus complaisamment décrits : on resteprudemment dans le monde clos et insouciant de l'enfance.

A bien lire les livres scolaires, on découvre quel'enfant ne peut actuellement se faire la moindre idée dumonde adulte, du travafr qui l'attend. Aucun modèle ne luI

est donné, aucune description même, qui pourrait lui perRmettre de prévoir, d'imaginer sa vie future. Jamais peutRêtre la coupure n'a été aussi grande entre ,'enfance mondeà part, où l'enfant est tout entier maintenu, et la vie sou~

vent sévère qui l'attend plus tard. On ne peut même plusparler de livres « inadaptés j) qui préparaient l'enfant âvivre dans une France rurale, archaïque - ainsi que desanalyses pertinentes le montraient, il y a peu de tempsencore. Ce qui frappe au contraire maintenant c'est lemodernisme des textes et des images. Mais ( l'inadapta~

tation» est-elle moindre? En un sens elle est maintenantradicale; ce qui domine de façon très visible dans leslivres de français par exemple, c'est le merveilleux : lerêve individuel, J'ailleurs très lointain (réel ou fictif), femonde animal, les vacances. Autrement dit l'évasion soustoutes ses formes. Si l'on pouvait reprocher à certainslivres analysés plus haut, d'écraser l'imagination, ici l'onpeut dire qu'ils la libèrent jusqu'à pousser l'enfant horsdu réel. Sous diverses formes, c'est toujours l'évasion quiest recherchée. Il ne s'agit pas pour nous de contesterle choix pédagogique ou la qualité littéraire des textesofferts, mais de constater que la plupart des ouvragesde lecture de 6" par exemple refusent à l'enfant toutevision du monde adulte et donc toute prise sur lui (7).Tout se passe comme si les auteurs oubliaient que ('enfantaUra un rôle social à jouer. Mais un oubli aussi massifne peut avoir uniquement une origine personnelle. Il s'agitsans aucun doute d'une configuration Idéologique globalequi traduit à la fois une nouvelle conception de l'enfance(des rapports adultes/enfants), et un nouvel « état j) desrapports sociaux de production (8).

Le parcours d'une table des matières, - suffisam­ment représentative, - donnera un bon exemple : septgrandes divisions : Au devant de la vIe (peurs d'enfant,révoltes, épreuves); Les loisirs et la fêle (A la campa­gne, L'évasion, Sur la plage, Au cinéma, Invitation auvoyage, La fête); Mystères et aventures (Arsène Lupin,Pirates, l'Ile déserte, l'Afrique); La conquête de l'espace(Lune, Mars, Cosmos, sclence-fiction) ; La Nature et lesanimaux, Légende, HistoIre (Mythes, Astérix...) ; La vie detous (es Jours (Travailler pour vivre, En famille, Au marché,Conversations, Sur la route).

Ce dernier chapitre, au moins quelle que soit sa minRceur (27 pages sur l'ensemble du livre) ne vient-il pasdémentir ce que nous affirmions? Le premier texte sur­tout parle bien du monde du travail. " s'intitule : «Achacun sa tâche »..., nous dit que le monde du travall estdivisé en trois secteurs : primaire, secondaire, tertiaire;énumère et présente en images divers métiers. Pose quel­ques questions: qu'est-ce qu'un O.S., un manœuvre, unevendeuse qualifiée, un ingénieur, un artisan, un ouvrierimmigré, un syndicat, une coopérative agricole? (Lemanuel paraît faire confiance au pouvoir classificateurdu professeur... ou de J'élève.). l'exercice proposé «A

79

Page 10: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

l'écoute» est celui-cl : «si vous possédez un magnéto­phone, essayez d'enregistrer les bruits d'une usine, d'unatelier, d'un vaste bureau. Faites-les écouter, identifierpar vos camarades ». Ce n'est qu'un modeste exercice.On peut penser qu'il ne tire pas à conséquence. Il nousparaît pourtant exemplaire à bien des égards : par lecaractère dérisoire de l'écoute conseillée - pure percep­tion de bruits - il montre bien l'approche rapide et super­ficielle qui est faite du monde du travail. Il ne s'agit pasde comprendre des procédés techniques, des rapports detravail, de recueillir informations et explications sur l'orga­nisation et la finalité des tâches - ce que faisaient lesenfants du Tour de France à certains égards. Il s'agitseulement d'identifier vaguement un milieu de travail. C'estsans doute le sens étroit que certains donnent à l'expres­sion «( se situer ». Cet exercice est aussi un bon exemplede l'utilisation de moyens modernes pour des finalltésqui n'ont rien de particulièrement progressistes. Lemagnétophone ou la visite-enquête n'offrent par eux­mêmes aucune garantie contre la passivité et l'inculquaM

tian idéologique : ici apparaît à l'évidence le faux concretet la pseudo-activité dont on peut se contenter. Ce n'estpas parce qu'on a beaucoup marché qu'on a fait des« méthodes actives 1)•••

L'ouverture sur la vie qui apparaît dans les chapitressuivants nous semble aussi contestable. En famille : undrame pendant une émission de télé. Au marché :qu'appelle-t-on une grande surface, une petite surface,qu'est-ce qU'un caddie? Composez 5 slogans; présentezun slogan pour Inviter à la prudence contre une publicitémensongère. Conversation : «à vous la parole >1. Unevedette comique : rappelez-vous une de ses histoires.Une enquête vous demande de la part d'un magazinequelle est votre vedette préférée. Sur la route : la routefatale; plus d'alcool. Marche ou rêve : que 'préférez-vousla voiture, la bicyclette... Suive,z le guide: Fac-similé d'unepage Michelin. Exercice : cherchez pour vos vacancesd'été une station de basse altitude comportant les avan­tages suivants : vue attrayante, bois à proximité, camping.

Est-ce la vie de tous les jours? Sans aucun doute.C'est la radio, la télé, le magazine pour jeunes, les achats"le week-end, les vacances. Rien n'est oublié de la vie duconsommateur. C'est bien la vie quotidienne mais dans l'unde ses aspects : uniquement le versant loisir et consom­mation. Tout se passe comme si l'enfant ne devait pasavoir un jour un rôle social à jouer, comme s'il devaitentrer plus tard dans le monde du travail en s'en rendantà peine compte, les yeux fixés sur le week-end et sur unguide Michelin. Ou plutôt tout se passe comme si le seulrôle social auquel il était préparé était celui de consom­mateur, de denrées ou de loisirs. Car l'inadaptation radi­cale dont nous parlions doit être mieux analysée. C'esttout aussi bien une adaptation extraordinairement réussie,si l'on souhaite précisément un individu qui vive son tra-

80

vail comme un Intermède ennuyeux, comme un simplemoyen de gagner ses loisirs; un individu atomisé, quiperçoit difficilement les solidarités et ,les antagonismessociaux, qui mesure mal son pouvoir de production et decréation, sera bien l'homme formé à cette consommationpassive.

L'examen d'un certain nombre de manuels d'histoire,géographie, instruction civique des nouveaux programmesde 66 ne dément pas ces remarques. Dans certains laplace consacrée au marché paraît très supérieure à celleconsacrée à la production. Tout sur les grandes surfaces,le petit commerce, avec abondance d'images. Mais là­même peu d'explications véritables. On décrit, on constatetoujours l'existence de différentes formes. L'un d'eux faitpourtant une analyse : « On avait d'abord pensé que lesupermarché conduirait à !a disparition du petit comwmerce; il n'en a rien été. Le détaillant joue toujours unrôle de dépannage... et permet d'entretenir des relationshumaines impossibles dans une grande surface... » C'estie même qui présentera les banques comme de grandsorganismes bienveillants un peu mystérieux mais si bonspour nous: « Elles permettent une meilleure marche dej'économie et facilitent le bien-être de chacun par lesprêts consentis aux particuliers, aux commerçants, auxentreprises »... «Les différentes fonctions d'une banquepermettent d'éviter le maniement d'argent liquide, toujoursdangereux.» Dans tous Jes manuels les banques ne figu­rent que par leurs fonctions tutélaires : dépôt, prêt. Leurmystère, leur protection, semblent a11er de pair. (<< Cesopérations sont très compliquées, trop difficiles à compren­dre; il importe seulement maintenant que vous reteniezque ,les banques et les caisses diverses, comme les P.T.T.rendent des services importants »). Nous ne préten~

dons pas qu'II est possible et souhaitable d'expliquer en6° toutes les opératIons bancaires. Mais il est remarquablequ'à cette incompréhension tous les textes associentsécurité, confiance, aide et secours. L'inconnaissable, letout-puissant qui dans sa bonté a soin et pitié de nous,il existe, on peut le rencontrer, c'est la B.N.P. ou autre.

L'articulation de la banque et du loisir (l'une permet­tant l'autre) est la meilleure (comme on dit: celle-ci c'esila meilleure...) dans un ouvrage qui classe dans une mêmegrande partie intitulée: «A notre disposition; un ensem­ble de services : la poste, la banque, les loisirs. Le cha­pitre sur la banque après avoir dit bien sOr que celte-clprête, facilite le financement, consent à faire crédit, ajoutecette dernière bonté : <'l certaines banques organisent lesvoyages, et les loisirs de leurs clients... 1>. De là par unetransition toute naturelle on glissera un chapitre « loisir Il •••

Ou l'on montrera le rôle du syndicat d'initiative. Dansl'esprit des enfants, P.T.T., banque et syndicat d'initiawlive ont la même fonction : nous aider.

Le problème des rapports sociaux de productiondevrait pourtant bien apparaître aux chapitres d'histoire!

Page 11: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

géographie qui concernent explicitement l'industrie. Or,sauf dans un ouvrage, celui de la collection Duby, l'orga~

nisation de l'entreprise, soit n'est pas abordée, soit esttrès confusément suggérée. «L'usine" produit, décide,utilise l'argent, change le paysage..., ce sujet neutre etindifférencié condense les différentes fonctions. Onconfond Je plus souvent ( usine" et «entreprise }>, et cen'est pas un hasard, les différents types d'industries sonténumérés (produits finis, semi-finis, etc.) mais pas lesdifférents types d'entreprises. La confusion est particu1iè~

rement visible dans la définition suivante : «une usineest une entreprise qui appartient à un patron ou à ungroupe de gens qui la dirigent ». Où manifestement tousles plans sont confondus au lieu d'être mieux distingués:l' « outil,) et l'organisation du ( travailleur collectif» quiutilise cet outil, les fonctions de propriétaire et les fonc~

tians de dirigeant.

Autres sujets neutres: Je béton: « le béton a fâcheu­sement envahi les plus beaux paysages". Les plantations:«dans les pays sous~développés, elles sont consacréesaux cultures commerciales ". Les sujets neutres et la voiepassive noient dans l'indistinction les véritables rapportséconomiques : ( il Y a des empires de la banane, ducacao et du café... ». Mais peut-être ces rapports sont-ilstrop complexes et très difficiles à expliquer à des enfants?

Le livre de la collection Duby nous paraît, dans biendes chapitres, montrer au contraire qu'il est possible defaire réfléchir les enfants : en particulier sur les problè­mes du Tiers-Monde, il ne se contente pas de déplorerle sous~développement de ces pays. Il fait comprendreclairement la situation d'ensemble - rapports paysriches/pays du Tiers Monde -, situe ainsi plus nettementcertaines responsabllités, - le cycle de la misère estdéfini précisément ainsi que les remèdes à appor­ter : ( Donner la nourriture n'est qu'une solution provi~

saire, un pays doit pouvoir la produire lui·même. Pourcefa if faut que les pays riches se décident à payer le prixréel des produits qu'ils importent du Tiers Monde... »Au lieu des « cultures commerciales» telles la banane,le cacao, il osera citer quelques noms : United Fruit,Nestlé-Koehler, Firestone".

Si fon met à part ce manuel - qui dira clairementque ( les Européens ont développé des cultures tropicales(arachide, coton, cacao) uniquement pour approvisionnerl'Europe" - tous les autres ne voient dans le « sous·développement » qu'une sorîe de fatalité, un retard àcombler, un déficit da à un mauvais « milieu »). Exemple:« L'homme dans le milieu tropical » : « Cette population

souffre du sous-développement, le retard de l'industrieest énorme, malgré les ressources encore faiblementexploitées du sous-sol et des disponibilités considérablesen énergie. ) C'est toujours - mais plus subtllementqu'avant et avec maintenant des accents larmoyants ­l'ethnocentrisme de l'homme blanc chrétien occident.al,qui considère les autres cultures comme autant de répli­ques inégalement arriérées de la sienne (9). Mais c'estaussi l' « oubli» des effets de la colonisation qui a biensa part de responsabilité dans l'allure qu'a pris le « sous­développement ) actuel des pays du Tiers Monde. Onréussit par-là le tour de force de nier subtilement lesdifférences culturelles - toujours jugées à l'aune de laculture occidentale - et de dénier en même temps lanégation active de cas différences culturelles qu'a cons­titué la colonisation. 11 existe des riches et il existe despauvres. Comme pour les classes, on oublie leur rapport ~

on ne dit jamais que Jes riches s'enrichissent de l'ap­pauvrissement des pauvres. Cet ethnocentrisme apparattà bien d'autres occasions : le manuel Duby est le seul àappeler les « Grandes migrations du VO siècle " ce quetout le monde appele encore Invasions des barbares ».

Au terme de cette étude, on peut constater que l'en­fant d'aujourd'hui : est pas moins intégré è une certainesociété, moins assujetti à une certaine idéologie, quel'enfant du Tour de France.

le dispositif est différent, les procédés ont varié. Laméconnaissance essentielle, portant sur les rapports éco­nomiques et politiques subsiste. Mais elle ne subsiste pasIdentique à elle~même : les modalités nouvelles d'intégra~

tian, la façon même de passer sous silence les rap­ports sociaux, indiquent bien que quelque chose a changé.C'est le développement du capitalisme lui-même qui rendnécessaires de nouvelles attitudes : il ne faut plus ap­prendre à épargner, il f,aut apprendre à demander unprêt, à demander du crédit. Mais c'est aussi sans douteun autre équiHbre des rapports de classe qui rend impos­sible le discours édifiant de la 3° République, Il n'y a pas,en fait, à se demander si à l'école une connaissance Indl·recte, appr.ochée, illusoire vaut mieux qu'une méconnais­sance totale, car la nécessité du silence est elle-même('effet et (e signe d'une évolution de la conscience poli­tique et du progrès d'une idéologie différente, hors del'école.

Yveline FUMAT,Mattre assistante en philosophia.

Unlverlsté Paul·Valéry, Montpellier.

81

6

Page 12: LA SOCIALISATION POLITIQUE A L'ECOLE DU …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · au plus épais de l'enfance orpheUne. le pére, dans un dernier

Notes bibliographiques

(1) L'auteur qui s'abrite sous ,;;:e pseudonyme est MadameFouHtée, femme d'Alfred FoulUée. phHosophe. Elle écrivit .. LeTour de France de deux enfants », «Les Enfants de Marcel», et« Franclnet ".

(2) Bettelheim a bien montré que l'enfant vit à travers lescontes de fées ses expériences Intérieures; la projection sur deuxpersonnages distincts de deux tendances contradictoires est fré~

quante. Les hlstolres qui reposent sur le thème des deux frèresexprIment la dichotomIe entre la tendance à l'Indépendance et àl'affirmation de sol et la tendance à rester en toute sécurité à lamaison, attaché à ses parents. « Psychanalyse des contes de fées ~l

p. 124.(3) Le Tour de France, p. 145.

(4) EducatIon et soclété, P.U.F" p. 40.

(5) Aussi bien l'Abbé Chassay, La femme cfirétlenne dans ses

82

rapports avec le monde qui parle souvent du « goOt pour la ..r~ve~rte t> que F. Buisson, Causerie du 22 Juillet 1883, qui veut lalclserle el besoin d'InfIni, le rêve d'Idéal ».

(6) Marx, Le capital, 2& section, chapitre 15, formule généraledu capital.

(7) Chez Sudel, un chapitre assez rare pour être signalé.Dans Travaux, loisIrs, aventures. quelques textes de R. Rolland,J. Guéheno, Zola, Vercel, R. Martin du Gard, Verhaeren, C. Etche­relU, parlent des métiers des hommes. Mals (sauf pour cettedernière) on peut encore regretter un léger décalage avec lesconditions contemporaines du travail.

(8) Nous avons examiné six manuels d'hlstolre~géographle, etquatre manuels de français de la classe de 6" (nouveaux pro~

grammes).(9) LEVI-STRAUSS. - Race et Histoire.