la sécularisation de l'espérance

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Céline RAUX Master 2 Sciences humaines et sociales, mention philosophie N° étudiant : 22002378 Mémoire de Master 2 ______________ La sécularisatio n 1

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Academic essayComment nos sociétés contemporaines peuvent-elles encore faire l'expérience de l'espérance dans un monde sécularisé. Nature de l'espérance dans le monde contemporain. Espérance ou responsabilité ? Un dilemne éthique.

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Page 1: La sécularisation de l'espérance

Céline RAUXMaster 2 Sciences humaines et sociales, mention

philosophieN° étudiant : 22002378

Mémoire de Master 2______________

La sécularisatio

nde l’espérance

Sous la direction de Jacqueline Lagrée

1

Page 2: La sécularisation de l'espérance

UFR de philosophieUniversité de Rennes 1

Mai 2007

La sécularisation de l’espéranceModalités, conséquences et enjeux

Le langage de l’espérance fait-il encore sens dans un monde sécularisé ?

INTRODUCTION   : Genèse de l’espérance, mise en perspective de la sécularisation, émergence d’une problématique nouvelle........................P. 4

*

I/ Le paradoxe logique et conceptuel d’une interprétation séculière de l’espérance………………………………………………………………………………………....…p. 13 

1- Sécularisation et espérance : antinomie des principes………….……….. p. 15a) Implications et vicissitudes du mot

« sécularisation »…………............ p. 15b) Dimension eschatologique de l’espérance et transcendance du

sens…………………………………………………………………………………………..p. 18

c) Les apories d’une espérance mondanisée……………………………………… p. 20

2- Les présupposés théologiques du monde laïc………………………………….. p. 24

a) Monde religieux et monde profane : des frontières poreuses………….. p. 24

b) La sécularisation ou la religion en héritage…………………………………… p. 27

3- Dialectique du paradoxe : un conflit insoluble ou dépassable ?........ p. 30

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Page 3: La sécularisation de l'espérance

a) Diagnostic……….…………………………………………………………………………. p. 31

b) Esquisse d’une espérance séculière………………………………………………. p. 32

c) Penser l’espérance séculière : autolimitations d’un concept et pronostic vital…………………………………………………………………………………………..p. 36

II/ Le paradoxe politique : l’espérance dans les limites d’un monde désenchanté………………………………………………………………………………………….p. 38.

1- Figure de l’espérance dans un siècle désenchanté............................. p. 40

a) Typologie du désenchantement…………………………………………………….. p. 41 b) Sécularisation et désenchantement : une relation de congruence…….. p. 44 c) Tempérament de la vertu : l’espérance dominée par la crainte…………. p. 47

2- L’eschatologie en prise avec une conception mondaine de l’existence............................................................................................

p. 53

a) Retour à une conception cosmogonique de l’être…………………………… p. 54

b) Du monde des lieux au monde flux : le réseau et la globalisation……. p. 58

c) La découverte des limites du monde……………………………………………. p. 62

3- Emergence d’une nouvelle perception de l’architecture du temps....................................................................................................

p. 64a) Le présent et

l’instant…………………………………………………………………. p. 66b) Un rapport nouveau à l’avenir. « Champ d’expérience » et

« horizons d’attente » chez Koselleck…………………………………………………………… p. 68

c) L’espérance en souffrance à la surface des temps…………………………. p. 71

III/ Responsabilité de l’espérance pour la pensée et l’action dans le monde contemporain : détermination d’un dilemme éthique………………………….. p. 75

3

Page 4: La sécularisation de l'espérance

1- L’air des temps présents : la fin des messianismes et l’hypothèse de la fin de l’histoire………………………………………………………………………………….. p. 77

a) La dialectique en désuétude. En finir avec une conception téléologique de l’histoire………………………………………………………

………....................... p. 77b) La caducité des théories du salut

terrestre…………………………………… p. 81c) Catégorie de l’espérance et catégorie de la déception……….

…………..p. 87

2- Conséquence du paradoxe politique : un dilemme éthique…………….. p. 89 a) Mise en perspective du dilemme : éthique de conviction versus

éthique de responsabilité……………………………………………………………………….…… p. 90

b) Payer le prix du désenchantement : résignation ou responsabilité ?... p. 94

c) L’espérance vaut-elle encore comme moteur de l’action ?................. p. 97

3- Penser l’alternative. Au-delà d’une orientation eschatologique et d’une conception cyclique du temps………………………………………………………… p. 99

a) L’espérance comme refus de la fatalité………………………………………. p. 100

b) La refonte de l’espérance dans une philosophie de la révolte ou la reconstruction par l’éthique……………………………………………………..…p. 102

La sécularisation de l’espérance

INTRODUCTION :

4

Page 5: La sécularisation de l'espérance

L’espérance est-elle devenue une valeur moribonde ? A-t-elle encore les moyens

de produire un élan sociétal ? Peut-elle se maintenir comme moteur de l’action ? Doit-

on encore la considérer comme cet aiguillon qui pousse l’homme en avant ou, pour

paraphraser Marx, ne vaut-elle plus désormais que comme un reliquat de l’« opium du

peuple » ? L’air du temps ne semble plus être celui des grandes espérances, un temps

magnifiées et exacerbées par les ardeurs millénaristes d’un Joachim de Flore ou à

travers la foi implacable en un horizon de salut collectif, foi qui eût vite fait de traverser

une philosophie d’après guerre, brièvement portée par un messianisme moins

contemporain que déjà révoqué.

Au cœur de l’idée d’espérance, il y a la conviction que la réalité, en acte, est

placée sous le signe de l’inaccomplissement, que toute existence souffre de son

caractère inachevé. Sous ses diverses formes, l’espérance se place sous la catégorie de

l’attente, toujours motivée par la croyance en la possibilité d’un novum béatifique. Elle

est une arme qui protège dans le combat vers le salut ainsi qu’en témoigne la parole de

saint Paul : « Revêtons la cuirasse de la foi et de la charité, avec le casque de

l’espérance du salut » (1 Th. 5, 8). L’espérance repose donc toute entière sur une

double croyance : que l’existence ici-bas est toujours imparfaite mais, qu’avec le temps,

des changements mélioratifs pourront intervenir et, à terme, rendre possible

l’avènement d’un salut personnel et collectif. Espérer, c’est donc penser qu’un

processus de perfectionnement interprété comme mouvement est possible dans l’ordre

de succession du temps, qu’une transformation orientée vers un mieux est envisageable,

voire certaine.

Dans la perspective d’une théologie biblique, Thomas d’Aquin définit

l’espérance comme l’ « attente certaine de la béatitude à venir » (Somme théologique,

IIa II ac, q. 18). Elle se distingue de l’espoir, qui porte sur des objets concrets  : l’espoir

s’estime à l’aide de la raison, l’espérance se vit sous le regard de la foi. De manière plus

générale, les théologiens s’accordent à dire que le propre de l’espérance est de tendre

vers un bien, mais vers un bien difficile d’accès (arduum), vers un bien futur, enfin,

vers un bien possible. L’espérance traduit donc une attente positive, active et engagée

(puisqu’il faut tout mettre en œuvre pour surmonter la difficulté) mais aussi éclairée

quant à la possibilité effective de réalisation de ce Bien1. De ce point de vue,

1 Notons qu’en l’occurrence la possibilité est davantage normée par son caractère prophétique que par toute prévision ou anticipation d’origine purement et exclusivement rationnelle.

5

Page 6: La sécularisation de l'espérance

l’espérance se place entre le probable et la révolution et s’inscrit directement dans un

rapport déterminé à l’avenir. Sûre et ferme, la Bible nous la décrit comme l’indéfectible

« ancre de l’âme ».

Chemin faisant, notre présente réflexion s’élaborera à partir de ce constat :

l’espérance est en crise. A bien des égards, il semble même juste d’affirmer qu’il s’agit

d’une crise sans précédent car inédite, revêtant des formes nouvelles de

désenchantement. Avant toute chose il est bon de préciser que la mise en exergue d’une

affirmation si désolante ne correspond pas au désir de s’imposer comme prophète de

malheur pas plus qu’elle ne « flirte » avec les penchants paralysants de toute

philosophie tragique quelconque. Le propos est neutre. Il part d’une simple observation

du monde motivée par un ressenti personnel que cette observation devait ensuite

accréditer. Le propos de l’affirmation de cette crise étant neutre, il ne s’agira ni de le

dramatiser, ni de le soulager du poids de ses enjeux. De plus, dire que l’espérance est en

crise n’implique pas nécessairement que nous vivions des temps de désespérance

globalisée et ne signifie pas davantage qu’il faille faire la part belle à la myriade

d’esprits fatalistes ou nihilistes qu’une idée reçue et fortement répandue voudrait faire

passer pour l’apanage exclusif de notre siècle.2

A s’en tenir à la définition du dictionnaire, parler de « crise » sert à exprimer

« un changement subit, souvent décisif, favorable ou défavorable au cours d’une

maladie »3. Affirmer un état de crise, c’est porter un jugement sur le moment décisif

d’un retournement. L’espérance est donc confrontée à un niveau critique et

vraisemblablement crucial de son développement duquel elle sortira soit affaiblie soit

renforcée, mais en tous les cas, transformée. Encore faut-il préciser les termes de notre

sujet.

L’espérance dont il est ici question correspond à la version sécularisée de

l’espérance. Autrement dit, nous évoquons l’espérance telle qu’elle se présente à nous

sous sa forme laïque et prétendument désinvestie de tous ses présupposés théologiques

et religieux, dans une société occidentale où s’observe un recul global des religions - ou

plutôt, devrait-on dire, de la « transcendance religieuse ». Pourtant, l’espérance au sens

propre n’est intelligible que dans un cadre de référence biblique où la catégorie de la

promesse occupe une place privilégiée. Pour saint Thomas d’Aquin, l’espérance existe

dans un rapport vertueux de l’homme à l’avenir et, s’identifiant pleinement à ce rapport

2 Il suffit de parcourir les titres sur l’étal des libraires pour en avoir la preuve…3 In Le Petit Larousse

6

Page 7: La sécularisation de l'espérance

à l’avenir, l’espérance se voit accéder au statut de vertu et plus encore au statut de vertu

théologale en ce sens qu’elle prend directement Dieu pour objet, au même titre que la

foi ou la charité (les deux autres vertus théologales). La visée de l’espérance est donc

initialement comprise en Dieu.

Si l’on pense l’espérance sous une forme séculière, il s’ensuit qu’elle ne devrait

en principe plus prendre Dieu pour objet. Et si elle doit encore prétendre au statut de

vertu elle ne le peut que dans une dimension laïque et séculière de la vertu. Ainsi la

catégorie de la promesse divine se voit-elle déplacée dans le champ de la promesse

d’une amélioration de la condition humaine avec tout ce qu’une telle promesse a de

particulier en ce que c’est l’homme qui se la fait à lui-même à travers l’ensemble de

l’humanité. Car qu’elle soit théologique ou séculière, c’est sur le salut de tous les

hommes que porte l’espérance et c’est seulement dans la mesure où l’individu est

englobé par l’humanité qu’elle porte aussi sur lui. C’est là l’idée d’un « j’espère en toi

pour nous » où, à l’altérité absolue comprise en Dieu (le « toi »), le processus de

sécularisation substitue la figure de tous les hommes. En définitive, l’espérance, passée

par le filtre de la sécularisation, se désolidarise de Dieu tant dans ses fondements que

dans sa visée et s’affirme dans notre siècle comme valeur morale plus que comme vertu

religieuse, c'est-à-dire plus comme un idéal régulateur extérieur que une comme force

motrice -ou pouvoir- qui s’auto suffirait. Pourtant, même si elle semble assumer

l’effacement de son Dieu originel, l’espérance reste conceptuellement accrochée à une

part non négligeable de ce qu’il est convenu d’appeler l’« héritage judéo-chrétien ».

Bien que sécularisée, l’espérance contemporaine conserve un rapport au temps hérité de

la tradition théologique biblique et continue de s’inscrire dans la conception linéaire

d’un temps ordonné en une histoire, transfigurant au passage la destinée de l’homme en

un a-venir avec le présupposé prégnant que ce temps historicisé progresse vers une fin

salutaire.

Là où Dieu s’imposait comme maître de l’avenir, les modernes ont trouvé place

libre pour y loger la notion de Progrès. Et c’est ainsi qu’au sein d’une espérance

sécularisée, l’idéal de la notion de progrès a destitué celle de Dieu et que la foi en cette

notion idéelle de progrès a succédé à la foi en Dieu, dans la vision prométhéenne du

progrès des sciences et des techniques. Ainsi, pendant plus de trois siècles les enfants

des Lumières n’auront eu de cesse d’alimenter leur foi dans le progrès sublimé par les

découvertes scientifiques et l’amélioration des conditions de vie au quotidien.

7

Page 8: La sécularisation de l'espérance

Pourtant, chemin faisant, le progrès est aujourd’hui remis en question. Loin de la

forme idéale qu’il devait prendre dans l’esprit des Lumières, le progrès technique et

scientifique compte désormais ses opposants4. Il est perçu comme une menace et toutes

les espérances que l’humanité avait spontanément placées en lui se heurtent à la crainte

qu’il suscite plus que jamais en ce début de millénaire. Certes, la nouveauté a toujours

inquiété et par voie de conséquences, le progrès a toujours était un facteur de méfiance

et la suspicion d’une certaine part de la population. La différence tient aujourd’hui à ce

que cette crainte est fondée (il s’agira de voir sur quoi elle se fonde) et qu’au cours du

XXe siècle les croyances progressistes vont être ébranlées par la découverte d’une

barbarie scientificisée et technicisée. La crise environnementale, le constat des « dégâts

du progrès » contribuent largement à une requalification de la notion de progrès en tant

que progrès meurtrier. Et que ce progrès soit éclairé ou non, l’époque est passée à l’ère

du catastrophisme où l’espérance ne constitue plus que l’apanage naïf des nouveaux

mystiques et enthousiastes. En bref, la source d’espoir étant devenue menace, il semble

clair que l’espérance se trouve lésée d’un lieu et que l’eschatologie scientiste d’une

condition humaine rendue perpétuellement heureuse et en bonne santé ait sensiblement

perdu de son pouvoir d’attraction.

En réalité, la question à se poser est double : en premier lieu, au nom de quoi et

pour quoi maintenir l’espérance ? Mais aussi, où peut se loger une espérance sécularisée

dans notre monde contemporain ? Ainsi que cela vient d’être évoqué plus haut, le

progrès ne peut plus être investi d’espérance comme cela pouvait être le cas il y a

moins d’un siècle. Il en résulte directement une conception désutopisée et fataliste de

l’avenir. L’espérance ne sait plus où trouver son objet dans le monde et à l’inverse, le

monde ne sait trop que faire d’une espérance qu’il ne peut structurellement plus loger

tant il tend à se globaliser et se fermer, à se repenser comme cosmogonie tout en privant

l’espérance d’un en dehors alternatif qui pourrait redonner vie à son élan

eschatologique. Car si l’espérance cherche son objet, elle cherche aussi sa place dans ce

monde globalisé saturé de réseaux et de flux. De sorte que l’on est amené à se

demander si le monde a encore les moyens de produire l’architectonique d’un principe

espérance. Une fois de plus ressurgit la difficulté conceptuelle qu’il y a à envisager une

espérance séculière, devenue mondaine.

4 Comme si on se rendait enfin compte que le progrès ne peut être pensé de manière globale et infinie. C’est là une idée que l’on retrouve développée chez Raymond RUYER dans L’Utopie et les utopies, 1950

8

Page 9: La sécularisation de l'espérance

Aussi, reconnaître un processus de sécularisation de l’espérance implique de

mettre en tension deux notions apparemment incompatibles car antithétiques : d’une

part la sécularisation en tant que telle, qui se révèle par un affaiblissement du religieux

ou par un affranchissement des individus et des institutions à l’égard de la religion5, et,

d’autre part, l’espérance, essentiellement comprise comme vertu théologale

inintelligible en dehors d’un cadre biblique, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

Pourtant, beaucoup s’accordent à reconnaître comme un fait établi l’existence

d’espérances laïques, mondanisées et donc séculières en s’appuyant souvent sur

l’exemple de la propagation et renforcement de groupes alter mondialistes et de tous

ceux en général qui ne s’avouent jamais vaincus face à un système qui les dépasse. La

question est de savoir ce qu’il reste à conserver d’une telle vertu dès lors qu’on l’a

dépouillée de son vêtement religieux et si, par-delà sa religiosité, peut s’épanouir dans

le siècle laïc, un principe demeuré intact et insensible aux fluctuations d’un contexte

qu’il soit séculier ou religieux.

Or, poser la question de l’intelligibilité d’une espérance sécularisée, revient à

poser celle d’un principe religieux qui serait vidé de toute sa religiosité et donc émettre

l’hypothèse d’un concept vide ou rendu caduque. Et c’est ainsi que l’on voit émerger un

paradoxe tant logique que conceptuel. Car, ou bien l’espérance séculière est une

espérance altérée car essentiellement modifiée, ou bien la sécularisation laïque n’est

qu’un leurre et l’espérance sécularisée n’est rien de moins qu’une espérance

théologique déguisée qui n’a rien lâché de ses principes, de son eschatologie et de sa

transcendance au quel cas l’espérance ne serait qu’un présupposé religieux de plus dans

le monde laïque.

Ainsi, la première détermination à apporter est d’ordre ontologique et implique

de s’interroger sur ce qu’est la religion pour l’espérance et par-là, si la forme religieuse

de l’espérance n’est qu’une forme connexe de l’espérance, une modalité ontologique

parmi d’autres ou au contraire, son fondement essentiel. En empruntant son vocabulaire

à Leibniz, on pourrait reformuler la question et se demander laquelle de l’espérance ou

de la religion se laisse prédiquer de l’autre. Deux possibilités s’offrent alors : ou bien la

religion constitue l’essence de l’espérance (idée selon laquelle là où il y a de

l’espérance, il y a de la religion) et l’espérance ne se laisse pas penser en dehors du

cadre religieux, ou bien l’espérance constitue l’essence même du religieux. Autrement

dit, soit il n’est d’espérance que religieuse, soit il n’est pas de religion qui n’espère pas.

5 Par extension, on peut tout aussi bien parler d’un affranchissement à l’égard de tout projet collectif en général.

9

Page 10: La sécularisation de l'espérance

La première hypothèse (il n’est d’espérance que religieuse) paraît exclure d’emblée

l’hypothèse d’une espérance sécularisée car cela reviendrait à parler d’une espérance

sécularisée qui nécessairement demeurerait religieuse et l’expression même d’ 

« espérance séculière » ne traduirait qu’un abus de langage, voire une absurdité. Certes,

le propos est à nuancer et nous aurons l’occasion de nous demander si la persistance du

religieux empêche le processus de sécularisation ou si au contraire cette dernière s’y

intègre comme partie ou étape6. Quoi qu’il en soit, la notion même d’espérance

séculière nous accule à un paradoxe logique et conceptuel qu’il conviendra de tenter de

dépasser selon que ce paradoxe se révélera de nature sémantique (auquel cas il suffit de

rétablir un sens commun au langage) ou radicale.

A ce paradoxe logique et conceptuel, s’ajoute un paradoxe que l’on peut

qualifier de politique. Il s’agirait de concevoir le processus même de sécularisation

comme un processus de fermeture politique au champ de l’espérance. Cette fermeture

aurait pour effet d’avoir rendue l’espérance moribonde voire même l’expression d’une

idée morte, un cadavre notionnel. A vrai dire, on est en droit de demander des preuves

effectives de cette mort -encore présumée- de l’espérance. Comme le remarquait Ernst

Bloch7, « l’homme a l’espoir chevillé au corps » et il est probable que cette force

salutaire demeure inextinguible dans le cœur des hommes. Mais encore une fois, il faut

distinguer entre espoir et espérance et faire la remarque que Pierre-André Taguieff8

formule à propos du progrès : il n’est plus d’espérance au sens fort et historique, il n’y a

que de petits espoirs concrets de la quotidienneté et la fougue des millénaristes ou autres

enthousiastes a cédé la place au pragmatisme étroit des petits réformateurs9.

De manière générale, la faiblesse de l’espérance aujourd’hui est d’être celle d’un

siècle désenchanté. Le « désenchantement » (du monde) est un terme utilisé par Max

Weber pour qualifier un certain nombre de traits caractéristiques de la modernité. On

parle de désenchantement quand une réalité perd de son mystère et qu’il n’existe plus

d’écart entre ce qu’elle est et la manière dont elle apparaît. En d’autres termes, la

modernité se caractérise par le recul des croyances diverses qui accordaient aux choses

un caractère magique et sacré. Pour Weber, le processus de sécularisation aurait mis le

point final au processus de désenchantement (Entzäuberung) du monde et achevé la

6 Voir Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde.7 Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, Gallimard, coll. NRF, Paris, 19768 Pierre-André TAGUIEFF, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Editions Flammarion, Paris, 2004.9 Le Plan du Salut fait moins recette que la petite alchimie de l’excitation des plaisirs quotidiens.

10

Page 11: La sécularisation de l'espérance

progressive « élimination de la magie en tant que technique de salut. »10 Autrement dit,

l’espérance est victime d’un mal exogène qu’elle ne peut dépasser seule. Ce mal, c’est

le monde actuel qui précarise l’espérance. Toute la question est de savoir s’il est

seulement envisageable de transposer la transcendance du sens de l’espérance à

l’immanence du sens mondain et si l’espérance vaut encore comme moteur de l’action

dès lors qu’elle se retrouve cantonnée aux limites et contraintes d’un monde

désenchanté.

Ainsi, dans une perspective politique, il ne s’agit pas d’invalider le principe

espérance comme concept (car un concept ne s’invalide que d’un point de vue logique

ou ontologique) mais simplement de montrer à quel point il souffre d’un manque de

réception dans le monde contemporain. Et tout se passe comme si le monde actuel

récusait les moyens d’accueillir une espérance forte et vertueuse en son sein.

La tension antinomique entre le concept d’espérance et le concept de

sécularisation produit donc le paradoxe politique suivant : comment intégrer l’horizon

infini de l’espérance aux limites du monde, comment faire coexister l’espérance dans le

champ très contemporain des « politiques de prévention des risques » et autres

« principes de précaution » dont la généralisation du discours s’ajoute à autant d’indices

qui laissent à penser que, dans un monde globalisé et désenchanté, l’espérance utopique

est en voie de devenir un idéal précaire.

Aussi, quel que soit l’angle de vue que l’on adopte, la question du logos de

l’espérance demeure. L’espérance possède son langage, son discours. Même, elle est ce

langage et ce discours portés tout à la fois par le rêve, la prophétie ou plus simplement

l’action à travers laquelle elle s’exprime le plus souvent. Le langage de l’espérance a

traversé les siècles. Si les différentes représentations qu’il soutenait varient entre elles, il

en est toujours ressorti quelques constantes fondamentales, à savoir : l’aspiration au

bonheur placée dans le cœur de tout homme, l’attente confiante en un avenir meilleur,

l’idée d’une flèche ascendante venue infléchir le cours inéluctable du temps. Tout le

problème est de savoir si un tel langage fait encore sens dans un monde contemporain

structurellement différent et marqué par un renversement de son rapport au temps que

l’on aura le temps d’expliciter plus loin. De cette manière, la question cruciale qui se

pose désormais est la suivante : le langage de l’espérance fait-il encore sens dans un

monde sécularisé ? De là découle d’autres interrogations essentielles : comment ce

langage est-il compris, reçu, partagé ? Faut-il encore croire et penser un horizon de sens

10 Max WEBER, L’esprit du capitalisme, trad. française p. 134

11

Page 12: La sécularisation de l'espérance

commun ou faut-il accepter le délitement des idéaux et de la vertu au profit d’une

éthique de l’action plus pragmatique ?

Selon George Bernanos, le tort des Modernes a été d’oublier que l’espérance est

avant tout « une vertu héroïque », c'est-à-dire une vertu relevant de la surérogation

morale et que l’on ne peut donc exiger de tous les mortels, rapprochant ainsi l’espérance

« envers et contre tout » de la sainteté morale. Il dénonce par là le présupposé

dogmatique du progrès moderne, selon lequel l’humanité tout entière suit et doit suivre

le même chemin conduisant au bonheur et qui assimile l’universalisation de l’espérance

aux aspirations naïves d’une vulgate progressiste par lesquelles on se console du présent

en s’illusionnant sur l’avenir conçu sur la croyance en des lendemains qui chantent.

« Eh bien ! nous dit Bernanos. Nous en avons assez de ces bêtises ! »11 Ce qui a disparu

aujourd’hui de la rhétorique morale, c’est donc d’abord l’invocation héroïque de

l’espérance comme combat libérateur contre les forces aveugles de la nature ou comme

lutte victorieuse contre la superstition. De là le fait que l’époque contemporaine rend

impossible une pensée de l’espérance qui transcende le seul champ des possibles et que

l’espérance contre toute espérance, dont fait preuve Abraham, entre aujourd’hui

davantage dans nos catégories de l’irresponsabilité et des indigentes utopies de doux

rêveurs.12 On assiste donc à la double disparition de l’héroïsme et d’une foi privée

d’objet.13 Cette double disparition nous plonge dans l’élément de vie prosaïque

travaillée par la déception, ou dans celui du non-sens et du doute sceptique, quand ce

n’est pas dans celui de l’inquiétude et du désarroi. La conséquence est qu’en ce début de

XXIème siècle, l’espérance semble bel et bien privée de ses assises conceptuelles : la

présence du divin est perdue et délibérément remplacée par la volonté de l’homme, d’où

l’idée selon laquelle « Le monde doit être comme je veux ». Pourtant, le monde n’est

jamais comme nous le voulons d’autant plus que nous réalisons aujourd’hui à quel point

l’idée anthropocentriste de « changer le monde » à l’image de l’homme s’avère

présomptueuse et vaine depuis que le devenir du monde tend à s’affranchir de notre

11 « Les imbéciles (…) préfèrent s’en remettre au Temps. La civilisation du jour est nécessairement supérieure à celle de la veille et celle du lendemain lui sera nettement supérieure pour la même raison. Si les hommes ne s’y trouvent pas à leur aise, et s’y dévorent entre eux comme des rats dans une ratière, c’est que la civilisation n’est pas celle d’aujourd’hui mais de demain ou d’après-demain ! L’homme est en retard sur le calendrier, voilà tout. Eh bien ! Nous en avons assez de ces bêtises ! » George Bernanos, La liberté pour quoi faire ?, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1995, p. 27.12 L’espérance chrétienne reprend et accomplit l’espérance du peuple élu et trouve son origine dans l’espérance d’Abraham comblé en Isaac des promesses de Dieu et purifié par l’épreuve du sacrifice : « Espérant contre toute espérance, il crut et devint père de la multitude des peuples. » (Paul, Rm 4, 18)13 Dieu pour le versant théologale de l’espérance, la notion de Progrès pour le versant moderne et rationaliste –les deux alimentant la croyance des hommes dans leurs aspirations au bonheur et au Salut, qu’il soit terrestre ou accès au Royaume des cieux.

12

Page 13: La sécularisation de l'espérance

volonté en même temps que se trouvait déjà périmée l’hétéronomie de la loi divine14. Le

monde n’est plus sous l’emprise de Dieu (depuis le lucide constat nietzschéen de la

mort de Dieu) et n’est même plus, aujourd’hui, sous l’emprise totale de la volonté

humaine tant il tend à se systématiser et à pénétrer des logiques globales qui

parviennent à abstraire l’individu de son fonctionnement.

Si ce constat est valide, se pose alors la question du devenir de l’espérance dans

un monde auto normé, auto suffisant, qui ne se pense plus que de l’intérieur sans que

jamais n’émerge la possibilité de penser un en dehors seul à même de reproduire un

élan eschatologique transcendant dans une sphère mondaine et laïque. C’est donc en

dernier ressort que l’espérance nous contraint à un choix éthique qui aura tôt fait de

prendre la forme d’un dilemme, à savoir : comment penser la responsabilité de

l’espérance pour la pensée et l’action dans le monde contemporain ? Doit-on se

satisfaire de la chronique d’une mort annoncée et l’assumer comme telle ? Ou doit-on

travailler à une re-conceptualisation de l’espérance en phase avec l’ontologie de la post-

modernité actuelle ? Autant de questions pour l’instant laissées en suspens mais qui

demeurent essentielles pour notre appréhension du futur à venir dès lors que l’on se met

d’accord avec Jean-Marie Guyau pour affirmer que « L’avenir n’est pas ce qui vient

vers nous, mais ce vers quoi nous allons. »15

14 Il s’affranchit de notre volonté via des systèmes et processus de globalisation qui récusent la force et la puissance de la volonté individuelle.15 Jean-Marie Guyau, La Genèse de l’idée de temps cité par Pierre-André TAGUIEFF, Le Sens du progrès, op. cit. p. 6

13

Page 14: La sécularisation de l'espérance

I

Le paradoxe logique et conceptuel

d’une interprétation séculière de

l’espérance

Un paradoxe est un raisonnement qui aboutit à des conséquences contradictoires

ou impossibles, même si l’on ne parvient pas à en repérer le défaut. L’expression même

de « sécularisation de l’espérance » est-elle paradoxale ? Selon toute vraisemblance, et

compte tenu de tous les présupposés théologiques que l’on trouve aux fondements

14

Page 15: La sécularisation de l'espérance

même de l’espérance, cette expression renvoie le même écho paradoxal que celles de

« religieux athée » ou encore d’ « au-delà terrestre » sans que l’on saisisse de sens

poétique à l’oxymore. Le fait est que dans tous les exemples cités, nous sommes

confrontés à une contradiction dans les termes puisqu’il semble que l’idée de

sécularisation soit incompatible avec celle d’espérance, directement inscrite dans le

cadre d’une théologie biblique ou scripturaire16 alors que celui de sécularisation

renferme un principe profane. Ici, la difficulté majeure va être de déterminer avec le

plus de précision possible si l’expression de « sécularisation de l’espérance » ou d’

« espérance séculière » relève de la simple contradiction ou bel et bien du paradoxe

puisque les deux notions, bien que voisines, sont à distinguer : la contradiction renvoie

au principe du « tiers exclu » (si A est vrai, alors non A ne peut l’être). Elle est donc à

distinguer de la simple opposition ou contrariété (qui n’interdit pas la coexistence des

opposés) et du paradoxe, dans lequel ce qui est affirmé n’est qu’en apparence contraire

à une autre affirmation, ou à l’opinion. En l’occurrence, l’essence du problème est de

savoir si l’on peut logiquement transposer une vertu religieuse dans un monde

areligieux, si l’on peut concilier transcendance du sens et immanence du sens en évitant

la forme aporétique. Il est donc nécessaire de soumettre les deux termes en tension à un

examen approfondi afin de savoir si l’antinomie est de forme ou de nature.

1- Sécularisation et espérance   : antinomie des principes

Jetons un bref regard rétrospectif sur les bases conceptuelles des notions de

sécularisation d’une part et d’espérance d’autre part avant de penser leur réunion en un

seul et même principe.

16 Voir J. MOLTMANN, Théologie de l’espérance, éd. du Cerf, coll. Traditions chrétiennes, Paris, 1983.

15

Page 16: La sécularisation de l'espérance

a) les vicissitudes du mot « sécularisation » :

Parler de « vicissitudes » du mot « sécularisation » c’est inscrire d’emblée ce

dernier dans le cadre des difficultés que présentent d’une part sa polysémie et d’autre

part sa circulation continuelle entre le français, l’anglais, et l’allemand qui rend ardue

une définition claire et précise. Pour notre propos, il conviendra d’abord de déceler les

mutations de sens que le terme a dû assumer au cours de son histoire religieuse. D’un

point de vue historique, le terme secularism fut introduit en Angleterre entre la fin du

XIXème et le début du XXème siècle pour désigner une doctrine visant à libérer la morale

de la tutelle religieuse ; le mouvement de sécularisation, en tant que processus de

disparition progressive de la religion, a été désigné par quelques théologiens allemands

(K. Rahner, par exemple, en 1968) par le terme de Säkularisierung, par opposition à

Säkularisation, qui prend un sens plus précis de séparation de la religion et de la

politique.

La sécularisation ne signifie pas l’athéisme mais désigne simplement le fait que

les religions n’organisent plus et ne régulent plus la vie sociale. Dérivé du latin seculum,

mot utilisé par la Vulgate pour traduire le grec aiôn, le terme de sécularisation signifie

étymologiquement le « siècle », ou « monde », que la théologie paulinienne identifie au

thème du péché. Initialement, il désigne le processus de laïcisation d’un religieux qui

aurait quitté un ordre et serait retourné dans le « siècle » mais il peut aussi désigner la

dépossession des biens de l’Eglise (le plus souvent au profit de l’Etat) ou encore le

passage d’activités ou d’institutions de la sphère d’influence de l’Eglise vers d’autres

domaines excluant les références ou valeurs religieuses. Plus largement encore, la

notion de sécularisation traduit le récent processus de désacralisation d’activités

humaines dépendant jusque là totalement ou partiellement de la religion (l’art, la

politique, la technique, les comportements et les normes éthiques et même les diverses

pratiques scientifiques). Aussi, le processus de sécularisation peut-il s’affirmer de deux

manières différentes : ou bien en instaurant une opposition totale à l’encontre du

religieux (on parlera de « sécularisme »), ou bien en faisant preuve d’indifférence à

l’égard des normes religieuses.

Globalement, la sécularisation nomme la totale autonomie d’un monde se

comprenant de manière immanente, à partir de lui-même, et symbolise une

indépendance (autogestion) du monde vis-à-vis de la religion. Elle constitue le produit

d’une intelligence qui ne repose plus sur le mythe mais sur le discours rationnel. Elle

16

Page 17: La sécularisation de l'espérance

correspond à un âge adulte de la foi capable de penser le monde sans Dieu, même si,

comme l’a montré Hannah Arendt dans Le concept d’histoire, la sécularisation de

l’histoire implique que nous vivions dans un processus qui ne connaîtrait ni

commencement ni fin et qui, par conséquent, ne nous permettrait pas de nourrir des

espérances eschatologiques.17 C’est d’une certaine manière la même idée que l’on

retrouve chez Tocqueville dans sa formule fameuse : «Le passé n’éclairant plus

l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres »18 et tout se passe comme si le reniement

actuel de l’héritage historique chrétien de la doctrine du Salut empêchait en même

temps d’imaginer et anticiper l’avenir sous d’autres auspices que celle de la Rédemption

finale et de la réconciliation définitive de l’homme avec un Dieu souverain. Tout se

passe comme si nous assistions à l’effacement conjoint de la figure du futur et de la

figure du passé. Plus précisément, c’est la temporalité chrétienne qui a été

profondément affectée par le mode d’appréhension moderne du temps et la notion

moderne d’histoire, bien que cette nouvelle chronologie semble vraiment chrétienne

puisqu’elle prend la naissance du Christ comme « le point pivot de l’histoire du

monde ». Mais c’est justement la place qu’occupe désormais le Christ sur la frise du

temps qui engendre une rupture radicale avec le temps segmenté et clos de la doctrine

chrétienne. Car pour la première fois, « le temps s’étend (en arrière) jusqu’à un passé

infini que nous pouvons reculer à volonté en y poursuivant plus loin la recherche

comme elle s’étend en avant jusqu’à un futur infini »19. Or, « rien ne pouvait être plus

étranger à la pensée chrétienne que ce concept d’une immortalité terrestre de

l’humanité. » Les fins dernières s’étant perdues dans les possibilités et projections

infinies de l’histoire, il en résulte que toute pensée eschatologique se trouverait

dépourvue d’objet dans un temps infini où la fin n’est plus conceptualisable. C’est ainsi

qu’Arendt récuse la possibilité contemporaine d’espérances eschatologiques séculières.

De ce point nous vue, nous serions tentés d’affirmer que la sécularisation est en

totale opposition avec la foi puisqu’elle désacraliserait les conditions de notre existence

et produirait un sens immanent à toute chose, comme si la raison avait manifestement

supplanté la foi dans l’éternelle quête de vérité.

D’autre part, comme le remarque François-André Isambert20, l’éclatement,

préfiguré par l’histoire du mot dans son contexte anglo-germanique se précipite du fait

17 Hannah Arendt, « Le concept d’histoire » in La crise de la culture, coll. Folio essais, Gallimard, Paris, 197218 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. 2, coll. GF, éd. Garnier Flammarion, Paris,19 Hannah Arendt, ibid. p. 9220 Confère l’article Sécularisation de François-André ISAMBERT, Encyclopédie Universalis, 2004.

17

Page 18: La sécularisation de l'espérance

que le terme de « sécularisation » désigne à la fois un constat, une interprétation et un

projet autour desquels s’affrontent les divergences doctrinales (ainsi Shiner distinguait

six sens du mot en 1967). De toutes ces querelles doctrinales, François-André Isambert

retient la notion de sécularisation comprise comme processus. Plus précisément, c’est

un double processus qu’il distingue en synergie avec la notion de sécularisation : une

mutation religieuse de la société en même temps qu’une mutation sociale des religions.

Le terme de sécularisation se comprend donc sur de nombreux versants et ne saurait dès

lors faire l’objet d’une compréhension unilatérale : le phénomène de sécularisation se

constate à travers une pluralité de signes ou de manifestations et, en tant que processus,

s’interprète de manière duelle (si l’on s’en tient à la réduction sémantique qu’opère

Isambert). Ce qu’il faut retenir de ce qui vient d’être dit, c’est que la sécularisation, bien

que négativement engendrée par le fait religieux en tant que réponse à ce fait religieux,

ne se place pas nécessairement en porte-à-faux vis-à-vis de la religion. La réalité est

plus nuancée que ne le laisse transparaître une opposition d’abord interprétée comme

clivage ou rapport d’exclusion. Il ne faut, en effet, pas croire que l’on assiste à une lutte

idéologique sans merci entre le concept de religion et celui de sécularisation puisque

dans les faits, on constate une interpénétration des deux concepts qui, à proprement

parler, ne nous permet pas de parler d’exclusion réciproque. Il faudrait plutôt parler

d’ajustement réciproque au sens où l’on a d’une part une appropriation de la

sécularisation par le religieux et d’autre part un investissement religieux du phénomène

de sécularisation.

Ainsi, la sécularisation est un phénomène composite et multiforme qui ne saurait

donc faire l’objet d’une détermination monolithique et univoque. Au terme de la

réflexion, il apparaît encore une fois absurde de défendre une opposition radicale entre

le religieux et la sécularisation. Il est même possible d’aller plus loin en posant comme

possible et pertinente une interprétation théologique de la sécularisation par laquelle il

s’agirait, entre autres, de dépasser la condamnation traditionnelle de cette émancipation

à l’égard de l’Eglise en particulier et du christianisme en général. L’idée est de prouver

que les conditions de possibilité de la sécularisation résident dans la foi elle-même.

Nous aurons l’occasion de développer ce point plus en détail un peu loin dans le

développement.

18

Page 19: La sécularisation de l'espérance

Quoi qu’il en soit, s’il faut déterminer la sécularisation par quelques récurrences

à l’œuvre dans les différentes acceptions du terme, il faudra en retenir l’idée

d’immanence21 et l’ascendant acquis du discours rationnel sur le mythe.

b) Dimension eschatologique de l’espérance et

transcendance du sens :

L’eschatologie (ta eschata, en grec) se veut « science » -ou discours- des « fins

dernières » ou « choses ultimes », le mot grec d’eschaton signifiant la fin des temps.

L’objet initial de l’espérance est eschatologique car il s’inscrit dans la dimension

temporelle d’un but définitif à atteindre doublé d’une croyance en une fin ultime de

l’histoire, cette dernière étant conçue comme histoire du Salut. De cette manière, la fin

dernière, attendue et souhaitée par l’homme, doit aboutir dans la réconciliation de ce

dernier avec Dieu. L’objet de l’espérance –Dieu- s’inscrit donc dans une visée

eschatologique qui se traduit plus précisément par l’orientation d’un futur transmué en

avenir du Salut. Il en découle que l’histoire est téléologiquement orientée et donne à

s’interroger sur son sens ultime. Juifs et Chrétiens se sont démesurément interrogés sur

le sens suprême de cette histoire constamment interprétée et articulée selon les postulats

bibliques de la Promesse et de la Rédemption finale en un Royaume des Cieux. Aussi,

la question qui occupe l’eschatologie religieuse est-elle toujours celle d’un avenir qui a

ceci de particulier qu’il est issu de Dieu.

Comme le fait remarquer Jürgen Moltmann22, l’Ancien Testament développe

une compréhension de la « révélation de Dieu » qui est eschatologique parce que

cherchant à mettre en lumière le langage de la promesse. Ainsi, dans l’Ancien

Testament, les paroles et les phrases relatives à la « révélation de Dieu » sont toujours

liées à des phrases relatives à la « promesse de Dieu ». Dieu se révèle sur le mode de la

promesse et dans l’histoire de la promesse : il devient l’acteur historique d’un futur

anticipé en avenir, une projection eschatologique inscrite dans la catégorie de l’attente.

Une fois de plus on constate à quel point la transcendance du sens de l’espérance

se trouve être intimement liée à sa dimension eschatologique. L’immanence prochaine

21 Dans son article sur la sécularisation, Thierry BEDOUELLE relie ce retour à une conception de l’immanence du sens à une redéfinition de l’idée de nature opérée dans les sciences et la philosophie moderne à la fin de la Renaissance en Occident.22 Jürgen MOLTMANN, Théologie de l’espérance, Le Cerf, Paris, 1964, p. 44

19

Page 20: La sécularisation de l'espérance

d’une hypothétique fin de l’histoire se trouve constamment dépassée par l’élan

eschatologique de l’espérance qui en dévoile le caractère provisoire et relatif. Compte

tenu du moteur eschatologique de l’espérance théologale, on ne peut donc considérer

cette dernière comme la simple utopie figée d’une foi quiétiste. Par le fondement

eschatologique qui la soutient, l’espérance nourrit l’assurance que les choses les

meilleures vont venir en même temps que se sera propagée la Justice de Dieu. A la

différence d’une simple utopie, l’espérance connaît et éprouve la crisis dans laquelle

rien de ce qui est ne peut subsister. C’est donc sur la venue et non sur l’être que

l’espérance a quelque chose à dire. Or, la venue implique l’attente en même temps que

l’attente traduit une anticipation de la réalité future sur la réalité présente. On peut à cet

égard faire mention de Ernst Bloch qui faisait de l’espérance (conçue comme

conscience anticipante de l’avenir par le désir) une « ontologie du non-encore-être »

(Noch-nicht-seins)23 c'est à dire une ontologie de l’être à venir en tant qu’être espéré par

la conscience humaine.

D’une manière générale, il s’agit de comprendre que le thème de l’espérance,

déployé à partir de sa racine biblique, opère la substitution d’une problématique de

l’immanence du sens au cours de l’histoire terrestre à une problématique de la

transcendance initialement illustrée chez Augustin par le thème des deux cités (cité des

hommes et cité de Dieu). L’une des conséquences de cette substitution est une césure

fondamentale entre deux modes bien distincts et incompatibles de compréhension de

l’histoire, à savoir le mode de compréhension cyclique du temps que l’on opposera à

l’orientation eschatologique de cette histoire. La première conception (cyclique ou

circulaire) est une conception cosmogonique propre à l’Antiquité où le cosmos constitue

le lieu de l’immortalité de toute chose. L’univers, tout autant qu’il se meut, se meut

dans un ordre cyclique justifié par la croyance en un éternel retour de toute chose (la vie

biologique -ξωή- étant circulaire). Il en résulte que monde de l’être et monde du devenir

se trouvent étroitement rapprochés par le retour éternel, à un tel degré que la distinction

tend à ne pas faire sens puisque, pour les Anciens, le monde est éternel, divin et

immanent. Seuls les individus passent, le monde demeure. Seule la vie individuelle

(βίος) est périssable dans un monde réglé par le mouvement cyclique et permanent de la

vie biologique. Or, comme le remarque Hannah Arendt24, les chrétiens (mais aussi les

juifs) opèrent un renversement. Le monde n’est plus éternel mais appelé à se dissoudre

23 Ernst BLOCH, op.cit. 24 Hannah ARENDT, « Le concept d’histoire » in La Crise de la culture.

20

Page 21: La sécularisation de l'espérance

selon une économie de la Rédemption inscrite dans un plan du Salut divin. A l’inverse,

les hommes sont appelés à vivre éternellement par leur résurrection en un Royaume des

Cieux et par la grâce divine. Désormais, on accède à la conviction intime du caractère

sacré de la vie et le monde du devenir se détache et s’autonomise du monde de l’être par

la transcendance de la grâce et de la Providence divine. Ainsi, le futur se construit en un

a-venir voué à abriter le Salut. Et c’est cette foi doublée de l’attente que l’on nomme

« espérance », ainsi que ce même dépassement de l’être-là, qui font de cette espérance

un principe transcendant ; principe transcendant par lequel la nature se déconnecte de

l’histoire et par lequel un élan eschatologique permet à la vie individuelle des hommes

de se mouvoir en ligne droite afin que se trouve transcendé le cours cyclique du temps

en cherchant dans l’espérance et la foi divine la possibilité d’un dépassement du cosmos

que n’offrait pas la nature.

C’est ainsi que l’on est justifié à poser comme un fait établi la dimension

eschatologique et la transcendance du sens comme caractéristiques essentielles de

l’espérance.

c- Les apories d’une espérance mondanisée :

Progressivement, on voit émerger le problème dans toute sa splendeur et compte

tenu de ce qu’il a été dit plus haut, on s’interroge sur la possibilité logique de penser

l’espérance dans les termes des limites du monde, ou autrement dit, on s’interroge sur la

pertinence d’un discours qui aurait pour objet, au-delà des faits, de défendre en droit la

possibilité d’une version sécularisée de l’espérance. Le concept de monde est un

concept d’immanence25 ; la notion d’espérance se fond quant à elle dans une thématique

de la transcendance. Le concept paulinien de monde est un concept profane ;

l’espérance prend Dieu pour objet. Le monde est le lieu des péchés pour Saint Paul  ;

l’espérance est une vertu théologale. Pour une théologie biblique, la thématique de la

Chute (et de la décadence) est intimement liée à celle du monde alors que l’espérance se

réjouit d’une fin attendue de ce monde puisqu’elle y voit la possibilité ultime de la

Rédemption et du Salut de tous les hommes en un Royaume des Cieux situé

25 Dès lors que l’on oppose le concept de monde à celui d’histoire.

21

Page 22: La sécularisation de l'espérance

précisément en dehors de ce monde et par-delà ce monde26. Autant d’antinomies qui

n’ouvrent pas la voie de la facilité à l’espérance de ce siècle.

Partant de là, il semblerait bien que l’expression même d’ « espérance

séculière » fasse effectivement subir à l’oreille la même dissonance que « religieux

athée », « foi mécréante » ou « Eglise profane ». De même qu’avec l’ « obscure clarté »

baudelairienne, nous sommes bel et bien en présence d’un oxymore et le sens commun

de la logique s’en trouve heurté27. La question qu’il convient de se poser est dès lors la

suivante : comment contenir un principe transcendantal dans les limites d’un monde

immanent ? Ou encore : comment trouver la voie d’une transcendance dans un monde

de finitude ? Comment penser l’ouverture du principe espérance dans un monde conçu

comme totalité ou, pour reprendre la proposition de Wittgenstein, conçu comme

« l’ensemble de ce qui est le cas » ? Car si l’objet de l’espérance n’a pas cours dans le

monde, s’il n’est pas contenu dans l’ensemble même de ce qui est le cas dans ce monde,

que reste-t-il de mondain à l’espérance ? Comment concevoir un en dehors alternatif à

ce qui ne se conçoit soi-même que comme un totum clos28 ?

Se présentent alors deux alternatives possibles pour penser le monde. La

première est de postuler que le monde n’est rien de plus que ce qu’il n’est déjà. Le

monde se réduit donc à la somme de ce qui est le cas en son sein. Ce sera l’option

positiviste par laquelle on obtient une conception définitive et suffisante du réel menant

à réfuter l’« âge théologique » et l’« âge métaphysique » déclarés dépassés par Auguste

Comte. Réduire le monde à une collection de faits, de choses ou de cas structurés de

telles ou telles manières à un moment t de l’histoire, ne permet bien entendu pas

d’insérer une idée de transcendance quelle qu’elle soit (divine, rationnelle,

métaphysique…). Aussi, la seule eschatologie qu’elle propose se verra-t-elle enserrée

dans les limites du monde en tant que discours sur la finitude dans ce monde ou de ce

monde sans toutefois que l’hypothèse d’un au-delà soit raisonnable. Un tel monde ne

laisse rien à espérer de plus qui ne soit déjà contenu en lui, il n’est gros que de ce qu’il

est déjà. A l’inverse, l’autre alternative possible consiste à penser que le monde est gros

de ce qu’il n’est pas encore. C’est la position défendue par un Ernst Bloch d’inspiration

26 On pourrait ici m’accuser de personnifier l’espérance. Il s’agit seulement d’insister sur le fait que l’espérance se maintient par la joie et la foi irréductible en un Salut.27 Comme en témoignent les racines grecques du mot où oxus signifie « pointu » ou « piquant » et môros, « sot » ou « fou ».28 Remarque : la clôture du totum suppose une extension achevée dans l’espace mais ne permet pas supposer son achèvement dans le temps.

22

Page 23: La sécularisation de l'espérance

leibnizienne29. Selon lui (avec l’influence de Leibniz), le monde contient des possibles

« inexplorés », latents car contenus en puissance d’un « ferment utopique » du monde.

Or, ces possibles sont en attente d’une entéléchie qui ne peut se produire qu’à l’issue de

l’assouvissement des tendances oeuvrant à l’amélioration du réel. Autrement dit : le

monde est gros de ce qui n’a pas encore été réalisé, de ce qui n’a encore jamais fait

l’objet d’une expérience présente. Plus précisément, le Principe Espérance de Bloch

revient sur le concept d’utopie concrète où les potentialités individuelles aboutissent à

un phénomène d’actualisation. Toutefois, cette entéléchie n’a pas vocation à advenir

dans la transcendance d’un ciel « inaccessible » mais attend de se parachever dans le

mouvement d’un progrès de l’histoire. C’est donc bel et bien contre la résignation à un

statu quo que Bloch met en branle et décrit un phénomène de sécularisation de

l’espérance messianique, couronné par la mise en place d’une philosophie de

l’espérance et de l’avenir. Cette philosophie de l’avenir, Bloch la fait tout entière

reposer sur une «ontologie du non-encore-être » (noch-nicht-sein) qui postule que l’être

des hommes est inachevé et que cet inachèvement appelle la recherche d’autres

modulations de l’être : l’homme tel qu’il peut et tel qu’il doit être n’a pas encore existé

jusqu’à présent et doit seulement advenir. L’homme est ainsi tendu vers l’avant et ne

peut se mettre en repos dans un immobilisme, satisfait ou inquiet, car la permanence de

son désir vaut comme moteur de son agir. En effet, pour Bloch, l’homme a « l’espoir

chevillé au corps » que la recherche d’un monde meilleur n’a jamais lieu en vain,

qu’elle a toujours des prolongements et quelque chose d’irrépressible.

Ainsi l’espérance ne serait pas abstraction du monde mais prolongement de ce

monde. Pour Bloch, il s’agit d’installer le rêve d’une chose dans la nature et dans

l’histoire et non plus dans un ailleurs ou au-delà qui ne serait plus le monde et par-là, de

réconcilier le principe de l’espérance avec les bases d’un matérialisme historique. Nous

pouvons illustrer notre propos par analogie à une formule de Goethe. Pour Goethe, en

effet, « L’Art prolonge la nature sans pour autant en sortir ». On peut détourner cette

citation et faire dire à Bloch que, selon lui, « L’utopie30 prolonge le monde sans pour

autant en sortir. » Ainsi placée sur le versant d’une utopie concrète et matérialiste, il

semblerait qu’une espérance séculière ait les moyens de dépasser ses propres

contradictions et de se sortir de l’impasse dans laquelle on avait de prime abord cru la

trouver. Mais en réalité, rien n’est moins sûr. Rien n’indique, dans la réalité de nos

29 Op. cit.30 Mais on pourrait tout aussi bien parler d’espérance, l’espérance prenant la forme d’une utopie concrète.

23

Page 24: La sécularisation de l'espérance

expériences concrètes, que l’espérance soit encore le pivot d’une transformation du

monde, et qui plus est, d’une transformation méliorative et positive de ce monde. La

question est en effet de savoir si le langage de l’espérance demeure un langage pertinent

pour notre siècle et si elle peut encore trouver place pour se loger dans le monde. Nous

aurons en effet l’occasion de voir à quel point l’espérance est en passe de devenir un

principe précaire et que l’  « optimisme militant » défendu par Bloch se trouve ruiné dès

lors qu’à une réinterprétation de l’espérance on adjoint une réinterprétation du monde.

Le tort et l’illusion de Bloch sont sans doute d’avoir fait reposer l’espérance sur les

postulats d’un monde qui n’existe pas ou sur une conception erronée du siècle. Car il

n’est pas de théories pertinentes sur la sécularisation de l’espérance qui pourrait se

permettre de faire l’économie d’une réinterprétation du monde. Rien n’indique que le

monde tel qu’il existe est façonné selon les postulats de l’espérance. C’est pourquoi

s’interroger sur la possibilité d’une espérance mondaine ou séculière consiste tout

autant à s’intéresser au concept espérance qu’aux conditions de réalisation de ce

concept, à savoir, le monde. Nous aurons l’occasion de développer davantage ce point

dans la deuxième partie de notre travail.

Pour l’instant, cantonnons-nous à étayer la thèse du paradoxe logique,

conceptuel et ontologique d’une interprétation séculière de l’espérance. Si espérance et

sécularisation sont bien des principes antinomiques sur le plan logique et ontologique,

le paradoxe d’une espérance séculière doit cependant être relativisé ou, serions-nous

tentés de dire, « dédramatisé ». En effet, certains indices laissent à penser que ce

paradoxe n’est que dans les termes, dans le langage. En réalité, le paradoxe peut

apparaître bien moins « radical » que « mou » car, dans les faits, l’antinomie des

principes se laisse subsumer par une interpénétration des concepts. De cette manière,

espérance et sécularisation ne se laissent plus penser selon un rapport d’exclusion mais

selon un rapport de congruence, voire d’inclusion. Ce rapport d’inclusion transparaît

dans ce qu’il conviendra d’appeler « les présupposés théologiques du monde laïc »,

lesquels ne semblent plus permettre une interprétation de ce paradoxe comme radical.

2- Les présupposés théologiques du monde laïc   :

24

Page 25: La sécularisation de l'espérance

Il serait vain et abusif d’affirmer une opposition totale et radicale entre le monde

religieux et le monde laïc. Certes, un regard simpliste sur la situation a vite fait de nous

faire croire que « religieux » et « laïc » ne peuvent chacun se définir que négativement

par rapport à l’autre. Le premier terme semblant être l’exact opposé du second et vice

versa. Toutefois, adhérer à cette thèse de la différence radicale serait le fait d’une

personne qui se serait laissée abuser par le langage et qui tiendrait pour réductible à la

logique une relation qui ne se laisserait pas penser en dehors des faits. Et si le paradoxe

logique et conceptuel d’une interprétation séculière de l’espérance demeure intact au

regard d’une compréhension uniquement logique ou catégoriale, il est susceptible de se

résorber dans la réalité historique et matérialiste, à tel point que les deux concepts

d’espérance et de sécularisation pourraient se découvrir des fondements ontologiques

identiques. Aussi, devrons nous montrer en quoi et pourquoi le passage d’un monde

théologique à un monde séculier ne témoigne pas d’une « rupture » mais d’une

continuité entre deux principes qui s’appellent plus qu’ils ne se récusent.

a- Monde religieux et monde profane : des frontières poreuses

Le paradoxe logique ou conceptuel d’une interprétation séculière de l’espérance sera

rendu caduc dès que nous aurons prouvé l’interpénétration de la sphère religieuse et de

la sphère séculière. Et si une telle interpénétration existe (ce qui s’avèrera être le cas), il

est dès lors facile de concevoir la possibilité ontologique d’une espérance sécularisée.

De Hegel à Marx, la notion de sécularisation est d’abord comprise sous l’espèce

d’une « mondanisation du christianisme » (cf. Jean-Claude Monod). Par la suite, cette

notion n’a eu de cesse d’être reprise par différents auteurs successifs produisant

généralement la même critique sur le précédent : il s’agit de faire suite à un auteur en

reprochant à ce dernier de ne pas avoir suffisamment radicalisé son interprétation de la

sécularisation. Autrement dit, on reproche aux théoriciens de la sécularisation de

demeurer trop dépendants de la théologie par un excès d’abstraction, par une

insuffisante « mondanisation », jusqu’à la contestation radicale chez Nietzsche de la

volonté de ses prédécesseurs de se déprendre du christianisme en en demeurant

cependant tributaires ainsi que ce fut le cas pour Feuerbach, ou plus généralement, les

socialistes. Ainsi, avec le penseur du Gai savoir, la sécularisation se fait non plus

réalisation mondaine et achèvement de la religion mais émancipation complète.

25

Page 26: La sécularisation de l'espérance

Cependant, Jean-Claude Monod montre que Nietzsche retrouve un sens de la

sécularisation qui repousse ou rejette la religion plutôt qu’elle ne la réalise, et ce, dans

une visée finalement proche de l’affirmation des Lumières. Mais en même temps, Jean-

Claude Monod montre également et de manière très subtile que l’on est amené à douter

de l’émancipation radicale à l’égard de la religion dans le cadre d’une pensée qui

« débouche sur l’annonce d’une nouvelle bonne nouvelle » (cf., p. 94) avec le

Zarathoustra où l’on voit du coup se reconstruire un principe fort proche de l’espérance

chrétienne voire même en situation de proximité avec le messianisme. Il en résulte qu’à

ce niveau la sécularisation ne s’inscrit pas dans un rapport neutre à la religion mais dans

un rapport passionnel à cette dernière, toujours combattue mais maintes fois reconduite.

Ce n’est qu’avec l’œuvre des sociologies de la fin du XIXe siècle – et tout

particulièrement Max Weber- que la religion pourra être conçue comme sécularisation

neutralisée. Pour Weber, en effet, on verra que le recul de la religion -dans son rôle

social- conjoint à sa réduction à la sphère privée, introduit la sphère séculière et la

sphère religieuse dans un rapport de neutralité.

Pourtant, de nombreux indices incitent à récuser ce principe de neutralité qui ne

résiste d’ailleurs pas à une investigation approfondie de ces principes qui oeuvrent aux

fondations de ce que nous aimons désigner par les termes de « monde moderne ». Ces

indices constituent ce que nous nommerons, en référence à Karl Löwith, « les

présupposés théologiques du monde laïc », pierre de touche qui permet de concevoir

une histoire religieuse de la politique. Ceux-ci imprègnent chaque strate du monde laïc

et se sont paradoxalement manifestés dès les premières tentatives de compréhension

séculière du monde. Ainsi, avec Hegel, la réalité devient historique (Geschichtlich). La

« ruse de la raison » prend la forme d’un concept rationnel pour désigner l’idée de

Providence et le processus de l’histoire est compris selon le modèle d’une réalisation

future du règne de Dieu. Il apparaît dès lors, et ce que souligne Löwith, que l’histoire du

monde est conçue comme une théodicée par laquelle l’histoire du Salut est projetée sur

le plan de l’histoire du monde, et cette dernière se trouve élevée au rang d’histoire du

Salut. Autrement dit, le christianisme de Hegel transforme la volonté de Dieu en esprit

de ce monde : elle devient l’ « esprit du monde » et « les esprits des peuples ». En

résumé, la conception téléologique de l’histoire hégélienne n’est que le calque d’une

eschatologie sécularisée. Quoi qu’il en soit, la réalité devenue historique demeure

historique dans un inconscient occidental collectif et généralisé. La substance

téléologique, eschatologique voire même finaliste de notre conception de l’histoire nous

26

Page 27: La sécularisation de l'espérance

fait spontanément adhérer à une idéologie progressiste et providentielle, riche de ces

fameuses notions de développement, croissance ou progrès que nous érigeons d’emblée

(et du coup trop vite) comme valeurs positives et salutaires voire même comme le credo

de nos vies actives. Nous considérons comme relevant de l’essence de l’humanité de

vouloir tendre vers des lendemains qui chantent, de se charger d’espérance en se

tendant obstinément vers une démultiplication de sa puissance et vers l’objectivation de

sa liberté. Pourtant, comme le fait justement remarquer Marcel Gauchet, l’orientation

des hommes n’est pas univoque et celle que nous venons de décrire n’est que le propre

d’une part de la population mondiale influencée de l’intérieur ou de l’extérieur par un

soubassement idéologique profond issu du christianisme et du judaïsme. Il en résulte

que toutes ces productions idéologiques du monde moderne telles que l’expansion, le

progrès, la croissance ou le développement n’ont pas de légitimité à se penser

radicalement nouvelles puisqu’elles ne sont que résurgence de la téléologie et de

l’eschatologie chrétienne. Même, au moment où l’on constate la mort de Dieu, ces

nouveaux concepts sonnent à l’oreille comme autant de déclinaisons des

métamorphoses du divin31. Ce qui peut nous amener à penser que le fait de nous

considérer de manière réflexive comme résolument « modernes » n’aboutit qu’à nous

leurrer sur nous-mêmes et que notre plus grande méprise est de croire notre orientation

naturelle alors qu’elle n’est en fait qu’un produit de la culture. Aussi est-ce une chose

bien différente de sortir d’une Eglise et de se défaire de ses dogmes. De cette manière,

si les frontières entre ordre religieux et ordre profanes sont poreuses, si la distinction est

moins claire qu’il n’y paraît, si le monde religieux continue sans le vouloir à déterminer

le monde séculier (laïque), alors rien ne peut empêcher un principe religieux –tel que

l’espérance par exemple- de se glisser dans l’autre sphère quitte à adapter sa forme sous

les atours d’autres apprêts. Toutefois, bien qu’artificiel et tenace, le conflit entre monde

religieux et monde séculier demeure. Il faut désormais lever toute équivoque sur cette

antinomie et relativiser le phénomène de la sécularisation par une analyse typologique

de ce phénomène, non pas telle qu’on la conceptualise mais telle qu’on la constate.

b – La sécularisation ou la religion en héritage

31 La sécularisation peut-elle s’assimiler à une religion sans Dieu ? On sera tenté de répondre : oui et non. Car du constat de la mort de Dieu, on ne saurait déduire l’impossibilité des métamorphoses du divin.

27

Page 28: La sécularisation de l'espérance

Le « théorème de la sécularisation »32 impose à l’esprit l’image d’un avant et

d’un après : un avant qui serait religieux et un après qui ne le serait plus. Et que l’on

s’applique à défendre la sécularisation comme rupture ou simplement comme

continuation du religieux, il n’en demeure pas moins l’idée d’une transformation opérée

et le passage d’un état à un autre. Ainsi, la question de la sécularisation prise en un sens

philosophique désigne une fonction mettant en rapport deux termes (B est la

sécularisation de A). Selon une signification faussement simple du terme

« sécularisation », nous sommes moins tentés d’y voir non la simple transformation

d’un état en un autre mais, au contraire, nous la concevons comme métamorphose

radicale, voire même comme renoncement total à l’ancien ordre, à savoir l’ordre

religieux. Le phénomène de sécularisation prend dès lors les traits d’une conversion

fondamentale plus que ceux d’un simple changement ou d’une mutation. Cela

correspond au point de vue de Jean-Claude Monod33 qui, pour sa part, opère une

distinction entre deux types de sécularisation : une « sécularisation-liquidation » et une

« sécularisation-transfert ». Cette dernière désignerait le mouvement par lequel un

secteur social va s’émanciper en transférant des prédicats ou des caractères théologiques

dans un Etat institutionnellement laïc. C’est ce qui a lieu lorsque l’on parle du « culte »

de l’Etat ou du « sacre » de l’art, par exemple ; on peut dès lors parler de religions de

substitution.

Aussi, compte tenu de la prégnance de présupposés théologiques tant dans la

philosophie de l’histoire que dans l’histoire du politique, rien ne semble indiquer que

nous ayons atteint le stade de « sécularisation-liquidation ». Au contraire, tout tend à

prouver que nous sommes encore au stade d’une « sécularisation-transfert ». En effet, il

ne suffit pas de prendre acte d’un repli du religieux dans la sphère privée pour penser

son recul social car nos sociétés sont tout entières imprégnées et construites autour

d’une conception chrétienne et eschatologique du monde. La preuve en est que la

temporalité sur laquelle nous plaçons l’existence de toutes choses demeure

invariablement linéaire et que c’est sur cette même ligne du temps que nous projetons

toujours et sans vraiment le vouloir, un idéal d’avenir, un horizon d’attente. Ainsi, le

salut par le Progrès, croyance magistralement mise en exergue dans nos sociétés

« modernes » est-il de toute pièce fabriqué sur le modèle eschatologique chrétien. Selon

32 J’emprunte l’expression à Carl Schmitt qui le premier analysa ce phénomène en ces termes dans sa Théologie politique.33 Jean-Claude MONOD, La querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.

28

Page 29: La sécularisation de l'espérance

les mêmes raisons, les valeurs fortes de notre époque ne sont autres que les notions de

« progrès », de « développement », de « croissance », d’ « avancées technologiques ou

scientifiques ». Force est de constater à quel point ces valeurs humanistes, que certains

n’hésitent pas à qualifier de « droit fondamentaux de la personne humaine », ne sont en

réalité que le parachèvement d’un système chrétien de croyances transposé dans un

monde occidental séculier. En se sécularisant, en devenant « modernes », nos sociétés

sont sorties de la religion non en émancipant la raison des dogmes religieux mais en

réajustant une idéologie chrétienne implicite à toutes les sphères de la vie sociale,

politique et intellectuelle. Le contenu de la pensée s’est certes mû d’un objet sur un

autre, mais le mode de pensée continue lui d’être celui d’une foi empruntée à l’héritage

judéo-chrétien34. Il en résulte que l’autonomie que nous revendiquons ainsi que notre

liberté de pensée ne se trouvent être, pour une bonne part, rien d’autre que le substrat

permanent d’une illusion naïve car limités par les postulats idéologiques ambiants. Il ne

suffit pas à la pensée de se libérer de Dieu ou d’un dogme pour être libre, car il lui faut

pour cela être capable de s’abstraire de son moule idéologique et, pour ce faire,

admettre que le résultat de sa capacité à se représenter le monde n’est jamais le fruit

d’une intuition naturelle mais seulement l’expression tacite d’un discours idéologique

dissimulé. De cette manière, la modernité n’apparaît plus que comme une croyance, un

mythe, voire un leurre qui ne serait que l’expression d’une fausse rupture d’avec son

héritage religieux. Ainsi interprétée, on conteste à la sécularisation l’intention

d’émancipation moderne en prétendant inscrire l’histoire des hommes sous le signe

d’une irréductible substance théologique présidant à l’histoire. Certes, il faut se garder

de toute interprétation unilatérale et univoque du phénomène de sécularisation (ce que

Jean-Claude Monod a précisément évité) tant ce dernier est riche, diffus et polysémique.

Cependant, l’on ne trouve jamais d’analyses de la sécularisation qui concluent sur une

opposition tranchée entre la sphère religieuse et le siècle laïc, ou, autrement dit, entre le

monde religieux et le profane. Il n’est donc pas de sécularisation qui se pose en rupture

radicale avec la religion et le monde laïc est largement investi de présupposés

théologiques (conception téléologique et eschatologique de l’idée de progrès, croyance

en un télos de l’histoire des hommes, œuvrer pour une condition salutaire etc.). A juste

titre, tout ceci nous porte à affirmer la facticité de la scission entre religieux et profane 34 J’en veux pour preuve le titre de ce livre pour enfants sur l’histoire de l’humanité : « La marche des millénaires. A l’écoute de l’Histoire. » (Isaac Asimov et Frank White, Castor Poche Connaissances, Flammarion, 1994, Paris). La récurrence du thème messianique de la « marche » montre bien notre incapacité notoire à penser l’histoire du monde en dehors des catégories issues de l’héritage judéo-chrétien.

29

Page 30: La sécularisation de l'espérance

bien que ce conflit demeure une persistance tenace dans la conscience commune tant

l’on s’évertue à y puiser le témoignage précaire de notre pleine liberté.

Notre but a été de montrer que, dans une large mesure, la sécularisation d’une

vertu religieuse était concevable. En effet, nous sommes parvenus à montrer que la

sécularisation n’était pas un principe de liquidation du contenu et du sens de la religion

mais aussi que c’était un leurre ou une illusion naïve que de croire qu’un air de

révolution allait mettre fin à plus de deux mille ans de comportements acquis et ajourner

cette conception caractéristique du monde, héritage d’une chrétienté longtemps

souveraine mais aussi en proie à la tentation que constitua longtemps le vieil idéal du

messianisme juif35. Ainsi, la sécularisation ne se laisse pas conceptualiser en un sens

trop « strict ». Concept mou, polymorphe et flexible, elle a pour propriété de pouvoir

s’accomplir dans une réappropriation des normes religieuses transférées ensuite à la

sphère laïque. Aussi pourrions nous dire –en détournant la célèbre formule de

Clausewitz, à savoir, « la paix n’est que la continuation de la guerre par d’autres

moyens »- que la sécularisation n’est que la continuation de la religion par d’autres

moyens. C’est au fond le même constat que fait Carl Schmitt lorsqu’il pose que « tous

les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques

sécularisés »36.

Chemin faisant, on ne saurait empêcher l’espérance d’opérer sa conversion au

monde laïque et auto-normé de l’ère a-religieuse et a-thée. Il en découle que le paradoxe

logique et conceptuel, dont nous faisions initialement état, n’est en réalité que d’ordre

logique et formel : il ne résiste pas à une interprétation empirique notifiant la singularité

des faits et ce paradoxe se trouve vite contourné (à défaut d’être dépassé) dès que l’on

s’oriente vers une approche multilatérale de la sécularisation qui permet de se rendre

compte que sécularisation et religieux (ou que sécularisation et espérance) peuvent

exister dans une relation de congruence ajustant l’un à l’autre. De cette manière, on peut

penser que les conditions sont réunies pour que le langage de l’espérance fasse sens

dans un monde sécularisé mais encore faut-il entendre l’expression « faire sens » selon

sa résonance la plus pauvre puisque ce n’est que sur l’absence de non-sens que le

paradoxe se résorbe (et non par une flagrance de sens). Nous n’avons donc pas jugé de

35 Rappelons qu’il y a aussi une eschatologie chrétienne, attente, non d’un messie déjà venu, mais de la parousie.36 Carl Schmitt, Théologie politique (1922) cité par Karl Löwith dans Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire.

30

Page 31: La sécularisation de l'espérance

la pertinence ni de l’intérêt d’une espérance séculière mais simplement de sa « non-

absurdité ». Mais encore une fois, ce n’est pas dire d’une chose qu’elle bonne que

d’admettre qu’elle n’était pas mauvaise et ce n’est pas dire de l’espérance séculière

qu’elle est pertinente quand il a simplement été établi qu’elle n’était pas une incongruité

antinomique.

3- Dialectique du paradoxe   : un conflit insoluble ou dépassable   ?

« Malgré soi on est de son siècle » faisait remarquer Auguste Comte37, ce qui n’efface

pas pour l’espérance la difficulté qui est la sienne de « vivre avec son temps ». Mais

l’espérance, peut être bien malgré elle, est de ce siècle. Partant de là, il faut composer

avec et la considérer comme une réalité. Toute la question est de savoir quelle est la

réalité de l’espérance contemporaine ; ce qui, en amont, nous porte à envisager

l’étendue plutôt restreinte des possibles qui valent pour elle comme condition de

réalisation. Or, la possibilité concrète de l’espérance séculière dépend directement de sa

capacité à se déprendre ou non de sa posture paradoxale, de sa capacité à s’envisager

d’abord comme paradoxe sans jamais devenir absurde ou, autrement dit, de sa faculté à

assumer ou non un paradoxe. Aussi, en raison même des présupposés théologiques dont

nous avons rendu compte tout à l’heure, on observe que le monde moderne et séculier,

après l’effacement de son Dieu originel, fait état d’un certain nombre de

métamorphoses du divin. Ainsi, depuis la révolution industrielle au milieu du XIXe

siècle, mais déjà présent dans les premiers bourgeons des Lumières au XVII  e, on assiste

à un déplacement significatif de la foi où la raison se pose comme succédané du divin et

où, par voie de conséquence, c’est le Progrès et non plus la foi en Dieu qui fonde et

soutient l’espérance. Il s’ensuit que d’une foi théocentrique nous sommes passés au

régime d’une foi « futurocentrique » et, en définitive, c’est toujours par une confiance

absolue en un principe que nous érigeons comme supérieur - plus que comme

transcendant - que l’homme refonde la foi au gré des divers modes de l’espérance

(espérance théologale, espérance futurologique).

37 Cité par Pierre-André TAGUIEFF, op. cit. p. 69.

31

Page 32: La sécularisation de l'espérance

Dans notre titre, mention a été faite de ce qu’il convient d’appeler « une

dialectique du paradoxe ». Il s’agit de produire une interaction dynamique et féconde

entre l’espérance et la sécularisation, sur des plans pour l’instant restreints à l’analyse

du concept et aux fondements ontologiques.

a – Diagnostic :

L’expression même d’espérance séculière relève-t-elle finalement de la

contradiction, de la simple opposition ou du paradoxe ? Selon toutes vraisemblances,

rien ne nous motive à la qualifier de contradictoire puisque nous avons vu que, compte

tenu des frontières poreuses entre monde religieux et monde profane, affirmer la

possibilité d’une espérance séculière ne revient pas à affirmer deux possibles qui ne

peuvent être vrais en même temps. De telle sorte que sécularisation et espérance

apparaissent davantage comme des concepts opposés, l’un faisant référence à une sortie

de la religion et l’autre se constituant autour et à partir de son objet initial  : Dieu --la

contradiction n’excluant pas la coexistence des deux concepts en question. Toutefois,

cette opposition n’est que de forme puisque l’histoire des deux notions prouve qu’elles

se sont pensées davantage dans une relation de congruence -voire de continuité- plutôt

que dans une relation d’exclusivité. Les catégorisations conceptuelles se trouveraient

donc en situation d’être débordées par la réalité des faits. Aussi est-on en droit de se

demander si la forme paradoxale de l’espérance séculière dont il est ici question ne tient

qu’à l’ébranlement de l’opinion commune, laquelle ne sait rien voir d’autre dans la

sécularisation que la forme exacerbée et intégriste d’une laïcité promue trop tôt égérie

d’une victoire trop vite annoncée sur les piliers théologiques de notre civilisation. On

peut aussi envisager la forme paradoxale comme conséquence de la combinaison forcée

et hybride de deux concepts inadéquats. Quoiqu’il en soit, l’apparence et la forme du

paradoxe demeurent. Pourtant, devant ce paradoxe ainsi posé, rien ne nous légitime à

nous satisfaire de sa forme aporétique. Davantage qu’un vain trajet vers l’impasse, le

paradoxe de l’espérance invite à interroger à la fois l’essence du religieux comparée à

l’essence du séculier. Il n’est donc pas sans issue. Au contraire, ce paradoxe se prêtant

au procès de la réflexivité, sa mise en exergue produit un éclairage inédit, à la fois sur la

forme séculière du religieux et sur la forme religieuse du séculier. Le paradoxe revêt

donc ici la fonction critique de lutte contre la fausse évidence ordinaire. Il permet

32

Page 33: La sécularisation de l'espérance

d’appréhender la réalité selon un axe duquel elle se dérobe souvent, en montrant que

nos catégorisations du réel n’ont qu’un intérêt classificatoire et, par-là, conventionnel,

voire arbitraire. Le paradoxe éclaire la nuance entre deux couleurs que l’esprit n’a que

trop tendance à concevoir comme tranchées, il installe la confusion dans des

distinctions que nous tenions pour claires et produit de l’ambiguïté entre deux concepts

qui n’ont d’opposé que l’apparence. Il conduit à une réinterprétation des notions de

sécularisation et d’espérance. Loin d’être stérile, il marque de son sceau la particularité

d’un nouveau concept, réfléchi et bâti dans la tension de ce paradoxe que nous avons

qualifié de conceptuel et logique. Il est donc une manière d’envisager l’espérance

séculière non comme l’objet d’un paradoxe mais comme la forme positive d’un concept

neuf issu de ce processus dialectique entre sécularisation et espérance. Ainsi, le

paradoxe n’a-t-il plus vocation à déclarer l’irréversible forme aporétique d’une

espérance séculière mais, bien au contraire, il s’impose comme condition de définition

et d’élaboration d’un nouveau concept.

Le paradoxe ne constitue dès lors plus un obstacle. Bien loin de conclure à

l’impossibilité de penser rationnellement une espérance séculière, c’est dans les

ambiguïtés du paradoxe qu’il convient de chercher les traces de son dépassement et par-

là, retourner l’arme contre elle-même. En jouant avec le paradoxe, ses tensions et son

retournement, on parvient à faire se détacher les modalités et caractéristiques du

concept dont on voit les contours s’esquisser petit à petit. C’est ainsi que, façonnée par

le paradoxe, on voit émerger la possibilité conceptuelle et logique d’un nouveau type

d’espérance.

b – Esquisse d’une espérance séculière :

Rien ne permet encore d’affirmer la viabilité ou l’efficience du concept. A ce

stade nous sommes seulement en mesure d’en affirmer la possibilité conceptuelle et,

tout au plus, d’en extraire un certain nombre de conditions de réalisation nécessaires

pour qu’il puisse trouver la voie de son effectivité, quelque part dans l’espace et dans le

temps38.

Nous ne disposons que des moyens permettant de penser la forme de cette

espérance, sa positivité logique, sans encore pouvoir rien énoncer de son contenu.

38 Puisque nous ne présupposons pas que c’est dans notre monde contemporain à l’exclusion de tout autre que l’on trouvera traces significatives d’un tel type d’espérance.

33

Page 34: La sécularisation de l'espérance

Autrement dit, dans un vocabulaire plus kantien, il ne s’agit ni plus ni moins que de

nous interroger sur « la possibilité de l’expérience » même d’une espérance séculière.

Or, s’interroger sur la possibilité d’une chose suppose certes bien que la chose soit déjà

connue mais ne renseigne en rien sur le fondement effectif de sa possibilité, ce

fondement résidant en dehors de la chose elle-même. Pour cette raison, nous nous

bornerons ici à produire une esquisse du concept sans déjà chercher à le soumettre à la

concrétude d’un monde qui, à ce niveau de réflexion, n’est encore, pour le concept,

qu’une possibilité extérieure ou disons un « non-moi » de l’espérance pour reprendre

l’expression de Fichte.

En premier lieu, il importe de faire la remarque suivante et de préciser notre

propos au-delà de la conscience commune, à savoir : une espérance séculière n’est pas

nécessairement une espérance athée. Il s’agit là d’une thèse principalement défendue

par certains théologiens39 qui voient dans le phénomène de sécularisation un moment

qui correspondrait à l’âge adulte de la foi. Pour eux, la question est posée de savoir si ce

n’est pas dans la foi elle-même que la sécularisation puiserait ses conditions de

possibilité. De ce point de vue, l’hypothèse formulée est la suivante : compte tenu du

fait que le concept de sécularisation appuie l’idée ou le constat d’une désacralisation du

monde, il renverrait -consciemment ou non- à la condamnation de l’idolâtrie sans cesse

réitérée par les prophètes d’Israël. Le rejet définitif de l’idolâtrie serait donc le signe de

la maturité de la foi. Certes. Mais encore faut-il être sûr que c’est bien de la même foi

qu’il s’agit et s’assurer aussi que la désacralisation de la figure divine n’est pas

annonciatrice d’une recrudescence des idoles profanes. Voir dans le rejet de l’idolâtrie

un signe de maturité pour la foi est peut être bien l’œuvre d’une théologie si optimiste

qu’elle en précipiterait ses conclusions : si cet effacement de l’idole est le produit d’une

foi qui ne repose plus sur l'Alliance primitive conclue entre Dieu et son peuple, il faut

plutôt considérer la sécularisation comme le phénomène créateur d’une nouvelle foi qui

ne doit pas être confondue avec la foi chrétienne dont on observe davantage les signes

de décadence. De plus, la perte de Dieu semble avoir précipité l’Occident dans

l’euphorie créatrice de nouvelles idoles vers lesquelles l’on tente –en vain peut être- de

conduire l’humanité toute entière (comme cela a été le cas avec la notion de progrès, par

exemple)40. En conséquence, peut-être a-t-on raison de penser que les conditions de 39 Cf. Jean-Yves LACOSTE pour l’article « Sécularisation » du Dictionnaire critique de théologie, collection Quadrige, PUF.40 Ces nouvelles idoles ont ceci de commun qu’elles épousent des idéologies génératrices d’une croyance en un salut terrestre (progrès, science développement), elles ne sont que des ersatz aveugles des anciennes eschatologies.

34

Page 35: La sécularisation de l'espérance

possibilité de la sécularisation résident dans la foi elle-même mais sans doute est-ce

illusoire d’y voir une modalité d’existence sereine pour la foi judéo-chrétienne. Disons

plutôt que le ver séculier est dans le fruit de la foi. La sécularisation ne se montre donc

pas comme l’âge adulte de la foi spécifiquement chrétienne, elle en serait plutôt la

sénescence, voire son effacement. Tout ceci n’est peut être au fond que la conséquence

structurelle de la forme même du christianisme si l’on s’accorde avec la perspicacité

d’un Marcel Gauchet41 pour y discerner la potentialité et la dynamique exceptionnelle

d’une « religion de la sortie de religion ». Toutefois, le système de la foi demeure42 et

conditionne la possibilité d’une espérance nouvelle, axiologiquement déterminée par

l’une des métamorphoses du divin qu’elle se sera choisie pour objet (que ce soit le culte

de la Modernité, le Progrès, le positivisme scientifique etc. ou tout autre notion idéelle

instaurée comme totem de toute religion civile moderne).

Ces précisions ayant été faites, essayons de dessiner les contours d’une

espérance sécularisée.

Tout d’abord, penser une espérance séculière revient à poser l’espérance sur le

plan de l’immanence du monde et du devenir de ce monde. Autrement dit, l’espérance

se fait mondaine et par-là, on s’attend à ce qu’elle réconcilie le monde du devenir avec

le monde de l’être et qu’elle se pense transcendante sans toutefois être transcendantale

(ce qui signifie qu’elle est pour elle-même son propre principe ascendant sans que sa

dynamique soit orientée par un principe ascendant qui lui serait étranger et extérieur,

ou, en d’autres termes qu’elle est une dynamique venue d’ « en bas »). De cette

manière, l’espérance ne s’articule plus autour de la Bible, ou d’une idée biblique du

salut, mais cherche la vérité de son accomplissement dans le livre de l’Histoire, le

« livre de l’âme humaine dans le temps et les nations » tel que l’évoque la périphrase de

Herder43 dans une visée nettement téléologique. Ainsi l’espérance a désormais partie

liée avec une téléologie historique car elle soutient la marche de l’humanité vers

l’accomplissement de fins dernières sécularisées, à savoir l’émancipation de tous les

hommes, la justice pour tous par-delà les frontières, la prospérité générale ou la paix

définitive et universelle. On n’est donc pas sans remarquer à quel point une espérance

séculière se confond avec son pendant rationaliste et positiviste que constitue l’idée de

progrès. Dans les deux cas en effet, c’est par la foi en un ordre en marche vers le salut

41 Cf. op. cit. Remarque : cette thèse a déjà été soutenue par Ernst Bloch dans L’Athéisme dans le Christianisme (1975)42 Peut être grâce à ce « besoin privé de croire » qu’évoque Marcel Gauchet (op. cit. p. 13)43 Cité par Hannah ARENDT dans La crise de la culture, p. 94, chap. « Le concept d’histoire »

35

Page 36: La sécularisation de l'espérance

de l’homme que s’orientent les systèmes de croyances progressistes. Progrès et

espérance postulent tous deux que le devenir du monde est celui d’une marche en avant

qui continue et continuera sans interruptions vers et dans le futur. Le futur devient donc

avenir et l’avenir devient la projection d’un champ infini de possibles. Et, en

conséquence d’un optimisme historique prégnant chez les modernes, les possibilités

offertes par le futur sont considérées comme globalement prévisibles et nécessairement

merveilleuses. Rejetons du mythe fondateur d’une histoire téléologisée, bonheur et

progrès centrent la foi sur le futur et non plus sur Dieu, pôle originaire de la foi (et du

sens). C’est ainsi que l’on assiste au basculement d’une foi théocentrique vers cette foi

« futurocentrique » et jubilatoire puisque, garant du futur, le Progrès se fait le creuset de

toutes les espérances de l’optimisme humaniste. Articulée et structurée selon les

préceptes même de cette nouvelle foi, l’espérance séculière s’identifie à la promesse

d’un bonheur terrestre à venir44. Elle se fait espérance du progrès (caution de la

réalisation d’un tel bonheur), promesse de plus de progrès, de toujours plus de Progrès.

Sécularisée, l’espérance prend donc les traits d’une croyance progressiste, voire

cumulative tant elle se confond et se détermine par la réalisation de l’idée de progrès.

L’agrément de la promesse semble commun à l’espérance et au progrès, à savoir que le

même va changer en mieux. Tant est si bien que progrès et espérance séculière ne

semblent plus correspondre à deux notions qu’il convient de distinguer, les deux tendant

plus à se confondre voire s’amalgamer.

c – Penser l’espérance séculière : autolimitations d’un

concept et pronostic vital.

Penser la possibilité d’une espérance séculière ne représente pas, nous l’avons

vu, l’achoppement sur un paradoxe radical. Une esquisse du concept d’espérance

séculière est possible. A priori, on est en droit de projeter sa réalisation effective dans le

monde. L’histoire, sous l’éclairage nouveau des Lumières, semble d’ailleurs avoir

produit et rendu possible ce nouveau type d’espérance bien que celle-ci ne fût sans

44 Et non plus à sa simple « possibilité », la foi prenant les traits d’une certitude.

36

Page 37: La sécularisation de l'espérance

doute rien d’autre que l’ajustement d’un système de croyances et de dogmes chrétiens

aux nouveaux impératifs idéologiques d’un monde qui avait déclaré ne plus l’être.

Ainsi, la notion moderne de Progrès comme conception de l’Histoire globale, en tant

qu’elle fut porteuse de promesses, paraît avoir incarné le mieux la forme à la fois

nouvelle et sécularisée45 d’une espérance.

Pourtant, bien que dépassé, le paradoxe dont il s’est agi dans ces pages n’en

insuffle pas moins sa marque au concept, jusqu’à faire de l’espérance un concept

précaire car affaibli. Car pour dépassé qu’il soit, le paradoxe ne s’en trouve pas pour

autant effacé ou annulé, ni même oublié. Il demeure, présent, accusateur et en retrait

d’une espérance sécularisée en lutte constante contre ses propres contradictions. Ainsi,

un certain nombre d’inéluctables difficultés se font jour dès lors que l’on s’emploie à

transposer le principe de l’espérance dans notre monde, et qui plus est, dans notre

monde de ce début de vingt et unième siècle. Ces difficultés sont aussi bien intrinsèques

qu’extrinsèques à l’espérance. Or, nous l’avons vu, la modernité semble avoir surmonté

pour une bonne part un certain nombre de ces difficultés puisque l’espérance s’est

retrouvée un temps magnifiée et exponentiellement répandue dans l’esprit des hommes

à travers la notion de progrès. Et tout se passe donc comme si l’espérance, sécularisée,

avait elle-même trouvé les moyens de s’affranchir de ses limites et de ses contradictions

au nombre desquelles nous pouvons compter la problématique d’une transposition de

l’immanence du sens à une thématique de la transcendance de ce sens, par exemple.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment cela doit-il s’interpréter ? L’espérance ayant

remporté le pari de la modernité, quelles sont ses limites ? Dispose-t-elle par elle-même

des ressources nécessaires pour s’approprier avec autant de vigueur quelque réalité que

ce soit ? Les temps sont-ils toujours acquis à l’espérance ? Certes, on s’accordera à dire

que l’espérance a survécu à la mort de Dieu, à l’épreuve du désenchantement46 présent

du monde en projetant, loin dans le futur, l’idéal de ses réalisations. Le futur se traduit

donc comme l’horizon de sens de toute espérance, il en constitue par-là la condition

sine qua non puisque ce n’est que pour demain que l’on peut vouloir le « mieux ».

« Douleur dans le présent, donc crime dans le passé mais espérance et justice dans

l’avenir » écrivait à ce propos Pierre Leroux47 montrant par-là à quel point l’avenir est

45 Comme il convient de le faire désormais, il faut distinguer « séculier » de « athée » compte tenu du faut que la sécularisation n’est pas la négation d’une forme encore pérenne de religiosité. 46 Tel qu’il a dans un premier temps été conçu et développé par Max Weber dans L’Ethique protestante ou l’esprit du capitalisme (1904-1905).47 Pierre Leroux, discours Aux philosophes (1831), in Œuvres, Paris, Lesourd, 1850, t.1, p. 23, cité par Pierre-André TAGUIEFF in op. cit.

37

Page 38: La sécularisation de l'espérance

érigé au rang de valeur positive par un inconscient collectif attaché aux symboles

futurocentriques du messianisme progressif. Toutefois, si l’espérance a gagné le pari de

la modernité, gagnera-t-elle celui d’une « post-modernité »48 marquée et caractérisée par

une forme nouvelle –car inédite – de désenchantement ? Car, si l’espérance a survécu à

la mort de Dieu, dispose-t-elle de ressources suffisantes pour perdurer à l’effacement de

l’avenir49 ?

Autant d’interrogations qui nous amènent à appréhender notre siècle post-

moderne autour d’une nouvelle typologie du désenchantement et par une refonte de

notre concept de monde. L’idée est ici véritablement de tester la validité de notre

concept d’espérance séculière aux conditions réelles de notre monde contemporain. Ce

test, correspond à celui de la capacité réelle de l’espérance à surmonter, ou non, un

nouveau paradoxe. Non plus conceptuel ou logique, ce paradoxe sera celui d’une

espérance dans les limites d’un monde désenchanté et nous l’appellerons le « paradoxe

politique de l’espérance ». L’espérance (séculière) doit désormais se confronter à la

réalité et sortir de la pensée abstraite du paradoxe logique et conceptuel. Penser la

sécularisation de l’espérance ne doit pas faire l’économie d’une pensée médiatisée et

concrète car il demeure essentiel que le concept dont il est ici question fournisse des

méthodes d’intervention dans la réalité. Dans un monde désenchanté où l’invisible perd

de sa force et où le principe de réalité opacifie celui de l’espérance, on est en droit de se

demander si l’optimisme militant de l’espérance ne se heurte pas à d’inéluctables

limites ou contradictions.

48 Qu’importe de savoir s’il s’agit ici d’une « post-modernité », d’une « hyper-modernité » ou d’un « supra-modernité » etc. J’emploierai ici le terme de post-modernité indépendamment de ce débat purement terminologique (et sans grand intérêt) autour de la qualification appropriée de notre époque. Par post-modernité, il ne faudra comprendre rien de plus rien de moins qu’une césure idéologique avec l’ère moderne, il ne s’agit que faire état d’une transformation profonde de notre appréhension et conception du monde (sans pour autant que celle-ci soi nécessairement consciente).49

38

Page 39: La sécularisation de l'espérance

II

Le paradoxe politique : l’espérance

dans les limites d’un monde

désenchanté 

S’il fallait donner une définition claire et générale de l’espérance, nous pourrions

la traduire comme « tension positive vers l’avenir ». Le fondement de l’espérance se

trouve dans une promesse d’avenir, ou, autrement dit, dans une certaine idée de l’avenir

produite dans le passé par certaines paroles de promesses. L’espérance est donc un pont

entre un passé et un futur où le passé donne des raisons de croire en ce futur que l’on

conçoit généralement vierge et idéalisé comme projection de tous les désirs déjà

contenus dans la promesse. L’espérance est une promesse. Et la promesse, comme

39

Page 40: La sécularisation de l'espérance

l’espérance, est ce pont jeté entre le passé et le futur. Le passé est alors conçu comme le

moment de l’élaboration de la promesse. Le futur, par voie de conséquence, est alors

conçu comme l’espace de réalisation possible de cette promesse. Le futur n’est donc

plus un simple temps à venir, il est à envisager comme un pur espace mental qu’il faut

investir. Pour lui-même sa propre fin jamais finalisée, le futur devient un horizon de

sens et d’attente où s’accumulent tous les désirs et espoirs de l’espèce humaine. Il se

confond donc avec un lieu et ce lieu, assimilé à un espace de désirs, devient l’entité

privilégiée et positive qui alimente l’espérance. Par-là, le futur est investi d’avenir et

c’est vers cet avenir que se tend toute entière l’espérance. L’espérance a donc un besoin

nécessaire d’avenir. C'est-à-dire qu’elle a besoin d’un espace vierge et lointain de

réalisation pour y loger les désirs qu’elle porte et la possibilité effective de leur

réalisation. Encore une fois, on voit à quel point est-ce le futur transmué en avenir qui

se porte garant du sens de l’espérance car il confère à la fois un lieu et un objet à

l’espérance (un topos et un logos serions-nous tentés de dire). Aussi, devons nous

admettre que la possibilité d’un effacement du futur -du moins dans sa forme qui nous

est familière- ne permet plus à l’espérance de se justifier comme moteur de l’action. Or,

c’est sans doute dans ce qu’il convient de nommer le « désenchantement du monde »

que l’on trouvera les causes de ce bouleversement de temporalité.

I – Figure de l’espérance dans un siècle désenchanté   :

Nous avons dit en introduction que « le désenchantement (du monde) est un

terme utilisé par Max Weber pour qualifier un certain nombre de traits caractéristiques

de la modernité. On parle de désenchantement quand une réalité perd de son mystère et

qu’il n’existe plus d’écart entre ce qu’elle est et la manière dont elle apparaît. » En

40

Page 41: La sécularisation de l'espérance

d’autres termes, la modernité se caractérise par le recul des croyances diverses qui

accordaient aux choses un caractère magique ou sacré. Véritable entreprise de

désacralisation, le désenchantement wébérien renie toute magie dans le monde mais

aussi toute magie dans la religion, ce qui revient bien à expulser la notion de sacré.

Ainsi l’homme moderne serait-il réduit à vivre dans un monde où la rationalisation des

échanges et la bureaucratie se substitueraient aux mythes et aux symboles traditionnels.

En définitive, cela se traduirait par le ravalement de tout être et de toute chose au statut

de simple moyen au service d’une fin qui le dépasse. Weber précise que ce

désenchantement s’accompagne d’un processus d’appauvrissement par lequel l’homme

se simplifie jusqu’à n’être plus qu’un maillon de la longue chaîne sociale.

On peut émettre l’hypothèse d’une version dérivée de cette forme de

désenchantement qui serait plus en phase avec la réalité de notre monde contemporain

et ainsi parler de « désenchantement » dès lors qu’une réalité concrète et effective perd

l’horizon de sa transformation, et que l’on n’accorde plus d’importance à l’écart entre le

monde tel qu’il est et le monde tel que l’on voudrait qu’il soit. Le désenchantement

post-moderne se caractériserait donc par le recul de l’espérance qui accordait au monde

la possibilité d’un changement mélioratif. Ainsi, si nous devons partir du constat que

l’espérance contemporaine ne peut être que celle d’un monde désenchanté – ce qui n’est

pas, nous le verrons, sans remettre profondément en cause la possibilité même des

fondements de l’espérance – il devient nécessaire de produire une typologie du

désenchantement actuel.

a – Typologie du désenchantement :

Le désenchantement wébérien s’articule sur deux phénomènes. D’une part, la

perte ou l’effacement de la croyance magique, du mystère du monde et de l’invisible.

D’autre part, l’avènement de la bureaucratie doublée d’une rationalisation

impersonnelle de ces structures bureaucratiques. Ces deux phénomènes s’articulent

conjointement et font passer la société séculière de la sécularisation à la désacralisation

qui en est une condition à la fois nécessaire et suffisante (à tel point qu’en réalité les

41

Page 42: La sécularisation de l'espérance

deux termes se confondent). A s’en tenir à la définition apportée par le dictionnaire, le

désenchantement, dans une acception simple, pourrait se réduire au « fait d’avoir perdu

ses illusions, à une déconvenue ou déception »50. En d’autres termes, le

désenchantement ne serait rien d’autre que le dur réveil de ce « rêve-en-avant »51 au sein

duquel nous plonge l’espérance. Aussi n’est-ce sans doute pas un hasard de voir

coïncider un phénomène de désenchantement avec un phénomène de désacralisation.

Nous sommes amenés à formuler l’hypothèse selon laquelle le

« désenchantement » du monde dépasserait l’unique figure wébérienne pour s’imposer,

par extension, comme un phénomène composite et multiforme dont la constante

majeure demeurerait toutefois une désacralisation prononcée du religieux et un

effacement général de l’idée de transcendance52. Mais cette désacralisation n’a pas pour

unique conséquence de produire un recul des croyances diverses, qui accordaient aux

choses ce caractère magique, auxquelles se substitue un processus généralisé de

rationalisation. Il est possible d’aller plus loin et de considérer que le désenchantement

contemporain sur lequel butte l’espérance correspond aussi à une prise en considération

de l’existence d’un mal indépendant du plan divin mais directement issu de l’économie

humaine. Autrement dit, la figure du désenchantement se dessine aussi par cette prise de

conscience que la cause du mal autrefois exogène (comme lorsqu’on parle de « la colère

de la nature » qui nous accable de catastrophes ou de la punition divine pour justifier la

présence du mal sur terre) est en réalité endogène car produit néfaste de la communauté

des hommes sur terre.

Pour comprendre cette réflexion désenchantée de l’homme pour lui-même,

autorisons-nous un détour par le Dictionnaire de Pierre Bayle car on y trouve des pistes

pour penser la fermeture politique à laquelle se heurtent des idéaux d’ordre théologique.

Dans son Dictionnaire, Pierre Bayle avait montré que la raison ne peut tenir

ensemble ces trois propositions dont on ne voudrait pourtant sacrifier aucune : 1) Le

mal existe dans le monde ; 2) Dieu est bienveillant ; 3) Dieu est tout-puissant. Si la

première proposition est un fait indéniable, les deux autres sont sources d’un paradoxe

insoutenable : comment Dieu pourrait-il être bienveillant en même temps qu’existe le

mal dans le monde ? Pourquoi Dieu userait-il de sa puissance à accepter, voire,

50 Cf. Le Petit Larousse51 J’emprunte l’expression de « rêve-en-avant » au Principe Espérance d’Ernst BLOCH, expression par laquelle il désigne le désir utopique qui motive toute espérance. 52 Le terme désigne une transcendance « verticale ». Je ne discuterai pas la thèse de la possibilité d’une transcendance « horizontale » telle qu’elle est défendue par Luc FERRY, tant celle-ci ne me semble être rien d’autre qu’une dimension peut être supérieure d’une conception immanentiste du monde.

42

Page 43: La sécularisation de l'espérance

provoquer le mal ? Jusqu’à présent, il était plus ou moins « facile » de se consoler de la

présence de ce mal en l’intégrant dans l’économie d’un plan divin : la mort, la maladie,

les accidents étaient tenus pour la juste punition infligée par Dieu à celui qui avait péché

contre lui, selon le principe du bien suprême (summum bonum). Ainsi Dieu était-il

cause du mal physique et sa punition étant juste (puisque réaction au péché de l’homme)

le principe de bienveillance ne s’en trouvait pas heurté, d’autant plus que Dieu est tenu

pour miséricordieux. Ceci étant dit du mal physique, la question se pose aussi de savoir

comment Dieu peut-il aussi être la cause du péché et du mal moral et si oui, comment

peut-il être l’auteur de ce scandale de l’existence du mal dans un monde qui procède en

principe d’une création parfaite ? La célèbre réponse de Saint Augustin à ce défi ne

nous laisse pas en reste : Dieu n’a pas voulu le mal moral mais Il n’a pas pu faire

autrement que de le permettre, car, en créant l’homme à Son image, Il l’a créé libre et

donc libre de choisir le mal. Et nous n’avons donc rien d’autre à espérer que les

conséquences de cette liberté. Mais de cette manière, s’opère la prise de conscience

fondamentale que l’homme est aussi libre de désirer son bien qu’il est libre de

provoquer sa propre perte. Ce qui, en plus d’être largement contreproductif, est absurde,

c'est-à-dire dénué de toute signification motrice. De là, une première désillusion quant à

la nature de l’homme qui porterait à désespérer de la perfectibilité morale des humains.

Mais cette désillusion s’est trouvée largement temporisée par l’axiome de la bonté de

Dieu. Admettre l’existence du mal demeure le constat d’un moindre mal tant que l’on

reconnaît la présence rassurante d’un Dieu. Tant que Dieu existe, le mal a une cause

déterminée et justifiée. Autrement dit, le mal se voit doté d’une raison d’être53. Bien que

terrible et redoutable, il demeure sensé. Même, pour Leibniz, le mal n’est qu’un détour

vers un bien permettant la maximisation de ce bien. Nonobstant, dès lors que Dieu

disparaît, le mal prend la forme de quelque chose d’arbitraire et de terrifiant, proliférant

comme la mauvaise herbe d’un jardin abandonné de son jardinier. Ainsi, la grande

désillusion c’est à la fois admettre l’existence du mal en même temps que reconnaître la

disparition de Dieu, sans forcément l’assumer. Car le sens que nous nous étions efforcés

de donner à l’existence surprenante d’un mal dans le monde (avec la seule fin de nous

rassurer), nous le puisions dans l’existence d’un Dieu infini et, sans ce Dieu infini, ce

sens s’évanouit jusqu’à ce que le mal devienne la figure terrifiante et angoissante de

l’absurdité. Aussi, la désacralisation du monde qui s’opère avec le désenchantement

53 A tel point qu’un pape avait menacé d’excommunication le médecin qui avait inventé le vaccin contre la variole au motif que cette dernière étant arrivée sur Terre par la volonté de Dieu, vouloir la guérir était blasphématoire.

43

Page 44: La sécularisation de l'espérance

s’avérant de surcroît une désacralisation de la figure divine (mais aussi, par extension,

de tout ce qui relève du suprasensible), il en résulte que nous sommes amenés à sacrifier

l’axiome du « Dieu est bon et tout-puissant » au profit du seul que nous n’avons pas les

moyens de contester, à savoir : « Il existe du mal dans le monde. » Dans cette optique,

le désenchantement du monde peut s’apparenter à une désacralisation du mal (le mal

n’est plus l’œuvre de Dieu mais seulement des hommes) il n’est plus malédiction divine

mais œuvre insensée des hommes. Acculé à ce constat, l’homme se trouve

conjointement amené à renier le pouvoir de suprasensible et à douter de l’existence d’un

arrière-monde qui justifierait a posteriori les affres de son existence ici-bas. En bref, à

un émiettement du sens suprême accordé à l’existence mondaine s’adjoint la destitution

de toute justification suprasensible du sens du monde pris dans sa globalité. Autant de

symptômes visibles qui semblent témoigner d’un retrait flagrant de la religiosité en

même temps que d’un effacement de la figure magique de l’invisible54 au profit du

simple donné de la matière largement perceptible par les sens et accessible à la raison.

Mais nous avons dit que ce phénomène de désenchantement était composite et

multiforme. Il ne s’appréhende donc pas de manière unilatérale. Au demeurant, la

modernité post-industrielle ne le laisse pas en reste. Bien au contraire, elle nourrit

aujourd’hui le désenchantement avec une ardeur semblable à celle qui fut autrefois la

sienne lorsqu’elle nourrissait la cause de l’espérance. Il a été dit plus haut que le

désenchantement supprimait l’invisible en le rationalisant, lui conférant ainsi le visage

humain de la raison humaine. Nous voici aujourd’hui contemporains de ce que

Habermas appelait « l’ère des communications réussies ». Force est de constater à quel

point cette ère s’est trouvée magnifiée et présentée comme la réalisation d’une utopie

(celle des communications parfaites). Ce qui fit, par exemple, tenir à Al Gore, en 1994,

le discours suivant : « La Global Information Infrastructure (G.I.I.) va offrir une

communication instantanée à la grande famille humaine [...]. J'y vois un nouvel âge

athénien de la démocratie qui se forgera dans les forums que la G.I.I. créera. »55 Le

propos est éloquent. Comme bien d’autres il stigmatise un idéal de développement qui

passe par l’avènement d’une société humaine globalisée au sein de laquelle les agents

ne sont plus pour eux-mêmes des pôles de sens mais de simples relais de transmission

54 S’il m’est possible d’employer cette expression volontairement paradoxale…55 Extrait d’un discours prononcé lors de la conférence plénière de l'Union internationale des télécommunications (U.I.T.), qui s'est tenue en mars 1994 à Buenos Aires. Al Gore était alors vice-président des Etats-Unis d’Amérique. Cité par Armand MATTELARD dans son article « Communications, utopies et réalités » in Encyclopédie Universalis éd. 2004.

44

Page 45: La sécularisation de l'espérance

au service de l’échange et de la communication. Autrement dit, l’agent n’est plus une

fin en soi mais un outil au service d’un totum qui le dépasse et l’absorbe.

La question sera de savoir si, au sein d’un tel modèle, l’homme parvient à

satisfaire son inexorable quête du sens, et disons de « vérité », ou, si au contraire le

désenchantement ne produit pas un éclatement de ce sens, le risque étant que l’homme

n’ait plus qu’une perception confuse et appauvrie de lui-même tant dans son être-pour-

soi que dans son être-pour-le-monde. Mais avant de poursuivre prématurément sur cette

voie, arrêtons-nous un instant sur la nature du lien qui unit sécularisation et

désenchantement afin de saisir dans toute leur profondeur les racines de notre problème.

Sans cet effort, en effet, il serait peu probable que nous disposions des outils d’analyse

nécessaires pour tirer toutes les conséquences de la sécularisation et du

désenchantement.

b – Sécularisation et désenchantement : une

relation de congruence

Dans l’ombre d’une sécularisation souvent confondue avec un idéal républicain

de laïcité se trouve le désenchantement. Il ne s’identifie pas à une conséquence mineure

de la sécularisation. Il n’en représente pas qu’un « dommage collatéral » nécessaire.

Comme lorsque le soleil descendu du zénith à l’horizon de la terre étire les ombres aux

dernières heures du soir, il arrive que l’ombre du désenchantement s’étire bien au-delà

des seuls contours visibles de la sécularisation. Autrement dit, le désenchantement, pur

produit d’un monde devenu séculier, outrepasse cette dernière en devenant le

phénomène significatif de notre conception politique du monde contemporain. Ceci

étant, le lien de causalité qui attache la sécularisation à son pendant qu’est le

désenchantement ne va pas de soi. Pourquoi, en effet, la sécularisation conduirait-elle

« nécessairement », serions-nous tentés de dire, à un phénomène de désenchantement ?

Ne serait-il pas possible de penser une sécularisation qui ne soit pas désenchantée ? Un

règne séculier d’une nouvelle forme de transcendance ? Une redécouverte du sacré dans

un monde sans Dieu ? Autant d’hypothèses qui buttent sur une même réalité : la nôtre,

et par-là même la seule en mesure de retenir toute notre attention. Cette réalité peut se

comprendre en ces termes : le monde dans lequel nous vivons est en même temps

séculier et désenchanté. De plus, nous avons toutes les raisons d’admettre que ce

45

Page 46: La sécularisation de l'espérance

désenchantement s’impose comme le revers de la médaille séculière. Aussi, voyons

quelles raisons nous pouvons trouver en amont afin de justifier une telle affirmation et

par-là même, examinons-les.

Comme il l’a déjà été expliqué plus haut, la sécularisation nomme l’autonomie

totale du monde vis-à-vis de la religion, ce monde se comprenant désormais de manière

immanente, à partir de lui-même. De surcroît, il s’ensuit qu’elle s’impose comme le

produit d’une intelligence qui ne repose plus sur le mythe mais sur le discours rationnel.

Encore une fois, le processus démythificateur n’est pas l’apanage exclusif de notre

siècle et s’il constitue bien une rupture avec un ancien ordre, celle-ci s’étale sur

plusieurs siècles et ne fait pas figure d’évènement mais, répétons-le, de phénomène.

Aussi ce phénomène trouve-t-il déjà quelques unes de ces racines à la fin de la

Renaissance en Occident lorsque s’opéra une redéfinition inédite de l’idée de nature.

C’est la position que défend Thierry Bédouelle dans son article sur la sécularisation56

lorsqu’il explique que Descartes, en développant les principes d’une géométrisation du

réel, rendit ensuite possible une connaissance du monde qui ne fasse appel qu’à un

certain ordre méthodique adopté par le sujet connaissant. Il s’agit là avec Descartes

d’une manière révolutionnaire et originale de concevoir le monde et la méthode

cartésienne rompt avec le concept de science hérité des Grecs : la science n’est plus

theoria mais production par le sujet pensant d’un savoir qui doit se déployer en faisant

abstraction des causes finales dont la connaissance est exclusivement réservée à Dieu.

Ce faisant, la rationalisation du réel avait encore de beaux jours devant elle. Souvent

vécue ou considérée comme la fin d’une dépendance infantile de l’homme par rapport à

la nature (Dieu) ou par rapport à ses créations, elle alimente la croyance qui est alors

celle qu’a l’homme de devenir adulte. En même temps, elle oblige ce dernier à remettre

en cause la sacralité des choses de la nature et l’homme se trouve conduit à procéder à

ce désenchantement, mouvement par lequel se trouve rejetée la magie non seulement

dans le monde mais encore dans la religion, jusqu’ à ce que la magie soit définitivement

éliminée en tant que « technique de salut »57.

Ainsi, la sécularisation, en substituant aux mythes fondateurs et aux explications

magiques, un discours et une image rationalisés du monde et sur le monde, jette les

bases d’une entreprise de désacralisation puisque les anciens référents mythiques et

magiques qui conditionnaient le monde comme théodicée sont empêchés de faire sens

56 Cf. l’article « Sécularisation » de Thierry BEDOUELLE, Dictionnaire critique de théologie, coll. Quadrige, PUF.57 Cf. Weber, in op. cit.

46

Page 47: La sécularisation de l'espérance

car discrédités par un discours rationnel pouvant faire l’objet de démonstration. Le

premier désenchantement, coïncide donc avec le renouveau d’une science qui cesse

d’être spéculative mais qui se targue de devenir « pratique ». De fait, la nature

n’apparaît plus comme une déesse ou divinité magique mais simplement comme de la

matière que l’homme doit investir et dominer au moyen de la connaissance. Ainsi, les

germes du désenchantement se révèlent déjà contenus dans un monde pas encore

sécularisé puisque au siècle de Descartes les institutions de l’Etat tout comme la

temporalité de l’existence étaient encore toutes entières conditionnées et captées par

l’Eglise. En bref, la sécularisation - en annulant la figure transcendante du religieux et

en abandonnant un discours qui décidait de la scission entre être visible et être invisible

- produit du désenchantement58. L’existence humaine se trouve donc pour une large part

dépossédée de toute la dimension suprasensible, ésotérique ou métaphysique que lui

conférait naguère un référent existentiel transcendant, que ce référent soit d’ordre

simplement symbolique ou même divin.

Il en découle que si l’espérance, au sens strict, doit exister dans le monde, il n’y

aura d’autre possible pour elle que d’être l’espérance d’un monde désenchanté. Ainsi

l’espérance n’a-t-elle d’autres moyens de s’infiltrer dans la globalité du monde qu’en

perdurant à travers la persistance d’îlots épars de résistance encore attachés à quelque

transcendance d’un sens dépositaire d’une hétéronomie de l’éthique et de la norme.

Toutefois, le désenchantement précarise l’espérance comme projet collectif car en

effaçant les arrières-monde et les points d’ancrage suprasensibles de l’espérance, il lui

ôte en même temps sa raison d’être. De fait, l’espérance (tout comme la religion) n’a

plus les moyens de se vivre comme un projet collectif et plus grave encore, on constate

aujourd’hui que le fondamentalisme religieux est un phénomène désolidarisé de

l’espérance (au sens large cette fois) et que la logique du pire qu’il sert trouve

d’avantage son ancrage dans l’inquiétude et le repli arrière dans la tradition que dans

l’attente tranquille et assurée d’un novum et la tension vers l’avenir censé l’animer.

Si le désenchantement –dans sa forme finalisée- constitue un empêchement pour

l’espérance de se penser comme un projet collectif, comment combler ce vide creusé

par une explosion du sens comme référent commun ? Quel nouveau système de valeurs

vient subrepticement se nicher en lieu et place du vide laissé par l’effacement d’un

système de valeurs théologiques voire, métaphysiques ? Que reste-t-il, ou plutôt que se

58 Sur ce point cf. Le Désenchantement de l’Etat, de Hegel à Marx de Catherine COLLIOT-THELENE, les Editions de Minuit, PARIS, 1992. En particulier le troisième chapitre : «Science positive et philosophie des valeurs » p. 125. 

47

Page 48: La sécularisation de l'espérance

passe-t-il, une fois que l’on a précarisé l’espérance en la réduisant à une croyance

individuelle et privée ? Ou autrement dit, que se passe-t-il quand l’espérance se trouve

dépossédée de sa dimension, mais aussi son pouvoir psycho-social ? La condition de

l’homme moderne est-elle de se détourner une fois pour toutes de cet espace vacant ou

est-elle d’assumer l’émergence d’une autre forme d’affect inspiré par le néant ?

c – Tempérament de la vertu : l’espérance dominée par la

crainte

Les conséquences du désenchantement sont multiples. Mais de toutes ces

conséquences, il en est de plus signifiantes que d’autres. Parmi elles, nous l’avons vu,

une destitution de la transcendance sacrée (divine ou symbolique) caractéristique d’un

recul des valeurs théologiques et, par voie de conséquences, d’une précarisation de

vertus théologales au nombre desquelles, bien sûr, on compte l’espérance. Cette

conséquence du désenchantement séculier fait figure de pierre angulaire d’un

phénomène beaucoup plus global et visible, à ce point qu’il est presque perçu comme

un ressenti général des générations d’hommes et de femmes actuelles. Ce phénomène

pourrait être décrit comme suit : on n’accorde plus d’importance à l’écart entre le

monde tel qu’il est et le monde tel que l’on voudrait qu’il soit. En d’autres termes, on

privilégie la réalité en acte sur le possible contenu en puissance dans la substance des

étants de ce monde. Et tout se passe comme si le désenchantement contemporain du

monde impliquait la perte d’un horizon de transformation pour le réel. De ce point de

vue, le désenchantement se caractériserait donc bien par un recul de l’espérance qui

accordait au monde la possibilité ontique d’un changement mélioratif et qui avait

justement un besoin impératif de cet horizon de projection. Partant, le constat est le

suivant : le désenchantement actuel du monde est le fruit d’une espérance dominée par

la crainte. Car la crainte est un affect qui traduit une tension dans la réflexivité même du

présent (circularité) alors que l’espérance est toute entière contenue dans une tension

eschatologique vers le futur (linéarité). La crainte est donc facteur de désenchantement

en ce qu’elle fait perdre un horizon d’attente et d’avenir qu’elle ne peut jamais détacher

du moment vécu dans l’instant même du présent. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de

remarquer que la crainte ne s’inscrit pas dans une temporalité linéaire –comme c’est le

cas pour l’espérance judéo-chrétienne- mais dans une temporalité circulaire qu’implique

48

Page 49: La sécularisation de l'espérance

le processus de réflexivité propre à cet affect. Par exemple, ce retour au présent d’une

conscience sur elle-même peut s’exprimer en ces termes : j’anticipe ou je conjecture sur

la nature probable de l’avenir pour réactualiser et réévaluer dans le présent la situation

dans laquelle je me trouve. Par exemple, une épidémie croissante de grippe me fait

craindre dans le présent d’être contaminée moi aussi dans le futur puisque je sais par

anticipation qu’il y aura plus de cas (déclarés) de grippe demain qu’aujourd’hui. En

conséquence de quoi, ma crainte du virus me fait prendre dans le présent les

précautions nécessaires pour ne pas être contaminée à l’avenir.

Aussi, parmi les optimistes militants qui voulaient croire ouverte la marche

d’une espérance séculière, nous pouvons citer le chef de file : Ernst Bloch, philosophe

de la première moitié d’un vingtième siècle tourmenté, utopiste matérialiste porté par la

dynamique d’un messianisme séculier. Dans la préface de son œuvre majeure, Le

Principe Espérance, Bloch donne le ton de sa démarche : « Il s’agit d’apprendre à

espérer. C’est un travail qui ne se relâche pas, car il a l’amour du succès, non de

l’échec. L’espoir, supérieur à la crainte, n’est ni passif comme celle-ci, ni prisonnier

d’un néant. L’affect de l’espoir sort de lui-même, agrandit les hommes au lieu de les

diminuer. »59 Ici, Bloch pose donc deux « affects » opposés et déterminants de l’espèce

humaine : l’espoir et la crainte. L’espoir est plus digne des hommes car il leur permet de

s’élever et de créer alors que la crainte est renoncement stérile et réticence face à

l’avenir. L’espoir ouvre le champ des possibles ; la crainte enferme l’action dans

l’inaccomplissement. L’espoir se dote d’un horizon riche et coloré, la crainte se suspend

sur le vide. Ainsi, face à la crainte, l’espoir (affect subordonné à l’espérance) apparaît

donc comme l’affect le plus noble et le plus digne. Il est une impulsion vitaliste et

axiologique là où la crainte se fait mortifère. Car la crainte ne contient aucune autre

promesse qu’elle-même. L’espoir quant à lui est une source jaillissante et fraîche de

promesses d’avenir. Là où la crainte empêche, l’espoir permet. Cet espoir, généralement

défini comme un « état d’attente confiant »60, Bloch le magnifie et l’élève au statut de

l’espérance. Et il ne s’agit plus seulement d’un simple état d’attente confiante puisque

chez Bloch, l’espérance, en tant que fonction utopique, est une reprise de l’espérance

messianique bien comprise en son sens théologal et théologique, à ceci près que là où le

judaïsme et l’ensemble de la chrétienté traduisaient cette espérance par l’attente de la 59 On notera que Bloch semble assimiler l’espoir à une forme séculière de l’espérance puisque l’espoir porte sur des objets concrets. Une conception matérialiste d’une espérance concrète efface donc la distinction ontologique usuelle entre espoir et espérance. On peut aussi concevoir l’espérance comme de l’espoir magnifié mais les deux notions finissent de toute façon par se rejoindre. 60 Définition donnée par Le Petit Larousse.

49

Page 50: La sécularisation de l'espérance

grâce divine ou du retour (ou arrivée) du Messie et de la vie éternelle, Bloch axe son

principe espérance sur la quête confiante du salut terrestre des hommes en considérant

celui-ci comme réalisable. Tels peuvent ainsi être ébauchés les contours d’une

espérance séculière.

Pourtant, à considérer la réalité telle qu’elle se présente, ou, autrement dit, à

s’intéresser aux conditions de possibilité qu’offre effectivement le monde compris

comme matière, on peut légitimement se poser la question de savoir si l’espérance n’est

pas renversée par la crainte. Et nous sommes en droit de nous demander si s’optimisme

militant n’est pas le parent avorté d’un pessimisme inerte et si la disparition d’une

transcendance -pourtant « rassurante »- ne libère pas un espace propice au fertile terreau

de la crainte.

Défenseur chevronné de la possibilité d’un monde accompli qu’aucun œil n’a

encore vu, « monde lointain humanisé à l’extrême »61, Ernst Bloch, développant une

véritable herméneutique de l’attente, n’a de cesse de louer la force de l’espérance et de

l’attente messianique –autrement dit utopique. Sa pensée servira ici de référent afin de

formuler une critique des fondements d’un optimisme à tout crin, dont Bloch semble le

plus représentatif. La puissance de l’espérance, Bloch s’acharne à la prouver envers et

contre tous, ce qui fait parfois ressembler son Principe Espérance à une grande épopée

lyrique. A y regarder de plus près, on est tenté de se demander si ce n’est d’abord pas sa

propre personne que Bloch essaye de convaincre, le temps de ces mille six cents pages.

Aussi les moyens employés pour affirmer le potentiel supérieur de l’espérance à tout

autre affect négatif qui lui serait opposé ne manquent-ils pas, parfois, d’être quelque peu

fallacieux. Ainsi, pour valoriser un objet qui pêche à convaincre par lui-même, rien de

tel que de ternir ceux qui l’entourent. De cette manière, Bloch dénie tout statut

ontologique à la crainte et à l’angoisse afin de renvoyer à l’espérance l’image d’une

substance ontologique forte et inébranlable censée justifier de la supériorité de sa

puissance. En effet, pour Bloch, la crainte et l’angoisse sont deux affects qui ne méritent

pas de statut ontologique, car, explique-t-il, ils sont dépourvus d’objets et ne portent

donc sur rien. Alors que l’espérance, tout comme l’espoir, entre dans une catégorie

supérieure d’affects, car, en ce que tout deux sont « affects d’attente », ils se font visée

intentionnelle d’un objet et se dotent par-là d’un contenu. En bref, la crainte et

l’angoisse seraient de l’ordre du fantasme sans objets définis alors que l’espérance

disposerait d’un ancrage fort dans la réalité et d’un contenu indentifiable. Or, il s’agit

61 Cf. L’Esprit de l’utopie, trad. A-M. Lang et C. Piron-Audard, Gallimard, Paris, 1977, p. 89.

50

Page 51: La sécularisation de l'espérance

sans doute là d’un parti pris fort contestable. En effet, s’il n’est pas nécessaire à la

crainte ou à l’angoisse d’avoir des motifs objectifs et conscients, il n’en demeure pas

moins que tant la crainte que l’angoisse peuvent avoir de réels motifs. Par exemple,

nous sommes le 11 octobre 2001. Il y a tout juste un mois, la terre entière assistait

stupéfaite à l’effondrement surréaliste des tours du World Trade Center à New York, et

aujourd’hui, radios et télévisions annoncent l’explosion de l’usine AZF à Toulouse.

Réaction62 : je crains qu’il ne s’agisse à nouveau d’un acte terroriste massif et je me

sens menacé pour l’avenir. J’ai peur, je crains pour l’avenir. Ou plutôt, l’avenir étant

chargé d’une menace perceptible dans le présent, j’ai peur. Et j’ai peur non pas demain

mais aujourd’hui, maintenant. Or, en l’occurrence, ma crainte a un objet bien précis : la

menace qui pèse d’actes terroristes de grande envergure. De même, l’annonce de la

progression d’une tornade, qui, selon les prévisions, devrait dévaster ma maison et

mettre en péril la survie de ma famille, demeure ici une source tout à fait identifiable et

identifiée de crainte. A titre d’exemple, ou pourrait encore citer le cas des habitants de

San Francisco qui vivent dans la crainte sourde du Big Earthquake qui menace la quasi-

totalité de la ville de finir engloutie dans la baie. Ainsi, on le voit, la crainte a un objet

et donc un contenu intentionnel, ce qui lui confère bien un statut ontologique refusé par

Bloch. Pour les mêmes raisons, il en va de même de l’angoisse ou de la terreur (qui est

un état de peur exacerbée)63. De plus, contrairement à ce qu’affirme Bloch, tant la peur

que l’angoisse s’assimilent à des affects d’attente, et ce, strictement au même titre que

le désir ou l’espoir. Simplement, ils sont affects d’attente négatifs du fait que l’attente

qui les caractérise est déterminée par le surgissement anticipé d’un évènement néfaste et

défavorable. A l’inverse, et sans vouloir jouer les prophètes de malheur à la petite

semaine, l’objet de l’espérance, quand il n’est plus Dieu, s’avère confus, indéterminé et

difficilement figurable tant il se trouve délayé à la surface d’un horizon d’attente

indéfini et lointain. Le matériau de la peur est, quant à lui, réel, tangible, palpable mais

aussi perceptible et il suffit pour cela que l’objet de la peur ait déjà produit ses effets au

moins une fois pour que nous considérions le surgissement du mal comme possible.64 Et

encore une fois, si le désenchantement du monde, comme le pense Max Weber, se

traduit aussi par la perte de l’invisible au profit exclusif du visible, on comprendra

aisément que l’espérance, effectivement inscrite dans une « ontologie du non-encore-62 On notera le caractère réflexif d’une ré-action qui souligne ici la circularité de l’affect de crainte.63 Certes, l’angoisse se définit justement par son absence d’objet conscient. Toutefois, même s’il reste inconscient, il n’en demeure pas moins que l’angoisse a un objet.64 Voir l’essai de Jean-Pierre DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient certain. Ed. du Seuil, PARIS, 2002.

51

Page 52: La sécularisation de l'espérance

être » ou -ontologie de l’être en puissance- et ayant valeur de principe transcendant65

soit en net recul dans sa cotation.

En définitive, espérance et crainte partagent une teneur ontologique de même

qualité, la seconde n’étant que le versant négatif de la première. Rien d’étonnant donc à

ce que l’une prenne le pas sur l’autre, les fluctuations du contexte historique pouvant

suffire à produire ce renversement. Or, ce qui apparaît désormais à toute conscience qui

ne s’aveugle pas, c’est que la peur bénéficie aujourd’hui de plus de visibilité que

l’espérance. Ce n’est sans doute pas tant que les hommes refusent l’espérance au profit

d’une logique du pire ou de la destruction. Au contraire, ils aimeraient naturellement

avoir la garantie que le futur leur conservera des raisons d’espérer. Mais ils doivent

construire et réinventer l’objet de leur espérance quand mille raisons d’avoir peur leur

sont déjà données. Dans une société en panne d’avenir, la crainte semble donc en phase

de dépasser l’espérance en même temps qu’est rendu obsolète le désir d’imaginer

l’avenir. Dans cette idéologie du présent et de l’évidence qui semble régner sur la

planète, la crainte écrase les perspectives du rêve et de l’autrement et c’est par elle que

se fait la cruelle réconciliation avec le monde ; car plus que l’espérance, c’est elle qui

nous rappelle à nos responsabilités et nous ramène abruptement au sens des réalités.

Aussi, il s’agit moins d’imaginer l’avenir que de simplement le rendre possible, c'est-à-

dire, le permettre. De cet état de fait résulte que notre époque réunit des conditions

favorables à l’émergence de « principes de précaution » et de « politiques de prévention

des risques » dont l’éloquence des termes employés ne suscite même pas de

commentaires. En même temps, une vision à court terme du monde ne permet plus au

principe de l’espérance de se déployer et de croître. Les temps présents sont plus

favorables aux experts et prévisionnistes en tout genre qu’au maintien des vertus

théologales défendues par certains philosophes et théologiens. De fait, le futur ne se

présentant plus comme un horizon vierge de désir mais comme une réalité quasi-certaine

à venir déjà calculée et conceptualisée, le passé n’a plus la force d’organiser ou non la

société et il permet encore moins d’insuffler un rapport responsable au monde car,

davantage que le passé, c’est véritablement le futur que nous portons comme héritage, et

ce, parce que l’on dispose des moyens d’anticiper sur ce qu’il risque concrètement de se

passer. Ce qu’il est intéressant de constater, c’est ce basculement de la crainte et de

l’espoir par rapport à l’action, ce basculement de l’amont à l’aval. En effet, si

65 Notons que chez Bloch ainsi que dans toute tentative de conceptualisation séculière de l’espérance, l’espérance est un principe « transcendant » mais non « transcendantal ». C’est un principe immanent qui permettrait d’aller au-delà de la réalité présente tout en ayant des implications concrètes dans le futur.

52

Page 53: La sécularisation de l'espérance

l’espérance comme force motrice du vouloir se tenait jusqu’à présent en amont de nos

actions, elle se trouve désormais en aval et, du coup, déconnectée de l’action. L’élan

sociétal aujourd’hui se traduit, en effet, plus comme une multiplication de réactions

individuelles à la crainte et à l’angoisse que comme la volonté de porter un projet

collectif. L’espérance avait besoin d’assurer ses appuis dans le passé pour y trouver des

fondements assez solides pour la transporter dans un futur virginal. Mais le futur n’est

pas une échappatoire à la condition actuelle des hommes. Déjà entaché et souillé par la

faute66, il n’est que la conséquence facilement pronostiquée de notre présent. La

dynamique de l’espérance se heurte au futur au lieu de l’éclairer par la grâce. Une autre

conséquence de ce basculement est que le rapport à la morale se réinstaure à partir de

l’avenir et non plus en fonction du passé. Donc comme un « horizon » déjà éprouvé67, et

non plus comme « fondement », pour reprendre un terme théologico-éthique. De ce

point de vue, la question finale à laquelle il conviendra de répondre est la suivante : dès

lors que l’espérance est passée du côté de l’aval de nos actions et d’une morale

désormais vécue comme purement humaine et autonome, à partir de quoi et comment

devons-nous constituer un cadre de valeurs nouvelles pour notre temps ?

Gardons cette question en tête et laissons-la faire son chemin, sans quoi nous

risquerions de rendre hâtive et insatisfaisante la formulation de la réponse. Cantonnons-

nous pour l’instant à explorer les faits et à creuser encore notre interprétation de la forme

séculière de l’espérance.

2 – L’eschatologie en prise avec une conception

mondaine de l’existence   :

L’eschatologie, telle que nous la comprenons, c'est-à-dire comme ensemble de

doctrines et de croyances portant sur le sort ultime de l’homme peut se comprendre soit

selon une acception transcendante, elle-même inscrite dans l’adhésion à une idée de

surnature et de divin, soit selon une acception mondaine et immanente déconnectée de

66 La faute résidant dans les conséquences désastreuses de la suractivité humaine, ces conséquences étant désastreuses tant pour l’homme que pour son environnement, le premier ayant trop tendance à ne pas se penser comme élément du second.67 Ce en quoi il ressemble au passé.

53

Page 54: La sécularisation de l'espérance

Dieu et de ce qu’il convient de nommer l’ au-delà. L’eschatologie se pense donc à partir

du monde, soit dans le but de le transcender par un dépassement dans l’ailleurs, soit dans

le but de se le réapproprier comme fin en soi. Pour faire court, nous pouvons simplement

dire qu’elle détient la possibilité, soit de se penser selon les plans d’une économie du

monde, soit selon le plan d’une transcendance délivrée de cette économie mondaine.

Ainsi, l’eschatologie peut, dans l’esprit d’une mondialisation, être le vecteur profane

d’une réconciliation du monde et de l’humanité ce qui, chez Marx, constitue en propre la

mission historique du capitalisme.68 Mais elle peut aussi se penser, dans une optique

religieuse et de surnature, comme la voie de la réconciliation de l’homme avec un absolu

transcendant produit par l’image du divin. De cette manière, l’eschatologie se sacralise

en devenant le mode temporel de conjonction tangible d’un ordre visible à un ordre

invisible en ce qu’elle permet la rencontre matérielle entre la nature et la surnature, entre

l’homme et l’ordre divin.69 Or, l’espérance toute entière s’inscrit dans une dynamique

eschatologique orientée par l’attente active du salut, que ce dernier soit terrestre ou

supra-terrestre, salut dans le monde ou par l’accueil au Royaume de Dieu. Il s’agit de

reconsidérer la place, voire même, la possibilité du maintien de l’espérance tributaire

d’une eschatologie en prise avec une conception mondaine de l’existence. Nous devons

donc déterminer l’impact de la prédominance du monde actuel sur l’eschatologie,

qu’elle soit d’une part conçue comme dynamique profane et d’autre part comme

transcendance verticale par-delà le monde.

a – Retour à une conception cosmogonique de l’être :

L’espérance, tant pour se penser que pour s’actualiser, requiert, entre autre, la

possibilité de concevoir un point de fuite à la réalité présente (perspective axiologique).

Ce point de fuite, elle peut se le représenter soit dans un ailleurs temporel (le futur) soit

dans un ailleurs déterritorialisé et utopique (le Royaume de Dieu, par exemple).

68 Bien que non nommée, l’idée de mondialisation est présente chez Marx. Il y voit un facteur de liberté : à la dépendance universelle succède la maîtrise universelle. Il s’agit pour se faire de s’approprier la totalité des forces productives et d’universaliser leurs rapports sociaux à une époque où la technique et la production prennent une dimension mondiale. Notons cependant à cet égard que si, dans l’idéal, le capitalisme prétend réconcilier l’homme avec le monde, il ne le réconcilie pas pour autant avec la nature.69 Je renvoie à la notion de « sacré » telle qu’elle est généralement développée dans l’œuvre de Marcel Gauchet.

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Page 55: La sécularisation de l'espérance

La Renaissance, avec Piero della Francesca, nous a fait découvrir les lois de la

perspective et ce que l’on appelle « le point de fuite » ou « axe de fuite », c'est-à-dire ce

point où se confondent et s’étirent toutes les lignes du tableau dans un espace infini, au-

delà de la simple surface de la toile, afin de créer l’illusion de profondeur et de pluri

dimensionnalité. Autrement dit, le point de fuite matérialise pour l’œil une ouverture à

un champ de possibles encore inexplorés. Aujourd’hui, la tendance semble être celle

d’une réduction unidimensionnelle de nos approches et représentations du monde. Le

point de fuite, l’horizon d’espérance qui se prolonge vers l’ailleurs tend à se gommer, à

s’effacer pour qu’inexorablement nous revenions à un Ici déjà connu et éprouvé. C’est

ainsi que s’est perdue la capacité de se perdre et par-là même, la capacité d’imaginer

l’autrement. Le monde infini s’est artificiellement réorganisé en un cosmos clos en

grande partie magnifié et rendu manifeste par la propagation exponentielle des réseaux

en tout genre : tout indique que nous sommes passés d’un monde de lieux rendant

possible l’infinie capacité de se faire des récits, à un monde fermé de flux insaisissables

et ne pouvant donc faire l’objet d’une histoire ou d’un récit70. Et c’est dans un tel

contexte qu’il appartient aujourd’hui à l’être de se déterminer.

Ce retour à une conception cosmogonique du monde englobant l’être fait écho au

fondement cosmologique du monde tel qu’on le trouve chez les Grecs. Originellement,

le cosmos grec exprime un primat de l’unité par lequel s’organise la hiérarchie des êtres

compris comme parties d’un même tout71. La particularité d’une conception du monde

comme cosmos, c’est de ne s’intéresser aux différentes parties qui composent le monde

et la nature que dans la mesure où elles sont en relations. Le tout s’impose face à la

partie comme le seul garant valable d’une unité de sens. Fait caractéristique majeur de la

notion de cosmos, ce dernier se pense donc comme une hiérarchie ontologique close

dont la dynamique et la géométrie ne sont régies que par le contenu, faisant ainsi du

cosmos l’idée d’une totalité englobante et auto normée.

L’éclipse (temporaire ?) de la notion de cosmos semble être le résultat de deux

moments historiques qui peuvent se résumer à l’essor du christianisme, d’une part,

doublé de la révolution mécaniste opérée dès le XVI è siècle en Europe, d’autre part. A

70 Comme le fait remarquer Olivier MONGIN dans une conférence sur « Les valeurs urbaines de l’Europe », il est important que l’espace laisse à notre disposition là possibilité de se perdre pour créer de l’imaginaire, car l’imaginaire rend possible l’infinie capacité de faire des récits, comme en en témoignent tous ces romans sur la ville au XIXème siècle qui racontent l’expérience urbaine du promeneur solitaire perdu la nuit dans une ville.71 Le fondement grec est cité à titre d’exemple. Le taoïsme de Lao Tseu se développe autour d’une idée semblable.

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Page 56: La sécularisation de l'espérance

partir de là, le vieux rapport entre l’homme et le cosmos est renversé : l’individu ne se

pense plus à l’intérieur d’un univers cosmique, mais il s’affirme comme unique source

de valeur, comme « point source » d’une ontologie du devenir et de l’action. Et,

dépassant la notion de cosmos, une bonne part de l’humanité se rallie à celle d’univers.

Ce renversement se fait au profit d’un monde régi partout par les mêmes lois, mais,

surtout, indéfiniment ouvert. On assiste donc à la substitution à la notion de cosmos –

unité fermée d’un ordre hiérarchique – de celle d’univers comme ensemble ouvert par

l’unité des lois72. Ainsi, le cosmos renvoie à une valeur d’unité entre le tout et la partie

(la partie englobant le tout) alors que l’univers se vit comme expérience de la séparation

et de la différence, comme ouverture sur l’altérité radicale et l’ailleurs. Au demeurant, le

holisme cède le pas à l’individuation, voire même l’individualisme.

Or, tout semble indiquer que nous réintégrons un tel modèle de représentation

cosmogonique du monde, à ceci près, qu’alors que ce modèle se fondait dans le mythe

pour la tradition grecque, il se fonde et s’observe aujourd’hui dans notre propre réalité,

cette dernière étant encore de-ci de-là habitée par une idée de transcendance verticale qui

a ceci de particulier qu’elle n’organise plus la société de manière totale mais simplement

de manière parcellaire, individuelle et locale. Quoi qu’il en soit, le monde se

« cosmologise » sur un mode communicationnel exponentiel (Internet, échanges

économiques, transports, télécommunications, information) en même temps vécu

comme un appauvrissement ontologique de l’être souligné par une survalorisation des

flux. Nous aurons le temps, plus loin, de dégager plus précisement les enjeux sur ce

point.

Pour l’instant, la question qui est sous-tendue et qui nous intéresse, c’est la figure

concrète de l’être dans un monde qui se croit ouvert mais qui tend à fonctionner en

circuit fermé. Nous l’avons vu, dans une perspective universalisée (où l’univers équivaut

à un ensemble ouvert) le monde est plein de micros sujets humains qui développent la

faculté de s’auto-constituer comme autant de pôles de sens uniques. Il en résulte chez

l’homme (occidental en tout cas) la conscience d’une ipséité forte et d’un individualisme

prégnant d’auto-affirmation de soi, qui se traduisent dans une volonté, non plus de

s’adapter au monde (limitation de la liberté), mais par une volonté de domination du

monde et du milieu naturel (liberté débridée). De cette manière, l’homme se conscientise

et intériorise un statut ontologique qui le place en-dehors du monde au lieu de l’y

72 Thème bien sûr magistralement développé par Alexandre KOYRE dans Du monde clos à l’univers infini (1957).

56

Page 57: La sécularisation de l'espérance

intégrer. L’homme devient pour lui-même une valeur sacrée. Il ne parvient pas à

accepter le monde tel qu’il est et s’avoue vaincu dans l’art73 « d’être au monde »74 car à

l’adaptation il préfère la domination et à la sphère légitime du relatif qu’est le présent, il

préfère l’objectivité d’une téléologie de l’histoire qui l’amène à se penser au futur.

Pourtant, est-il vrai que l’homme est naturellement métaphysique ? N’est-ce pas

une erreur, ou du moins une généralisation, que de le considérer comme habité par une

transcendance permanente ? N’est-on pas là face à une caractérisation générique abusive

de la nature de l’homme ? Ne doit-on pas voir là, comme le pense Hans Jonas, une

« erreur anthropologique »75 ? Sans doute. En effet, s’il existe des hommes tout entiers

habités par cette idée de transcendance permanente, rien n’indique qu’il en soit ainsi

pour l’homme en général, c'est-à-dire pour tous les hommes. Bien au contraire, Jonas

nous fait remarquer que l’homme peut tout aussi bien être habité par l’angoisse76, la

résignation ou le désespoir ( Jonas parle d’un «à quoi bon ? ») et ce, en lieu et place

d’un éventuel idéal de transcendance. Ainsi, ce n’est pas un caractère générique à l’être

des hommes que de se voir possédé par une idée de transcendance. L’homme a

simplement la faculté parmi tant d’autres de faire cette expérience de la transcendance

absolue. Il s’agit donc seulement d’une possibilité dont l’actualisation est rendue plus ou

moins probable selon la nature du terreau idéologique et culturel au sein duquel l’être

humain se trouve modelé et évolue. Partant, l’expérience de transcendance n’est pas un

caractère universel propre au genre humain. Il s’ensuit que la charge ontologique de

l’homme n’est ni universellement, ni temporellement, fixe et donnée. Elle est susceptible

d’être modifiée, réajustée, appauvrie, enrichie, conservée ou adaptée. Ainsi, est-il

loisible à un homme de conserver sa conviction ontologique d’un étant de transcendance

absolue dans un monde passé sous le registre de l’immanence même si, naturellement, il

en résulte pour l’homme une situation de crise sur la nature de son être. Contraint à se

repenser sous le mode de l’unité qui le lie au monde, il doit acquérir le sens de cette

73 Cet art est profane pour l’homme occidental tant qu’il place le sacré dans la voie de la transcendance.74 Bien que le terme semble immédiatement faire référence à Heidegger, le concept d’ « être au monde » est déjà au fondement de la philosophie taoïste et apparaît comme concept central dans Le Livre du thé de Kakuzo OKAKURA publié en anglais dès 1906, donc avant le Etre et temps de Heidegger paru lui en 1927. Sur le thème de l’unité du cosmos et de la vie, je renvoie à Le Livre du thé de Kakuzo OKAKURA, Petite bibliothèque Payot, Rivages poche, Paris, 2004.75 Hans JONAS, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, coll. « Champs » p. 411-413. Cette erreur anthropologique, Jonas l’attribut directement à Bloch qui selon lui se trompe sur la conception de l’essence de l’homme. Jonas récuse l’idée blochienne selon laquelle l’homme serait par nature habité par cette « transcendante permanente ».76 Il s’agit de l’angoisse au sens du « ou bien… ou bien… » de Kierkegaard : l’impossibilité de trouver ici-bas des réponses humaines aux questions fondamentales de la conscience et l’état fondamental d’un être qui se sait condamné à choisir et ne sait que choisir.

57

Page 58: La sécularisation de l'espérance

unité et, pour ce faire, concéder que son rapport aux choses de ce monde n’est qu’un

rapport de proportion de la partie au tout et que l’intégration à son milieu suppose qu’il

sache faire de la place aux autres dans l’immanence de ce monde sans pour autant perdre

la sienne. Ce qui est un défi, une gageure pour des hommes qui ont une soif de prestige

et de reconnaissance. C’est en tout cas en ce sens que se finaliseront les termes de son

accomplissement dans un monde cosmogonique et immanent au sein duquel la

transcendance et toute tentative d’éclairer l’absolu s’aplatissent sur le terne horizon du

désenchantement.

Notre propos n’est pour l’instant que descriptif. Les enjeux éthiques sont certes

saillants et nous serions tentés de les faire intervenir de suite dans le développement. Il

nous est difficile, en effet, de ne pas réagir de suite pour tenter de réhabiliter l’homme

dans ce qu’il a de plus sacré, absolu et transcendant. Nous ne sommes en fin de compte

pas forcés de tenir pour définitives et inexorables les conséquences d’une mondanisation

de l’eschatologie dont la parenté avec la sécularisation de l’espérance ne peut empêcher

l’une et l’autre de converger vers les mêmes problématiques. Pour l’instant, il importe

simplement de déceler une tendance émergeant du monde contemporain et d’étudier le

contexte dans lequel on la voit se révéler.

b - Du monde des lieux au monde des flux : le réseau et la

globalisation

Endogènes au monde, le réseau et la globalisation sont des causes notables de la

précarisation de l’espérance. Les deux convergent vers la même notion de système. Et

tout système pose par lui-même la question de l’enfermement qu’il crée. De là, plusieurs

interrogations qu’il faut éclairer : qu’est-ce qu’un réseau ? comment définir la

globalisation ? qu’est-ce qu’un système ?

Un réseau est un ensemble de lignes ou de voies reliant les points d’une même

unité. Il a pour fonction de permettre le transfert d’ « objets »77 entre plusieurs, voire

tous les points de cette même unité. Le réseau correspond donc à une entité fermée dont

l’architecture est rationalisée, organisée et structurée. C’est ainsi qu’on parle de réseaux 77 Il ne s’agit pas exclusivement d’objets matériels et la signification du mot doit être étendue car elle dépasse son sens originel de « chose concrète, perceptible par la vue, le toucher ». Il faut l’étendre au sens qu’il acquiert en informatique où la « programmation par objets » consiste en un mode de programmation dans lequel les données et les procédures qui les manipulent sont regroupées en entités appelées objets (cf. définition du mot « objet » du Petit Larousse).

58

Page 59: La sécularisation de l'espérance

informatiques, de réseaux ferroviaires, de réseaux de connaissances, de réseaux de

professionnels, de réseaux économiques etc.

La globalisation, quant à elle, thématise l’idée selon laquelle le monde est un

globe plein. Aussi, il est à noter que la notion de globe se distingue de celle de monde :

si le terme latin de mundus conserve la référence au ciel et les connotations du cosmos,

celui de « globe » insiste sur la réalité d’une terre sphérique et déjà remplie. La

spécificité d’une globalisation contemporaine semble résider dans la mise en relation

immédiate des différentes parties et régions du globe au moyen de puissants moyens de

communication. Ainsi, le monde d’aujourd’hui, globalisé, est d’abord un ensemble de

réseaux animés par de multiples flux. Et les hommes comptent désormais au rang des

réalités les moins mobiles. Le monde tend donc à se fondre dans un « Global Village »78

organisé en fonction de quelques pôles d’échanges, des « nodalités » où presque tout se

passe, converge et transite. De cette manière, la globalisation désigne, dans les faits,

l’extension au globe terrestre du système des entreprises internationales, voire

transnationales, les mouvements intensifs de capitaux et d’investissements, des échanges

commerciaux, des flux informationnels et la constitution d’un système

d’interdépendances en réseaux polarisés autour de nœuds de liaisons (que l’on constate

par ailleurs inégaux). La globalisation s’apparente donc à un ordre systématique et

autonome de réseaux et de flux. Ses pré-requis sont d’une part l’invention conceptuelle

d’un lieu-monde ajoutée à une caractérisation de ce monde comme objet, ce qui ne va

pourtant pas de soi. Global Village comme lieu-monde, monde-objet, essor de l’ère

communicationnelle : autant d’ingrédients qui viennent composer la dernière utopie

planétaire en date, à savoir l’utopie du salut par la communication, dernière mise à jour

d’une version utopique de la paix universelle et perpétuelle79.

Ainsi, nous sommes amenés à faire le constat qu’une conception mondaine de

l’existence compose aujourd’hui avec une conception globale d’une société civile

devenue mondiale. Même, le niveau global surdéterminant tous les autres (national,

régional, local devenant des formes d’existence intrinsèques du global), il est à craindre

que le système global recouvre les acteurs et que l’existence mondaine soit elle-même

surdéterminée par le globalisme, présenté comme une nécessité du destin selon lequel

78 Cette expression est l’œuvre de Marshall MacLuhan, figure médiatique des années 1960-1970 qui a acquis une renommée internationale par ses travaux sur la communication de masse. 79 Voir Armand MATTELART, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale. Editions de la Découverte, Paris, 1999.

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Page 60: La sécularisation de l'espérance

tous les niveaux et champ de l’existence (politique, culturel, vie quotidienne, pensée etc.)

doivent être réordonnés selon la logique de l’universel économique.

Pourtant, la dimension eschatologique n’est pas absente d’un tel modèle

d’existence car le marché a pris la place de la révolution pour opérer le salut du monde80,

même s’il s’agit là d’une illusion plus imbécile que naïve puisque l’accumulation

illimitée et la croissance infinie des biens et des services - qui servent de credo

économique à ce marché - ne sont pas compatibles à plus ou moins long terme avec les

ressources de la planète81. Quoi qu’il en soit, l’eschatologie change de forme. Elle

devient politique et au service de la dénégation de la révolution. L’eschatologie qu’elle

soutient n’est plus portée par une dynamique de différenciation de l’ « ici » et de

l’ « ailleurs », d’un « maintenant » et d’un « plus tard  ». Le monde, plein, ne se conçoit

plus de hors lieu. En résumé, l’eschatologie n’est plus utopique. Devenue mondaine, elle

se pose comme finalité d’intégration réussie à un monde clos, lui-même globalisé en un

« espace mental commun »82 et autonome.

En définitive, la globalisation achève de révéler la prépondérance de la

dimension immanente du monde en général. Sa dimension eschatologique s’allège de

toute orientation téléologique et de toute destination ontologique. Autonome puisque

auto-référent, ce monde global est hébergé plus que voulu. Insaisissable dans la

mouvance perpétuelle et exponentielle de ses flux, il s’avoue sans modèle. Super-

structure englobante auto-normée et constituée en marge de tout projet collectif humain,

il se révèle le fruit des circonstances plus que de la volonté et, par-là, se pense sans fin

donnée. Etranger aux sources de la morale et de la religion, il n’a pas de principes mais

tout au plus des « règles du jeu » nécessaires à tout bon positionnement dans

l’avènement de la global democratic marketplace (démocratie de marché, en français).

Cependant – « malgré tout » serions-nous tentés de dire – le monde globalisé demeure,

pour une large part, valeur absolue, voire même, « valeur fétiche ».

80 Idée que le salut ne sera pas gagné par la révolution mais par l’accumulation des richesses dans les démocraties libérales (cf. les thèses de Fukuyama).81 Serge LATOUCHE (auteur du Pari de la décroissance) résume : « Notre modèle économique, fondé sur l’expansion permanente, la croissance pour la croissance, n’intègre pas la finitude de notre planète. C’est un système qui a toujours besoin de croître pour ne pas sombrer dans la crise. Tous les agents sont pris dans l’engrenage. Si toute la population du monde consommait autant que les Français, nous aurions besoin de trois planètes. Notre développement économique, notre croissance, ne sont pas soutenables.  » Interview de Serge LATOUCHE et Jacques GENEREUX par Eric TARIANT pour la rubrique Libre Arbitre du TGV Magazine de décembre-janvier 2007, le bimensuel gratuit de la SNCF.82 J’emprunte l’expression à (retrouver référence) dans Qu’est-ce que la globalisation ? Ouvrage collectif dirigé par Yves Michaud, Ed. Odile Jacob. Année 2004.

60

Page 61: La sécularisation de l'espérance

En écho à ce que nous expliquions plus haut, nous pouvons dire que l’ontologie

de l’être séculier est une ontologie de l’immanence de l’être-au-monde et que cet être-

au-monde se fond dans une version globalisée et actuelle de ce monde. Aussi, comme le

fait justement remarquer André Tosel dans son article intitulé Philosophie de la

Mondialisation83 : « L’identité s’affirme non pas selon le schème de la position de soi et

de l’opposition du soi à l’autre, mais sur le mode de l’exposition du soi qui se présente à

l’autre comme singularité affrontant sa propre altération. » Ce qui signifie d’une part que

l’ontologie de l’être-au-monde de la globalisation est celle d’un être qui s’altère à la

surface du système sans gagner la profondeur ontologique de son être pur, laquelle

semble dissoute dans la mouvance d’une réalité qui ne permet pas à l’être de s’ancrer ou

de s’affirmer comme pôle de sens mais, simplement, de se penser comme moyen

quelconque d’une fin qui le dépasse. L’ipséité fondamentale de l’être-au-monde semble

donc se dissoudre dans un « être-en-commun » et même, selon Tosel, la mondialisation

(que l’on peut ici entendre dans un sens proche de celui de globalisation) rend possible

l’idée d’une communauté qui ne met rien en commun de positif sinon l’appropriation

par chacun de sa propre négativité. En définitive, l’homme de la globalisation rend

difficile - voire « empêche »- l’identification du sujet comme pôle de sens tant celui-ci

se trouve réduit à une fonction d’intermédiaire ou de relais qui tendent à le priver de sa

personnalité et de son individualité pour qu’enfin, dépossédé de lui-même, il s’intègre à

l’équilibre systémique qui se réalise à l’intérieur de la machine productive mondiale et

de ces nouvelles technologies sociales. L’espace devient sans dehors et l’homme privé

du bénéfice de son intériorité. D’une manière générale, c’est à la dissolution même du

topos que l’on arrive en ce que les lieux –comme espaces mentaux ou concrets- ne

constituent plus de foyers de reconnaissance et d’identification pour l’homme84. Plus de

topos, donc, répartis et assis comme autant de pôles de sens, mais simplement une

multiplication de nodalités économiques et l’affirmation ontologique du topos originaire

se voit déniée dès lors que celui-ci ne se pense plus que comme le point pivot ou le

simple relais de transmission de l’ère communicationnelle. Cette dissolution du topos en

flux communicationnels a également pour conséquences d’effacer l’espace. Il s’ensuit

que l’ « ère communicationnelle » habermassienne, en plus de réorganiser le cosmos en

unité close et tournée sur elle-même, nous fait passer d’une ère spatiale à une ère

83 André TOSEL, Philosophie de la mondialisation in Qu’est-ce que la globalisation ? Ouvrage collectif dirigé par Yves Michaux, Ed. Odile Jacob, année ????84 Ernst BLOCH dans le Principe Espérance parlait de heimat (foyer) comme lieu d’identification et de reconnaissance pour les hommes.

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Page 62: La sécularisation de l'espérance

temporelle. Car l’espace, ce n’est plus qu’en temps que nous l’évaluons à l’heure où les

communications se font de manière instantanée d’un bout à l’autre de la terre. C’est

ainsi que l’aperception de l’espace tend à se confondre à celle du temps. Mieux : dans un

monde global où ce sont les temps de communication, de transfert et d’échange qui, en

se diminuant prodigieusement, importent le plus pour la qualité et l’effectivité de

l’échange, l’espace85 –valeur presque virtuelle car de moins en moins éprouvée- tend à

se soustraire à la « valeur temps » en ne devenant qu’une catégorie de celui-ci. En

d’autres termes, on peut être amené à dire que la « valeur temps » surdétermine

aujourd’hui la « valeur espace » et que c’est davantage le rapport au temps que le

rapport à l’espace qui est constitutif de notre agir dans un monde global. L’affirmation

selon laquelle la globalisation ouvre des spatialités nouvelles est en réalité fausse car, en

fait, elle les enferme toutes dans un resserrement visible de la temporalité. De plus, un

tel point de vue reviendrait à cantonner la globalisation à un phénomène spatial. Or,

comme nous le voyons, la globalisation s’oriente aussi vers une globalisation des

temporalités de ce monde, celles de temps inédits qui uniformisent et recouvrent

l’espace jusqu’ici connu de l’agir.

En définitive, la globalisation crée un espace dématérialisé et décentré dont

l’empire ubiquitaire repose tout en entier sur la gestion des flux et des réseaux et cette

gestion des flux et des réseaux, c’est bel et bien en termes de temps qu’il faut la

considérer et c’est en lui qu’il faut trouver à la fois le poumon et le cœur de l’espace

global. Car qu’est-ce que l’espace d’un monde globalisé sinon que l’image mentale qu’il

nous faut instinctivement nous représenter du temps ?

c – la découverte des limites du monde :

Ce dont nous fait prendre conscience le phénomène de globalisation, à travers le

déploiement d’un appareil décentré et dématérialisé de réseaux et de flux, se résume à

cette découverte : le monde est clos et, de cette manière, nous devons pouvoir le décliner

au futur en fonction des propres limitations que nous lui constatons. Le monde s’éprouve 85 Il ne faut pas confondre la notion d’espace, telle qu’elle est ici utilisée, avec celle de «  territoire ». L’espace tend à se virtualiser car la rapidité des flux communicationnels annule la notion de distance. La notion de « territoire », même si elle n’est pas plus objet de perception directe que l’espace, est sans cesse actualisée dans un discours politique par l’idée d’appartenance à une nation, continent… Elle possède une réalité culturelle et politique surajoutée à la simple notion d’espace.

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Page 63: La sécularisation de l'espérance

sans prolongation dans un ailleurs et l’eschatologie devient mondaine. La citation de

Goethe à propos de l’art résume cette situation : « L’art prolonge le monde sans pour

autant en sortir.86 » L’autrement se substitue donc à l’ailleurs et l’alternative raisonnée à

l’altérité radicale87 puisque nous ne pouvons penser le monde que dans les limites qui se

révèlent à nous. Il n’est possible de prolonger le monde que de l’intérieur, à partir d’un

dedans et pour ce dedans.

Aussi, si l’homme – comme c’est le cas chez Heidegger – n’existe plus que dans

les limites du monde, il est à parier que la somme de ses espérances doit se réduire à la

seule eschatologie valable et qui demeure pour lui, à savoir : sa propre mort. Cantonnée

aux limites du monde, l’idée d’un avenir absolu se résorbe dans la notion de présent

« authentique » pour lequel la mort, conceptualisée comme dernière possibilité, reste

seule maîtresse du sens. Et c’est pourquoi il faut distinguer entre un être-pour-la-mort

heideggérien (où la mort fait figure d’eschatologie non dépassable sur laquelle viennent

buter tous les rêves de transcendances et donc l’espérance) et un être-vers-la-mort (où la

mort ne constitue pas une fin en soi mais le passage vers un destin post-mortem de

l’individu contenu dans une aspiration sotériologique). De cette manière, l’homme

s’enfermant dans les limites du monde, le seul salut valable pour son éventuelle

espérance n’est plus extra-mondain, prolongement dans un arrière-monde. Si salut il doit

y avoir, il faut se résoudre à ce qu’il soit terrestre, c'est-à-dire à la surface du globe.

Certes, l’espérance a vocation à être globalisante – puisqu’on espère collectivement pour

son salut à travers celui de l’humanité – mais cette dimension globale nourrit un effort

de transcendance vers l’absolument autre de la figure divine. Or, le phénomène mondain

de globalisation est immanent, garant de l’autonomisation du monde et du coup, se

traduit par la fermeture qu’il provoque.

Précisément, c’est à deux tendances qui s’opposent que nous avons affaire ici. La

première tendance s’apparente à une volonté globale et active d’accession à la

transcendance que l’on retrouve comme base motrice de l’espérance. Mais cette

tendance s’oppose à la seconde selon laquelle la globalisation mondaine absorbe toute

dynamique transcendante de cette volonté pour la « recycler » comme énergie nécessaire

au maintien de l’équilibre systémique du monde.

Toutefois, on pourrait rétorquer que la découverte des limites du monde n’est pas

un obstacle à l’espérance car ce ne serait poser à l’espérance qu’une limite spatiale alors

86 Confère première partie.87 Heidegger, dans Etre et temps, parle du « Tout-Autre » à l’horizon de l’avenir.

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Page 64: La sécularisation de l'espérance

que le Dieu de l’espérance ne se pense pas en ces termes et que l’eschatologie biblique

peut se déployer sur terre. Ainsi, esquisser les limites du monde ne suffirait pas à

justifier de la précarisation voire de l’impossibilité de l’espérance. A cela une raison

particulière : la transcendance n’a pas l’espace comme propriété ontologique principale

mais le temps et, avec le temps, la prophétie, ou le salut, peut s’accomplir à la surface du

globe, dans une réunion du ciel et de la terre (comme c’est le cas avec le messianisme

juif). En effet, le « Dieu de l’espérance » (Epître aux Romains. 15, 13) n’est ni

intramondain, ni extra mondain. L’objet de l’espérance ne s’inscrit donc pas dans une

visée spatiale et les notions de monde ou d’arrière-monde finissent alors par perdre toute

signification. Dieu, à l’inverse, serait tel qu’il s’est fait connaître par l’Exode et la

prophétie d’Israël et la propriété ontologique de Dieu serait le futur88. On retrouve là

l’idée selon laquelle Dieu est « devant-nous » et vient à nous par ses « promesses

d’avenir » de telle sorte que l’attente doit s’accomplir par une espérance active. Et

comme le fait remarquer Jürgen Moltmann, « une bonne théologie doit être pensée à

partir de son but à venir ; l’eschatologie ne devrait pas être sa fin mais son

commencement »89.

Cependant, il est remarquable qu’une espérance séculière se trouve amputée de

cette dimension religieuse de l’eschatologie et que l’autonomisation du monde séculier

ne permet pas à l’homme de justifier son salut en ce sens. Partant, la fin de la

représentation des arrières-mondes dans la croyance collective annule un point de fuite à

la réalité et contribue à concevoir le monde de manière unidimensionnelle. Les limites

du monde, ou du moins leur reconnaissance, réduisent le champ des possibles au pur

donné tangible qu’est la réalité de ce monde.

Mais ce monde est en devenir. La matière effective de ce monde est dotée de la

faculté de changer, elle possède en elle-même une propension au changement.

L’autrement possible, l’alternative sur laquelle peut se fixer l’espérance, repose peut être

davantage sur la question de la temporalité que sur celle de l’espace. S’il n’est pas d’

« ailleurs » spatial au sein duquel peut se loger l’espérance, peut-être sommes nous

capables de conceptualiser un autrement positif et terrestre voué à s’accomplir à un

moment du temps ou de l’histoire. Il s’agit de souligner la dimension non seulement « u-

topique » mais peut-être et surtout « u-chronique » de l’espérance. De cette manière, il

faut en déduire que la possibilité de conceptualiser ou non l’espérance, aujourd’hui,

88 « Dieu avec le futur comme propriété ontologique », Ernst BLOCH in. Principe Espérance cité par Jürgen MOLTMANN in op. cit. p. 13. 89 Ibid.

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Page 65: La sécularisation de l'espérance

repose pour une bonne part sur notre rapport au temps et sur l’évolution ou altération de

celui-ci.

3 – Emergence d’une nouvelle perception de

l’architecture du temps   :

Notre rapport au temps est-il immuable ? En tant que structure a priori de

l’esprit, la notion de temps est universellement partagée. Mais le temps vécu, c'est-à-dire

l’ensemble de nos rapports temporels individuels aux choses de ce monde, est-il ressenti

partout et de la même manière dans l’esprit des hommes en dépit de l’endroit où ils se

trouvent et de l’époque à laquelle ils vivent ? Bref, conservons-nous

inconditionnellement un rapport identique au temps ? L’intuition, en même temps que

notre expérience personnelle, infirme une telle hypothèse. Car nous avons déjà tous, un

jour où l’autre, fait l’expérience d’un temps vécu qui ne ressemble en rien au temps

objectif des horloges. L’ennui étire les heures quand l’exaltation ou l’enthousiasme les

resserrent. Voilà pour le plan individuel. Le temps vécu est subjectif et tributaire de

l’infinité des contenus de conscience propre à chacun. Cette variabilité de ressentis du

temps vécu en constitue la seule constante. Il en a toujours était ainsi et il en sera

certainement toujours de même. Que se passe-t-il alors sur un plan collectif et général  ?

Une société particulière peut-elle entretenir un rapport au temps qui lui est propre ?

Autrement dit, et pour pousser l’interrogation plus loin, le temps peut-il faire l’objet

d’une structure idéologique au sein d’une société ? Au temps psychologique déjà exploré

sur le plan individuel, ne peut-on ajouter un rapport collectif au temps qui serait d’ordre

idéologique et donc décliner une version culturelle de ce rapport au temps ? Les

exemples tirés de l’histoire des civilisations semblent aller dans ce sens : les Grecs

développaient une conception circulaire d’un temps cosmologique alors que le principal

souci de la théologie chrétienne, par exemple, a été de poser et résoudre le problème de

l’avenir et de-là, comme nous l’avons vu plus haut, toute l’histoire de l’Occident s’est

orientée selon une conception linéaire du temps historique. Le rapport qu’une société

entretient avec les différentes dimensions du temps est donc bien culturel. Même, à voir

avec quelle insistance l’idée de progrès –avatar séculier de l’espérance- s’est mue et

développée à tous les niveaux de la vie dans les sociétés occidentales, et à quelle point

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Page 66: La sécularisation de l'espérance

cette simple idée a structuré et bâti nos sociétés, on est en droit de parler d’ « idéologie ».

Notre rapport au temps est donc structurellement déterminé par un contexte social ou

idéologique que nous nommerons « culturel ». La culture étant elle-même vecteur des

transformations sociales qui la créent au fil du temps, notre rapport à la temporalité est

sans doute lui-aussi lié au contexte – ou climat – de son époque. Ce principe étant admis,

il faut s’interroger sur l’incidence qu’à notre rapport au temps sur la possibilité ou le

maintien d’une vertu d’espérance dans le monde. Dans cette optique, Kant, dans La

Religion dans les limites de la simple raison, ne juge pas que toute époque soit propice

au déploiement fondamental et fondateur d’une espérance. L’espérance, en effet, doit

posséder ses moyens pour ne pas se dissoudre dans la rêverie inefficace. Et si « l’homme

n’est pas définitivement perdu, on pourra souffler sur les braises de l’espérance »90.

Essayons maintenant de voir quelles modifications transparaissent dans notre

manière d’appréhender le temps.

a – Le présent et l’instant :

Le monde actuel précarise l’espérance. Une cause endogène à cette précarisation

peut être attribuée à une conscience de l’instant surdéterminante au regard des autres

dimensions du temps.

Je partirai du postulat suivant : un concept moral est précaire à partir du moment

où son extension à l’ensemble des consciences humaines est rendue aléatoire et

incertaine par un agrégat de contingences socio-historiques qu’il n’est pas en mesure de

dépasser. Or, il semble que le monde actuel et « postmoderne » ne fasse plus le lit de

l’espérance. A considérer les hommes et le monde, les formes de violences extrêmes

désormais intégrées comme norme par la jeune génération et ce « catastrophisme »91

plus ou moins éclairé qui campe dans les replis de nos consciences d’hommes du vingt

et unième siècle, l’espérance apparaît comme un concept fragilisé et fissuré de

l’intérieur. De l’espérance active et féconde, l’humanité est passée à une « espérance-

sédatif », c'est-à-dire une espérance biaisée, détournée, dont la dimension eschatologique

90 Emmanuel KANT, La Religion dans les limites de la simple raison, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, 1994. p. 15. 91 J’emprunte l’expression de « catastrophisme » à l’essai de Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, collection Points, éditions du Seuil, Paris 2002.

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Page 67: La sécularisation de l'espérance

s’est mue en vulgaire soulagement thérapeutique. En effet, avant92, l’espérance se

projetait au-delà du mal pour s’en extirper d’abord et s’en libérer ensuite. Désormais,

l’espérance ne se projette plus au-delà et à défaut de combattre un mal trop écrasant, elle

se contente d’apaiser la peur que celui-ci suscite. Autrement dit, l’espérance ne sert plus

à se projeter dans un avenir résolument meilleur, elle a tout juste permis aux plus

confiants de trouver malgré tout le sommeil dans la nuit du 11 au 12 septembre 2001.

Nous nous retrouvons dans la situation contradictoire d’une espérance qui n’espère plus.

Nous attendons moins du futur qu’il nous fasse rêver que nous ne cherchons dans le

présent des raisons d’avoir moins peur et donc non plus des raisons d’espérer en mais

des raisons de nous rassurer sur. L’audace de croire que le futur sera promesse d’un

avenir meilleur s’est dissoute dans l’attente d’un bonheur terrestre souvent compromis et

toujours ajourné. La conscience anticipante qui rendait possible chez Bloch de voir au-

delà et de déceler dans les traces du passé les aspirations du futur s’est mue en une

conscience de l’instant, du présent et de l’évidence dont la seule priorité est d’interroger

le présent pour se convaincre qu’au fond, il n’est peut être pas si mauvais que cela.

Certes, on espère le lendemain. Mais dans ce lendemain espéré, la conscience de

l’instant et de l’immédiat ne place rien ; c’est pour elle un espace vide et vierge de

désirs93. Ce qui compte, c’est l’ici et le maintenant. On ne projette rien. On pare au plus

pressé. La conscience anticipante déployée dans l’espace infini de l’horizon de

l’espérance se heurte à son contraire, à savoir cette conscience de l’instant ramassée

dans la temporalité étriquée de l’urgence. En d’autres termes, là où la conscience

anticipante levait haut les yeux vers l’éclat d’une aube nouvelle, nous autres, post

modernes, marchons la tête baissée pour nous assurer que le sol ne se dérobe pas sous

nos pieds en nous rappelant parfois que les sauvetages ne sont pas des saluts.

Ainsi cette audace révolutionnaire de l’utopie concrète qu’est l’espérance s’est

elle corrompue en prudence précautionneuse. Mais cette prudence, bien loin de

correspondre à l’une des vertus cardinales des Grecs, n’est en fait que le pendant d’une

peur installée. A cet égard semble-t-il, la prudence dont nous parlons s’assimile à la

méfiance. D’où l’émergence de ces fameux et très contemporains « principes de

92 « Avant quoi ? » me demanderez-vous. Avant la prise de conscience que la majorité des risques qui nous menacent ne sont plus à proprement parler des risques exclusivement endogènes (et donc sous notre pouvoir et responsabilité) mais, désormais, des risques exogènes (et donc éventuellement sous notre responsabilité –les changements climatiques par exemple- mais plus sous notre pouvoir).93 Il est remarquable que cette conscience de l’instant se développe parallèlement à une conscience scientifique du futur qui fait de l’avenir un endroit plutôt plein et pronostiqué. La conscience de l’instant donne des pistes pour comprendre l’essoufflement des projets collectifs populaires.

67

Page 68: La sécularisation de l'espérance

précaution » et de « politiques de prévention des risques » qui anticipent sur le mal

potentiel et probable. Anticiper sur le mal, est sans doute le lot de nos sociétés post-

modernes. Là où Bloch - figure de proue d’une espérance séculière - extirpait du passé

les traces d’un monde meilleur à venir, nous autres contemporains d’un nouveau

millénaire, cherchons dans le futur les causes à venir de notre anéantissement pour nous

doter dans le présent des moyens de nous en prémunir. C’est donc la perspective du pire

et toute la politique qui l’accompagne qui guident nos actions présentes et ce, à peine

cinquante ans après que Bloch se soit consacré aux « épures d’un monde meilleur » qu’il

croyait possible. La conscience anticipante n’est plus un moyen d’anticipation mais de

défense. Elle n’est plus un tremplin vers l’avenir inconnu, mais un bouclier pour parer

aux mauvais coups du sort d’un avenir déjà calculé, anticipé et pronostiqué (et qui,

encore une fois, finit par ressembler à du passé…). L’air du temps n’est plus à la

révolution mais à la réaction, la première se définissant comme un mouvement

irréversible pour se libérer de ses entraves en se projetant dans « un futur qu’elle appelle

de tous ses vœux »94, la seconde comme l’action de qui se soumet à l’expérience

présente, comme fonction d’un mouvement qu’elle entend arrêter.

En réalité, tout se passe comme si on assistait à un rétrécissement du présent en

instant. Et le présent n’est plus le foyer temporel de la conscience anticipante mais ce

creuset étriqué d’où émerge une conscience de l’instant. De cette manière, l’horizon

d’attente se resserre en un champ d’expérience.

b- Un rapport nouveau à l’avenir. « Champ d’expérience »

et « horizons d’attente » chez Koselleck.

Dans Le Futur passé, Reinhart Koselleck distingue deux catégories sémantiques

constitutives, selon lui, de l’expérience historico-politique. L’expérience, nous dit

Koselleck, c’est « le passé actuel, dont les évènements ont été intégrés et peuvent être

remémorés »95. L’expérience s’assimile donc à un « ce-qui-est-déjà » ou à un « ce-qui-a-

déjà-été », elle correspond à un vécu, à du tangible, à du palpable. A l’inverse, l’attente

actualise le futur dans le présent. Pour Koselleck, elle tend à « ce-qui-n’est-pas-encore »,

à « ce-qui-n’est-pas-du-champ-de-l’expérience », à « ce-qui-n’est-encore-

94 La formule est de Reinhart KOSELLECK au chapitre I de Le Futur Passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, p. 32, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 2005.95 Ibid. p. 311.

68

Page 69: La sécularisation de l'espérance

qu’aménageable »96. Parmi les affects d’attente, Koselleck compte l’espoir et la crainte,

le souhait et la volonté, le souci mais aussi l’analyse rationnelle, la contemplation

réceptive ou la curiosité. Leur caractéristique commune est que l’intention y dépasse le

présent. Attente et expérience ainsi conçues comme deux composantes de la temporalité

historique, l’histoire (au sens de Geschichte) devient ce lieu où s’entrecroisent mémoire

et espoir ou, autrement dit, passé et futur. Au plan institutionnel, les catégories de

l’expérience et de l’attente permettent de distinguer, à partir du terme allemand de Bund

pris au sens de « fédération », entre les termes composés qui résument une expérience

pour les transposer dans le futur et ceux qui s’appliquent au futur sans aucune

expérience préalable comme, par exemple, celui de la Société des Nation (Völkerbund)

forgé par Kant pour, nous dit Koselleck, « transposer ce qui avait été attendu comme le

Royaume de Dieu sur terre en une finalité morale et politique. »

Les variations –ou transformations- possibles de notre rapport aux temps

historiques résident d’une part dans la manière que nous avons, rationnellement ou non,

de coordonner l’expérience et l’attente et, d’autre part, dans la manière que nous avons

de creuser ou restreindre l’écart que nous plaçons entre les deux. En d’autres termes,

tout dépend de la manière que nous avons d’appréhender le présent selon qu’on le

considère comme du passé actualisé ou selon qu’on le considère comme une

actualisation présente du futur. Dans les faits, expérience et attente peuvent s’équilibrer

et se maintenir ensemble dans la notion de « présent » car la mémoire peut alimenter ou

servir la cause de l’espoir, ce qui permet à l’historien et au visionnaire de se fondre tout

aussi bien dans la même personne. De la même manière, l’eschatologie chrétienne

coordonne le contenu de la mémoire à celui de l’espérance en proclamant l’avenir du

Ressuscité par l’eschatologie, de telle sorte que l’eschatologie chrétienne traduise la

Résurrection à l’œuvre dans l’expérience humaine.

Mais il y a des tendances. Et le propre d’une tendance, c’est de pouvoir

s’inverser. Et la question qui se pose désormais est de savoir si, sous l’effet du

désenchantement et de la mort de Dieu, nous n’avons pas modifié notre rapport aux

temps historiques, auquel cas il importe de s’interroger sur la nature de ces changements

et sur le possible maintien ou non d’une espérance au regard de cette hypothétique

refonte de nos catégories historiques ou temporelles.

Tout d’abord, quelle tendance semble avoir prévalu jusqu’à nous en Occident ?

Selon toute vraisemblance, l’expérience a occupé une place privilégiée dans notre

96 Ibid. p. 311.

69

Page 70: La sécularisation de l'espérance

compréhension de l’histoire car l’histoire, par définition, a toujours été porteuse

d’expériences, chaque expérience propre ayant été transmise par des générations ou des

institutions. Cependant, notre héritage judéo-chrétien insuffle une détermination

transcendantale de l’histoire. Depuis, l’histoire n’a jamais été appréhendée comme le

solde constaté d’une succession temporelle d’événements97. Elle n’a jamais été fortuite

puisque toujours on lui a assigné un but. Il en découle que l’histoire (Geschichte) ne

signifie pas seulement le passé mais vise en réalité « cet enchevêtrement secret de passé

et de futur »98 et, plus que simple historiographie, elle devient Geschichte. Ainsi,

l’attente – concept a priori antonyme du souvenir ou de la mémoire – a-t-elle eu, elle

aussi, une place privilégiée dans notre appréhension historique du temps du monde.

Les choses auraient-elles changé ? Les choses sont-elles en passe de devenir

différentes ? La tendance actuelle99, empiriquement décelée, semble dissoudre l’

« horizon d’attente » (prospective, attente) dans le « champ d’expérience » (mémoire,

passé). Cela correspond à un processus de désutopisation de l’avenir au profit d’une

conscience surdéterminée du présent réduit à son aspect le plus fragmentaire : l’instant.

Le temps se rétrécit jusqu’à devenir unidimensionnel, ramassé sur l’unique champ de

l’expérience présente et immédiate. Le présent surdétermine le reste, passé comme

avenir, en l’opacifiant. Ce qui importe désormais, c’est l’ « ici » et le « maintenant ». La

possibilité infinie du rêve, de l’utopie concrète, se heurte aux contraintes de l’exigence

d’immédiateté. Le temps n’est plus aux visionnaires mais aux gestionnaires. Camus

parlerait quant à lui de « ces hommes qui pensent clair et n’espèrent plus »100. Le

pragmatisme le plus prosaïque digère le présent comme seule forme possible de réalité,

vidant du même coup de toute substance les concepts de passé et de futur. Ainsi, le

champ d’expérience dont parle Koselleck n’est-il même plus ce champ de l’expérience

« passée » mais celui de l’expérience « immédiate », de l’urgence, de la réaction. Le

champ d’expérience n’est plus action en fonction du passé mais réaction en fonction

d’un avenir largement pronostiqué. Aussi, la connaissance scientifique non plus

seulement du passé mais aussi du futur (ce qui est inédit) ont pour conséquence de

dévaluer à la fois l’imagination et l’attente, ou disons-le, l’espérance. Qu’avons-nous, en

97 Schelling disait que : « Là où le christianisme n’est pas, il n’y a pas d’histoire. » Sans l’héritage moderne du christianisme, il ne saurait y avoir d’histoire conçue comme progrès indéfini.98 Koselleck ajoute : « dont on ne peut reconnaître la cohésion qu’après avoir appris à constituer l’histoire à partir de deux modes existentiels, celui de la mémoire et celui de l’histoire. » Ibid. p. 310.99 Tendance qu’il ne faut pas confondre avec un effet « de mode » mais véritablement comme l’actualisation d’un contenu plus ou moins latent de notre conscience.100 Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe, NRF, coll. Idées, Paris, p. 124.

70

Page 71: La sécularisation de l'espérance

effet, à espérer de ce que nous avons déjà prévu ? La marge d’erreur possible à tout

pronostic est-elle assez large pour loger notre espérance ?

Ce qui s’observe, en définitive, c’est l’exacerbation d’une temporalité présente

qui tire vers elle, pour les envelopper, tous les autres pans des différents temps. Le

monde d’aujourd’hui, en effet, nous accule à une surcharge événementielle sans

précédent qui accrédite et prouve l’idée d’une accélération de l’histoire. Au rang des

causes peuvent on peut trouver le rôle de l’information et des médias ajouté à

l’instantanéité et ubiquité que permet le développement des moyens de communications.

Il en résulte que la Chute du Mur de Berlin, les deux Guerres du Golfe, la fin du

l’URSS, le 11 septembre apparaissent comme autant d’événements actuels qui,

paradoxalement, appartiennent déjà à un hier.

De fait, on assiste à une saturation du champ d’expérience qui obscurcit en même

temps l’horizon d’attente. La conséquence en est que tout affect d’attente (comme

l’espoir et l’espérance) est rendu puéril et vain. La fonction même du présent s’en trouve

donc modifiée. Tout se passe comme si le présent était à la fois le miroir du passé et du

futur qu’il renvoie l’un à l’autre au prix de l’effacement de sa propre figure. Il ne détient

donc plus cette fonction de « point source » du temps d’où tout jaillit avec la grâce

rafraîchissante de l’eau d’une fontaine. Au contraire, le présent ressemble beaucoup plus

aujourd’hui à un « point décisif », le moment crucial sans cesse répété où il importe non

plus de conjecturer mais de faire des choix qui, en même temps, doivent être les bons.

Notre présent n’est plus ce « laboratoire des possibles » dont parlait Bloch, mais le

« laboratoire des probabilités », ce qui n’est vraiment pas la même chose.

Bref, le temps présent est moins voué à l’espérance qu’aux pronostics. Le

devenir du monde ne s’épanouit plus sur l’illimitation radieuse des possibles mais se

calcule en fonction d’un ensemble de probabilités vécues comme autant de restrictions à

l’alternative et l’horizon d’attente n’est que l’écho rapproché de la clameur de notre

champ d’expérience présent. Dans ces conditions, il n’est de possible pour l’espérance

que d’être en souffrance à la surface des temps.

c – L’espérance en souffrance à la surface des temps

« Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même

de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des

71

Page 72: La sécularisation de l'espérance

instants. » Ces propos, ce sont ceux qu’Albert Camus fait tenir au Docteur Rieux dans

La Peste101. L’espérance, tout comme l’amour, « demande un peu d’avenir ». Si elle en

est privée, elle ne se justifie plus. Or, l’instant ne saurait assumer cette tâche de

justification de l’espérance. Faust, à la poursuite de l’instant parfait, ne sait rien de

l’amour. Et de la même manière, quiconque se noie dans l’instantanéité de l’immanence

du monde perd tout savoir de l’espérance car cette dernière ne peut plus se conserver

comme objet de sa conscience. C’est ainsi que, en lieu et place de la conscience

anticipante d’un principe espérance, se campe une conscience de l’instant qui ne

surajoute rien à ce qui est déjà, qui n’indique pas à l’expérience présente la possibilité de

se prolonger dans le futur. Car l’instant ne s’extériorise pas. Il ne saurait se confondre

avec un présent conçu comme infini en mouvement. Sublimé, hypertrophié, l’instant

rétrécit le présent au halo fugitif de l’immédiateté et du vécu sensible. L’instant

n’appelle rien ni ne se remémore : il ponctue. Il n’est pas le lien logique qui unit le passé

au futur. Son insignifiance est celle du point, lui-même limité et intemporel. Car l’instant

n’est qu’un point, une unité déterminée, brève et séparée. Seul, il ne permet la

conceptualisation d’aucune autre chose que de lui-même. Pour Aristote, l’instant n’est

même pas une partie du temps mais seulement une limite qui fixe chaque fois un avant

et un après. D’un point de vue ontologique, l’instant isolé ne joue pas de rôle constitutif.

Il n’est pas quelque chose d’intéressant en soi. Il ne vaut que pour les conséquences que

l’on est capable d’en tirer. Or, une telle faculté requiert l’expérience d’un présent

suffisamment épais pour supporter le poids et l’ampleur du projet puisque tirer des

conséquences de quelque chose exprime d’abord notre capacité à pro-jeter dans le futur

les possibilités à venir d’une réalité déjà présente. Certes, l’instant est toujours l’instant

d’un possible. Mais, parce qu’il est limité, l’instant n’est pas le temps qui

structurellement porte le projet : le projet déploie ; l’instant contient. Autrement dit,

l’instant ne se donne pas le temps ; au mieux, il l’arrête ou le retient mais jamais ne le

prolonge sur le temps du projet. C’est ainsi que la conscience dès lors qu’elle se ramasse

sur l’instant prive le présent d’un projet. Et dès lors, la valeur espérance est expulsée en

dehors du temps, condamnée à errer à sa surface sans parvenir à y trouver son point

d’ancrage. Expulsée mais pas détruite car si toutes les conditions de possibilité de

l’espérance disparaissaient, l’espérance ne serait pas infirmée pour autant. Elle resterait

une application possible. Mais il faut admettre ici que l’on se trouve en face de ce que

101 Albert CAMUS, La Peste, Gallimard, coll. NRF, Paris, p. 203.

72

Page 73: La sécularisation de l'espérance

Camus appellerait une « métaphysique de la consolation »102 en réalité peu satisfaisante

et tacitement nostalgique.

Ainsi l’espérance est en souffrance. Elle pâtit. L’angoisse heideggérienne,

caractéristique de notre être-au-monde, dans son entreprise de dissimulation étouffe

l’espérance, entrave sa révélation affective. Elle subit la force centripète de l’immanence

des temps qui, pareille à un couvercle, l’enferme et l’étouffe en lieu et place de la force

centrifuge d’une transcendance aujourd’hui moribonde qui avait cette faculté particulière

de permettre l’espérance en l’arrachant du monde. Qu’est-ce que l’espérance

aujourd’hui ? Une idée cloisonnée par le monde et sans prise sur le temps. Or, son

empire sur le monde, l’espérance l’acquiert en s’incarnant dans le temps. Il lui faut

s’immiscer dans le temps comme dans un cheval de Troie pour se déployer non plus

dans l’antique cité mais dans le futur, le seul espace-temps encore porteur de possibles

pour l’homme. En effet, ce n’est que dans l’auto-affection du temps que l’espérance a

les moyens de se manifester en nous. Mais il faut pour cela que la compréhension, que

nous avons de cette temporalité qui nous affecte, le permette elle-aussi puisque la

possibilité même d’une révélation de l’espérance a partie liée avec la manifestation du

temps. Et, nous l’avons vu, la structure même du monde dans lequel se restreint le sens

de notre existence, notre quotidienneté d’être-pour-la-mort (et non plus vers la mort)

détermine cette angoisse elle-même constitutive de notre rapport au temps. Or,

l’angoisse c’est l’impossibilité même de la fuite et l’être quotidien pour la mort est une

constante fuite devant elle. Partant, comment l’angoisse permettrait-elle

l’espérance puisqu’en plus de rendre la fuite – ou le projet – impossible, elle dissimule

son objet et cet objet en le dissimulant à la conscience, elle le dérobe à l’espoir.

Tout ceci fait de l’espérance une idée absurde. Non pas stupide ou incongrue car

l’espérance a déjà fait ses preuves dans le cœur des hommes et, le monde dans lequel on

vit, indépendamment du regard que l’on porte sur lui, est à bien des égards le fruit des

espérances passées. Par « absurde » - et avec toute la résonnance camusienne du mot – il

faut entendre « qui ne fait plus sens », qui est en décalage. Camus, quant à lui, parlerait

du « divorce » de la notion d’espérance avec la réalité car, selon lui, c’est de ce divorce

que naît le sentiment de l’absurde dans un monde impuissant à réaliser le transcendant,

incapable de sonder la profondeur de l’expérience au-delà de l’instant et où la ligne

rédemptrice de l’horizon lointain ne se manifeste plus que sous la forme de la

circonférence d’un cercle. L’espérance doit se confronter à ce paradoxe. Elle n’est pas

102 Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Folio Essais, Gallimard, 1942, p.69.

73

Page 74: La sécularisation de l'espérance

absurde en soi. Elle l’est par comparaison avec la réalité. Toute la question est de savoir

comment peut se maintenir une vertu temporelle dans des temps qui ne sont plus

vertueux. Car la vertu a ce « besoin d’un peu d’avenir » et l’immanence des temps se

décline au présent de l’instant et souligne par-là l’incidence des choses sans que soit

restaurée son épaisseur au présent. D’où il s’ensuit que les temps sont plus à l’action

motivée par l’urgence qu’aux projets portés par le désir de l’altérité. Qu’est-ce qu’une

espérance qui renonce à faire en sorte que les choses aillent mieux pour se résoudre à ce

qu’au mieux, elles n’empirent pas. Davantage réactionnaire que révolutionnaire, l’affect

d’espérance considère le présent non plus sous l’éclairage attendu du futur mais sous la

lumière éteinte du passé et s’avoue lourde et pleine de toutes ses frustrations, de ses

désirs avortés. Nulle part elle ne trouve son foyer, c'est-à-dire un lieu ou un temps où

elle peut s’identifier et s’affirmer.

On n’espère jamais ce qu’on a. On attend toujours ce qu’on espère.

Et à la longue on se lasse.

74

Page 75: La sécularisation de l'espérance

IIIResponsabilité de l’espérance pour la

pensée et l’action dans le monde contemporain : détermination d’un

dilemme éthique

75

Page 76: La sécularisation de l'espérance

Nous l’avons vu, l’espérance séculière est confrontée à deux paradoxes de types

différents, l’un étant d’ordre « logique », l’autre étant d’ordre « politique ». La

possibilité qui existe, ou qui n’existe pas, d’apporter une résolution à chacun de ces

paradoxes est complètement déterminante pour penser la justification de cette espérance

dans notre siècle. Or, cette justification, que nous cherchons pour apporter (si cela est

possible) une légitimité à la valeur espérance dans notre siècle, ne se réduit pas à la

logique, au concept, ou à la dimension politique. Car il y a un enjeu éthique et moral

extraordinaire à vouloir confirmer ou infirmer la place de l’espérance dans le monde

contemporain.

L’espérance, certes, a dépassé le paradoxe logique et conceptuel. Mais en même

temps, elle bute et achoppe sur le paradoxe politique. Ce qui signifie que nous avons

face à nous une valeur (ou une « vertu ») qui ne se relève pas indemne de sa

confrontation avec la réalité. En d’autres termes, le monde contemporain, ou la réalité

telle qu’elle se manifeste à nous, ne fournit plus le matériau nécessaire à l’espérance et il

en résulte un concept si peu viable qu’il risquerait de devenir inconséquent voire

« contreproductif » car inadapté. C’est donc bel et bien la question de la pérennité des

valeurs morales de vertu qui se pose dans un monde où l’horizon d’attente de la

promesse se heurte à l’impossibilité d’investir l’objet de cette promesse103. Cependant,

rétorquera-t-on, il en a toujours était ainsi : l’horizon de la promesse, fidèle à sa

définition, n’a fait que reculer à mesure que l’on s’approchait de la ligne. Mais encore

une fois, le problème ne réside pas dans l’éloignement de l’objet de l’espérance mais

dans la faculté même d’espérer. Et la question n’est plus de savoir ce que je puis espérer

mais simplement si je peux encore espérer. Mieux, en poussant l’interrogation plus loin

sur la voie de l’éthique, la question fait sens de savoir si je dois encore ou non faire de

l’espérance le moteur de mon action, l’orientation du sens de ma vie, l’orientation du

103 A ce sujet, Levinas préconise la distinction entre « terre promise » et « terre permise ». Je renvois à ses Quatre lectures talmudiques récemment reprises aux Editions de Minuit.

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Page 77: La sécularisation de l'espérance

devenir du monde. Autrement dit, il s’agit de savoir si c’est encore en l’espérance que

doit s’incarner un principe directeur du changement et de la transformation. Pour

reprendre une formule de Kakuzo Okakura empruntée à son Livre du Thé, demandons-

nous si l’espérance est une pensée assez « virile » dans sa « capacité à dominer les

mouvements futurs 104» alors que l’air du temps semble acquis à la fin des messianismes

et soulève l’hypothèse d’une fin de l’histoire.

I – L’air des temps présents   : la fin des messianismes et

l’hypothèse de la fin de l’histoire.

Dans un monde sécularisé, c’est une double hypothèse que l’on peut formuler

relativement à l’espérance : ou bien l’évolution historique de l’humanité est arrivée à son

terme et il n’est donc plus rien d’autre à espérer que l’éternité de son plein

accomplissement105, ou bien l’histoire de l’humanité demeure fondamentalement ouverte

au changement même si l’attente de l’espérance ne constitue plus une attitude

raisonnable et en tout point logique pour appréhender le devenir du monde. Dans le

premier cas (celui de la fin présumée de l’histoire), il faut partir du partir du présupposé

selon lequel la chaîne historique des événements suit un cours intelligible car inscrit

dans un processus dialectique dont la fin (end en anglais) idéale est en voie de permettre

à l’humanité de se réaliser pleinement. Cet idéal achevé, le processus dialectique semble

clos. Dans le second cas, qui est encore celui de l’inaccomplissement, la possibilité de

l’évolution de la pensée humaine vers d’autres buts et d’autres fins reste ouverte. La

croyance en des changements radicaux demeure et la catégorie de l’attente forge, pour

une bonne part, notre positionnement dans le monde au regard du futur. Il s’agira

simplement d’expliquer en quoi cette attente s’est détournée d’un messianisme confiant

que l’on pourrait tout aussi bien, dans un sens plus large, qualifier d’ « utopie concrète »

puisque devant composer directement avec le donné et la matière du monde.

a – La dialectique historique en désuétude :

104 Kakuzo OKAKUA, op. cit. p 38 : «  La virilité d’une idée ne consiste pas moins dans sa puissance à se créer un passage à travers la pensée contemporaine que dans sa capacité de dominer les mouvements futurs. »105 Si la forme que ce dernier doit prendre nous satisfait, bien entendu.

77

Page 78: La sécularisation de l'espérance

La dialectique constitue un mode possible de détermination de l’être dans le réel

en intégrant le devenir dans la pensée, avec l’idée, pour Hegel, que celle-ci doit se

réconcilier avec la réalité car c’est là, selon lui, le but ultime de l’histoire. Plus

précisément, la dialectique est pensée comme un processus dynamique qui intègre le

mouvement historique dans une totalité intelligible et unificatrice. Elle consiste

essentiellement à reconnaître l’inséparabilité des contradictoires et à découvrir le

principe de cette union dans une catégorie supérieure. La dialectique, au sens hégélien,

consiste donc en une marche de la pensée suivant ses propres lois mais aussi conforme

au développement même de l’être. Or, Hegel liant intimement le devenir historique du

monde à cette marche dialectique de la pensée et insérant donc ce devenir historique

dans un processus rationalisé, fait de l’histoire du monde une théodicée permettant à la

« ruse de la raison » de devenir le « concept rationnel pour désigner la Providence.106 »

Aussi, l’accomplissement du mouvement dialectique devra-t-il se caractériser par

l’identité de l’absolu avec lui-même, au terme d’un long « travail du négatif », après

passage de figures en figures de la contradiction. Cet accomplissement absolu de l’idéal

se pense comme fin du processus, le déploiement de sa finalité originaire se posant à la

fois comme réalisation ultime et comme terme du développement historique. Nul besoin

de revenir ici sur la dimension théologique de cette histoire du salut projetée sur le plan

de l’histoire du monde. En effet, nous avons précédemment eu l’occasion de constater

que cette orientation théologique du sens de l’histoire était, de manière assez

remarquable, calquée sur une eschatologie sécularisée. Il n’est donc pas nécessaire de

revenir une seconde fois sur ce point.

Ce qu’il est intéressant de souligner ici, et dont témoigne à vif cette pensée

dialecticienne, c’est l’incapacité pour la pensée occidentale de se satisfaire d’admettre

un destin qui ne soit déterminé par autre chose que l’enchaînement des causes et des

effets conduisant à la mort. Autrement dit, la pensée occidentale se traduit dans cette

incapacité à s’en tenir au seul sens biologique et humain du devenir, et donc, dans cette

incapacité à contenir le sens dans la seule sphère du monde naturel et de la simple

continuité. Toujours en quête de justification, la pensée occidentale trouve cette dernière

dans l’affirmation de l’objectivité du sens et de l’universalisation de ses principes.

106 Cf. Karl LÖWITH dans Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’Histoire, Paris, Gallimard, 2002.

78

Page 79: La sécularisation de l'espérance

Ainsi, si la dialectique est effectivement tombée en désuétude, au moins deux

causes possibles peuvent expliquer ce phénomène. On peut émettre l’hypothèse selon

laquelle le décryptage du processus dialectique n’est plus – à supposer qu’il l’ait jamais

été – un moyen pertinent pour rendre compte du réel et la dialectique tombe en

désuétude par rejet. Auquel cas, loin de réconcilier la pensée avec le réel, elle s’en écarte

prodigieusement. A l’inverse, on peut soutenir l’idée selon laquelle la dialectique n’est

plus à l’ordre du jour, non pas parce qu’elle serait infirmée dans ses principes, mais, au

contraire, parce qu’on assisterait à un aboutissement du procès dialectique et que ce

dernier étant achevé, nous vivrions l’époque d’une « fin de l’histoire ». Cette « fin de

l’histoire », c’est la thèse que défend Francis Fukuyama dans La Fin de l’Histoire et le

Dernier Homme107. Dans l’esprit de Fukuyama, la fin de l’histoire qu’il croit voir

poindre à l’horizon108 ne se confond en aucune manière avec une apocalypse négative ou

avec un arrêt des évènements mondiaux. Bien au contraire, la fin de l’histoire qu’il

entrevoit s’accorde davantage d’une visée optimiste : elle correspond à l’avènement d’un

certain niveau de conscience sociale acquis et matérialisé dans des institutions ou,

autrement dit, à une évolution de la pensée humaine idéalement conduite à son terme,

terme qu’il associe directement au succès et à la propagation de l’idée de démocratie

libérale.

En résumé, une théorie de la fin de l’histoire, ou du moins telle qu’elle s’illustre

chez Fukuyama, croit déceler dans la réalité les signes d’une réalisation pleine à ce point

évidente qu’on se targue de la poser comme clôture unificatrice au processus dialectique,

comme dans le The End de la fin du conte (qui ne signifie pas qu’il ne se passera plus

rien dans la vie des héros, simplement qu’ils vécurent heureux et eurent beaucoup

d’enfants, bref, que l’aventure s’achève). De fait, Fukuyama refuse de voir dans la

propagation du modèle démocratique libéral ce qui ne serait qu’un moment dialectique

parmi d’autres tant il s’assure que la maîtrise des principes fondamentaux de la pensée

humaine sont à jamais découverts, acquis et investis : « Les événements continueraient

donc de se succéder après une éventuelle fin de l’histoire, mais la maîtrise de ces

principes fondamentaux serait désormais acquise et ne réserverait plus de surprises au

sens où tout ajout à leur propos ne saurait être qu’assez marginal109 ». Selon lui, la fin de

l’histoire se caractérise par la fin de l’évolution de la pensée humaine et non par la fin de

107 Francis FUKUYAMA, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1992.108 A noter que l’horizon est cette ligne qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche…109 Cf. introduction de l’ouvrage en question.

79

Page 80: La sécularisation de l'espérance

la succession des événements dans le monde. Il en déduit implicitement que les

principes fondamentaux qui régissent ce monde et qui doivent présumer ou non d’une

fin de l’histoire se trouvent exclusivement dans la pensée humaine et non dans les

événements de ce monde. Ainsi nous ne produirions que du sensé et tout ce qui ne le

serait pas ne mériterait pas le qualificatif d’  « historique », celui-ci étant limité à la

faculté d’intellection du genre humain. Du coup, il instaure le primat de la pensée sur le

fait brut que constitue l’événement et il semble réfuter l’idée selon laquelle c’est

justement à partir de l’événement que peut se réévaluer la pensée. Dans une optique

dialectique, on cherchera l’événement qui confirma le processus auquel on croie alors

que dans une perspective réaliste, le surgissement de l’évènement sera toujours vécu

comme une remise en question des principes et conserve cette faculté de s’affirmer

comme rupture plus que comme moment dialectique ou processus. Il s’agit simplement

de dire ici qu’il ne peut y avoir de fin de l’évolution de la pensée humaine quand la

possibilité absolue de l’avènement de l’inattendu par la succession continue des

événements reste en place. Et qu’il n’est pas de principes, ni d’idéologies ou de

croyances imperméables aux enseignements du donné (datum) et que si tel devait être le

cas, la fin de l’histoire, justifiée par la fin de l’évolution de la pensée humaine, ne serait

que l’apologue du plus improbable dogmatisme.

Par ailleurs, soutenir que l’on sait clairement ce qui, fondamentalement, est en

train de se passer dans l’histoire de l’humanité implique qu’on est désormais à même

d’appuyer cette conclusion sur quelques « grands principes » qui seraient tenus pour

définitivement acquis. Par conséquent, cela revient à soutenir en même temps que rien

de radicalement nouveau ne viendra invalider ces principes dans l’avenir quand bien

même l’histoire poursuivrait son cours après l’avènement de la fin de l’histoire, sans

qu’aucune « surprise » ne vienne se heurter à la logique présumée de ce moment finalisé

de l’histoire. De plus, toute philosophie de l’histoire semble tomber dans le même

travers qui est de subordonner toutes les observations historiographiques à un même

principe de totalité de l’histoire. Mais ce principe absolu, censé révéler à la fois le sens

et le but du devenir des hommes, est moins tiré de la réalité des faits que de

l’imagination du philosophe.

La fin de l’histoire n’est donc qu’une croyance, au mieux une hypothèse que

l’homme n’a pas les moyens de prouver. Il peut trouver partout des témoignages ou des

signes de ce qu’il affirme, s’appuyer sur l’argument d’autorité que constitue un

raisonnement dialectique, cela ne prouve rien pour autant. Penser que le monde est régi

80

Page 81: La sécularisation de l'espérance

par un mouvement dialectique n’est pas un savoir. C’est une croyance ou, comme le

dirait Raymond Boudon110, une « idée reçue ». Dans son livre sur l’idéologie, Raymond

Boudon montre à quel point il est facile de pratiquer pour soi-même ce qu’il appelle

« l’art de se persuader ». Il imagine un historien des idées qui chercherait à écrire un

livre sur « la pensée de Karl Marx ». D’emblée, il sera tenté de postuler l’unité de la

pensée de Marx ; lequel postulat lui permettra d’orienter son travail de collationnement

de documents, ainsi que ses analyses. Dans ce souci d’unité présumée à « la pensée de

Karl Marx », il oubliera peut être que Le Manifeste du Parti Communiste ou le Capital

n’ont pas été écrits pour le même public ou que Karl Marx était beaucoup plus familier

avec l’économie politique en 1852 qu’en 1842. Tout ceci pour dire que l’on a tendance à

interpréter la réalité en fonction de ce qu’on cherche à y trouver ou en fonction de

croyances auxquelles on adhère plus ou moins implicitement. En conséquence de quoi,

le travail de reconstruction ou de compréhension auquel nous aboutissons, par la

dialectique entre autres, ne produit non pas la réalité mais uniquement notre manière de

concevoir la réalité. Et dans l’exemple de Boudon, il est impossible de retrouver la

pensée de Marx telle qu’elle est ou telle qu’elle fut. Ainsi, quand des philosophes de

l’histoire tirent des conclusions sur la base d’une pensée dialectique, ils érigent en piliers

idéologiques puissants – en tant que systèmes de croyances - certains concepts créés à

l’origine pour répondre à des besoins analytiques. De fait, ils se rendent coupables

d’artifice dans le discours qu’ils tiennent, dissimulant leurs argumentaires dans des

propos trompeurs voire fallacieux – comportement qui n’est pas sans rappeler celui du

sophiste antique.

En bref, il s’est agi ici de réfuter l’affirmation d’une fin de l’histoire111 laquelle

est susceptible de traduire à la fois l’accomplissement de l’objet de l’espérance tout

comme son effacement, selon qu’on soit optimiste ou non. Chemin faisant, si la

démonstration convainc, nous sommes amenés à penser que l’histoire est encore ouverte,

peut être sans progrès mais toujours en éternel recommencement, et si, par conséquent,

la possibilité séculière d’établir un nouveau messianisme conservait, sommes toutes,

quelques pertinences, nous allons voir que les théories du salut terrestre sont caduques.

b – La caducité des théories du salut terrestre :

110 Raymond BOUDON, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Seuil, Paris, coll. Points Essais, 1991 pour la seconde édition. 111 Même si, encore une fois, il ne faut pas confondre l’argumentaire d’une « fin de l’histoire » avec celui de la fin des évènements mondiaux.

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Page 82: La sécularisation de l'espérance

De manière générale, se dit de « salut terrestre » toute théorie qui aspire à

prouver aux hommes la possibilité pour l’humanité d’accomplir sa vocation sur terre et

non plus dans un autre monde ou arrière-monde. Cet accomplissement ne se déclinant

qu’au futur (puisque toute théorie du salut terrestre est en même temps théorie de

l’attente de ce salut), l’aspiration messianiste qui le sous-tend révèle une disposition

futurocentrique dont espérance et inquiétude dessinent les deux faces. Le propre du

messianisme contemporain est de refuser d’accepter jusqu’au bout ce que réclamerait

pourtant une sécularisation achevée et accomplie, à savoir : que l’homme soit

passionnément de ce monde ; que congé soit donné sans regret à toute transcendance ;

que s’efface l’horizon d’un au-delà de l’histoire et du champ d’expérience. En résumé, il

ne faut pas se résoudre à céder au monde comme il va mais, au contraire, affirmer la

possibilité d’un au-delà de l’expérience immédiate et suggérer un horizon

d’accomplissement de l’histoire. Et si c’est la perte d’efficience du monde supra sensible

que traduit l’expression même de « Dieu est mort », le but du messianisme semble alors

de rendre un but à l’espérance humaine dans un monde désenchanté112.

On a défini le messianisme comme étant « essentiellement la croyance religieuse

en la venue d'un rédempteur qui mettra fin à l'ordre actuel des choses soit de manière

universelle soit pour un groupe isolé et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et

de bonheur » (H. Kohn, « Messianism », in The Encyclopædia of Social Sciences113). Si

le messianisme contemporain imagine et conçoit une version terrestre du salut, quelle

sera donc la figure du rédempteur qu’il imagine et conçoit ? De plus, sommes-nous

encore capables d’intégrer cette figure mythique aux « promesses » du monde actuel ?

Paradoxalement, en apparence en tout cas, c’est aux heures les plus sombres de

l’histoire de l’humanité que l’esprit messianique a puisé en lui-même le plus de force

pour s’imposer tout à la fois comme résistance face au malheur et refus catégorique de la

fatalité. Ainsi, la puissante dynamique du messianisme en philosophie a-t-elle eu lieu

entre deux conflits inédits car mondiaux et chacun source d’une innommable atrocité.

Comme le fait d’ailleurs remarqué Pierre Bouretz, dans Témoins du futur114, ceux de ces

philosophes contemporains que l’on a coutume de qualifier de « messianistes » sont nés

entre 1842 et 1905 et morts entre 1918 et 1995. Leurs périodes d’activité en tant que

philosophes coïncident donc étroitement avec une première moitié de siècle tourmentée

112 Ce qu’a tenté Marx, entre autre.113 Cité par Henri DESROCHES dans son article « Messianisme » de l’Encyclopédie Universalis. 114 Pierre BOURETZ, Témoins du futur. Philosophie et messianisme. NRF essais, Gallimard, Paris, 2003.

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Page 83: La sécularisation de l'espérance

et bouleversante. Leurs noms méritent d’être cités : Hermann Cohen, Franz Rosenzweig,

Walter Benjamin, Gershom Scholem, Martin Buber, Ernst Bloch, Léo Strauss, Hans

Jonas et Emmanuel Levinas. Tous ont la particularité d’être juifs, porteurs d’une

tradition messianique qu’ils tentent d’incorporer à une pensée des « sombres temps »

pour, en tant que « témoins du futur », rouvrir la possibilité de l’espérance dans un

monde alors rongé par l’horreur. Bien plus encore, la question est de savoir comment

penser Dieu après Auschwitz (Jonas). Ils développent un lexique de la liberté et de la

paix, de la connaissance et de la sagesse, de l’accomplissement et de la perfection alors

que se sont révélés, de la manière la plus criante qui soit, les signes et les effets du

désenchantement. Le facteur commun à toutes leurs philosophies est qu’elles se

conjuguent au futur, articulant des thématiques de l’attente à des thématiques du projet

autour d’une même foi en l’aube d’un jour nouveau. Sommes toutes, chacun à sa

manière s’interroge sur la possibilité et la conceptualisation d’un au-delà de la

conscience immédiate. Or, cet au-delà, les philosophes messianistes le placent dans un

horizon d’accomplissement de l’histoire ou dans l’annonce de l’interruption

apocalyptique du cours du monde.

Le fait même que se soit aux heures les plus sombres de l’histoire du vingtième

siècle que le messianisme ait réuni assez de force pour porter à bout de bras l’espérance

là où, justement, l’on n’espérait plus, semble témoigner de la puissance infinie et

inconditionnelle de la faculté d’espérer. C’est en effet le sentiment d’espérance qui a

évité bon nombre de suicides en dépit des conditions extrêmes que représentait la vie

dans les ghettos de Varsovie, par exemple, et tout se passe comme si l’espérance n’était

rien d’autre que l’attente du souffrant, le seul en-dehors disponible au souffrir, avec le

renoncement, bien sûr, qui en constitue le pendant négatif. L’homme qui souffre, il est

vrai, n’est plus l’homme du projet mais celui de l’attente. Et cette attente peut être aussi

bien positive que négative, dans tous les cas, il attend d’un autre ce qu’il ne peut par lui-

même et c’est ainsi que Job, dans son malheur, en appelle à Dieu. Car l’homme sans

projet n’en est pas pour autant sans attente. En langage husserlien, on pourrait dire que

l’espérance est l’intentionnalité spécifique de la souffrance dans l’attente du souffrant.

Selon ce qu’il vient d’être dit, pourquoi devrions-nous, aujourd’hui, suggérer une

« caducité des théories du salut terrestre » ? Alors même que l’espérance, auxiliaire de

ce salut terrestre, semble éternelle, inconditionnelle et indépassable… Plusieurs raisons

peuvent sans doute être invoquées.

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Page 84: La sécularisation de l'espérance

La première peut résider dans le fait que les espérances de salut terrestre ont

toujours été ajournées et, par conséquent jamais réalisées. Mieux, les quelques tentatives

en ce sens se sont soldées par de cuisants échecs, souvent tragiques et dramatiques. Pour

s’en persuader, il n’est qu’à regarder le résultat des tentatives concrètes

d’accomplissement du socialisme utopique tel qu’il a été porté et achevé par les tenants

d’un certain marxisme. On peut à cet égard supposer que les réalisations tragiques

successives d’un rêve de salut terrestre, ou même le simple fait qu’il ne faille plus les

attendre à l’échelle d’une vie, conduisent à se lasser d’une idée finalement incompétente

à réinventer (avec l’objectif de le réaliser) un bonheur pour l’homme à l’échelle de sa

propre vie.

La première raison possible et invoquée est donc d’ordre psychologique :

l’homme, lassé d’attendre d’autrui quelque chose qui ne vient pas, se fatigue d’une

espérance stérile.

La seconde raison est vraisemblablement d’ordre éthique – voire politique - et se

résume ainsi : l’espérance d’un salut terrestre ne constitue plus le principe directeur

d’une éthique pour notre temps, c'est-à-dire pour aujourd’hui. Concernant le salut

terrestre et l’espérance qui le soutient, pourquoi donc élever une ambition qui contredit

manifestement les tendances dominantes de notre époque et dont la majorité des

philosophes ou idéologues contemporains semblent avoir fait le deuil ? En d’autres

termes, quelle est la justification pratique de l’espérance et de la théorie du salut

terrestre que cette dernière, dans sa version séculière, soutient ? Comment ne pas

invalider l’espérance en un salut terrestre dès lors que l’on place celui-ci au défi du

réel ? Encore une fois, il ne s’agit pas de céder à la tentation d’une logique du pire et

d’accabler d’un poids encore plus lourd le séjour terrestre des hommes. Simplement, si

Kant, à son heure, eût l’électrochoc de son fameux « réveil dogmatique », peut-être est-il

temps pour nous d’accepter les exigences d’un réveil éthique qui nous ferait cesser de

traiter cette dernière comme une matière de cours parmi d’autres. K.O. Apel considère à

ce propos qu’ « une telle attitude serait aux antipodes de la philosophie ». Et il ajoute :

« Je pense au contraire que tous les éléments et produits constitutifs de la culture

humaine sont des réponses aux défis de situations historiques ou même, comme c’est le

cas pour l’éthique, des réponses au défi de la situation humaine en tant que telle, c'est-à-

dire en tant que distincte de la situation de tous les animaux. 115» De fait, si l’espérance

115 Karl Otto APEL in La Réponse de l’éthique de la discussion au défi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui, Ed. Peeters, Louvain, 2001, p. 13. Cité par Jérôme POREE dans son cours sur « les métamorphoses du cogito ».

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Page 85: La sécularisation de l'espérance

peut prétendre à s’insérer comme valeur dans le champ de l’éthique, il lui faut, au même

titre que cette dernière, s’imposer comme réponse valide au défi de la situation humaine

contemporaine.

Or le défi que nous jette la situation historique actuelle peut être résumé selon la

formule qui suit : « La civilisation scientifique et technique a placé tous les peuples et

les cultures devant une problématique éthique commune, sans égard pour leurs traditions

morales particulières. (…) Pour la première fois dans l’histoire de l’espèce, les hommes

sont confrontés pratiquement à la tâche d’assumer à l’échelle planétaire la responsabilité

collective des conséquences de leurs activités.116 » C’est le même constat qui servira de

point de départ au Principe responsabilité de Hans Jonas, paru en 1979, et qui, plus près

de nous encore, servira de point de départ au Catastrophisme éclairé de Jean-Pierre

Dupuy paru en 2002. Ainsi, si Hegel pouvait opposer à la « morale formelle » de Kant

une « éthique substantielle » enracinée dans les traditions et les institutions des

différents peuples, on est aujourd’hui conduit à admettre qu’une telle éthique ne suffit

désormais plus. De nos jours, en effet, on ne saurait se satisfaire davantage d’une éthique

dont la mesure exclusive serait réduite à la seule volonté. Si cette dernière est une

condition nécessaire, il est fort à craindre qu’elle ne soit pas suffisante. Il faut que

l’éthique, plus que sur la seule volonté de l’homme, s’appuie davantage sur le primat des

actions effectives du sujet moral sans quoi nous courrons le risque d’être irresponsables.

Précisément, une éthique qui prendrait pour mesure les actions effectives du sujet

moral doit elle-même être active pour réagir de manière déterminante aux conséquences

de ces actions-là. En ce sens, elle renoue directement avec la volonté, élément de

médiation indispensable entre l’exigence éthique posée et l’agir. Il en découle que l’on

est activement affecté par l’enjeu éthique de l’action dès lors que l’on se pose comme

agent117 moral responsable. De fait, comme l’avait déjà montré Schopenhauer dans Le

Monde comme volonté de représentation, toute espérance se réduit à une certaine forme

de passivité puisque l’on n’espère jamais ce qu’on fait et qu’on ne fait jamais ce qu’on

espère. Plus que l’espérance, en effet, c’est la volonté qui précède immédiatement

l’action et non l’inverse (comme s’il fallait d’abord espérer pour vouloir !) à tel point

que la volonté ne fait qu’un avec l’acte : vouloir sans agir ce n’est donc pas vouloir.

L’agir s’identifie alors au vouloir. Ainsi, si nous assumons la responsabilité de nos actes,

il nous faut aussi assumer celle de notre volonté comme moteur unique de l’action et ne

116 K.O. APEL, op. cit. p. 46.117 Et non plus simplement « sujet ».

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Page 86: La sécularisation de l'espérance

plus justifier notre agir par l’objet de l’attente mais par le point de départ que notre

volonté constitue pour tout acte.

Or, cette position de responsabilité nous conduit à rejeter une éthique guidée et

élaborée sur la notion de progrès puisque nous nous rendons compte aujourd’hui qu’en

l’état actuel des choses il ne s’identifie plus du tout à une fin ultime et souhaitable pour

l’humanité. La tendance remarquable qui commence à s’affirmer chez la jeune

génération aujourd’hui, c’est cette montée de l’incroyance en la vertu de la notion

progrès118. Plus qu’une incroyance, il s’agit bel et bien des prémisses d’un divorce. Non

que le progrès –transposition séculière de l’objet de l’espérance- ne provoque plus

jamais l’envie ou cesse d’exciter totalement le désir, mais la facture qu’il nous adresse

aujourd’hui accumule les montants successifs des erreurs passées comme autant de

conséquences des consciences aveuglées par la foi progressiste en un salut terrestre.

Voila qui est l’occasion de rappeler que le caractère problématique de l’éthique

n’apparaît en fait plus dans le cadre d’une « religion du progrès ». Cette dernière

impliquait abusivement119 la norme suivante : était perçue comme « morale » ou

« éthique » toute attitude ou conduite allant dans le sens du progrès, dont on croyait

connaître le contenu essentiel (émancipation croissante de l’individu, accomplissement

de l’autonomie du sujet en tant que citoyen, marche vers l’égalité, la liberté, la

connaissance scientifique etc.). En effet, dans une conception « progressiste » du monde,

les fondements de la morale se trouvent immédiatement donnés, déterminant par-là les

règles du devoir-faire et du devoir-être et la finalité de l’action morale se trouve, quant à

elle, définie. Toute attitude qui contredirait les postulats progressistes serait donc

qualifiée d’immorale et de mauvaise, voire illogique, car opposée à l’idée de la nécessité

du progrès pour organiser le salut de l’humanité. En l’occurrence, réfuter la nécessité du

progrès s’assimilerait à pêcher par présomption au regard des dogmes d’une religion du

progrès, deuxième foyer de salut après le judéo-christianisme. En définitive, la montée

de l’incroyance vis-à-vis du progrès et le scepticisme qu’il engendre sont peut-être à la

base de ce que l’on pourrait qualifier de « deuxième sortie de religion. »

Bref, le messianisme séculier n’est plus porteur et le « Progrès » demeure à peine

une vertu utopico-religieuse120. Devant assumer les conséquences de sa liberté

récemment conquise, l’homme séculier doit admettre et assumer le fait qu’il n’a plus de

118 Et ce n’est qu’un début, il est probable que cette rupture aille en se radicalisant dans la conscience des plus jeunes.119 On se rend compte aujourd’hui de cet abus.120 Même si dans les faits elle se qualifie de « politique » ou « économique ».

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Page 87: La sécularisation de l'espérance

maître suprême et qu’il n’a rien à espérer de ce qu’il n’est lui-même en mesure de

produire ou de créer. Car il n’est plus de vrais rédempteurs, il n’y a que des hommes

libres et cette liberté en appelle directement à leur responsabilité121. Libres et

responsables, il nous faut cesser de subordonner le cours des évènements de ce monde

au principe imaginaire d’un progrès d’accomplissement. Et rejetant les leurres d’une

philosophie de l’histoire, c’est aussi par un rejet d’une théologie de l’histoire qu’il faut

passer sans quoi nous risquerions d’emprunter une voie qui ne mène nulle part ailleurs

qu’à l’irréversibilité de l’échec. Ce n’est donc pas sur la ligne d’un horizon toujours en

fuite que nous devons placer nos espérances. Après avoir espéré en Dieu nous avons

espéré en un plan de l’histoire du monde, il nous faut maintenant espérer à la source de

nos actions, c'est-à-dire en nous-mêmes, seuls objets de connaissances à notre portée et

seuls sujets d’action à disposition pour intervenir dans le monde. L’objet de notre

espérance, nous le puisons en nous-mêmes et devons le faire surgir dans notre

« maintenant » car, comme le disait quelque part Saint-Exupéry, « Tu ne dois pas

prévoir l’avenir, tu dois le permettre. »

c – Catégorie de l’espérance et catégorie de la déception :

« Tout bonheur est d’espérance ; toute vie de déception » écrivait

Schopenhauer122, récusant ainsi l’idée d’un salut terrestre possible puisque toute vie se

trouverait en deçà d’un bonheur qu’elle n’atteint jamais. C’est la même idée qui se

trouve exprimée par le sociologue Henri Desroches dans Sociologie de l’espérance :

« L’espérance est une promesse qui ne peut être tenue. » Et il ajoute : « Sans

l’espérance, rien ne serait réalisé. Mais tout ce qui s’est réalisé est au-dessous de

l’espérance… L’espérance est doublement inespérée : elle n’obtient pas ce qu’elle

espère et elle obtient ce qu’elle n’espérait pas. » La catégorie de l’échec et de la

déception vient donc hanter la dialectique messianique d’une espérance séculière : toute

espérance réalisée serait en même temps une espérance contrariée, une promesse non

tenue.

121 Burckhardt dans une lettre à un ami du 26 avril 1872 faisait preuve de lucidité lorsqu’il écrivait : « …les gens ne croient plus à des principes, mais il est probable qu’ils croient périodiquement en rédempteurs. (…) Pour cette raison, l’autorité relèvera la tête en ce XXème siècle réjouissant et cette tête sera effrayante. »122 In Le Monde comme volonté de représentation.

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Page 88: La sécularisation de l'espérance

Dans un moment contemporain caractérisé par la désutopisation et la

démythification de l’avenir, nous nous retrouvons en même temps dépourvus de grands

systèmes porteurs d’espérances collectives et confrontés à l’absence de projets politiques

structurants. Il en découle que nos sociétés occidentales sont travaillées par la déception.

Le phénomène n’est, à proprement parler, pas nouveau. Tocqueville le décrivait déjà

dans la première moitié du XIXème siècle aux Etats-Unis : dans les sociétés d’égalité « les

espérances et les désirs (…) sont plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus

inquiètes et les soucis plus cuisants.123 » Selon Tocqueville, en effet, l’augmentation des

biens matériels, loin de faire diminuer le mécontentement des hommes, tend à

l’augmenter. Les frustrations et les insatisfactions se multiplient et s’accroissent, tandis

que les inégalités reculent et que se diffusent les richesses matérielles. Ainsi, tandis que

s’ouvrent de nouveaux espoirs, les frustrations et comparaisons envieuses se répandent

et, en définitive, on ne supporte pas que le voisin ait plus que soi. Les jouissances

matérielles « tranquilles et permises » sont, certes, nombreuses mais les hommes sont le

plus souvent malheureux de la jouissance des autres. La société démocratique secrèterait

donc, en interne, un sentiment massif de déception.

Etre déçu, c’est avoir été trompé dans son attente, lésé par son espérance. Si

l’espérance actuelle devient un idéal précaire, c’est sans doute parce que la plénitude

souhaitée de l’expérience humaine est trop souvent contredite par l’amertume de la

déception. Sans doute la déception serait-elle moindre si nous n’avions l’habitude

d’exiger l’impossible ou de formuler secrètement les vœux les plus sincères en même

temps que les plus irréalisables qui soit. Peut être alors échapperions-nous à la déception

si l’optimisme qui soutenait notre espérance était tout à la fois « militant » et éclairé.

C’est en tout cas la position défendue par Ernst Bloch dans son Principe Espérance. L’

« optimisme militant » de Bloch correspond à une espérance active dans le Novum, dans

l’accomplissement de l’utopie124. Le fait qu’il doive être éclairé signifie que l’espérance

ne doit pas être naïve mais « savante », une science de la réalité, un savoir actif tourné

vers la praxis transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Ainsi, cet

« optimisme militant » pose que la formulation d’un rêve-en-avant, inspirée par les

« images-souhaits », doit s’accorder à la matière en connaissance de cause selon le

principe de docta spes (c'est-à-dire « espérance savante »). Ainsi nous trouvons-nous

devant une obligation de savoir quelles sont les potentialités réelles offertes par la

123 De la démocratie en Amérique (1835-1840), Garnier Flammarion, Paris, t. I vol. 2.124 Hans JONAS critiquera l’ « optimisme impitoyable » de Bloch.

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Page 89: La sécularisation de l'espérance

matière à tel moment donné de l’histoire et en tel endroit de l’espace. Cependant, à cette

obligation de savoir s’ajoute l’impossibilité de ce savoir car le monde déborde notre

entendement : le monde contient plus de choses que je ne puis en placer dans mon

espérance. De cette manière, nous sommes acculés à une exigence impossible de savoir

car nous logeons l’espérance dans l’imagination (avec sa part d’illusions et de déni) plus

que nous ne la plaçons dans les faits. Il s’ensuit que notre faculté d’agir en connaissance

de causes sur la base d’une espérance se trouve altérée et que l’espérance même que

nous projetons par-delà le monde n’est en fait jamais en pleine adéquation avec le

monde tel qu’il est, d’où l’ombre de l’échec et de la déception. Autrement dit, tout est

meilleur dans le rêve et la réalisation de ce dernier ne peut générer autre chose que de

l’insatisfaction.

Toutefois, Ernst Bloch était bien conscient de cette difficulté et il la soulève

dans le Principe Espérance : « Le rêve n’est pas réalisé tel quel, c’est là un moins, mais

quelque chose se présente en chair et en os, et c’est là un plus largement

compensatoire.125 » En termes plus triviaux, cela revient à dire que Bloch voit le verre à

moitié plein pour s’illusionner sur le fait qu’il est aussi à moitié vide.

II – Conséquence du paradoxe politique   : un dilemme

éthique

L’interrogation est la suivante : l’espérance doit-elle, de droit, conserver sa place

dans une éthique de la pensée et de l’action pour le monde contemporain ? Est-elle

encore justifiée à déterminer les motifs de notre agir au sein du monde tel qu’il se

manifeste à nous ? Autant de questions qui interrogent le fondement éthique de

l’espérance dans le monde contemporain. Une problématique plus large enveloppe ce

débat. Il s’agit, en effet, de remettre en question le présupposé moral et conservateur du

caractère immuable et inconditionnel de nos valeurs, et qui plus est, de celles que nous

comptons au rang de « vertus ». Ainsi, il nous faut déterminer, au risque d’introduire une

part de relativité, si la valeur éthique de l’espérance peut être mesurée sans lien avec le

monde et si son statut de vertu constitue un gage d’immutabilité et de pérennité non pas

dans le cœur des hommes mais véritablement dans l’action politique de tout agent moral.

125 Op. cit. p. 225.

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Page 90: La sécularisation de l'espérance

Dans un langage plus kantien, il est loisible de se demander si l’espérance a valeur

d’impératif catégorique de la raison et si, du même coup, elle vaut comme détermination

transcendantale a priori de la faculté d’espérer en chaque homme. Toujours en d’autres

termes, et d’un point de vue peut-être plus global : l’espérance demeure-t-elle le moteur

nécessaire et suffisant à l’agir politique et moral dans le monde ? Doit-on continuer à lui

conférer ce pouvoir de légitimation absolue de chacun des discours et actions qui s’en

prévalent ? L’espérance n’évolue-t-elle pas sur une voie divergente de celle de la

responsabilité ? Or, la « responsabilité » semble s’imposer comme l’impératif majeur

que nous dicte, non plus seulement notre raison, mais, bien plus encore, celle des

générations futures par une exigence inflexible de préservation de l’environnement et de

la nature.

a – Mise en perspective du dilemme : éthique de

conviction versus éthique de la responsabilité

En ce début de XXIème siècle, l’espérance fait l’objet de deux attitudes opposées à

son égard et faisant chacune référence à deux postures éthiques différentes et en

apparences inconciliables. La première attitude, nous la qualifierons d’attitude de

conviction. Par définition, une conviction s’apparente à une croyance ferme, une

certitude en un certain nombre de principes ou de valeurs. Agir par conviction, c’est

montrer son attachement indéfectible à une ou plusieurs croyances et imposer l’autorité

qu’on leur reconnaît sur la simple situation de faits. La conviction se tient donc en

dehors du factuel et s’il y a communication entre le monde des faits et le jeu de

convictions, c’est une relation de communication à sens unique qui s’établit entre l’idée,

le principe, ou la valeur, et le monde mouvant des faits. Ceci pour souligner la

dimension statique de la conviction face à la mouvance aléatoire des évènements qui

façonnent le cours du monde jusqu’à infléchir parfois le bien-fondé de telle ou telle

croyance. La posture de conviction ressemble par bien des aspects à la posture du

militant politique. L’attitude qui consisterait pour lui à interroger la pertinence ou le

bien-fondé des principes qu’il défend au nom de tel ou tel parti lui apparaîtrait de prime

abord comme une attitude tout simplement irrationnelle car il ne ressentira pas le besoin

de savoir si ces mêmes principes sont vrais ou faux pas plus qu’il ne cherchera à

reproduire dans son propre esprit le processus plus ou moins complexe qui aura conduit

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Page 91: La sécularisation de l'espérance

le leader de son parti à mettre en exergue tel ou tel principe. Il se contentera de faire

confiance, fusse en ignorance de causes, endossant le principe comme un objet

technique qu’il juge conforme à l’idée qu’il se fait des choses. Mais la conviction ne

soumet jamais un jugement de valeur à l’examen méthodique ou critique qui

demanderait l’effort formidable de remonter aux sources oubliées du principe. Et lorsque

l’ampleur de ce travail décourage, on s’en remet plus facilement à une rationalité

axiologique126, c'est-à-dire que l’on ne justifie plus le principe par ses causes ou

antécédents mais par la fin que l’on se donne et dont il constitue un moyen. Dès lors,

c’est la fin donnée, ajoutée à l’indéfectible confiance, qui confère au principe la marque

de son autorité, elle-même génératrice d’adhésion par conviction. Dans le cas de

l’espérance, la confiance en un avenir meilleur et la finalité de béatitude font l’apanage

des plus convaincus.

La seconde attitude est très différente puisqu’elle se fonde sur la responsabilité et

que cette dernière impose parfois de faire taire ses convictions. Par exemple, je peux

avoir la conviction que le développement industriel est une fin souhaitable puisqu’il

entraînerait à sa suite la diffusion du modèle démocratique libéral à toute la surface du

globe. Voilà pour la conviction127. En même temps, j’apprends qu’il est impératif de

réduire les gaz à effet de serre et qu’élever le mode de vie de tous les habitants de la

terre au mode consumériste occidental est peut-être une idée séduisante en théorie mais

prodigieusement désastreuse et catastrophique en pratique puisqu’à vouloir inventer le

bonheur partout nous ne réussirions qu’à aggraver la tragédie pour chacun (puisque les

ressources naturelles et vitales de la Terre sont limitées et que la population mondiale

doublera à la fin du siècle prochain). Nous voyons donc le décalage qui existe entre ces

deux éthiques. Décalage ou même contradiction puisque l’une invalide les préceptes et

principes de l’autre.

Si l’espérance devait aujourd’hui devenir le moteur d’action exclusif de l’agent

moral, il faudrait que cet agent ait recours à une éthique de conviction puisque nous

avons vu que, d’un point de vue politique, l’espérance ne parvenait pas à surmonter

seule ses propres contradictions et que, d’un point de vue ontologique, l’espérance était

126 Le phénomène décrit correspond au phénomène de la « boîte noire » mentionné par Keynes. Selon Keynes, en effet, les banquiers eux-mêmes traitent souvent les théories économiques comme des boîtes noires : ils ne cherchent pas à savoir si ces théories sont vraies ou fausses mais ils lui prêteront attention ou l’épouseront d’abord parce qu’elle leur paraît susceptible d’éclairer les problèmes auxquels ils sont confrontés de par leur position, ensuite parce qu’ils pourront l’apercevoir comme faisant autorité en la matière. Je renvoie à la deuxième partie de l’ouvrage de Raymond BOUDON, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Seuil, coll. Point Essais, 1992 (1986 pour la première édition chez Fayard). 127 En l’occurrence, conviction assez proche de celle de Fukuyama.

91

Page 92: La sécularisation de l'espérance

soutenue par la foi, laquelle foi, en tant que certitude ferme, appartient à un système de

croyances proche de la conviction. Autrement dit, l’espérance, s’établissant sur une

croyance ferme et forte, requiert, pour perdurer, que l’agent moral soit convaincu de la

faculté d’exister de l’objet qu’elle prend pour fin. En effet, si on définit une «  éthique de

la conviction » comme une éthique dont la mesure est la volonté plus que les actions

effectives du sujet (ou agent) moral, alors c’est bien dans le cadre d’une telle éthique que

s’inscrit le fait même d’espérer car un examen critique de l’espérance met bien en

exergue la différence qu’il y a entre ce que je veux et ce qu’il est possible non pas

d’espérer mais de réaliser sachant que l’espérance tend plus vers la catégorie du souhait

que de l’action. Et même lorsque la disposition à espérer produit l’action, cette action

n’est pas produite pour elle-même mais en vue d’une fin non actuelle que rien ne justifie

si ce n’est la conviction et l’adhésion dont je l’entoure. Ainsi, le danger inhérent à toute

éthique de conviction (cadre de l’espérance) est de faire courir le risque d’une volonté

aveugle car incessamment projetée sur une ontologie du devenir et de l’invisible à quoi

s’ajoute cette fâcheuse tendance à projeter cette invisibilité sur le futur, tendance elle-

même accréditée par le postulat suivant : futur = invisible ; invisible = condition de

conceptualisation de tous les possibles. D’où il s’ensuit que futur = lieu de projection de

ce que j’aimerais y voir. Certes, ce postulat tend à tomber en désuétude depuis que les

contours probables du futur se révèlent assez distinctement pour ébranler avec force les

certitudes les mieux ancrées des optimistes militants les plus convaincus. Une éthique de

conviction ne prémunit donc ni contre les idées reçues, ni contre les illusions.

Mais après le croire, il faut l’agir et ne plus conforter l’agir dans le croire mais

dans le savoir sans quoi, nous pêcherions par ignorance. Ernst Bloch disait qu’il espérait

selon les principes de la docta spes ce qui signifiait « agir en connaissance de causes ».

Le temps est largement venu pour nous d’agir en connaissance de conséquences,

maxime adaptée aux bouleversements de notre rapport au temps et, tout

particulièrement, aux bouleversements de notre rapport à l’avenir, déjà connu, déjà

pronostiqué.

Ce qui nous conduit à en appeler à la responsabilité comme solution raisonnable

de rechange face à l’exclusivité des éthiques de conviction puisque pour la première fois

dans l’histoire de l’humanité nous avons à assumer collectivement les conséquences de

nos activités et modes de vie.

La responsabilité est généralement vécue comme un rapport négatif à l’action

puisque qu’elle implique que nous ayons à répondre de nos actes et puisqu’elle impose

92

Page 93: La sécularisation de l'espérance

le devoir de les assumer totalement après qu’ils aient été commis. La responsabilité a

donc une dimension rétroactive quand l’acte a déjà été commis ou réflexive si l’acte n’a

pas encore été accompli. Dans le premier cas, il s’agit d’assumer les conséquences et

dans le second, de les calculer par anticipation. Or, c’est un impératif de cette sorte qui

s’impose à l’humanité aujourd’hui. Le danger des derniers développements techniques,

menaçant l’environnement et l’humanité future, impose de prendre en compte un certain

nombre d’obligations et de devoirs urgents pour permettre de continuer d’envisager la

planète et ses occupants sur du long terme. Hans Jonas, qui le premier formula les

exigences de cette nouvelle éthique de la responsabilité, ajoute à juste titre que cet

ensemble d’obligations et de devoirs constitue notre dette à l’égard des générations

futures. François Mitterrand avait un jour dit que ce n’était pas que pour les vivants que

l’on faisait de la politique mais aussi pour ceux qui étaient déjà morts et pour ceux qui

n’était pas encore là. De la même manière, il ne faut pas projeter et agir que pour les

vivants, mais en assumant l’héritage des morts et le désir de la jeunesse. Car c’est aux

générations futures que nous devons promettre l’avenir. La promesse est désormais une

valeur que l’on doit conjuguer au présent.

Certes, il ne s’agit cependant pas d’opposer radicalement éthique de conviction et

éthique de responsabilité : il faut plutôt fonder une éthique qui soit à la fois une éthique

de conviction et une éthique la responsabilité. S’il faut espérer quelque chose de

l’homme, c’est au moins qu’il soit responsable. Mais l’espérance n’est pas a priori une

condition sine qua non de la responsabilité et de l’action. Si l’homme est vraiment libre,

son action doit aussi être délivrée de l’attente. Le personnage de Des Esseintes dans A

rebours de Huysmans incarne sans aucun doute le summum de la liberté en séparant

l’action à la fois de l’attente et du projet : sans crier gare, au beau milieu d’un récit

marqué par l’immobilisme, il décide de partir en voyage à Londres. Mais aussi parce

qu’il se rend compte qu’il n’attend plus rien de ce voyage, il renonce à prendre son train

de la gare Saint Lazare pour revenir immédiatement à sa villa de Fontenay. Chez Des

Esseintes, l’action et le projet sont donc complètement désolidarisés de toute espérance.

Mais du coup, il apparaît comme un personnage inconséquent, rongé par la décadence,

l’illusion et l’ennui égotique.

Pour faire sens, l’action doit s’inscrire dans un projet déterminé par les

conséquences qu’elle engendre tout autant que par les motivations qui la produisent.

Mais une absence de motivations conduit nécessairement à un mépris des conséquences

car il traduit un désengagement moral et un délitement du lien qu’entretient l’homme

93

Page 94: La sécularisation de l'espérance

avec l’acte. C’est pourquoi la responsabilité, en tant que prise en compte des

conséquences, requiert tout de même comme réquisit l’idée de finalisation d’un but

qu’elle estime réalisable et dont elle espère malgré tout la réalisation. Ce qui signifie

qu’un principe responsabilité poussé à son extrême relève lui-aussi de l’utopie sociale, et

que par conséquent, il ne peut se mettre en branle que si une confiance en un but de

réalisation s’incarne dans une forme d’espérance.

Le Principe Responsabilité, tel que l’entend Jonas dans le cadre d’une pensée

écologique et pour avoir une signification éthique véritable, ne peut pas se référer

uniquement à un concept abstrait de « nature » mais bel et bien à l’environnement

naturel de la vie. Les utopies économistes fondées sur un principe d’expansion (c'est-à-

dire un développement illimité de la production, une croissance infinie de la

consommation) sont, de ce point de vue, éthiquement irresponsables car en contradiction

totale avec l’équilibre de la planète. Mais on le voit bien aujourd’hui, les demies-

mesures, les réformes écologiques frileuses, les multiples conférences

intergouvernementales ont sans conteste montré leur impuissance et leurs limites. Des

propositions comme le « marché des droits de pollution » ne visent en fait qu’à

perpétuer l’état de choses existant, au profit des grands pollueurs, à commencer par les

Etats-Unis. Or, comment imaginer une solution véritable, durable (mais surtout radicale)

pour résoudre le problème de la crise écologique, sans changer, de fond en comble, le

mode actuel de production et de consommation et renoncer au mythe du développement

et de la croissance à tout crin ? Comment renoncer à ces logiques économiques et à cette

idéologie progressiste du développement et de la tragique occidentalisation du monde

sans penser réalisable un projet utopique de transformation sociale et politique ? On le

voit, exiger de l’humanité qu’elle accepte et applique l’ensemble des conséquences pour

elle d’un principe responsabilité poussé à l’extrême traduit une disposition d’esprit

utopique nourrie d’une grande espérance quant à la faculté des hommes au renoncement.

Et pourtant, il est probable que nous n’ayons pas le choix et que cette attitude utopique

soit la seule attitude responsable que nous puissions éthiquement défendre aujourd’hui.

b – Payer le prix du désenchantement : résignation ou

responsabilité ?

Il existe au moins deux moyens d’aller à contre-courant de son temps : d’une

part, l’attitude réactionnaire qui campe sur une vérité supposée du passé et de la culture

94

Page 95: La sécularisation de l'espérance

que la réalité du présent trahit ; d’autre part, l’exigence d’un devenir autre que

l’immuable cours des choses. Ces deux voies sont d’ordre idéologique en ce qu’elles se

réfèrent toutes deux à des systèmes de croyances et de valeurs en marge de la réalité des

faits. Réactionnaires ou révolutionnaires, les deux attitudes décrites ont finalement pour

dénominateur commun d’appartenir au lexique utopique puisque d’une manière ou

d’une autre, ce que chacune propose c’est un saut dans l’ailleurs ou l’autrement.

L’espérance, en maintenant vivante l’idée d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait

être, entre le réel et le possible, concilie ces deux attitudes en se fondant tout à la fois sur

une « vérité » héritée du passé et en tendant vers l’exigence d’un devenir autre que cet

immuable cours des choses. Ce qui témoigne autant de sa force que de sa faiblesse car la

résistance qu’elle oppose au réalisme-fatalisme en s’engageant dans un pari sur

l’improbable ne possède pas les moyens de sa politique d’autant plus qu’une curieuse

forme de désespoir s’attache, au point d’en paraître indissociable, à l’optimisme militant.

Dans l’espérance à tout prix que nous servent toutes les déclinaisons utopiques d’un

principe espérance, « tout se passe comme si [les participants à ce mouvement] se

répétaient à eux-mêmes : nous voulons au moins être les instigateurs de notre défaite ;

en outre, nous n’entendons pas qu’on nous prenne pour des agneaux. 128»

Toute la question demeure de savoir comment reconstruire une espérance dans

un monde où les paroles les plus sages sont des paroles de résignation et où l’espérance

n’est plus qu’une pose pour la liberté en temps de défaite. En même temps, la question

qui doit le plus nous mobiliser continue et continuera d’être celle de l’avenir et de la

place de l’homme dans cet avenir. Aussi, pour que l’eschaton soit de nouveau une

instance véritablement fécondante d’une pratique politique, il faut que l’éthique renoue

avec l’exigence des faits et que la détermination de notre agir dans le monde ne se

cantonne plus à la représentation que nous nous en faisons sous l’influence de croyances

et de dogmes idéologiques. Pourtant, il ne s’agit pas non plus d’être vulgairement

« pragmatique », « réaliste », voire « cynique », sans en même temps chercher à imposer

au monde la marque réelle de notre volonté. Mais, cette volonté, nous devons plutôt

l’inscrire dans le champ de l’action que dans celui de l’attente et faire en sorte que notre

vouloir s’affirme comme l’énergie constitutive d’un projet et non seulement dans

l’attente de l’espérance. En d’autres termes, nous ne devons plus nous en remettre à 128 Hannah ARENDT, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine. Coll. Pocket, éd. Calmann-Lévy, Paris, p. 215. Hannah Arendt montre par ailleurs que les revendications de désespoir dans les révoltes étudiantes de Nanterre, en France, du type « Ne gâchez pas votre pourriture » se retrouvent bien moins nettement aux Etats-Unis où le Principe Espérance demeure quasi-ignoré et « où le besoin d’y faire appel est moins aigu. »

95

Page 96: La sécularisation de l'espérance

autrui pour accomplir ce qu’il nous incombe directement de faire, ce qui revient à

assumer pleinement toute notre responsabilité d’homme.

Payer le prix du désenchantement par la résignation produirait l’enfermement du

vouloir dans une histoire subie que l’on aurait souhaitée voulue. Or, la soumission c’est

l’état du souffrir et de la limitation dont pâtit toute volonté. La soumission

déresponsabilise puisque pour justifier les faits, elle se réfère irrémédiablement à la

volonté d’autrui. Aussi, invoquer le désenchantement comme cause majeure de notre

désespérance n’est qu’un fallacieux prétexte pour se décharger du poids de notre

responsabilité alors que nous devons plus que jamais peser de tout notre poids dans le

monde pour lui rendre son avenir. Le désenchantement est un fait traduisant une réalité :

l’achèvement de la trajectoire vivante du religieux à travers l’effacement de l’élément

sacral du divin. Il suffit de prendre la mesure de ce fait et de l’accepter. Car le

désenchantement nous renvoie à nous-mêmes dans le rapport que nous entretenons avec

le monde. En effet, le rapport réfléchi au travers duquel l’espèce humaine choisit de fait

entre un certain nombre de manières possibles d’être ce qu’elle est se dédouane de la

médiation d’un Dieu à travers le recul de l’idée de transcendance. Avec le

désenchantement, c’est donc la médiation de l’altérité qui disparaît en même que la

figure de l’autre à qui je puis m’en remettre au moment du souffrir. Et par-là la

responsabilité de notre histoire et de notre devenir doit aller de paire avec notre

autonomie.

Ainsi, la résignation n’apporte rien. Elle ne crée rien de neuf et ne permet pas à

l’individu d’entreprendre quelque chose de nouveau. Mais comme l’action humaine ne

peut partir du rien, ni créer à partir du néant, il lui faut sans cesse détruire ou déplacer ce

qui lui préexiste pour modifier ou transformer l’état de choses existant. Et si la

résignation n’apporte rien, l’espérance pure est stérile en même temps que la volonté

demeure. Faut-il pour autant achever de détruire l’espérance ? Certes non et il est à

parier que nos efforts dans ce domaine seraient vains et désastreux puisque contraires à

la faculté qu’ont les hommes de s’écarter de leur environnement par la pensée et

d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité. Il ne

faut donc ni « détruire » l’espérance ni la nier mais opérer son déplacement dans le

champ de la responsabilité afin que les effets de nos actions s’ancrent dans ce que Hans

Jonas appelait une « éthique pour la civilisation technologique ».

96

Page 97: La sécularisation de l'espérance

c – L’espérance vaut-elle encore comme moteur de

l’action ?

Tout ce qu’il vient d’être dit nous amène à interroger la responsabilité de

l’espérance comme moteur de l’action.

Dans la mesure où l’espérance devient responsable, elle s’inscrit moins dans le

champ de l’attente de l’évènement que dans l’engagement pour l’action. Ce qui fait

d’elle une espérance responsable, c’est son renoncement à être une espérance utopique

dans la mesure où le futur sur lequel elle table n’est plus, à proprement parler,

imprévisible et en dehors de toute forme de savoir. Adopter une attitude allant à

l’encontre de la vertu, a souvent été dénoncé comme « irresponsable », aujourd’hui,

c’est la vertu d’espérance elle-même qui, si elle devait faire loi, nous fait courir le risque

de se révéler irresponsable. L’espérance fanatique, toute tendue vers son but, risquerait

en effet, par aveuglement, de dissoudre l’intérêt collectif dans la conviction particulière

et par-là, d’engager l’agir sur la voie de conséquences qui lui sont étrangères et qu’elle

n’avait pas su anticiper et donc de produire - par méconnaissance - des effets qu’elle

n’est pas en mesure de maîtriser ; ce qui fait d’elle une vertu potentiellement

irresponsable.

Ces considérations étant faites, a-t-on pour autant intérêt à dégager l’espérance

de tout agir humain dès lors que cet agir revêt une dimension publique ? Si l’impératif

catégorique de responsabilité doit orienter nos actions, la responsabilité sur laquelle se

fonde notre agir en est-il pour autant auto suffisant ? En d’autres termes, l’action n’est-

elle éthiquement valide que du simple fait qu’elle a été accomplie et menée à terme sous

l’égide et le contrôle de la responsabilité ? Le problème vient de ce que la responsabilité

ne suffit pas à se porter garante de l’efficience de l’action humaine car le seul fait d’être

responsable n’engage pas nécessairement l’action. Or, seule l’action produit du

changement et ce changement étant parfois nécessaire et légitime, il faut conférer à

l’action les moyens et la force d’engranger ce changement129. La responsabilité est une

posture conférée à l’action, voire une motivation, mais constitue-elle à elle seule

l’élément déclencheur de l’agir ? Probablement pas. Car avant qu’il y ait des motifs

d’agir, il doit bien évidemment y avoir une puissance de mouvement ou d’action apte à

produire le changement et avant que cette action, ou mouvement, soit devenue moyen, le

129 Indépendamment de toute idée de progrès puisqu’il ne s’agit pas de vouloir le changement pour le changement mais simplement de reconnaître les périodes où il devient nécessaire, que ce soit par volonté de dépasser la réalité ou de rétablir un statu quo.

97

Page 98: La sécularisation de l'espérance

désir de changement a commencé par être lui-même le but ou le terme du propre vouloir.

Il faut donc bien que l’action se trouve une force constitutive en dehors de la

responsabilité. Comme il est tout à fait possible d’agir en toute irresponsabilité, on voit

bien que l’action s’amorce sur un autre moteur et que la responsabilité n’est qu’une

valeur ajoutée à l’acte plus que le principe autosuffisant à tout agir. Or, on le sait, la

force constitutive de toute action, c’est dans la volonté qu’on la trouve. Et pour donner

de l’efficience à l’action, il s’agit moins de vouloir être responsable que de vouloir agir

avec responsabilité car dans le premier cas, la motivation se confond avec la fin dans un

cercle infranchissable alors que dans le second la motivation se place au service de la fin

en vue d’un résultat qui dépasse la seule motivation de responsabilité.

Ainsi, à la responsabilité que l’on place comme paradigme éthique à l’action doit

s’adjoindre une force constitutive émanant de la volonté. Mais cette volonté, pour servir

l’action et la responsabilité sur la voie de l’efficience – autrement dit pour être

« créatrice » - doit se charger d’une certaine positivité. Il s’agit en fait d’optimiser les

moyens d’intervention de notre agir dans le cours du monde avec cette indication

éthique que « qui dit initiative dit responsabilité130 ».

On le voit, espérance et responsabilité ont partie liée, la première ayant pour rôle

de rendre la volonté dynamique et la seconde déterminant aussi bien les motivations

profondes de l’acte que les modalités effectives de l’agir. Il ne faut donc pas ruiner les

fondements éthiques de l’espérance puisque la responsabilité ne se suffit pas au succès

de l’action. L’espérance, en tant que force dynamique constitutive de la volonté, sert

l’action dans sa capacité de réalisation. La responsabilité impose, certes, des limitations

et des contraintes au principe espérance. Pour autant, les deux principes a priori opposés

d’espérance et de responsabilité ne se neutralisent pas et il n’est pas de domination

stérile de l’un sur l’autre. Simplement, la responsabilité offre le principe de l’action et

l’espérance en optimise la capacité de réalisation. Toutefois, ce qui doit primer, ce n’est

pas une volonté aveuglée par la promesse du passé mais une volonté présente éclairée

par l’avenir.

III - Penser l’alternative. Au-delà d’une orientation eschatologique et d’une conception cyclique du temps.

130 Cf. Paul RICOEUR, « Du texte à l’action » in Essai d’herméneutique II, coll. Esprit, Le Seuil, Paris, 1986, p. 271.

98

Page 99: La sécularisation de l'espérance

Le dilemme éthique auquel se confronte l’espérance, trouve, nous l’avons vu,

une voie de résolution avec la refonte de cette dernière au sein d’une éthique de la

responsabilité. Mais cela ne suffit pas. Les solutions de demi-mesure sont fragiles en

cela même qu’elles se contraignent chacune dans les limites de l’autre. Et si la

possibilité d’adjoindre aux effets d’un « principe espérance » les conditions d’un

« principe responsabilité » demeure pertinente au regard d’un souci d’efficience de

l’engagement éthique de l’agent, il n’en demeure pas moins des lacunes et des manques

quant à la quête de sens éperdue que mènent les hommes pour eux-mêmes. Dans un

monde où la foi s’anémie et où la quête collective de sens se perd en conjectures,

l’homme finit par se retrouver seul face à la nature, sans vision ordonnatrice sur laquelle

s’appuyer. La nature, décomposée en une foule de phénomènes indépendants, ne

constitue plus un principe d’unité et le sujet ne s’éprouve plus que comme un cas

particulier de cette nature éclatée qui lui signifie aussi le propre éclatement de son sens.

« Il cherche malgré tout en elle son principe car il refuse la métaphysique, mais il ne

rencontre qu’une nature mécanisée qui lui renvoie sa propre image. L’euphorie

naturaliste des XVIIIème et XIXème siècles débouche sur l’angoisse131 contemporaine

(…). »132 

Par ailleurs, son engagement dans l’action n’est souvent destiné qu’à donner un

sens à sa liberté gratuite. Dans une réalité où tout désir doit être responsable, où le

sentiment d’angoisse est doublé de celui de l’absurde, où l’exigence d’avenir se fait des

plus pressante, il importe à l’homme, non comme une possibilité, mais comme un besoin

vital, de tout mettre en œuvre pour « édifier un monde »133 qui soit de nouveau un foyer

de reconnaissance et d’identification pour l’être humain.

a – L’espérance comme refus de la fatalité

131 C’est moi qui souligne.132 Jean-Luc CHALUMEAU, La pensée en France de Sartre à Foucault, éd. Fernand Nathan, 1976, Paris., p. 175. 133 J’emprunte l’expression à Hannah ARENDT.

99

Page 100: La sécularisation de l'espérance

Exalter le « refus de la fatalité » est une attitude politique à la mode.

L’expression est revenue avec une constance remarquable dans les arguments de

campagne des candidats à l’élection présidentielle française de 2007134. Il s’agit de

« refuser la fatalité » et de dire qu’il n’y pas de fatalité « à la misère », « à la

mondialisation »,  « à l’exclusion », « à la faim dans le monde », « au chômage », « à la

violence », « à l’échec scolaire » etc. Curieusement, l’expression même de « refus de la

fatalité » ne revêt pas la dimension « révolutionnaire » qu’on lui confèrerait aisément de

prime abord. Il est intéressant de constater que les partis les plus conservateurs et même

les plus traditionnalistes et réactionnaires se posent en parangons de ce « refus de la

fatalité »135. Et en même temps, l’expression est toute aussi bien reprise en leitmotiv de

campagne par la plupart des partis de gauche et d’extrême gauche. Dans tous les cas, il

s’agit de vouloir sortir ou s’écarter du sillon qu’on imagine tracé par les prédécesseurs

en accusant ces derniers d’avoir « enlisé » la situation au point qu’elle paraisse – ou

qu’on la fasse paraître – pour le moins inextricable. Le refus de la fatalité, sur le plan

politique, peut se traduire au moins par trois attitudes distinctes : un désir d’œuvrer à une

transformation radicale du monde ouverte à l’espérance, un désir de ne pas passer à côté

des opportunités actuelles que présente le monde, un désir de retour vers d’anciennes

valeurs morales et politiques, les mœurs présentes étant « corrompues ». On se trouve

donc en présence d’une attitude « révolutionnaire » car vecteur de changements

radicaux, d’une attitude à la fois flexible et pragmatique, et d’une attitude réactionnaire.

Dans le premier cas il s’agit de changer le monde, dans le second de faire évoluer une

société vers le modèle mondial et dans le dernier, de revenir à un modèle antérieur en

produisant un changement à l’envers, une régression.

Le facteur commun à toutes ces attitudes est une conviction ferme que l’on peut

toujours sortir de l’inexorable cours des choses, du cercle de la fatalité, ce « cercle de

fer », ainsi que l’appelait Jaurès. L’espérance témoigne de ce refus de la fatalité et, en ce

qu’elle façonne l’avenir d’une société au sein d’un Etat, la politique, à plus ou moins

court terme, elle est aussi porteuse d’espérances.

Cependant, ce témoignage d’espérance auréole le discours politique de

promesses d’avenir comme autant de « concepts-valise » pratiques et suffisamment

commodes pour que l’on puisse y loger tout argumentaire politique ou électoral quel 134 Il suffit de la taper dans le champ de recherche sur Google. La majeure partie des occurrences affichées proviennent de l’ensemble des partis politiques français et une mineure partie de sites religieux. Seulement un très petit nombre d’occurrences renvoie directement à Albert Camus.135 Comme le Front National ou avec Bruno Mégret anciennement chef du Mouvement National Républicain.

100

Page 101: La sécularisation de l'espérance

qu’il soit. Comme ce refus de la fatalité n’est que rarement affirmé dans une position

forte qui se situe souvent au-delà des règles et des codes politiques en vigueur, le refus

reste dans la parole, s’infuse en faible teneur dans l’action et demeure sur le terrain du

consensus mou. Et la ligne d’horizon sur laquelle on voit poindre l’espérance et la

concrétisation de ce refus de la fatalité n’en finit pas de reculer.

Sans doute a-t-on oublié, ainsi que nous le rappelle Georges Bernanos, que

l’espérance est avant tout une « vertu héroïque » et qu’en tant que telle, elle ne peut

s’intégrer efficacement à une action ou projet politique ancrés dans un désir de stabilité

où ce qui prime est avant tout un maintien de l’ordre au sein de l’Etat. En effet, le refus

de la fatalité poussé à l’extrême exige souvent l’opposition à la loi ou, du moins,

réclame de se tenir en marge de la loi. Il peut ainsi prendre la forme de « résistance » à la

loi ou celle d’une désobéissance civile volontaire. Car pour refuser la fatalité et se

donner les moyens d’agir sur ce qu’elle représente, il faut être capable de s’extraire

temporairement des cadres institutionnels de la loi et de l’Etat. De l’intérieur du « cercle

de fer », aucune prise ne nous est offerte pour infléchir la forme et le cours des choses en

ce monde. Cette extra-légalité de l’espérance héroïque conduit donc cette dernière à se

développer au sein de groupes minoritaires et non majoritaires –comme ce serait le cas

avec une majorité politique – ce qui l’écarte, dans sa forme la plus pure (mais aussi par

sa capacité de refus) loin des formes traditionnelles de politique. En effet, qui refuse la

fatalité qu’il croit voir poindre n’a pas d’intérêt à se porter garant et caution de l’ordre

établi. Ce n’est en réalité pas le rôle de l’Etat que de produire ces changements issus de

la révolte. Comme le fait remarquer Hannah Arendt, son rôle est davantage de

« stabiliser et légaliser les changements lorsqu’ils sont intervenus ; mais les

changements eux-mêmes résultent toujours d’une action extra-juridique.136 » Le refus de

la fatalité dont témoigne l’espérance n’est donc pas du côté de la loi bien que les

principes dont il se revendique gagnent leur légitimité dans les sphères d’un droit naturel

et de la morale. C’est la raison pour laquelle être juste et être hors-la-loi se confondent

en certaines situations et que le droit en vigueur est souvent la résultante de

désobéissances et révoltes passées137.

Bref, le refus de la fatalité sert d’argument politique. Il s’inscrit dans une

terminologie de campagne électorale et vaut comme formule incontournable des slogans 136 Du mensonge à la violence, p. 82.137 Hannah ARENDT : «  Toute la législation du travail désormais codifiée – le droit de négocier des conventions collectives, le droit syndical et le droit de grève – ne fut-elle pas précédée de longues périodes de désobéissance, prenant souvent des formes très violentes, à des lois qui en fin de compte se sont avérées périmées ? ». Voire Du mensonge à la violence p. 82.

101

Page 102: La sécularisation de l'espérance

politiques. Mais ne nous y trompons pas, l’homme qui prône le changement radical ou la

rupture est bien vite rattrapé par les exigences de continuité que l’on attend de lui ; et

son travail consistera davantage à rendre douce la perspective de cette fatalité qu’à

déployer de grands efforts pour la combattre. Car, à moins d’entrer dans l’illégalité ou

de se placer à l’extérieur du cadre juridique, il ne peut à la fois être défenseur de l’ordre

de l’Etat de droit et instigateur des révoltes populaires ou mouvements sociaux. De plus,

le rôle du politique relève plus de la réforme que de la mutation radicale ou du

renversement. Dès lors que le maître-mot espérance traduit un refus de la fatalité, il ne

peut que sortir du champ politique électoral tout en y abandonnant sa fonction purement

ornementale. Bien entendu, il incombe à celui qui prend le risque de sortir de la loi d’en

assumer les conséquences et la responsabilité.

b – La refonte de l’espérance dans une éthique de la

révolte :

La révolte est généralement définie comme soulèvement ou rébellion contre

l’ordre établi ou comme désobéissance ou insoumission à l’autorité. D’un point de vue

existentialiste, la révolte peut être une réponse apportée au sentiment de l’absurde dès

lors que celui-ci se révèle à l’existence sous la forme d’une prise de conscience, souvent

dramatique, de l’irrationalité du monde et de la destinée humaine138.

A la base de la révolte, se trouve la colère comme sentiment originaire du

révolté. La colère est ici à comprendre comme la non-acceptation d’un état de choses,

comme la douleur de l’expression du refus ou comme la manifestation d’un « violent

mécontentement139 ». La colère peut être celle de Job, esclave de la volonté de Dieu,

s’offrant à la révolte contre l’injustice divine.

La révolte émane tout entière de cette colère que nourrit un sentiment de non-

conformité, de non-acception. De ce point de vue, la colère s’assimile à une prise de

conscience de l’absurde. Elle aboutit à ce que Camus appelait le « divorce de l’acteur de

son décor » révélé au moment même où plus rien ne fait sens par lui-même, au moment

même où ce sens n’est plus acquis. De là deux possibilités : renoncer à un sens de

l’existence à jamais perdu ou reconquérir ce sens qu’il s’agira ensuite de se réapproprier.

138 Tel qu’on le retrouve dans la littérature chez Sartre, Camus, Malraux et tel qu’on le retrouve dans le théâtre absurde d’un Ionesco, Pinter ou Beckett.139 Larousse.

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Autrement dit, se soumettre indéfiniment au traumatisme de l’absurde, ou, par

résilience, le surmonter et reconstruire soi-même un sens qui ne nous est plus donné.

Surmonter l’absurde n’est pas le nier. Ainsi, comme le montre Camus dans L’homme

révolté, il faut maintenir le sentiment de l’absurde sans tenter de le résoudre car la force

que génère l’absurde se réalise et prend forme dans la révolte. Et la révolte apparaît

comme un art de vivre avec l’absurde, art qui consiste en la connaissance d’une fatalité

qu’il s’agit d’affronter car la fatalité n’est pas une fin en soi. A tout le moins, il faut se

réapproprier le sens par l’effort de l’action et de la création.

Nous avons vu précédemment que dans un monde désutopisé et désenchanté

l’espérance était en souffrance à la surface des temps car le sentiment d’absurde en ce

monde ne lui offrait aucune prise, aucun espoir de s’accomplir elle-même. Puisque le

pari actuel de l’espérance est de surmonter l’absurde, il faut qu’elle compose avec la

meilleure réponse que l’on peut opposer à la question de l’absurdité. Or, cette réponse

c’est la révolte. Et par ailleurs, la révolte se pose comme la réponse concrète à

l’espérance abstraite car en ayant les moyens d’incarner cette vertu, elle lui donne corps

et lui donnant corps, elle la positionne à nouveau dans le monde.

En ce que la révolte, sous la forme de contestations et d’oppositions marquées,

est capable de redonner une existence politique à l’espérance, voire même lui faire

profiter d’un réel impact, elle assure les bases de l’espérance dans le monde

contemporain. Disons que la révolte restaure l’espérance dans un agir en même temps

que l’espérance -comprise comme possibilité de l’alternative ou comme réhabilitation du

sens de l’existence- justifie la révolte. Tant la révolte que l’espérance se pose comme

mode de sortie du donné du monde.

Tout l’intérêt de la démarche est de redonner un sens à une liberté absurde (on

repense au titre de l’ouvrage de Bernanos : La liberté pour quoi faire ?). La révolte, en

tant que réaction à la saisie fulgurante d’un destin, conduit l’homme dans sa quête

existentielle de sens. Et l’engagement dans l’action redonne sens à une liberté gratuite

comme pour le Tchen de la Condition humaine de Malraux : « le triomphe éventuel de la

cause pour laquelle on s’est battu est sans intérêt : la politique n’intéresse pas les

personnages de Malraux, mais seulement la sensation éphémère d’être habité par une

certitude.140 »

Sans doute la capacité de révolte maintient-elle l’espérance dans la dimension la

plus vitale qu’elle occupe chez l’homme. Que l’espérance puisse être trompeuse, qu’elle

140 Jean-Pierre CHALUMEAU in La Pensée en France de Sartre à Foucault p.164.

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Page 104: La sécularisation de l'espérance

nous égare ou illusionne est un fait. Qu’il faille à l’inverse que nous nous posions et

agissions dans le monde comme des êtres responsables en est un autre et il faut tenir

compte des deux. Mais croire que l’homme pourrait supporter une vie qui ne serait faite

que de raison, de calculs et de pronostiques, croire que l’homme se satisferait d’une vie

toute entière vouée à n’être que responsable et croire qu’il ne s’épanouirait que des

conclusions de sa raison plus que des succès de sa volonté relève probablement de

l’erreur anthropologique141. L’acte, pour l’homme, doit changer son rapport au monde

même si la signification que l’acte crée ne tient qu’à l’homme et n’engage que lui.

L’important est sommes toutes « ce désir fanatique de laisser sur la terre une

cicatrice142. » Et tout se passe comme si la révolte était l’exaltation hypertrophiée du

non-sens poussée au point limite d’une reconstruction du sens dans l’action. Car toute

irrationnelle que soit la révolte ou le contexte dans lequel elle se dresse elle n’est jamais

sans faire sens. Et l’absurde n’est jamais rien d’autre que la possibilité de revoir jaillir du

sens en dépit de l’irrationalité intrinsèque de l’existence.

De cette manière, on le voit, la révolte permet de faire intervenir l’espérance dans

le champ politique et de revêtir, par la contestation sociale, cette dimension collective un

temps perdue de l’espérance. D’un point de vue existentiel, elle permet aussi une

réappropriation du sens par l’homme et pour l’homme. Toutefois, ces quelques

considérations sur la révolte ne doivent pas nous faire tomber dans le piège lyrique de

l’idéalisme politique. La révolte ne doit être prise que pour ce qu’elle est, à savoir, une

contestation contre l’ordre établi, le pouvoir de la multitude qui y voit le dernier bastion

disponible pour l’espérance.

Refonder l’espérance dans une éthique de la révolte, c’est conserver et renforcer

la possibilité de l’agir et de la volonté tout en débarrassant l’espérance des vieux démons

qui la rongent. Au rang de ces « vieux démons », je compte son orientation

eschatologique et la mainmise subie de tous les principes théologiques d’un monde

prétendument laïc. Une espérance de la révolte, en tant qu’espérance héroïque, devient

nécessairement une espérance désutopisée indépendante d’un règne des fins qu’elle ne

peut conquérir. Il s’agit maintenant pour l’espérance d’être capable de marquer un refus

et de remplacer une terminologie du « plus tard » par une terminologie de la contestation

141 Je me rappelle de ce bref dialogue entre deux personnes d’âges moyens. La première s’enorgueillissait d’être responsable à l’extrême de sa santé. Sa vie n’était faite que de privations au joies et plaisir tant de la table que de l’existence et ses repas ne consistaient qu’en une chasse aux mauvaises graisses. Elle poussait sa logique de responsabilité jusqu’à la précaution la plus extrême. « Je veux vivre vieux. » Tel était son argument. Ce à quoi l’autre personne répondit : «Eh bien ça va vous paraître long. »142 André MALRAUX, Les Noyers de l’Altenburg cité par Jean-Pierre CHALUMEAU, op. cit. p. 164.

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immédiate. Car ce dont l’homme a plus que jamais besoin, en ces jours de « philosophie

par gros temps »143, ce n’est pas d’une espérance qui survole le réel dans sa fuite en

avant vers l’avenir. Ce dont l’homme a besoin, dans un monde où les promesses de

l’Ecriture ne font plus la prose du monde, c’est d’une espérance capable d’être celle d’un

être-pour-la-mort, capable d’affronter le présent dans l’instant, capable de se révolter à

la fois contre le monde et sa condition, capable d’être suffisamment héroïque pour

imposer la marque de son audace au réel.

Bien entendu si l’homme mortel devait se révolter contre sa condition d’être-

pour-la-mort, son combat sera celui d’un être-contre-la-mort aussi absurde et vain peut

être que le combat de Don Quichotte contre une armée de moulins à vent. Mais encore

fois, l’absurdité du combat ne témoigne pas de son inutilité puisque la vie ne reprend

sens que dans le combat qu’elle mène contre la fatalité.

EPILOGUE

Nous avons eu l’occasion de nous demander si l’espérance n’était plus que le

cadavre notionnel d’une idée morte. Malgré tout ce qui vient d’être dit, on est tenté de

répondre que non. Toutefois, à défaut d’être véritablement moribonde, l’espérance fait

143 L’expression est d’Ernst BLOCH.

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aujourd’hui figure d’idéal fragile et vieilli. L’espérance est devenue pour elle-même son

propre fantôme tant la valeur forte qu’elle incarnait avait son destin lié à une époque

désormais révolue, baignée de foi aveugle et d’insouciance perdue. Par conséquent, la

peine qu’éprouve l’espérance à s’imposer comme valeur-fétiche auprès des jeunes

générations est sans précédent. Car ces jeunes générations, en effet, se confrontent de

plus en plus amèrement aux limites et désillusions d’une société et d’un monde

largement déceptifs. Entre résignation, colère et rage plus ou moins rentrée, les jeunes

forces vives sont suffisamment désutopisées pour ne plus déposer leurs attentes

collectives sur le seul autel de l’espérance. Pour la première fois peut-être, l’Occident

commence à réaliser que le Progrès n’est pas une voie nécessaire, déterminée à l’avance

et naturelle. Et pour la première fois peut-être, une conscience collective émerge pour

admettre qu’un progrès technique qui n’est pas assorti d’un progrès moral ou éthique

s’avère à terme dangereux, parfois funeste et contreproductif.

Réduite à la sphère d’immanence du monde – sans pour autant que s’opère la

réconciliation de l’homme à son environnement – l’espérance, boulimique d’espoirs

concrets immédiats, multiplie les occasions d’être déçue, contrariée, refoulée. De cette

manière, comment maintenir crédible une idée d’espérance dès lors que se trouvent

entravés les rêves, buts et désirs authentiques des jeunes générations ? Le ressenti actuel

qui tend d’ailleurs à se renforcer dans la jeunesse fait état d’une espérance et d’un désir

d’être responsable de sa vie en prise constante avec une impuissance larvée. Cette

impuissance, il leur incombe, dans le meilleur des cas, de la faire mentir au prix souvent

des efforts les plus vains et les plus acharnés. Dans le pire des cas, la résignation inerte

l’emporte sur l’agir et la réaction. Comment, dès lors, « vendre » les vertus de

l’espérance à une jeunesse « qui ne choisit rien et qui subit tout le temps »144 et qui subit

l’impression croissante que ce monde ne lui correspond pas et qui pour une bonne part

dit avoir « la rage ».

Si ce sentiment d’impuissance doublé d’un irrépressible cri de révolte produit

l’excitation à même de provoquer une réaction au sein même de l’absurde, la fureur et

le refus se placent en lieu et place d’une espérance neutralisée et inhibée par son reflet

de déception. Sous l’attente molle d’un bonheur ajourné rarement éprouvé, une « fureur

de vivre » chargée de colère gonfle et enfle. Au sentiment d’absurdité qui s’immisce

dans la quotidienneté la plus vile, un James Dean aussi irresponsable que sans illusions

répond vouloir vivre toute sa vie en un jour. Vingt quatre heures sans attente et sans

144 Extrait de paroles de « La rage », morceaux de rap de Keny Arkan (2006).

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buts suffiront pour lui faire connaître tout à la fois la haine, l’amour, la mort et le

tragique de l’absurde. Et c’est toute l’irresponsabilité et inconséquence de la révolte que

le jeune héros, Jim Stark dans le film, porte seul car incompris des autres et de lui-

même.

Au-delà du ressenti individuel, qu’est-ce qu’une société qui n’espère pas ? Est-

ce nécessairement une société mortifère ? Sans foi, sans loi, sans joie ? Certes, une

société qui n’espère plus court le risque de propager une culture tragique de résignation.

Mais il faut des moyens pour rendre la résignation tenable et meubler le vide existentiel

qu’elle creuse. Sans l’artifice de l’agrément, la résignation est à peine tenable. Mais

l’agrément se paye. L’argent employé au divertissement est à compter au rang des

moyens destinés à adoucir la résignation. De ce point de vue, la résignation est un luxe

car il faut dépenser beaucoup de ses ressources pour la noyer dans la masse

consumériste. Pour les autres, elle demeure une souffrance amère. Pour les défavorisés,

pauvres et exclus, la résignation devient vite intenable car toujours plus criante quand

les subterfuges pour la masquer font défauts et ce n’est que plus vrai dans une société

libérale et consumériste. L’expérience a, par ailleurs, déjà montrée que l’espérance est

un opium pour l’insatisfaction des naïfs : comment raisonnablement espérer quelque

chose de ce qui en plus de ne rien offrir ou permettre produit le sentiment d’être lésé et

dépossédé d’un dû ?

Si la colère et la révolte de Job sont vaines, elles lui permettent cependant de

rester debout et de résister ; bref, de se sentir exister.

Beaucoup s’entêteront à croire et penser que cette révolte n’est qu’une pose

romantique et poétique inhérente au fait même d’être « jeune » comme s’il s’agissait

d’un stade nécessaire du développement de la dite « jeunesse ». « Ils sont jeunes. Ca

leur passera. » Qui n’a jamais entendu cette navrante remarque ? Ceux qui la formulent

partent du principe que toutes les jeunesses se ressemblent et veulent la même chose.

Comment est-il possible de se leurrer à ce point pour ne pas percevoir l’ampleur du

bouleversement ? Les refrains « peace and love » des seventies entonnés par des « baby

boomers » alors en marche vers un avenir espéré meilleur ou l’iconographie « happy

flowers » d’une contestation avortée n’ont, en définitive, que peu de choses à voir avec

la violence ou la froideur de ce que nous appellerons « la musique des jeunes »

aujourd’hui. Or, quel meilleur reflet de sa génération peut-on avoir que celui de la

musique qu’elle crée et écoute ? Même, l’écoute de ces hymnes fraternels (et malgré

tout confiants), gentiment contestataires, plaqués sur quelques accords mélodiques de

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guitare ou repris en chœur par des hordes d’enthousiastes sous acides, révèle à nos

oreilles saturées de postmodernité une nostalgie presque douloureuse de cette époque

pourtant inconnue ou la foi en l’avenir par le rassemblement et la contestation

semblèrent un temps avoir réenchanter le monde.

Aujourd’hui, un enfant de dix ans (âge de l’innocence paraît-il) aura déjà assisté

en direct à l’effondrement meurtrier d’un symbole à New York - lequel aura été diffusé

plus d’une centaine de fois sur l’écran de télévision, il aura était témoin de plusieurs

cataclysmes écologiques et des déclenchements successifs de deux guerres qui n’avaient

de justes que leur nom. Il aura entre temps appris l’existence dans le passé de camps de

concentration, il aura appris le mot « shoah », « holocauste » et « bombe atomique ». A

dix ans, il sera submergé d’images terrifiantes toutes plus angoissantes les unes que les

autres. Et chaque fois, la marque et l’empreinte de l’homme se révèle à l’image. Il aura

vu en direct plus d’horreurs en dix ans que ses parents en trente ou quarante ans. Sa

conscience de l’existence du mal et de l’horreur dans le monde sera aussi précoce que

surdéveloppée (car sollicitée à un rythme stupéfiant). Dans ces conditions, il est difficile

de croire que tout sera absolument comme avant et que les enfants d’aujourd’hui

fantasmeront sur l’avenir avec autant d’ardeur et d’enthousiasme que n’en manifestaient

leurs ainés au même âge. Dans ce contexte, la croyance selon laquelle la nouvelle

génération vivra « mieux » que la génération précédente est en berne. A titre

d’exemple, un sondage de 2004 montrait que 64% des Français se montraient optimistes

quant à leur propre avenir mais seulement 34% se disaient dans cette disposition

d’esprit en ce qui concerne leurs enfants.

Malgré tout, le futur demeure l’affaire de tous et le temps de la révolte,

envisagée comme positivité du refus, doit préparer le terrain de la reconstruction car ce

monde ne nous correspondant pas, il nous incombe d’édifier un monde que l’on

reconnaisse comme foyer d’identification. Rappelons-nous du chameau de Nietzsche

dans le Zarathoustra : lassé de porter le fardeau de vieilles valeurs devenues

inadéquates, le chameau se fait lion, opposant ainsi la révolte à la stagnation, la

déconstruction au conservatisme, son rugissement face aux paroles trop sages de

résignation. Puis, parce qu’il faut reconstruire, le lion se fait enfant. Et cet enfant doit

dès aujourd’hui œuvrer à réédifier un monde plus juste où se réconcilient l’homme et la

nature. Ce travail de reconstruction s’élabore en connaissance de causes des conditions

posées par le futur en vue d’un monde meilleur et toujours imparfait. L’enfant aura

donc le devoir d’être responsable. Il devra même être doublement responsable du fait

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que ses aînés l’auront moins été que lui car trop souvent gargarisés d’espérances les

plus folles et assoiffés de progrès.

Cette responsabilité doit grandir avec l’enfant qui la porte et mûrir avec lui. Car

la responsabilité seule ne se suffit pas à elle-même. Elle doit devenir une idée « virile »

pour peser de tout son poids dans le monde et prendre la forme d’un projet collectif,

seul garant de son efficience et de la qualité de ses œuvres. De cette manière, l’impératif

collectif de responsabilité ressuscite l’espérance : il faut en effet croire et espérer en

l’homme pour voir se réaliser un tel projet collectif. La responsabilité est une attitude

qui donne des obligations. L’espérance offre une dynamique à l’agent responsable.

Aussi, il est à parier que si la responsabilité devait faire l’économie de l’espérance, elle

se leurrerait autant que la colombe de Kant qui s’imaginait ne pas avoir besoin de l’air

pour voler.

Cette exigence de responsabilité n’est pas un vulgaire appel au pragmatisme et

au réalisme le plus froid et le plus inhospitalier. Simplement, la situation de crises de

valeurs dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui nous place devant une alternative

décisive : « ou bien la continuité d’un malaise mortel qui s’étend dans l’inertie du

monde, dans la confusion de chaque choix, dans la détermination irrationnelle du

pouvoir »145 ou bien dans la discontinuité créative qui « illumine la puissance créative

humaine »146 sur ce fond de « tragédie qui nous bouleverse. »147 Cette citation de Negri

résume parfaitement notre propos lorsqu’il écrit en référence à Job : « Nous nous

exprimons avec le même désespoir, en prononçant les mêmes blasphèmes. Nous avons

connu la richesse et l’espoir, nous avons tenté Dieu avec la raison – il nous reste

désormais la poussière et la déraison148. Pourrons-nous, nous aussi, guider notre misère

à travers une analytique de l’Etre et de la douleur et, du fond de cette profondeur

ontologique, remonter vers une théorie de l’action – mieux vers une pratique de

reconstruction du monde ? (…) Y-a-t-il un autre ordre du monde que celui qui unit

l’indétermination absolue à la puissance absolue ? Voilà l’hypothèse, la très humaine

hypothèse de Job. 149» Remonter vers une théorie de l’action. Remonter vers une

pratique de reconstruction du monde. Tel est le pari que notre responsabilité d’homme

doit engager sur l’avenir. Contre les paroles de résignations et de renoncement, les

paroles les plus sages, placées dans cet impératif de changement du monde, pourraient 145 Antonio NEGRI, Job, la force de l’esclave coll. « Pluriel », Hachette Littérature, Paris, 2002, p. 40.146 Ibid.147 Ibid.148 De la révolte dans l’absurde.149 Ibid. p. 41.

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bien être des paroles de révolte et d’audace. Et ce sont ces paroles là qui maintiendront

pour l’espérance la possibilité d’un langage qui fasse encore sens car « cette audace, du

reste, pourrait bien être le gage de mon Salut. » (Job, 13, 13-6).

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