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A u décès de la reine Constance, Zaida avait espéré. Mais le roi n’avait pas dit les paroles qu’elle attendait.

Lorsqu’elle apprit l’engagement du roi envers l’une des héritières de la Maison de Bourgogne, Zaida s’effondra. Le roi veuf, pouvait à présent l’épouser, elle, l’élevant au rang de reine. Ne lui disait-il pas dans l’intimité de leur chambre, « Vous êtes l’amour de ma vie, la seule qui m’ait comblé ». Elle lui avait donné deux infants, dont Sanche, l’héritier du trône de Castille et Léon. Elle se souvint amère, des paroles de son père qu’elle n’avait plus revu depuis son départ de Séville. – Si tu lui donnes un fils, il fera de toi une reine.

Elle, Zaida, lui avait donné un fils, il allait sur ses trois ans à présent, un infant magnifique, plein de vie… Et son père en épousait une autre.

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A présent le roi était là, penaud, embarrassé par la tristesse qu’elle montrait.

– Alphonse, dit la jeune femme. Avez-vous choisi sans état d’âme de m’imposer une autre reine, sachant que vous alliez me briser le cœur ?

– Je suis conscient de la déception que je vous cause, dit-il. A la mort de Constance, j’ai eu à l’esprit d’autres projets pour nous. Mais aujourd’hui, je dois me rendre à la raison. Le roi était tendu, le regard inquiet, il ajouta.

– Zaida, croyez-le ! L’unique but de ce mariage est de resserrer les liens d’alliance avec la Maison de Bourgogne. Sans son aide, je ne suis pas sûr de pouvoir repousser les Almoravides qui étendent leurs conquêtes dans le Levant. Seul l’héroïsme des troupes de Rodrigue, en les repoussant, nous permet d’avoir le temps nécessaire pour réorganiser nos troupes. Si Rodrigue échoue, si Youssef Ibn Tachfin prend Valence, ce sera la fin pour moi. Le Sultan ne rêve que de prendre Tolède, de soumettre le roi de Castille et de Léon à sa volonté. J’ai besoin de l’aide des Bourguignons pour défendre mon royaume et conserver mon trône. Le roi avait insisté, longuement, voulant la persuader qu’il n’avait pas d’autre alternative. Il avait invoqué la « raison d’Etat », sans doute pour justifier son choix. Mais Zaida ne l’avait pas cru.

Il était resté auprès d’elle, l’assurant encore de la sincérité de ses sentiments et l’avait aimée avec une fougue intense.

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– Rien ne va changer entre nous, lui avait-il murmuré. Vous resterez la seule femme que j’aime. Je vous garderai toujours auprès de moi.

Pourtant les choses changèrent. Pas du fait du roi, car il continua à lui rendre visite, à prêter attention aux enfants et à partager sa couche avec une ardeur jamais en défaut. C’est Zaida qui changea. Terriblement déçue, la jeune femme songeait. « le roi se doit à présent à sa nouvelle épouse. Elle lui donnera sans doute un fils qui sera l’héritier légitime. Quels seront alors les statuts de notre fils Sanche et les miens ? ».

Résignée, elle ne lui fit plus aucun reproche, n’exigea rien, ne demanda rien. Il l’avait choisie pour porter ses enfants, un point c’est tout. L’aimait-il ? Oui, à sa manière. Cependant, malgré toutes les attentions qu’il lui prodiguait, quelque chose en elle s’était brisé. Moralement atteinte, elle sombra dans la tristesse.

Elle s’employa à ne rien laisser paraître aux gens de la cour, accueillant le roi de bonne grâce, car père et enfants s’adoraient. De plus, elle avait pris la décision de ne témoigner aucune animosité envers la future reine, elle n’était pas responsable du choix du roi et de sa déception. Mais par-dessus tout, Zaida ne voulait plus revivre l’expérience des guerres intestines que lui avait livré, feu la reine Constance. Bien au contraire, elle se montra sous son meilleur jour à l’arrivée de Berthe de Bourgogne. Soucieuse de son rang, elle avait apporté beaucoup de soin

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à sa toilette. La princesse Zaida de Séville devait se montrer sous son meilleur jour.

Le roi était allé au devant de sa future épouse. Du haut de la galerie où elle se trouvait, Zaida entendit les trompettes annoncer son entrée dans la cour royale du palais. Elle prit le miroir et s’assura que ses lèvres étaient rouges et ses yeux bien fardés d’antimoine. Prenant dans sa main la traîne de sa robe, elle s’empressa de descendre, suivie de ses dames.

Le roi mit pied à terre au bas des escaliers, il leva la tête vers elle et lui sourit. Zaida perçut de l’inquiétude dans le regard qu’il lui porta. Puis il s’approcha de la future reine et l’aida à descendre de son cheval. Mince, de petite taille, la promise donnait une impression de fragilité. Elle atteignait de la tête, tout juste l’épaule du roi. Elle avait de beaux yeux gris pâle, dans un joli visage aux traits fins. La peau était claire, et sous le voile transparent qui la couvrait de la tête à la taille, on devinait une chevelure abondante d’un châtain doré. L’élue était vêtue d’un surcot bleu et d’une mante couleur ivoire, finement brodée.

Dans la grande salle d’apparat, les nobles de Tolède défilaient. Le roi observait Zaida à la dérobée. Il avait admiré son cran, la noblesse de son maintient. Zaida s’était inclinée avec grâce lorsqu’il l’avait présentée. Souriante, éblouissante dans sa robe couleur safran, elle se tint à l’écart tout le temps que durèrent les présentations, puis se retira dans ses appartements. Les sourires narquois de certaines dames, ajoutés à la tension nerveuse et à

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l’effort qu’elle avait du faire pour saluer la comtesse Bourguignonne, l’avaient épuisée.

Le mariage eut lieu la semaine suivante, dans la cathédrale de Santa Maria la Blanca. Zaida n’y assista pas. Prétextant un refroidissement contracté bien à propos, elle garda le lit plusieurs jours. Sans doute contrarié, le roi ne se manifesta pas, n’envoya personne s’enquérir de sa santé, ce qui peina profondément la jeune femme. Confinée dans sa chambre, elle songeait, « il doit être très occupé à faire le beau avec la nouvelle reine et se soucie bien peu de ses enfants et de ma santé ».

Curieusement, c’est la reine qui se manifesta. Elle manda une de ses dames s’enquérir de sa santé. La reine Berthe était désireuse de l’avoir à ses côtés et l’invitait, dès que sa santé le lui permettrait, à venir la voir avec ses enfants

La rencontre se déroula dans le jardin de la suite royale. La reine en compagnie de quelques dames d’honneur, se tenait à l’ombre du magnolia aux larges feuilles odorantes. Elle paraissait bien menue au pied du grand arbre. Elle portait ce jour-là, une chainse en fine toile de linon blanc sous un bliaud de couleur grise, l’échancrure garnie de fines incrustations de perles. Les cheveux tressés, brillaient au soleil d’un éclat cuivré. Ses yeux clairs et son sourire empreint de bonté, apportaient beaucoup de grâce à un visage d’une pâleur extrême.

– Voici donc les deux infants dont le roi est si fier ! Comme je le comprends, ils sont adorables. Puis, elle ajouta sans préambule.

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– J’aime beaucoup les enfants. A la cour de Bourgogne, j’ai une fratrie de trois frères et quatre sœurs, ce qui a donné une très riche progéniture. Avez-vous des frères et sœurs ?

La question surprit Zaida. Elle resta quelques secondes interdite, puis répondit avec émotion.

– J’avais … Majesté, une mère et deux frères, aujourd’hui disparus et je suis sans nouvelles de mon père et de mes sœurs emprisonnés au Maroc.

– Oh ! Je ne savais pas. Dit la reine attristée. Elle paraissait sincère et Zaida y fut sensible. Installée au palais depuis trois mois, La nouvelle reine avait assisté au mariage de Térésa de Léon, la deuxième fille du roi et de Jiména Muñoz.

Les comtes Henri et Raymond de Bourgogne, arrivés en Espagne en 1081, avaient aidé le roi Alphonse VI à abattre le Sultan de Tolède, puis ils furent de fidèles alliés dans la conquête du royaume de Galicie et du Nord du Portugal. Le comte Raymond IV de Toulouse était quant-à lui, un de ses plus anciens alliés. En échange, le roi avait donné la main de ses filles aux comtes français.

Urraque, Térésa et Elvire étaient promises aux seigneurs des maisons les plus puissantes de France.

Térésa de Léon, dotée du comté du Portugal, avait épousé à l’âge de treize ans Henri de Bourgogne, frère de Raymond de Bourgogne, l’époux de Urraqua de Castille sa demi-sœur. Elles étaient donc demi-sœurs et belles-sœurs. Térésa étant mineure, Henri en sera le régent jusqu’à sa majorité.

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Elvire de Castille était promise à Raymond IV de Saint Gilles, comte de Toulouse. Pour le roi de Castille, ce mariage lui permettrait de renforcer une alliance, face aux exigences territoriales du roi d’Aragon son rival. Le comte de Toulouse profiterait également de l’alliance et largement, car outre le prestige d’épouser une princesse royale, la dot serait importante.

De constitution délicate, la reine Berthe supportait

mal les lourdes chaleurs de l’été. Une fausse-couche avait failli l’emporter, et d’ailleurs, elle ne s’en était pas remise complètement. Elle traînait à longueur de journée une fièvre pernicieuse qui avait altéré sa santé.

Abandonnant le jardin qui grésillait au soleil, elle se tenait principalement, avec ses deux lévriers ramenés de France, dans la galerie qui longeait le jardin. Cette galerie ombragée, était devenue le lieu où se retrouvaient les dames de la cour. Les distractions ne manquaient pas : jeu de criquet, d’alquérique, de tabut ou bien le jeu des devinettes très à la mode. Les travaux d’aiguille faisaient aussi partie de leurs occupations. Elles se réunissaient pour broder, faire de la tapisserie ou avec le carreau posé sur les genoux, de la dentelle.

La reine s’était attachée aux enfants, s’intéressant à leurs jeux qu’elle partageait parfois : jeu de clique-musette ou de toupie avec le petit Sanche. Contrairement à l’attitude méprisante de celle qui l’avait précédée, la nouvelle souveraine attirait la sympathie ; désireuse de se faire des amies, elle multipliait les occasions de s’entourer. Souvent, elle invitait la

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concubine musulmane à se joindre au groupe, mais sentant l’hostilité des dames qui entouraient la reine, Zaida acceptait rarement de se mêler à elles.

Un automne maussade avait remplacé la chaleur suffocante de l’été. Puis vinrent les premiers froids.

La première dame de la cour de Tolède craignait la froidure du palais de l’Alhambra où les immenses pièces étaient très difficiles à chauffer. De plus, la reine trouvait pesantes les réceptions prolongées dans les grands salons. Le roi, dans les périodes de trêve, aimait ces réunions à la cour, entouré des siens. Mais les filles aînées du roi avaient quitté Tolède et les deux derniers, âgés de sept et cinq ans étaient trop jeunes pour participer le soir à ces moments de détente. D’ailleurs, leur mère s’y était opposée avec fermenté. Elle ne tolérait pas que ses enfants soient les jouets des invités à des heures aussi tardives, quel qu’en soit le motif. En bon père, le souverain s’était incliné.

L’infante Elvire se trouvait à Zamora chez sa tante Urraqua, pour parfaire son éducation. Le roi essayait de combler le vide affectif laissé par ses filles, en invitant à sa table les seigneurs de Tolède et leurs épouses.

Ces longues soirées d’hiver et ces dîners interminables n’étaient pas du goût de la reine et elle lui en fit la remarque.

– Alphonse, est-il nécessaire d’inviter tous les soirs tous ces gentilshommes et leurs épouses ? Je vous avoue que j’apprécierais plus de calme les jours où vous êtes parmi nous.

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– Il est nécessaire Madame, que les seigneurs de ma cour soient reçus et ceci pour diverses raisons. D’abord, les inviter à ma table c’est les reconnaître en tant que seigneurs privilégiés. En quelque sorte, c’est une marque de reconnaissance de les admettre dans l’intimité de nos appartements. Ils sont bien plus que des simples sujets, puisque je les traite en amis. Ce serait une erreur d’oublier qu’ils me servent. Leur fidélité, leur dévouement, sont sans limites. Je sais que je peux compter sur eux.

La reine d’un ton résigné lui dit. – Me dois-je d’y assister ? Je suis si lasse, certains

soirs, que je crains de m’effondrer avant d’atteindre ma couche.

– Non, vous n’êtes pas obligée de participer à tous les repas. Je comprendrais que vous gardiez vos appartements si vous êtes souffrante. Cependant à certaines occasions, lors de l’accueil de certains seigneurs de passage, je souhaiterais que vous présidiez à mes côtés les dîners donnés en leur honneur.

Ainsi fut fait, la reine ne participa que rarement à ces fatigantes soirées d’agapes qu’elle n’avait jamais appréciées. Ce qu’elle aimait par dessus tout, c’était les moments en tête à tête avec le roi et les interminables parties d’échecs, lorsque le roi passait quelques jours à la cour.

Avant l’arrivée de la reine Berthe, le roi venait

souvent rejoindre Zaida en fin d’après midi. Il était un joueur averti pour les jeux d’échecs, hors la reine Constance n’aimait pas ce passe-temps. Zaida avait appris

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avec son père les règles de ce divertissement introduit par les Omeyyades. Le roi était un adversaire passionnant. Il leur arrivait de jouer pendant des heures, et c’est Alphonse qui gagnait le plus souvent, car il avait le don de la déconcentrer. Depuis l’arrivée à la cour de la nouvelle reine, Zaida n’avait plus de partenaire, la jeune reine accaparait le roi de telle manière, qu’il n’avait de libre que ses nuits. Depuis un an, la reine était toujours souffrante dès que le roi s’approchait de sa couche ; en galant homme, le roi n’insista pas et reprit avec soulagement le chemin qui menait aux appartements de Zaida.

Zaida se désolait, Béatrice allait partir. Une fois

encore, la comtesse allait quitter la cour de Tolède pour celle de Barcelone. Elle avait différé son départ de Tolède pour assister au mariage d’Elvire de Castille. A présent, il lui tardait de revoir son fils Alcin et son épouse Gisèle d’Almodis, une petite cousine de Douce d’Aragon. Les tourtereaux vivaient à la cour des comtes de Barcelone depuis trois ans, et Béatrix trouvant plus clément le climat méditerranéen, y passait une partie de l’hiver.

En ce début du mois de juin, un agréable soleil inondait la chambre de la jeune femme. Zaida était lasse, enceinte de trois mois elle s’interrogeait. « Que sera la réaction de la reine, lorsqu’elle apprendra que je vais avoir un enfant, alors que ce bonheur lui est refusé ? ». Il était clair maintenant, que la première dame de Tolède n’enfanterait pas. Sa faiblesse, l’étroitesse de son bassin, n’étaient pas favorables pour mener à terme une grossesse.

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Béatrix vint lui faire ses adieux. Voyant la tristesse de Zaida, elle l’avait prise dans ses bras et lui dit.

– Promettez-moi ma mie, de venir me voir. Barcelone n’est qu’à deux semaines de Tolède et il y fait si beau. Assurez-moi, aussi, que vous ferez appel à nous si vous avez besoin d’aide. Je vous aime comme si vous étiez ma fille et vous pouvez compter, quoi qu’il advienne, sur mon soutien.

Zaida émue, avait promis. Mais c’était sans compter sur la réaction d’Alphonse. Lorsqu’elle lui en parla, il refusa net.

– Croyez-vous que je vais tolérer que vous partiez, que faites-vous des enfants ?

– Mais je les prends avec moi, je ne serais absente que deux ou trois mois. Ne me refusez pas ce plaisir mon aimé, il y a longtemps que je n’ai pas vu Alcin. Puis voyant le visage fermé du roi, elle ajouta pleine d’espoir.

– Alphonse, vous pourriez nous accompagner ! Les enfants seraient ravis de voyager avec leur père. Je ne connais pas Gisèle d’Almodis, l’épouse d’Alcin, ni leurs enfants qui sont paraît-il si beaux.

Un sourire illumina le visage du roi, il pensa l’espace de quelques secondes, qu’il serait agréable de les accompagner et de se laisser envahir par le bonheur d’être avec les siens. Puis, son regard redevint grave à nouveau.

– Non Zaida, je le regrette, mais il m’est impossible de vous accompagner et je ne tiens pas à vous savoir seule sur les routes avec les enfants, alors que de mon côté je dois quitter Tolède.

– Vous partez ?

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– Oui, je pars pour Valence ; Rodrigue a entrepris le siège de la cité conquise par les Almoravides et a besoin de notre aide.

Il vint voir Zaida et les enfants, et partit le lendemain pour le Levant, rejoindre son lieutenant Alvar Fanez, cousin germain du Cid, un vaillant guerrier. Il avait devancé l’escorte réduite du roi, avec un millier d’hommes.

Le 15 juin 1094, le Cid Campéador, sans attendre l’arrivée des renforts du roi de Castille, avait pris Valence, la capitale du Levant, et avait fait brûler vif le cadi Ibn Djehal, rendant ainsi justice à son ami Al-Quadir, que le sultan almoravide avait fait assassiner.

Lorsque Alphonse VI arriva aux portes de Valence, le Cid lui offrit une partie du butin confisqué à l’ennemi. Alphonse satisfait des largesses de son vassal, repris le chemin de Tolède. Mais sa satisfaction ne dura que le temps du voyage. Son vassal Rodrigue Diaz de Vivar, avait conquis pour son compte quelques Taifas du Levant et s’était donné le titre de Prince Rodrigo. Chimène et ses enfants quittèrent le château de Peña Cadiella et s’installèrent au palais de l’Alhambra de Valence. Dès lors, l’entente entre le suzerain et son vassal fut à nouveau rompue.

Youssef Ibn Tachfin avait détourné ses troupes du Levant où il n’essuyait que des défaites, pour les diriger vers Lisbonne. Les lignes chrétiennes affaiblies par les incessantes poussées des Almoravides, cédèrent. Au mois de juillet 1094, Youssef Ibn Tachfin entrait dans Lisbonne.

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Les combats qui retenaient le sultan musulman aux frontières du Portugal, permirent à Alphonse de faire le tour des capitales de son royaume, dont il avait confié les rennes à des gouverneurs ou à ses sœurs, Urraqua et Elvire. Il commença par Burgos, ville choisie par sa fille Urraque comme résidence principale, son époux étant aux côtés du roi. Une partie de la famille royale accompagnait le roi dans ses déplacements. Ce qui représentait une vingtaine de chariots et une garde de cent soldats. La jeune reine bien qu’indisposée par la chaleur et le cahotage de la voiture, avait fait l’effort d’accompagner son époux. Le roi en avait été touché, et satisfait, lui prodiguait attentions et prévenances. Il en faisait de même pour Zaida. Il avait été agréablement surpris par les rondeurs qu’il avait observées chez la jeune femme à son retour de Valence. Il l’avait taquinée sur ce point.

– Ma mie, aviez-vous l’intention de me cacher cet heureux état ? Dit-il en la caressant. Je connais suffisamment votre corps pour m’apercevoir du moindre changement ! Il affichait un tel bonheur, que Zaida gagnée par la tendresse en oublia les griefs accumulés depuis l’arrivée de la reine Berthe.

– Non, je n’avais pas l’intention de vous cacher quoi que ce soit, mais lors de votre départ pour Valence, n’en étant pas certaine, je n’ais pas voulu vous donner une fausse joie.

– Et quand doit arriver cet enfant ? – Muñia, arrivera certainement autour de la St

Valentin.

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– Muñia dites-vous ? Êtes-vous si certaine que ce soit une fille ?

– Je le sais ou plutôt je le sens. Il y a des signes, mon corps réagit différemment par rapport à l’attente de Sanche.

– Muñia était le diminutif du prénom de ma grand-mère Muñiadona, l’avez-vous choisi pour cette raison ?

– Mais oui ! Uniquement pour cela, car j’ai été étonnée qu’aucune de vos filles ne l’ait reçu et j’ai pensé qu’il vous plairait que notre fille le porta.

– C’est bien vu et vous avez très bien choisi ma mie.

Muñia vint au monde comme Zaida l’avait prévu,

la veille de la St Valentin. Un petit paquet de chair rose qui ne pesait pas six livres, mais dont les cris à la naissance, s’entendaient jusqu’aux appartements de son royal père. Dotée d’un solide appétit, elle atteignit dans les deux mois qui suivirent, le poids de son frère au même âge.

Alphonse était en admiration devant cette petite miniature, qui montrait une telle volonté à exister, à téter tout son saoul, à dormir contre le sein maternel et qui ne voulait pas lâcher le doigt de son père.

– Elle aura du caractère et aimera la vie, dit son père.

– Vous auriez préféré un fils ? – Nous avons un fils mon aimée, c’est déjà bien !

Les fils ne pensent qu’à se battre, voyez autour de vous lorsqu’il y a deux héritiers. D’ailleurs, avec mes frères

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c’était la guerre. Un seul garçon par famille et beaucoup de filles, là est le secret d’une belle lignée. Les femmes sont le ciment de la famille, la charpente d’un édifice. Voyez mes sœurs, elles développent et gèrent leur héritage de main de maître, alors que nous, leurs frères, n’avons eu de cesse de nous affronter afin de multiplier nos possessions en spoliant celles des autres. Non, croyez-moi mon aimée, c’est mieux ainsi.

Le bonheur de materner de Zaida, fut assombri par la mort de son père. Le roi au lendemain de la naissance de Muñia, n’avait pas voulu fragiliser la jeune mère par cette terrible nouvelle. Il attendit qu’elle fût remise de l’enfantement et mit à profit la première sortie dans le jardin pour lui en parler.

– Mourir ainsi en prison, dit la jeune femme en pleurs, lui qui ne supportait pas de voir les oiseaux en cage. Il n’y avait pas de volière à Séville car il les aimait libres.

Puis subitement une angoisse étreignit le cœur de la jeune femme. – Avez-vous des nouvelles de mes sœurs ? – Je sais seulement qu’elles se trouvaient auprès de votre père au moment de son décès. Il était très malade. Vos sœurs, à ce qu’on m’a dit, étaient bien traitées. Elles sont sous la protection de l’Emir de Marrakech. – Alphonse, les reverrais-je un jour ? Il garda le silence. Comment lui dire que ses sœurs étaient des servantes après avoir été des princesses. La reine se montra compatissante.

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Contrairement aux craintes de Zaida, à la naissance de Muñia, la reine avait félicité la jeune mère et admiré la vivacité de la nouvelle petite infante. La reine était très souvent alitée, ses forces s’en allaient sans qu’aucun des médecins qui se relayaient à son chevet, puisse enrayer l’anémie qui l’affaiblissait.

L’automne pluvieux de l’année 1095, fut un facteur négatif de plus sur la santé de la reine qui se dégradait de jour en jour. Elle ne devait pas voir les premiers jours de l’Avent. La reine Berthe fut transportée et inhumée dans la crypte mausolée de l’abbaye de Sahagun. Le roi de Castille l’escorta avec une garde rapprochée d’une trentaine de soldats.

Le roi montra une peine sincère pour la petite reine française. Elle affecta également Zaida. Jamais elle n’avait eu à se plaindre de la jeune française, bien au contraire. Elles auraient pu même être des amies. Mais Zaida ne pouvait pas oublier qu’elle était sa rivale et que ce mariage l’avait maintenue dans son rôle de concubine.

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L a reine n’était pas froide, qu’il était déjà question d’une princesse du royaume de Provence, pour remplacer l’épouse défunte. Zaida le cœur ravagé, entendit la doyenne des dames de la cour en parler à voix basse. Mais elle, Zaida, n’allait pas rester là à attendre. Il lui serait impossible de devoir endurer à nouveau, les affres de la jalousie, les humiliations quotidiennes, comme au temps de feu la reine Constance. Elle allait quitter cette cour et ce roi. Après tout, elle n’était qu’un ventre pour lui ! Il ne voulait pas d’elle comme reine, mais était fou d’amour dans les moments d’intimité.

Elle allait partir. Si le chevalier Eudes se trouve encore à la garnison, il acceptera de l’accompagner à Barcelone chez Alcin. De là, fidèle à sa promesse, Béatrix la prendra sous son aile.

Zaida demanda à Jihane d’aller chercher le jeune Axel, valet stylé, qui accompagnait toujours Zaida du temps où elle montait Bella, la jument pie. Il y avait des

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mois que Zaida n’avait pas monté la jument si douce, offerte par le roi lors de la naissance de Sanche. Axel arriva, tout heureux de revoir la jeune princesse.

– Axel, voyez de trouver le chevalier de Melgueil, et priez-le de venir me voir dès que il en trouvera le temps.

Il n’était pas bien vu, de voir des servantes ou des dames de la cour, se rendre au fief de la garnison. Seules pouvaient être vues à certaines occasions, comme les jours de liesse, des femmes engagées dans les cuisines de la garnison ou des ribaudes…

Eudes se présenta en fin d’après-midi. Zaida ne l’avait vu qu’une seule fois depuis son retour en grâce, et de loin. Elle le trouva changé. Sa taille avait forci, des rides marquaient le sillon nasal et striaient son front. Pour le reste, il était toujours aussi bien mis, sanglé dans une cotte de drap ceinturée de cuir, portée sur des chausses longues. Ses cheveux étaient aussi courts que lorsqu’il venait la voir et partager des poèmes. Il avait conservé le même sourire. Un sourire franc, qui découvrait des dents saines.

– Comment se porte la plus belle dame du royaume ? Dit-il en préambule. – Elle se porte assez bien, s’il faut en croire le médecin qui la suit. Mais elle manque un peu d’exercice, ses obligations de mère la retiennent nuit et jour dans son gynécée. Et vous, Eudes, comment allez-vous ? – Assez bien, comme il se doit pour un chevalier de la garde du roi. Je ne manque pas d’exercice ! Si c’est ce à quoi vous pensez.

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Zaida se retint juste à temps de demander « et côté cœur ». Troublée par la présence d’Eudes, par ce regard qui la pénétrait, elle devait éviter les terrains glissants comme ceux que certains souvenirs pourraient provoquer. Elle préféra entrer dans le vif du sujet. – Eudes, je sais que vous vous apprêtez à rejoindre votre mère et Alcin à Barcelone. – Oui ! J’ai ce projet, je pars dans trois jours. – Et vous partez seul ? – Non, j’ai une escorte personnelle, dix hommes m’accompagnent, des chevaliers qui repartent pour la France et qui sont aussi des amis. Nous resterons une dizaine de jours dans le comté, nous avons des problèmes à régler avec le comte Raimond Bérenger. Ensuite, nous partirons pour la France rejoindre le comte de Toulouse à St Gilles de Provence. – Raymond IV de Toulouse, l’époux d’Elvire ? S’étonna Zaida. – Oui, Elvire va accompagner son époux en Terre Sainte. Le comte affrète plusieurs nefs avec l’aide des nobles seigneurs français. Une armée va se déplacer pour combattre les musulmans. – Le roi le sait ? – Certainement ! Il a eu, comme tous les souverains d’Occident, connaissance de l’appel du papa Urbain II.

Eudes voyant l’étonnement de Zaida, lui parla du contenu du concile. – Le 18 novembre, au concile de Clermont, le pape après avoir traité des problèmes de discipline ecclésiastique, a évoqué les malheurs et les souffrances

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des chrétiens d’Orient. Il a fait appel à la noblesse de la chrétienté, les adjurant de cesser leurs guerres fratricides et de s’unir pour combattre les païens afin de délivrer leurs frères d’Orient et défendre les pèlerins qui se rendent dans les lieux saints, occupés par les musulmans. C’est une cause juste à laquelle j’adhère ajouta-il. En même temps, le pape a assuré que les chrétiens pourront expier leurs pêchés une fois arrivés à Jérusalem. Ce sera la première croisade des chrétiens pour délivrer Jérusalem. – Ainsi vous allez partir pour quelques temps, voire des années ? – Des années, tout dépend ! Peut être serons nous rentrés dans un an ou deux ! Nous allons voir avec Raimond Bérenger si les seigneurs catalans prennent part à cette première croisade. – Verriez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne ?

– Où, à la croisade ? Dit Eudes en éclatant de rire. Je vous vois mal suivre l’armée avec une enfant accrochée à la mamelle.

Eudes ! Il est inconvenant de me parler ainsi. Je trouve cette familiarité déplacée.

– J’en conviens, mille pardons Madame. Eudes tout en souriant demanda.

– Dites-moi ! Pourquoi voulez-vous aller Barcelone ?

– Je souhaiterai répondre à l’invitation de votre mère et aller passer quelques mois en sa compagnie. – Eudes fut surpris. Un long silence s’en suivit et mit Zaida mal à l’aise. Le voyant indécis, elle ajouta.

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– Je comprendrais votre refus. Je mesure qu’il n’est pas aisé d’entreprendre un voyage avec une femme et ses trois enfants. Les dispositions à prendre ne sont pas les mêmes. – Non en effet, dit Eudes en se reprenant, il faut préparer des voitures, trouver des attelages, suffisamment confortables pour un parcours qui prendra deux semaines. Puis il y a la question des enfants. Je suis surpris que vous vous décidiez à partir maintenant. Le roi s’est rendu à Sahagun ? Est-il d’accord pour que vous quittiez Tolède ? La question était directe. Surprise, Zaida ne voulut pas mentir, Eudes devait savoir la vérité ; après tout, il allait prendre des risques, surtout celui de déplaire au roi. Elle lui parla longuement, avec sincérité, mettant son cœur à nu. Ecoutant la jeune femme, une onde d’espoir envahissait peu à peu Eudes de Melgueil. « Elle quitte le roi, c’est de cela qu’il s’agit, elle veut se séparer de lui, elle en a assez des rebuffades, du mépris et de toutes les humiliations subies. Sa souffrance est trop forte. Elle est bien déterminée à partir, mais en prenant les enfants. Eudes réfléchissait. Non, cette fuite va se solder par un échec, le roi n’acceptera jamais ». Eudes essaya de faire entendre raison à la jeune femme. – Zaida, je crois que vous n’avez pas suffisamment mesuré le danger d’une telle entreprise. C’est une fuite que vous envisagez ? Vous allez blesser le roi dans les sentiments qu’il vous porte et surtout dans son orgueil. Vous allez vous rendre coupable du crime d’enlèvement, car ce sont ses enfants que vous allez enlever ! Jamais il

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n’acceptera de se séparer d’eux, surtout du jeune infant, l’héritier du trône. C’est une folie que vous allez commettre et je me dois de vous mettre en garde. La jeune femme découragée, réalisa que tout espoir de quitter la cour s’envolait. Déçue, irritée par des raisonnements qui ne tenaient pas compte de sa souffrance, elle céda à la colère et apostropha le chevalier. – J’avais placé tous mes espoirs en vous, persuadée que je pouvais compter sur votre amitié, sur votre aide. En fait, vous manquez de courage. L’idée d’affronter le roi vous fait peur ! Dit-elle d’un ton où perçait la rage de voir s’effondrer son projet. Eudes reçut ces paroles comme un soufflet et rougit sous l’affront. – Peur ! Madame je n’ai peur de personne dit-il en élevant la voix, et encore moins du roi. Mais je connais suffisamment l’homme qu’il est, pour l’avoir pratiqué, et ce dont il est capable lorsque l’orgueil l’aveugle. La jeune femme paraissait désorientée. Sa colère retombée, elle semblait anéantie. Lourdement, elle se laissa tomber sur le siège en murmurant. – Alors ! Personne ne peut m’aider, je suis prisonnière dans ce château contre mon gré. Je dois me résigner à subir le mépris de ceux qui m’entourent, encore et toujours. Aucune main ne se tendra vers moi ! De grosses larmes inondaient à présent les joues de la jeune femme. Eudes dût faire un effort pour maîtriser l’émotion qui le gagnait, pour ne pas la prendre dans ses bras, la consoler. Il voulait l’aider, fuir avec elle cette cour qui la

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rejetait. Il rêvait secrètement de l’avoir à lui, telle qu’elle était, avec son jolie visage de femme maure, doré comme le soleil, ses yeux de gazelle d’un noir bleuté comme la nuit, et ses lèvres entrouvertes, rouges comme les grains de la grenade et qui appelaient au baiser. Il perdait pied, ne maîtrisait plus la tendresse mêlée de désir qui s’emparait de lui. Il dût se faire violence pour reprendre ses esprits. Il la rassura. – Vous pouvez compter sur moi. Je donnerais ma vie sans hésiter pour vous aider. Quoi qu’il advienne, je mets mon épée de chevalier à vos pieds. La jeune femme redressa la tête et l’observa, pensant qu’elle avait mal compris.

Nous allons partir Zaida ! Dans trois jours comme nous l’avions prévu. Prévenez vos femmes et rassemblez ce dont vous aurez besoin en cours de route. N’oubliez rien de ce qui sera nécessaire, pour les enfants et pour vous. Je vais prévenir mes compagnons, j’espère qu’ils ne verront pas d’objection à changer le déroulement du programme. Nous allons nous occuper des charrois, les aménager pour qu’ils soient confortables.

Le convoi s’ébranla au petit matin du troisième

jour. Dix voitures, pas moins, prirent la direction du Levant.

– Eudes, avait détaché du groupe l’avant-veille, un officier et un valet, chargés de prendre de l’avance pour prévenir la comtesse Béatrix de leur arrivée.

Emmitouflés sous les épaisses fourrures, Zaida et sa suite affrontèrent les rigueurs de décembre. Le ciel était

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clair et sans nuages ; une chance de voyager par temps sec. Les mulets qui tiraient les charrois, n’aimaient pas les chemins embourbés qui alourdissaient la charge, ni les ornières profondes taillées dans le schiste par les nombreux passages, et qui faisaient déjanter les roues des véhicules. Pour cette raison, un des artisans les plus précieux dans ce type d’expédition était bien entendu le charron. Eudes, sachant les complications de ce type d’attelage, avait pris le soin d’engager ce précieux artisan. Un charrois lui était réservé afin de transporter l’équipement nécessaire à son intervention : évidoir, cognée, coin, essette, scies…etc. Du bois ! Les forêts traversées le fourniraient. Il avait acheté également les services d’un muletier. Trois voitures transportaient les nombreux ballots de victuailles, tonnelets et récipients de toutes sortes. S’ils s’arrêtaient à l’occasion de la traversée d’un bourg, ils pourraient ainsi s’approvisionner en produits locaux. Peu de fermes jalonnaient la voie du Levant, en partie pavée par les Romains. La campagne était en apparence sans vie. Avec la froidure de l’hiver, les parfums et sonnailles n’égayaient plus les près. L’eau était un produit recherché car nécessaire, aussi les sources lorsqu’elles étaient signalées se révélaient précieuses.

Eudes se tenait le plus souvent possible à proximité du véhicule de Zaida et tous les après-midi il l’accompagnait lorsqu’elle montait Bella. Zaida n’avait pas pu se résoudre à laisser sa jolie jument à Tolède. L’escorte s’était scindée en deux groupes, ils précédaient ou suivaient le convoi à tour de rôle. Les trois arrêts prévus par jour étaient très attendus par les femmes et les

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enfants ; ils pouvaient à loisir se dégourdir les jambes. Le soir, ils organisaient le campement autour de quelques foyers, le repas chaud qu’ils prenaient était le bienvenu. Ils avaient pris soin de prendre suffisamment de mulets et de chevaux pour ménager les bêtes. Quelques chèvres attachées à l’arrière du convoi complétaient l’équipage.

Rahania, Safia, Axa, et Kindia faisaient partie des voyageurs. Pour rien au monde Zaida s’en serait séparée. En quittant Séville, elles l’avaient accompagnée dans son exil. Aujourd’hui, avec la perte des siens, elles étaient pour la jeune princesse sa seule famille. Anisa, Jihane et Zanouba, courtisées par des gentilshommes de la cour, étaient restées à Tolède. Clervie fidèle à Zaida, n’aurait pour rien au monde laissé partir les enfants sans elle. Le fait qu’elle soit castillane et chrétienne, n’avait en rien affecté ses relations avec les dames musulmanes. Clervie très avenante, avait su gagner leur sympathie. Rahania et Clervie partageaient le plus grand des charrois avec Zaida et les enfants. Muñia enveloppée dans une mante en laine douce, dormait une partie de la journée dans la corbeille tapissée de fourrure d’agneau. Elle se réveillait pour les tétées avec la régularité d’un jeune chaton. Le plus difficile était d’amuser les enfants pour qu’ils se tiennent tranquilles. Au cours des arrêts, ils montaient parfois dans la voiture des suivantes qui se faisaient un plaisir de les occuper. Zanouba avait le secret pour les jeux de passe-passe.

Trois jours s’étaient écoulés, ils avaient longé le rio Jugar et abordaient le premier contrefort de la Sierra. Ils devaient éviter de s’approcher de Cuenca, tenue par les

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Almoravides. Demain, ils se dirigeraient vers la côte plus clémente en hiver.

Le jour baissait vite à cette période de l’année, aussi Eudes, proposa de faire l’étape au pied de la Sierra. L’endroit formait une cuvette à l’orée de la forêt. Ils firent comme les jours précédents, regroupèrent les charrois bâchés de cuir autour des feux et les hommes firent une bonne provision de bois. Il fallait alimenter les foyers toute la nuit, car le froid était vif et les loups tout proches. Les hommes avaient observé leur présence la nuit précédente, sans doute attirés par l’odeur des animaux, ils descendaient de plus en plus bas.

Le chevalier de Melgueil regrettait d’avoir entraîné ses compagnons dans une telle aventure. Il réalisait que c’était une folie, et ce pour plusieurs raisons. Le froid, la proximité des loups et des Almoravides. Et par dessus tout, celle d’attiser la colère du roi. En étant fidèle à Zaida, il serait jugé comme traître au roi. Il n’avait pas dit la vérité à ses compagnons. Ils ne savaient pas que c’était une fuite, car malgré l’amitié et la fidélité qu’ils lui témoignaient, ils n’auraient jamais accepté, en connaissance de cause, d’être les acteurs d’un enlèvement. Ils s’étaient préparés à un voyage entre hommes, et à jouir de ripailles et de ribaudes etc. Et voilà qu’il les avait entraîné malgré eux, dans un conflit sans issue. Car il réalisait, qu’il allait mettre le comte et la comtesse dans l’embarras. Raimond Bérenger III, était un allié d’Alphonse.

Un bruit de sabots le tira de ses réflexions, un de ses hommes venait de donner l’alerte. Ils firent monter les

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femmes et les enfants dans les charrois et se placèrent en cercle autour.

Les hommes d’Eudes, virent sortir une armée de la forêt. Ils n’y voyaient guère, juste une faible clarté entre chien et loup. Lorsque les cavaliers furent à cent mètres, Eudes reconnu le drapeau de Castille et Léon, et curieusement en fut soulagé. A présent, les chevaux approchaient au pas, puis ils les encerclèrent en se tenant à cinq mètres. Eudes aperçut alors le roi. Il avait relevé la tête et le défiait. Eudes se prépara à mourir, car il n’allait pas l’affronter, c’était inutile. Il avait perdu et ne voulait pas faire tuer ses hommes. Il savait qu’Alphonse ne tenterait rien contre Zaida et ses enfants, du moins il le croyait. Le chevalier Eudes de Melgueil fit alors trois pas en avant et déposa son épée. Zaida était descendue du charrois, elle aussi avait reconnu le roi, tétanisée par la peur elle le fixait, il allait la tuer. Elle pensa aux enfants, « Je dois m’éloigner du charrois, il ne faut pas qu’ils voient mourir leur mère, je dois leur épargner cette horreur ». Mue par un réflexe de survie, elle s’élança et courut vers la forêt. Le roi mit pied à terre prestement et s’élança à sa poursuite, suivi d’Eudes, mais le chevalier fut encerclé et maîtrisé par les hommes du roi. Zaida à bout de force s’arrêta et fit face au roi, elle le distinguait à peines, et ne voyait qu’une masse sombre s’avancer vers elle. S’armant de courage elle le provoqua.

– Je ne reviendrai pas à Tolède si c’est ce que vous voulez de moi. C’est au dessus de mes forces, entendez-vous ? Je ne vous suivrai pas, je préfère mourir, ici, tout de suite !

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Le roi était à présent tout proche, mais il ne la toucha pas. – Mourir ! Mais je ne veux pas votre mort, au contraire, je vous veux bien en vie et vous allez revenir avec les enfants. Je ne vous les prendrai pas de force Zaida, que deviendraient-ils sans vous ? Ils ont besoin de leur mère. Quelle folie étiez-vous prête à commettre, et pourquoi ma mie ? Pourquoi ? Jamais je n’ai eu aussi peur de ma vie. Cette région est infestée de Maures, c’est un miracle de vous avoir retrouvée en vie ! – Mais Eudes et ses hommes sont armés, ils nous protégeaient ! – Oui, ils sont braves, mais que pourraient-ils faire à un contre vingt. Non, Je n’en comprends pas la raison. – Je suis seule responsable Alphonse, j’ai supplié le comte de Melgueil de m’accompagner jusqu’à Barcelone. Je voulais demander asile à Béatrix. Eudes m’a mise en garde, il a insisté pour que je renonce à ce projet, puis par amitié, il a cédé à ma demande. – Quelle ardeur à le défendre, Madame ! Pour un peu j’en prendrais ombrage. Il s’est conduit comme un irresponsable, comme un fou ou un rival, qui sait ? Qu’espérait-il ? Je serais bien aise de le savoir … J’étudierai son cas tout à l’heure. Pour le moment, allez rejoindre les enfants ils doivent être effrayés. – Qu’allez-vous faire de moi ? demanda la jeune femme. – Tout dépendra de vous, vous aurez le choix de votre destin ! Nous en parlerons cette nuit pendant que les enfants dormiront. Venez à présent !

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Il poussa la jeune femme devant lui, et s’essuya les yeux d’un revers de manche. Ses hommes avaient désarmé et regroupé les français. Eudes était parmi eux. Lui et ses hommes étaient tenus à portée d’épée. Le roi s’approcha de son capitaine et lui donna les consignes pour la nuit, puis s’approchant du charrois où étaient ses enfants, il s’adressa aux deux servantes. – Allez rejoindre les dames et arrangez-vous pour la nuit. Demain matin vous viendrez vous occuper des enfants. Puis il s’introduisit à l’intérieur du véhicule et prit ses enfants dans ses bras. Muñia pleurait avec vigueur comme à l’accoutumée. Zaida la prit contre elle, le nourrisson cherchait le sein, cependant, la jeune mère gênée par la présence du roi hésitait à délacer le haut de sa robe. Le roi détourna les yeux du corsage de Zaida, humide à présent.

– Occupez-vous d’elle, je reviendrai tout à l’heure, lorsque les enfants seront endormis. Les hommes de la garde du roi bivouaquaient sous des bâches tendues entre deux arbres ; d’autres enroulés dans leurs capes, s’étaient couchés autour des feux, proches à se brûler. Une dizaine d’hommes étaient de garde et alimentaient en bûches les feux, les flammes rougeoyantes éclairaient les visages. Les prisonniers étaient attachés les uns aux autres, assis, adossés au talus, ils s’abritaient comme ils pouvaient sous une bâche.

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Le roi s’approcha de la litière de Zaida et écarta la bâche. La jeune femme ne bougea pas. Avançant la main, le roi toucha son épaule et l’invita à sortir. – Prenez votre pelisse et venez murmura-t-il. Il faut que je vous parle. Le roi lui prit le bras et la guida vers un bouquet d’arbres, à quelques mètres du campement. Zaida frissonna. Qu’avait-il à lui dire qu’elle ne sache déjà. Elle pensait à présent qu’il ne lui ferait aucun mal. Il l’épargnerait, pour le bien des enfants. Elle, elle ne comptait pas. Arrivés sous les arbres, il lui fit face. Sans rien dire, il avança sa main et effleura du bout des doigts le contour de son visage éclairé par un rayon de lune, dessina le contour de sa bouche, l’arcade de ses sourcils en aile de colombe et ses narines palpitantes. Enfin, il parla sans élever le ton, d’une voix assourdie par les sentiments qui l’agitaient. – Ma douce, pourquoi m’abandonner alors que j’ai besoin de vous ? Qu’alliez-vous faire à la cour des comtes ? Votre place se trouve auprès de moi. – Sire, il y a des années que je doute d’être à ma place à la cour. Vous n’avez pas besoin de moi. Vous aviez seulement besoin d’une génitrice, c’est le rôle que j’ai joué, ma mission est terminée. Je souhaite m’éloigner de vous car je ne suis pas heureuse à vos côtés. Mon traitement n’est guère meilleur que celui d’une suivante qui a l’honneur de plaire au roi. Je ne pense pas me tromper en vous disant cela.

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– Vos propos me blessent Madame, une suivante dites-vous ? je ne pensais pas vous avoir jamais confondue ! – Ainsi vous n’êtes pas heureuse à mes côtés ? Ajouta-t-il. J’ignorais que ce fut à ce point.

La déception du roi surprit la jeune femme. « Mes paroles l’ont blessé » pensa-t-elle.

Puis le roi reprit. – Un rôle de génitrice ! J’en conviens… Mais

c’était avant de vous connaître. A ce moment-là, c’est ainsi que je voyais la chose. Pourtant, au premier regard que j’ai porté sur vous, j’ai su que j’allais vous aimer. Vous êtes beaucoup plus pour moi que la mère de mon héritier. Ma mie, vous êtes tout pour moi, auprès de vous je me sens un homme comblé ; époux, père de trois beaux enfants que vous m’avez donné. Jamais je n’ai aimé une femme comme je vous aime Zaida et j’étais convaincu, jusqu’à ce-jour, qu’il en était de même pour vous. N’étiez-vous pas heureuse dans mes bras ? Et ne vous ai-je pas traitée en épouse ? J’ai passé plus de temps avec vous seule, qu’avec toutes les reines réunies. Répondez-moi ! – Je ne suis pas votre épouse, mais votre maîtresse, il y a une différence que vous ne semblez pas percevoir, mais que toute la cour m’a toujours fait sentir. Je ne peux plus assumer ce rôle, c’est au dessus de mes forces. – Alphonse vous allez vous marier, c’est déjà engagé à ce que j’ai ouïe dire. Je vous souhaite d’être heureux avec la princesse qui va régner sur Tolède. Le roi eut un mouvement de surprise.

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