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La politique d’assouplissement quantitatif : limites et alternative Gilbert Koenig * La politique d’assouplissement quantitatif mise en place par la BCE en 2015 consiste à alimenter en liquidités essentiellement le secteur financier en espérant que ces injections se transmettront au secteur privé par les canaux du crédit et des marchés financiers. Mais du fait de la faible efficacité de ces canaux, l’essentiel de ces liquidités reste dans les circuits financiers. Il paraît donc nécessaire d’envisager une politique alternative consistant à faire bénéficier directement le secteur non financier privé et/ou public des liquidités fournies par une nouvelle politique d’assouplissement quantitatif dont les caractéristiques doivent être spécifiées et dont l’efficacité doit être évaluée. En mars 2015, la BCE a décidé, dans le cadre de sa politique monétaire non conventionnelle, de prendre des mesures d’assouplissement quantitatif analogues à celles mises en œuvre aux Etats Unis, en Grande-Bretagne et au Japon. Cette politique dont les mesures ont été amplifiées en mars 2016 consiste à injecter dans les circuits financiers un volume de liquidités de 1680 milliards d’euros de mars 2015 à mars 2017. On espère que les effets de cette expansion monétaire dans le secteur financier se transmettront au secteur non financier et que de ce fait la déflation qui menace la Zone Euro pourra être évitée. La faible efficacité de cette injection massive de liquidités constatée jusqu’ici a suscité des réflexions sur une alternative à la politique actuelle consistant à substituer à l’injection de liquidités au bénéfice du secteur financier, une alimentation monétaire directe du secteur non financier (entreprises, ménages, secteur public). Cette idée est soutenue depuis 2015 par différents mouvements, comme le think tank britannique Positive Money . Elle a également suscité l’adhésion de certains économistes, comme J. Muellbauer, et certains responsables politiques, comme J. Corbyn, chef du parti travailliste anglais, et elle a fait l’objet d’une campagne européenne à laquelle participent plusieurs mouvements soutenant des propositions différentes. En février 2016, elle a constitué le thème d’une conférence au Parlement européen et en mars 2016, le président de la BCE n’a pas semblé l’exclure a priori de ses réflexions sur l’évolution de la politique monétaire 1 . L’analyse des mécanismes de transmission de la politique actuelle d’assouplissement quantitatif ciblé sur le secteur financier permet de comprendre la faible efficacité de cette action monétaire constatée jusqu’ici et la faible probabilité que peut avoir son prolongement pour atteindre ses objectifs. Il semble donc nécessaire d’envisager des politiques alternatives, comme celle préconisant une création monétaire alimentant directement les encaisses des agents du secteur non financier. 1. La nature et les limites des canaux de transmission de la politique actuelle d’assouplissement quanti- tatif Le taux d’inflation de la zone euro mesuré par l’évolution de l’indice des prix à la consommation harmonisé s’est éloigné sensiblement du niveau de l’objectif fixé par la BCE (moins de 2 %, mais proche de ce taux). En effet, il est passé de 1,4 % en 2013 à 0,4 % en 2014 pour devenir nul en 2015. En 2016, il est passé de 0,3 % en janvier à –0,2 % en 1 Le Président de la BCE n’a pas rejeté cette idée. En effet, à une demande sur l’opportunité de mettre en place un assouplissement quantitatif pour le secteur non financier, il a répondu, au cours de son intervention du 10 mars 2016 : « c’est une idée intéressante…mais nous ne l’avons pas encore réellement examinée ». * BETA, Université de Strasbourg 11

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La politique d’assouplissement quantitatif : limites et alternative

Gilbert Koenig*

La politique d’assouplissement quantitatif mise en place par la BCE en 2015 consiste àalimenter en liquidités essentiellement le secteur financier en espérant que ces injections setransmettront au secteur privé par les canaux du crédit et des marchés financiers. Mais dufait de la faible efficacité de ces canaux, l’essentiel de ces liquidités reste dans les circuitsfinanciers. Il paraît donc nécessaire d’envisager une politique alternative consistant à fairebénéficier directement le secteur non financier privé et/ou public des liquidités fourniespar une nouvelle politique d’assouplissement quantitatif dont les caractéristiques doiventêtre spécifiées et dont l’efficacité doit être évaluée.

En mars 2015, la BCE a décidé, dans le cadrede sa politique monétaire non conventionnelle,de prendre des mesures d’assouplissementquantitatif analogues à celles mises en œuvreaux Etats Unis, en Grande-Bretagne et auJapon. Cette politique dont les mesures ont étéamplifiées en mars 2016 consiste à injecterdans les circuits financiers un volume deliquidités de 1680 milliards d’euros de mars2015 à mars 2017. On espère que les effets decette expansion monétaire dans le secteurfinancier se transmettront au secteur nonfinancier et que de ce fait la déflation quimenace la Zone Euro pourra être évitée. Lafaible efficacité de cette injection massive deliquidités constatée jusqu’ici a suscité desréflexions sur une alternative à la politiqueactuelle consistant à substituer à l’injection deliquidités au bénéfice du secteur financier, unealimentation monétaire directe du secteur nonfinancier (entreprises, ménages, secteur public).Cette idée est soutenue depuis 2015 pardifférents mouvements, comme le think tankbritannique Positive Money. Elle a égalementsuscité l’adhésion de certains économistes,comme J. Muellbauer, et certains responsablespolitiques, comme J. Corbyn, chef du partitravailliste anglais, et elle a fait l’objet d’unecampagne européenne à laquelle participentplusieurs mouvements soutenant despropositions différentes. En février 2016, elle aconstitué le thème d’une conférence auParlement européen et en mars 2016, leprésident de la BCE n’a pas semblé l’exclure a

priori de ses réflexions sur l’évolution de lapolitique monétaire1.

L’analyse des mécanismes de transmission dela politique actuelle d’assouplissementquantitatif ciblé sur le secteur financier permetde comprendre la faible efficacité de cetteaction monétaire constatée jusqu’ici et la faibleprobabilité que peut avoir son prolongementpour atteindre ses objectifs. Il semble doncnécessaire d’envisager des politiquesalternatives, comme celle préconisant unecréation monétaire alimentant directement lesencaisses des agents du secteur non financier.

1. La nature et les limites des canauxde transmission de la politiqueactuelle d’assouplissement quanti-tatif

Le taux d’inflation de la zone euro mesuré parl’évolution de l’indice des prix à laconsommation harmonisé s’est éloignésensiblement du niveau de l’objectif fixé par laBCE (moins de 2 %, mais proche de ce taux).En effet, il est passé de 1,4 % en 2013 à 0,4 %en 2014 pour devenir nul en 2015. En 2016, ilest passé de 0,3 % en janvier à –0,2 % en

1 Le Président de la BCE n’a pas rejeté cette idée. Eneffet, à une demande sur l’opportunité de mettre enplace un assouplissement quantitatif pour le secteurnon financier, il a répondu, au cours de sonintervention du 10 mars 2016 : « c’est une idéeintéressante…mais nous ne l’avons pas encoreréellement examinée ».

* BETA, Université de Strasbourg

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février pour redevenir nul en mars. Pour éviterla déflation qui a déjà frappé plusieurs payseuropéens, la BCE a lancé en 2015 unprogramme d’assouplissement quantitatif (QE :Quantitative Easing) dont le volume a étéamplifié en mars 2016. Ce programme consistepour le Système Européen des BanquesCentrales (SEBC) à créer de la monnaie pourfinancer des achats de titres sur le marchéfinancier secondaire à raison de 60 milliardsd’euros par mois de mars 2015 à mars 2016,puis de 80 milliards par mois jusqu’en mars2017, cette durée pouvant être prolongée sinécessaire. Les achats portent essentiellementsur des titres publics, mais il est prévud’augmenter la part des achats de titres privés àpartir de mars 2016.

La BCE compte sur différents canaux detransmission de sa politique pour lutter contrele risque de déflation qui menace l’ensemble dela Zone Euro. Ces canaux passent par lescrédits bancaires et par les marchés financiers

Le canal du crédit bancaire

En achetant des titres détenus par les banques,la BCE injecte des liquidités qui devraientinciter ces institutions à distribuer plus decrédits au secteur non financier et ainsi à créerde la monnaie an bénéfice de ce secteur. Ildevrait en résulter une hausse de l’activitééconomique et des prix.

Cet effet attendu repose sur la théorie dumultiplicateur de crédit selon laquelle unehausse du volume de la monnaie banquecentrale2 détermine une augmentation d’unmontant plus élevé des crédits au secteur nonfinancier. Mais, pour que ce mécanismefonctionne, il faut que les banques soientdisposées à accorder des crédits et qu’il existeune demande pour ces crédits. Or, en périodede récession ou de faible conjoncture, lesbanques sont généralement peu généreuses,même si elles détiennent des réservessuffisantes, notamment parce que les risques denon-remboursement augmentent3. De plus dans

2 La monnaie banque centrale constitue la basemonétaire. Elle est créée par la banque centrale encontrepartie des créances sur l’extérieur et sur leTrésor et des concours aux établissements de crédit.Elle se distingue de la masse monétaire, c’est-à-dire dela monnaie créée par les institutions monétaires enfaveur du secteur non financier à l’occasiond’opérations de crédits.3 On peut noter que la crise des subprimes s’estdéveloppée aux Etats-Unis grâce à une « générosité »excessive des banques pour la distribution de créditsimmobiliers.

une telle période, la demande de crédit estsouvent insuffisante, car les ménages hésitent às’endetter pour les achats de biens durables etpour les acquisitions immobilières. Quant auxinvestisseurs, ils sont moins contraints par lesbesoins de liquidités que par les perspectives dedébouchés. Cela est confirmé par une enquêtequi a été menée par la BCE auprès de grandesentreprises du secteur industriel, de laconstruction et des services et qui montre quela baisse de l’investissement en 2015 parrapport à son niveau atteint avant la crise n’estpas due à l’accès au crédit mais essentiellementà la faiblesse de la demande et aux faiblesperspectives de débouchés4.

Selon la BCE, les crédits au secteur privécontinue à progresser assez faiblement surtoutceux accordés aux entreprises non financièresdont le volume en février 2016 restelégèrement inférieur à celui de 20135.

Du fait de la faible expansion de leurs activitésde crédit, les banques sont amenées à chercherdes placements alternatifs pour les liquiditésqui leur sont proposées généreusement par leSEBC. Certaines ont décidé d’accroître leursréserves excédentaires auprès du SEBC avecdes liquidités obtenues à des intérêts inférieursà ceux rémunérant leurs dépôts. Cette solutionest devenue moins avantageuse depuis ladécision de soumettre ces dépôts à des tauxnégatifs.

Les banques peuvent également utiliser leursliquidités pour renforcer leurs capitaux propresafin de mieux garantir leurs prêts,conformément aux mesures de régulation duComité de Bâle, et pour faire face au risque denon-remboursement des titres toxiques encoreprésents dans leurs bilans. Selon la BCE,l’assainissement des bilans bancaires etl’existence d’importantes créances douteusesconstituent encore, en mars 2016, des freins àl’expansion des crédits bancaires.

Enfin, les banques, comme d’autres institutionsbénéficiaires de la politique d’assouplissementquantitatif peuvent être incitées à placer les

4 BCE, « Quels sont les facteurs à l’origine du faible

niveau d’investissement dans la zone euro ? Lesréponses tirées d’une enquête auprès des grandesentreprises de la zone euro », Bulletin Economique,n°8 / 2015 –Encadré 2, p.39-42. Selon cette enquête, lafaiblesse de la demande, les perspectives médiocres etles surcapacités constituent les trois premièrescontraintes pesant sur l’investissement, alors que lesbesoins de trésorerie, le coût et l’accès au financementse placent au 13e et au 14e rang. 5 Bulletin de la BCE, n°3, mars 2016, pp. 17 et 21.

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importantes liquidités fournies par le SEBC surles marchés financiers en privilégiant les achatsde titres privés dont les rendements sont plusimportants que ceux des titres publics.L’importance de ces achats peut déterminer uneforte hausse du prix des actifs sans relationavec les perspectives de croissance qui pourraitrésulter de l’activité de leurs émetteurs. Unetelle évolution risque d’entraîner une bullefinancière dont l’éclatement peut engendrer unenouvelle crise financière6.

Le canal des marchés financiers

En achetant des titres sur les marchésfinanciers, les autorités monétaires européennesespèrent influencer le secteur non financier àtravers des restructurations de portefeuilles, deseffets de richesse et des variations du taux dechange.

Les effets sur la structure des portefeuilles

Les achats d’obligations publiques par le SEBCdéterminent une hausse du prix de ces actifs etune baisse de leurs rendements. Cette baissepeut inciter des opérateurs financiers à sereporter sur des actifs plus rentables, mais plusrisqués, comme les actions et les obligationsd’entreprises privées. De ce fait, lesinvestisseurs peuvent être incités à accroîtreleurs ressources financières en émettant desactions et/ou à réduire leur coût de financementen émettant des obligations.

Mais, ce mécanisme se révèle peu efficace dansla zone euro. En effet, il ne peut déterminerqu’une faible restructuration des portefeuilles,car, au moment de l’instauration del’assouplissement monétaire en Europe, lesrendements des obligations publiques des paysautres que ceux en grande difficulté étaient déjàtrès bas ainsi que les taux d’intérêt des titresprivés. De plus, il semble peu probable que denombreux opérateurs décident de se reportersur des placements risqués en période de faibleconjoncture ou de récession. Enfin, même si cereport se réalisait, il ne générerait pas desinvestissements importants, car comme lemontre l’enquête de la BCE citée ci-dessus lesinvestisseurs ne semblent pas ressentirprioritairement des contraintes de financement.

Les effets de richesse

6 Pour le lien entre le QE et les bulles financières, voirC. Blot, P. Hubert, F. Labondance, Les programmes deQE créent-ils des bulles?, Le Blog de l’OFCE, 26février 2016.

En déterminant une hausse des prix des actifsfinanciers les achats de titres par le SEBCaugmentent la richesse des détenteurs d’actifs.Cet accroissement devrait inciter lesinvestisseurs et les consommateurs à augmenterleurs dépenses, ce qui stimulerait la croissanceet les prix.

Ce mécanisme a une efficacité limitée. En effet,comme l’a montré l’enquête de la BCE citée ci-dessus, le financement est loin de constituer lacontrainte essentielle qui pèse surl’investissement pour beaucoup d’entreprises.Quant aux ménages européens, notammentceux ayant des revenus bas et moyens, ilsdétiennent relativement peu de titres. Quant àceux qui disposent de hauts revenus et quidétiennent plus de titres, leur propension àconsommer est généralement faible. D’ailleursla hausse de la valeur des titres déjà survenueavant l’instauration de cette politique n’a passuscité une augmentation importante de laconsommation.

Ce mécanisme peut aussi avoir des effets nondésirables. En effet, il est source d’une plusgrande inégalité en générant une accumulationcroissante de richesses aux mains des plusriches. Il est vrai que pour certains responsablespolitiques, une partie des bénéfices de cettepolitique en termes de croissance espéréepourrait « ruisseler » des plus riches aux pluspauvres. Mais, même si cet effet deruissellement était important, il ne pourraitqu’atténuer la hausse de l’inégalité.

Le canal du taux de change

En réduisant le taux de rendement des titreslibellés en euros, la politique d’assouplissementmonétaire devrait inciter les opérateursfinanciers à se tourner vers des titres étrangersgénérant des rendements supérieurs. Cesopérations nécessitent l’acquisition demonnaies étrangères contre des euros, ce quientraîne une dépréciation de la monnaieeuropéenne. Il en résulte une amélioration de lacompétitivité de la zone euro favorable auxexportations et une hausse des prix des biensimportés entraînant une hausse des prixeuropéens.

Le succès de ce mécanisme est mis en causepar le fait que beaucoup d’autres pays réduisentleurs taux d’intérêt en pratiquant, comme lesEtats-Unis, des politiques analogues à celle del’Europe. De ce fait, la dépréciation de l’eurorisque d’être fortement atténuée. Mais même sicette dépréciation était conséquente, ellen’entraînerait pas nécessairement une hausseimportante des exportations. En effet,l’essentiel des échanges des membres de laZone Euro se font à l’intérieur de cet espace et

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les besoins en biens importés de beaucoup depays non-européens clients de l’Europe sontréduits du fait d’une faible croissance.

Il est probable que, malgré les insuffisances deses canaux de transmission, la politiqued’assouplissement quantitatif a permis d’éviterune phase déflationniste. Elle est cependantloin d’avoir atteint son objectif d’inflation dansla mesure où la variation de l’indice des prix dela zone euro reste proche de zéro, sansperspective d’évoluer d’une façon importantedans un proche avenir. En effet, ses incidencessur le niveau d’activité sont assez modestes. Lalégère reprise économique de la zone euro quiest réalisée en 2015 et qui semble se stabiliseren 2016 autour d’un taux de croissance de 1,6% est due en grande partie à des causesexogènes, comme la baisse des prix du pétroleet des matières premières et la dépréciation del’euro7. Parmi les causes domestiques, la faiblereprise de l’investissement privé et de laconsommation de biens durables peut êtreattribuée aux anticipations sur la baisse du tauxd’intérêt de long terme résultant de la politiquemonétaire généreuse de la BCE.

Du fait de la faible efficacité des mécanismesde transmission de cette politique vers lesecteur non financier, l’essentiel des liquiditésqu’elle crée reste dans le secteur financier. Il ya donc peu de choses à attendre d’uneintensification de cette politique, comme celledécidée en mars 2016. Il convient plutôtd’envisager une alternative qui permettrait ausecteur non financier de bénéficier directementde l’assouplissement quantitatif.

2. Un assouplissement quantitatifbénéficiant directement au secteur nonfinancier

En préconisant un accroissement direct de lamasse monétaire, c’est-à-dire de la monnaiedétenue par le secteur non financier, on espèreramener plus sûrement l’inflation au niveaudésiré que la politique de QE actuelle dontl’influence ne s’exerce directement que sur labase monétaire. Les propositions portant surcette nouvelle politique se définissent autour deprincipes communs, mais les modalités de samise en œuvre diffèrent notamment selon la

7 Selon P. Artus, 56 % de la croissance en 2015 est dueà des causes exogènes, Flash Economie, Natixis,n°844, 30-10-2015.

nature des bénéficiaires de la créationmonétaire.

Les principes de la politique

L’assouplissement quantitatif en faveur dusecteur non financier, comme celui duprogramme de QE actuel, entraîne une haussede la base monétaire qui n’est pas stérilisée8.

La BCE pourrait fournir directement desliquidités au secteur non financier ou ellepourrait alimenter les réserves des Banquescentrales nationales auprès d’elle au prorata deleurs participations au capital de la BCE. Cesdernières seraient alors chargées de fournir lesliquidités au secteur non financier de leurs paysrespectifs. Cette hausse de liquidités auraitcomme contrepartie, dans les bilans bancaires,des obligations perpétuelles à coupon zéro émispar les bénéficiaires de cet apport. Sur le plancomptable, cette écriture permet de respecterl’obligation du SEBC de ne fournir desliquidités qu’en contrepartie de titres. Sur leplan économique, une politiqued’assouplissement quantitatif en faveur dusecteur privé exerce nécessairement un effetpositif sur la demande en alimentant lesencaisses privées par de la monnaie dont lecoût de production est nul et qui ne comportepas d’endettement supplémentaire pour leursbénéficiaires.9

Pour la BCE dont l’objectif essentiel est lastabilité des prix, la hausse de la massemonétaire doit permettre d’éviter la déflation etde ramener le taux d’inflation près de 2 %.Pour fixer l’importance de la créationmonétaire susceptible de réaliser cet objectif, laBCE doit évaluer la variation éventuelle de lavitesse de circulation de la monnaie et l’impactde sa politique sur le niveau d’activitééconomique10. Le volume des liquidités à

8 A la différence des achats de titres effectués par laBCE dans le cadre de sa politique de QE de 2015,ceux réalisés avant 2015 dans le cadre de sonprogramme SMP (Security Market Program)entraînaient une hausse de la base monétaire qui étaitstérilisée, c’est-à-dire compensée par une baisse demême importance de cette grandeur sous la formed’une reprise de liquidité (facilité de dépôts rémunérésaccordées aux banques par la BCE).9 Ce résultat est démontré par W.H. Buiter (2014), TheSimple Analytics of Helicopter Money: Why It Works– Always, Economics, Vol. 8, p.2014-2028.10

Le raisonnement se fonde sur une versiondynamique de l’équation quantitative. Selon saformulation statique, le produit de la masse monétaireM par la vitesse de circulation de la monnaie V égalele produit du niveau des prix P par la valeur du produitnational Y : MV=PY.

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fournir au secteur privé fait l’objet depropositions très diverses. Il est susceptibled’alimenter directement les encaisses descitoyens européens, celles du secteur public oucelles des deux catégories de bénéficiaires.

L’assouplissement quantitatif pour lapopulation

L’assouplissement quantitatif pour lapopulation (QEP : Quantitative Easing forPeople) comporte des caractéristiquesanalogues à celles de la proposition plusancienne d’un revenu universel de baseinconditionnel. En effet, dans les deux cas, ils’agit de verser directement un revenu auxcitoyens d’un pays sans contrepartie. Mais,alors que le revenu universel constitue unemesure de réforme structurelle11, le QEP est unemesure transitoire de politique monétaire. Cettedisposition n’est pas incompatible avec lestraités européens qui ne comportent aucuneclause l’interdisant.

Les différentes propositions sur les modesd’alimentation des encaisses sous la forme de« dividende-citoyen » consistent à concrétiserla parabole du largage de monnaie parhélicoptère (helicopter drop) formulée par M.Friedman en 196912. La BCE peut par exemplefournir les liquidités sous la forme de chèquesou d’alimentation de comptes bancaires descitoyens dont les noms sont fournis par leslistes électorales des pays de la zone euro. Cetransfert peut s’effectuer directement ou parl’intermédiaire du Trésor de chaque pays quiperçoit ces liquidités en contrepartie d’uneémission d’obligation perpétuelles sans intérêtet qui les versent sur les comptes des citoyens.

Comme les liquidités n’ont pas un endettementcomme contrepartie, les bénéficiaires peuventenvisager d’augmenter leur consommation dansl’immédiat sans avoir à anticiper la nécessité deréduire leurs dépenses plus tard pour faire faceau remboursement de leurs dettes. Mais, toutesces liquidités ne seront pas utilisées pouraccroître la consommation macroéconomique.

11 Le revenu universel est fondé sur le principe ‘àchacun selon ses besoins’. Il n’est pas nécessairementfinancé par création monétaire. J. Meade, prix Nobeld’économie (1977), proposait, par exemple, de lefinancer par les recettes tirées de l’activité productivedes entreprises publiques. Dans une conception trèslibérale, le revenu universel aurait vocation à sesubstituer à toutes les prestations sociales (allocationchômage, aide au logement, pensions de retraite, etc),ce qui dégagerait des ressources pour financer cerevenu.12

Friedman, M. (1969). The Optimum Quantity ofMoney, in M. Friedman, The Optimum Quantity ofMoney and Other Essays, Chapter 1. AdlinePublishing Company, Chicago.

En effet, certains bénéficiaires peuvent déciderd’en profiter pour se désendetter ou pourépargner. Mais ce désendettement s’effectuesans effet sur la consommation immédiate et laréduction des charges d’intérêts qui en résultepermet de dégager un revenu alimentant uneconsommation future. Le désendettement desuns combiné à une hausse du PIB issue de cellede la consommation des autres permetd’améliorer le rapport entre l’endettement privéet le PIB.

Quant à la fuite hors du circuit de laconsommation due à l’épargne, elle peut êtreréduite en répartissant le même volume deliquidité entre les citoyens ayant lespropensions à consommer les plus élevées.C’est ainsi que des propositions sont faites pourlimiter le QEP aux salariés et aux retraités dontles noms peuvent être fournis par la SécuritéSociale ou aux citoyens ayant les revenus lesplus bas13. On peut également prévoir unedistribution de monnaie différente selon lessituations économiques et sociales des pays.C’est ainsi que l’on peut espérer une hausse dela consommation plus importante en favorisantplus les citoyens grecs que les Allemands.

Enfin, une partie de la hausse de laconsommation privée résultant de celle desliquidités se portera sur les biens importés dontles prix augmenteront, ce qui se traduira parune hausse de l’inflation européenne.

Des études sur les incidences deremboursements d’impôts décidés aux Etats-Unis et en Australie peuvent donner une idée del’importance des effets d’une hausse desliquidités sur la consommation14. Elles révèlentqu’entre 20 % et 40 % des liquidités issues detels remboursements décidés en 2001 auxEtats-Unis ont été dépensées en achats de biensnon durables dès le premier trimestre et un tiersau second trimestre. Ces dépenses sontnettement plus importantes si on y inclut lesachats de biens durables, comme le fait l’étudeportant sur les effets du remboursement fiscaldécidé en 2008. Dans l’étude sur les effetsd’une opération analogue décidée en 2009 enAustralie, 40 % des liquidités supplémentairessont dépensés dès le premier trimestre de leurversement.

Pour les opposants à cette réforme,l’assouplissement quantitatif pour le peuplerisque d’avoir des effets pervers. Il peut

13 On estime qu’environ 15 % à 20 % des ménages dela plupart des pays développés n’ont pas les moyensd’épargner, de sorte que toute augmentation de revenusera consommée.14 J. Muellbauer fournit les références de cesdifférentes études dans : Combatting Eurozonedeflation : QE for the people, Vox CEPR’s PolicyPortal, 23-12-2014.

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notamment inciter les citoyens à renoncer autravail. Mais les sommes allouées par cesystème ne sont versées que pour une périodetransitoire et sont relativement faibles15 parrapport aux revenus salariaux de sorte que ceuxqui ont un travail ne risquent pas de le quitter.Par contre, elles pourraient favoriser unprolongement de la durée de recherche detravail par les chômeurs. Mais, la croyance à lagénéralisation d’un tel effet traduit l’idée que lechômage de masse actuel pourrait être résorbépar une simple réduction des aides auxchômeurs, ce qui va à l’encontre des résultatsdes travaux empiriques sur les causes de cechômage.

L’assouplissement quantitatif en faveur dusecteur public

On constate que l’obstacle le plus important àla croissance est le manque d’investissementprivé qui stagne malgré la faiblesse des tauxd’intérêt. Pourtant, il existe des secteurs,comme ceux de la transition énergétique et desinnovations écologiques qui pourraient attirerdes investissements. Mais l’incertitude sur lerendement des investissements dans cessecteurs est trop importante pour que le secteurprivé s’y implique. Du fait de l’importance detels investissements pour la croissance, il paraîtnécessaire que le secteur public prenne le relaisdu secteur privé. Mais son action est limitée parles contraintes du Pacte de Stabilité et deCroissance qui ont été renforcées au cours deces dernières années. De ce fait, de telsinvestissements ne peuvent être financés quepar création monétaire, ce qui permet de ne pasaccroître l’endettement public. Le déficit publicqui en résulte dans l’immédiat peut être résorbépar la hausse des recettes fiscales provenant dela hausse des revenus générés par l’effetmultiplicateur de l’investissement et par lacroissance induite par la formation du capitalphysique.

Pour réaliser les objectifs de la politique, lesliquidités doivent entrer rapidement dansl’économie. En effet, si elles doivent financerdes programmes dont la réalisation est étenduesur plusieurs années, elles risquent après un

15 Le montant du dividende citoyen devrait être, parexemple, de 175 euros par mois et par bénéficiairepour le think tank Positive Money et de 500 euros paran pour J. Muelbauer. Il est nettement plus bas que lerevenu universel individuel mensuel qui doit couvrirles besoins de base et qui a été évalué par exemple àl’équivalent de 2250 euros dans le projet suisse soumisà la votation du 6 juin 2016.

certain temps de ne plus être justifiées si lesconditions initiales se sont modifiées

L’assouplissement quantitatif en faveur dusecteur public semble a priori incompatibleavec l’article 123 du traité sur lefonctionnement de l’Union Européenne(TFUE) qui interdit le financement monétairedirect des dépenses publiques.

Cette interdiction se justifie essentiellement parla crainte du laxisme des gouvernementsnationaux dont les décisions pourraient induiredes cycles politico-économiques caractériséspar des hausses de dépenses publiques dans despériodes pré-électorales suivies par des baissesaprès les élections. Une telle interdiction ne sejustifie pas dans une période de faiblecroissance caractérisée par une insuffisanced’investissement. On pourrait donc envisagerun assouplissement de l’article 123 du TFUE,analogue aux différentes modifications destraités qui ont été opérés depuis le début de lacrise. On pourrait ainsi autoriser unfinancement monétaire des dépensesd’investissement effectuées par des institutionspubliques spécialisées dans cette activité,comme la Banque Européenned’Investissement (BEI). La perspective d’un telfinancement pourrait rendre la BEI plusaudacieuse, car elle n’aurait plus la craintequ’elle semble avoir actuellement, de perdre letriple A accordé par les agences de notation enfaisant trop appel aux marchés financiers.

Pour la BCE, l’interdiction du financementmonétaire consiste à garantir l’objectifprincipal de stabilité des prix, l’indépendancedes banques centrales et la disciplinebudgétaire16. Or, ces trois objectifs risquentd’être mis en cause par la politiqued’assouplissement quantitatif en faveur dusecteur public à moins de prévoir des modalitésopérationnelles spécifiques visant à réduire ouà éliminer ces risques17.

La politique d’assouplissement quantitatif pourle secteur public peut respecter l’indépendancede la BCE et la séparation entre les décisionsmonétaires et budgétaires en laissant à la

16 BCE, Conformité des opérations monétaires sur titresavec l’interdiction du financement monétaire, Bulletinmensuel de la BCE, n°10, octobre 2012, encadré 1, p.7-9.17

La BCE a été également obligée de mettre en placedes modalités spécifiques pour rendre compatible sapolitique d’achats de titres publics émis par les pays dela Zone Euro à partir de 2012 (Outright monetarytransactions :OMT) avec les dispositions de l’article123 du TFUE.

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banque centrale le soin de fixer le montant dela création monétaire en fonction du niveaudésiré de l’inflation, ce qui garantit sonindépendance et son souci de contrôlerl’inflation. Quant aux institutions publiquesnationales, elles pourraient établir leursprogrammes d’investissement en fonction deleurs objectifs de croissance et décideraient deleur mise en œuvre selon le montant desliquidités que la BCE aurait décidé de créer.Dans cette perspective, les investissementspublics sont soumis à une contrainte deliquidité imposée par la BCE plutôt qu’à unecontrainte imposée par les marchés financiers.

Conclusion

L’assouplissement quantitatif qui bénéficiedirectement au secteur non financierpermettrait d’obtenir plus sûrement les résultatsdésirés en matière d’inflation et de croissanceque la politique appliquée à l’heure actuelletout en évitant certains dangers de cettedernière comme l’instabilité financière etl’émergence de bulles financières. De plus, samise en œuvre ne semble pas mettre en causeles principes européens essentiels.

Si le principe d’un assouplissement quantitatifpour le secteur non financier était acquis, ilfaudrait en choisir la forme (QE pour le secteurnon financier privé ou public, ou unecombinaison des deux) et en spécifier lesmodalités de mise en œuvre qui font l’objet depropositions parfois assez différentes.L’analyse de cette politique ne semble pas àpriori devoir être exclue des réflexions desmembres de la BCE, comme semble lesuggérer leur président. Il en est de même pourson adoption dans la mesure où M. Draghiconsidère dans une intervention en décembre2015 que « dans le cadre de notre mandat, iln’existe pas de restrictions quant au choix desinstruments que nous utiliserons et à lamanière dont nous les utiliserons ». Une telleinnovation risque cependant de se heurter àune opposition qui craint qu’une tellepolitique soit susceptible de porter atteinte à laconfiance dans l’euro et dans sa gestion et deconduire à terme à une situation de forteinflation, voire d’hyperinflation. L’expressiond’une telle crainte semble curieuse dans unepériode caractérisée par une tendancedéflationniste. De plus, elle est peu justifiéedans la mesure où l’alimentation en liquiditépeut être arrêtée à tout moment par la BCE.Cet argument est pourtant soutenu par desresponsables monétaires allemands qui semontrent d’ailleurs assez défavorable même àla politique de QE actuelle. Il est donc assez

probable qu’avant même de pouvoir étudier lafaisabilité de cette alternative sur le planéconomique, la BCE soit amenée à renoncer àcette nouvelle politique. On risque alors dedevoir en rester aux méthodes qui nefonctionnent pas, comme le note R. Godin.18

18 R . Godin, Zone euro : la BCE osera-t-elle monter

dans l’hélicoptère ?, La Tribune, 16-12-2015.

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