la politique ÉclatÉe

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LA POLITIQUE ÉCLATÉE

D'aucuns prétendent qu'il n'y a plus de pouvoir, partant plus de politique... Et cependant, il n'y a jamais eu autant de pou- voirs éparpillés et contradic- toires, de sectes et d'hérésies se battant pour la conquête du centre, de micro-pouvoirs en voie de disparition, lançant leurs revendications à la face des gouvernants. Jamais au- tant de fascination.

Les analyses contemporaines jouent avec l'idée d'anti-pou- voir alors même qu'elles s'ins- tallent dans l'impérialisme de leurs propres discours. La po- litique reste bien le centre noir autour duquel tournent les avi- dités. Eclatement alors, plutôt envahissement et reflux. Mais ce n'est pas à la science poli- tique conventionnelle, le plus souvent sclérosée, caparaçon- née, antique forteresse léguée par la préhistoire, qu'il appar- tient d'en parler. Ce n'est pas non plus à la stratégie parti- sane, toujours à la recherche de son unité embastillée.

Les ouvrages de la collection « LA POLITIQUE ECLATÉE » ont ce souci en commun : ne pas sectoriser et enfermer les analyses dans ce qu'il est convenu d'appeler « LA» poli- tique, mais poursuivre en d'au- tres terres ses éclats dispersés.

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Philosophie

des réseaux

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LA POLITIQUE ÉCLATÉE

Collection dirigée par Lucien Sfez

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DANIEL PARROCHIA

Philosophie

des réseaux

Presses Universitaires de France

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ISBN 2 13 0 4 5 2 8 0 9

D é p ô t l é g a l — I é d i t i o n : 1 9 9 3 , a o û t

© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 9 3

108 , b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

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Introduction

Le mot « réseau » (de résel, Marie de France, XII siècle) est une variante (avec un autre suffixe) de l'ancien français réseuil (du latin retiolus, diminutif de retis, « filet », qui a aussi donné « rêts »). Il désigne primitivement un ensemble de lignes entrelacées. Par analogie avec l'image d'origine, on appelle « noeuds » du réseau toute intersection de ces lignes. Les lignes sont considérées, le plus souvent, comme des che- mins d'accès à certains sites ou des voies de communication le long desquelles circulent, selon les cas, des éléments vivants ou matériels (biens, denrées, matières premières), des sour- ces d'énergie (eau, gaz, électricité), des informations. Se pro- pagent ainsi des flux, parfois quantifiables (flots), le long

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d'arcs agencés selon certaines structures, identiques ou varia- bles (mailles), obéissant à une loi de causalité complexe. L'ensemble, selon les cas, est ouvert ou fermé. En un temps où les sociétés connaissent un développement grandissant des réseaux, la nécessité d'une philosophie de ces entités mixtes, à la fois unes et multiples, se fait sentir, au moins pour trois raisons :

a) Aujourd'hui comme hier, on trouve davantage l'homme à l'extérieur de lui-même qu'en lui-même. La conscience est un grand vent et « l'intériorité » surtout un mythe : Platon, déjà, considérait la cité pour atteindre l'âme. Et c'est dans l'œil d'Alcibiade que Socrate se voyait lui-même. Aussi bien les réseaux sont-ils désormais notre nouveau miroir.

b) On a tendance à l'oublier, mais le singulier, dans nos sociétés, est immédiatement pluriel, l'individuel collectif : pra- tiquement dès la naissance, chacun s'insère tant bien que mal dans de multiples réseaux enchevêtrés : enregistrement admi- nistratif, surveillance médicale, circuits économiques, etc. Depuis longtemps, avec le déclin des « liens du sang » puis de la famille, la nature s'est éloignée et l'existence est partout sociale. Une étape est franchie avec le recul d'une convivia- lité spontanée ou de pure proximité, au profit de réseaux d'assistance, de systèmes de protection ou d'assurance, d'agen- ces facilitant la recherche d'un emploi, les rencontres, l'accès à des services ou à des données (phénomènes encore accrus par les pouvoirs de la télématique), autant d'interfaces et par- fois d'écrans entre l'individu et le monde. L'un n'est plus sans l'autre. Les deux font réseau.

c) Epistémologiquement, cette prolifération des réseaux repose à nouveaux frais la question du déterminisme. Nos actions et passions ne s'insèrent plus dans des chaînes cau- sales simples. La politique, l'économie, la biologie étudient des interactions. La médecine des pathologies réticulaires. Le maillage complexe du monde moderne ne rend pas la raison

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insuffisante mais l'oblige à gagner, peu à peu, ses degrés de liberté. Ainsi, en face d'un adversaire informé, les stratèges préconisent-ils des choix sub-optimaux et même tirés au sor t : de l'aléatoire maîtrisé se trouve alors réinjecté dans un ensem- ble par ailleurs soumis à des traitements rationnels.

Au bilan, pour le meilleur ou pour le pire, la « réseauti- que » — mot affreux, si ce n'est chose détestable — nous a envahis. Mais peut-être serait-il plus juste d'observer que nous avons pris conscience du phénomène car, en réalité, les « réseaux », depuis toujours, sont omniprésents.

Chronologiquement, une organisation de type réticulaire se décèle d'abord dans la matière elle-même, laquelle s'archi- tecture en réseaux (les réseaux cristallographiques de Haüy et Bravais, bientôt étudiés par la physique et la microscopie électronique). L'optique moderne utilisera, quant à elle, les propriétés de diffraction des trames (Fraunhofer), la per- turbation périodique des surfaces transparentes trouvant alors des utilisations en spectroscopie. L'astronomie en sortira renouvelée.

Mais le vivant n'échappe pas à une architecture câblée : la vie ne peut s'entretenir que par un constant apport d'éner- gie et des communications rapides entre la périphérie et le centre des organismes : ainsi le système circulatoire ou encore

1. R. Musil, on le sait, opposait au principe de raison suffisante de Leibniz qui, pour les vérités de faits, traduit le choix du meilleur, un principe de raison insuffi- sante, lequel stipule que dans notre vie personnelle, historique et publique, « ne se produit jamais que ce qui n'a pas de raison valable ». Cf. R. Musil, L'homme sans qualités, trad. fr., Paris, « Livre de Poche », 1969, § 35, p. 201.

2. Face à un adversaire rationnel, il est rationnel de ne pas être trop rationnel (au sens étroit), afin de rester en partie imprévisible. Ceci ne conduit pas, il est vrai, à agir au hasard mais selon des stratégies probabilistes précises, utilisant des tables de nombres aléatoires. Cf. D. Ruelle, Hasard et chaos, Paris, O. Jacob, 1991, p. 50-51.

3. Réticule fait son apparition en français en 1682 dans le Journal des savants. C'est le latin reticulum, petit filet, employé d'abord en astronomie, avant de dési- gner un petit sac de dame (dénommé ensuite, par altération, « ridicule »).

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le système nerveux assurent les transports nutritifs (respec- tivement informationnels) nécessaires à la survie. Chez cer- tains mammifères (paresseux, cétacés, pinnipèdes et loutres), le premier des deux (systèmes) présente localement des confi- gurations remarquables et connues des anciens : les « réseaux admirables », retia mirabilia, organisations capillaires denses, intercalées sur le trajet des artères.

De plus, la Nature se réplique dans ses productions. Les constructions animales reproduisent l'architecture interne de la matière et de la vie : à la fois éléments de protection et pro- cédés de capture, la toile d'araignée, mais pareillement la nasse d'interception de la larve de phrygane (neureclipsis bimacu- lata), en constituent des exemples.

C'est pourquoi, peut-être, A. Leroi-Gourhan a situé le filet parmi les techniques essentielles de préhension (qu'il oppose aux techniques de percussion)4. Très rapidement, l'idée de filet, d'ailleurs, se généralise. Pour certains primitifs comme les Dogons, le langage est un « filet linguistique » Platon n'hésitera pas à recourir à cette métaphore pour caractériser l'activité du « sophiste », et la philosophie elle-même s'accom- pagnera, selon lui, d'un véritable retournement du « champ sémantique des liens »6. Nul doute d'ailleurs que la pensée, qui a à se communiquer, ne doive supposer certaines orga- nisations réticulaires : des dialogues platoniciens aux sommes

4. A. Leroi-Gourhan, L'homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1971, p. 43 sq. ; Milieux et technique, Paris, Albin Michel, 1973, p. 86-92. On remarquera, de ce point de vue, le caractère archétypal des anciens combats opposant le gladiateur (teneur de glaive) au rétiaire (possesseur d'un filet), chacun voyant compenser les défauts de son arme principale par une arme adjuvante du registre opposé (le bou- clier, d'un côté, le trident et le petit poignard de l'autre).

5. M. Griaule, Dieu d'eau, entretiens avec Ogoremmêli, Paris, Fayard, 1966. Pour les Dogons, le monde a une structure fibrée dans laquelle, indistinctement, se mêlent les mots et les choses. Sur le modèle du tissage, voir en particulier, p. 18, 22 sq. et 65 sq.

6. Cf. M. Détienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 50.

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théologiques puis aux « systèmes philosophiques », l'expé- rience se structure et se mémorise dans des réseaux, dont la mathématique, à partir d'Euler, étudiera la topologie (théo- rie des graphes). L'intelligence artificielle utilisera ces struc- tures formelles en cherchant à représenter les connaissances dans des « réseaux sémantiques ». Mais la nouvelle approche connexionniste donne à la perspective toute son ampleur : le « réseau de neurones » constituera, non pas métaphorique- ment mais réellement, une véritable implantation de la pen- sée dans la matière.

Une fois rappelés l'origine et les fondements de la réticu- larité, il faut donc suivre, pas à pas, le chemin qui mène de la matière la plus répétitive à la pensée la plus différenciée, en traversant le domaine de la « réticularité objective », celui de l'espace concret que sillonnent d'abord les fleuves et les canaux, puis les routes (terrestres et maritimes), enfin les voies ferrées et aériennes, les réseaux de transport et de distribu- tion d'énergie (réseaux d'alimentation en eau, oléoducs et gazoducs, réseaux électriques) voire les réseaux d'évacuation (égouts), enfin les réseaux de télécommunication et de satel- lites qui, demain, plus encore qu'aujourd'hui, prendront une place prépondérante dans les sociétés modernes.

Il faut en outre étudier la manière dont ces réseaux se réflé-

chissent. L'histoire montre l'importance de cette étape-miroir qui enregistre et tabule les circulations précédentes : réseaux bancaires ou économiques, relations multinationales, réseaux de résistances ou d'influences, systèmes de pénétration et de diffusion des savoirs et des techniques.

Nous n'oublierons pas non plus les architectures formel- les qui décrivent ces réseaux multiples, ni les belles réalisa- tions informatiques, qui leur donnent corps et les font fonctionner : dans les deux cas, l'idée de réseau, nous le ver- rons, va bien au-delà de la stricte notion mathématique de

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graphe. D'un côté, elle implique une théorie générale des homologies et des transformations naturelles, qui tend à inves- tir, aujourd'hui, l'ensemble des mathématiques; de l'autre, elle substitue à la structure simple, rigide et sans mystère, une famille d'équivalents partiels : autant dire qu'elle la met en mouvement.

Ainsi brossé, le tableau devrait déboucher sur une pers- pective philosophique :

1 / L'univers n'est pas cet élan romantique et désordonné que certaines philosophies ont cru voir : il est solidement architecturé — et à tous les niveaux. Les êtres sont imbriqués, mais aussi insérés dans des trames, périodiques ou non : sites atomiques (Haüy), villages ou villes (Christaller), planètes et constellations (Hubble, Fournier d'Albe).

2 / Fonctionnellement, chaque fois la mise en réseau réa- lise une économie. Une telle constance fait loi : la liaison n'est

pas le malheur : on gagne à s'unir, c'est-à-dire à se dépossé- der. Allègement de masse, diminution de charges, minimisa- tion de distances, gain en surface, puissance ou compréhension, etc. Contrairement à ce qu'on croit, c'est le local — la « racine » — qui, très largement, aliène. C'est l'iso- lement et la réclusion qui tuent.

3 / Mais il est de l'essence des liens d'être multiples, empiétants, parfois instables. Il convient donc de chercher les agencements les plus solides, les véritables invariants. Telle est la démarche scientifique, telle devrait être aussi l'attitude philosophique. Mais l'être est-il un ou plusieurs ? La réalité n'est-elle pas, autant qu'on le sache, aussi fragmentaire et fail- lée que stratifiée et réticulaire ?

Bien entendu, les ordres sont dans l'histoire. Avouons donc les limites de notre projet : simple recension locale, memento, au demeurant non exhaustif, à l'usage des gens du monde. Peut-être est-ce déjà trop ! A faire le tour de ces struc- tures, n'avons-nous pas péché par orgueil, ranimé un vieux

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fantasme totalisant (sinon totalitaire) ? Pire : nous nous inté- ressons aux « squelettes » et non à la « chair » du monde. N'avons-nous pas ainsi ramené de « vieilles lunes » philoso- phiques : la dévalorisation des apparences et du pelliculaire, une essentialité cachée sous les surfaces miroitantes ?

Répondons brièvement : en réalité, nous admirons le jeu nappé des superficies, leurs scintillements essentiels. Le temps, nous le savons, s'inscrit dans l'espace : autrefois dans le monument, aujourd'hui dans l'affiche (publicitaire), le mes- sage télévisuel ou les belles écritures lumineuses. Le passé, le présent et le futur de notre société sont lisibles dans ces nodules, nul ne le conteste. Plus que les autres, les objets dits « de consommation », à la durée de vie de plus en plus brève, témoignent du temps qui passe et deviennent d'autant plus vite émouvants qu'ils « datent », au mauvais sens du terme. Toutefois ces objets, pour exister, sont d'abord produits et ensuite distribués. L'éclat des apparences (que nous ne mépri- sons pas, loin s'en faut !), suppose toujours, sinon un « sous- sol », du moins un « envers réticulé » dans lequel il s ' insère

Pour le surprendre, nous réclamons le droit à l'effeuillage, sinon à l'effraction. Certes, les réseaux sont eux-mêmes un habillage et, pas plus que le « vêtement » dans la Bible — sur- tout promesse d'une gloire à ven i r — ils ne suppriment vrai- ment le dénuement. Tout au plus est-on amené à penser qu'un vêtement corruptible pourrait être remplacé par un vêtement moins corruptible. C'est au fond avouer que, d'une

7. Balzac, objectera-t-on, n'a-t-il pas déjà écrit un « envers de l'histoire » ? Cf. H. de Balzac, L'envers de l'histoire contemporaine (1848), Paris, Gallimard, « Livre de Poche », 1970. Comme le montre B. Pingaud dans sa préface, le titre de ce roman, qui met en scène l'action clandestine d'un réseau de personnes vertueuses, les « Frères de la Consolation », pourrait être le titre de toute la Comédie humaine.

8. Dans La Machine à explorer le temps de H.-G. Wells, la beauté de l'univers impersonnel des Elois suppose les machineries souterraines des Morlochs.

9. Cf. article Vêtement, Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 1973, p. 1338-1343.

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façon générale, tout est vêtement. Carlyle, du reste, ne s'y était pas trompé. Dans le monde de Sartor Resartus, « Tout ce qui existe pour les sens, tout ce qui représente l'esprit à l'esprit, est à proprement parler, un vêtement, un attirail mis pour une saison, et qui doit être ôté. (...) L'univers extérieur tout entier et son contenu ne sont que vêtements ; et l'essence de toute science réside dans la philosophie des vêtements. »

Par conséquent, sous les oripeaux (de aura pellis, peau d'or), on trouvera moins des essences que d'autres « peaux », nous l'admettons: à quoi se réduit un pays, un corps, une « âme » même, sinon à une superposition de graphes com- plexes (un enchevêtrement de sommets et d'arcs) ? Nul doute que « contrôler » ces ensembles suppose une connaissance des « noeuds » et des « carrefours » principaux. Nous renouons avec H e r m è s dieu des voleurs et des errants.

Notre but, toutefois, n'est pas une telle maîtrise, au demeurant impossible. Mais à des fins comparatives, et aussi bien critiques, nous souhaitons (comme la nature, parfois le p e r m e t 1 2 , e t , à s a s u i t e , l ' a r c h i t e c t u r e m o d e r n e 1 3 ) r é a l i s e r u n e

inversion utile. Le monde est un déda le : il faut décrire sa géométrie sous toutes ses faces. Mais, dira-t-on, l'être est, d'un autre point de vue, fluide et labile, et le concept est vivant.

10. Carlyle, Sartor Resartus, La philosophie du vêtement, trad. fr., Paris, Aubier- Montaigne, 1973, p. 131.

11. Comme le montre Laurence Kahn, Hermès, avec d'autres daimônes, repré- sentait, en Grèce ancienne, « l'ambiguïté et l'insécurité constitutives de tout état humain, toujours menacé d'être troublé ». Cf. L. Kahn, Hermès passe ou les ambi- guïtés de la communication, Paris, Maspero, 1978, p. 94. Le filet serré des liens de gattilier répondait au « piège délicieux » de sa rhétorique, et aussi au « réseau infran- gible » de sa sophistique.

12. Depuis Trembley, on le sait, les hydres se retournent dedans-dehors sans dommage apparent.

13. Le Corbusier a été un défenseur d'une telle opération. 14. Rappelons que Dédale, comme Hermès, est une figure ambiguë en Grèce

ancienne : charpentier qui mène droit son rabot ou pilote irréprochable à la route rectiligne, il est aussi celui qui tresse des filets ondulants et trace des entrelacs tor- tueux. C'est l'homme du fil à plomb et du peloton d'Ariane. Cf. F. Frontisi-Ducroux, Dédale, Mythologie de l'artisan en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1975, p. 192.

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P o l i t i q u e m e n t e t m é t a p h y s i q u e m e n t , o n s ' é l è v e r a c o n t r e l e s

s t r u c t u r e s q u e n o u s d é c r i v o n s , l e u r f i x i t é , l e u r i n e r t i e . U n e

t e l l e o p p o s i t i o n , e n f a i t , a t r è s p e u d e s e n s : p a r u n e b o n n e

p r o j e c t i o n , u n é c o u l e m e n t s e t r a n s f o r m e t r è s a i s é m e n t e n

a p p l i c a t i o n e t v i c e - v e r s a . P o u r l e m a t h é m a t i c i e n m o d e r n e

c o m m e , d é j à , p o u r P l a t o n , H é r a c l i t e e t P a r m é n i d e n e s o n t q u e

l ' e n v e r s e t l ' a v e r s d e l a m ê m e m é d a i l l e . I l r e s t e q u e l e s h o m -

m e s s o u f f r e n t e t q u ' i l f a u t a u s s i , d e t e m p s e n t e m p s , c h a n -

g e r l e s s t r u c t u r e s .

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Première partie

ORIGINE ET FONDEMENTS

DE LA RÉTICULARITÉ

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1

Le cristal et le vivant

« Oserais-je formuler le soupçon que le monde, en son ensemble et dans ses détails, est formé à l'exem- ple du cristal, mais de telle sorte que notre œil ne peut le pénétrer que rarement sous cet aspect ? »

E. JÜNGER.

E n rapprochant le cristal et le vivant, nous voudrions ici

contribuer à modifier le paysage si pauvre et si homogène que les anciens philosophes, abusés par un harmonisme i m m é d i a t

ou t rop engagés dans la querelle de l ' idéalisme et du m a t é r i a l i s m e ont donné de la matière et de la vie. N o u s

n'hésiterons pas à ouvrir quelques livres savants, afin d'essayer de mieux comprendre comment s 'esquissent, dans les struc- tures réputées les plus élémentaires, les plus répétitives,

1. Cf. G. Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne, Paris, Vrin, 1973, p. 225.

2. Cf. F. Dagognet, Rematérialiser, Matières et matérialismes, Paris, Vrin, 1985, p. 232.

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soit-disant les plus simples, les premières solidarités que les suivantes ne feront que répéter à plus grande échelle et, bien entendu, dépasser.

1. LA MATIÈRE COMME RÉSEAU

L'ensemble de la matière existe, comme on le sait, sous trois états fondamentaux : solide, liquide et gazeux. Les struc- tures solides sont elles-mêmes des structures cristallines ou non-cristallines. Parmi les non-cristaux figurent les cristaux liquides, les amorphes, enfin, des cristaux quasi-périodiques ou quasi-cristaux. Nous nous attacherons, dans les pages qui suivent, à décrire ces architectures dissidentes et, non moins, celles des néo-matériaux « hétérogènes » produits par l'indus- trie en combinant, en phases dispersantes et dispersées, les états fondamentaux de la matière. Au lieu de jeter l'anathème sur cette technologie réticulaire, rappelons-nous que c'est la nature qui donne l'exemple, dans les mélanges organiques qu'elle réalise, mixtes souvent honnis par le philosophe : ainsi le cheveu, dont Platon disait qu'il n'est point d'idée (Parmé- nide, 130 c) associe, en fait, à des fibres bien structurées rigi- des, une substance amorphe, la kératine. Une philosophie des structures ordonnées et réticulées ne doit d'ailleurs pas man- quer de s'intéresser aux « cosmétiques », objets, selon notre philosophe, d'un art répréhensible : la « routine » de la parure, « pratique malfaisante et mensongère, vulgaire et basse, une duperie au moyen d'arrangements, de fards, de polissage, de vêture, de façon de s'attirer sur soi une beauté d'emprunt, tan- dis qu'on n'a point le souci de cette beauté propre qui est l'effet de la gymnastique » (Gorgias, 465 b). Mais nous tenons le collagène, le savon, les insaponifiables des huiles végéta- les (toutes matières entrant dans la composition des cosmé- tiques) pour des substances extrêmement dignes d'un intérêt

3. Cf. H. Thiers, Les cosmétiques, Paris, Masson, 2 éd., 1986.

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philosophique. Sauvons ces moments éminents de la matéria- lité (les colloïdes), dont la chimie contemporaine ne peut que célébrer les articulations et la complexité.

Philosophiquement, le problème de la cohésion des soli- des ne peut se poser que de deux manières :

1 / Les théories du continu n'ont pas de difficultés à sup- poser la matière une et capable d'organisation. C'est le contraire qui est à expliquer : comment se fait-il qu'elle soit multiple et faite de différents corps. L'ancienne physique répondait de manière duelle. Ou un ensemble de variations hiérarchisées pouvaient décliner les dégradés du monde (homéoméries d'Anaxagore, mixtes platoniciens), ou alors quelques éléments privilégiés assuraient la composition pre- mière des corps : l'eau, l'air, la terre, le feu, en proportions diverses rendaient compte de la masse des autres. Tantôt un ordre total plaçait l'un d'eux au sommet de la pyramide (ainsi l'eau, pour Thalès), tantôt une circulation réglée animait le graphe de leurs multiples transformations (Empédocle, Héraclite).

2 / A l'encontre de l'ancienne philosophie atomistique (Démocrite, Epicure, Lucrèce) et de ses héritiers modernes (Gassendi), Descartes ne proposait pour expliquer la forma- tion des corps qu'une hypothèse tourbillonnaire (d'ailleurs vite réfutée par Maupertuis) et qui ne rencontrait guère, en fait, le problème de leur unité. Pour lui, comme pour Spinoza, et même encore Hobbes ou Huygens, la cohésion de la matière, réduite à l'étendue géométrique, reste une question de figu- ration : à partir de la forme extérieure des matériaux, notam- ment les cristaux qu'on commence à étudier (la calcite), on infère l'idée d'un agencement spécifique des particules interagissantes Alors que l'atomisme démocritéen avait

4. Cf. Huygens, Traité de la lumière (1691). Et B. Maitte, Symétrie et matière. Les cristaux, in La symétrie aujourd'hui, Paris, Le Seuil, « Points Sciences », 1989, p. 90.

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besoin de crochets pour fixer les atomes les uns aux autres, et expliquait ainsi leur assemblage au sein du vide, l'unité et la plénitude de cette étendue-matière, autant que les lois fon- damentales du mouvement dont elle est animée depuis que Dieu l'a mise en branle, suffisent à garantir la cohérence des corps. Jouent parfois d'ailleurs, dans ces explications, des métaphores hydrodynamiques : ainsi l'unité de l'individu, chez Spinoza, résultera surtout de la pression des ambiants.

Les grands philosophes du XVIII et du XIX siècle n'appor- teront guère d'éléments neufs sur la structure de la matière.

a) Dans ses Premiers principes de la science de la nature (remarque sur la dynamique) Kant définit la cohésion comme une « attraction conçue comme n'étant active qu'au contact » ou sur de petites distances force analogue à la gravitation et agissant superficiellement, dérivée et non fondamentale ou intrinsèque à la matière. Il distingue les solides et les liqui- des en fonction de la possibilité ou non qu'on a d'en dépla- cer les parties les unes par rapport aux autres, mais n'accorde aucune place aux gaz. Les corps sont ainsi rangés en fonc- tion de l'échelle du frottement, qui va d'une valeur très impor- tante (d'où des solides cassants) à une valeur moindre (le visqueux). Mais aucune conception précise n'est développée, ni au sujet des solides, ni au sujet des fluides.

b) Hegel, dans l' Encyclopédie des sciences philosophiques (physique de l'individualité particulière) définira de même la cohésion comme « un mode propre de résistance dans un com- portement mécanique à l'égard d'autres masses »6. Dans un moment plus réfléchi, certes (physique de l'individualité totale) la façon dont la matière est tenue ensemble sera posée, non plus vis-à-vis d'une altérité distincte (d'autres masses de

5. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Paris, Vrin, 1971, p. 100.

6. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1970, § 295, p. 282.

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m a t i è r e ) , m a i s c o m m e u n e t o t a l i t é c l o s e - e n - s o i : l a s t r u c t u r e ,

l a q u e l l e s e d é v e l o p p e r a e n s u i t e c o m m e s p h é r i c i t é p u n c t i f o r m e ,

m a g n é t i s m e e t c r i s t a l , m o m e n t d o n t l a d e s c r i p t i o n s ' i n s p i r e

d e s t r a v a u x d e H a ü y

C ' e s t d o n c , e n d é f i n i t i v e , à l a s c i e n c e q u ' i l r e v i e n t d ' a v o i r

é l a b o r é l e c o n c e p t d e r é s e a u m a t é r i e l . C ' e s t s e u l e m e n t a u t o u r -

n a n t d u X V I I I e t d u X I X s i è c l e q u e n a î t , a v e c L a v o i s i e r l a

v é r i t a b l e s c i e n c e d e l a l i a i s o n e t d e l a c o m m u n i c a t i o n d e s s u b s -

t a n c e s ( l a c h i m i e ) , l a q u e l l e , t r è s r a p i d e m e n t , r é c l a m e r a l e s

i n s t r u m e n t s t h é o r i q u e s q u i s o n t à l ' o r i g i n e d u c o n c e p t s c i e n -

t i f i q u e d e « r é s e a u ». A p e u p r è s à l a m ê m e é p o q u e q u e l e s

c h i m i s t e s , l ' a b b é R e n é - J u s t H a ü y , c é l è b r e m i n é r a l o g i s t e

( 1 7 4 3 - 1 8 2 2 ) , m i t , l e p r e m i e r , e n é v i d e n c e l a s t r u c t u r e r é t i c u l é e

d e s c r i s t a u x , e n s ' a i d a n t d e s p o l y è d r e s r é g u l i e r s ( o u s o l i d e s

p l a t o n i c i e n s ) e t d e l e u r s d i f f é r e n t e s t r o n c a t u r e s p o s s i b l e s . I l

p u t a i n s i d é c r i r e l e s f a m e u s e s o r g a n i s a t i o n s c r i s t a l l o g r a p h i -

q u e s - t y p e s , b i e n t ô t c o n f i r m é e s p a r l a p h y s i q u e e t l a m i c r o s -

c o p i e é l e c t r o n i q u e , d e v e n a n t a i n s i l e p i o n n i e r d ' u n e s c i e n c e

d ' a v e n i r . C e r t e s , l e s a n a l y s e s d ' H a ü y c o n d u i s a i e n t e n c o r e à

d e s r é s u l t a t s i n c o m p l e t s , e t s a t a x i n o m i e d e s c r i s t a u x , q u i

d e v a i t p l u s t a r d ê t r e r e n o u v e l é e p a r l a t h é o r i e m a t h é m a t i q u e

d e s g r o u p e s , d e m e u r a i t e n c o r e f r u s t e . I l n ' e n d e m e u r e p a s

m o i n s q u e c e s a v a n t , c o m m e l ' é c r i t t r è s b i e n F . D a g o g n e t

d a n s s o n l i v r e E c r i t u r e e t i c o n o g r a p h i e , a « o u v e r t l a v o i e à u n e

s c i e n c e g é n é r a l i s é e d e s f o r m e s e t d e s r é s e a u x »

C e t t e r é v o l u t i o n s u p p o s e , d u p o i n t d e v u e m é t h o d o l o g i -

q u e , t r o i s m o m e n t s :

1 / H a ü y r é d u i t l e c r i s t a l à s a c a r c a s s e o u à s o n s q u e l e t t e .

2 / I l c o n s t r u i t l e s y s t è m e d e t o u s l e s p a r a l l é l é p i p è d e s p o s -

7. Cf. M.-J. Petry, Hegel's philosophy of nature, London, Allen and Unwin Ltd, 1970, t. II, p. 113 et p. 328.

8. F. Dagognet, Ecriture et iconographie, Paris, Vrin, 1973, p. 135. C f R.-J. Haüy, Essai d'une théorie sur la structure des cristaux, Paris, 1784; Traité de cristallogra- phie, Paris, 1822.

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s i b l e s , d r e s s e l a c a r t e d e t o u s l e s p o l y è d r e s à l ' o r i g i n e d e s

m a ç o n n e r i e s c r i s t a l l i n e s .

3 / I l d é r i v e d e n o m b r e u x s o u s - g r o u p e s à p a r t i r d e s c a s o r i -

g i n a u x : a i n s i , l ' o c t a è d r e e s t u n c u b e d o n t l e s a r ê t e s v e r t i c a -

l e s c o n v e r g e n t e n u n m ê m e p o i n t ; t a n d i s q u e l ' i c o s a è d r e e s t

e n f a i t u n m é l a n g e d e c u b e e t d ' o c t a è d r e .

L e c r i s t a l e s t d o n c « d é s o s s é ». E s t - i l , p o u r a u t a n t , r i g o u -

r e u s e m e n t s i l h o u e t t é ? C ' e s t à B r a v a i s , e n f a i t , q u ' o n d o i t l a

p r e m i è r e u t i l i s a t i o n s c i e n t i f i q u e d u c o n c e p t d e « r é s e a u ».

L ' e x i s t e n c e d e s m a i l l e s e t p l a n s c r i s t a l l i n s d é t e r m i n é e p a r

H a ü y , e n e f f e t , é t a i t i n s u f f i s a n t e p o u r r e n d r e c o m p t e d e s

d i v e r s e s s y m é t r i e s d u c r i s t a l . P o u r e x p l i q u e r c e l l e s - c i , e t

n o t a m m e n t l a p l u s f o n d a m e n t a l e , q u i e s t l a s y m é t r i e d e t r a n s -

l a t i o n , o n a p r é c i s é m e n t b e s o i n d e l a n o t i o n d e r é s e a u . C e l l e - c i

s ' i n t r o d u i t t r è s n a t u r e l l e m e n t à p a r t i r d u « p o s t u l a t d e B r a -

v a i s » q u i s t i p u l e q u e , é t a n t d o n n é u n p o i n t M q u e l c o n q u e

d ' u n m i l i e u c r i s t a l l i n , il y a , a u t o u r d e M , d a n s l e s t r o i s d i r e c -

t i o n s d e l ' e s p a c e , u n e i n f i n i t é d e p o i n t s a u t o u r d e s q u e l s

l ' a r r a n g e m e n t d e s a t o m e s e s t l e m ê m e q u ' a u t o u r d e M , a v e c

l a m ê m e o r i e n t a t i o n . R i g o u r e u s e m e n t , l a n o t i o n d e r é s e a u

d é s i g n e , d a n s c e c o n t e x t e , u n e n s e m b l e d e p o i n t s ( o u n œ u d s )

d e l ' e s p a c e d é f i n i s à p a r t i r d ' u n e o r i g i n e q u e l c o n q u e 0 e t d e

l ' é q u a t i o n :

où a1, a , a sont trois vecteurs non-coplanaires, et m1, m2, m3 trois entiers positifs ou négatifs non simultanément nuls. Les deux vecteurs de base a1 et a2, permettent de caractéri- ser une « maille » au sens d'Haüy, laquelle n'est pas unique (on en peut choisir plusieurs, dont certaines sont « élémen- taires », c'est-à-dire combinaisons des vecteurs de base). L'étude du réseau total se ramène ainsi (en théorie) à l'étude d'une seule maille.

Dans le prolongement de ces travaux, Bravais établit, en

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1845, q u ' i l n e p o u v a i t ex i s te r , d a n s l ' e s p a c e , q u e 14 t y p e s dif-

f é r e n t s d e r é s e a u x c r i s t a l l ins ( p a r m i l e s q u e l s les r é s e a u x c u b i -

q u e , c u b i q u e c e n t r é , c u b i q u e à faces c e n t r é e s , h e x a g o n a l ,

h e x a g o n a l c o m p a c t , d i a m a n t , e t c . ) C o m m e n t c o m p r e n d r e la

n é c e s s i t é d e ces a g e n c e m e n t s et le s y s t è m e d e l i a i sons s u r

l e q u e l i ls r e p o s e n t ?

— Cohés ion d u réseau et p rop r i é t é s électr iques

A v a n t le d é b u t d u X X s ièc le , les p r o b l è m e s t o u c h a n t à la

l i a i s o n c h i m i q u e et , p a r c o n s é q u e n t , t o u t e s les q u e s t i o n s d e

c o h é s i o n , y c o m p r i s la c o h é s i o n d e s s o l i d e s , r e s t a i e n t , p o u r

la p l u p a r t , s a n s r é p o n s e . L a s i m p l e m o l é c u l e d ' h y d r o g è n e

a l la i t d e m e u r e r m y s t é r i e u s e j u s q u ' e n 1 9 2 7 ( t r a v a u x d ' H e i t -

l e r e t L o n d o n ) et , e n l ' a b s e n c e d e la m é c a n i q u e q u a n t i q u e ,

a u c u n e t h é o r i e c o n v a i n c a n t e d u c a r b o n e , d u c u i v r e o u d e la

g lace , n e p o u v a i t a b o u t i r

V e r s 1 9 1 0 , p o u r t a n t , ce s o n t les so l i de s i o n i q u e s q u i , les

p r e m i e r s , s e r o n t é t u d i é s a v e c s u c c è s . M a d e l u n g d o n n e r a la

p r e m i è r e t héo r i e des h a l o g é n u r e s a lcal ins , q u i f o u r n i t n o n seu-

l e m e n t la c lé d e la c o h é s i o n d u sel g e m m e m a i s , p l u s g é n é -

r a l e m e n t , u n e p r e m i è r e a p p r o c h e d e s c r i s t a u x i o n i q u e s et d e

9. A. Bravais, Etudes cristallographiques, Paris, 1866. On notera que le réseau de Bravais d'un cristal ne définit celui-ci qu'à une symétrie de translation près et que le cristal suppose évidemment le « remplissage » atomique ou moléculaire de la maille élémentaire, nommé motif. C'est la conjonction du motif et du réseau qui définit en fait le cristal. On sait aussi que les cristaux réels comportent des défauts (ponctuels, linéiques, à deux ou trois dimensions) qui modifient leurs propriétés élec- triques, thermiques, optiques, et sont d'ailleurs scientifiquement exploités ou recréés.

La structure réticulaire des cristaux, depuis Von Laue et Bragg (père et fils), est déterminée par diffraction — autrement dit par interaction d'une onde plane mono- chromatique avec le cristal — de centres diffuseurs (photons X ou électrons tom- bant sur un cristal de nuages électroniques, neutrons tombant sur un cristal de noyaux) de telle manière que, dans certaines directions de l'espace, naissent des inter- férences additives, ou diffractions. La notion de réseau intervient encore dans la défi- nition des directions puisque celles-ci dépendent du « réseau réciproque » du réseau de Bravais du cristal.

10. Y. Quéré, Physique des matériaux, Paris, Ed. du Marketing, 1988, p. 19.

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la plus grande partie des minéraux. Les halogénures alcalins, substances stœchiométriques comme le sel gemme (NaCl) ou la sylvine (KCl), sont constitués en proportions atomiques égales, d'un métal monovalent et d'un halogène: une fois connues leur composition chimique, il suffit d'observer les indications du tableau de Mendeleiev et de faire jouer les lois de Coulomb. Comme les métaux (monovalents) suivent les gaz rares alors que les halogènes les précèdent, on ne tarde pas à comprendre que les associations halogène-métal se fon- dent sur la cession d'un électron, l'espèce constituée (cations métalliques A + et anions halogènes B - formant précisément le gaz rare, de constituants types A + B - C'est l'attraction coulombienne qui explique que les couples A + B - l'empor- tent sur les répulsions A + A et B - B - La structure la plus simple qui favorise ces associations consiste en rangées neu- tres constituées d'ions régulièrement espacés, rassemblés en faisceaux parallèles de base carrée. Et l'on obtient ainsi la structure cubique à faces centrées du chlorure de sodium (NaCl). La théorie des réseaux cristallographiques, entrevue par Haüy, trouvait ainsi un fondement électronique.

La liaison entre la structure cristalline et les propriétés électriques des solides entraînera à terme toute une géomé- trie transformatrice des réseaux : à côté des réseaux conduc- teurs, on voudra obtenir des réseaux moins que conducteurs et ainsi maîtriser physiquement une conductivité intermittente (semiconducteurs), ou au contraire créer des réseaux très for- tement conducteurs (supraconducteurs) dont on tirera d'inten- ses champs magnétiques. Dans un cas, on évide, on crée des lacunes (quand un électron d'un atome lui a été enlevé par un autre atome, le « trou » se comporte comme une particule de charge opposée à celle de l'électron). Dans l'autre, on cher-

11. La stœchiométrie, du grec stoikheion, élément, et metron, mesure, est la partie de la chimie qui recherche les proportions suivant lesquelles les corps réagissent.

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che à favoriser la délocalisation des électrons par rapport à leur noyau d'origine (d'où une meilleure circulation). Ici et là on joue donc sur la structure du réseau cristallin. Pour cer- tains cristaux comme les perovskites, il n'est pas rare d'attein- dre jusqu'à 20 ou 22 % de lacunes et une conductivité multipliée par 200.

Non seulement on accroît la conduction quand elle existe, mais on la crée là où elle n'est pas : la science moderne fabri- que des liaisons de toute pièce et retourne les tendances fon- damentales de la nature. Ainsi les polymères ont été longtemps utilisés comme des isolants. Mais ils deviennent aujourd'hui, si on le veut, conducteurs, et même d'une conductivité exceptionnelle, ce qui permet de les exploiter dans de nouvelles technologies (batteries ou transistors orga- niques, hameçons à molécules pour la synthèse des médica- ments, enclencheurs de réactions électrochimiques). Toute une ingénierie moléculaire se déploie à partir d'eux. Les réseaux matériels, et ceci dès les architectures les plus sim- ples, les plus grossièrement géométriques, se creusent ou se remplissent, libèrent ou piègent, se modifient à volonté. Il en résulte parfois des assemblages nouveaux, dont la modernité a su tirer parti.

— Trames et matériaux hétérogènes Nous avons décidé d'accorder beaucoup à la matière réti-

culée, de voir en elle plus qu'une famille de structures répé- titives et mornes, des modèles qui, transposés et réfléchis à une autre échelle, animeront l'espace, la vie, la société. Toute une philosophie de la « composition » (systasis) s'esquisse déjà dans les replis des matériaux les plus élémentaires et surtout de leurs mélanges. Loin d'être soumis à la matière comme nos lointains ancêtres dont les époques ont été nommées en fonc- tion du matériau principalement travaillé par eux (pierre, bronze, fer) nous nous en servons aujourd'hui pour la plier

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à notre volonté. Comme l'écrit très pertinemment M. A. Schun, « Il faut bien réaliser que, désormais, c'est l'objet et la fonction qui déterminent le matériau et non l'inverse, comme ce fut pratiquement le cas depuis l'origine de l'huma- nité. Cette donnée fondamentalement nouvelle conduit à un bouleversement complet des schémas de réflexion et des méthodes pratiques en matière de conception de calcul des pièces industrielles. » C'est de ces matériaux librement déci- dés, de cette combinatoire de « mixtes » issue de la volonté humaine et de ses êtres étranges (gelées, fibres de verre et de carbone, agglomérés, etc.), dont nous souhaiterions parler plus amplement ici. Le philosophe a peu réfléchi, en effet, à ces associations concrètes des figures de la répétition et de la dif- férence : par exemple, l'association d'une matrice en résine polymérisable et d'un ensemble de fibres rigides, d'où un « composite » à la fois plus ferme et plus résistant à la rup- ture, donc une nature améliorée, transcendée par la savante association ou mieux — l' empiétement du Même dans l'Autre.

Donnons quelques exemples de ces nouvelles figures, essentiellement réticulaires, de la matérialité.

Nous nous attacherons d'abord à des composites à matrice organique (les plus répandus aujourd'hui), les matrices métal-

12. G. Chrétien, Matériaux composites à matrice organique, Paris, Technique et Documentation (Lavoisier), 1986, p. VII.

13. F. Dagognet (Rematérialiser, op. cit., chap. IV, Matériaux et technologies modernes, p. 165-220), nommerait plutôt ces corps des « composants ». Son analyse, qui suit le fil conducteur du fer, redéfinit en effet les classes des néo-matériaux d'une manière non-classique. Elle oppose les « composites » — « tout élément, à la fois homogène et hétérogène par quelque aspect (surtout physique), mais susceptible de s'additionner lui-même à lui-même, afin de réaliser un ensemble qui innove par rap- port à ses propres unités compositionnelles » : les verres fluorés, les semi-conducteurs, les lanthanides, les élastomères — aux « composants » (p. 171), « matériaux qui unis- sent des corps à structure différente, bien que compatible, afin de réaliser un hété- rogène ou "un complexe" stable, aux performances supérieures à ses constituants : les plastiques ou les bétons armés en fournissent une illustration classique » (p. 202) et aux « cristaux liquides » (p. 205). Il reste que le mot « composite » est passé dans l'usage pour désigner l'ensemble des néo-matériaux, tandis que la notion de « com- posant » est principalement employée en électronique.

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liques (aluminium, titane) et céramiques, étant d'un emploi encore limité et réservé à des applications précises : aéroba- listique, pièces thermodynamiques). Les composites (de com- positus, formé d'éléments divers) sont des associations de deux types de matériaux : les renforts et les matrices. Dans le cas des composites à matrices organiques, les renforts sont des fibres de verre, de carbone ou d'aramide) et les matrices des polymères à utilisation technique, à « hautes performances », thermostables ou non. Les associations matrices-renforts abou- tissent à différents modes de présentation (fils continus, fibres broyées ou coupées, mats, tissus...) entrant dans la composi- tion de ce qu'on appelle des « semi-produits ». Ces derniers se distribuent en matériaux composites à fibres courtes, pre- pregs (pour « pre-impregnated fibers », fibres imprégnées de résine), compounds polyester. C'est vers 1950 que sont appa- rus ceux-ci (société Owens Corning fiberglass aux Etats-Unis), vers 1960 qu'ont été lancés, sur le marché européen, les ther- moplastiques (firmes ICI en Grande-Bretagne, et Bayer en Allemagne), en même temps que les prepregs. Nous ne pou- vons, bien entendu, entrer dans la jungle des technologies de mise en forme de ces matières thermo-durcissables, et des dif- férents types de moulages dont elles résultent. Nous débor- derions d'ailleurs de notre sujet. Aussi nous bornerons-nous à évoquer quelques belles (et utiles) réalisations :

A / La première manifestera déjà la fantastique démiurgie de la fabrique moderne : la multiplicité des situations réelles incite à créer des matériaux supports d'action adaptés à cette diversité : entre l'ordre (le cristal) et le chaos (l'amorphe), on entend développer toute une population d'intermédiaires, un spectre de métis et d'empiétés. Toutefois, on ne peut faire qu'avec ce qu'on a. Deux grands problèmes, dès lors, vont se poser:

1 / Comment donner de la structure à l'amorphe, au vitreux, au désordonné ?

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Une première réponse est qu'il suffit de l'amincir, de le filer, puis de le tisser. Ainsi, la fragilité du verre en masse cédera la place à une nouvelle souplesse. Les anciens Egyp- tiens, déjà, utilisaient une telle technique pour la décoration des vases, mais c'est au VXIII siècle qu'associé à la soie, le verre fut utilisé dans la confection de tissus coûteux, la nais- sance du « verre textile » proprement dit n'étant intervenue qu'aux environs de 1930. Cette technique est assez simple. Le verre fondu (à base de silice ou de silicates) alimente les filières de fibrage, puis est étiré et refroidi, avant d'être réuni en fil et dirigé vers un dispositif d'ensimage (lubrification). Il est ensuite titré, comme un fil textile, avec la même unité de masse linéique (le tex soit 1 g/km ou 1 0 6 kg/m) et pré- senté industriellement en assemblage de fils unidirectionnel (strand roving) ou bi-directionnel (woven roving). Dans ce der- nier cas, c'est un tissu tramé, formé par l'entrecroisement de deux rovings, et dont les armures (ou modes d'entrecroise- ment) ressemblent à s'y méprendre à celle du tissu (taffetas ou toile, sergé, satin, etc.). Mais on tisse aussi bien l'aramide, polyamide arômatique dont la résistance, utilisée en aérospa- tiale (parties arrière et secondaires des hélicoptères) est l'une des plus élevées aujourd'hui (Revlar), que le fameux carbone, lequel, pris dans une matrice époxyde, constituera l'un des composites les plus utilisés pour toutes les pièces fortement sollicitées

Bien d'autres façons de réticuler l'informe existent. Ainsi, on rendra adhérentes des huiles siliconées, autrement dit on les transformera en réseaux tridimensionnels, de différentes manières : on introduira des fonctions réactives aux extrémi- tés de la chaîne siloxanique, ou au contraire, on déclenchera la réticulation par la vapeur d'eau contenue dans l'atmosphère (procédé du à L. Ceyzeriat et valant pour les mastics et les

14. G. Chrétien, op. cit., p. 28 sq.

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joints) ou encore, on ajoutera des poudres minérales dont les fonctions hydroxyle (OH) établiront des liaisons hydrogènes avec les atomes d'oxygène du squelette. La fluidité est ainsi stoppée. On a donné de l'épaisseur et du liant.

2 / Problème inverse du précédent : peut-on faire tendre un cristal vers l'amorphe? Observons que la pente de la nature va en sens contraire. Ainsi, le verre, qui est un amor- phe loin de l'équilibre tend, à la longue, à cristalliser. Ici, c'est le problème opposé : on veut un « moins », autrement dit du semi-rigide, ce qu'on obtiendra en maintenant une distribu- tion désordonnée d'atomes dans une structure solide. Soit, du point de vue énergétique, un état métastable (configuration d'énergie non minimale), comparable à celui du verre ou du diamant (état métastable du carbone, dont l'état stable est le graphite), mais moins cassant. Les verres métalliques, décou- verts par Pol Duwez aux Etats-Unis en 1958, et, plus récem- ment (à partir de 1981), les alliages d'aluminium amorphes, constituent de beaux exemples d'une telle prouesse. La méthode de fabrication est relativement simple. On part de la phase liquide de l'alliage, qu'on va ensuite refroidir rapi- dement (au-dessous de la température de transition vitreuse), c'est-à-dire avant l'apparition des étapes de germination puis de croissance cristalline des germes. Concrètement, le procédé de trempe ultra-rapide consiste à faire tomber un filet de liquide sur un rouleau refroidi tournant à grande vitesse, per- mettant ainsi l'obtension d'un ruban de matière. Sur le plan thermodynamique, pour avoir un alliage amorphe, il faut atteindre la température de transition vitreuse avant la tem- pérature où se produit la partition des constituants, afin d'empêcher le système de se réarranger et d'effectuer la sépa- ration de phase qui le mènerait à l'état cristallin d'équilibre. Le réseau initial subit alors des déformations dans des direc- tions différentes, selon des contraintes (d'origine stérique ou énergétique) qui font que sa maille, au départ régulière, se

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Depuis quelque temps déjà, les réseaux ont pris une importance considérable dans notre société. Parallèlement, la science et la littérature les ont partout répandus.

Un philosophe, ici, examine leurs dif- férents usages, s'interrogeant tour à tour sur le cristal et le vivant, autant que sur leurs répliques à grande échelle : formes objectives de la réticulation (réseaux de transports et de télécom- munications), formes réfléchies des flux économiques et des échanges cul- turels, architectures formelles (mathé- matiques et informatiques) qui les résument.

Question cruciale : où va la société moderne ? Vers un filet enchevêtré (ré- seau de réseaux) dans lequel on sera pris au piège ? Vers quelque catas- trophe de grande ampleur (déracine- ment, déchirure, autoblocage) ? Ou vers une maîtrise progressive de cet univers fluide de la communication, dans lequel, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes aujourd'hui entrés ?

Daniel Parrochia est professeur de philosophie à l'Université de Toulouse-Le Mirail.

En couverture, dessin original de Sylvie Saulnier.

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