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PRINTEMPS POÉTIQUE La poésie n’a pas d’âge . Baie de Somme 2013 Photo Robert Froger ANTHOLOGIE

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PRINTEMPS POÉTIQUE

La poésie n’a pas d’âge

. Baie de Somme 2013 Photo Robert Froger

ANTHOLOGIE

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Partez à la découverte de cette anthologie qui, d’âge en âge, de manière linéaire,

essaie de vous montrer que

La poésie n’a pas d’âge

***

31ème PRINTEMPS POÉTIQUE

du 27 MAI au 5 JUIN 2015

La Suze-sur-Sarthe

*** L’usage de cette anthologie est réservé aux enseignants, membres de l’association « Les Amis des Printemps Poétiques », à des fins purement pédagogiques. Les ouvrages, présentés dans l’anthologie et disponibles au « Promenoir de Poésie Contemporaine » ( Médiathèque Les Mots Passants à La Suze-sur-Sarthe), peuvent comporter des textes qui ne sont pas adaptés à un jeune public.

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DANS LE VENTRE DE MAMAN Dans le ventre de maman, j'en ai lu des livres, des poèmes à petits bruits, la mélodie d’un long roman, des chansons pour taper du pied, pour faire en rond des voyages. Dans le ventre de maman, je savais bien quand vient la nuit, quand c’est le jour, ce qu’est l’amour. Je riais déjà. J’avais chaud. J’attendais seulement les mots. Carl Norac D’îles en ailes Couleur livres, 2012

BERCEUSE POUR UN FUTUR-NÉ

Dans mes entrailles Mon enfant Je te sens qui vis Tes pleurs, tes rires, tes cris, Et même tes joies, je t’entends qui vis ! Dans ses entrailles Mon fils ma fille Je te sens qui vis Mon oreille sur son cœur, Je t’entends qui m’appelles ! Et le vent, et les feuilles, et le ciel, Je t’entends, et tout me parle ! Symplice B. Mvondo in Naissance/s/, anthologie L’épi de seigle, 2006

RETOURNER DANS LE VENTRE DE MA MÈRE

Je ne me sens en sécurité nulle part Ni dans la maison grouillante Ni dans la jungle de la rue Ni dans ma peau carcasse Ni dans ma vie de galère Ni dans mon cœur broyé Par la douleur d’avoir perdu Des êtres qui jadis m’étaient chers Et qui sont partis de l’autre côté Du rideau de l’au-delà Je ne me sens en sécurité nulle part Ni dans ma vie, ni dans mes soucis Ni dans la joie, ni dans la douleur Ni dans la paix vidée par la guerre Ni dans la gaieté, ni dans la colère Ni dans le vacarme du jour Lorsque les armes pétaradent Lorsque les tours s’écroulent Lorsque le sida décime les Hommes Lorsque les enfants sautent sur des mines … Je ne me sens en sécurité nulle part Dans ce monde où il fait chaud en hiver Et froid sous les tropiques Ce monde qui tremble de toutes parts Ce monde qui tue les enfants…de pauvreté Ce monde qui glorifie la terreur et la guerre Ce monde où meurent les riches trop pleins De fric, de luxe, de loisir et de plaisirs Je ne me sens en sécurité nulle part C’est pourquoi je veux retourner Dans le ventre de ma mère Et plonger dans les délices de l’enfer. Stella Engama in Naissance/s/, anthologie L’épi de seigle, 2006

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À quel âge cesse-t-on de naître ? Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009

PREMIER JOUR

Des draps blancs dans une armoire Des draps rouges dans un lit Un enfant dans sa mère Sa mère dans les douleurs Le père dans le couloir Le couloir dans la maison La maison dans la ville La ville dans la nuit La mort dans un cri Et l’enfant dans la vie. Jacques Prévert Paroles Gallimard, 1949

TU ES VENU

à Pierre-Olivier

La vieille demeure avait Perdu peu à peu ses couleurs. Le temps prenait de l’âge. On ne savait plus voir les fleurs, Tous les arbres se ressemblaient. Tu es venu. Nos yeux soudain Se sont emplis d’images oubliées, De chemins reconnus, de lumières. Chaque chose trouvait enfin Le mot qui la nommait le mieux. Ta place était là, parmi nous. Toute prête. Nous t’attendions. Tu es venu.

Pierre Gabriel Le cheval de craie le dé bleu, 1997

Avec ce vieux nounours qui en retrouvera son œil avec les mobiles qui voudraient bien perdre la tête à nouveau Avec la pâte à modeler qui s’étire en rêve avec les premiers albums soucieux de leurs couleurs avec les jouets prêts à courir les risques du métier Ivre, ébloui, je t’attends Gérard Noiret Maélo l’idée bleue, 2006

Si le monde n’était habité que par des vieux à quel âge naîtraient les plus jeunes ?

Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009 Nous cherchons le nom de l’enfant à venir dans nos pensées dans nos désirs nous inventons pour lui pour elle le plus doux le plus glorieux le nom qui résonne le mieux aussi léger qu’une aile aussi fort qu’une main tendue ce nom qui multiplie nos vies avec les clés de l’avenir un nom échappé du passé qui rime avec ciel avec soleil avec élan un nom pour relier l’amour à l’infini. pour Célian Luce Guilbaud L’enfant sur la branche l'idée bleue, 2008

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J’ai des poussins sous les ailes une ribambelle qui fait « piou piou » toujours un qui manque ou un de trop Qu’il est dur d’enfanter quand on ne sait pas compter Michel Besnier Mes poules parlent møtus, 2004 je t’aime petite fille, À travers ta soie rouge orangé Et je t’embrasse Sur ta toison douce Pas encore chevelure Je t’aime et te dépose là Trois feuilles de silence clair Pour écrire le calme du monde. Michel Lautru Les jupes s’étourdissent SOC et FOC, 2005 Quand je suis né Je me souviens de ta fierté Pour ma mère Un baiser Les voisins Pour trinquer Quand je suis né Tu as gagné Une part d’éternité Michel Lautru Mon papa a de gros bras SOC et FOC, 2002

RECONNAISSANCE

Tu as le ventre rond Comme un petit ballon Notre enfant tu le portes déjà Tu le souffres Tu t’inquiètes et tu l’imagines Tu le portes Dans tes bras dans ta tête dans ton ventre Tu l’aimes et tu le sublimes Tu le rayonnes Tu éclabousses de douleur Tu veux vieillir pour le sentir Bouger Tu vas donner la vie à un autre mortel

Tu as le ventre rond Comme un petit ballon Tu es belle et je t’aime Autant que toujours Notre enfant tu le portes déjà Tu le protèges Tu le crées Il existe déjà Dans tes bras dans ta tête dans ton ventre Dans tes paroles dans ta hâte Dans ton impatience Dans ton désir de t’ouvrir

Tu as le ventre rond Comme un petit ballon Et moi comme un con Je ne t’ai pas encore dit Merci Jean-Claude Touzeil Itinerrances bis Gros Textes, 1997

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Tu es là déjà dans l’attente et sa douceur de laine Bourgeon bondissant au ventre de ta mère ma fille Ses mains posées sur ton front peut-être ton épaule ou ta joue Caresse sans impatience comme pour elle le fit sa mère ma femme il y a trente ans. Alain Boudet Pleine lune et bout de soie Corps Puce, 2010 Sous les pins qui se balancent la fourmi dans les mousses seule avec son œuf. Dagadès Miettes Corps Puce, 1992

KANGOUROU

Père kangourou Est en courroux Mère kangourou Vient de donner naissance À trois petits Qu’elle a appelés L’oùgourou Le quigourou Le quandgourou (un cousin temporaire) Père kangourou Voudrait savoir la raison De ces prénoms interrogatifs Mais mère kangourou Se contente de répondre Que l’affaire est dans la poche… Joël Sadeler Ménagerimes Corps Puce, 1990

À VIF

La vie La vie tout court La vie À cloche-pied À deux roues À quatre pattes La vie À pas de velours Sans trompettes Ni tambours La vie À tue-tête À cœur et à cris À corps perdu À bras ouverts La vie À toi ouvrant Simone Schmitzberger in

L’écharpe d’iris Le Livre de Poche Jeunesse, 1990

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Les blessures Les morsures Les murmures Les déchirures

Les tortures Les guerres Les misères

Tu viens de naître Tu ne peux pas les connaître

Alors pourquoi pleurer Bébé ?

François David

Le calumet de la paix Lo Païs, 2002

WATATI BALALOU

Watati balalou pati navou déla Didon, didon, en quoi tu causes, là ? Japonais ? Sardino ? Amazodoutuvien ? J’appelle un mien cousin mangeur de sable fin qui parle gazouillis au pays des enfants. Mais ça ne s’apprend pas. On l’a su, on l’oublie, une fois devenu grand. Pef in Chaque enfant est un poème Rue du monde, 2012

Un enfant est né Il grandira jusqu’à l’arbre Pour manger ses fruits Il tombera à terre Amoureux du soleil Et même si quelques larmes effeuillent sa joie Il est une chance de plus pour le monde Yvon Le Men Nous sommes des enfants de vouloir des enfants La Part Commune, 1999

LA NAISSANCE

Trois fois trois jours la cloche des douleurs t’éveilla et ton visage prit la couleur qui m’avertissait. Toute ta chair se hâtait vers ce dernier travail.

L’éternel miracle était encore une fois à notre porte.

La grande poussée victorieuse libéra le poisson tout luisant de sa mère. Il était là, dangereux à tenir, et nous ne savions pas s’il était déjà lui ou encore nous.

C’est alors que nos yeux se reconnurent. Nous échangeâmes nos joies d’avoir mené la tâche, nos vigueurs d’avoir résisté à d’autres tentations, nos confiances de nous connaître.

Notre poisson restait là, endormi, après le grand effort de ses poumons et nous ne savions pas encore si son âme était arrivée. Gabriel Cousin in

Paroles des poètes d’aujourd’hui Albin Michel, 1997

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D’abord il y eut le monde et tu es né comme le soleil

L’horizon s’est ouvert

te voici dans la création

Tu fais ta vie tu portes haut tous les espoirs

Tu es fort comme un arbre

le monde peut compter sur toi

Marc Baron Un enfant comme un autre

Couleur livres, 2012

Sommeil, toi qui prends les bébés Viens chercher Mon tout-petit Et ramène-le moi grandi Comptine de Grèce in Ohé ! les comptines du monde entier ! Rue du monde, 2003

Si un enfant grandit d’un pouce par mois Combien en aura-t-il à vingt ans ?

Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009

Ton âge tient sur les doigts

d’une seule main

Ton sourire tient dans la paume

d’une seule main

Mais ton chagrin a bien besoin

de tout l’espace de mes bras.

Jacques Fournier in

Poèmes pour s’éclairer à la luciole l'épi de seigle, 1998

Maman m’aime A bien vu que je courais ce matin Après les mouettes sur la plage Sans pouvoir les attraper Aussi dans la boutique de souvenirs Elle m’a acheté un goéland Qu’elle a installé au-dessus de mon lit Et sous le ventre duquel Pend une ficelle Que je peux tirer à loisir Et qui actionne des ailes. Gilles Brulet Maman m’aime L'épi de seigle, 1998

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QUAND JE SERAI GRAND

Si maman voulait j'élèverais un lapin angora tout doux et tout blanc, mais Maman me dit que je n’ai pas le temps. Si Maman voulait j'aurais un petit chat tout rond et tout gris, mais Maman me dit que ce n’est pas le moment. Si Maman voulait je prendrais un canari, mais Maman me dit d’attendre d’être grand. S’il faut être grand pour avoir le temps je vais patienter mais juré, craché ! Quand je serai grand voici ce que j’aurai : un lapin angora un petit chat gris un beau canari un fox à poil ras une souris blanche un chien d’avalanche un hamster en cage un gros mouton sage un renard futé un écureuil roux un éléphant gris et un vieux hibou. Mais Papa me dit que je changerai d’avis ! D’avis, certainement pas ! Mais si je pouvais je changerais de nom, pourquoi m’ont-ils donc appelé Noé ? Nadia Aubrier In Drôles de poèmes et poèmes drôles Volume 2 l'épi de seigle, 1995

IL ÉTAIT UNE FOIS

― T’as pas une histoire pour les enfants ? ― Mais c’est une histoire pour les enfants. ― J’y comprends rien. ― Alors, c’est que t’es pas encore devenu un enfant. André Schetritt Eux autres, moi-je et le monde Donner à Voir, 2005

L’ENFANT AU H.L.M.

Six ans au quatorzième étage À la lisière du silence l’enfant sur la pointe des pieds habite un instant la lumière Et c’est dans le feu du regard que la feuille au bout du rameau devient la forêt qu’il espère. Alain Boudet Anne-Laure à fleur d’enfance Donner à Voir, 1994 L’enfant sourit Sur l’épaule Un papillon. Ghislaine Lejard Un papillon sur l’épaule Echo Optique, 2005

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― Qu’est-ce que tu veux mon petit ? ― Je veux grigner, gritailler, grognurer, craquendre, tuçouiller, cragnouter ! ― Dis, tu veux quoi ? ― Je veux aspitouiller, sustivaler, grignartir, dégnustiller, cracagnouter, dévlariller, macrasaugner, fourchitourpir, choupinailler, machanouiller ! ― Écoute bien ! Je n’y comprends rien. Qu’est-ce que tu veux ? ― Je veux mirmijoliner, marchartourniller ! ― Enlève-moi ce chewing-gum de ta bouche et articule ! ― Je veux MANGER !!! Dan Bouchery in Agape/agape(s) Donner à Voir, 2006

ENFANCE

Enfance aux yeux de cristal, Aux paupières de corail, Enfance aux mains de rivière, Enfance aux pieds de lumière, Enfance aux paroles tues, Enfance aux paroles bues Enfance aux lèvres légères Aux couleurs de primevères Enfance en nous enfouie Toute proche, pour la vie !

Georges Jean Écrit sur la page Gallimard folio, 1992

AU TEMPS DES DINOSAURES

Au temps des dinosaures, J’aimais me promener. Je disais : « Dis, Nosaure ! Tu as bien profité ! » « La fougère était bonne » Me disait le Dino ! Et je croquais la pomme, En voyant la télé Où les super mammouths Pilotaient des fusées, Sur les célestes routes, De ces temps reculés.

Georges Jean Écrit sur la page Gallimard folio, 1992

L’ÂGE DE RAISON

Quand on a sept ans, Et qu’on perd ses dents, On atteint, dit-on, L’âge de raison. Alors les parents Disent : « Il est temps De devenir grands ! Faites votre lit, Rangez vos habits, Soignez vos chaussures, Et votre coiffure…" Mais nous on leur dit : « On n’est pas si bêtes : On a une couette Dessus notre lit, Aux pieds des baskets Qui sont toujours nettes ! Nos habits sont chouettes Blue-jeans et Ticheurtes Quant à nos cheveux, Avec de la colle, Ils sont super coole… »

Georges Jean Écrit sur la page Gallimard folio, 1992

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Dis-moi, Papi, pourquoi on vit ? Mais…pour grandir ! Alain Boudet Poèmes pour sautijouer Les Carnets du Dessert de Lune, 2010

LE DROIT CHEMIN

À chaque kilomètre chaque année des vieillards au front borné indiquent aux enfants la route d’un geste de ciment armé. Jacques Prévert Paroles Gallimard, 1949 FLORA Fille de Florence Âge : 6 ans Je n’aime pas aller à l’école J’ai peur de rentrer et de ne plus trouver ma maman Maram al-Masri Les âmes aux pieds nus Le Temps des Cerises, 2009

L’enfant regardait l’eau et l’eau le regardait aussi L’enfant avait six ans l’eau ne disait pas son âge Il n’y avait pas entre eux l’épaisseur d’un ange et pourtant ils étaient deux Le jour ne comptait pas ses heures ni l’aile des libellules ses battements légers L’enfant regardait l’eau et l’eau le regardait aussi Le pouls des galaxies battait de son imperceptible et lent bouillonnement de lait sur un feu doux Un souffle dans les feuilles faisait voler des fils de la Vierge comme des cils de faon

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L’enfant rêvait sur la berge et l’eau s’en retournait dans les nuages Werner Lambersy in Tout l’espoir n’est pas de trop Douze voix francophones Le Temps des Cerises, 2002 le soir descend le ciel s’allonge, le petit ciel de ta naissance, tu peux en compter les feux sur tes doigts, plus tard dans l’aveuglante nuit d’été tu chercheras ton étoile parmi la foule de ceux qui recherchent la leur Pierre Dubrunquez in Nous, la multitude Le Temps des Cerises, 2011

LE COIFFEUR

Papa ne sait pas me coiffer Il tire trop fort sur mes cheveux

Les mains des papas Ne sont pas prévues

Pour coiffer les cheveux des petites filles

Comme les épaules des mamans Ne sont pas prévues Pour leur transport.

Gilles Brulet

Hibou chez les nounours Pluie d’étoiles, 2004

LE JOURNAL

Le soir quand on mange Papa ouvre le journal télévisé

Toujours des choses qui me font peur

Alors je cogne avec ma cuillère

Sur mon assiette

Pour que personne n’entende.

Gilles Brulet Hibou chez les nounours

Pluie d’étoiles, 2004

IL FAUT LAISSER L’ENFANCE

Il faut laisser l’enfance choisir ses territoires délier lentement les fils de l’horizon. Il faut laisser l’enfance cogner ses rêves aux murs chancelants de nos demeures. Déjà Ses mains embrasent les violons Ses pas arpentent l’espérance La ville se recouvre D’un crépi de lavande. Jean-Luc Pouliquen ( France) in Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée Anthologie Sète 2011 Bruno Doucey, 2011

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Dans le pli d’un livre ancien l'enfant sépia d’une photographie me fixe et me ressemble Fus-je ce garçon aux yeux béants rêvant mers et vaisseaux dans les recoins blanchis d’un jardin à la française ? L’enfant lorsqu’il fut surpris absorbait le vide autour de lui il en buvait l’espace Des promesses de vie luisaient en billes claires dans ses lampées de regard. François-Xavier Maigre Dans la poigne du vent Bruno Doucey, 2012 Une petite fille au rose à la bouche sa glace rafraîchit ses lèvres et mes yeux de la fatigue du jour Yvon Le Men Sous le plafond des phrases Bruno Doucey, 2013

Les enfants ne comprennent pas les informations ni les montagnes russes de la Bourse ni les crises économiques Les enfants rêvent de chevaux de chiens, de chats d’amis et surtout ils rêvent de baisers, de sourires et de mains tendres Les enfants ne comprennent pas le silence de la joie et de la foire ni les refus de leurs parents quand ils réclament des pommes d’amour et des chocolats ou un tour de manège sur les chevaux de bois Les enfants ne comprennent pas la guerre même quand ils imitent les policiers et qu’ils se déguisent en Peaux-Rouges Les enfants, précieux dépôts de la vie. Maram al-Masri La jupe froissée Bruno Doucey, 2012 C’est la fin des vacances l'odeur n’a pas changé Celle des protège-cahiers de la colle UHU de l’encre Waterman du paquet de copies doubles perforées à grands

[ carreaux La même odeur Un acharnement. Stéphane Bataillon Les Terres rares Bruno Doucey, 2013

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Enfant ma chambre échouée dans un érable mes jeux de couleurs fraîches ces années bues lentement dans la paume des étoiles Ma mère unique saison de l’enfance mon père posé sur la branche cruciverbiste du

[fauteuil et moi rêvant d’un verger pour nos cœurs où les arbres bleuiraient au pollen des voiliers Adolescence ― étreintes manquées ― longs couloirs que creusaient les heures mes mots en collage sur les murs du dégoût Ceux qui sont incapables de voir m'ont traité de voyou moi perdu dans le songe ténu d’un paradis perdu Gamin aux cris abrupts j'avais en moi la candeur nécessaire à l’idéal Seul sous l’uppercut des vents je m’inventais chaque jour des paradis noirs où l’on me foutait la paix Jack Küpfer Dans l’écorchure des nuits Bruno Doucey, 2011 Un enfant est né Il grandira jusqu’à l’arbre Pour manger ses fruits Il tombera par terre Amoureux du soleil Et même si quelques larmes effeuillent sa joie Il est une chance de plus pour le monde Yvon Le Men À l’entrée du jour Flammarion, 1984

VISITE DES SOUVENIRS

Arithmétiques, aria de mon enfance. Alignements, robinetteries, rythmes d’arbres, rythmes d’eau. Je suivais les méandres falots des dessins de la toile cirée. Peut-être me mèneraient-ils vers la caverne de la solution ? La voix de mon père m’arrêtait en chemin. Il fallait chercher dans ma tête. Où ça ? Anne Salem-Marin Voler selon le dé bleu, 1997 tu ajoutes chaque année une branche à ton arbre rameau léger tige à tige que le soleil désigne toi l’arbrisseau ta danse au vent ton devenir d’arbre mûr aux fruits ardents. Luce Guilbaud L’enfant sur la branche l'idée bleue, 2008 L’oiseau Un étourneau Tu l’as pris délicatement par une aile Et tu m’as dit : Hein grand-père qu’il n’est pas toujours mort Hein grand-père qu’il s’envole Et tu m’as donné la main Jean Rivet Le soleil meurt dans un brin d’herbe møtus

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Papa avait une voiture Une très belle voiture Au sortir de la guerre

Peu de gens en possédaient Une

Cela nous rendait Respectables

Maman aimait les sorties À la mer

Elle aimait les sorties Le dimanche

En voiture Avec son mari

Qui était Aussi mon père

Et Mes deux frères

Plus grands Plus forts Que moi

À l’arrière De la voiture

Ma place était celle Du milieu Juste sur

La bosse sous les fesses Là où

Les pieds n’ont pas de place

J’ai acquis le sens de l’équilibre Et gardé de petits pieds

Dan Bouchery

Les éphémères SOC et FOC, 2009

ÉDUCATION

− Quand je serai grand, je serai fort ! Fort comme un dinosaure ! − Comme un brontosaure ou un tyrannosaure ? − Comme un diplodocus ou un deinonychus ? − Tu me prends pour un herbivore faiblus ? Non, je serai plus fort que le plus fort des tyrannosaures ! − D’accord, dans ce cas, prends des forces. Mange ta purée… et n’oublie pas l’jambon !

Joëlle Brière Une baleine, deux baleines, trois baleines, six cachalots…

La Renarde Rouge, 1998

L’ARBRE BERCÉ

pour Anaïs

Mon enfant, ne tremble pas tu portes un arbre dans tes bras le vent te coiffe et l’oiseau glisse dans ta voix Allonge-toi fragile dans le drap odorant d’une ombre caresse la barque des feuilles Dors, mon enfant dans tes branches closes tu tiens dans ton poing fermé le fruit chaud du silence Et chaque jour plus haut mon enfant tu deviens l’arbre que j’attends Jean-Pierre Siméon La nuit respire Cheyne, 1987

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− Le présent, le passé, l’avenir ça commence où ? Ça finit où ?

− Ici. Là. Là-bas.

− Maintenant. Hier. Après demain. À la fenêtre. Sur la branche de l’arbre.

Dans l’œil rond du merle. Au fond du ciel. Mais surtout, dans ton sourire

que j’aime plus que tout au monde !

Joëlle Brière

Une baleine, deux baleines, trois baleines, six cachalots…

La Renarde Rouge, 1998 Tu voudrais tailler ton poème dans le vif du monde Coudre ensemble le fer et le feu La source et le tumulte Les friches du soleil les galères de l’ombre Tu voudrais en découdre avec tout ce qui brûle ce qui noie ce qui broie ce qui brise Ce qui prétend à l’empreinte sur la peau des jours et des joues à force de coups et de larmes Tu voudrais Mais tu as dix ans. Alain Boudet Si peu, mais quelques mots La Renarde Rouge, 2006

SOUDAIN LES ENFANTS

Plus rien ne bouge Pas un souffle, pas un soupir Le chat dort sur la chaise rouge Son lait figé Attend Soudain les enfants Crient dans le jardin Et un ballon vient rebondir Dans mon poème Catherine Leblanc Le monde n’est jamais fini La Renarde Rouge, 2005 Un peu d’herbe de fumée les clefs du jardin magique le vent la vie l’envie d’aimer Sous le charme sous le chêne je suis l’enfance qui traîne son vieux manège à musique. Arlette Chaumorcel Visages traversés L’Épinette, 2001 De retour de l’école l’enfant sur la route poussant du pied un caillou. Dagadès Miettes Corps Puce, 1992

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Fillettes au soleil sautant à la corde les rosiers qui se penchent. Dagadès Miettes Corps Puce, 1992 La pelle l'arrosoir de plastique rouge restés dans le sable battus par la pluie. Dagadès Miettes Corps Puce, 1992

Le cœur de la lune Éclaire l’île des rêves

Un champ de blé Boit la pluie

À petites gorgées Et là-bas

Un vieil arbre Se penche sur des mots d’écolier.

Chantal Couliou Le soleil est dans la lune Corps Puce, 2008

PAR LES TEMPS QUI COURENT

Par les temps qui courent, Les jours paraissent courts.

Par les semaines qui trottent,

Ce sont des heures qu’on grignote.

Par les mois qui galopent L’année est finie ! Hop !

François David

Comptines pour donner sa langue au chat Actes Sud Junior, 1998

Trois enfants, Trois jeunes enfants, Deux ans, Trois ans, Quatre ans Peut-être. Le plus jeune est assis Dans une poussette. Les deux autres trottent À côté. Une toute jeune fille, Petite, Frêle Et très pâle Pousse la poussette. Elle marche Vite. Elle est pressée. Les enfants aussi Se dépêchent. Qui peut supposer que Cette grande fille Est Leur mère ? Dan Bouchery C’est ça la ville Corps Puce, 2007

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Un enfant court autour de l’arbre en criant Si on faisait le tour ! Si on faisait le tour ! Qu’est-ce qu’on attend pour le suivre ? François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome I Gros Textes, 2011 Sur le terrain vague on jouait au foot L’un disait Il y est ! L’autre Il y est pas ! Moi Il y a poteau ! Et je voyais bien qu’il n’y avait pas de poteau François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome I Gros Textes, 2011

LE MARRONNIER

Les enfants sont partis

Dans la cour de l’école le marronnier

qui reste piaille

de tous ses oiseaux. Alain Boudet La Volière de Marion Corps Puce, 1989

Dans le navire de nos bras nous sommes là comme des vigies attentives dans les eaux calmes de tes yeux Un bruit une lueur dessinent des vagues à ton front Souvenir de mer intérieure où le monde avait peu de prise Alain Boudet Pleine lune et bout de soie Corps Puce, 2010

INFORMATION / DÉSINFORMATION ?

Tandis que les télés passent En boucle Des images vides Des mots sonores Disant : −Ne pense pas : Ce n’est pas nécessaire… SURTOUT ne pense pas. Des enfants naissent. Des enfants jouent. Des enfants pour demain… QUEL demain ? Jacqueline Held Mots sauvages pour les sans-voix Gros Textes, 2004

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Le bonheur, c’est l’enfance. Une petite fille joue à la corde Avec ses rêves. Chaque nuit elle escalade le visage du vent. Elle cultive des pensées Pour les papillons. Immobile, Elle dans le jardin Quand elle dort, Elle garde toujours un œil ouvert Pour entendre les feuilles tomber. Dominique Cagnard Tzigane, je veux être ton papillon Corps Puce, 2012

FAMILLE

Avant moi, il y avait mes parents Mes grands-parents

Mes arrière-grands-parents Et leurs parents

Leurs grands-parents Leurs arrière-grands-parents

Il y avait mes aïeux Des tas et des tas de vieux

Moi, je suis leur descendance Leur dernière chance

Je suis leur progéniture Je bouffe leurs confitures

Je suis leur postérité De leur maison j’ai hérité

Un jour j’aurai des enfants Des petits-enfants

Des arrière-petits-enfants Qui auront des enfants

Des petits-enfants Des tas et des tas de bébés

Qui sont pas encore nés Ils boufferont mes confitures

Sous mes couvertures Ils vivront dans ma maison

Fichue saison ! Philippe Fournier Les épées de pépé Gros Textes, 2001

Maël C’est la voix de ta mère qui te guide dans la nuit de ce monde Une chanson Une complainte Une parole qui invente la lueur et l’éveil Alain Boudet Pleine lune et bout de soie Corps Puce, 2010

TRÉSORS DE MES QUATRE ANS

Trésors de mes quatre ans : Mousse de la forêt Caillou du jardin Galet de la plage Épine de sapin Fleur de lavande Et la terre toute entière Dans ma poche trouée ! Liska Moinette et Moineau Corps Puce, 2009 Tu dors dans une turbulette Un joli nom pour dire le cocon où s’éveille le bijou de tes mains. Alain Boudet Suite pour Nathan Corps Puce, 2006

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COMPTINE POUR UN JOYEUX MILLÉNAIRE

Deux mille, transformons les villes Deux mille un, créons des jardins Deux mille deux, des matins heureux Deux mille trois, abracadabra Deux mille quatre comme un grand théâtre Deux mille cinq, la vie se requinque Deux mille dix, un feu d’artifice Deux mille vingt, tout va bien Deux mille cinquante, la Terre est vivante Deux mille cent, nous nous aimons tant Deux mille deux cents, nous vivons longtemps Deux mille cinq cents, nous sommes des géants Deux mille neuf cents, est-ce la fin des temps ? Deux mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, La Terre se fait un habit neuf Trois mille, la Terre est une île, Et l’Univers une immense ville. Cécile Bidault in Les poètes de l’an 2000 Le Livre de Poche Jeunesse, 2000

ENFANT-DEMAIN

Enfant-demain, Dis-moi où va le monde ;

Enfant-demain, Toi qui as dans ta poche

Les clefs de l’avenir.

Prends bien soin De la Terre décharnée,

Prends bien soin De l’Eau, de l’Air viciés Du feu de tes aînés ;

De toi,

Surtout, prends bien soin De toi :

Tu portes dans tes veines L’Espoir, Enfant-demain.

Raphaël Terreau in Les poètes de l’an 2000 Le Livre de Poche Jeunesse, 2000

JE NE VEUX PAS GRANDIR

Je ne veux pas grandir Laissez-moi dormir. Je suis gai, turbulent Dans une âme d’enfant. Je ne veux pas grandir Dans un monde de délires. Je veux rester innocent Fermer les yeux sur les méchants. Qu’on me laisse rester un bébé À m’agiter sans comprendre, À croire que le monde est à prendre. Laissez-moi voir en l’éternité. Pasaphone Soumpholchareune in Les poètes de l’an 2000 Le Livre de Poche Jeunesse, 2000

CŒUR D’ENFANT

Mon cœur ? Il est à prendre Comme tout cœur d’enfant. Il n’est pas à comprendre, C’est un cœur cerf-volant. Déjà tous les oiseaux En ont fait la conquête. Il chante à clairs roseaux Comme une cage en fête. Mon cœur ? Il est à prendre Comme tout cœur d’enfant. Il n’est rien à comprendre, Vire et vole le vent ! Maurice Carême Pigeon vole Le Livre de Poche Jeunesse, 1958

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Nous aurons dit l’enfant un automne poétique J’ai vu les oiseaux du printemps écrire leur nom sur les feuilles. Alain Boudet Mots de saison Magnard, 1983

L’ENFANT ET L’AÏEUL

C’est un petit enfant Qui voudrait être grand : Il se met des échasses Et devient cet espace Que traverse un géant. Et voici son grand-père Qui retrouve une terre Où les deux voyageurs Sont à même hauteur Dans le temps sans frontière. L’un devenant très vieux, L’autre rapetissant, Ils s’en vont tous les deux Dans l’espace et le temps, Lentement, lentement. Pierre Menanteau Pour un enfant poète Le Livre de Poche Jeunesse, 1997

Sous les racines d’un arbre

généalogique les oiseaux d’une cordée spéléologique cherchaient pour leur société ornithologique leurs ancêtres papapa léontologiques Chic ! Alain Boudet Mots de saison Magnard, 1983

à mon papa fantastique j’offre tout ce qui pique :

un cactus et un moustique un hérisson colérique

à ma maman polissonne j’offre tout ce qui sonne : un facteur, un xylophone un réveil qui s’époumone

à mon petit frère Henri j’offre tout ce qui rit : une vache, un colibri

une chanson de bandit

mais à mon meilleur copain moi je n’offre jamais rien

qu’un quartier d’orange au vin et un rêve pour demain

Françoise Lison-Leroy Les bretelles du crayon Éditions du Rocher, 2004

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Tu m’as dit que tu m’aimais pour la vie Dis, c’est grand comment la vie ? Joël Sadeler Dis, c’est grand comment, la vie ? Éditions du Jasmin, 2011

MARCHANDS D’HISTOIRES

― Quand je serai grand, ― Quand je serai grande,

― Je serai marchand, ― Je serai marchande.

― Nous serons tous deux

Des marchands d’histoires :

― Du dragon sans feu, ― De l’ogre au miroir,

― Du monstre à trois yeux, ― Du fantôme noir.

― Quand je serai grand,

― Quand je serai grande, ― Nous serons tous deux Marchands de légendes.

Pierre Coran

J’y suis, j’y rêve Éditions du Rocher, 2004

LE TRAIN DES ENFANTS

Il est un pays où les enfants ont des trains, tant et tant, mais de vrais trains qu’on ne pourrait pas faire fonctionner dans cette pièce, des trains longs d’ici jusque-là, qui, toute la ville, traversent. Le chef de gare est un garçonnet à peine plus haut que son sifflet ; le chef de train une fillette joyeuse comme sa trompette ; tous sont des enfants, le mécanicien, le contrôleur et le serre-frein. Et chaque voyageur peut s’asseoir près d’une fenêtre pour mieux y voir. Au portillon, on a fixé un petit carton : « Mesdames et messieurs, les parents qui souhaitent voyager doivent se faire accompagner. » Gianni Rodari De la terre et du ciel Rue du monde, 2010 À quoi rêvent les enfants bien rangés à l’arrière de la petite voiture de leur mère ? À un grand lit flottant sur la mer pour le soleil et son mystère ? Au chant du tournesol quand il rentre de l’école ? Non, ils se demandent en silence à quoi les mamans pensent. Alain Serres La ville aux 100 poèmes Rue du monde, 2006

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Salomon Grundy, Born on a Monday, Christened on Tuesday, Married on Wednesday, Took ill on Thursday, Died on Friday, Buried on Saturday, And on Sunday, Everything is starting Again ! Salomon Grundy Est né un lundi Baptisé le mardi Marié le mercredi Malade le jeudi Mort le vendredi Enterré le samedi Et puis le dimanche Tout recommence ! Comptine américaine in Ohé ! les comptines du monde entier ! Rue du monde, 2003 Quando era pequeñito Me lavabán el culito Y ahora que soy mayorcito Me lo lavo yo solito. Quand j’étais un petit gamin On me lavait le popotin Maintenant que je suis plus grand, Je me lave les fesses seul comme un grand ! Comptine espagnole in Ohé ! les comptines du monde entier ! Rue du monde, 2003

Ngogui zing isia mvama nga kat nyia mvam na Ake fet mbé Nyia mvam a nga kat ndomni djié na Ake fet mbé Ndomi djié I nga kat ngal na Ake fet mbé Ngal a nga kat món wé Jean na Ake fet mbé Món wé Jean a nga kat kal yé Jeannette na Ake fet mbé Eyón alou ou nga vin Ibwem I mane di nda bot ise Akia fianga Un soir, un grand-père dit à la grand-mère d’aller fermer la porte. La grand-mère dit au fils d’aller fermer la porte. Le fils dit à sa femme d’aller fermer la porte. La femme dit à son fils Jean d’aller fermer la porte. Jean dit à sa sœur Jeannette d’aller fermer la porte. Voilà comment à la nuit tombée, la grande famille s’est fait dévorer, Par un lion, tout petit, minuscule ; Comme c’est ridicule ! Comptine du Cameroun en Ewondo in Ohé ! les comptines du monde entier ! Rue du monde, 2003

DE ZAGORA À OUARZAZATE

Quelques branchages sur leur tête, elles ont tout à la fois le pas grave et léger. Et je sens à les voir que c’est le monde qu’elles portent, ces fillettes de Zagora à Ouarzazate. Alain Boudet in Je suis un enfant de partout Rue du monde, 2008

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SALAH DE BAGDAD

à Salah Al Hamdani

À Bagdad il y a un enfant un seul enfant le seul que j’entende le seul que je voie le seul qui compte à cet instant Il avait un fleuve un ciel une maison de toile et un tapis volant (tous les enfants du monde ont un tapis volant c’est leur secret) Mais à cet instant Salah le gamin de Bagdad cherche pieds nus dans les pierres Il cherche son tapis volant sa maison de toile son fleuve son ciel Sous un tapis de bombes Salah cherche son secret dans les ruines Jean-Pierre Siméon in Je suis un enfant de partout Rue du monde, 2008

VOYAGE BLANC

Quand je serai petite je partirai en voyage avec mon sac de plumes. Je choisirai d’aller loin là-bas où il fait blanc sur la banquise. Françoise Lison-Leroy in Je suis un enfant de partout Rue du monde, 2008

JEUX

Rythmes et rires vitesse des manèges timing de poupées cadences de cabrioles bousculades à bascules embouteillages de dragons accidents de trottinettes attentas à dada drames de porcelaine guerres de dunes bombes de bonbons famines ignorées enfance protégée Dan Bouchery in Je suis un enfant de partout Rue du monde, 2008

CAUCHEMAR

Que fais-tu donc, mon enfant ? Mère, je rêve. Je rêve, ô mère, que je chante et que tu me demandes, en songe, que fais-tu donc, mon fils ? Et que dit la chanson de ton rêve, mon enfant ? Mère, elle dit que j’avais une maison. Maintenant, je n’en ai plus. Voilà ce qu’elle dit, ô mère. Mère, elle dit que j’avais une voix, que j’avais une langue. Désormais, je n’ai plus ni voix ni langue. De cette voix que je n’ai plus, en cette langue que je n’ai plus Je chante, mère, une chanson sur la maison que je n’ai plus. Abdulah Sidran in On n’aime guère que la paix Rue du monde, 2003

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Si mon père était un ourson, Ma tante Alice, un gros pigeon, Si mon oncle était un trapèze, Ma sœur Anne, un bâton de chaise, Si ma marraine était un mât, Mon grand frère, un œuf sur le plat, Si mon maître était une autruche Et l’école, une vieille cruche, Je ne sais pas comment irait Le monde étroit que je connais, Mais je rirais, ah, je rirais À faire sauter les volets. Maurice Carême in Une baleine dans mon jardin Rue du monde, 2010

CHANSON BÊTE

Maman, je voudrais être en argent.

Mon fils,

tu auras bien froid.

Maman, je voudrais être de l’eau.

Mon fils,

tu n’auras pas chaud.

Maman, brode-moi sur ton oreiller.

Oui, mon fils, sans tarder !

Federico Garcia Lorca

in Une baleine dans mon jardin Rue du monde, 2010

LES SPORTS D’HIVER

Maurice, avec ses deux souliers Qui ne prennent pas l’humidité, Dans la neige fait des creux : Deux fois un, deux. Il court avec sa sœur là-bas ; Deux fois deux font quatre pas. Les voilà sur un mur assis, Deux fois trois, six. Puis, soudain, ils prennent la fuite, Deux fois quatre, huit… Car leurs pieds sont engourdis, Deux fois cinq, dix. Mais, en courant sur la pelouse, Deux fois six, douze, La fille se fait une entorse, Deux fois sept, quatorze ! Le garçon n’est pas à son aise, Deux fois huit, seize… Il crie : « Hé là ! Vite ! Vite ! » Deux fois neuf, dix-huit, « Qu’on amène le médecin ! » Deux fois dix, vingt. Jean Tardieu in Une baleine dans mon jardin Rue du monde, 2010

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ZOIN-ZOIN

Un zoin-zoin petiot, une zoin-zoin petiote

s’en vont au zoin-zoin marché, par un beau zoin-zoin dimanche,

acheter du zoin-zoin poulet et puis des zoin-zoin roses blanches.

Le zoin-zoin petiot, la zoin-zoin petiote

trouvent au marché voisin tout ce dont ils ont besoin,

zoin-zoin !

Alain Serres Salade de comptines Rue du monde, 2002

DU HAUT DU TOBOGGAN

Du haut du toboggan tu domines la plage tu envoies des discours de sable et des baisers choco-B.N. au monde entier je sais pourquoi j’étais comme toi avant de glisser sur le serpent de bois du toboggan usé Joël Sadeler in Chaque enfant est un poème Rue du monde, 2012

RÉPONSE

Tu me demandes pourquoi, pourquoi Moi je t’invente des réponses Pourquoi la fourmi est petite Pourquoi le ciel est si obscur Et pourquoi toi tu vas grandir Pendant que moi je vais vieillir Je me demande pourquoi tout ça C’est peut-être toi la réponse Hervé Le Tellier in Chaque enfant est un poème Rue du monde, 2012 Tu as dit : porte-moi. Et ton père t’a pris sur ses épaules de géant. Tout en bas tes copains sont devenus des nains. Tu as dit : emmène-moi jusque dans ton pays. Et vous avez marché dans le petit sentier, seuls avec votre tendresse, dans l’intimité de l’été. Tu as dit : raconte-moi L'histoire de ta vie. Et ton père a souri. Que sais-tu du passé, toi, l’enfant d’aujourd’hui ? Claude Cailleau Des mots pour vivre Le Pré de la Roche, 2009

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PETIT DROMADAIRE

Maman dromadaire Est très en colère Petit dromadaire A mordu son frère Maman dromadaire Prend son air sévère « Petit dromadaire ! Dit-elle en colère Privé de désert ! » Jean-Marie Robillard Saperlipopette ! Milan, 2000

QUELQUE PART DANS L’ENFANCE

La peur étend ses ailes dans l’ombre, le petit garçon frissonne au fond de l’enfance. Autour de la maison, la nuit froisse ses draps noirs et crépite de rêves mal éteints. Ici, grandir est encore une légende. Michel Monnereau Poèmes en herbe Milan, 1994

CHAQUE JOUR PLUS PRÈS DU MONDE

Chaque jour, grandir d’une poignée de réalité vers le monde et son théâtre d’ombre et de lumière. S’enfoncer dans la jungle des choses comme dans la neige poudreuse du premier hiver émerveillé. Atteindre l'épaule de la fenêtre, puis la fourche du cerisier, enfin l’horizon découvreur. Chaque jour, la vie en herbe. Michel Monnereau Poèmes en herbe Milan, 1994

CHAGRIN D’AMOUR

Lucie aime le voisin Qui est plus grand qu’elle De deux ou trois ans. Elle a du mal à le quitter, Quand on l’appelle Pour rentrer à la maison. Elle rentre en pleurs Et sans cesse elle proclame Sur tous les tons : « Je veux un grand frère, Je veux un grand frère. » Mais on laisse Lucie dire. Jean Foucault in Dis-moi si tu m’aimes Milan, 2010

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APRÈS LES ANNÉES

― Papa, quand je serai grande, après les années, est-ce que j’aurai un cœur grand comme ça ? ― Oui, il va grandir un peu. ― Est-ce que ça veut dire que je pourrai mettre plus de gens à l’intérieur ? ― Pourquoi dis-tu ça ? ― Parce que moi, j’aime tout le monde. Carl Norac in Dis-moi si tu m’aimes Milan, 2010

LE PÉLICAN

Une maman pélican Donne tout à ses enfants Les merlus et les merlans Les oursins et les piquants Le caviar de l’Agha Khan Un lion premier décan Transformé en pemmican Des yaourts des Balkans La fourrur’ de l’astrakan Et les plumes du toucan L’or noir de l’Ouzbékistan Le sucre candi d’Iran.. Et quand toi tu seras grand Si tu n’en fais pas autant Cloue ton bec Et fich’le camp ! Jean-Hugues Malineau In Premiers poèmes avec les animaux Milan, 2007

Question d’un poussin à sa mère : « Est-ce que tu me câlines assez ? » Michel Besnier In Premiers poèmes avec les animaux Milan, 2007

CHŒUR D’ENFANTS

( À tue-tête et très scandé)

Tout ça qui a commencé il faut que ça finisse : La maison zon sous l’orage le bateau dans le naufrage le voyageur chez les sauvages. Ce qui s’est manifesté il faut que ça disparaisse : feuilles vertes de l’été espoir jeunesse et beauté an-ci-en-nes vérités. Moralité. Si vous ne voulez rien finir évitez de rien commencer. Si vous ne voulez pas mourir, quelques mois avant de naître faites-vous décommander.

Jean Tardieu In Mille ans de poésie Milan, 1999

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Un jour Petits enfants Vous irez voir l’arbre Le vrai Celui qui donne des feuilles au printemps Et peut-être des fruits à l’automne L’arbre, l’ancêtre de la tronçonneuse Je suis l’arbre Petits enfants Et vous Que serez-vous ? Des outils sans printemps Des avenirs sans présent ? Michel Lautru Je cours sur ma planète Chanson Poésie Orne, cotcodi n°31

LA FAMILLE IDÉALE

Papa essuie la vaisselle avec un sourire de moustache

Maman rabote l’étagère deux clous serrés entre les lèvres

Moi je balaie le salon ma sœur bêche le long des rhododendrons.

La télé parlera toute seule

car bientôt nous irons le cœur en sacoche

tous quatre nous rouler dans l’herbe

des pique-niques improvisés.

Michel Voiturier in

L’enfance lucide Unimuse, 1989

Les enfants ouvrent les murs comme ils ouvrent les bras ils tissent de lumière la couleur de notre sang ils iront demain tracer des chemins à travers les orages et donner à l’éclair le temps de nommer les bâtisseurs d’espoir. Luce Guilbaud Poèmes du matin au soir Écrits des Forges / le dé bleu, 2003

RENTRÉE

Dans les rues du bourg, ce matin Les enfants rentrent à l’école. Les tableaux vides les attendent Dans les classes qui sentent bon La cire et le désinfectant Et tout l’été silencieux. Lorsque volaient dans le soleil Les poudres dorées du savoir. Ils vont, cartables neufs au dos ; Riants, bruyants, silencieux… Sous le ciel tout gris de septembre, Où l’automne annonce ses traces. Et je me revois, écolier Sous le noir tablier d’alors. Dans la classe au plancher sonore Le maître m’attend et je sais Que j’ai tout à apprendre encore. Georges Jean Airs d’enfance Fuzeau, 2001

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LES ENFANTS

Remplissant nos paniers de rires ils ont éclaboussé partout et bousculé la mort. Elle est partie vexée. Dominique Stein in Dix poètes du Prix Casterman Unimuse, 1993 il y a dans le chant des enfants des voix de lumières inventées elles ne se taisent pas vont par-delà jusqu’à plus loin l’épaisseur du vent devant le jour Danielle Fournier Je reconnais la patience de l’arbre Tarabuste, 2008

il a pris ma main dans la sienne et je m’y suis accroché ce n’étaient que trois ou quatre pas le début du chemin mais j’ai su où j’allais et même si je suis tombé j’ai continué ce sera mon tour un jour de lui tenir la main le jour où il devra partir de l’autre côté du chemin il lâchera ma main je sais sans prévenir peut-être je pleurerai peut-être pas je penserai à ce temps-là où il guidait mes premiers pas et puis longtemps après j’irai où il ira prendre sa main Bernard Friot peut-être oui De La Martinière, 2006

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LES RAISONS QUI TIENNENT

Fils donne-moi ton pays donne-moi le pays où jamais je n’irai Enseigne-moi le chemin qui va du rêve le plus vieux à ton bonheur futur S’il faut abandonne-moi parmi les ruines de mon siècle et gagne sur l’autre rive le chant bâti dans nos poèmes Fais sonner s’il faut ta colère sur mon front interdis-moi de renoncer fils je parie ton monde contre le mien Jean-Pierre Siméon Sans frontières fixes Cheyne, 2001

POT DE COLLE

― Pourquoi maman a-t-elle toujours Deux fossettes sur ses joues ? ― Pourquoi les chattes Courent-elles à quatre pattes ? ― Pourquoi les oiseaux Ne portent-ils pas de sabots ? ― Pourquoi ma grande sœur, dis, S’assied-elle pour faire pipi ? ― Pourquoi les grenouilles Ont-elles le ventre qui gargouille ? ― Pourquoi les bonbons Ne poussent-ils pas sur les buissons ? ― Parce que ta bouche, mon chou, N’est pas fermée par un verrou ! Sacha Tchiorny

in Ça fait rire les poètes Anthologie Rue du Monde, 2009

L’ENFANT DOUBLE

Un jour, un enfant était deux. Ils étaient assis l'un à côté de l’un, parlant d’une même voix : « Et moi, émoi… L’avis, la vie… L’amor, la mort… » Le temps passa, sans rien apprendre d’eux. Et un soir, hop ! L'enfant double Était vieux. La vie est simple comme un et un font d’eux un enfant unique, poétique et mystérieux. Alain Serres

in Ça fait rire les poètes Anthologie Rue du Monde, 2009

VERT

Quand j’étais petit J'aimais m’étendre Au pied des arbustes. À travers les feuilles tout était vert : les nuages, le ciel, les vautours, mes pensées. Jusqu’au jour où j’appris que le vert aussi se fane. Umberto Ak’abal Le gardien de la chute d’eau L’Harmattan, 2010

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Les enfants de la liberté ne s’habillent pas en Petit Bateau. Leur peau s’habitue vite à une étoffe rêche. Les enfants de la liberté ont des vêtements usés et des chaussures trop grandes pour leurs pieds. Souvent ils enfilent l’air nu ou la terre. Les enfants de la liberté ne connaissent pas le goût de la banane ni de la fraise. Ils mangent du pain sec trempé dans l’eau de la patience. Le soir, les enfants de la liberté ne prennent pas de bain, ils ne soufflent pas dans des bulles de savon. Ils jouent avec des pneus, des cailloux et les débris des bombes. Avant de dormir, les enfants de la liberté ne se brossent pas les dents. Ils n’attendent pas les histoires magiques de prince et de princesse. Ils écoutent le bruit de la peur et du froid. Sur les trottoirs de la rue, devant les portes de leur maison détruite, dans les camps des pays voisins ou dans les tombes. Les enfants de la liberté attendent comme tous les enfants du monde le retour de leur mère. Maram al-Masri Elle va nue la liberté Bruno Doucey, 2013

Le ciel bleuit que la mer accompagne… Tas de sable sur le rivage, les enfants jouent comme des rois… Et, par-delà les cris, les sourires, l’azur des cœurs chante tout bas… Bernard Perroy Une gorgée d’azur Al Manar, 2011 Mon papa est très grand, Plus haut que le buffet, Mais dans pas très longtemps Je le dépasserai. Quand je vais arroser Les choux du potager Je m’asperge en secret Le bout de mes souliers. Michel Piquemal in Cairns n°3 La Pointe Sarène, 2008

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Si mon père était un ourson, Ma tante Alice, un gros pigeon, Si mon oncle était un trapèze, Ma sœur Anne, un bâton de chaise, Si ma marraine était un mât, Mon grand frère, un œuf sur le plat, Si mon maître était une autruche, Et l’école, une vieille cruche, Je ne sais pas comment irait Le monde étroit que je connais, Mais je rirais, ah je rirais À faire sauter les volets. Maurice Carême

in Il était une fois, demain… messidor / la farandole, 1983

L’ENFANT PRÉCOCE

Une lampe naquit sous la mer Un oiseau chanta Alors dans un village reculé Une petite fille se mit à écrire Pour elle seule Le plus beau poème Elle n’avait pas appris l’orthographe Elle dessinait dans le sable Des locomotives Et des wagons pleins de soleil Elle affrontait les arbres gauchement Avec des majuscules enlacées et des cœurs Elle ne disait rien de l’amour Pour ne pas mentir Et quand le soir descendait en elle Par ses joues Elle appelait son chien doucement Et disait « Et maintenant cherche ta vie » René-Guy CADOU Les Amis d’enfance Maison de la Culture de Bourges, 1965

Dans tes yeux il y a la mer. Sur la mer il y a la tempête. Dans la tempête :une barque. Dans la barque : une petite fille. Dans la petite fille il y a ton enfant et je vais me noyer maman si tu ne cesses de gronder. Gisèle Prassinos in Il était une fois, les enfants… messidor / la farandole, 1987

L’ÉCOLIER

J’écrirai le jeudi j’écrirai le dimanche quand je n’irai pas à l’école j’écrirai des nouvelles j’écrirai des romans et même des paraboles je parlerai de mon village je parlerai de mes

[parents de mes aïeux de mes aïeules je décrirai les prés je décrirai les champs les broutilles et les bestioles puis je voyagerai j’irai jusqu’en Iran au Tibet ou bien au Népal et ce qui est beaucoup plus intéressant du côté de Sirius ou d’Algol où tout me paraîtra tellement étonnant que revenu dans mon école je mettrai l’orthographe mélancoliquement Raymond Queneau in Il était une fois, les enfants… messidor / la farandole, 1987

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BOSNIAS

Dispersas la niña y la anciana En Paris subterráneo Disputan a la indeferencia El espacio de la mendicidad Es Bosnia del horror El grito del este Vergüenza señores y señoras De importunar sus trayectos Una canta en los vagones del metro Con voz de entraña en lengua natal La otra al final del pasillo En las escaleras que desembocan Al muelle del tren Balbuciendo en un francés prestado Plañeñ en medio de plegarias Después Vieja y muchacha se encuentran Para contar cuántas monedas.

BOSNIENNES

La fillette et la vieille femme à distance Dans Paris souterrain Disputent à l’indifférence Un espace où mendier C’est la Bosnie de l’horreur Le cri de l’Est La honte messieurs dames D’importuner votre trajet L’une chante dans les voitures du métro D’une voix venue des entrailles en sa langue

[natale L’autre au bout du couloir Dans les escaliers qui débouchent Sur le quai En balbutiant dans un français précaire Larmoie au milieu des prières Plus tard La vieille et l’enfant se retrouvent Pour compter leurs quelques sous. Myriam Montoya Déracinements / Desarraigos Traduit de l’espagnol (Colombie) par Claude Couffon Indigo, 1999

Trésors de mes quatre ans : Mousse de la forêt Caillou du jardin Galet de la plage Épine de sapin Fleur de lavande. Et la terre toute entière Dans ma poche trouée ! Liska in Cairns n°9 La Pointe Sarène, 2011

CAÑEDO

À Paquita

Tu as raison de passer tes après-midis à jouer

dans les branches du figuier

Car tout cela n’était qu’une poignée d’étés

Tu as raison de courir Jusqu'à perdre haleine Le loup il va t’attraper

Car tout cela n’était qu’une poignée d’étés

Tu as raison de traquer

le ver luisant caché les nuits de lune pleine et perdre encore la tête

à rêver de vies nouvelles…

… Car tout cela n’était qu’une poignée d’étés Isabel Asúnsolo Marmotades L’iroli, 2005

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Ton âge tient sur les doigts d’une seule main Ton sourire dans la paume d’une seule main Mais ton chagrin a besoin de tout l’espace de mes bras Jacques Fournier in Cairns n°9 La Pointe Sarène, 2011 À l’aube de ce jour je t’envoie ce poème que des oiseaux facteurs te chanteront demain pour te dire simplement que le soleil se balance que les arbres sont en fête que le ciel rit à belles dents que la rivière fait toilette que l’on est prêt, que l’on t’attend Paul Bergèse Danser sourire et grandir © Paul Bergèse, 1997

À Maël, 2 ans

Tu marches au hasard dans le plaisir de tes pas un peu à gauche un peu à droite dans l’ignorance des boussoles Ce qui te guide assurément C'est un petit rêve de plein jour Tu déambules à l’intérieur. Locmaria, mai 2008

Alain Boudet, inédits in Cairns n°3 La Pointe Sarène, 2008 d'en bas un enfant regarde la lune et la lune est blanche et bonne comme du lait rien ne rattache l’enfant à cette blancheur sinon à jamais l’ombre d’une soif Marc Dugardin la peur la plénitude l’arbre à paroles, 1994

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Quels seront les soleils quels seront les espoirs du monde où vous vivrez enfants de nos désirs ? Quels pouvoirs de bonheur quelles chances de fête trouverez-vous encore dans votre devenir ? Je vous prends par le cœur je vous tiens par la main m’interroge de peur sur votre dur destin Aux plus humbles de vous je demande pardon de ma joie d’exister au devant de votre âge Qu’aurons-nous donc laissé à vos envies d’amour à vos embrasements de plus haute clarté ? Mais nous allons vers vous préparant des miracles d’empires étoilés et d’immenses splendeurs Nous brûlons nos vaisseaux Nul recours, nulle grâce Mais dans nos poings fervents vibre votre avenir. Arthur Haulot in Nous empruntons la terre à nos enfants l’arbre à paroles, 1998

QUE DIT TAMARA ― QUI NE PARLE PAS ENCORE ―

EN SUÇANT SA TÉTINE ET EN CONTEMPLANT CE VASTE MONDE

QUI N’EST PEUT-ÊTRE PAS LE PLUS PARFAIT

Pourvu que les enfants ne brisent les pattes d’aucun chat Pourvu que les balles ne tuent aucun ours dans la forêt Pourvu qu'aucun bouleau ne soit abattu par un obus Pourvu Que tous les peuples du monde se réconcilient Pourvu Que reviennent tous les promis de la mort Pourvu Qu’il n’y ait pas de tremblement de terre Pourvu Que tous les avions atterrissent sans encombre Pourvu que mon père termine son poème Pourvu Que tous les pères deviennent poètes 1964

Izet Sarajlic Nés en vingt-trois, morts en quarante-deux n&b, 1999

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le photographe a commandé le soleil et l’ordre les mains sur les genoux les filles du premier rang semblent gober les mouches il manque deux dents aux plus jeunes debout derrière elles nous nous pinçons les tabliers

les paumes et les lèvres

l’institutrice fait les yeux ronds (la photo de classe)

Françoise Lison-Leroy le dit de petite elle l’arbre à paroles, 2000

L’ENFANCE

Mon enfance aux doigts tachés d’encre ! Les cloches au matin. Le muezzin au crépuscule. Des collections de vieilles boîtes et de timbres anciens, L’échange d’un Ceylan Contre deux Luxembourg. C’est ainsi qu’il s’en est allé Le temps de l’enfance. Il a couru en soulevant de la poussière et des cris À la poursuite d’une balle en chiffons. Une balle en chiffons, De ces chiffons gris de l’Albanie Ismaïl Kadaré in Un poème, un pays, un enfant le cherche midi / UNESCO, 2002

Depuis des années, Des années,

Un stalactite, Un stalagmite

Se regardaient.

Ils durent attendre Des années, Des années,

Pour pouvoir se donner Un petit baiser glacé !

Françoise Bobe

in Poèmes pour s’éclairer à la luciole

l'épi de seigle, 1998 Cet âge féroce et tendre incrédule et naïf hâbleur et angoissé téméraire et fragile crispant et adorable : adolescence… Clod’Aria Micro-climat Echo Optique, 1992

AXIOME

Dans mon cahier de brouillon j'ai brouillé la piste des étoiles hachuré la courbe des ans dessiné les contours du futur schématisé la forme des saisons tracé le diagramme des tropiques souligné les paramètres de la vie illustré les arcanes de l’amour décalqué les lunaisons des sentiments Reste à boucler le cycle de ma jeunesse Maggy de Coster in Terre de femmes 150 ans de poésie féminine en Haïti Bruno Doucey, 2010

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Ne rien écrire Ou juste pour toi Parce que tu grandis M’échappes Ne rien écrire Tourner seulement la page Comme l’un de ces livres Que je te lisais Relisais Près d’une herbe foulée Qui se redressait quand Un vol d’étourneaux S’échappait au crépuscule Ne rien écrire Jean Rivet Le soleil meurt dans un brin d’herbe møtus

ADOLESCENT

Ses traits s’affirment et sa voix mue avec des graves et des aigus

l’homme enfant l’adolescent.

Parfois il voudrait s’attarder

dans la chaleur la douceur

des jeux mais il doit s’affirmer

quitter détruire

construire l’homme enfant

l’adolescent.

Avec insolence et impertinence avec innocence

et parfois violence, il s’arrache à l’enfance.

Michelle Daufresne

Envol Lo Païs, 2000

je les vois l’une et l’un leurs vélos ont le nez à terre eux s’envolent les bras clos ivres du premier baiser je ne dirai rien à ma mère derrière la haie vigile les cerises mûrissent par cœur (les fugitifs) Françoise Lison-Leroy le dit de petite elle l’arbre à paroles, 2000

LETTRE D’UNE MÈRE

Va dans le vaste monde, mon cher enfant, Va vers une vie libre ! Tant que le vent souffle en poupe. Va vers la vaste mer, mon cher enfant, Va vers le monde libre ! Tant qu’il ne fait pas encore noir Et que le crépuscule ne rougit pas le ciel. Lorsque les ombres s’effaceront, Que l’aigle de mer sera retourné à son nid, Que le vent soufflera vers la terre Et que le timonier sera sans boussole, Alors tu pourras revenir vers moi ! Reviens alors, mon cher enfant, Reviens de l’autre côté de la nuit ! Et lorsque ton navire sera près du rivage, Alors nous parlerons De l’amour et de ta vie demain matin. Asrul Sani in Un poème, un pays, un enfant le cherche midi / UNESCO, 2002

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La vie est longue disait la pierre depuis des millénaires que je suis pierre de quoi se plaignent les humains ? Clod’aria La pierre, l’arbre, l’âne l'épi de seigle, 2001

LE TEMPS

Tu exagères Le temps Tu fais Tout à l’envers Tu accélères Quand tu devrais Faire marche arrière Et tu prends ton temps Quand on est pressé Tu n’es jamais Comme on t’attend On ne peut pas Compter sur toi Et pas question De divorcer On est Bien obligé De vivre Avec son temps Liska Le temps étoilé l'épi de seigle, 1999

J’ai 44 ans L’olivier en a 800 Je suis un enfant Patrick joquel Un bleu formidable Le Chat qui tousse, 2011 Nous disons aujourd’hui Nous disons hier ou demain Nous retenons le temps au sablier des mots pour oublier qu’il passe en nous comme une flèche Mais il est pourtant là avec sa rectitude avec sa certitude avec son poids d’aiguilles entre pointe et plume entre vie et rêve en nous comme une banderille Alain Boudet Quelques mots pour la solitude l’épi de seigle, 1996 On sait seulement que les rêves n’en finissent pas de s’éteindre et chaque fois reprendre le tissage croire à l’histoire ancienne inventer des suites pour avancer dans le nu des jours Patricia Cottron-Daubigné Le scalpel des jours Le Chat qui tousse, 2000

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DETTES

Il tenait de sa mère Ci-devant poissonnière Des yeux de merlan frit Lui venaient de son père Hautboïste amateur Des naseaux en trompette D’oreilles en feuille de chou Il avait hérité D’un oncle jardinier Son menton en galoche Révélait l’existence D’un sabotier aïeul Il avait par ailleurs La bouche en cul de poule − Sa grand-mère jadis Élevait la volaille – Et quant à ses moustaches En guidon de vélo C’était le souvenir D’un grand-papa coursier Il avait enfin Un ancêtre boucher Ce qui justifiait Sa tête de cochon Mais c’est à lui seul Qu’il devait son visage Taillé à la serpe Il était bûcheron Jean-Claude Touzeil in Visage/visage(s) Donner à Voir, 2004

CRÉPUSCULE

En été le crépuscule fait reculer la nuit. Paresse. Soulagement. Jour rempli de promesses… Nous sommes assis côte à côte, dans l’ombre. Nous regardons sur le ciel le vol aigu des martinets… La ligne blanche que trace un avion qui revient peut-être des Amériques. Le chat couché de tout son long devant nous, nous garde des sortilèges, ses yeux ouverts sur l’éternité ; Il y a encore un lézard sur le mur de pierres sèches. Et on entend parfois jusqu’aux franges de la nuit les moissonneuses dans le champ proche qui avalent la paille… Nous bavardons doucement des choses quotidiennes, Le ciel est violet ce soir… Nous vieillissons doucement… Georges Jean in L’Arbre à mots Donner à Voir, 2008 Des voix se mêlent dans l’ombre et la lumière comme un chant de soleil accordé au rythme de l’arbre C’est le temps qui vibre au mouvement des feuilles Il redit le nom des amis perdus. Marilyse Leroux Herbes Donner à Voir, 1995

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Elle dans le bruit les voix lui disent rien Elle s’enferme dans sa tête Le silence lui va bien Sa peau d’avant accrochée aux ronces Nue dans le ventre du sentier Errance dépouillée Pascale Albert Un dernier battement d’elle Donner à Voir, 2011

RÊVER

Rêver Tourner le dos aux voyages aux rires des cartes postales soleil figé papier glacé Partir en restant là peut-être Retrouver l’enfance en nous-mêmes libérée Partir comme Hélice au pays des merveilles Alain Boudet Carrés de l’hypothalamus Donner à Voir, 1999

Il y a des jours de lenteur où nous pensons que le monde s’arrête Mais sous l’écorce des choses visibles la vie déjà invite à la lumière Alain Boudet Les mots des mois Donner à Voir, 2005 Tu sais le manque ? Tu sais le creux, Là dans le ventre ? Tu sais les larmes ? Tu sais le froid, Là dans le cœur ? Tu sais l’attente ? Tu sais l’espoir, Là dans la tête ? Petite flamme jamais morte. Suffit d’un soir Pour mettre le feu. Pascale Albert Seize fois sans Echo Optique, 2005 Tu regardes en passant, comme un voyageur du temps qui erre sur les chemins, sans portes, sans maisons, sans sourires à l’horizon. En voiture sur une petite route, alors que je me laissais guider par le hasard.

Claude Cailleau Tout ce qui reste Traces, 2003

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Avant de franchir le pas qui mène au froid du bloc opératoire, le soleil amical me glisse un ultime clin d’œil. Il va falloir plonger dans le néant anesthésique d’où aucun rêve ne revient vivant. À tout à l’heure… peut-être ? Marcel Bréchet Itin’errance Echo Optique, 2007

LES ARÈNES DE FRÉJUS

Te souviens-tu des arènes de Fréjus ? La guitare de Carlos Santana dans le jour qui tombe. Notre amour n’était plus à son zénith mais enflammait encore le ciel. Tu étais ma compagne sur ce banc, dans le chaud soleil de fin d’après-midi, dans le tendre rougeoiement du soir, dans la nuit qui monte. Tu étais celle avec qui ma vie faisait route. Le visage entre tous, le corps familier, la voix proche. La guitare de Carlos Santana n’en finissait pas d’emplir la nuit de ses accords et nous nous aimions si fort. Te souviens-tu des arènes de Fréjus ? Christian Bulting La saison violente Echo Optique, 1995

L’ÂGE

Mains fraîches, et ces yeux si légers et couleur Des ruisseaux clairs que le ciel presse… Ce que je nomme encore aujourd’hui ma jeunesse Quand nul ne peut m’entendre et que même mon cœur Plein de honte pour moi, fait le sourd, se dépêche, Me laisse sans chaleur. Jules Supervielle Le forçat innocent Gallimard Poésie, 1969 Que m’importent lieu, durée, si je demeure assurée de garder toujours l’instant. Seconde ou siècles, autant le vent sur sa route emporte. Lieu, durée, ah, que m’importe, tout défile au même train. Je ne saisirai qu’un grain Du sable des destinées, Pour le cueillir, je suis née.

Liliane Wouters in 20 poètes pour l’an 2000 Gallimard Jeunesse, 1999

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LE PONT MIRABEAU

Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienne La joie venait toujours après la peine Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure L’amour s’en va comme cette eau courante L’amour s’en va Comme la vie est lente Et comme l’Espérance est violente Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

Guillaume Apollinaire Alcools Gallimard Poésie, 1966

L’AMITIÉ

Qu’est-ce qui passe ici si tard ? Un chemin creux n’est pas un boulevard ! C’est un ami des temps anciens Voyageur seul et sans bagage Femme prépare les vins fins Les liqueurs des chaussons de feutre Ne viens pour boire ni manger Mais pour parler des années douces Max Jacob retour de Quimper Le chat roux le quai de la Fosse Fosse au passé fosse aux remords Ne te dérange pas si tu dors ! Et pour qui me dérangerais-je Sinon pour vous Amis les Anges ? Les salles tristes du collège Mais les dimanches sous les pins ! Je te retrouve après quinze ans Mon lointain mon parent trop rare Faut-il que tu passes si tard Dans le corridor du destin ! René-Guy Cadou in L’amour et l’amitié en poésie

anthologie Gallimard folio, 1980

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LE TEMPS L’HORLOGE

L’autre jour j’écoutais le temps qui passait sous l’horloge. Chaînes, battants et rouages il faisait plus de bruit que cent au clocher du village et mon âme en était contente. J’aime mieux le temps s’il se montre que s’il passe en nous sans bruit comme un voleur dans la nuit. Jean Tardieu in L’amour et l’amitié en poésie

anthologie Gallimard folio, 1980

SI TU T’IMAGINES

Si tu t'imagines si tu t'imagines fillette fillette si tu t'imagines xa va xa va xa va durer toujours la saison des za la saison des za saison des amours ce que tu te goures

fillette fillette ce que tu te goures

Si tu crois petite si tu crois ah ah que ton teint de rose ta taille de guêpe tes mignons biceps tes ongles d'émail ta cuisse de nymphe et ton pied léger si tu crois petite xa va xa va xa va durer toujours ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goures

les beaux jours s'en vont les beaux jours de fête soleils et planètes tournent tous en rond mais toi ma petite tu marches tout droit vers sque tu vois pas très sournois s'approchent la ride véloce la pesante graisse le menton triplé le muscle avachi allons cueille cueille les roses les roses roses de la vie et que leurs pétales soient la mer étale de tous les bonheurs allons cueille cueille si tu le fais pas ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goures

Raymond Queneau in 128 poèmes composés en langue française choisis par Jacques Roubaud Gallimard, 1995

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Où est-il, l’enfant que je fus ? Est-il en moi ? Est-il parti ? Sait-il que je ne l’ai aimé et qu’il ne m’aimait pas non plus ? Pourquoi tout ce long bout de route, et grandir pour nous séparer ? Pourquoi n’être pas morts tous deux avec la mort de mon enfance ? Pourquoi, si mon âme est tombée, ai-je conservé mon squelette ? Pablo Neruda Le livre des questions Gallimard Jeunesse, 2008 Grandir n’est rien d’autre que d’oublier une part du secret, du rêve… Nir gran…rienk oubli in bout lo sekré, limazinèr… Grandir n’est rien d’autre que d’oublier une part du secret, du rêve… Nir gran…rienk oubli in bout lo sekré, limazinèr… Grandir n’est rien d’autre que d’oublier une part du secret, du rêve… Nir gran…rienk oubli in bout lo sekré, limazinèr… Grandir n’est rien d’autre que d’oublier une part du secret, du rêve… Nir gran…rienk oubli in bout lo sekré, limazinèr… Mikaël Kourto (île de la Réunion) in

Outremer Trois océans en poésie Bruno Doucey, 2011

LES YEUX

Les enfants bavardent dans la rue. Ils ne savent rien encore ni de la vie ni de la mort. Les oiseaux en savent quelque chose. Et moi, entre les enfants et les oiseaux je m’étonne de ne savoir ni revivre les contes ni m’envoler. Sreten Perović

(Monténégro) in Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée Anthologie Sète 2011 Bruno Doucey, 2011 MÉLANCOLIE DU SOIR DANS LES VILLES DE PROVINCE

La mélancolie du soir dans les villes de province Est la même chose aux quatre coins du monde Le ciel clair et les silhouettes des maisons Et le regard triste des femmes Des lointaines campagnes Le vent répand la voix du soir Progressivement le corps des montagnes Sombre dans la nuit J’ai passé mon enfance dans les villes de province Cette tristesse grise du soir M’est restée au cœur Il y a des années que je vis cette tristesse Je regrette, ô combien je regrette Mon nom prononcé par ma mère quand elle m’appelait Ataol Behramoglu ( Turquie) in Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée Bruno Doucey, 2011

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LES ANNÉES PASSENT Je ne comprends plus La nature du monde Le tourbillon qui m’emporte Me fait suffoquer Je sens que je suis Au carrefour de plusieurs vérités Les années passent Et toujours rien Je regarde plus loin Je vois la misère L’indifférence et la violence La terre malmenée Perd sa saveur L’intolérance défigure la ville Les années passent Et toujours rien Pourtant je suis faite Pour me planter dans la terre Pourtant je suis faite Pour boire l’eau du ciel Pourtant je suis faite Pour toucher l’écorce des arbres Les années passent Et toujours rien Nous retrouverons-nous À la frontière du monde ? Nous retrouverons-nous Pour bâtir enfin Pierre par pierre La maison de nos rires d’enfance ? Les années passent Les années passent Véronique Tadjo in Tout l’espoir n’est pas de trop Douze voix francophones Le Temps des Cerises, 2002

Ô mon passé Toi qui es mort comment t’es-tu évadé de mon coffre-fort et as-tu retrouvé la route qui mène à moi Je ne veux ni te bannir ni t’ouvrir ma porte mais dis que me veux-tu Quel besoin as-tu de moi Il y a un autre rêve qui m’entraîne à sa suite Ô mon passé Chut ! Tu es vivant et mon dîner brûle Maram al-Masri Je te menace d’une colombe blanche Seghers, 2008 Toujours je conterai l'odeur perdue du temps jadis, la moiteur verte de l’enfance, la brume des horizons où veille la fillette que je fus, l’espace reconquis de ma vie circulaire et, plantée là, dans la chair de la terre, la haute profusion du pommier-labyrinthe où je grimpais, enfant, à l’assaut des soleils ! Béatrice Libert Un arbre cogne à la vitre Pluie d’étoiles, 2000

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Je me souviens tous les matins sur le chemin de l’école le long du port cette route sinueuse à proximité du Café de la Jeunesse où se retrouvaient les vieux du quartier (Mon cœur se serre) Je me souviens du serveur tout petit qui laissait son travail pour me fredonner une chanson ou m’envoyer un soupir Je cachais mon sourire dans mon petit mouchoir Ou je le jetais à la mer (Sourire chez nous est un péché) Je me souviens le soir de la corniche à six heures à l’heure du Jugement dernier où se croisent pieds et rêves garçons et filles de Lattaquié Je me souviens de visages et de noms Je me souviens de parcs et de rues Je me souviens et je pleure Maram al-Masri Je te menace d’une colombe blanche Seghers, 2008

Avec sa pelle en plastique elle prend du sable et le lance loin dans la mer Très loin Un peu plus tard elle remplit le seau d’eau puis le vide sur la plage Tu le sais tu en as fait autant si loin que tu ne t’en souviens plus Une autre vie Aujourd’hui tu n’as plus ni seau ni pelle mais tu regardes encore la mer Patrick Joquel Croquer l’orange Pluie d’étoiles, 2008 Dans un vieux livre de récitations je retrouve des fleurs séchées et des promenades d’enfance Jean-Hugues Malineau Trente haïku rouges ou bleus Pluie d’étoiles, 2000

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Ton kit mains libres palpite comme une sirène et tu vis d’une urgence à l’autre avec un gyrophare à ton cou Tu portes des lunettes à écran plat webcam et cours de la Bourse intégrés Tu as le cœur bien à l’abri sous ta carte bancaire internationale avec options multiples assurance incluse Tu es moderne on line et tes vêtements siglés te mondialisent Patrick Joquel Croquer l’orange Pluie d’étoiles, 2008

TOUJOURS TOI

Où est l’héritage de l’exil le fruit du vent et qui se souviendra de toi dans les moments de joie ? Toi qui t’éloignes comme une averse tourmentée les villes heureuses ne te pleureront pas et sur le chemin regarde les années tissent l’oubli comme le liseron se propage sur les tombes Salah Al Hamdani in Bagdad Jérusalem À la lisière de l’incendie Salah Al Hamdani et Ronny Someck Bruno Doucey, 2012

Il y a une armoire à peine luisante Qui a entendu les voix de mes grand-tantes, Qui a entendu la voix de mon grand-père, Qui a entendu la voix de mon père. À ces souvenirs l’armoire est fidèle. On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire Car je cause avec elle. Il y a aussi un coucou en bois. Je ne sais pourquoi il n’a plus de voix. Je ne veux pas le lui demander. Peut-être bien qu’elle est cassée, La voix qui était dans son ressort, Tout bonnement comme celle des morts. Il y a aussi un vieux buffet Qui sent la cire, la confiture, La viande, le pain et les poires mûres. C’est un serviteur fidèle qui sait Qu’il ne doit rien nous voler. Il est venu chez moi bien des hommes et des

[femmes Qui n’ont pas cru à ces petites âmes. Et je souris que l’on me pense seul vivant Quand un visiteur me dit en entrant : ― Comment allez-vous, monsieur Jammes ? Francis Jammes in Les voix du poème Anthologie Bruno Doucey, 2013

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BAGDAD, FÉVRIER 91

Dans les rues bombardées on poussait ma voiture d’enfant. Les jeunes filles de Babylone pinçaient mes joues, éventaient les palmes au-dessus de ma tête blonde. Ce qui est resté depuis a bien noirci, comme Bagdad, comme le landau sorti des abris dans l’attente d’une nouvelle guerre. Ô Tigre, Ô Euphrate serpents d’agrément sur la première carte de ma vie, vous avez mué en vipères ! Ronny Someck in Bagdad Jérusalem À la lisière de l’incendie Salah Al Hamdani et Ronny Someck Bruno Doucey, 2012 Qui sommes-nous devenus entre les points d’enfance ? Quelles sont les intentions de ceux qui ont grandi ? Passer sans faire de bruit et se recroqueviller ? Emprunter d’autres voies entre les tourbillons ? Le théorème a-t-il servi ? Stéphane Bataillon Les terres rares Bruno Doucey, 2013

L’enclos secret de nos vacances veille son propre oubli blotti contre l’hiver vasque de silence sous un rideau d’averses Passer le long couloir où le temps s’épanche comme pluie battante dans le tamis des volets fossiles Frôler le galbe des tomettes avant que d’autres pas demain ne les piétinent avant que l’objet ne redevienne chose Avant que tout ne soit soldé fouiller un instant encore les miettes de l’enfance ― cette disparue Qui hurle tout bas. François-Xavier Maigre Dans la poigne du vent Bruno Doucey, 2012

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LES GÂTEAUX AUSSI SE MANGENT FROID

5 minutes de retard Est-ce que j’ai bien fait de quitter ma maison laissant les enfants ? Je ne savais pas que les jours et les nuits allaient se décolorier en leur absence 10 minutes de retard Oh, peut-être qu’ils ne viendront pas mais non ils vont venir certainement 15 minutes de retard J’ai préparé le gâteau qu’ils aimaient chaud lorsqu'ils en sentaient l’odeur ils me disaient en le mangeant « Maman, tu es la meilleure » 25 minutes de retard Il y a beaucoup de voitures dans les rues c’est bouché partout mais ils vont arriver 1 heure de retard Ce n’est pas grave le gâteau se mange froid aussi 2 heures de retard Un SMS arrive : « Maman, nous viendrons demain. » Maram al-Masri La jupe froissée Bruno Doucey, 2012

CHANSON DE LA FILEUSE

Vous y croyez vous à la vie à la vie à la vie à la vie vous y croyez donc au temps qui passe qui passe qui passe vous y croyez donc à la vie qui passe qui passe qui passe vous y croyez à la vie au temps au temps au temps au temps Philippe Soupault Poésies pour mes amis les enfants Lachenal et Ritter, 1985

Jetez-vous sur l’avenir au vol, comme l’indien sur les reins du cheval

sauvage et n’en cherchez pas davantage

Prenez votre monture au col foncez

avalez le temps avant qu’il ne vous avale frappez des deux talons les flancs de la cavale

Yeux fermés Cheveux au vent

Lèvres entrouvertes courez courez à votre perte

Allez au-devant du temps faites voler en éclats horizon et raisonnements

tout ce qui est inerte ment prenez les devants

bousculez Dieu comme une idée reçue Ruez-vous sur l’avenir avant que les vers ne vous

mangent pressez votre cœur comme on presse une éponge

faites-lui rendre tous les prénoms tous les instantanés d’amour

tous les rêves inassouvis qu’il a stockés

dans ses greniers

Jean-Pierre Rosnay Fragment et Relief

Collection Club des Poètes, 1994

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TOUT REPRENDRE

Quand nous revenons dans la maison d’Ardèche il faut tout reprendre. Arracher scier couper ronces branches genêts soulever porter déplacer pierres planches meubles dégager les accès les abords se battre contre le temps. C’est un peu tout reprendre des jours passés ici. Les mois sont les années les années font la vie et puis la vie la mort et puis la mort la vie. (Les enfants ne savaient pas marcher ils se sont lâchés ils sont tombés ils ont couru sur le chemin leurs corps ont dépassé nos corps. Sous une couche de graviers retenus par des pierres ― ramassées en chemin ― La tombe de leur grand-père Regarde la montagne). Et ce qui passe ici entre les feuilles dans le ciel le vent ou au fond du ravin nous le reprenons. Comme si c’était possible de nous reprendre avec.

François de Cornière Tout cela le dé bleu / Les Écrits des Forges / l’Arbre à Paroles, 1992

… À Paris quand je musarde, je croise en silence tant de fantômes que j’en oublie un peu les vivants. Quai de la Rapée, un métro grince au tournant et je revois un adolescent débarquant jadis gare d’Austerlitz pour reconquérir la ville natale trop tôt quittée. L’ami d’enfance m’y attendait, qui avait grandi en battant le pavé des quartiers dont j’ai découvert les recoins à travers nos pérégrinations et les troquets d’une bohème inventée. … Michel Baglin Un présent qui s’absente Bruno Doucey, 2013 Quand j’aurai pu d’chien pu d’chats quand la mère sera disparue la fille mariée le mari occis la maison fermée le jardin fichu Je voyagerai oui oui ! si je suis encore en vie… Clod’Aria Mon chat son chien et le cochon du voisin le dé bleu, 1998

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LE VIEUX POUCET

Il a marché la vie entière Sur les sentiers du bout du monde. Jour après jour il n’a cessé D’interroger l’herbe et le vent, De chercher sur le sol les repères Qu’il avait semés tout enfant, Ses vieux poèmes oubliés, Graines vives, bulles de songe, Pour mieux retrouver son chemin. Parfois s’amorce sous la neige Une trace aussitôt perdue, Ses pas s’égarent dans la boue, Et toute route est sans issue. Mais il va droit sans s’attarder, Le poids des ans sur les épaules, Car l’espoir ne l’a pas quitté De voir enfin, alors que la nuit tombe, Briller doucement dans le noir Les cailloux blancs de la mémoire. Pierre Gabriel L’oiseau de nulle part l’idée bleue, 2005 je te parle d’ici et d’ailleurs. Ce que j’aurai pu emprunter les transports en commun ! Notre premier baiser, ce fut gare Montparnasse. Elle partait pour Morlaix. Les millions de piétinements en tête de voie, les TGV, les distributeurs de billets, les écrans électroniques, les portables n’y changent rien. Chaque fois, jetant un œil, je nous revois. Toi qui vivras sous le signe des navettes spatiales, je te souhaite pareille bonne étoile ! Gérard Noiret Maélo l’idée bleue, 2006

LA TORTUE GÉANTE

La tortue géante a cent ans, elle se souvient de sa maman, qui vivait très lentement et qui, à deux cent cinquante ans, se souvenait de sa maman qui vivait très lentement Denise Miège-Simansky Animalimages le dé bleu, 2002

LA DEUXIÈME GÉNÉRATION

La fille de la tortue géante vient d’avoir deux cents ans Elle se souvient de sa maman qui vivait très lentement et qui, à deux cent cinquante ans, se souvenait de sa maman qui vécut très lentement jusqu’à trois cent cinquante ans se souvenant de sa maman qui vivait très lentement, se souvenant, se souvenant… Denise Miège-Simansky Animalimages le dé bleu, 2002

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AVANT LA GUERRE

Avant la guerre le pain était de mie maintenant c’est du vieux pain rassis Avant la guerre les pommes étaient des pommes aujourd’hui ce sont des navets Avant la guerre on avait le vin gai maintenant il assomme Avant la guerre on riait du rire des enfants maintenant il fait pleurer Avant la guerre les chiens avaient une âme et maintenant ils sont féroces Avant la guerre les gens étaient bien en chair et maintenant ils sont faits d’os On passait sa vie dans les rues pour prendre le soleil et maintenant il s’est caché Et la pluie la douce pluie tiède et sucrée devenue grêle et sel gelé Dans les villes d’avant guerre les maisons se tenaient debout très fières et maintenant elles sont couchées Après la guerre…oh ! après la guerre tout sera encore plus beau qu’avant le pain la pluie le soleil les gens On ira le raconter sur les tombes À ceux qui sont tombés Jean-Louis Maunoury Guerres et paix møtus, 1997

J’avais trainé En chemin Une vitrine Des crayons Des gommes M’avaient retenue De petites gommes À la dimension de ma main Une gomme pour effacer Pour se racheter Une autre Pour recommencer Je n’ai pas trouvé De Gomme Pour refaire Ma vie Dan Bouchery

Les éphémères SOC et FOC, 2009 J’habite dans ma mémoire d’enfance d’immenses près d’étoiles des Voies Lactées vaporeuses sur les champs de blé de juillet en pente vers la vallée. Sur les chemins sans trop lever la tête on croyait avoir les constellations à portée de mains. Nulle part ailleurs Les nuits ne sont plus neuves. Colette Andriot Pattes d’oiseaux, pattes de chat La Renarde Rouge, 2007

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Dans trois cents ans les gens qui parleront en verlan ne diront pas Kanlipé mais Pélican Ils ne diront pas Kéropé mais perroquet comme avant Michel Besnier Le verlan des oiseaux et autres jeux de plume møtus, 1995

GUSTAVE C. 25 ANS

Chaque homme est un enfant. Que ne pouvons-nous être encore au temps de l’innocence ? Je regarde mes camarades, sales et hirsutes, je les imagine en culotte courte, s’amusant à des jeux enfantins, aux billes ou à cache-cache peut-être. Il y a parmi eux les tristes et les gais, les timides, les rêveurs, les paresseux, les chefs de bande, les calmes ou les nerveux, ceux qui ne quittaient pas les jupons de leur mère. Qu’il soit cet enfant-ci ou cet enfant-là, appellera-t-il sa maman au moment de mourir ? Elle est la seule qui saura prendre son fils dans ses bras, elle seule saura le bercer. « Maman ! Maman ! », pas une nuit où nous n’entendons cet appel d’amour éperdu. Chaque homme est un enfant et la mort, cette charognarde, l’oblige à se le rappeler. Nous sommes les obligés de la mort. Il y a dans ce départ une renaissance. Chaque oiseau n’a qu’un seul nid pour s’endormir. Un seul. « Maman !». Patrick Bertrand Un champ pour des grands-pères qui n’ont jamais été pépés 1914-1918 La Renarde Rouge, 2002

Comme les perles d’un collier Qu’on égrène distraitement Les jours s’additionnent aux jours Sans nul souci de qui les porte.

*

On dit toujours que le temps passe. Je me sens plutôt dépassé Par ce qui en moi m’outrepasse Et qui dévore mon passé. Jean-Louis Jacques Quatrains de veille La Renarde Rouge, 2003 L’amour n’a pas d’âge Il court d’une aube à l’autre sans rien qui le retienne Il sait les peines et les joies qui cousent les deux bords de la vie Ses feux d’herbes le long de nos routes sont une seule et même lumière Son secret est sa confiance souffle épars ou cœur suspendu Notre amour n’a pas d’âge il est l’horizon de ce qui vient.

Marilyse Leroux Le temps d’ici Rhubarbe, 2013

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Souvenirs Le pays de nos yeux abrite des mémoires de lumière Des murs et des lézardes et des éclats de lierre Des chemins ruisselants dans les odeurs de pluie nous gardons des parfums où la vie se concentre Et chaque mot écharde ou miel peut éveiller en nous l’éclat des images voilées que l’on n’attendait plus. Alain Boudet Ici là, sur le rivage La Renarde Rouge, 2010 L’arbre d’hier qui m’arrivait au menton L’arbre d’aujourd’hui qui accroche le ciel pour de bon L’arbre de demain qui oubliera mon nom. Joëlle Brière

Arbres et compagnie La Renarde Rouge, 2007

Du poème des visages tu retiens une ride et un sourire Tu les poses sur la buée d’une voix pour qu’ils voyagent empruntant l’insensible chemin de l’air Combien verront ces mots trembler dans le jour offert encore à l’ombre et à la lumière ? Combien auront les mains ouvertes quand ride et sourire déposeront leur douceur ? Alain Boudet Si peu, mais quelques mots La Renarde Rouge, 2006

TU M’AS DIT

Tu m’as dit oui Pour aujourd’hui

Pour mercredi Et pour jeudi Tu as promis

Pour vendredi Et puis et puis Tu n’as rien dit

Pour samedi Ni pour la vie

Moi pour la vie J’ai bien envie Que ce soit oui

Aussi

Liska A comme love

La Renarde Rouge, 2003

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Le lanceur

du bord de l’eau a-t-il pensé

aux millénaires qu’il a fallu

pour façonner le galet

qui a réussi quatre ricochets ?

Paul Bergèse

Au gré des galets La Renarde Rouge, 2006

il regarde sa chaise il a posé dessus pipe et tabac c’est une simple chaise de pauvre chambre mal meublée il la peint avec son bois de paille et le tabac dessus après il fume une pipe et disparaît dans la fumée c’est la chaise de Vincent sur le tableau en couleurs et douleurs. Luce Guilbaud Par les plumes de l’alouette Corps Puce, 2012 Entre les veilles et les lendemains la marge de manœuvre est étroite On comprend la fébrilité des jours François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome 2 Gros Textes,

Si on est devenus grands c'est qu’on devait s’ennuyer Les trains électriques tournent en rond François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome I Gros Textes, 2011

ENFANT

Enfant, j’étais déjà un enfant Je le suis resté

Je ne suis pas grand J’ai fini de téter

Mais je saute toujours les problèmes En leur tournant le dos Devant les dilemmes

Je me cache dans le frigo Face aux réalités

Je baisse les yeux, je tire la langue Je me gratte les pieds Je suce une mangue

Et quand les ennuis s’amoncellent Derrière et devant

Je monte dans ma nacelle Et je file avec le vent

Philippe Fournier Les épées de pépé Gros Textes, 2001

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NOSTALGIE

Gouttelettes blanches, Lentes gouttelettes, Gouttelettes de lait frais, Clartés fugitives le long des fils télégraphiques, Le long des longs jours monotones et gris, Où vous en allez-vous ? Où vous en allez-vous ? À quel paradis ? Je dis : paradis, Clartés premières de mon enfance Jamais retrouvée. Léopold Sédar Senghor Œuvre poétique

Le Seuil, 1964

L’HOMME QUI A OUBLIÉ

J’ai rencontré l’homme Qui a oublié Qu’il a été un enfant Oublié Les larmes et les jubilations Les désespoirs et les folies Oublié La cabane de Robinson La fugue rageuse Oublié Le rêve insolent Ou la bouche gourmande N’y a-t-il plus de déesse Dans le ciel Pour semer en sa tête nocturne L’éblouissant paraphe D’une étoile filante Claude Haller Poèmes du petit matin Le Livre de Poche Jeunesse, 1998

AU GUICHET DU TEMPS

Donnez-moi un aller d’âge simple : le retour ne m’intéresse pas. Michel Monnereau Les zhumoristiques Gros Textes, 2006

SI J’ÉTAIS PETIT…

Si j’étais petit j'aurais des jeux à l’infini neige à pleins duvets sur mes errances de forêt Des ports imaginaires aux quatre coins de ma chambrette (le tapis est la mer qui me mène où je le souhaite) J’aurais de grands oiseaux blancs ondulant comme des vagues qui me conduiraient jusqu’à Prague où s’endort mon château J’aurais pour m’éblouir cent lumières entre les mains des secrets souterrains et des coffrets de souvenirs Si j’étais petit… − mais ce n’est pas permis Jean-Pierre Vallotton Chansons en mie de pain Lo Païs, 2000

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D’OÙ VENONS-NOUS ?

― D’où venons-nous ? ― Du fond des temps. ― Que sommes-nous ? ― De pauvres gens. ― Où allons-nous ? ― Où va le vent. Maurice Carême in À l’ami Carême Le Livre de Poche Jeunesse, 1987

LA BARBE DES SAISONS

Le Printemps a une barbe fleurie comme Charlemagne

à ce qu’on dit

L’Été a une barbe noire sous la rôtissoire

du soleil

L’Automne a une barbe rousse comme les frères Barberousse

fameux pirates

L’Hiver a une barbe blanche comme les pères Noël des grands magasins

Ma barbe à moi est poivre et sel

pour assaisonner mes joues

Daniel Schmitt La barbe des saisons

Lo Païs, 1998

LE BALAYEUR

Je suis celui qui doit frotter et ramasser avec ma pelle et mon balai : papiers, chiffons, vieilles peaux, savates, épluchures, journaux et mégots de cigarettes, tout finit dans ma charrette. Depuis des années, je balaie, balaie, mais quand je serai vieux, vous savez ce qu’ils feront ? Que le balai existe encore ou non, C'est moi-même qu’ils balayeront. Gianni Rodari De la terre et du ciel Rue du monde, 2010

Ô JEUNESSE

Ô jeunesse voici que les noces s’achèvent Les convives s’en vont des tables du banquet Les nappes sont tachées de vin et le parquet Est blanchi par les pas des danseurs et des rêves Une vague a roulé des roses sur la grève Quelque amant malheureux jeta du haut du quai Dans la mer en pleurant reliques et bouquets Et les rois ont mangé la galette et la fève Midi flambant fait pressentir le crépuscule Le cimetière est plein d’amis qui se bousculent Que leur sommeil soit calme et leur mort sans

[rigueur

Mais tant qu’il restera du vin dans les bouteilles Qu’on emplisse mon verre et bouchant mes

[oreilles J’écouterai monter l’océan dans mon cœur. Robert Desnos in Drôles d’oiseaux 17 poèmes à chanter, 19 poèmes à lire Didier Jeunesse, 2006

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Quand j’aurai assez de janviers févriers mars assez d’avrils mais juins juillets assez d’aoûts septembres octobres et mon compte de novembres décembres Assez de lundis de mardis assez de mercredis jeudis de vendredis samedis dimanches Assez de midis de minuits assez de quatre heures assez d’heures Mon temps de parole bien passé je m’en irai faire mon silence Valérie Rouzeau in Drôles d’oiseaux 17 poèmes à chanter, 19 poèmes à lire Didier Jeunesse, 2006

JE SAIS

JE SAIS bien que la faim ôte le rêve. Mais il me faut continuer de chanter.

Que la prison brouille le rêve. Mais il me faut continuer de chanter.

Que la mort tue le rêve. Mais il me faut,

mais il me faut continuer de chanter.

Rafaël Alberti in

Dis-moi un poème qui espère Rue du monde, 2004

JE DIS DOUCEUR

Douceur, Je dis : douceur Je dis : douceur des mots Quand tu rentres le soir du travail harassant Et que des mots t’accueillent Qui te donnent du temps. Car on tue dans le monde Et tout massacre nous vieillit. Je dis : douceur, Pensant aussi À des feuilles en voie de sortir du bourgeon, À des cieux, à de l’eau dans les journées d’été, À des poignées de main. Je dis : douceur, pensant aux heures d’amitié, À ces moments qui disent Le temps de la douceur venant pour tout de bon, Cet air tout neuf, Qui pour durer s’installera. Guillevic in On n’aime guère que la paix Rue du monde, 2003

MONSIEUR, MADAME

Monsieur Comment et madame Comme-ça s’embrassent, s’embrassent… S’embrassent comment ? S’embrassent comme-ça. Monsieur Combien de fois et madame Le-Plus-Souvent s’embrassent, s’embrassent… S’embrassent combien de fois ? S’embrassent le plus souvent. Monsieur Encore et madame Toujours s’embrassent, s’embrassent… S’embrasseront encore, s’embrasseront toujours.

Alain Serres Salade de comptines Rue du monde, 2002

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PHOTO

On dérange sa journée avec une photo qu’on retrouve. Le cliquetis rouillé des années se remet en marche. D’un visage, l'imagination dresse une vie comme quelques mots frottés les uns aux autres allument l’incendie du verbe. Avec une photo, on creuse une ride de plus au temps. Michel Monnereau Poèmes en herbe Milan, 1994

UN MARIAGE

Un garçon comme ça se rencontre rarement : bon comme le pain, vif comme la poudre, fort comme un Turc, doux comme un mouton. Et une fille comme ça : belle comme le jour, fraîche comme la rose, pure comme l’or, se rencontre rarement. Eh bien ils se rencontrèrent. Ils ont une fille laide comme un pou et une vie bête comme chou. Norge in Dis-moi si tu m’aimes Milan, 2010

Dans le métro Les enfants jouent, rient, chantent Font des signes de la main Au train d’à côté Envoient même des baisers Nous, on a les yeux rivés au sol Ou dans un livre Ou sur la ligne à suivre C’est la même chose C’est la même chose qu’on veut Antonello Palumbo Carnet d’un poète assis sur l’horizon Les Carnets du Dessert de Lune, 2005 Elle est amoureuse Elle a 68 ans Cela fait plus de vingt ans Qu’elle n’était plus tombée amoureuse… Comme dans beaucoup d’histoires Lui, il ne sait pas Il passe tous les jours devant sa maison Lui aussi est amoureux On ne sait pas de qui Il passe tous les jours devant sa maison Antonello Palumbo Carnet d’un poète assis sur l’horizon Les Carnets du Dessert de Lune, 2005

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parfois nous marchons avec l’appréhension de ce qui est devant et que l’on ne peut voir rien ne trouble la cadence des pas sur le gravier pourtant cela se découpe déjà en nous et un peu plus loin c’est là comme d’ordinaire nous poursuivons en sachant que cela ressemble à une peur d’enfant et c’est à peu près tout. Michel Bourçon quelque chose comme la paix le calme Les Carnets du Dessert de Lune, 2002 ici nous nous attachons à la terre et aux nôtres car nous nous savons de passage. Michel Bourçon quelque chose comme la paix le calme Les Carnets du Dessert de Lune, 2002 On revient sur un peu d’enfance la lessive étendue sur le pré un dimanche de vêpres une veillée un jeu de cour une marelle l’odeur des confitures et de la cire d’abeille Les yeux ouverts on remonte le temps Il y a les pleins à l’encre violette et les pages déliées. Véronique Joyaux Les âmes petites Les Carnets du Dessert de Lune, 2011

Je rends grâce à des riens que la distance irise, une agate dans la poche, un goût de coco imprégnant les jeudis, des souvenirs de cuisses rouges sur les rampes d’escaliers. Aux robes à fleurs de ma mère légères dans le soleil du séjour, aux tablées d’amis des dimanches, aux blagues de mon père et au tapis qu’on finissait toujours par rouler pour danser. À l’appui rouillé de la fenêtre d’où je regardais Paris le soir et d’où j’attendis un jour le camion des déménageurs sans parvenir tout à fait à croire que l’éternité n’a qu’un temps. Michel Baglin L’alcool des vents Rhubarbe, 2010

Quand les souvenirs bruissent aux ailes des oiseaux, un vent de sable roux

est écharpe d’embruns et la crainte des nuits

source de chansons douces.

Quand les souvenirs voguent aux franges des roseaux,

la légende prend vie au pistil des jonquilles et l’aile d’un sourire

au regard du chevreuil berce la nostalgie

qui germe à la fontaine.

Paul Bergèse C’est un peu comme si tu venais chez moi

SOC ET FOC, 2001

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Les outils du jardin sont restés sous la pluie. Ils n’ont qu’ici à pouvoir être entiers avec le temps. La brouette vert sombre couchée sur le côté au bord d’une fosse où de l’herbe se décompose, on la dirait ici pour l’éternité. Pas comme nous et notre crainte de vieillir dès cinq heures du soir dans novembre. Marcel Migozzi Des heures jardinières Autres Temps, 1994

L’APPEL DE LA SIRÈNE

Adieu, je vous quitte, bye bye je rembarque mes mots et mes mythes ma clique et mes cracks ! J’ai plein mes bagages de ces biscuits secs qui font un langage du Havre à Québec. Où le vent me mène je m’en vais au loin, avec mes baleines, avec mes marsouins. J’entends la sirène qui siffle un taxi, vite, elle m’entraîne dans sa galaxie ! Charles Dobzynski Les premiers de la glace le dé bleu / Écrits des Forges, 1996

ONDES INEXPLICABLES

À cause d’une musique À cause d’un vent qui passe Et qui vient de très loin À cause d’un paysage Qui n’a pas changé d’une ride À cause d’un visage d’enfant Qui coupe les pensées Voilà qu’on rencontre des choses Et des hommes d’il y a longtemps Voilà qu’on reconnaît des voix Qui se sont tues des siècles plus tôt Quel tour est-ce encore ô mémoire Pour qu’on reconnaisse des regards Que la terre a mangés pourtant Avant que nous soyons venus Robert Momeux On a beau dire Multiples, 1991 Tu as un an de plus aujourd'hui Tu as oublié l’enfant qui sommeillait en toi Tu aimerais pourtant le rappeler Pour qu’il puisse voir ce que tu es devenu Pour enfin vivre au soleil Certains soirs tu te manques Yann Sénécal Je ne m’adresse plus la parole clarisse, 2009

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se dire aujourd’hui que demain nous irons c’est comme un défi à notre mort car c’est bien de cela dont il s’agit n’est-ce pas non d’y échapper mais bien de résister à son avance à cette usure un peu plus longtemps que possible et de tenter ce pas juste un pas plus loin Patrick Joquel Un emploi du temps de chamois clarisse,2008 J’ignore si je vis dans l’ordre ou le désordre Si aujourd’hui est hier ou demain ou les deux ensemble Anise Koltz Chants de refus II Phi, 1995

J’aurais aimé être l’éclat de rire d’une drôle de vie.

** J’aurais aimé être assis sur un banc de poissons.

** J’aurais aimé être les rides soucieuses d’un front de mer.

** J’aurais tant aimé être la cerise sur le gâteau. Jean-Louis Massot Sans envie de rien Éditinter, 2003

LETTRE À ANISSA, MA FILLE

Prends ma main et laisse-moi traîner Bagdad jusqu’à tes pieds. Bagdad ma faillite étrangère à ses morts, à ses années perdues Tu verras le temps qui remonte la colline, les instants consommés par le silence Que dire ma fille devant la dépouille d’un exilé ? Que dire face à un étranger qu’on envelopperait de poussière et priverait de ses ailes ? Salah Al Hamdani Bagdad à ciel ouvert Écrits des Forges / L’idée bleue, 2006

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LES PORTABLES

Dans les trains, Dans les gares, Les rues, les autocars, Sur les plages, Sur les toits du village, On en voit, Des Messieurs, Et des Dames, Des tout jeunes, Des très vieux, Des timides, Des hurlants, Des couchés, des courant, Des paumés, des notables, Collés à Leurs portables Téléphones redoutables Car ils sont, Tous ceux-là Tous pareils, Ne voyant Plus le temps, Ni les fleurs, Ni le cœur Des passants ! Ça s’explique Mes enfants Car ces gens COMMUNIQUENT ! Georges Jean Airs d’enfance Fuzeau, 2001

CONFIANCE

Tu cherches une épaule où ta main pourrait faire escale Un coin de ciel où recharger tes yeux Un mot comme un murmure de fontaine posé haut sur l’échelle du vent Là où tu marches la route n’a pas de mémoire et le regard n’offre pas d’horizon dans la lumière grise Ton sourire est contraint dans les poches de l’ombre Tu cherches C’est pour ça que tu marches. Vers quel visage ? Alain Boudet À vif Jacques André, 2008 habillée par des mots qui ressemblent aux désastres croisés sur des chemins incendiés je marche dans la mélancolie l’éloignement des vertiges le désarroi je marche dans la mélancolie désaccompagnée de celui au loin vivant égarée Danielle Fournier Je reconnais la patience de l’arbre Tarabuste, 2008

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VIVRE

Vivre n’est pas durer Vivre n’est pas durer seulement Attendre un jour de plus attendre un autre instant Nous l’oublions parfois nous que fuit le silence Nous cherchons des repères où vibrerait la vie Nous tissons l’immédiat avec les souvenirs Nous colmatons en nous les brèches du désir avec des pans d’aurore et des murs de feuillages Mais ce qui manque en fin c’est un peu de lumière Un simple instant d’amour battant au cœur du jour. Alain Boudet Au cœur, le poème La Vague à L’Âme, 1995 Il n’en finit pas le chemin Il est en moi, je suis en lui Il s’efface quand je le fuis Je crois le suivre, il me dépasse Marc Baron Variations Sur Le Chant Intérieur L’Harmattan, 1998

je ne suis plus un enfant ce serait bien pourtant le soir quand dans ma chambre vide je ne reconnais plus mon ombre sur les murs je me souviens alors d’un jeu que j’aimais bien et je ferme les yeux pour oublier juste un instant que je ne suis plus un enfant Bernard Friot peut-être oui De La Martinière, 2006

MALGRÉ TOUT CE QUE J’AI PU

Malgré tout ce que j’ai pu noter au bout de ces chemins communs, j’ai laissé partir des fragments de vies derrière chaque année laissée en amont ; des pièces du puzzle ont vogué sur des bateaux de papier qui ne sont jamais, jamais revenus à leur point de départ comme ces vagues de brise qui couvrent les rivières et s’en vont au loin sans que nous puissions les retenir. Jean-Louis Massot La valse des mots toupies Éditinter, 1999

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CREDO

Je crois en ceux qui marchent à pas nus face à la nuit Je crois en ceux qui doutent et face à leur doute marchent Je crois en la beauté oui parce qu’elle me vient des autres Je crois au soleil au poisson à la feuille qui tremble et puis meurt en elle je crois encore après sa mort Je crois en celui qui n’a de patrie que dans le chant des hommes et je crois qu’on aime la vie comme on lutte à bras le corps Jean-Pierre Siméon Sans frontières fixes Cheyne, 2001 Tu quittes tes rivages, franchis l’enfance du gué. Tu perds de vue la berge mais s’ouvre large l’horizon des pas en liberté. Isabelle Poncet-Rimaud Denis Émorine Rivages contigus Éditinter, 2002

LABYRINTHE DU PARDON

Que font ces hommes autour de moi ? Soudain la page se tait et la voix de mon père son auréole de poussière surgissent de mon corps Alors je m’abandonne au tremblement blessé et sans appui Je ferme les yeux Ma mère monte la garde sur l’autre rive Faut-il que je me précipite dans un vide si lointain ? Salah Al Hamdani Saisons d’argile Al Manar, 2011 Je voudrais pas mourir Sans qu’on ait inventé Les roses éternelles La journée de deux heures La mer à la montagne La montagne à la mer La fin de la douleur. Boris Vian

in Il était une fois, demain… messidor / la farandole, 1983

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Je m’allume Je m’éteins J’ai cru voir C’était rien Philippe Avron Les poèmes missives de Philippe Avron Guilde du Poème Au fond de moi, il y a un petit enfant qui veut écouter le chant des violettes André Rochedy

L’enfant du songe l'arbre à paroles, 2001 J’écoute Bach J’écoute Vivaldi J’écoute le bruit de la vie Les oiseaux qui chantent dans les verts feuillages Je n’ai plus d’âge Je ne suis que plaisir et envie Note sensible sur le clavier du temps Note qui vibre libre avec l’univers Jean-Claude Bardot Poèmes au tournesol L’iroli, 2008

À Béatrice Pernier

Elle est belle La vie Elle se conjugue au présent et à l’infini Elle se conjugue en printemps En lys et en pâquerettes Elle court après l’amour et l’enfantement Elle est simple comme la beauté Jean-Claude Bardot Poèmes au tournesol L’iroli, 2008 Je n’ai pas tué l’enfant en moi Je l’ai nourri de mes pensées Il a été le soleil de ma solitude La rivière enchantée L’arbre en fleurs de ma liberté Je n’ai pas tué l’enfant en moi Il m’a nourri de son innocence De sa présence comme un oiseau en vol Pour son eldorado Et à nous deux nous avons refait le monde Contre la misère et le malheur l’ennemi éternel Jean-Claude Bardot Poèmes au tournesol L’iroli, 2008 Changer le monde, j’y passe un de ces temps. Fermer les centrales, donner plus d’ailes au vent, parler à une étoile, qu’elle reste au levant, protester dans la rue, rire partout ailleurs, changer le monde avant que se comptent les heures, que je devienne

[grand. En fait, ça m’arrangerait que vous changiez le monde avec moi. Carl Norac

( Anne-Marie Wilwerth, Pierre Coran) D’îles en ailes Couleur livres, 2012

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Ce jardin libère l’enfance de ses liens. Désormais, tu peux revenir sur ces lieux heureusement préservés de tout. De ce jardin s’échappent des couleurs, des senteurs que tu n’as pas oubliées et qui, en cet après-midi, t’assaillent de nouveau : il a évincé le temps pour n’être que présence diaphane et cependant si tenace au point de mettre à jour le moindre souvenir qui, tout à l’heure encore, n’était que tache blanche dans la mémoire. Max Alhau Proximité des lointains L’arbre à paroles, 2006 comme les amoureux ceux des films et ceux des taillis mes parents se cachent pour s’aimer ils me croyaient au jardin je les ai vus elle roulée sur ses genoux surprise elle a feint de recoudre le bouton blanc de la chemise (l’étreinte) Françoise Lison-Leroy le dit de petite elle l’arbre à paroles, 2000

Mais des amis avez-vous des nouvelles ? Le temps court comme un cheval fou. Le sable a bu leurs images, l’herbe recouvre leur chemin. Et nous levons les yeux vers le grand fleuve d’astres où monte, éperdue, la barque du passeur. André Rochedy Chants de la traversée l'arbre à paroles, 1999 Les témoins arrogants d’un temps que l’on renie se persuaderont-ils de la fragilité d’un roncier, de la proximité d’une étoile déjà morte à leurs yeux ? Et tout ce qui fait foi : la grotte de Lascaux, les châteaux Renaissance, la conquête de l’espace déjà caduque, a sombré dans le frémissement des images. Mais cette émotion qui naît avec la pluie, quel pèlerin marchant vers d’autres Compostelle ne l’éprouve-t-il pas en réprimant ses songes, au point de s’accorder une trêve innocente pour oublier la route et revenir à soi ? Max Alhau Le bleu qui précède la nuit l'arbre à paroles, 1998

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CHANT D’ORPHELIN

Si je dois mourir à la guerre Nulle femme n’aura de larmes, Je n’ai jamais connu leurs charmes Ni la tendresse d’une mère. Quant aux amis, je n’en ai guère. Un orphelin n’a pas d’histoire. Mourir en héros pour la gloire N’allègera pas ma misère. Je n’ai eu pour seul héritage Qu’une fortune de souffrances, Un plein coffre-fort de malchance Et de maux que nul ne partage. Je quitterai ce monde hostile Comme j’y suis venu : bohème, La tête farcie de poèmes Et de souvenirs inutiles. Dimtcho Débélianov in Un poème, un pays, un enfant le cherche midi / UNESCO, 2002

MINUIT VOLE !

La pendule n’est pas folle : elle a bien sonné minuit. Elle dit que le temps vole, que la vie la vie s’enfuit. Douze coups l’un contre l’autre se sont fondus dans le noir. Douze oiseaux l’un après l’autre s’envolent de leur perchoir. Déjà minuit : le temps vole la vie brûle, l’ombre luit… La pendule n’est pas folle : elle a bien sonné minuit. Armand Monjo Le monde est mon cousin l'épi de seigle, 1998

Un bol ébréché trébuche sur la toile cirée. Ni les sanglots, ni les souvenirs ne lui redonneront jeunesse. Chantal Couliou Le chuchotement des jours ordinaires l'épi de seigle, 1997 La vieillesse et la solitude, deux âmes en peine. Un bol de café, des miettes de pain, des lettres jaunies. Attendre patiemment la mort. Chantal Couliou Le chuchotement des jours ordinaires l'épi de seigle, 1997 Mon assurance maladie me prend en charge pendant dix ans dix ans c’est long pour une guérison mais si la vie me fait crédit j’en reprendrai bien pour une autre décennie Joël Sadeler Le Cancre du Cancer l’épi de seigle, 2000

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Je suis un vieux précoce et sans force À soixante ans barbe blanche cheveux en bataille maintenant clairsemés qui se rabibochent − solidarité capillaire− sur mon crâne dénudé

doigts gelés −mains et pieds toujours fourrés− L’heure du repas arrive sans joie je n’aime que les rillettes du Mans à la graisse de porc à la grâce de Dieu

Mon équilibre est fragile mes jambes en péril et il me faut bâton de bois pour faire quelques pas Je suis un vieux précoce et sans force mais je n’en fais pas une maladie pardi je l’ai déjà en moi en ami mon cancer favori et il m’emmènera bien en enfer ou en paradis Joël Sadeler Le Cancre du Cancer l’épi de seigle, 2000 Il y aura toujours un poète pour dessiner un vieil arbre un sage pour ramasser une vieille pierre un enfant pour aimer un vieillard Clod’aria La pierre, l’arbre, l’âne l'épi de seigle, 2001

LE PARFUM DE MÉMÉ

J’aime le parfum de mémé Elle sent la soupe aux choux

Le dimanche elle sent le poulet J’aime l’embrasser, c’est doux

J’aime quand elle revient De chez le coiffeur

Elle n’a plus un cheveu blanc Ils sont noirs, c’est surprenant On dirait qu’elle est tombée

Dans le vidangeur J’aime quand elle prend le thé Elle éventre toujours le sachet

Tous les grains se mettent à nager Elle le boit, elle a la santé

J’aime quand elle parle avec sa voisine Elles chuchotent entre leurs dentiers

Elles se montrent leurs pieds Elles disent du mal de l’autre voisine

J’aime quand elle fait le ménage Elle fait sauter les plombs En branchant l’aspirateur

À califourchon Il y a de l’explosif dans l’allumage

J’aime bien quand elle marche On dirait qu’elle a des oursins

Dans les godasses Mais pour elle, la terre est basse

Elle est haute Comme trois marches

J’aime le parfum de mémé Jamais je ne l’oublierai, non jamais.

Philippe Fournier Les épées de pépé Gros Textes, 2001

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SOUVENIRS DES ANNÉES 40

( à Renée)

Je me souviens de mon arrivée sur la côte en 1940 de ce clocher roman modeste trapu si séduisant pour mon œil de peintre qui est resté intact dans ma mémoire lui et son curé amoureux qui t’offrait des bas de soie… Le petit tortillard longeait la côte en toussant nous emmenant à la ville Dans la rue des Sables la bise régnait en tyran Sur le remblais peu de monde La plage était à nous la jeunesse aussi et la guerre Les soldats ennemis ravis d’être là loin du front russe surveillaient l’horizon (le débarquement ???) Mais la mer était innocente comme nous et nous regardions ces jeunes qui avaient envie de vivre comme nous… Nous ignorions tout de ce qui se passait ailleurs rien des camps de la mort ni des fours crématoires rien des atrocités et peu de chose de la résistance Rien de notre chance à nous et nous trouvions le temps long… Le jeudi nous courions les fermes à la recherche d’œufs

de poulets de lapins… Il fallait bien nourrir les Parisiens ! la Vendée était riche elle, classée pauvre dans les géographies d’alors !!! Cette nuit en rêve nous volions la main dans la main et j’éprouvais pour toi la même amitié que jadis immense et éternelle… Dans les rêves le temps est immobile Clod’Aria Inventaires Le Chat qui tousse, 2000 Ami que ferons-nous lorsque le tout sera dénoué l’hiver, les chagrins et les voiles qui reposent lorsque le tout sera confié que ferons-nous, ami Mais l’amour, ma mie cette douce chose

Marianne Gallet Ajours L'épi de seigle, 1994

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LE VIEIL HOMME À LA CANNE

De sa main posée sur le monde le vieil homme a gardé le sillage des routes Simples chemins d’éternité qu'il regarde assis près du feu. Alain Boudet Anne-Laure à fleur d’enfance Donner à Voir, 1994 Sursitaire Comme chacun À l’instant réduit À rebours d’ivresse Par la peur souvent secoué Locataire D’un corps vieillissant Gourmand de joie et de lumière J’habite la terre En passant Philippe Quinta Ni le jour ni l’heure Donner à Voir, 2008

Te souviens-tu ma sœur de la bonne odeur des fricots de grand-mère, la soupe embaumait la sarriette. Le mironton et la blanquette qui mijotaient sur le vieux fourneau noir ont régalé notre jeunesse. Le riz cuisait longtemps, longtemps, nous nous disputions souvent pour gratter la casserole car il prenait toujours au fond. C’est comme ça qu’il est bon disait grand-mère … il y a longtemps qu’elle est partie ! Qu’est-ce qu’elle mijote maintenant au paradis ? C’était une fameuse cuisinière et elle avait beaucoup d’esprit !!! C’est elle qui bat en neige les nuages et la crème fouettée sur mon visage les jours de neige et de grand vent… C’est elle qui fait tout ce remue-ménage maintenant… elle a beaucoup de temps. Denise Bourré in Agape/agape(s) Donner à Voir, 2006 Marcher encore un peu jusqu'à la prochaine racine jusqu’au prochain croc-en-jambe Et de là peut-être atteindre un quelconque havre Et comme l’on vieillit progresser à tâtons Et sans reconnaître le chemin rejoindre le premier pas Celui de l’enfant qui attend depuis le fond de la nuit que le cercle se referme

Hervé Lesage Dans l’ordre des choses Echo Optique, 2008

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DE LA VIE III

Ce monde refroidira étoile parmi les étoiles et même des plus petites, une pépite d’or sur fond de velours bleu en somme, notre univers immense en somme. Ce monde un beau jour refroidira même pas comme un bloc de glace ou un nuage mort, il roulera comme une coquille de noix vide dans l’obscurité sans bornes ni limites… Dès maintenant tu en éprouveras la douleur tu en ressentiras la tristesse dès maintenant. C’est ainsi que tu dois aimer le monde pour pouvoir dire : j’ai vécu. Nâzim Hikmet Il neige dans la nuit Gallimard Poésie, 1999

SUR UN VOYAGE

Nous ouvrons les portes, nous fermons les portes, nous franchissons les portes et tout au bout de l’unique voyage ni ville ni port. Le train déraille, le bateau fait naufrage, l’avion s’écrase. Une carte est gravée sur la glace. Si j’avais le choix de recommencer ou non ce voyage je le recommencerais. Léningrad, 1958

Nâzim Hikmet Il neige dans la nuit Gallimard Poésie, 1999

EFFACEMENT

L’herbe a grandi au fossé profond l’homme en marchant fixe le nuage étiré frangé comme son habit gris des chiens aux horizons béants diversement aboient pourtant c’est la paix le jour va s’incliner il faudra bien encore couper le pain à la nuit assis sur le billot rustique avec en fin de compte l’impensable mort. Jean Follain Exister Gallimard Poésie, 1969 Accepter ne se peut comprendre ne se peut on ne peut pas vouloir accepter ni comprendre On avance peu à peu comme un colporteur d’une aube à l’autre Philippe Jaccottet Poésie 1946-1967 Gallimard Poésie, 1971

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VERBE ET MATIÈRE

J’ai je n’ai pas J’avais eu je n’ai plus J’aurai toujours

Un béret Un cheval de bois Un jeu de construction Un père Une mère Les taches de soleil à travers les arbres Le chant du crapaud la nuit Les orages de septembre.

J’avais je n’ai plus Je n’aurai plus jamais

Le temps de grandir, de désirer. L’eau glacée tirée du puits Les fruits du verger Les œufs frais dans la paille. Le grenier La poussière Les images de femmes dans une revue légère Les gifles à l’heure du piano Le sein nu de la servante.

Si j’avais eu J’aurais encore

Le fuite nocturne dans les astres La bénédiction de l’espace L’adieu du monde à travers la clarté La fin de toute crainte de tout espoir L’aurore démasquée Tous les pièges détruits Le temps d’avant toutes choses.

Jean Tardieu L’accent grave et l’accent aigu Gallimard Poésie, 1986

LE VIVANT PROLONGÉ

(Avec naturel. Familièrement, comme ça)

Le mort qui est en moi S'impatiente Il tape dans sa caisse à bras raccourcis Il voudrait qu’on le montre une dernière fois. Quant au vivant ça va pas mal merci pour le moment. Jean Tardieu L’accent grave et l’accent aigu Gallimard Poésie, 1986

À LA LISIÈRE DU TEMPS

Quand on marche le soir à la lisière du temps il monte soudain une bouffée d’enfance les cris d’hirondelles folles d’un préau d’école ou le silence de la barque sur la rivière à la tombée du jour quand le soleil rase l’eau qui moucheronne ou bien la sonnette (deux fois) de l’épicerie-mercerie où on achète après l’école les rouleaux de réglisse Zan qui barbouillent de noir et font les doigts collants On tend l’oreille le long du voile de la brume Quelqu’un parle à voix basse sans qu’on puisse reconnaître la voix et sans comprendre les paroles les mots chuchotés loin à l’envers du silence Hôpital de la Pitié 25 août 1983

Claude Roy un poète Présenté par Serge Koster Gallimard Jeunesse, 2001

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LE MIROIR

Le miroir se souvient des visages, le miroir se souvient des milliers de visages qui se sont posés sur lui comme des papillons, un instant, sur le reflet se posent, puis mortels sont emportés par le vent qui les efface : visages d’enfants, d’hommes, de femmes, de vieillards, visage velu d’un chien, parfois visage d’un fantôme, penché sur une épaule, et qui regarde de son regard sans yeux dans le miroir les innombrables visages, les innombrables feuilles de cette forêt de visages. Ah ! miroir, forêt d’images, empire de la mémoire, rends-moi le jeune visage de celle qui jadis dans cette chambre vers ton eau profonde se pencha et dénoua, pour la première fois, sa chevelure.

Jean Joubert in 20 poètes pour l’an 2000 Gallimard Jeunesse, 1999

SAULE

Le miroir au fond des chambres voit s’écheveler dehors un saule en proie à l’ondée. Un miroir au fond du cœur voit s’agiter les futurs Mais le passé dort comme un vieillard sur un banc, comme un soldat tué. Jean Grosjean Nathanaël Gallimard, 1996

LE TEMPS

À On Kawara

C’était le temps, c’était le temps, c’était le temps, c'était le temps, était le temps, le temps, et c’était le temps, et c’était le temps, et c’était le temps, et c’était le temps, était le temps, le temps, car ce fut le temps, ce fut le temps, ce fut le temps, ce fut le temps, fut le temps, le temps qui fut le temps, qui fut le temps, qui fut le temps, qui fut le temps, fut le temps, le temps, qui aura été le temps, qui aura été le temps, qui aura été le temps, qui aura été le temps, été le temps, le temps, et cessé d’être le temps, et cessé d’être le temps, et cessé d’être le temps, et cessé d’être le temps, d’être le temps, le temps de sa vie, sa vie, vie. Jacques Roubaud La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains Gallimard, 1999

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LES DEVOIRS

pour Monique Royer

je dois d’abord éteindre les oiseaux. Dans mon jardin les fleurs galopent : je dois d’abord les arrêter comme on arrête un cheval devant la mer boudeuse. Je dois d’abord repeindre les objets qui furent mes amis : le rasoir ; la carafe et les livres sacrés. Je dois d’abord rendre à l’horloge les heures que depuis soixante ans je lui ai dérobées. Je dois d’abord abattre tous les arbres, pommier, platane, eucalyptus, où j’ai gravé, voyageur imprudent, mes initiales. Je dois d’abord mettre en lieu sûr l’éternité. Alain Bosquet Demain sans moi

Gallimard, 1994

WOHIN

Le vent secoue les ronciers sur le mur, secoue sur le coteau les pins hurleurs. Où va le vent ? Où va le temps ? Où vais-je ? La clarté même a changé de nature. Les yeux fermés j’entends battre mon sang, faiblir le jour, se retirer les heures. La nuit du ciel m’enferme dans ma nuit Soudain la voix, l’ombre et la voix du garde, la lueur d’acier, l’instant, le vent qui passe, la lueur des yeux, la paix du cœur et rire. Jean Grosjean Nathanaël Gallimard, 1996

Mon grand-père m’a transmis un calme malicieux Celui de ce pays qui fait partie de moi sans autre prétention Celui que le vent mène bien au-delà du temps de l’exil et de l’ombre Celui qui me rappelle ce frisson dans tes yeux Comme si d’ordinaire. Stéphane Bataillon Où nos ombres s’épousent Bruno Doucey, 2010

SILLAGE

Une vie, à peine un peu d'écume dans son sillage,

guère plus de traces que l’oiseau n’en laisse

dans l’air qu’il fend.

Une vie, ce qu’il en reste, cette traînée d’images

dans les mémoires amies s’évaporant avec les ans.

Une vie, une voile, un vol,

un grain de lumière dans les sillons du vent.

Michel Baglin Un présent qui s’absente Bruno Doucey, 2013

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C’était un vieux monsieur Qui criait « Oh mon Dieu ! J’ai tiré la sonnette d’alarme Mais personne n’est venu, quel drame ! Ça fait soixante ans que j’attends Mes cheveux sont devenus blancs ! » Edward Lear Poèmes sans queue ni tête Très librement adaptés par François David møtus, 2004 Dans la maison De mamie On parle d’amour Papi ramène du bois Qu’il chauffe Sur son cœur Et mamie Comme autrefois Brûle encore et toujours De lui parler d’amour. Michel Lautru Les jupes s’étourdissent SOC et FOC, 2005 Grand-mère sur le seuil avec son sourire et autour un visage bien ridé déjà (elle a quel âge ? on ne compte pas !) Elle est là avec la maison les chambres les fenêtres les escaliers la cheminée tout ça pêle-mêle avec les valises les raquettes les épuisettes et la mer tout à côté qui commence à chanter. Luce Guilbaud Du sel sur la langue SOC et FOC, 2004

Ah ! une rob’ de quoi ?

Une rob’de mariée ! C’était à qui ?...

Qui ? qui a mis cette robe-là ?

Quell’grand-mère ? Peut-être la grand-mèr’ de papa.

C’est pas d’hier c'est pas d’hier les gars : dans l’bas la dentelle a

des trous supplémentaires.

Xavier Bouguenec Y a plus d’enfants SOC et FOC, 2006

J’ai crié que j’aimais. J’ai aimé sans rien dire et la vie est passée… Clod’aria Mes mots vous regardent SOC et FOC, 1999 La vieillesse se traîne comme un train de marchandises laid lent essoufflé mais plein de richesses… Clod’aria Mes mots vous regardent SOC et FOC, 1999

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Et quand on est né en 16 Oh là là ! on n’ose plus l’annoncer. On entend tout de suite résonner dans sa tête : « Et tous ces jeunes qui sont morts avant vous, vous n’avez pas honte ? » Oh si ! Clod’aria Mes mots vous regardent SOC et FOC, 1999

V I E I L L I R

c'est ajouter du temps au temps

des livres sur ton étagère des pas sur un chemin qui va

dans un lointain étrange où tour à tour tu es la source tu es le diable

tu es le feu et

tu es L’ A N G E

Joëlle Brière Une baleine, deux baleines, trois baleines, six cachalots…

La Renarde Rouge, 1998

Laisse tes cheveux blancs Dépasser de ton chapeau

Ils sont la preuve De tes plus belles patiences

Joëlle Brière Et ZEN alors !... La Renarde Rouge, 2003

ÉLOGE DE LA VIEILLESSE

J’aime les très vieux assis à la fenêtre qui regardent en souriant le ciel perclus de nuages et la lumière qui boite dans les rues de l’hiver j’aime leur visage aux mille rides qui sont la mémoire des mille vies qui font une vie d’homme j’aime la main très vieille qui caresse en tremblant le front de l’enfant comme l’arbre penché effleure de ses branches le sommeil d’une rivière j’aime chez les vieux leur geste fragile et lent qui tient chaque instant de la vie comme une tasse de porcelaine comme nous devrions faire nous aussi à chaque instant avec la vie Jean-Pierre Siméon Ici Cheyne, 2009

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IL SERA BON DE VIEILLIR

Il sera bon de vieillir le long des chemins calmes d’avoir le droit enfin de jouer sans souci avec le vent avec les pierres d’écouter l’ombre qui grandit et sa caresse au mur de l’âge d’avoir goûté le fruit de toutes les fontaines et d’admirer en soi la soif de l’enfant Jean-Pierre Siméon À l’aube du buisson Cheyne, 1985

IMPATIENCE

J’ai hâte disait-elle que les tourterelles roucoulent sur le toit du voisin. J’ai hâte que l’herbe soit drue et augmente le jour de ce vert inespéré qui fait croire à la vie. J’ai hâte que fondent les fleurs des deux cerisiers et que les fruits se nouent. J’ai hâte que le couple de merles se poursuive sur les tuiles du vieux mur comme des voleurs. J’ai hâte que les nuits soient douces et claires pour reconnaître le Carré de Pégase au milieu des étoiles. J’ai hâte de vieillir encore un peu avant de mourir. Joëlle Brière Pinpanicaille La Renarde Rouge, 1994

Année après année le grenier se remplit de vieilleries Encore un peu et on ne pourra plus faire un pas paralysé par nos souvenirs comme un automobiliste coincé dans un bouchon de la mémoire

Simon Martin Dans ma maison Cheyne, 2013 Quand je serai très vieux dans le très vieux matin d’une très vieille ville j’irai comme un ivrogne me tenant au mur défait de la mémoire et cette ivresse en moi sera comme une enfance

Cette envie de crier pour rien

dans le ciel clair et cette faim gourmande de tout ce qui commence de tout ce qui s’éveille pour préserver le ciel

Jean-Pierre Siméon Un homme sans manteau Cheyne, 1996

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Quand le caillou s’effrite et que l’oiseau s’épuise Quand l’arbre s’oublie dans son ombre Là où l’horizon s’amenuise Jusqu'à l’oubli de la lumière On ne sait pas ce qui s’efface et qui peut-être disparaît Mais le veilleur qui les a vus y voit plus clair Et le poème qui en parle gagne en durée à chaque instant. Alain Boudet Ici là, sur le rivage La Renarde Rouge, 2010

Est-ce que l’on tue le temps par crainte de vieillir ?

Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009

PROPOS SUR LES LENDEMAINS QUI CHANTENT

Il se pourrait que le ciel nous tombe sur la tête Il se pourrait qu’un jour Il ne reste plus rien de nous Qu’une image qui flotte sur l’eau des mares Qu’une trace laissée sous les fougères Dans l’ombre odorante et mystérieuse des sous-bois Qu’un souvenir épars dans la poussière du temps Il se pourrait aussi que nul ne passe Et ne trouve cette trace image ou souvenir Et que plus rien ni personne jamais N’atteste que nous avons été Robert Momeux Lanterne sourde Potentille, 2008

Le temps est chose incertaine, Inexplicable et traitre

Où l’homme demi-dieu N’est pourtant pas le maître

Contre le temps qui nous agresse Nous ne possédons aucune arme Nous n’avons que notre sagesse

Que nos espoirs et puis nos larmes

Je me bats contre le temps Je me battrai contre le temps

Je me suis battu contre le temps J’ai été battu par le temps

Jean Émery

Marqueurs du temps La Renarde Rouge, 2010

LE SABLIER

Le sable qui s’écoule en filet minuscule Est notre temps qui passe sans retour

De l’aurore au doux crépuscule Sans arrêt file toujours Le fin ruisseau jaune

Qui glisse et coule Tel un fil

D’or Or

Est-il Artifice ou complice

Ce sable du temps, cette poussière Amas de nos bonheurs, de nos misères

De tous nos instants un à un chassés et recouverts

Dans ce petit cône renversé notre vie lentement ensablée

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Jean Émery Marqueurs du temps

La Renarde Rouge, 2010

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Sous la caresse du sable

et de l’eau, plus le galet vieillit, moins il a de rides.

L’homme en est jaloux !

Paul Bergèse Au gré des galets

La Renarde Rouge, 2006 Sous son parapluie la vieille tout en noir toits d’ardoises qui luisent. Dagadès Miettes Corps Puce, 1992

COMMUNICATION

À Bauchi −Nigéria− Juste à côté de la poste Là où on peut téléphoner Au-to-ma-ti-que-ment Aux quatre coins du monde En un rien de temps À Bauchi −Nigéria− Juste à côté de la poste Il y a une vieille femme Qui parle toute seule Se-crè-te-ment En faisant de grands gestes À ses ancêtres Jean-Claude Touzeil Itinerrances bis Gros Textes, 1997

La plus vieille femme du monde n’arrête pas de changer de nom La plus jeune aussi Les autres aussi François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome I Gros Textes, 2011 Le vieille dame aux yeux de ciel éteint le feu qui durcissait son regard se replie entre silence et tendresse sa violence semble bridée l’enfant blessée retournée au loin chemine-t-elle encore portant toute son histoire oubliant les mots ne se cognant plus contre les murs invisibles en échange elle a trouvé son âge nous entend-elle maintenant la vie de celles qui nous ont portés aidés à grandir glisse sans bruit vers la fin notre définitive séparation sera douce douleur inévitable Colette Andriot Pourquoi pas 2005 Gros Textes, 2012

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SUSURREMENTS SÛREMENT

Papi papote Mamie marmotte Pomme-ci pommote Pomme-là mijote L’anthropomm’morphe dorlotte Les pommes sans culotte. Happy birthmotte Apple hibernote Laisse my people pommes (et sans fausse note) L’automne sanglote (vous savez, le violon de l’automne) De voir que sur la côte On prépare déjà la hotte Des pommes de proche récolte. Jean Foucault Anthropo-Pommes Corps Puce, 2013

SAIS-TU ?

Sais-tu ce qui éclaire encore Le visage de ce vieil homme Assis sur ce banc La tête inclinée vers le trottoir ? Tout simplement la marelle Que retrace sur le sol La craie de sa mémoire. Gilles Brulet Poèmes à l’air libre Le Livre de Poche Jeunesse, 1996

LA VIEILLE MAISON

La vieille maison A laissé tomber ses briques

Sur le côté.

De colère La porte

Est sortie de ses gonds.

De peur Les tuiles

Se sont envolées.

Le liseron En a profité pour entrer Et la pluie pour l’arroser.

Un petit enfant voyant cela

A remis

Les briques À leur place

A jeté

Dehors Le liseron

Et vite

Refermé La porte

Une à une A attrapé Les tuiles

Près du mur

A planté Des rosiers

Et tout autour

Une haie d’aubépines Qui protège du vent.

Lydia Devos

Un dimanche à la campagne Lo Païs, 1999

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PETITES OMBRES

Les petites ombres se promènent serrant contre elles

un cabas, un chien, un chat.

Personne ne les voit on ne remarque pas

ces sombres ombres

Elles ont été dans la passé

des charmantes, des importantes, des méchantes, des vibrantes.

Elles ont été, cela les hante, des amantes.

Dans les glaces des magasins,

glaces sans tain elles croisent des reflets éteints

de fantômes anciens.

Pourquoi rentrer retrouver un passé envolé ?

Qui les attend ? Qui les entend ?

Les petites ombres se promènent

serrant contre elles un chien, un chat

un cabas. Elles déambulent

Funambules.

Michelle Daufresne Envol

Lo Païs, 2000

ÂGES

Me voici Quadragénaire Annonce Eulalie En colère Me voilà Quinquagénaire Avoue Eulalie Amère Sexagénaire Douairière Pleure Eulalie En jachère Septuagénaire Octogénaire Chuchote Eulalie Sédentaire Nonagénaire Centenaire Rabâche Eulalie Débonnaire. Andrée Chédid Naître plus loin Lo Païs, 1997

GRAND’MÈRE

Grand’mère Se courbe toujours vers la terre Et au début Je me demandais ce qu’elle avait perdu ? Mais elle n’a rien perdu du tout Elle a plein de tours polissons Et si elle plie comme ça les genoux À les rentrer dans le menton C’est pour mieux jouer à saute-mouton. René de Obaldia in Chaque enfant est un poème Rue du monde, 2012

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Tu me reconnaîtras quand je viendrai un jour. Nous nous reconnaîtrons. Le soleil aura mis de l’or dans tes cheveux, Le temps de la neige dans les miens. Et dans ma barbe aussi, que j’ai voulu garder bien qu’elle me vieillisse. J’aurai longtemps marché sur le chemin des mots, et quelques-uns seront tombés de mon stylo pour qu’un jour tu les dises à tes petits-enfants, toi qui auras de la neige dans tes cheveux. Et dans ta barbe aussi, que tu auras gardée bien qu’elle te vieillisse. Quand tu diras mes vers que tu auras faits tiens, moi, je ne serai plus qu’une ombre, un souvenir ; mais la chaîne de mon poème fera revivre encore l’enfant que j’ai été. Claude Cailleau Des mots pour vivre Le Pré de la Roche, 2009 tout le jour un homme à sa fenêtre tente de capturer le présent attend une réponse et demeure là flanqué de sa mélancolie à porter ses morts en lui regarder la vie lui échapper gagner le silence en d’infinis ondoiements. Michel Bourçon quelque chose comme la paix le calme Les Carnets du Dessert de Lune, 2002

On l’appelle la petite dame d’en face Tous les matins elle sort avec son cabas la tête baissée la marche lente On ne sait rien d’elle on ne lui parle pas On la croit tournée au-dedans d’elle-même. Véronique Joyaux Les âmes petites Les Carnets du Dessert de Lune, 2011 Cela use un peu plus chaque jour On se rétracte Finalement on tient si peu de place On se retire de soi comme d’une mue. Véronique Joyaux Les âmes petites Les Carnets du Dessert de Lune, 2011

L’HIVER

L’hiver Les enfants croient que les arbres sont morts Mais, avez-vous vu un mort debout ? Le vieillard fatigué se couche et s’endort Pourtant, ne croyez pas d’un seul coup Qu’il va mourir Non Il attend le printemps Il y pense de tout son vieux cœur Et dans un sourire Il se voit mille fleurs Au bout des doigts. Michel Lautru Poèmes en liberté Chanson Poésie Orne, cotcodi n° 17

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SILLAGE

Une vie, à peine un peu d’écume dans son sillage, guère plus de traces que l’oiseau n’en laisse dans l’air qu’il fend. Une vie, ce qu’il en reste, cette traînée d’images dans les mémoires amies s’évaporant avec les ans. Une vie, une voile, un vol, un grain de lumière dans les sillons du vent. Michel Baglin De chair et de mots Le Castor Astral, 2012 Elle le sait elle la mémoire on la tient pas toujours par le bon bout parce qu’elle perd la tête qu’elle n’aurait pas cru pourtant elle ne s’est aperçu de rien elle a laissé filer avec le temps les visages les voix elle cherche : « c’était quand déjà ? » les visages les voix ne gardent plus que l’âge de leur rencontre à peine. Franck Cottet Ce qui flotte encore clarisse, 2005

C’est une vieille dame, assise sur un banc. Elle sort de son panier un petit mouchoir blanc. Elle se lève et, d’un geste, envoie voler au vent des trésors de miettes que cent pigeons tout blancs, cent pigeons qui volettent, picorent en un instant. Michel Piquemal Poèmes à poils et à plumes pour enfants en pyjama Pluie d’étoiles, 2000

LES ÉTAGÈRES DE MA GRAND-MÈRE

Dans l’armoire de ma grand-mère Il y a quatre étagères. La première est pour les souris : Elles y élèvent leurs petits. La seconde est aux araignées Pour qu’elles y dansent la bourrée. La troisième est pour les serpents : Ils écoutent pousser leurs dents. La quatrième est pour les vers : Ils habitent dans les cuillers. Il y a quatre étagères Dans l’armoire de ma grand-mère. Jacqueline et Claude Held Un ridicule éléphant l'épi de seigle, 1998

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C’EST FADE

Il faut faire la visite à grand-mère elle a tous les jeux dans une boîte à couture on les connaît par cœur et il faut être sage.

Il n’y a pas assez de cubes pour faire un garage

et la voiture n’a plus de roues. C’est très lent et très long

encore après le thé. On va voir grand-mère quand il pleut.

Quand on allume chez elle il fait déjà nuit

depuis tout le temps.

Jean-Hugues Malineau Les goûts de mon enfance La Renarde Rouge, 2000

Vieillir c’est voir mourir les autres Tout un chacun n’a pas l’opportunité de mourir jeune José Millas-Martin De fond en comble

Le Sémaphore

Elle a six pattes Elle a six pattes : Les deux siennes Et quatre Du déambulateur. Elle ne va Pas plus vite. Surtout : Je lui souhaite D’aller plus loin Liska Tango pour José Donner à Voir, 2010

CONTONS ET TRICOTONS

Trois mailles à l’endroit Deux mailles à l’envers

Ah ! Ma douce grand-mère

Avec tes doigts de fée Des tricots tu en fais

Trois mailles à l’endroit Deux verbes à l’envers

N’embrouillons pas, grand-mère N’embrouillons pas nos comptes

Aux contes d’autrefois

Trois pages à l’endroit Deux phrases de travers

Ah ! Ma douce grand-mère

Tu tricotes, j’écris Tes récits de jadis.

Georges-Emmanuel Clancier

in Pourquoi ma grand-mère tricote des histoires ?

Bayard Jeunesse, 2012

POURSUITE DU CHEMIN

Main dans la main Avec grand-père Je poursuis Mes chemins Sous l’ombre Ou la lumière Je dessine mon nom Plus tard plus tard Grand-père C’est moi qui saisirai Ta main. Andrée Chédid in Pourquoi ma grand-mère tricote des histoires ? Bayard Jeunesse, 2012

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GÉNÉALOGIE

Par mes arrière-arrière-arrière- grands-grands-pépères et grand-mères-grand

et mères et pères et pères et mères et par ceux qui les précédèrent tous ceux si loin si loin si vieux

si vieux zaïeux par tous mes macchabées zancêtres

je suis de zorigine humaine

Louis Calaferte in

Ça fait rire les poètes Anthologie

Rue du Monde, 2009

L’ÉTRANGE TARTE AUX POMMES

Mon aïeule est un admirable cordon-bleu. Devant ses plats l’on s’agenouille. Mais dimanche, ventre-saint-gris de sacrebleu , Voilà qu’elle nous sert une tarte aux grenouilles. Pour l’œil, c’était assez agréable, ma foi, Sous sirop blond, ces tranches vertes Sur pâte faite à la manière d’autrefois. Mais pour la bouche, pouah, l’horrible

[découverte ! La dame perdait-elle l’esprit brusquement ? Non, non, pour moi la chose est nette : L’orthographe manquant à Bonne-Maman, Elle avait confondu reinette et rainette. Lucienne Desnoues Les mots donnent faim Couleur livres, 2012

Toute sa vie il avait cultivé les soucis À soixante printemps il découvrait que la généalogie a ses arbres et les mots leurs racines Il comprenait enfin que la raison d’être d’une pépiniériste ce n’est pas de produire des pépins…

Alain Boudet in Cairns n°4 La Pointe Sarène, 2009

portrait de jeunesse la vieille aux mains tremblantes

laisse choir le cadre **

temblando deja caer su retrato

de juventud

Joëlle Brethes in

La lune dans les cheveux Haïkus

L’iroli, 2010

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À Patrice Pichère

La rivière a coulé Le nuage est passé Ce pauvre temps aussi Et ma vie Et mon pauvre sort La bateau au port Toutes voiles baissées Semble un oiseau mort Et j’entends marcher Dans mon pauvre cœur Une troupe lointaine Qui cherche demeure La rivière a coulé Le nuage est passé Ce pauvre temps aussi Et ma vie Et mon pauvre sort Jean-Claude Bardot Poèmes au tournesol L’iroli, 2008 sur la photo de famille j’éclabousse mes frères papa maman ont le tournis quatre tresses pour trois cousines six bretelles mais cinq cousins quelques tantes très veuves des oncles rescapés ma marraine et son militaire au milieu de la scène mes grands-parents heureux se tiennent par la main (les noces d’or) Françoise Lison-Leroy le dit de petite elle l’arbre à paroles, 2000

On ne s’était pas aperçu que le temps glissait comme l’eau d’un fleuve, portant toute chose vers l’extrême couchant et on aurait tellement voulu rejoindre la rive où l’on voyait parfois courir un enfant, dans la lumière d’éternité. André Rochedy Chants de la traversée l'arbre à paroles, 1999

SUR LE SABLE DU TEMPS

Mon cheval à roulettes noir et blanc pommelé galope encore sur la terrasse de l’enfance et les frêles bateaux de papier dansent vers le bassin de l’Esplanade par les étroits canaux de la fontaine canyons géants du Colorado la cadence des roulettes accompagne les voix profondes du violoncelle de ma mère inaltérées pour toujours seul j’ai vieilli mais demeure l’enfant comme la mer soupire sur le sable du temps Frédéric Jacques Temple in

Enfances Regards de poètes

Bruno Doucey, 2012

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UNE AUTRE FOIS, JE SAURAI

J’ai trop peu joui des averses printanières et des couchers de soleil. Je me suis trop peu délecté de la beauté des chants anciens et des promenades au clair de lune. Je me suis trop peu enivré du vin de l’amitié bien que sur terre il n’y ait de pays où je n’ai compté au moins deux amis. J’ai préservé trop peu de temps pour l’amour, qui s’est tenu à ma disposition tout au long de mon âge. Une autre fois, je saurais incomparablement mieux profiter de la vie. Une autre fois, je saurai. Izet Sarajlic Nés en vingt-trois, morts en quarante-deux n&b, 1999

LA VIE

La vie est un nœud coulant Plus on vieillit Plus il rétrécit Jusqu’à l’étranglement Joël Sadeler Le nœud coulant L'épi de seigle, 1995

ON SAVAIT QUE C’ÉTAIT DIMANCHE

Maman ouvrait la grande armoire prenait une savonnette et nous lavait avec pour sentir bon. ― Tu changeras aussi de ruban, disait-elle à Dylla, et, à moi, elle répétait souvent : ― Mets pas tes doigts à ta bouche ! Elle demandait aussi : ― Avez-vous un mouchoir propre ? que déjà elle nous en donnait un. Elle « renversait » la bouteille d’odeur dessus, ça faisait un rond sur la toile. ― Maintenant vous pouvez partir, vous êtes propres. Elle nous suivait de son regard bleu jusqu'au dernier tournant, là-bas, sur la route du dimanche. Jules Mougin in

Enfances Regards de poètes

Bruno Doucey, 2012

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VENIR PARTIR

Continuez sans moi. Continuez ce qui fut commencé sans me connaître et se poursuivra au-delà de toute imagination. Continuez sans moi, là où j’aurai pris la parole avec véhémence et ignorance, où j’aurai pris le pas, un court instant, sur le rythme des choses, là où j’aurai voulu poser l’empreinte d’un regard ou d’une respiration. Continuez sans moi, je tourne à l’angle. Se comprendre ne dure que quelques heures. La suite nous échappe. La vie aime ce qui éclate. Il faut nous quitter. Je cède la place. Et vous, cédez la vôtre. Nous, dont si vite s’effacera la trace alors que nous avons fait et défié la vie. Je continue sans vous cependant que vous vous éloignez – forts croyons-nous – et l’endroit reste vide. À saisir. Continuez sans moi cette conversation à peine amorcée depuis des siècles et qui ne parle que d’amour. Continuez, je tourne à l’angle. Merci. Merci quand nous avons su nous combler ou quand nous avons attisé nos douleurs sans le savoir. Ce qui reste gravé dans le cœur ne nous appartient pas. Je porte en moi votre sourire et votre souffle comme vous porterez peut-être mon visage et ma voix. Il faut nous séparer. Aimons-nous aussi à l’horizon. Continuez sans moi : je m’absente pour quelque temps, qui sait… Yves-Jacques Bouin Une passée de paroles l’épi de seigle, 1997

Si l’homme était immortel combien de temps pensez-vous

pouvoir supporter votre conjoint ? Vous supporter vous-même ?

Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009

Devant toi le cimetière Sous le jour naissant. Les visiteuses du petit matin Éparpillées parmi les tombes Rangent les chrysanthèmes, Ratissent un bout d’allée, Disparaissent en silence D’un trot pressé de souris. La feuille d’un marronnier Voltige, se pose Sur le portrait d’un enfant En médaillon sépia. Tu te sens comme le ciel Neutre, sans couleur. Jacqueline Held Pourquoi courir ? l'épi de seigle, 1999

MÉMÉ

Je me souviens de toi, on t’appelait mémé Et chaque année tu meurs une seconde fois Un jour de gel et de Janvier, un jour de froid Un jour mon tour viendra et qui dira pour moi « Je me souviens de toi, on t’appelait mémé » ? Liska Le temps étoilé l'épi de seigle, 1999

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MON PÈRE

Quand tu es parti As-tu emporté Sur tes lèvres Ta cédille de tabac Souvenir papier-maïs Pour l’au-delà Joël Sadeler Le nœud coulant L'épi de seigle, 1995

LA VIE

On se marie Bras dessus Bras dessous On se défie Bras de feu Bras de fer On meurt Bras en croix Bras en l’air On nous crucifie Bras de bois Bras de pierre Joël Sadeler Le nœud coulant L'épi de seigle, 1995

ANTHOLOGIE

Sous son nom L’année de sa naissance L’année de sa mort Le vie d’un poète Une vie entre parenthèses Joël Sadeler Le nœud coulant L'épi de seigle, 1995

Les cendres d’Éole furent dispersées

aux qua tre

vents

Jacky Legge La Mort, 366 fois. Sans remords

l'épi de seigle, 2004

VITE, LES ÉPHÉMÈRES

Que la vie est courte et belle sous le soleil d’un lampadaire ! Une heure, peut-être, à peine le temps de naître, de voler, d’aimer, de rêver − à peine le temps d’être. Que la vie est courte et cruelle sous le soleil d’un lampadaire ! Michel Monnereau 28 poèmes pour la route L'épi de seigle, 2008

PÉPÉ

Houlala pépé Hou ! papa l’est laid Où papa l’est né Papa n’est pas né là Papa n’est pas né laid Papa l’aîné l’a le nez pâle et pas laid Mais papa n’est pas né Népalais. André Schetritt Eux autres, moi-je et le monde Donner à Voir, 2005

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Il est une colère Qui ne tarit pas Celle qu’on adresse À nos grands absents Ceux dont le silence Est intolérable Et dont la patience Épuise nos pas Colère qui veille Au feu même De nos prières Une vie durant Philippe Quinta Ni le jour ni l’heure Donner à Voir, 2008

Parfois il me revient

des odeurs d’enfance de pain d’épices

et de fraise de vanille

et de caramel

Mais j’ai beau me passer la langue

sur les lèvres je ne sens

que gerçures et crevasses

endurées par le temps

le vilain temps qui passe

Thierry Piet

Les jours sans bagages Echo Optique, 2004

Certains soirs d’automne

le poirier décroche l’accordéon pendu à ses branches

Il joue un vieux blues de derrière l’horizon

pour lui tout seul histoire de dire

la tristesse du temps qui passe

avec la mort à tout bout de champ

en maraude

Et quand on l’entend la tristesse nous gagne

aussi certains soirs

Jean-Claude Touzeil

Poirier proche Le Chat qui tousse, 2004

Sont-ils encore vivants Jean-Baptiste et Marie Qui gravèrent leurs noms Sur le tronc d’un vieux hêtre ? Sont-ils encore vivants Et s’aiment-ils encore Jean-Baptiste et Marie Marie et Jean-Baptiste Qui gravèrent leurs noms À l’intérieur d’un cœur Sur le tronc d’un vieux hêtre ? Et s’aiment-ils encore Jean-Baptiste et Marie À l’intérieur d’un cœur ? Jean-Claude Touzeil in Arbres Donner à Voir, 1999

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Dans les yeux de l’enfant brûle le feu

Dans les yeux du vieil homme brille la lumière

Thierry Piet

Les jours sans bagages Echo Optique, 2004

BICYCLETTE

« Et ta grand-mère, elle fait du vélo ? » Elle faisait de la bicyclette. Au feu rouge, l’air de rien, elle glissait sur le côté et ne s’arrêtait pas. Son coup de pédale était sûr et régulier. Quand elle dut renoncer à sa haute bicyclette grise une part de sa vie l’abandonna. Christian Bulting La saison violente Echo Optique, 1995

SUR LE CHEMIN DE LA MORT

Sur le chemin de la Mort, Ma mère rencontra une grande banquise ; Elle voulut parler, Il était déjà tard ; Une grande banquise d’ouate. Elle nous regarda mon frère et moi, Et puis elle pleura. Nous lui dîmes ― mensonge vraiment absurde ― que nous comprenions bien. Elle eut alors ce si gracieux sourire de toute jeune fille, Qui était vraiment elle, Un si joli sourire presque espiègle ; Ensuite elle fut prise dans l’Opaque. Henri Michaux Plume Gallimard Poésie, 1985

L’ADIEU

J’ai cueilli ce brin de bruyère L’automne est morte souviens-t’en Nous ne nous verrons plus sur terre Odeur du temps brin de bruyère Et souviens-toi que je t’attends

Guillaume Apollinaire Alcools Gallimard Poésie, 1966

LE MESSAGE

La porte que quelqu’un a ouverte La porte que quelqu’un a refermée La chaise où quelqu’un s’est assis Le chat que quelqu’un a caressé Le fruit que quelqu’un a mordu La lettre que quelqu’un a lue La chaise que quelqu’un a renversée La porte que quelqu’un a ouverte La route où quelqu’un court encore Le bois que quelqu’un traverse La rivière où quelqu’un se jette L’hôpital où quelqu’un est mort. Jacques Prévert Paroles Gallimard, 1949

LE BOUQUET

Que faites-vous là petite fille Avec ces fleurs fraîchement coupées Que faites-vous là jeune fille Avec ces fleurs ces fleurs séchées Que faites-vous là jolie femme Avec ces fleurs qui se fanent Que faites-vous là vieille femme Avec ces fleurs qui meurent J’attends le vainqueur. Jacques Prévert Paroles Gallimard, 1949

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Reportage Le moribond criait : Maman ! De l’arrière, le journaliste A entendu : vive la France ! Testament De sa poitrine déchirée Sortit, en guise d’âme, Un portrait de fillette blonde. Marc-Adolphe Guégan in En pleine figure Haïkus de la guerre de 14-18 Bruno Doucey, 2013 Je n’irai pas au cimetière Je cherche son souvenir, Et non son cadavre. René Maublanc in En pleine figure Haïkus de la guerre de 14-18 Bruno Doucey, 2013

UN DIMANCHE APRÈS-MIDI

Faudrait que j’y aille murmurait-elle parfois Un dimanche après-midi elle emmène son petit garçon au cimetière d’Ivry Elle chercha en vain la tombe de la grand-mère qui l’avait élevé José Millas-Martin Le temps et l’espace Le sémaphore, 2002

Ce qui a disparu ce n’est que ton écorce Ta chair et ton esprit vivent en moi Je ne suis pas seul Je suis accompagné de ton être transparent Nous sommes accordés pour la fin du voyage Plus loin encore que nos désirs d’autrefois Et maintenant comblés. Georges Jean

Des mots pour elle le cherche midi, 2010

ÂGES DE L’HUMANITÉ

Dix ans déjà un sucre d’orge vingt ans à peine une canne et des gants trente et quarante ans de la barbe au menton voici la cinquantaine un miroir et des mitaines pour les plus de soixante ans des lunettes et des boutons la fleur de l’âge soixante-dix une fleur à la boutonnière quatre-vingts ans quatre-vingt-dix un sucre d’orge c’est déjà trop Philippe Soupault Poésies pour mes amis les enfants Lachenal et Ritter, 1985

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POUR UN DICTIONNAIRE

Philippe Soupault dans son lit né un lundi baptisé un mardi marié un mercredi malade un jeudi agonisant un vendredi mort un samedi enterré un dimanche c’est la vie de Philippe Soupault Philippe Soupault Poésies pour mes amis les enfants Lachenal et Ritter, 1985 On marche comme on s’arrime à la terre, on va pour ne pas s’enliser dans la vase d’un port, pour ne pas devenir le jouet d’un décor, s’oublier tout à fait en ne pensant qu’à soi. La vie est là, l’insaisissable vie, devant. Faite de faims comblées, de soif et de fontaines, De fatigue et de sueur dans une journée pleine qu'on ne saura pourtant habiter qu’en passant. Du sable entre les doigts, le cœur payant comptant, et ne pouvant savoir si l’on aura le temps, on marche comme on s’arrime à la terre, on va où l’on croit que jamais on ne pourra mourir. Et l’on mourra quand même en chemin, qui de froid, qui du mal qu’il portait en soi et croyait fuir. Michel Baglin Un présent qui s’absente Bruno Doucey, 2013

Combien de secondes pour naître combien de minutes pour mourir combien d’heures n’avons-nous fait que paraître combien de jours n’avons-nous fait que souffrir combien de mois pour nous connaître combien d’années avons-nous aimé combien de vies sommes-nous nés Jack Küpfer Dans l’écorchure des nuits Bruno Doucey, 2011 tu mets tes habits à l’envers. Tu dors habillée. Tu sors nue. Tu enfiles deux culottes. Tu ouvres les robinets. Tu oublies de les refermer. Tu laisses le gaz ouvert. Tu cuisines des plats immangeables. Tu cherches la porte. Tu te cognes dans les murs. Tu déambules dans les pièces. Tu te perds dans la rue. Lundi matin, c’était jour de marché. Tu prenais beaucoup de soin pour m’habiller et me coiffer. Rien n’était laissé au hasard. Dans la rue, tu étais très fière de me présenter à tes amies. … Pas vendre ta maison, pas en finir avec ta vie, pas en finir avec toi, pas violer ton intimité, pas toucher à tes affaires, pas faire les cartons ; pas tout vider, pas voir la maison vide, pas déménager, pas couper le dernier fil, pas rompre le dernier lien, pas éteindre la lumière, pas partir. En fin de repas, tu te levais, prenais une feuille de papier journal dans le buffet de la cuisine. Tu la pliais, pliais, pliais. Quand le morceau de papier était tout petit, tu tirais sur les deux extrémités. Un bateau apparaissait. Tu remplissais ton plateau d’eau, tu le déposais au centre de la table. Nous jouions à souffler dessus. Le premier, qui avait touché le rebord opposé, avait gagné. C’était souvent moi. Magali Thuillier Tu t’en vas le dé bleu, 2004

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DE L’AUT’ CÔTÉ

De l’aut côté j'sais pas c’qu’il y a des Dieux ? des morts ? des diables ? des rats ? Si seulement j'retrouvais mes chats Bouly Zamour Minnie Pacha… Les gens j’m’en fous : j'préfère les chats Clod’Aria Mon chat son chien et le cochon du voisin le dé bleu, 1998

Bien que mort de votre belle mort en resteriez-vous là ?

Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009

ELLE S’AGRIPPE

Son mari est mort, ses enfants, mariés, sont loin. Dans sa grande maison, elle a peur des bruits, elle se sauve en ville, chez les gens, elle voyage. Rentrer le soir est un supplice. L’hiver, elle tricote en face de la télé, elle prend des somnifères. Dès l’aube, elle court à la boîte aux lettres. Le journal est là. C’est encore le monde. Georges L. Godeau On verra bien le dé bleu, 1995

Un semainier s’abrite entre deux buffets. Il compte les jours, les semaines. Les tiroirs pleins de secrets, Il conte le passé : Ce que le père Et le grand-père Et le père du grand-père Lui ont confié ― Petits trésors de vie. Daniel Leduc Un rossignol sur le balcon le dé bleu, 1999 Le soir glisse au ras des glycines, Effleure la rouille du volet devenu lisse, Pâlit la lumière sur la tuile, efface encore un jour. Et nous. Je pense au cri des grives, au goût vert des olives, au mordoré des giroflées sur un vieux mur d’enfance. À toi, qui n’es plus là. Jacqueline Held Couleur jardin le dé bleu, 1999

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DE LUI L’ON DIRA

Voli voli Il a volu Voli pas comme un ange Comme une petite meusange Voli dans les feunêtres Voli en travers des arbres Et dans les pierres De lui l’on dira Quand en sera par-dessous la terre Voli voli il a volu Volu Mais l’a pas pu Paul Vincensini Je dors parfois dans les arbres møtus, 2007 J’ai vécu (mais pas de ma plume) j’ai pondu j’ai couvé j’ai gratté sans ergoter j’ai chanté kot kot kot coûte que coûte j’ai pris des coups dans l’aile et travaillé du jabot Toute une vie doux gésier ! pour finir en cocotte Michel Besnier Mes poules parlent møtus, 2004

Les sardines à l’huile d’olive ont été des poissons Les maquereaux à la moutarde ont eu des yeux Les cornichons au vinaigre se sont cachés sous les feuilles Les petits pois en boîte ont porté un bel habit vert Les œufs un jour ont chanté

Michel Besnier Mon KDI n’est pas un KDO

møtus, 2008

Le vrombissement le tressaillement le martèlement le grondement le grésillement

le sifflement le crépitement le craquement le croassement le crissement le grincement le claquement le couinement le braillement l’éclatement le hurlement

et soudainement le silence

François David Bouche cousue møtus, 2010

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Quand tu ne seras plus là L’absence s’installera Doucement Une espèce de grand silence Marquera en cadence Les jours et les jours Mais mon cœur sera Toujours rempli de toi Michel Lautru Mon papa a de gros bras SOC et FOC, 2002 Je sais qu’avec le temps, les personnes décédées deviennent plus présentes, que les fantômes ne sont plus au-dehors mais au-dedans de nous. Ito Naga Je sais Cheyne, 2006 D’un jour à l’autre je ricoche ma vie vers des ondes affaiblies Viendra une heure inattendue bien que certaine où le rebond sera absent L’heure où s’effaceront nos mots Où commencera le silence. Alain Boudet Ici là, sur le rivage La Renarde Rouge, 2010

Feriez-vous don de votre corps à quelqu’un qui n’en a pas ?

De préférence à qui ? Dominique Saint-Dizier Questions qui posent problème Corps Puce, 2009 Avant d’être une maison ma maison était un tas de cailloux de terre Sa charpente poussait à l’état naturel de l’autre côté de la vallée Ses fenêtres étaient du sable de la chaux et de la soude éparpillés dans l’espace Et c’est tout Quand ma maison ne sera plus

elle redeviendra tout ça Simon Martin

Dans ma maison Cheyne, 2013 Ceux que nous aimons sont en nous Nos silences éloignés sont peuplés de paroles que nous n’avons pas dites et qu’ils ont entendues Leur vie s’allège d’un poids de plume quand ils ont nos sourires au cœur C’est ainsi que nous avançons Alain Boudet Si peu, mais quelques mots La Renarde Rouge, 2006

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Si tu n’es pas pluie, mon amour, Sois arbre Fécond… Sois arbre. Et si tu n’es pas arbre, mon amour, Sois pierre Humide… Sois pierre. Et si tu n’es pas pierre, mon amour, Sois lune Dans le songe de l’aimée… Sois lune. Ainsi parla une femme À son fils qu’on enterrait. Mahmoud Darwich Anthologie (1992 – 2005) Édition bilingue Actes Sud, 2009

MORTS

à Paul Van Melle

les morts ne nous quittent jamais ceux qui nous aimaient ceux que nous aimions leurs ombres circulent de la cave au grenier ils vont-ils passent dès que nous approchons les morts restent vivants près de nous loin de nous et si tout change ils demeurent ce qu’ils furent. Georges Cathalo Au carrefour des errances Airelles, 2011

Le gel s’inscrit dans nos veines avec ses fleurs de faux cristal épaisses lourdes derrière lesquelles le sang se barricade à l’annonce du compte à rebours de la mort. (14-1-91) Jean-Noël Guéno Barbares à la barre du jour Gros Textes, 2012

CE CHEMIN

Le vent pousse les ans et ajoute des nombres à mon âge

Puis un beau jour du mois d’août je mourrai

J’irai sous terre dans ce labyrinthe où on joue à cache-cache avec la mort ou le bonheur

Et comme le hasard choisira la mort je suivrai ce chemin sans me plaindre

Et les plus beaux jours de ma vie seront ceux de ma naissance et de ma mort

Frédéric Jimenez L’oiseau et le ciel Gros Textes, 2012

Je rendrai l’âme Elle est consignée Toutefois, je doute qu’elle puisse resservir François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome I Gros Textes, 2011

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Nous prenons la main qui meurt Elle nous agrippe Bien des années plus tard alors que nous traversons une rue elle est toujours là −Ça nous rassure François Philipponnat Cent remarques sur tout Tome II Gros Textes, 2011 Le premier pavot de la saison rouge ponceau déploie ses voiles le hérisson est en visite comment fait-on avec les mauvaises nouvelles Certains soirs l'enfance s’enfuit un peu plus là-bas dans cet hôpital la mort est passée Je garde sa voix tonique la tendresse dans le bleu de ses yeux trop tard pour ce qui n’a pas été dit toi ma douce qui as parfois veillé sur moi tu ne verras plus la délicatesse des pétales des coquelicots Colette Andriot Pourquoi pas 2005 Gros Textes, 2012

PENSÉES HAUTEMENT PROFONDES SUR LA MORT ET SES ALENTOURS

Quand je serai mort, je vais me manquer. ** La première nuit sans moi, ça va me faire drôle. ** Mourir un beau soir n’est rien. C’est ne pas se lever le lendemain qui est le plus pénible. ** Si vous voyez venir la mort, fermez les yeux. … / … Michel Monnereau Les zhumoristiques Gros Textes, 2006

DERNIÈRE HEURE

Pépé, ta dernière heure est arrivée. Elle tient dans ses bras le bébé que tu étais et Dédée ta mariée, et aussi tes petits, le premier, le dernier, une feuille de maladie, un bouquet d’hôpital. Elle met tout ça à tes pieds, C'est pour toi. Et elle s’en va, et toi aussi, adieu la vie…

Pef Poëtic-Tac Lo Païs, 1994

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LE MOT FATAL

Une première fois , il écrit le mot « mort »: il est terrorisé. Une deuxième fois , il écrit le mot « mort »: il tremble, il tremble un peu. Une troisième fois , il écrit le mot « mort »: il se maîtrise. Une dixième fois , il écrit le mot « mort »: il se raisonne, il est serein. Une vingtième fois , il écrit le mot « mort »: C'est un mot très aimable. Une centième fois , il écrit le mot « mort », comme il écrit « sommeil », comme il écrit « cheval », comme il écrit « océan » ou « musique ». Une millième fois , il écrit le mot « mort », pour empêcher la mort, croit-il, de le surprendre. Alain Bosquet in Le tireur de langue Anthologie Rue du Monde, 2000

J’habite le souvenir D'un homme dans la mort. Il avait un couteau de labeur dans sa poche, une peine sereine à vivre, avec un cœur infatigable. Je l’aimais parce que. Il faisait du bois le dimanche pour les feux de l’hiver dans la maison du pauvre. Je me souviens de la joie qui éclairait nos matins. Des soirs assis dehors dans la splendeur des crépuscules. J’habite le souvenir d’un homme, son sourire en noir et blanc sur la photo. Claude Cailleau Des mots pour vivre Le Pré de la Roche, 2009 Parfois j’ai peur que tout meure, les loups, les abricots, l’heure et l’eau. Mais toujours survient un side-car, un bruit de petit moqueur, un bel hasard. Parfois j’ai peur que le prochain matin ne meure avant demain. Mais après le bruit de ma rue, une autre rue toujours s’en va, une autre rue toujours s’en vient. Alain Serres La ville aux 100 poèmes Rue du monde, 2006

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LA PETITE FILLE

(extrait)

C’est moi qui frappe à votre porte Ici comme ailleurs, à toutes les portes

Ne vous effrayez pas si je reste invisible On ne peut voir une petite morte.

J’étais ici voici dix ans déjà

J’ai trouvé la mort à Hiroshima Je ne suis qu’une enfant, je n’avais que sept ans

Mais les enfants morts ne grandissent pas.

Mes longs cheveux tout d’abord ont pris feu Mes mains ont brûlé tout comme mes yeux

Mon corps ne fut plus rien qu’une poignée de cendres

Mêlées au vent dans le ciel nuageux.

Je ne veux rien de vous en vérité Pour moi, nul ne peut plus me dorloter

Car l’enfant qui brûla comme papier journal Vos bonbons jamais ne pourra goûter.

Nazim Hikmet in On n’aime guère que la paix Rue du monde, 2003 Un jour, j’aurai mille ans pour tous ceux que j’ai enterrés. Je ne verrai plus les autres, seulement mes rides s’imprimer sur un verre et déjà le goût de la terre dans la bouche. Je n’attendrai plus grand-chose, ni soleil ni repos, mais que les radios diffusent les bruits de la mer. Michel Bourçon Carnet de petits riens Les Carnets du Dessert de Lune, 1995

Sólo vivo para romper Uno a uno Los cordones invisibles Que me vuelven pertenencia Sólo vivo Para desprenderme y abordar El viaje cósmico de la muerte. Je ne vis que pour rompre Un à un Les fils invisibles Qui me font dépendance Je ne vis Que pour me détacher et aborder Le voyage cosmique de la mort. Myriam Montoya Je viens de la nuit Vengo de la noche

Anthologie Le Castor Astral, 2004 Chaque jour tu plies bagages tu tries tu empiles tu choisis le soir le sac est plein il est toujours trop lourd ne pense pas à ce jour où tout bagage sera superflu Luce Guilbaud Rouge incertain Écrits des Forges / le dé bleu, 2002

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Mon ombre se couche sur chaque tombe comme un chien la mort a enfanté le temps Anise Koltz Chants de refus II Phi, 1995

JE VIS J’AI VÉCU…

( Lire en commençant par la dernière ligne)

Je vis j’ai vécu. Je sors et j’éteins J’entre et j’allume Lampe électrique et va-et-vient LA VIE Hier aujourd’hui demain Bonjour grand-père Bonjour monsieur Bonjour bébé Pierre-Albert-Birot in Pourquoi ma grand-mère tricote des histoires ? Bayard Jeunesse, 2012

Les enfants de Syrie, emmaillotés dans leurs linceuls comme des bonbons enveloppés. Mais ils ne sont pas en sucre. Ils sont de chair et de rêves et d’amour. Les rues vous attendent, les jardins, les écoles et les fêtes vous attendent, enfants de Syrie. C’est trop tôt pour être des oiseaux et pour jouer dans le ciel Maram al-Masri Elle va nue la liberté Bruno Doucey, 2013 Partir sans plus de bruit qu’une feuille morte Abandonner le temps enfin Retrouver les fruits de la terre dans la terre Ton ventre s’étonne d’un oubli L’arbre te recommence Guy Allix Survivre et mourir Rougerie, 2011

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COMIAT

No ens és donat d’estar a l’altura de la mort: se’n van els qui més estimem, de sobte o lentament, tant és, peròel moment arriba i res no podem fer per acostar-nos I acomboiar-los en el seu darer viatge: Més que no la mort És la vida la qui ens separa Dràsticament d’ells I prossegueix implacable El seu curs Cap a estacions cada cop Més fredes i desavinents. No ens és donat d’estar a l’altura de la mort, car ells marxen massa avall com per poder seguir-los : dels baixos de la mort no ens n’arriba mai més res i la vida en fuig esperitada per tal de sobreposar-se a la seva pròpia fi. (texte en catalan)

ADIEUX

Il ne nous est pas donné d’être à la hauteur de la mort. Ceux que nous aimons le plus s’en vont, brutalement ou avec lenteur, peu importe, mais le moment arrive et nous ne pouvons rien faire pour être auprès

[d’eux et les escorter dans leur dernier voyage. Plus que la mort elle-même C'est la vie qui nous sépare D’eux impitoyablement Et poursuit implacable Son cours Vers des haltes de plus En plus froides, inhospitalières. Il ne nous est pas donné d’être à la hauteur de la mort, car les défunts s’en vont trop bas

pour que nous puissions les suivre. Des tréfonds de la mort il ne nous parvient plus rien et la vie s’enfuit éperdue pour se remettre de sa propre fin.

Àlex Susanna Les cernes du temps Traduit du catalan par Jep Gouzy fédérop, 1999

Quand la barque de la nuit s'immobilise en son milieu je regarde venir la mort encore toute petite là-bas, j’entends la vie qui bat des ailes dans le noir effrayant qui m’entoure. Marie-Florence Ehret que la musique l’Arbre, 2007 La vie aura passé comme une fête Et mes souvenirs ont mangé la paille Où ils dormaient Les chemins du village peuvent au soir Causer doucement entre eux Je compte sur mes doigts Les aurores et les deuils Des maisons ensoleillées Paul Vincensini Inquiétude en sentinelle l'arbre à paroles, 1991

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Quand Près de lui Vous m’enfouirez À l’abri des pluies Et du vent Il suffira d’un peu de terre Pour nous couvrir De quelques herbes Pour lier nos membres De trois cailloux Blancs comme sel Pour que le sort Nous soit paisible N’allez pas Surtout n’allez pas Nous pétrifier sous une dalle Ne gravez pas en lettres d’or Un nom Qui fuyait le renom Nous sommes des oiseaux du ciel Libres amants Des fabuleux nuages Nous qui n’avons pas su nous taire N’allez pas surtout N’allez pas nous lester d’un marbre Pour mieux étouffer notre voix. Hélène Cadou La mémoire de l’eau Rougerie, 1993

Ne reste pas à pleurer devant ma tombe, Je n’y suis pas, je n’y dors pas. Je suis un millier de vents qui soufflent ; Je suis le scintillement du diamant sur la neige, Je suis la lumière du soleil sur le grain mûr ; Je suis la douce pluie d’automne. Quand tu t’éveilles dans le calme du matin, Je suis le prompt essor Qui lance vers le ciel où ils tournoient les oiseaux silencieux. Je suis la douce étoile qui brille la nuit. Ne reste pas à te lamenter devant ma tombe. Je n’y suis pas ; je ne suis pas mort. Anonyme in Paroles d’espoir Albin Michel, 1995 Je ne sais pas quand je suis mort la première fois. Je ne sais pas tout à fait pourquoi. Mais je sais que quelque chose est mort ou a cessé de vivre. C’est une histoire de panier mal rempli et de parents défaits. C’est un arbre qui de branche en branche avec la sève fait passer quelque chose d’acide et de mortel. Un jour pourtant on décide de regarder en face le nœud de la peur et d’être ce qu’on est et de répandre la nuit paisible et le jour clair dans les veines. La prochaine fois que je mourrai je veux avoir vécu avant. Raymond Jacq Lorsque le voyageur La petite édition, 2012

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marelle tracée à la craie blanche et rose par une main d’enfant, la première pluie l’effacera. Ainsi nos voix, ainsi nos ombres. André Rochedy

L’enfant du songe l'arbre à paroles, 2001

Tu as rejoint pépé aujourd’hui après sept ans de séparation

je l’entends te dire avec son sourire

et sa façon de secouer la tête ah enfin te voilà

tu en as mis du temps vous allez reprendre vos conversations

tu lui remettras des flocons d’avoine dans sa soupe de nuages

Amandine Marembert à perpète pré # carré, 2007

En rire pourquoi pas

de la mort qui dévore

en rires et en chansons

lui boucler le klaxon

d’ailleurs faut-il encore le dire

ceux qui se laissent aller

à mourir

manquent cruellement de savoir-vivre !

Anne Poiré

in Cairns n°4

La Pointe Sarène, 2009

La lumière te poignardera si tendrement que tu ne t’apercevras pas de la blessure, de la mort que nul mot n’appréhende. Tu seras, à l’aube de l’éternité, ce voyageur étonné de son absence et dont le destin aura passé outre, léger, à l’infini. Max Alhau Proximité des lointains L’arbre à paroles, 2006 On ne reviendra pas du voyage, les chemins se sont faits vieux, le vent noir les efface. L’île bercée est un bateau perdu, la mort a déplacé les rives. On ne saura jamais le bout de la nuit. André Rochedy Chants de la traversée l'arbre à paroles, 1999

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J’institue

pour légataire universelle

la jeunesse du monde.

Le plus grand malheur

qui puisse vous arriver,

c’est de n’être utile à personne,

c’est que votre vie ne serve à rien.

Soyez riches, vous,

du bonheur des autres.

S’il manque quelque chose

à votre vie,

c’est parce que vous n’avez pas regardé

assez haut.

Et puis croyez en la bonté,

en l’humble et sublime bonté. Le trésor que je vous laisse,

c’est le bien que je n’ai pas fait,

que j’aurais voulu faire

et que vous ferez après moi. Raoul Follereau in Paroles d’espoir Albin Michel, 1995

Je me demande où est passée ma jeunesse. *** Je me demande pourquoi maintenant et pas plus tard. *** Je me demande en quelle année je suis mort si j’ai eu une première vie. *** Je me demande si mon anniversaire tombera un dimanche en l’an 1 200 326. Pierre Barachant Je me demande Atelier du hanneton, 2005

Plus quelques paroles

sans leurs notes de musique…

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MON ENFANCE

(Barbara) J´ai eu tort, je suis revenue, dans cette ville au loin, perdue, où j´avais passé mon enfance. J´ai eu tort, j´ai voulu revoir le coteau où glissait le soir bleu et gris ombre de silence. Et j’ai retrouvé, comme avant, longtemps après, le coteau, l´arbre se dressant, comme au passé. J´ai marché les tempes brûlantes, croyant étouffer sous mes pas. Les voies du passé qui nous hantent et reviennent sonner le glas. Et je me suis couchée sous l´arbre et c´étaient les mêmes odeurs. Et j´ai laissé couler mes pleurs, mes pleurs. J´ai mis mon dos nu à l´écorce, l´arbre m´a redonné des forces tout comme au temps de mon enfance. Et longtemps j´ai fermé les yeux, je crois que j´ai prié un peu, je retrouvais mon innocence. Avant que le soir ne se pose j´ai voulu voir la maison fleurie sous les roses, j´ai voulu voir le jardin où nos cris d´enfants jaillissaient comme source claire. Jean-Claude, Régine, et puis Jean - tout redevenait comme hier - le parfum lourd des sauges rouges, les dahlias fauves dans l´allée, le puits, tout, j´ai tout retrouvé. Hélas La guerre nous avait jetés là, d´autres furent moins heureux, je crois, au temps joli de leur enfance. La guerre nous avait jetés là, nous vivions comme hors la loi. Et j´aimais cela quand j´y pense Oh mes printemps, Oh mes soleils, Oh mes folles années perdues, Oh mes quinze ans, Oh mes merveilles -

que j´ai mal d´être revenue - Oh les noix fraîches de septembre et l´odeur des mûres écrasées, c´est fou, tout, j´ai tout retrouvé. Hélas Il ne faut jamais revenir aux temps cachés des souvenirs du temps béni de son enfance. Car parmi tous les souvenirs ceux de l´enfance sont les pires, ceux de l´enfance nous déchirent. Vous ma très chérie, ô ma mère, où êtes-vous donc aujourd´hui? Vous dormez au chaud de la terre. Et moi je suis venue ici pour y retrouver votre rire, vos colères et votre jeunesse. Et je suis seule avec ma détresse. Hélas Pourquoi suis-je donc revenue et seule au détour de ces rues J´ai froid, j´ai peur, le soir se penche. Pourquoi suis-je venue ici, où mon passé me crucifie? Elle dort à jamais mon enfance…

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C’ÉTAIT BIEN

(Robert Nyel / Gaby Verlor) C'était tout juste après la guerre, Dans un p’tit bal qu'avait souffert. Sur une piste de misère, Y'en avait deux, à découvert. Parmi les gravats ils dansaient Dans ce petit bal qui s'appelait... Qui s'appelait... Qui s'appelait... Qui s'appelait... Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens Ce sont ces amoureux Qui ne regardaient rien autour d'eux. Y'avait tant d'insouciance Dans leurs gestes émus, Alors quelle importance Le nom du bal perdu ? Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens C'est qu'ils étaient heureux Les yeux au fond des yeux. Et c'était bien... Et c'était bien... Ils buvaient dans le même verre, Toujours sans se quitter des yeux. Ils faisaient la même prière, D'être toujours, toujours heureux. Parmi les gravats ils souriaient Dans ce petit bal qui s'appelait... Qui s'appelait... Qui s'appelait... Qui s'appelait... Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens Ce sont ces amoureux Qui ne regardaient rien autour d'eux. Y'avait tant d'insouciance Dans leurs gestes émus, Alors quelle importance Le nom du bal perdu ? Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens

C'est qu'ils étaient heureux Les yeux au fond des yeux. Et c'était bien... Et c'était bien... Et puis quand l'accordéoniste S'est arrêté, ils sont partis. Le soir tombait dessus la piste, Sur les gravats et sur ma vie. Il était redevenu tout triste Ce petit bal qui s'appelait, Qui s'appelait... Qui s'appelait... Qui s'appelait... Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens Ce sont ces amoureux Qui ne regardaient rien autour d'eux. Y'avait tant de lumière, Avec eux dans la rue, Alors la belle affaire Le nom du bal perdu. Non je ne me souviens plus Du nom du bal perdu. Ce dont je me souviens C'est qu'on était heureux Les yeux au fond des yeux. Et c'était bien... Et c'était bien.

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MISTRAL GAGNANT

(Renaud Séchan)

À m´asseoir sur un banc cinq minutes avec toi Et regarder les gens tant qu´y en a Te parler du bon temps qu´est mort ou qui r´viendra En serrant dans ma main tes p´tits doigts Pis donner à bouffer à des pigeons idiots Leur filer des coups d´ pieds pour de faux Et entendre ton rire qui lézarde les murs Qui sait surtout guérir mes blessures Te raconter un peu comment j´étais mino Les bonbecs fabuleux qu´on piquait chez l´ marchand Car-en-sac et Minto, caramel à un franc Et les mistrals gagnants A r´marcher sous la pluie cinq minutes avec toi Et regarder la vie tant qu´y en a Te raconter la Terre en te bouffant des yeux Te parler de ta mère un p´tit peu Et sauter dans les flaques pour la faire râler Bousiller nos godasses et s´ marrer Et entendre ton rire comme on entend la mer S´arrêter, r´partir en arrière Te raconter surtout les carambars d´antan et les cocos boer Et les vrais roudoudous qui nous coupaient les lèvres Et nous niquaient les dents Et les mistrals gagnants A m´asseoir sur un banc cinq minutes avec toi Et regarder le soleil qui s´en va Te parler du bon temps qu´est mort et je m´en fou Te dire que les méchants c´est pas nous Que si moi je suis barge, ce n´est que de tes yeux Car ils ont l´avantage d´être deux Et entendre ton rire s´envoler aussi haut Que s´envolent les cris des oiseaux Te raconter enfin qu´il faut aimer la vie Et l´aimer même si le temps est assassin Et emporte avec lui les rires des enfants Et les mistrals gagnants Et les mistrals gagnants

AVEC LE TEMPS

(Léo Ferré) Avec le temps... Avec le temps va tout s'en va On oublie le visag' et l'on oublie la voix Le cœur quand ça bat plus c'est pas la pein' d'aller Chercher plus loin faut laisser fair' et c'est très bien Avec le temps... Avec le temps va tout s'en va L'autre qu'on adorait qu'on cherchait sous la pluie L'autre qu'on devinait au détour d'un regard Entre les mots entre les lign's et sous le fard D'un serment maquillé qui s'en va fair' sa nuit Avec le temps tout s'évanouit Avec le temps... Avec le temps va tout s'en va Mêm' les plus chouett's souv'nirs ça t'as un' de ces gueul's A la Gal'rie j'Farfouill' dans les rayons d' la mort Le samedi soir quand la tendress' s'en va tout' seule Avec le temps... Avec le temps va tout s'en va L'autre à qui l'on croyait pour un rhum' pour un rien L'autre à qui l'on donnait du vent et des bijoux Pour qui l'on eût vendu son âme pour quelques sous Devant quoi l'on s' traînait comme traînent les chiens Avec le temps va tout va bien Avec le temps... Avec le temps va tout s'en va On oublie les passions et l'on oublie les voix Qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens Ne rentre pas trop tard surtout ne prend pas froid Avec le temps... Avec le temps va tout s'en va Et l'on se sent blanchi comme un cheval fourbu Et l'on se sent glacé dans un lit de hasard Et l'on se sent tout seul peut-être mais peinard Et l'on se sent floué par les années perdues Alors vraiment Avec le temps ... on n'aime plus.

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COIN DE RUE

(Charles Trenet)

Je me souviens d'un coin de rue Aujourd'hui disparu Mon enfance jouait par là Je me souviens de cela Il y avait un' palissade Un taillis d'embuscades Les voyous de mon quartier Venaient s'y batailler À présent il y a un café Un comptoir tout neuf qui fait d’ l'effet Une fleuriste qui vend ses fleurs aux amants Et même aux enterrements Je revois mon coin de rue Aujourd'hui disparu Je me souviens d'un triste soir Où le cœur sans espoir Je pleurais en attendant Un amour de quinze ans Un amour qui fut perdu Juste à ce coin de rue Et depuis j'ai beaucoup voyagé Trop souvent en pays étrangers Mondes neufs constructions et démolitions Vous me donnez des visions Je crois voir mon coin de rue Et soudain apparus Je revois ma palissade Mes copains mes glissades Mes deux sous de muguet de printemps Mes quinze ans… mes vingt ans Tout ce qui fut et qui n'est plus Tout mon vieux coin de rue.

MON ENFANCE M’APPELLE

(Serge Lama) Mon enfance m´appelle sur des plages de sable Mon enfance m´appelle sur des plages dorées Sur elles sont venues s´inscrire impitoyables De nombreuses années Qu´ai-je fait? Qu´ai-je dit? Qui suis-je en ce pays? Quelle neige est déjà tombée dans mes cheveux? Les hommes ne sont-ils nés que pour devenir vieux? Ô mon enfance disparue Quel était le nom de ma rue? Qu´ai-je fait? Qu´ai-je dit? Qui suis-je en ce pays? Quelle fleur a courbé sa tige sous mes pas Pour que je sois tombé tout à coup aussi bas? Ô mon enfance prends ma main Puisque tu es sur mon chemin Mon enfance m´appelle sur des plages de sable Mon enfance m´appelle sur des plages dorées Sur elles sont venues s´inscrire impitoyables De nombreuses années Qu´ai-je fait? Qu´ai-je dit? Qui suis-je en ce pays? Quel espoir de départ vers des lieux inconnus Pour oublier plus tard qui je suis devenu? Ô mon enfance revenue Dis-moi, qui suis-je devenu? Qu´ai-je fait? Qu´ai-je dit? Qui suis-je en ce pays? Quelle éternelle nuit se lève dans mes yeux? On récolte l´ennui quand on a ce qu´on veut Ô mon enfance quelle envie D´aller chez toi finir ma vie! Mon enfance m´appelle sur des plages de sable Mon enfance m´appelle sur des plages dorées Sur elles sont venues s´inscrire impitoyables De nombreuses années

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LES MENSONGES D’UN PÈRE À SON FILS

( Jean-Loup Dabadie

) Le temps, petit Simon Où tu m’arrivais à la taille Ça me semble encor’ tout à l’heure Mais déjà tu m’arrives au cœur Pour toi commence la bataille... Le temps, petit Simon Que je te fasse un peu l’école Me semble venir aujourd’hui Redonne-moi de cet alcool Que je te parle de la vie... Tu verras... Les amis ne meurent pas Les enfants ne vous quittent pas Les femmes ne s’en vont pas... Tu verras... On rit bien sur la Terre Malbrough ne s’en va plus en guerre Il a fait la dernière Tu verras... Et puis, petit Simon Chez nous, personne ne vieillit Nous sommes là et ne crois pas Que nous partirons d’aujourd’hui Pour habiter dans autrefois... L’amour, c’est tous les jours Qu’on le rencontre dans la vie Et rien ne passe et rien ne casse Redonne-moi de l’eau-de-vie A peine à peine, voilà merci Tu verras... Les amis ne meurent pas Les enfants ne vous quittent pas Les femmes ne s’en vont pas... Tu verras... On rit bien sur la terre Malbrough ne s’en va plus en guerre

Il a fait la dernière Tu verras... Les femmes infidèles On les voit dans les aquarelles Elles vous querellent sous les ombrelles Dans la vie ce ne sont pas les mêmes Elles nous aiment, elles nous aiment... Un homme, petit Simon Ce n’est jamais comme un navire Qu’on abandonne quand il chavire Et tout le monde quitte le bord Les femmes et les enfants d’abord... Tu verras... Les maisons ne meurent pas Les idées ne vous quittent pas Le cœur ne s’en va pas Tu verras... Tu vas suivre en beauté Les chemins de la liberté Tu vivras tu verras ...comme moi... Le temps, petit Simon Où tu m’arrivais à la taille Ça me semble encore tout à l’heure Mais déjà tu m’arrives au cœur Pour toi commence la bataille Alors, petit garçon Moi qui t’aimais, toi qui m’aimais Souviens-toi que ton père avait Une sainte horreur du mensonge Une sainte horreur du mensonge....

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QUAND LES HOMMES VIVRONT D’AMOUR

(Raymond Lévesque) Quand les hommes vivront d'amour Il n'y aura plus de misère Et commenceront les beaux jours Mais nous nous serons morts mon frère Quand les hommes vivront d'amour Ce sera la paix sur la terre Les soldats seront troubadours Mais nous nous serons morts mon frère Dans la grande chaîne de la vie Où il fallait que nous passions Où il fallait que nous soyons Nous aurons eu la mauvaise partie... Quand les hommes vivront d'amour Il n'y aura plus de misère Et commenceront les beaux jours, Mais nous, nous serons morts, mon frère... Mais quand les hommes vivront d'amour Qu'il n'y aura plus de misère, Peut-être songeront-ils un jour A nous qui serons morts, mon frère Nous qui aurons, aux mauvais jours Dans la haine et puis dans la guerre Cherché la paix, cherché l'amour Qu'ils connaîtront, alors, mon frère, Dans la grande chaîne de la vie, Pour qu'il y ait un meilleur temps Il faut toujours quelques perdants, De la sagesse ici bas c'est le prix Quand les hommes vivront d'amour Il n'y aura plus de misère Et commenceront les beaux jours Mais nous, nous serons morts, mon frère...

VISITEUR

(Claude Nougaro / Aldo Romano) Passe, passe dans la vie en visiteur C'est beau, applaudis c'est laid, passe ailleurs Passe sans que tes pas blessent une fleur Le ciel te le rendra passe en douceur Les parfums de la terre, les couleurs de l'eau, l'or de l'été On est prié de laisser les lieux dans l'état où ils [étaient Passe, passe dans la vie en visiteur Vois, vois c'est ta vie, sois aussi créateur Oui, crée, ne fût ce qu'un cri Et saigne en seigneur Les parfums de la terre, les couleurs de l'eau, l'or de l'été On est prié de laisser les lieux dans l'état où ils [étaient

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Baie de Somme 2013 Photo Robert Froger