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LA PEINTURE SURRÉALISTE 1. QUAND PEINTURE ET POÉSIE SE RENCONTRENT : MAX ERNST L’articulation littérature arts plastiques n’a jamais été aussi serrée que pendant la grande aventure surréaliste. Même si des peintres comme Jérôme Bosch (1450-1516) ou des artistes des XIXe et XXe siècles comme Gustave Moreau, le Douanier Rousseau ou Giorgio De Chirico ont nourri l’imaginaire surréaliste, c’est surtout la littérature, et plus particulièrement la poésie, la grande inspiratrice de la peinture surréaliste. L’œuvre d’Arthur Rimbaud et celle de Lautréamont ainsi que la psychanalyse freudienne, découverte alors récente, sont au cœur de la nouvelle esthétique. Comme la poésie, la peinture doit suggérer, agir sur l’imagination, troubler. Le collage, inventé d’abord en littérature par Lautréamont, allait devenir une des pratiques courantes chez les peintres qui l’introduiront dans leurs tableaux. Contrairement au collage cubiste (1911) où l’enjeu était essentiellement plastique, le collage surréaliste est un procédé poétique car il cherche le merveilleux, l’extraordinaire. Max Ernst a été l’artiste qui a amené cette technique au plus haut degré d’élaboration, et qui a admirablement intégré dans ses œuvres peinture et poésie ; Et ce au nom des problématiques essentielles au surréalisme, à savoir la beauté, le désir, l’amour… Max Ernst, La Puberté proche… ou Les Pléiades, 1921 Collage, fragments de photographies retouchées, gouache et huile sur papier, monté sur carton Collection particulière Ce tableau a été réalisé par le montage de différents éléments photographiques, assemblés et collés selon une logique qui vise le dépaysement, auxquels sont intégrées sur l’ensemble de l’œuvre peinture à l’huile et gouache. A cause de son impact sur l’inconscient, la technique du collage et du photomontage plaît aux surréalistes. Pour son personnage central, Ernst utilise un nu de femme sur un divan. Par le passage de l’horizontale à la verticale, il transforme ce nu allongé en nu en suspension. Le bleu du fond évoque un ciel, tandis que les effilochements argentés, placés en haut du tableau, font penser à des ailes. Le titre, Les Pléiades, suggère une constellation d’étoiles. Un pavé en train de tomber, en bas et à gauche du tableau, évoque la force de gravité qui s’oppose à l’élévation des astres. Rappel aussi d’une célèbre phrase de Lautréamont qui, dans le premier des Chants de Maldoror (1868), écrit : « La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? impossible. » L’œuvre s’accompagne d’un poème énigmatique où il est question de gravitation, de force d’attraction, qui est aussi celle exercée par le corps de la femme. Jouant sur la polysémie du terme gravitation, Ernst glisse du phénomène physique exercé par la terre, à une attraction d’un autre ordre, exercée par le corps féminin, ouvrant ainsi la porte à la dimension du désir. La notion de gravitation est donc, au sens freudien du terme, surdéterminée. C’est dans son ouvrage capital, L’Interprétation des rêves (1900), que Freud définit le processus de la surdétermination : « Chacun des éléments du contenu manifeste du rêve est surdéterminé, il est représenté plusieurs fois dans les pensées latentes du rêve. » Le geste de la tête qui se plie vient prolonger l’horizontale du bras pour s’inscrire dans une même ligne, à laquelle font écho, en bas et en haut du tableau, d’autres droites qui se répètent comme les vagues d’un ciel, en train de devenir, par ce mouvement même, une mer. L’élément aérien et l’élément aquatique se confondent, comme souvent dans les tableaux de Ernst, où les poissons volent et les oiseaux nagent. Mais ici, plus poétiquement encore, on peut parler des vagues de la mer, reconnaissables, en bas, par la présence du jaune sable, et des vagues du ciel : le violet, l’indigo, l’outremer, en haut du tableau, étant animés par un même rythme de flux et de reflux, répétition de lignes qui se plissent et évoquent les mouvements de l’onde aux abords d’une plage. L’instabilité des formes, la Sources : http://www.cnac-gp.fr Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005

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LA PEINTURE SURRÉALISTE

1. QUAND PEINTURE ET POÉSIE SE RENCONTRENT : MAX ERNST L’articulation littérature arts plastiques n’a jamais été aussi serrée que pendant la grande aventure surréaliste. Même si des peintres comme Jérôme Bosch (1450-1516) ou des artistes des XIXe et XXe siècles comme Gustave Moreau, le Douanier Rousseau ou Giorgio De Chirico ont nourri l’imaginaire surréaliste, c’est surtout la littérature, et plus particulièrement la poésie, la grande inspiratrice de la peinture surréaliste. L’œuvre d’Arthur Rimbaud et celle de Lautréamont ainsi que la psychanalyse freudienne, découverte alors récente, sont au cœur de la nouvelle esthétique. Comme la poésie, la peinture doit suggérer, agir sur l’imagination, troubler. Le collage, inventé d’abord en littérature par Lautréamont, allait devenir une des pratiques courantes chez les peintres qui l’introduiront dans leurs tableaux. Contrairement au collage cubiste (1911) où l’enjeu était essentiellement plastique, le collage surréaliste est un procédé poétique car il cherche le merveilleux, l’extraordinaire. Max Ernst a été l’artiste qui a amené cette technique au plus haut degré d’élaboration, et qui a admirablement intégré dans ses œuvres peinture et poésie ; Et ce au nom des problématiques essentielles au surréalisme, à savoir la beauté, le désir, l’amour… ► Max Ernst, La Puberté proche… ou Les Pléiades, 1921 Collage, fragments de photographies retouchées, gouache et huile sur papier, monté sur carton Collection particulière Ce tableau a été réalisé par le montage de différents éléments photographiques, assemblés et collés selon une logique qui vise le dépaysement, auxquels sont intégrées sur l’ensemble de l’œuvre peinture à l’huile et gouache. A cause de son impact sur l’inconscient, la technique du collage et du photomontage plaît aux surréalistes. Pour son personnage central, Ernst utilise un nu de femme sur un divan. Par le passage de l’horizontale à la verticale, il transforme ce nu allongé en nu en suspension. Le bleu du fond évoque un ciel, tandis que les effilochements argentés, placés en haut du tableau, font penser à des ailes. Le titre, Les Pléiades, suggère une constellation d’étoiles. Un pavé en train de tomber, en bas et à gauche du tableau, évoque la force de gravité qui s’oppose à l’élévation des astres. Rappel aussi d’une célèbre phrase de Lautréamont qui, dans le premier des Chants de Maldoror (1868), écrit : « La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? impossible. » L’œuvre s’accompagne d’un poème énigmatique où il est question de gravitation, de force d’attraction, qui est aussi celle exercée par le corps de la femme. Jouant sur la polysémie du terme gravitation, Ernst glisse du phénomène physique exercé par la terre, à une attraction d’un autre ordre, exercée par le corps féminin, ouvrant ainsi la porte à la dimension du désir. La notion de gravitation est donc, au sens freudien du terme, surdéterminée. C’est dans son ouvrage capital, L’Interprétation des rêves (1900), que Freud définit le processus de la surdétermination : « Chacun des éléments du contenu manifeste du rêve est surdéterminé, il est représenté plusieurs fois dans les pensées latentes du rêve. » Le geste de la tête qui se plie vient prolonger l’horizontale du bras pour s’inscrire dans une même ligne, à laquelle font écho, en bas et en haut du tableau, d’autres droites qui se répètent comme les vagues d’un ciel, en train de devenir, par ce mouvement même, une mer. L’élément aérien et l’élément aquatique se confondent, comme souvent dans les tableaux de Ernst, où les poissons volent et les oiseaux nagent. Mais ici, plus poétiquement encore, on peut parler des vagues de la mer, reconnaissables, en bas, par la présence du jaune sable, et des vagues du ciel : le violet, l’indigo, l’outremer, en haut du tableau, étant animés par un même rythme de flux et de reflux, répétition de lignes qui se plissent et évoquent les mouvements de l’onde aux abords d’une plage. L’instabilité des formes, la

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magie de la métamorphose en acte devant nous, font à juste titre, de Max Ernst, ce « magicien des palpitations subtiles » comme l’appelait l’écrivain surréaliste René Crevel. La poésie, qui est textuellement présente par le poème écrit au bas du tableau, s’incarne ainsi dans l’œuvre. Texte et image deviennent complémentaires. « La puberté proche n’a pas encore enlevé la grâce tenue de nos pléiades\ Le regard de nos yeux pleins d’ombre est dirigé vers le pavé qui va tomber\ La gravitation des ondulations n’existe pas encore. » Signifiant clé du tableau, le mot « grâce » pourrait à lui seul qualifier ce collage. Néanmoins la perturbation, si chère à Ernst (Perturbation ma sœur), joue aussitôt dans ce texte pour produire l’insolite, l’inattendu. L’artiste nous convie alors à voir autrement et à être sensibles à la « gravitation des ondulations » qui « n’existe pas encore » et qu’il fait advenir dans son œuvre. En effet, par l’admirable métaphore finale, « la gravitation des ondulations » qui rend parfaitement le tableau où les sinuosités féminines se lient à la gravitation terrestre, poésie et peinture se rencontrent et agissent conjointement sur le spectateur, hymne à la beauté féminine et à la beauté tout court. C’est vers la beauté lumineuse et le désir, autre force d’attraction plus sublime et subversive, que l’artiste nous invite à aller. La beauté et le désir rejoignent l’amour, toujours source de connaissance et de dépassement de soi pour les surréalistes (cf. à ce propos les romans d’André Breton : Nadja, L’Amour fou et la célèbre équation de Paul Eluard : L’Amour la poésie) . Pour ne pas conclure, ouvrons encore sur Dante et sur son monumental voyage à travers la connaissance qu’est La Divine Comédie (vers 1320), dont le dernier vers de la dernière partie de l’œuvre, Le Paradis, est : « Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ». La vraie connaissance n’est possible que grâce à l’amour « intellect d’amour », écrit encore le poète italien dans sa fameuse formule. La sensation qui se dégage de l’ensemble de la composition est d’une sérénité rare. L’harmonie chromatique qui s’établit entre l’étendue bleue pâle, le jaune sable et l’intensité de l’élément rouge placé au centre du tableau, participe de cet effet. Le nu féminin s’installe dans l’espace en équilibre, entre la verticale de son corps allongé et l’horizontale créée par son bras gauche qui se prolonge par une droite, traversant une forme ronde, est-ce l’image de la terre ? Dans cet entrelacs de formes, advient un chiasme optique qui réunit le corps féminin et la sphère terrestre. Les deux forces d’attraction se rencontrent et se superposent ainsi sous nos yeux. ► Max Ernst : Deux Enfants sont menacés par un rossignol, 1924 Huile sur bois et éléments de bois peint. Museum of Modern Art, New York Salué dès son exposition comme le manifeste du surréalisme, ce tableau comporte un texte étrange et hermétique qui est aussi son titre : Deux Enfants sont menacés par un rossignol. L’artiste a écrit cette phrase sur le rebord inférieur de ce tableau-relief. L’espace de la représentation n’est pas un lieu réel mais la scène du rêve. C’est cette frontière entre rêve et réalité que le portillon ouvert sur l’espace du spectateur invite à franchir. Les couleurs délavées, la perspective lointaine, contrastent avec l’ici et maintenant des éléments, comme le cadre massif en bois ou la petite barrière ouverte, qui font irruption dans notre espace. Nous sommes dans une peinture hautement suggestive, rien n’est dit, tout est latent. L’imprécision de la menace la rend encore plus redoutable. Le rossignol du titre n’est pas l’oiseau qui plane dans l’air, et comment l’inquiétude pourrait-elle venir d’un animal si inoffensif ? Qui sont les victimes ? Qui est l’homme qui se tient en équilibre instable sur un toit, un petit enfant dans les bras ? Le texte redouble l’énigme et la peur se fait angoisse, car elle est littéralement, comme la définit Freud, une peur sans objet.

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► Max Ernst : Au premier mot limpide, 1923 Huile sur plâtre transférée sur toile Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf Ici, la présence littérale du texte a disparu, mais c’est encore la poésie la grande inspiratrice de l’œuvre. Le titre, Au premier mot limpide, reprend en effet un vers du poète dadaïste et surréaliste Paul Eluard. La représentation semble entièrement procéder de ce vers. Le mot « limpide » caractérise cette peinture où l’espace est lisse et presque vide, la couleur claire et posée en aplats, sans aspérité aucune. Néanmoins le tableau n’est pas une simple illustration du vers du poète, car la clarté formelle recèle un « contenu impénétrable » (Samuel Beckett). Le signifiant « limpide » s’irradie dans l’œuvre pour se changer en une sorte de limpidité trompeuse qui intrigue. Ici, la présence littérale du texte a disparu, mais c’est encore la poésie la grande inspiratrice de l’œuvre. Le titre, Au premier mot limpide, reprend en effet un vers du poète dadaïste et surréaliste Paul Eluard. La représentation semble entièrement procéder de ce vers. Le mot « limpide » caractérise cette peinture où l’espace est lisse et presque vide, la couleur claire et posée en aplats, sans aspérité aucune. Néanmoins le tableau n’est pas une simple illustration du vers du poète, car la clarté formelle recèle un « contenu impénétrable » (Samuel Beckett). Le signifiant « limpide » s’irradie dans l’œuvre pour se changer en une sorte de limpidité trompeuse qui intrigue. ► Max Ernst, Jour et nuit, 1941-1942 Huile sur toile The Menil Collection, Houston Ce tableau n’est pas lié à un poème, il ne comporte pas non plus de texte. Il illustre néanmoins la relation à la poésie que l’artiste n’a jamais quittée car c’est en termes de poème qu’il s’est exprimé à son propos. Ecoutons-le dans ce passage traduit de l’anglais : « Jour et nuit ou le plaisir de peindre. Ecouter les battements du cœur de la terre. Etre accommodant avec cette peur induite et l’inconnu enfoui dans l’homme. Eteindre le soleil à la demande. Allumer les lampes du cerveau de la nuit. Apprécier la cruauté des yeux de quelqu’un. Voir l’éclat faible de la lumière. La majesté des arbres. Invoquer les mouches de feu » On ne peut être, par les mots, plus près du fait pictural. « Nuit et Jour ou le plaisir de peindre », a-t-il écrit, il y a dans cette œuvre une véritable jubilation des pouvoirs de la peinture qui peut concilier l’inconciliable, le jour et la nuit, le proche et le lointain, la lumière et les ténèbres, le plan d’ensemble et le gros plan, les profondeurs poussiéreuses de la terre et la surface éclatante de détails qui brillent comme des joyaux. 2. L’INTÊRET POUR LA MYTHOLOGIE Très tôt les surréalistes se sont intéressés aux mythes. Cet engouement pour la mythologie a une double origine : l’une est liée à l’essence même du surréalisme où le merveilleux, le fabuleux, l’imaginaire sont des éléments moteurs, l’autre se rattache à leur passion pour la psychanalyse et son interprétation des mythes. Que l’on pense au mythe fondateur d’Œdipe qui structure, selon Freud, la psyché humaine. De Masson à Miró, de Picabia à Dali, d’Ernst à Picasso, à Tanguy, chacun de ces artistes s’est attaché à un mythe antique et en a donné une interprétation personnelle. Un mythe se détache parmi tous par l’importance que les surréalistes lui ont accordée, c’est celui du Labyrinthe et du Minotaure auquel s’en rattachent d’autres comme le mythe d’Europe et de Zeus, le Minotaure étant né de l’union monstrueuse entre le taureau de Crète et Pasiphaé, épouse de Minos, lui-même fils des amours entre Zeus et Europe.

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► Max Ernst, Célèbes ou L’Eléphant Célèbes ,1921 Huile sur toile Tate Gallery, Londres C’est avec ce tableau de Max Ernst, L’Eléphant Célèbes, qu’apparaît en sourdine le mythe d’Europe et de Zeus. Enigmatique, cette toile peinte à l’huile est une sorte de collage en trompe l’œil. « Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage », affirme le peintre, pour qui l’activité mentale de libre association prime ici. En effet, la juxtaposition d’éléments hétérogènes comme l’étrange femme sans tête, la créature qui ressemble à un éléphant, la construction géométrique sur la droite du tableau, suggère l’image d’un rêve. Le titre vient d’une comptine allemande obscène, qui commence ainsi : « L’Eléphant des Célèbes, il a du jaune à son derrière ». La silhouette centrale a pour origine la photo d’un grenier à mil en glaise (du Ghana ou Togo) que l’artiste a paré de défenses, d’une tête à cornes, d’une trompe pourvue d’une manchette et d’une construction qui rappelle les intérieurs métaphysiques de De Chirico. L’animal représenté est un hybride, un monstre créé par l’artiste selon une combinatoire liée à l’activité inconsciente dont Freud a théorisé les principes. Le dépaysement est total, et l’œuvre au contenu hermétique invite à l’interprétation. Les lignes de force du tableau reliant la curieuse tête à cornes au corps féminin suggèrent une lecture mythologique. Cette composition plastique favorisant l’association taureau-femme renvoie au mythe grec d’Europe et de Zeus, souvent représenté par les peintres (cf. L’Enlèvement d’Europe du Tiepolo, 1720). Europe est la fille du roi légendaire Agénor. Le dieu, amoureux d’elle, se métamorphose en taureau blanc, l’enlève au-dessus de l’eau et la transporte en Crète. Dans le tableau de Ernst ,la couleur blanche du taureau a glissé sur le corps de la femme. Mais le mythe ancien n’épuise pas l’œuvre qui se construit comme un tissu d’allusions et d’antagonismes car, ici, c’est Europe qui semble attirer l’animal et l’inviter à un voyage dans un pays inconnu, lequel renvoie au hors-champ de l’œuvre. ► Max Ernst, Œdipus Rex, 1922 Huile sur toile Collection particulière C’est au mythe du célèbre criminel de la tragédie grecque que s’attache ici l’artiste : Œdipe fils de Laïos et de Jocaste qui, accomplissant la parole de l’oracle, deviendra l’assassin de son père et l’époux de sa mère. Suivant les théories freudiennes selon lesquelles la relation œdipienne structure en profondeur la psyché humaine, les surréalistes ont vu en Œdipe un héros de la révolte contre l’autorité paternelle. Le tableau Œdipus Rex s’impose et se donne à voir comme un cauchemar reconstitué. Dans un espace dominé par l’irruption du gros plan, des jeux d’échelles arbitraires, une main géante sort d’une fenêtre. Elle tient dans ses doigts une noix transpercée, comme le sont aussi les doigts, par une sorte d’arbalète, tandis que de deux trous au sol sortent les têtes de deux curieux oiseaux, en apparence mâle et femelle. Le spectateur est frappé par leurs yeux au regard humain. Le châtiment semble vouloir les frapper par la présence d’une barrière en bois qui représente l’enfermement et qui voudrait limiter leur regard, allusion à la cécité d’Œdipe qui se transpercera les yeux pour se punir de son crime. Tous les éléments du mythe sont là : le couple des amants fautifs (les deux oiseaux), le transpercement, l’aveuglement mais, comme dans le travail du rêve, ils ont subi des modifications et sont méconnaissables au premier abord.

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► Pablo Picasso et le Minotaure En 1933, sous l’inspiration d’André Masson et de Georges Bataille, les surréalistes appellent leur revue, publiée chez Skira, Minotaure. Picasso, qui collabore à l’époque au mouvement surréaliste, est invité à illustrer le premier numéro. La créature fabuleuse, mi-homme, mi-bête et mi-dieu, est apparue chez l’artiste en 1927, Le Minotaure et la femme endormie, et dans un collage de 1928 appelé Le Minotaure. Chez Picasso cette figure, le plus souvent séparée des autres personnages de la légende de Thésée, est liée à son imaginaire. Si pour les surréalistes, passionnés par ce mythe, le labyrinthe symbolise les profondeurs insondables de l’inconscient, et le Minotaure qui l’habite la force irrationnelle qui brise les lois et profane les Dieux, pour Picasso l’essence du Minotaure auquel il s’identifie est double. Il incarne à la fois la bestialité primitive et l’amour, le bourreau et la victime, il établit un trait d’union entre le mythe grec et la corrida espagnole. Pour illustrer la couverture de la revue surréaliste, le Minotaure apparaît, poignard à la main, sur un collage de napperons de papier, feuilles d’étain, feuillage, rubans et carton gaufré. L’exposition présente trois œuvres de Picasso liées à ce thème, dont Composition au Minotaure 1936, Galerie Krugier, Ditesheim & Cie, Genève. Ici le monstre poignardé, gisant dans une arène, est relié à la tauromachie. Pris entre deux figures féminines, dont l’une à cheval finit de l’achever, et l’autre, se profilant dans la voile d’un bateau, semble l’inviter à un voyage rendu impossible, l’animal hybride renvoie ici à l’artiste et exprime les déchirements liés à sa vie amoureuse. ( l’œuvre ici accessible est la couverture du premier numéro du Minotaure, non présentée dans l’exposition ) ► André Masson, Le Labyrinthe, 1938 Huile sur toile Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris Le labyrinthe et le Minotaure se combinent dans cette œuvre de Masson mais, inversant le mythe, c’est le second qui contient le premier. Le personnage fabuleux s’élève immense sur un paysage raviné avec lequel il se confond. Il s’agit d’une figure complexe, ouverte et fermée à la fois, et qui inscrit en elle la déchirure. En faisant recours au mythe ancien pour le retourner, ce tableau exprime le marasme

du climat d’avant-guerre qui régnait alors en Europe. ► André Masson, La Pythie, 1943 Huile et tempera sur toile Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris Pendant son séjour aux Etats-Unis Masson convoque sans cesse les anciens mythes, appel à une civilisation perdue vers laquelle se tourne l’artiste pour insuffler, peut-être, du sens dans un monde en train de le perdre, car en proie à la Deuxième Guerre mondiale. La figure de la Pythie aurait pu être aimée des surréalistes en vertu de ses pouvoirs prophétiques, et pourtant Masson reste le seul à en avoir conçu la représentation. La composition, décentrée, s’articule autour de trois principaux ar un rouge profond, dramatiquement rehaussé par la violence du noir

et des jaunes. Une figure féminine, les bras levés, s’agite, allusion à la possession de l’oracle. La toile est animée d’un mouvement centrifuge qui déborde les limites du cadre et se prolonge dans un ailleurs auquel le spectateur n’a pas accès.

éléments formels reliés entre eux p

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► Joan Miró, Personnages devant une métamorphose, 1936 - Tempera à l’œuf sur masonite New-Orleans Museum of Art, New-Orleans Avec ce tableau, Miró se confronte à un thème mythologique par excellence, dont le poète latin Ovide (43 av. J.-C. / 17 ap. J.-C.) avait fait le sujet de son épopée au titre homonyme, Les Métamorphoses, principale source littéraire de nombreux mythes, celui du Minotaure notamment. Le sujet de la métamorphose est traité à maintes reprises par les surréalistes. L’exposition présente, entre autres, une seconde Métamorphose de Miró, 1936, Collection particulière, et Métamorphose des amants de Masson, 1938, Collection particulière. Le tableau Personnages devant une métamorphose fait partie d’une série appelée « peintures sauvages » entreprise au début des années trente. 1936 voit éclater la guerre d’Espagne, et l’artiste ne devra pas retourner dans son pays avant 1940. Miró utilise des panneaux de masonite et des matériaux rudimentaires, peint avec de grands gestes traduisant son émotion. Il s’agit d’une peinture agressive aux couleurs acides et aux figures grotesques. Ici, deux personnages rudimentaires aux couleurs hallucinées et surréelles assistent à une métamorphose en train de se faire, représentée par la curieuse masse encore informe au centre de la composition. A ce stade on ne peut dire encore s’il en résultera un être merveilleux ou monstrueux. Néanmoins, des membres ou plutôt des os rouges et disloqués laissent présager la naissance de quelque chose d’horrible. ► Salvador Dali, La Vénus de Milo aux tiroirs, 1936-1964 Bronze peint en blanc, pompons en fourrure Galerie Patrik Derom, Bruxelles Avec son interprétation délirante de L’Angélus de Millet et de la légende de Guillaume Tell, dont il fait une incarnation de la figure castratrice du père (l’exposition présente deux tableaux de cette série), Salvador Dali établit une mythologie personnelle participant de ce que Freud appelle les mythes individuels du névrosé. Néanmoins l’artiste catalan s’est aussi mesuré aux figures mythiques et en particulier à Vénus, divinité latine de la beauté, après l’avoir été en Grèce sous le nom d’Aphrodite. En 1936 Dali transforme une reproduction en plâtre de la célèbre sculpture grecque, la Vénus de Milo, en y esquissant le tracé de tiroirs sur son corps. L’œuvre sera ensuite réalisée par Marcel Duchamp, créateur du ready-made, autrement dit de l’objet promu au rang d’œuvre d’art par la seule volonté de l’artiste. Les personnages à tiroirs font partie de l’iconographie de Dali, ils reviennent souvent dans ses dessins, sa peinture, mais ici c’est à la sculpture classique qu’il applique son motif. Dans la symbolique freudienne les tiroirs correspondent aux profondeurs du psychisme et Dali, qui vénérait le père de la psychanalyse, suit cette conception. Réunir dans une œuvre d’art la Grèce antique et la psychanalyse signifie pour l’artiste dépasser les codes de la beauté idéale, pour accéder à la vérité d’un corps travaillé par l’inconscient, avec ses zones d’ombre et ses parties cachées. Seule la psychanalyse

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peut, pour Dali, ouvrir ces tiroirs. Néanmoins ainsi qu’elle se présente, avec ses pompons, l’œuvre invite au toucher et, peut-être, à ouvrir nous-mêmes les tiroirs. En s’attachant à ce modèle canonique de l’art occidental, Dali est au cœur de l’esthétique de la profanation si chère aux surréalistes. 3. L’INQUIÉTANTE ETRANGETÉ En 1919, Freud écrit un texte fondamental pour l’approche de l’œuvre d’art, il s‘agit de Das Unheimlisch, traduit en français par L’Inquiétante étrangeté. Ce concept apparenté à celui de peur, d’angoisse, d’effroi, présente néanmoins un sens qui lui est propre. L’inquiétante étrangeté est l’effroi en tant qu’il se rattache aux choses connues depuis longtemps, les choses familières qui, dans certaines conditions, deviennent inquiétantes. Un des procédés les plus sûrs pour susciter ce sentiment est de douter si la personne que l’on a devant soi est un être vivant ou un automate. Les thèmes du double, de l’image de soi au miroir, de la répétition obstinée des mêmes faits s’y rattachent. Pour Freud, est « unheimlisch » tout ce qui devrait rester caché et qui se manifeste. Ce sentiment, qui serait peu répandu dans la vie courante, trouverait dans l’art ses plus importantes manifestations. Ce sera, en effet, à partir de textes littéraires, les Contes fantastiques d’Hoffmann, que Freud va bâtir son article. L’écriture, comme aussi la peinture, la sculpture ou la photographie surréaliste véhiculent au plus haut point ce sentiment. Des exemples ayant trait aux arts plastiques illustrent ce parcours. ► René Magritte, Jeune fille mangeant un oiseau (Le plaisir), 1927 - Huile sur toile Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf Parmi tous les artistes surréalistes, Magritte excelle dans le rendu de l’inquiétante étrangeté, on peut dire qu’il en connaît tous les ressorts et qu’il en a donné toutes les acceptions. Dans ce tableau, la jeunesse du personnage, accentuée par les couleurs lumineuses, entre immédiatement en collision avec le crime qui s’y accomplit. La jeune fille, comme dans un cauchemar dont on voudrait sortir, mange un oiseau dont le sang se répand sur elle. Ce tableau produit un choc comparable au poème de Rimbaud, Le dormeur du val (octobre 1870). Le lecteur y est trompé par l’atmosphère idyllique de la première strophe, qui se gâte peu à peu avant d’arriver à la révélation finale, la chute du dernier vers où le dormeur n’est qu’un jeune homme assassiné : « Il a trois trous rouges au côté droit. » Dans le tableau, l’inquiétude vient de l’objet sur lequel tombe l’agressivité de la jeune fille : un oiseau, animal familier, symbole de liberté et d’envol qui se retourne en son contraire et devient source de trouble. Le titre entre parenthèse, Le plaisir, rend la scène encore plus troublante car, pour reprendre un concept et le titre d’un article de Freud, nous sommes ici Au delà du principe du plaisir, 1920. ► Alberto Giacometti, Table, 1933 Plâtre original, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris Conçue pour être un meuble, cette sculpture, dont le principe repose sur l’association étrange d’objets réunis, exerce sur le spectateur un sentiment subtil qui s’apparente aussi de l’inquiétante étrangeté. La main coupée, la tête de femme en partie voilée et dont le voile se poursuit dans le vide, évoquent par métonymie un corps absent de la scène de la représentation. Présences sorties de l’inconscient qui renvoient, comme dans le tableau de Magritte, à un moi archaïque non encore délimité et qui précède le stade du miroir, moment que la psychanalyse situe à la fin de la première année de vie. C’est à ce moment que le nourrisson se reconnaît dans une image de soi, dépassant le morcellement lié aux premiers mois d’existence. C’est à un retour à ce stade primitif du sentiment du moi que nous convoque avec inquiétude cette sculpture.

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► Victor Brauner, Loup-table, 1939-1947 Bois et éléments de renard naturalisé Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris Tout autre est l’effet provoqué sur notre sensibilité par l’effrayant Loup-table de Brauner. La table, objet on ne peut plus familier et réconfortant car lié aux repas, à l’élément nourricier source de vie, se retourne en son contraire se métamorphosant en animal agressif et dévorant. Le mot loup contenu dans le titre évoque les contes d’enfants et le fantasme d’engloutissement par dévoration. Néanmoins, avec un ultérieur désarçonnement de tous nos repères, c’est un renard que ce curieux assemblage nous présente. ► Dora Maar, Portrait d’Ubu, 1936 Epreuve aux sels d’argent Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris Le titre de cette photographie fait référence au Père Ubu, personnage monstrueux du théâtre moderne, héros des pièces d’Alfred Jarry, auteur provocateur. Ubu est difforme, abject et symbolise les instincts bas de l’homme, il s’agit d’un héros de l’absurde. Les surréalistes, de Ernst à Miró, en passant par Breton, ont illustré à plusieurs reprises les œuvres de Jarry. Dora Maar, a donné de ce personnage imaginaire, une image qui semble sortir des profondeurs de l’inconscient. Elle fait de Ubu un monstre difforme, mou et gluant. Créature hybride et non encore née, elle est un mélange de fœtus, d’éléphant prématuré, mais au total elle défie toute tentative d’identification. ► Hans Bellmer, La Poupée, 1932-1945 Bois peint, cheveux, chaussures, chaussettes Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris Avec ses nombreuses variations sur le thème de la poupée articulée, Bellmer est au cœur de ce que Freud donne comme la première source d’inquiétante étrangeté, à savoir l’incertitude entre inanimé et animé, être vivant ou automate, poupées savantes, qu’il analyse à partir de L’Homme au sable de Hoffmann. Dans ce conte fantastique, l’étudiant Nathanaël tombe amoureux de la poupée animée Olympia, qui n’est qu’un automate avec différents rouages. En 1932 Bellmer assiste à une représentation des contes d’Hoffmann, où figure la fameuse poupée Olympia. Ce sera la révélation de son œuvre entièrement axée sur ce sujet. En 1933 il réalise une première poupée avec des jointures à boules. En 34-35 les photos de ses poupées paraissent dans le numéro 6 de la revue surréaliste, Minotaure. Dans les cas où l’inquiétant vient de l’incertitude entre être vivant et automate, la source de ce sentiment serait à chercher, non pas dans une peur, mais dans une croyance infantile, les enfants désirent que les poupées vivent, explique Freud. L’inquiétante étrangeté surgirait alors du retour dans le réel d’un contenu imaginaire qui a été le nôtre et, plus profondément encore, de la confusion entre dedans (espace des pulsions et des affects) et dehors qui renvoie encore une fois à un stade archaïque où le moi n’était pas encore constitué.

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4. L’AUTOMATISME La découverte de l’automatisme verbal constitue l’acte de naissance du surréalisme. En 1933 dans le Minotaure, dressant un bilan du message automatique, André Breton écrit : « la volonté d’ouvrir toutes grandes les écluses restera sans nul doute l’idée génératrice du surréalisme ». L’écriture automatique a précédé, historiquement, la découverte du dessin automatique et autres procédés picturaux autorisant le jaillissement de l’inconscient. Frottages, décalcomanies et jeux du Cadavre exquis s’apparentent, dans leur démarche, à l’automatisme. Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, Breton et Eluard définissent ce qu’ils entendent par écriture automatique. AUTOMATIQUE (écriture) - L’écriture automatique et les récits de rêves présentent l’avantage de fournir des éléments d’appréciation de grand style à une critique désemparée, de permettre un reclassement général des valeurs lyriques et de proposer une clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme (A.B.) - Durant des années, j’ai compté sur le débit torrentiel de l’écriture automatique pour le nettoyage définitif de l’écurie littéraire. A cet égard, la volonté d’ouvrir toutes grandes les écluses restera sans nul doute l’idée génératrice du surréalisme (A.B.). « un reclassement général des valeurs lyriques » et « le nettoyage définitif de l’écurie littéraire » Ces deux membres de phrase, dans leur excès même, résume avec force l’ambition première des surréalistes : une remise en cause complète et révolutionnaire de l’art de vivre et d’écrire. En 1924, l’année du premier Manifeste, paraît aussi le premier numéro de La Révolution Surréaliste. Sa préface affirme : « Le procès de la connaissance n’étant plus à faire, l’intelligence n’entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l’homme tous ses droits à la liberté […]. Le surréalisme est le carrefour des enchantements… mais il est aussi le briseur de chaîne […] Le Réalisme, c’est émonder les arbres, le surréalisme, c’est émonder la vie. » « une clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme » « d’ouvrir cette boîte à multiple fond » : Il faut libérer l’homme, le libérer de ses entraves. La raison, qualifiée de « mégère » ou de « grande prostituée » (André Masson) constitue la première de ces entraves. Elle empêche l’inconscient de s’exprimer. L’image de la boîte à multiple fond est comparable à celle de l’oignon utilisée par Freud : chaque couche d’oignon pelée permet de descendre plus profond dans l’inconscient, constitué de plusieurs strates. Pour les surréalistes, c’est dans les forces obscures qui nous habitent que réside la fécondité créatrice. En brisant la censure exercée par la raison, il s’agit de libérer ces forces, de laisser s’exprimer le désir, la sauvagerie, que des siècles d’oppression chrétienne et bourgeoise ont refoulés et réprimés. Rimbaud a ouvert la voie : le devoir du poète ou du peintre est désormais de « plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau ». Pour « ouvrir la boîte », lever le refoulement et libérer la puissance créatrice, la première méthode pratiquée par les surréalistes est celle de l’écriture (puis du dessin et de la peinture) automatique. Un peu plus tard, d’autres méthodes seront utilisées, comme celles des sommeils hypnotiques, des récits de rêves, de la simulation de délires. 5. L’ECRITURE AUTOMATIQUE En 1919 paraissent Les Champs magnétiques, écrits conjointement par Philippe Soupault et André Breton, qui dira plus tard : « Incontestablement, il s’agit là du premier ouvrage surréaliste (et nullement dada) puisqu’il est le fruit des premières applications systématiques de l’écriture automatique ». Pour la première fois en effet, la cohérence rationnelle du récit est abolie au profit du jaillissement des pulsions, des désirs enfouis, des images les plus surprenantes. Les Champs magnétiques, écrits en deux mois par Breton et Soupault en 1919, constituent bien la première expérimentation d’écriture automatique. Le titre fait allusion à l’électromagnétisme. Le mot « magnétique » est chargé d’une force séductrice qui aimante les lieux, les êtres et les événements suivant les leçons du « grand magnétiseur » que fut Lautréamont.

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Soupault a rapporté ce que fut la genèse de cet ouvrage en commun « où nous nous interdisions de corriger, ni même de raturer… ce que nous nommions… des dictées ». Celles de l’inconscient. Breton expliquera plus tard qu’il s’agissait de pouvoir varier d’un chapitre à l’autre « la vitesse de la plume, de manière à obtenir des étincelles différentes ». Les deux poètes noircirent du papier au café La Source huit à dix heures par jour, la fatigue devant jouer son rôle et les plonger dans un état second. Ils essayèrent plusieurs méthodes, écrivant en alternance des phrases ou des paragraphes ou rédigeant chacun de leur côté avant confrontation. Une unité a fini par s’établir et Les Champs magnétiques, composés de neuf chapitres, sont devenus l’œuvre d’un seul auteur à deux têtes. Seul ce regard double a permis à Breton et Soupault d’avancer dans les ténèbres « sur la voie où nul ne les avait précédés » (Louis Aragon). Les images font, dans ce texte, une entrée fulgurante comme cette « fenêtre creusée dans la chair » (La Glace sans tain) à travers laquelle Dali peindra ses paysages intérieurs. Il y a dans ce livre une grande bousculade d’astres et d’éclipses qui annonce les métamorphoses célestes de Masson, les Constellations de Miró, un grand déploiement des futurs espaces surréalistes de la ville, des forêts vierges, des flores et faunes sauvages. Espaces que l’on peut découvrir aux travers des toiles de ces artistes ou celles de Max Ernst, Yves Tanguy, Matta ou Wifredo Lam. Dans Clair de terre, Paris, 1923 (recueil de poèmes automatiques) : Breton s’est soumis à l’écoute d’une voix intérieure, à l’égard de laquelle il s’astreint à la neutralité du scribe sous la dictée. Néanmoins on peut découvrir dans ces poèmes des retouches, des remords, comme en ont les peintres. Le titre indique le renversement d’éclairage auquel Breton entend soumettre l’acte poétique : « Notre globe projette sur la lune un intense clair de terre », dit l’exergue. La typographie de la couverture suggère, elle aussi, cette inversion de lumière : des lettres blanches sur un fond noir. Le recueil s’ouvre sur cinq rêves dédiés à De Chirico, qui avec ses peintures des années 1910-1917, dites métaphysiques en raison des thèmes abordés, a eu une influence considérable sur le groupe surréaliste. Le vide, l’immobilité hantent ses tableaux. Le temps s’est arrêté, l’espace pétrifié. Chaque toile révèle une angoisse latente et pose une énigme inquiétante. ► Giorgio de Chirico, Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914 Huile sur toile, Centre Pompidou,

Musée national d’art moderne, Paris. Parmi les tableaux exposés de De Chirico, celui-ci retient particulièrement l’attention en raison de son titre : Portrait prémonitoire… De Chirico a tracé un cercle blanc sur la tempe d’Apollinaire vu de profil en ombre chinoise, là où il sera blessé en 1916. Pour les surréalistes, la pratique de l’automatisme, en libérant les forces inconnues terrées en nous, peut aussi avoir une valeur prémonitoire. Ici, la statue d’Orphée aveugle est une métaphore de la poésie comme art de la voyance. La richesse des associations d’idées, l’« énigme » que pose ce tableau et la référence à l’auteur des Calligrammes expliquent la fascination des surréalistes pour cette œuvre. Aux poèmes dédiés à de Chirico succèdent dans Clair de terre des « pièces » de l’époque Dada, puis des poèmes parlant d’évasion, de liberté, d’amour libre. La femme, porteuse de lumière, y est médiatrice et révélatrice. Telle Ariane, elle ouvre les clés de la nature. Breton vérifia le pouvoir prophétique du message automatique avec son poème Tournesol qui préfigure onze ans plus tôt la rencontre de celle qu’il nomme « la toute-puissante ordonnatrice de la Nuit du tournesol ». C’est dans L’Amour fou, 1937, qu’André Breton relate le plus troublant des « hasards » qui lui soit arrivé. Avec l’ondine rencontrée dans un café, Breton accomplit le 29 mai 1934 une longue errance dans un Paris nocturne, de Montmartre au Quartier Latin, promenade dont les étapes sont annoncées dans ce fameux poème automatique Tournesol.

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Des dangers de la pratique de l’automatisme Breton est resté lucide : explorer l’inconscient, plonger pour remonter un trésor englouti, ramener du gibier de ces « grandes chasses intérieures » (Aragon) n’est pas sans risque. Au milieu de l’émerveillement peuvent faire surface la désespérance, la nostalgie de l’enfance, la solitude de la ville, ou encore apparaître des êtres menaçants. Breton dénoncera ces dangers dans Le Message automatique (Minotaure n°3-4). Il met en avant le risque de dépersonnalisation, qui peut aller jusqu’au vertige de la mort. Perte de soi et hallucinations ont en effet été le lot de plusieurs peintres et écrivains du groupe. 6. L’AUTOMATISME PICTURAL Les peintres surréalistes se sont vite ralliés à l’automatisme. Dali attend devant la toile vierge. Ernst utilise le procédé du frottage ou du grattage. Tanguy refuse les esquisses préparatoires à ses toiles pour garder la liberté du geste. Mais c’est Masson qui fut le premier à recourir à cette dictée de l’inconscient. André Masson, blessé au Chemin des Dames en 1917 et interné en psychiatrie, est obsédé par les thèmes de la mort, de la violence et de la résurrection. « Le moi avait été saccagé pour toujours », écrit-il. Son imagination est aussi marquée par la terre, ou terre-mère au sens bachelardien. Fin connaisseur des théories freudiennes, c’est en dessinant qu’il laisse jaillir ses pulsions enfouies. C’est dans un état de transe et d’abandon à son tumulte intérieur qu’il exécute ses dessins automatiques (reproduits dans la revue la Révolution surréaliste). Masson utilise aussi sa plume, fait le vide en soi, ferme les yeux de la raison, laisse sourdre le message inconscient. Alors sa « ligne errante » décrit des figures involontaires. Masson confiera que le dessin automatique avait pour lui presque toujours une espèce de soubassement érotique. Il dira, dans un entretien : « Ces dessins m’avaient ouvert un monde. Un peu celui des médiums. » Masson, dans sa fièvre d’abandon à l’automatisme, va l’expérimenter avec d‘autres moyens que le dessin à l’encre. C’est l’époque des tableaux de sable. L’artiste étale de la colle sur la toile posée au sol et projette des sables de grosseur et couleur diverses. De cette pratique gestuelle surgissent de grandes plages frémissantes sur lesquelles Masson calligraphie quelques grands trait instinctifs. Le poisson hante l’œuvre de Masson. Il se fait Poisson volant sur une toile de 1925, ou poisson soluble. Il évolue dans les profondeurs insondables de l’inconscient, monte à la surface, « s’aile » avec ses nageoires. Chez Masson, les poissons sont souvent carnivores, ils se font la guerre, s’éventrent, se dévorent. Ici, ils sont pris au piège dans ces sables altérés de sang. Le peintre reviendra à ce procédé après la guerre, quand il découvre les « peintures de sable » des Indiens américains. Ce gestuel, jet de sable et lignes tracées dans un ample mouvement, inspirera Pollock et les expressionnistes abstraits qui verront ses toiles à New York.

► André Masson, Soleils bas 1924. Art Gallery of Ontario.

◄ André Masson, Poissons sur le sable 1927.

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Yves Tanguy, dans sa démarche, « appartient » aussi à l’automatisme. Fasciné par l’œuvre de Lautréamont, il modifie totalement sa manière de peindre après sa découverte des toiles de De Chirico. Dès les années 1925, il commence à créer des paysages mentaux où ciel, terre et mer, peuplés d’étranges créatures, se confondent. De plus en plus, il s’abandonne à l’expression spontanée de ses fantasmes de l’origine et de l’enfance.

► Yves Tanguy, La main dans les nuages, 1927 Huile sur toile Staatsgalerie, Stuttgart Un bras raide, surmonté d’une main tendue, surgit des nuages tel un sémaphore. Que signifient ces doigts de géant dressés vers le ciel ? Ces nombres pythagoriciens inscrits sur la masse vaporeuse des nuées ? Cette pyramide molle dont la clarté détonne ? Il ne faut pas chercher à interpréter les tableaux de Tanguy. L’important, c’est la surprise et, ici, elle est totale. L’artiste voulait d’abord se surprendre lui-même, avant de surprendre les autres, car la surprise était, selon ses propres mots, ce qui « lui causait le plus de plaisir en peinture ». Pour garder ce sentiment de totale liberté dans l’acte créatif même, laisser jaillir l’imprévu, il ne faisait jamais d’esquisse préalable. A droite de la main flotte ce qui pourrait ressembler à des anémones de mer, animaux-fleurs divaguant entre courants marins et nuages. Attentif à la leçon de l’automatisme, le peintre laisse son pinceau courir seul et tracer signes, linéaments ou algues chevelues. Il s’agit bien d’un paysage mental, aux formes indécises et mouvantes.

► Yves Tanguy, Maman, papa est blessé !, 1927 Huile sur toile Museum of Modern Art, New York Un étrange animal jaillit des sables marins, tige rouge et velue, tentacule ou corne d’un monstre inconnu, menaçant un rocher femelle, veiné comme une agate. Sur une plage issue des origines du monde, d’où la mer s’est retirée, apparaissent des épaves oniriques. Des cailloux, aux ombres violemment portées, sont reliés entre eux par des lignes géométriques. Ces fils font songer à ceux qu’aurait tendus une araignée. On retrouve ces fils presque transparents sur de nombreuses toiles. Le peintre était-il hanté par cet insecte invisible qu’à vingt ans il mâchait tout cru pour se faire passer pour fou ? Tanguy peignait dans un état second, comme un somnambule, laissant croître des images troublantes comme celle-ci et ne cherchant pas à se les expliquer. Le titre mystérieux, Maman, Papa est blessé !, n’aide pas à donner un sens à ce tableau car l’artiste n’inventait pas ses titres, laissant ce soin à ses compagnons surréalistes, ou encore les cherchant dans les déclarations de malades lues dans des livres de psychiatrie. Tanguy, par l’automatisme, en laissant spontanément sourdre en lui les images du rêve, se situe à l’extrême pointe de l’aventure surréaliste.

Sources : http://www.cnac-gp.fr Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005