la partie et le tout - lirias.kuleuven.bela... · personnages écoutent les oracles, lisent les...
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La Partie et le Tout
Section VI: Quand la Partie est le Tout
La dialectique de la Partie et du Tout qu'on se propose de conceptualiser dans ce volume
est subsume sous la catgorie de l'"oeuvre". Une tragdie de Racine fait uvre . Le Tout
qui assure la donne textuelle le statut d"uvre" est pens par la doctrine classique partir
des principes potiques de l'unit du temps, du lieu, de laction ou de la vraisemblance,
notamment. Comme le rappelle ici Jean de Guardia, les parties doivent sorganiser de telle
sorte que ces diffrents principes ne soient pas transgresss, si lon veut viter que la donne
textuelle devienne 'monstrueuse'. Il en va autrement du roman, bien sr, qui prcisment n'est
pas dot d'une Potique cohrente et ne bnficie pas de catgories rigoureusement
prdfinies dterminant au pralable lorganisation des Parties en un Tout qui "fasse uvre".
Pour le roman, la question de la dialectique de la Partie et du Tout doit se reformuler non
seulement en termes de production mais, surtout, de rception de la donne textuelle:
"jusquo dois-je, moi lecteur, pousser ma lecture, pour que je dcouvre un Tout qui motive,
intgre, organise les Parties en une uvre" ? Le Tout peut ds lors apparatre comme une
entit invisible, qui n'est pas donne d'avance mais que la Partie mme laisse pressentir et qui
est construire travers la lecture. Le Tout est dans la Partie comme la force organisatrice,
motivante, qui la transforme en "uvre".
Les tudes rassembles dans cette section sont chapeautes par cette ide, que le discours
sur la musique a mieux thorise que la thorie littraire: "Chaque son de la mlodie est
support par une infrastructure harmonique qui lengendre, le relie au prcdent et au son
suivant. Mme si cette harmonie nest pas rellement entendue, lorsquon chante en solo par
exemple, cela ne lempche pas dtre l, inaudible mais logiquement prsente parce quelle
est ncessaire lexistence et lexplication de la ligne mlodique dont elle est la fois la
ratio essendi et la ratio cognoscendi 1". La mlodie sera pour nous la donne textuelle,
lharmonie sera le Tout pressentie dans la Partie. Et cest exactement ce quaffirme Jean-
Philippe Rameau dans un trait sur l'harmonie : "Le musicien nest pas assez en garde contre
son oreille ; il ne songe pas quelle ne peut linstruire que sur la partie qui lui est sensible dans
le moment, au lieu quen faisant abstraction de ce sentiment, la raison embrasse le tout et peut
ensuite en faire part loreille2". J.Ph. Rameau est trs loign de lide de son adversaire
Jean-Jacques Rousseau qui, dans la Lettres sur la musique franaise, accorde la mlodie la
primaut dans la construction musicale. Pour J.Ph. Rameau, la mlodie nest que le rsultat
dune construction harmonique quil appelle le corps sonore . Lharmonie nest pas, comme
chez J.-J.Rousseau, ce qui se surajoute la mlodie, cest au contraire ce qui sous-tend et rend
possible la mlodie, dans ce sens quelle est le Tout qui gnre la Partie.
La mtaphore musicale est fort prcieuse. On peut lire le roman comme une partition, dont
certaines portes sont inaudibles, comme un morceau de musique o un chef dorchestre fait
monter certaines voix la surface pour les assourdir ensuite. Un Tout dont on nentend
toujours quune Partie. Lire, cest reconstruire cette partition, rendre audibles les voix, rendre
visibles les portes qui motivent la mlodie. La Partie appelle un Tout qui sintgre la Partie
dont il est constitutif et quil gnre. Ce paradoxe est le fondement mme de la lecture
hermneutique. Celle-ci a t dveloppe dans la pratique romanesque mme durant la
priode qui nous intresse, comme le montrent les analyses runies ici. Elle la t, sur un
plan thorique, la fin de l're classique, notamment par Friedrich Schlegel, dans les
Fragments de lAthne (1798). Ces Fragments constituent les bases de lhermneutique
thorise par le Prromantisme allemand. Le roman moderne est un fragment : "Plusieurs
1 Catherine .Kintzler, Splendeur et naufrage de lesthtique du plaisir, Paris, Le Sycomore, 1983, p.30. 2 Jean-Philippe Rameau, Gnration harmonique, Paris, 1737, chap. XIX, p.224.
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uvres des Anciens sont devenues des fragments. Maintes uvres des modernes sont telles
la naissance3". Ce premier propos trouve son complment ncessaire dans un autre, trs
loign du premier dans le recueil: "Un fragment, comme une petite uvre dart, doit tre
compltement spar du monde environnant et complet en soi, comme un hrisson4". Un
fragment apparat donc la fois comme une Partie et un Tout achev et complet. Un Tout
informe la Partie, qui peut son tour apparatre comme un tout motiv et autonome. Le
fragment fait uvre .
Cette sixime section se dfait en deux sries d'tudes qui l'une et l'autre aboutissent
cette ide. On en prsentera ici l'articulation telle qu'elle se dgage de leur intgration dans
deux "Touts" complmentaires, l'un envisageant le problme sous l'angle de la production du
texte et l'autre sous celui de sa rception.
Pour ne pas bnficier d'une Potique cohrente, le roman n'en est pas moins rgl par
des contraintes qui en dterminent la spcificit gnrique. Ainsi, le propos suivant du
Philosophe anglais Cleveland, rappel par Aurelio Principato, rappelle que la narration est
soumise une contrainte temporelle: "Je voudrais donc, si cela tait possible ma plume,
runir dans un seul trait toutes mes tristes aventures, comme leur effet se runit dans le fond
de mon me". La narration existe ncessairement dans le temps, dans un "espace temporel"
qui en est la condition d'existence et de possibilit. De plus, l'amnagement de la narration
selon les lois du temps n'est pas libre. La lecture n'en est supportable que si l'organisation
temporelle est son tour rgle par un principe de ncessit, autrement dit par un "motif" qui
justifie le choix de certains vnements raconter au dtriment d'autres qui seraient tout aussi
racontables mais pour d'autres "motifs". Un narrateur est tenu d'expliquer, implicitement ou
explicitement, les choix qu'il opre dans le narrable. On connat ce problme comme celui de
la "motivation".
Contrainte temporelle et motivation se rejoignent dans la "fin", fin temporelle et finalit
la fois, qui justement permet l'acte de la parole de sortir de la simultanit tant dsire par
Cleveland. La "fin" inscrit dans la donne textuelle un Tout qui la fait rsonner comme
"Oeuvre". C'est ce que les tudes de Michel Fournier, Emmanuelle Sempre, Philip Stewart,
Aurelio Principato, Dominqiue Orsini et Vittorio Fortunati dmontrent. Michel Fournier
tudie quelques moments de la longue tradition romanesque du discours prophtique et de
l'oracle qui "impriment" la donne textuelle l'ide d'un Tout. Le rapport entre la Partie et la
totalit que mettent en uvre les figures de la prophtie et de l'oracle sont en effet de l'ordre
de l'"impression", dans toute la richesse smantique du mot. Elles sont la marque dans la
Partie d'une intentionnalit qui, la manire de la Providence, agence les vnements en
fonction d'un certain dessein. Ce dessein est lisible, interprtable, ce qui signifie que les
personnages coutent les oracles, lisent les prophties mais en se trompant souvent.
L'hermtisme propre au discours prophtique mnage une part d'obscurit qui ouvre la voie
diffrents possibles narratifs. Michel Fournier mesure ensuite dans quelques romans du XVIIe
sicle l'impact de la progressive disparition du modle eschatologique, de la marginalisation
des pratiques divinatoires qui, pour lui, sont les signaux d'une nouvelle modernit
romanesque, o le pressentiment se substitue peu peu au discours prophtique. Dans cette
nouvelle modernit, l'criture anticipative engage moins le futur que le prsent et les passions.
Alors que l'oracle et la prophtie taient lis l'apprhension d'un destin en apparence ou
rellement inluctable, le pressentiment engage une forme de connaissance plus intuitive qui
3 Notre traduction. Friedrich Schlegel, Athenums-fragmente, Stuttgart, Reclam Verlag, 2005, p.79: Viele
Werke der Alten sind Fragmente geworden. Viele Werke der Neuern sind es gleich bei der Enstehung. 4 Fr. Schlegel, Athenums-fragmente, ib., p.99: Ein Fragment muss gleich einem kleinen Kunstwerke von der
umgebenden Welt ganz abgesondert und in sichselbst vollendet sein wie ein Igel.
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s'ancre dans la subjectivit des personnages, ouvrant ainsi la voie aux grandes
exprimentations du rcit personnel du XVIIIe sicle.
Dans l'tude d'Emmanuelle Sempre, c'est sous la forme d'un souhait de recevoir une
explication pour des phnomnes surnaturels que le Tout s'inscrit dans la Partie. Elle interroge
le propos de T.Todorov selon lequel on peut rattacher au fantastique un beaucoup plus grand
nombre de textes, si on met provisoirement entre parenthses la fin du rcit. En effet, n'est-ce
pas la lumire apporte par la fin qui dtermine, rtrospectivement et sur le plan digtique, la
faon dont les phnomnes peuvent et doivent tre interprts? Et n'est-ce pas la fin qui, sur le
plan de la production de l'"oeuvre", dtermine le "genre" auquel le texte appartient?
Interrogeant un corpus antrieur celui en fonction duquel cette conception todorovienne du
fantastique a t labore, Emmanuelle Sempre montre comment ledit "fantastique" se
manifeste comme une faon de malmener le dsir de sens du lecteur, soit que l'impression du
surnaturel se trouve corrige par une explication rationnelle, soit qu'elle devienne l'enjeu d'un
dbat interrogeant les conceptions du lecteur, soit qu'elle montre la relativit de la vrit.
Deux communications s'attardent ensuite la fiction priodique. L'"impression" d'une
finalit et d'une fin temporelle sont d'autant plus indispensables ce type de productions qu'il
affronte souvent le problme, abord ailleurs dans ce volume, d'un inachvement rel du
texte. Certains romanciers ne savent pas, ou pas encore, o ils vont, en publiant leur roman
par parties dtaches. Ce dcalage assez frquent entre une fin rellement inconnue l'auteur
mme et l'"impression" digtique d'une "fin" que le narrateur veut donner son narrataire est
au centre de l'article de Philip Stewart, qui s'intresse aux "stratgies proleptiques". Comme
l'analepse, dont parle Vittorio Fortunati, la prolepse est une "anachronie", selon la
terminologie de Grard Genette, c'est--dire - dans la logique de notre propos - une faon de
faire pressentir les limites temporelles au texte, autrement dit d'imprimer dans la Partie le
Tout, temporel, auquel elle est cense appartenir. Analepse et prolepse impriment la Partie
l'amplitude d'un Tout. Les stratgies proleptiques tudies par Ph.Stewart ont pour but
d'entretenir la confiance du lecteur et de donner l'illusion d'une narration matrise. Elles
fournissent une rponse la tare originelle de tout roman priodique qui, en fait, n'a pas t
achev. Pour Ph.Stewart, la prolepse correspond une faon presque permanente d'crire la
fin. En proposant une gamme proleptique qui va du Roman comique - o Scarron revendique
le droit de conduire son histoire comme bon lui semble - Cleveland - o Prvost fait afficher
par son narrateur une matrise assez rigoureuse de la narration par la prolepse, Ph. Stewart en
arrive constater le caractre presque ncessairement anticipatif de la narration. La moindre
des actions peut ouvrir une ou plusieurs nigmes que la suite du roman sera implicitement
appele clore. La narration se rgle par un jeu de l'nigme - avatar moderne du discours
prophtique - qui consiste articuler le rcit sur une dialectique subtile et infiniment rpte
entre ouverture d'un possible et sa fermeture annonce.
Se penchant essentiellement sur un corpus de romans-mmoires de la premire moiti du
XVIIIe sicle, Aurelio Principato insiste lui aussi sur l'efficacit des anticipations narratives
qui, loin de montrer que l'auteur ne sait pas o il va, attestent une conscience narrative
soucieuse de crer et de maintenir l'intrt. La valeur d'une prolepse est dtermine par son
tendue, son contenu et son amplitude. Or, A.Principato montre que dans le corpus tudi, les
prolepses annoncent trs peu de choses et que ce qu'elles annoncent suit souvent
immdiatement. L'intrt de cet art de la prolepse est de crer une tension permanente, qui
n'est pas rgle par une fin lointaine, mais au contraire par un accomplissement proche. La
prolepse qu'A. Principato appelle "rflexive" suscite l'intrt du lecteur non pas pour la suite
de l'histoire, mais pour le comportement actuel du protagoniste-narrateur, d'une faon qui
appelle l'introspection. Il parle de la prolepse comme "frmissement": ce que ce
frmissement annonce reste dans l'ambigut, c'est souvent le "prcipice", fin morale du moi.
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S'attardant au mme corpus de roman-mmoires de la premire moiti du XVIIIe sicle,
Dominique Orsini interroge les "rcits gnalogiques" par lesquels ces romans dbutent.
D.Orsini constate que, si les romans en question sont souvent inachevs, ils recourent trs
systmatiquement un rcit liminaire gnalogique qui dtermine, en la limitant, la
signification du rcit dans son ensemble. Cette fois-ci ce n'est pas la fin qui pose un cran
d'arrt la fuite des sens possibles, mais au contraire le dbut. L'absence de rcit
gnalogique liminaire valeur proleptique, dans le cas des mmorialiste ignorant leur
ascendance, n'en est que plus "significative".
L'analepse est, comme la prolepse, une modalit du Tout imprim dans la Partie dont elle
laisse "pressentir" par rtrospection l'tendue temporelle. La fonction des analepses
explicatives est tudie par Vittorio Fortunati dans un corpus qui, dans la logique de notre
propos, apparat comme le complment naturel du prcdent: le roman par lettres. Focalisant
sur un seul roman, L'Emigr de Snac de Meilhan, V.Fortunati montre que les analepses
largissent la Partie qu'est la lettre un Tout dont le dploiement est abandonn de longs
rcits rtrospectifs intgrs la lettre mme. Il n'y a pas de meilleur exemple du Tout intgr
la Partie que cette stratification textuelle propre au roman par lettres, o la lettre fait partie
d'un Tout qu'elle contient en mme temps, de faon mtaleptique. A la fin du parcours, le
triomphe du roman par lettres prpare, traduit et justifie la conception schlegelienne de
l'uvre moderne comme fragment, la fois Partie et Tout.
Qu'elle soit prfigure par un oracle ou dsire par un personnage confront au surnaturel,
qu'elle soit pressentie par des structures proleptiques ou des amorces, la "fin" est une catgorie
narratologique du texte envisag comme "rcit". Les articles d'Anna Arzoumanov, Nathalie
Ferrand, Marc Andr Bernier et Kris Peeters abordent la dialectique de la Partie et du Tout
partir du texte comme "livre". L'intrt se dplace en mme temps de la production la
rception, autrement dit la lecture, qui apparat comme un acte inscrivant dans le texte des
parcours non linaires susceptibles de le transformer en une nouvelle "uvre".
La fin ne donne pas toujours son sens l'ensemble, en effet. Anna Arzoumanov tudie
ce qu'elle appelle avec bonheur l'"insubordination de la Partie au Tout", c'est--dire la relative
autonomie que peut revendiquer la Partie et qui consiste en son intgration diffrents Touts.
Un dispositif pritextuel comme l'index permet des cheminements divers dans les uvres
romanesques. Il peut transformer le texte en un recueil de lieux communs, le recomposer en
un recueil d'pisodes autonomes ou gnrer des parcours de lecture o un personnage choisi
par le lecteur est apprhend isolment. Tout cela dans un service la carte prsent au
lecteur dans un "menu". De tels menus ajouts aux romans sont plus frquents qu'on ne
l'admet communment. Anna Arzoumanov en donne des exemples significatifs partir des
Aventures de Tlmaque, de L'Atlantis de Mme Manley et des anonymes Mmoires secrets
pour servir l'Histoire de Perse.
Nathalie Ferrand tudie elle aussi la dynamique discontinue de l'acte de lire. Cette
discontinuit peut tre programme d'avance, par un index; elle peut aussi dpendre d'un geste
pleinement autonome du lecteur. Il est rare qu'un livre d'une certaine tendue ne soit pas
structur selon des coupes et sections qu'Ugo Dionne a rcemment tudies5. Mais comme le
montre Nathalie Ferrand, le lecteur n'est pas oblig de respecter les pauses que lui mnage la
structuration du livre en parties, de quelque ordre qu'elles soient. Certes, c'est parce que la
lecture peut tre suspendue, grce sa division en parties, que le lecteur accepte de lire, mais
la structuration pralable du livre ne garantit pas que le lecteur se repose en effet aux gtes
prvus. La lecture est un acte autonome qui brouille les hirarchies internes au texte par le
plaisir et l'acte physique de lire. Il n'y a donc pas de correspondance de la discontinuit
5 Ugo Dionne, La Voix aux chapitres, Seuil, coll. Potique, 2008.
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textuelle (narrative et typographique) la discontinuit de la lecture. La seconde est appele
transgresser la premire, aprs avoir t interpele par elle. Aprs des analyses de rcits de
Bibiena, de Graffigny et de Bordelon, Nathalie Ferrand insiste sur les pouvoirs potiques du
lecteur et sa manire d'actualiser ce qu'il a lu et de le dtourner son bnfice. Elle montre en
outre comment, par autorflexivit, de telles procdures de lecture sont thmatises dans les
textes tudis.
Marc Andr Bernier interroge la spcificit du rcit libertin la lumire d'une figure
rhtorique, la "dlicatesse", bien atteste par les manuels rhtoriques au XVIIIe sicle. S'il est
vrai que le rcit libertin prend souvent l'aspect d'une galerie de pices dtaches, la figure de
la dlicatesse - rejoignant l'esprit, voire le "bel esprit" propres aux Lumires - est susceptible
de projeter dans la concatnation de scnes une dynamique de lecture sous-jacente qui en
assure la cohsion. La dlicatesse, en effet, est l'oppose de la clart classique dans la
mesure o elle est une des manires dtournes qu'offre la rhtorique de faire entendre ce
qu'on affecte de ne pas dire en clair. La dlicatesse suppose la prsence en creux d'un sens
virtuel dont le dchiffrement dpend de la sagacit complice du lecteur. L'invention
romanesque ne se subordonne ds lors pas une conomie d'ensemble sur l'axe horizontal,
mais consiste crer un circuit significatif qui est deviner et qui interpelle l'intelligence du
lecteur. L o le parcours non linaire de la lecture est dict par l'index dans l'tude d'Anna
Arzoumanov, l o il est mis en abyme dans des scnes de lectures dans l'article de Nathalie
Ferrand, il est ici interrog partir des traces de lecture manuscrites en marge des Sonnettes
de Guiard de Servign laisses par un lecteur intelligent, Jamet le Jeune.
Jean de Guardia dcouvre une quatrime faon d'inscrire un parcours de lecture non
linaire dans le texte. L'inscription du Tout dans la Partie ne se fait pas ncessairement sur
l'axe de l'enchanement (causal) des pisodes; elle s'effectue aussi un niveau transcendant o
un lecteur construit la cohrence du Tout partir de la ressemblance entre les pisodes. L'effet
de reconnaissance programme la lecture et les attentes du lecteur. Choisissant pour sa
dmonstration les exemples de Manon Lescaut et de Gil Blas, Jean de Guardia appelle cette
inscription motivante du Tout dans la Partie: "l'effet de cohrence srielle".
La rcriture d'un roman est, comme le montre Kris Peeters, une autre faon de marquer
une lecture non linaire. La rcriture trahit un geste de lecture, qui est toujours partiale mais
aussi partielle: on ne rcrit jamais un roman dans sa totalit. Ce travail est li la mmoire, au
souvenir de ce qu'on a lu et au choix dict par ce souvenir. Une rcriture est la fois
commentaire et complment: elle s'vertue expliquer les nigmes laisses par le Tout
prcdent en remplissant des interstices. C'est ce que montre Kris Peeters partir d'une des
rcriture modernes des Liaisons dangereuses : Le Mauvais genre de Laurent De Graeve, qui
est un journal tenu par Mme de Merteuil, commenc le lendemain de la mort de Valmont. Le
souvenir d'une lecture rduit le Tout des Liaisons dangereuses en parties qui se recomposent
en un second Tout; ce Tout second sera son tour rduit en parties par la rcriture. Kris
Peeters conclut, prludant notre propre conclusion schlegelienne, au caractre relatif du
Tout et au triomphe de la Partie qui est son propre Tout.
Jan Herman