la nuit d’edouard

64
29/11/11La nuit d’Edouard 1 LA NUIT D’EDOUARD

Upload: others

Post on 16-Jun-2022

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

1

LA NUIT D’EDOUARD

Page 2: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

2

I - UN CHANT DE NOËL - Pourquoi qu’on est venu s’planquer à Boulogne ? La banlieue ça a du bon, mais bon.... Pour les célibataires maniaques qui prennent le train, pour les ménagères de quarante balais qu’ont des têtards, pour ceux qui font des courses chez ED l’épicier et surtout pour ceux qui n’ont pas les moyens d’aller ailleurs...nous, ça fait depuis 1991 qu’on est là, je m’y fais pas. J’te jure je suis encore rue du Temple. Venir en caisse des Halles à ici, moi j’en peux plus. Et tiens les grèves de l’an dernier, des heures au volant, le stress et tout l’bidule, comment tu veux que je crée quoi qu’ce soit. J’te parlais à l’instant de la rue du Temple et ben tu t’ souviens, c’est là bas que j’ai pondu mes meilleures trucs. Haa ! la campagne ‘‘ CAPAC SUPER FRAIS AU GOUT DES SAVANES’’, j’en passe et des belles. Mais bon Edouard, tu voulais me voir à la première heure ce matin c’est pourquoi ?. Au fait, on a presque fini les planches et le scénario pour les jeans ‘’LOO-BRICS’’. - Pour le Directeur de la création, on ne peut pas dire que tu sois un rapide...le client gueule...et arrête de plaisanter avec ED l’épicier. Venant de toi, c’est vraiment mauvais... - Dis donc tu manques pas d’air ! t’as été bien content de t’faire un maximum de pognon avec mes trucs. Et puis pour ED l’épicier, j’pensais pas à toi. - J’ai été content, c’est vrai, été...mais bon, je vais répondre à tes interrogations dans l’ordre. D’abord pour venir dans cette ‘‘planque’’ comme tu sembles dire, tu n’étais pas contre il y a cinq ans puisque les concurrents étaient déjà tous à côté et le gain d’espace pour ton équipe était quand même tout à fait substantiel. Et puis si tu te plains de tes déplacements en voiture, tu n’as qu’à venir en métro, des Halles il y a simplement un changement à Odéon. - J’en connais un autre qui vient de Passy un jour avec sa Tip E 1959, un jour avec sa Testa Rossa, et pour faire peuple débarque en Safrane. - C’est de toi dont on parle, pas de moi ! - Edouard, je flippe un max quand tu causes comme ça, on dirait que t’es encore sur les bancs de l’ENA. - Continuons, veux-tu ? Je ne sais pas si ce sont les transports ou ton âge mais ton dynamisme créatif semble avoir diminué ces temps derniers. Ton équipe tourne bien, mais je crains malheureusement que ce ne soit à cause des jeunes éléments de valeur qui la composent et non toujours de ton, disons ‘’style de management’’. - Edouard je sais pas vraiment où tu veux en venir, mais bordel si t’es dans la pub !, si t’as quitté cette saleté d’administration pour être dans la pub, c’est grâce au pauv’mec que t’as devant toi. - D’abord, je n’ai pas quitté, je me suis simplement mis en congé de l’inspection des finances. Chez moi on sert l’état de père en fils, on n’abandonne jamais vraiment.

Page 3: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

3

- Tu veux dire, au début on s’cache dans l’public aux frais de la princesse. Après on s’taille là où y a plus de fric et si ça foire, on rentre au bercail bien au chaud. Pas mal le plan. - Faut pas cracher dans la soupe mon vieux. Si on a eu la campagne RATP en 1990, la SNCF l’année d’après et la campagne sur la baisse de l’insécurité, c’est bien par ce que j’ai gardé des amis dans la fonction publique. Mais, Fabrice, sincèrement, on tourne autour du pot, tu te doutes bien que je ne t’ai pas fait venir pour ça.

- Tu peux y aller d’ton beau discours va, j’avais des doutes depuis pas mal de temps...allez, vas-y ponds-le ton bébé..

- D’abord, et comme tu viens si justement de le faire remarquer, je te dois beaucoup. Lorsque je suis rentré dans le privé, les impératifs du marché, la concurrence, les portraits type de client, tout ça, je n’y connaissais rien. Toi, l’ancien des arts déco, l’ancien du Larzac à la belle époque, l’ancien des Kiboutz, tu m’impressionnais...tu étais un peu mon négatif et pourtant, quand on s’est rencontré, tu gagnais ta vie tellement mieux que moi. Il faut dire que tu avais créé ton agence au bon moment. Au moment où on passait de la réclame à la pub tu as eu des idées géniales. C’est là où nous nous sommes associés. Ton talent lié à ma rigueur et mes appuis financiers nous ont permis de racheter une autre agence et de lancer BPPD. Puis nous avons internationalisé le capital, fait rentrer des investisseurs institutionnels et te voilà devenu salarié par la force des choses. - Eduardo le pas beau, t’es pas là pour raconter mon CV mais à mon avis plutôt pour l’écourter. T’inquiète, la suite je la connais, moi aussi je l’ai racontée à d’autres. Puisque je

Page 4: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

4

suis salarié depuis trois semaines, puisque j’ai dépassé le cap fatidique des 40 ans et puisque les jeunes ont l’air de faire mieux que moi, tu m’invites à éviter de venir en voiture et à exercer mes talents chez moi. Alors, ma lettre doit être prête et je vais la signer tout de suite pour plus voir ta tronche de dégénéré. Mais pour l’enveloppe c’est quatre bâtons...sinon, comme j’ai plus grand chose à perdre.. y a la cage à lièvres qu’est pleine à craquer. - Tu vas être surpris, mais le chèque qui t’attend est de 4.5 MF, et il est pas en balsa. Seulement disons qu’il y a une petite lettre de protocole à signer rien qu’entre toi et moi... tiens lis... - mmm...mmm...patatra...blablabla...mouais, mouais, pour le coup de la SNCF, tu y vas un peu fort mais bon, aboule le chèque et je signe. - L’idée d’une société bidon montée par notre propre interlocuteur à la SNCF, je crois bien que c’est toi qui l’a hautement suggérée, n’est-ce pas ? - Et toi hautement encouragée - Voilà cette petite formalité remplie, mon chère Fabrice ! je te laisse le temps de prendre ce qu’il te reste d’affaires, me rendre les clefs, et je te souhaite une nouvelle vie pleine de surprises. - Pourtant, avant qu’on s’quitte, Eduardo, j’aurais voulu qu’on cause de nos vies, même rapidement. Une dernière fois qu’on parle de c’bordel de chemin fait ensemble. - Fabrice, tu connais mon principe, si j’ai toujours réussi ce que j’entreprenais, même aujourd’hui dans les pires moments de la récession, c’est parce que mon idée directrice justement, était toujours de regarder vers l’avant et de ne jamais prendre de machine à remonter le temps. H.G WELLS c’est de la fiction, en tout cas c’est pour les autres, pas pour moi. - J’ai du mal à piger comment un mec comme toi peut parler de principes ? - Qu’on reparle du chemin parcouru ensemble, je veux bien, mais commencer à philosopher pour sortir des diatribes stériles, non ! - Alors parlons de nous, de toi de moi. Tu t’emmerdais à crever comme un rat mort dans un ministère poussiéreux, tu voulais bouger, tu voulais remuer, tu voulais créer comme tu dis si bien, tu voulais surtout être un peu plus dans le coup et te faire plus de pèse. A un cocktail, entre une drague et des amphés, on a sympathisé. Mois j’avais créé mon agence trois années plus tôt et ça carburait un max. Les eighties et leur fric, l’envie de conquérir, quitter Katmandou pour Miami. Tout ça t’as mordu dedans mon salaud. Trois mois après l’cocktail, tu foutais l’camp des finances, t’amenais tes billes ,ton carnet d’adresse et les relations de ton vieux, encore deux ans, quelques campagnes à succès et on faisait la une de ‘‘La croissance’’. On s’associait avec plus gros et fondait BPPD. Toujours avec un duo notre duo, qui marchait à fond les taquets. A moi la création, les idées, les images et un peu du marketing. A toi tout le reste. Pas mal le deal... Pour toi en tout cas ...Puis les eighties ont volé en éclat de la même façon qu’elles avaient explosé après les seventies...L’hiver a fait la place au printemps...on a du changer de stratégie, recréer de nouvelles idées...cherché d’ autres partenaires. Jusqu’à ce que tu me bouffes mes parts, toi et les autres, jusqu’aujourd’hui où tu me dis que c’est fini.

Page 5: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

5

Comme un couple de tantouses qui se séparent. C’est vrai tiens, comme un couple de tantouses : il y en a toujours un qui est d’la baise. Rarement les deux en même temps. - Aujourd’hui ‘‘t’es d’la baise’’ Fabrice, mais hier tu étais le Baiseur. Tu en as déjà beaucoup dit, on a va pas tout parcourir. Où veux-tu en venir ? - J’voulais te dire qu’à mon avis tu creuses ta tombe, enfin en tout cas celle de la boîte... - Tu sais aussi bien que moi que ça fait dix ans qu’on nous dit finis. Et pourtant, notre business est très rentable. Note, tu es pardonnable. Toutes les personnes dont on se sépare disent que la boîte qu’ils quittent est condamnée. C’est une réaction humaine tout à fait explicable. - C’est pas comme ça que j’l’entends. Même si je suis pas mal rouillé, la pub c’est mon métier. Dans tous les métiers, il faut de la constance. Des rombiers et des rombières que tu fidélises, ça vaut de l’or. Or c’est quoi aujourd’hui BPPD ? plein de stagiaires non rémunérés que tu gardes un an en leur faisant croire que tu vas les embaucher. Plein de midinettes habillées en noir qui se voient stars de la pub et qui touillent ton café et te font des photocopies. Moyenne sur poste : six mois...moyenne d’âge : 22 ans. On bâtit pas une existence là dessus. Et puis tu dis que je peux la fermer parce que j’ai mouillé dans toutes tes magouilles...c’est vrai....mais moi maintenant j’m’en vais au vert. Loin d’ici avec le chèque. J’ai déjà un rencard avec un vieux pote en Californie pour une affaire dans les CD ROM cultu...tu vois je suis plus prévoyant que ce que tu pouvais penser. Mais toi Edouard, t’es trop accroché à ton fauteuil. Et tout ce que t’as fait ça te retombera sur la gueule un jour ou l’autre... - Ecoute, quittons-nous là veux-tu, tu me feras part de tes réflexions quand tu reviendras de Californie. Au fait ! c’étaient nos magouilles, pas seulement les miennes. - Adieu Edouard. J’crois pas au diable, mais qu’il t’emporte. Non, qu’il...qu’il te baise...

- Ce que tu peux être vulgaire.

On parle beaucoup en politique des ex-amis de 20 ans. Dans les affaires, il est bien rare que des amitiés tiennent aussi longtemps. Pour ceux qui ne savent pas comment ça se passe, voilà à peu près la manière dont on devient ex-amis de 20 ans en moins de cinq minutes. Il est vrai que la collaboration entre Fabrice le créatif et Edouard l’administratif n’avait pas, loin s’en faut, été marquée par un beau fixe constant. En fait elle s’était dégradée depuis qu’Edouard avait peu à peu mangé les parts des autres et agrandi le capital à des partenaires internationaux. Ainsi sur les initiales d’origine composant BPPD, il ne restait plus que le D d’Edouard Devresac. Fabrice Bieder venait de partir, comme l’avait fait quelques mois auparavant Jean Paul Pagran et deux ans plus tôt Marie-Christine Preuilly - le marché ignore souvent la galanterie. Pour qu’Edouard ait des états d’âme et se soucie du départ de ses associés d’autrefois, il faudrait que celui-ci prenne la peine de regarder en arrière et voir combien il leur devait, action qui comme il le précisait fort justement à Fabrice, est totalement étrangère à sa personnalité. Rappelons quand même que les associés disparus partageaient la même idée qu’Edouard sur le sujet quand cela les arrangeait. Il se remit donc au travail sans aucun remords.

Page 6: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

6

Edouard était venu au bureau ce jour là dans le seul but de congédier son collègue et de repartir au plus vite. Il avait, en effet, un événement important à préparer : l’organisation le soir même de l’anniversaire de ses 45 ans. Quelques lettres à signer apportées par sa secrétaire et il s’en retournerait immédiatement. Laquelle secrétaire entra dans le bureau, vêtue comme à l’accoutumée d’un splendide tailleur simili-Chanel et portant escarpins Céline aux pieds.

- Merci Géraldine, c’est tout ! c’est bien maigre pour un jour d’été. Le beau temps sans doute, les gens ont moins envie de travailler. Alors...ça c’est vu OK....ça on attend...ça c’est à donner en copie à John... - Heu, à qui Edouard ? - Ha oui, John Openland. C’est un jeune créatif anglais qui arrive ce matin, il va prendre la place de Fabrice. Je l’ai fait venir directement de Londres où il était chez ZACHARI & ZACHARI, vous savez, la boîte dont on a pris des parts. - Ha bon ! Heu très bien. Il s’agit sans doute du jeune homme chauve à moitié torse nu avec des pâtes et des moustaches portant deux boucles d’oreilles en forme d’ouvre-bouteilles et qui attend à l’entrée. - Précisément. D’ailleurs je n’ai pas le temps de le recevoir. Vous l’installez dans le bureau de Fabrice et lui dite que je le vois ce soir pour mon petit goûter d’anniversaire. - Bien Edouard. - Au fait Géraldine, ça fait pas mal de temps que vous travaillez avec moi.

Page 7: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

7

- Cinq ans, depuis que je suis sortie de la Femme Sec’ - Vous savez que c’est un record, je n’ai jamais eu d’assistante qui me dure aussi longtemps. Je n’en ai jamais viré une seule en quinze ans mais la plupart n’ont pas tenu plus de quelques mois. Vous êtes plus coriace. La récession sans doute. Et malgré vos manières, vous êtes insensible aux rumeurs qui forcément courent sur nous deux. - Elles sont fausses vous le savez aussi bien que moi... - Bien sûr qu’elles sont fausses. Dès qu’un patron a une secrétaire un peu jolie comme vous, il a forcément la réputation de coucher avec. On s‘est toujours imaginé que je couchais avec mes secrétaires ou avec une fille dès qu’elle avait du sex-appeal. De vous à moi, c’est idiot et très risqué d’avoir des relations amoureuses sur un lieu de travail. C’est votre grande qualité. Garder ses distances. Dans notre univers, par intérêt ou par narcissisme, il y a peu de gens qui savent le faire - Pour une fois, je vous ferai une suggestion. Avec toutes ces réflexions, vous devriez écrire un livre ou une histoire sur votre monde : celui des inspecteurs des finances qui ont une deuxième vie dans le privé. Ou parler du milieu de la pub. De façon anonyme bien sûr. Il y aurait de quoi écrire un roman. - Aucun intérêt ! vous lisez trop ‘‘VOILA’’. Dès qu’on fait la peinture d’un milieu, c’est pour dire combien il est pourri ou superficiel. Si c’est une histoire, c’est toujours la même. Les méchants riches, les méchants hommes de pouvoir. La morale triomphe toujours à la fin. Façon Topaz de Pagnol. Quoique Topaz, lui, rentre dans le système. - Sans aller jusque là, une chronique des gens que vous connaissez, de leurs malheurs, de leurs déboires... - Leurs malheurs, allons ! on est très heureux quand a du fric et un peu d’influence. C’est pour ça qu’on s’y accroche. Je ne sais plus qui a dit ça mais les proverbes du style ‘‘Pierre qui roule n’amasse pas mousse’’ ou ‘‘Argent n‘est pas bonheur’’, toutes ces âneries ont été inventées par les riches pour que les pauvres restent à leur place. Assez parlé ! je suis pressé il faut vraiment que j’y aille. C’est plutôt vous qui devriez écrire sur moi, avec tout ce que vous avez entendu, il y a de quoi faire un succès de librairie. Je vous embrasse.. SMAC!..et n’oubliez pas de venir tout à l’heure, le vendredi 20 juin...mes 45 bougies.

* Edouard repartit précipitamment chez lui avec sa Safrane. Il lui restait tant à faire. Vérifier que la salle louée était bien comme il fallait : éclairages, sono, fleurs etc...s’occuper des traiteurs mais aussi des spectacles prévus : fakir indien, clowns...A aucun prix, Edouard ne voulait rater la fête de ses quarante cinq ans. Une revanche à prendre car il n’avait pas pu fêter dignement ses quarante printemps. BPPD connaissait alors les premières difficultés de son existence et la justice s’intéressait d’un peu près aux comptes de l’entreprise. Edouard devait se faire discret et n’afficher à aucun prix les signes de sa réussite. Ce qu’il fit fort intelligemment, attitude qui lui permit, avec l’aide de quelques relations paternelles d’éviter le pire.

Page 8: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

8

Mais là, le grand jour arrivait et tout devait fonctionner exactement comme il l’avait imaginé. Il s’approcha de son domicile de l’Avenue Georges Mandel et laissa sa voiture en double file n’ayant le temps que de chercher un ou deux documents personnels. Et surprise ! un individu filiforme, à l’allure un peu sèche et à la tenue sobre et classique, fixait Edouard derrière ses énormes lunettes carrées en l’attendant sur le palier de son immeuble.

- Mais c’est mon ami le juge Rodac. Comment allez-vous, votre haute magistrature ? - Monsieur Devresac bonjour. D’abord, je ne suis pas votre ami, rien de neuf à cela, ensuite si vous voulez faire de l’ironie, sachez qu’à ce jeu-là au moins, je suis aussi fort que vous. - Je suis désolé Monsieur le juge, mais je suis pressé. Que me voulez-vous ? M’annoncer une fois de plus que vous allez me coincer. Allons, ça fait cinq ans que vous essayez en vain d’obtenir un mandat de perquisition pour trouver des documents compromettants chez moi, cinq ans que vous échouez. Je ne peux pas vous faire monter, mais si vous souhaitez venir à mon anniversaire ce soir, vous serez le bienvenu. - Je serais vous, je plaisanterais un peu moins. Monsieur Devresac, la société PUBOTRAIN dans l’histoire de la SNCF... Si vous vous décidez enfin à me communiquer les documents manquants pour l’obtention frauduleuse de ce marché, je pourrais vous aider à minimiser votre peine. Je vous préviens, il se peut que dès demain j’aie un mandat de perquisition pour pénétrer chez vous. - La société PUBO quoi ? je n’ai rien à voir là dedans, je n’en ai jamais été l’employé. Vous connaissez ma version des faits qui a été prouvée. Une fois encore vous me voyez désolé.

Page 9: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

9

- Bon anniversaire, Monsieur Devresac, je vous prépare un cadeau à ma façon. - C’est ça, c’est ça ...dit Edourad dans sa barbe en montant dans l’ascenseur. Prépare ton mandat, moi j’appelle mon vieux tout de suite, un coup de fil de sa part et ton mandat, pauvre petit juge, tu peux te le carrer où tu sais. Hi! Hi! Hi!, l’oiseau n’est pas encore en cage. Comme chaque jour un courrier conséquent attendait Edouard chez lui. Piotr, son domestique personnel le lui remit en main propre. - Voilà courrier beaucoup pour Monsieur. Beaucoup lettres de félicitations pour anniversaire. Chez nous aussi en Sainte Russie nous faire beaucoup cadeaux dans jour comme ça. Surtout maintenant que affreux païens plus diriger le pays alors nous faire encore plus cadeaux pour jours religieux. Il y a aussi petit paquet venu d’Angleterre pour Monsieur. - Mon très cher Piotr, je ne te déclare pas et te fais même travailler le week-end, aujourd’hui est un jour exceptionnel et j’ai décidé d’accorder le plus de faveurs possible. Tu as le droit d’aller prier à l’église russe toute la journée et ce dès maintenant. Et voici une petite enveloppe pour tout les indispensables services que tu me rends. - Merci Monsieur, je tout de suite tout donner à paroisse église russe. Je pars tout de suite prier. Prier aussi pour âme à vous, même si ça beaucoup travail. Alors que Piotr se précipitait vers la porte, Edouard appela l’auteur de ses jours au sujet des avertissements du juge Rodac. La conversation fut brève car Monsieur Devresac père semblait gêné ce jour là. Il dit qu’il contacterait ses appuis habituels, mais dans sa voix, il y avait un manque de conviction évident. Edouard ne prêta guère attention à cela tant il était intrigué par le petit paquet venu d’Angleterre qu’il ouvrit en même temps qu’il tenait son téléphone cellulaire dernier cri avec toutes les options. - Oui, alors au revoir Papa, tu me rappelles sur mon portable plus tard, ne serait ce que pour me souhaiter un bon anniversaire. Edouard fut stupéfait lorsqu’il vit le nom et l’adresse de l’expéditeur sur le paquet : Missis Cathleen Longwood demeurant à Herne-Bay dans le Kent en Grande-Bretagne. Une ex d’il y a si longtemps, la première fille avec qui Edouard s’était déniaisé, lors d’un séjour linguistique en Angleterre au début des années 70. Comment avait-elle retrouvé sa trace ? La tête d’Edouard se mit à tourner. Trop de choses s’étaient passées trop rapidement. En moins d’une heure il avait mis à la porte son plus ancien collaborateur, disserté sur la vie avec sa secrétaire, s’était fait prendre à parti par le juge Rodac, sermonné par son domestique, avait demandé le soutien de son vieux père et maintenant il recevait un colis d’une personne connue dans une vie antérieure. Que contenait ce paquet si inattendu ? Une petite lettre et un livre de poche fort modeste. Le mot était très bref, écrit dans cette écriture ronde qui caractérise les Anglo-saxons. Cathleen lui disait qu’elle avait par hasard entendu parler d’Edouard dans la presse lors de l’achat massif des actions de chez ZACHARI & ZACHARI par BPPD et qu’en appelant à son bureau, elle avait réussi à faire suivre son courrier jusqu’à son domicile. Elle lui souhaitait, bien entendu, un bon anniversaire et lui demandait de se souvenir des jours d’autrefois où Edouard un bref instant, l’avait rendue si heureuse. Et là, curieusement, lui qui faisait tout le temps abstraction du passé, il se mit à se souvenir de cet été où voulant se faire

Page 10: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

10

la main, il avait réussi à séduire une midinette de son âge sur une plage de galets. Il revoyait la jeune fille, vêtue d’un gigantesque pantalon à pattes d’éléphant vert pomme en fibres synthétiques, sa chemise rose bonbon à fleurs nouée juste en dessous de la poitrine, un maquillage exubérant, une permanente trop laquée, un parfum fort à l’eau de rose, tout cela revenait brusquement à l’esprit d’Edouard. Le dialogue presque impossible entre le fils de famille et la coiffeuse du Kent s’était transformé en une courte aventure amoureuse, suivi d’une correspondance de part et d’autre de la Manche qui avait duré deux mois. Pour Edouard, tout cela avait à jamais disparu. Cathleen le voyait autrement. Elle n’avait pas oublié le Frenchie et avait même cru dans sa touchante naïveté qu’il aurait pu l’aimer réellement. Le cadeau n’avait rien d’exceptionnel, mais participait de la même surprise. Il s’agissait d’un petit recueil de nouvelles de Dickens dans une collection bas de gamme. Le texte sur la couverture précisait Short strories by Charles Dickens, Including A Christmas Carol. ‘‘A Christmas Carol’’, ‘‘Un chant de Noël’’, l’un des contes les plus célèbre qui soit. Edouard s’était-il déjà comparé à Scrooge, ce riche négociant victorien amené le soir de Noël par des spectres étranges sur les chemins de sa vie ? Bien entendu que non, pour des raisons qui ne seront pas expliquées une autre fois. Toutefois, il se jura qu’il relirait quelques passages de cette légende universelle le jour même, avant de se préparer pour ce qui devait être une nuit jubilatoire, cette brève lecture serait sa façon à lui de remercier l’Anglaise de ses souvenirs. En attendant, il fallait vraiment qu’il mette tout au point dans pour rendre somptueuse la cérémonie qu’il allait donner quelques heures pour son vaste cercle d’amis. Edouard se rendit à l’hôtel de Brissac, Cours Albert Premier, où il avait loué les deux étages pour l’occasion, afin de vérifier que la sono se mettait bien en place. Puis ce fut un tour chez les traiteurs afin de contrôler la fraîcheur des produits. Plusieurs traiteurs car le banquet devait illustrer les cinq continents, thème de la soirée. Un buffet africain, un buffet asiatique, un buffet sud-américain, un buffet océanien - le plus difficile à imaginer - et bien entendu un buffet européen. Enfin il fallait contrôler et organiser les spectacles. Des danseurs Dogon pour l’Afrique, un fakir pour l’Asie, pour l’Amérique un groupe de Jazz, pour l’Europe des clowns belges et comme il était impossible de trouver une troupe de danseurs Aborigènes ou Maoris pour l’Océanie, on allait se contenter plus prosaïquement d’un choeur australien interprétant des chants de pionniers. Edouard mit tout son talent de logisticien et d’organisateur au service de cette entreprise. Une journée épuisante en vérité. Mais à cinq heures de l’après-midi tout était fait, il allait pouvoir calmement rentrer chez lui, se reposer, se changer et à neuf heures, début de la soirée, retourner à l’hôtel de Brissac. Pas sans toutefois avoir lu quelques passages du Chant de Noël de Dickens. L’esprit des Noëls présents, l’esprit des Noëls passés, l’esprit des Noëls futurs : les trois guides de Scrooge (le héro du Chant de Noël) dans l’histoire de sa vie...une grande prise de conscience qui lui écrase son égoïsme sur la figure comme une tarte à la crème et pour finir, le rachat dans la charité et dans la générosité. Le tout avec une sauce de merveilleux. - Comme c’est mignon dit Edouard. Je retrouve le côté candide de la jeune coiffeuse que j’ai connue en prépa, quand j’ai voulu améliorer mon anglais en me plongeant dans l’Angleterre profonde, suite à des notes lamentables en math-sup. Je voulais voir ce que c’était des prolos alors je me suis fait engager comme mono pour un mois dans cette organisation pour jeunes Français bien propres qui envoyait quelques centaines de Lycéens à Herne-Bey dans le Kent. Des fils et des filles à Papa logés en vacances chez des prolos anglais. Moi un mono paumé au milieu de tout ça. Et voilà que vingt-cinq ans après le seul souvenir concret que j’aurais de

Page 11: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

11

cette période sera un livre pour me rappeler ma vanité. C’est beau, très beau, mais tellement niais. Merci Cahtleen, tu es bien gentille, mais je crois sincèrement que ton intelligence évolue toujours entre celle d’une ‘‘Jellow’’ bien de chez toi et d’un épisode de ‘‘Coronation Street’’. Et puis, parler de Noël en plein été, c’est d’un goût tout à fait doûteux. Sur ces mots, Edouard alla se faire une beauté dans sa salle de bains, enfila son spencer acheté la veille au Cor de Chasse et, avec cette délicieuse angoisse qui tourmente les intestins avant les moments que l’on devine exceptionnels, appela un taxi, évitant de prendre sa voiture, convaincu à raison qu’il ne rentrerait pas sobre. Une nuit voulue unique allait commencer. Et c’est vrai, mais il ne savait pas encore pourquoi, cette nuit d’Edouard serait non seulement unique mais allait aussi lui donner naissance à sa deuxième vie.

* * *

Page 12: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

12

II - CENDRILLON Respectueux du protocole et détestant l’idée si superficielle d’arriver après ses hôtes, Edouard recevait les premiers venus tel un véritable majordome, planté devant les escaliers. Personne ne vint avant 10 heures, tant cette habitude parisienne détestable d’arriver à une soirée en retard faisait partie des moeurs des nombreux amis et fréquentations d’Edouard. Les différents buffets étaient disposés sur les deux étages : au premier , l’Europe et l’Asie (en fait le vieux monde). Au second : l’Amérique, l’Afrique, l’Océanie, le monde jeune et vierge installé sur la hauteur, comme pour symboliser l’avenir. A chaque buffet il y avait un serveur du continent concerné en tenue folklorique. En ligne, à l’entrée, des individus en costume typique également tenaient une boisson fortement alcoolisée à destination des convives, chacune d’elle aussi caractéristique d’un continent. La plupart d’entre eux se ruaient sur le cocktail africain, plein de couleurs éclatantes et dont sortait une délicieuse odeur de fruits mêlée à du Champagne, du Malibu et autres alcools forts. Edouard, en attendant les premiers venus, avait avant tout le monde essayé le cocktail ‘‘Saga Africa’’ puisque c’est ainsi qu’on l’avait nommé. Les invités tardant à faire l’honneur de leur présence, Edouard se servit à deux ou trois reprises du breuvage exotique. Les premières vapeurs allaient bien vite lui monter au cerveau. En attendant, il se tenait dignement et montrait fière allure à chaque fois qu’un nouvel arrivant se présentait devant lui. Les premiers furent les gens de bourse sortant de leur travail. Quoi de plus beau que de célébrer un record du CAC 40 avec une fête originale. La plupart d’entre eux, personnes des deux sexes, étaient plus jeunes qu’Edouard et l’avaient connu lors de quelconques manifestations mondaines. La valeur n’attendant pas le nombre des années, Edouard avec son sens aigu de la diplomatie en avait rapidement fait des amis. Puis ce fut le tour des inspecteurs des finances. Souvent des camarades de promotion de l’X ou de l’ENA dont beaucoup avaient ‘‘pantouflé’’ comme on dit, c’est-à-dire qu’ils avaient fait carrière dans le privé. Ceux qui y avaient laissé des plumes étaient aussi invités, esprit de corps oblige. Un beau défilé de personnalités, tous bientôt à la tête d’entreprises au nom prestigieux, si ce n’était pas déjà fait. Des capitaines d’industrie qui n’avaient jamais vu d’atelier, des banquiers qui n’avaient jamais tenu une agence. Edouard avait du mérite par rapport à eux. Lui était dans la pub mais s’était frotté aux réalités du terrain. Il n’avait pas, à 25 ans eu de jetons de présence injustifiés dans un conseil d’administration d’une entreprise dont il ignorait tout des réalités. Il y avait dans sa réception et l’étalage de richesses qu’elle représentait, une manière de faire la démonstration de ses compétences à plus hiérarque que lui. - Salut ED l’épicier ! lui disaient ses camarades ironiquement. Edouard répondait d’un Ho! Ho ! au moins aussi ironique et continuait à boire des cocktails ‘‘Saga Africa’’ les uns après les autres. Cette foule était en tenue de soirée comme le précisait la carte d’invitation. Une carte avec des illustrations soigneusement faites par l’un des jeunes créatifs de BPPD et dont le texte était ‘‘Les cinq continents invitent Edouard DEVRESAC à fêter ses 45 ans le vendredi 20 juin 1997. Joignez-vous à lui, vous qui venez des 5 coins de la planète, en spencer ou

Page 13: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

13

smoking pour les hommes et robes des grandes occasions pour les femmes. RSVP avant le 25 mai 1997’’.

Pour ce qui est de l’habillement, personne parmi les premiers arrivés n’avait failli à la demande d’Edouard de se vêtir avec élégance. Tout ceux qui avaient un spencer ou un smoking l’avaient sorti de leur placard. Ceux qui n’en avaient pas avaient dévasté les magasins de location de la capitale, si bien qu’il ne devait plus rester grand chose à louer dans Paris et ressemblant de près ou de loin à une tenue de soirée en ce 20 juin 1997. Les membres de la gent féminine avaient encore plus scrupuleusement respecté les consignes exhibant leur plus belles toilettes après avoir dévalisé les boutiques de l’avenue Montaigne toute proche. Une fabuleuse mosaïque de robes longues en soie s’étalait telle un arc-en-ciel irréel le long du magnifique escalier de l’hôtel de Brissac. Lequel hôtel, une fois passé le cap des dix heures, se remplissait d’une foule toujours plus abondante. On aurait dit que tout le monde s’était donné le mot pour arriver tard et en même temps. C’est un phénomène curieux que des gens qui aspirent normalement à s’amuser en profitant des buffets et de l’espace arrivent tous au moment où l’espace est le plus restreint et l’accès aux buffets le plus difficile. Une des nombreuses règles absurdes des mondanités. Les plus jeunes arrivèrent les derniers, suivant une loi informelle mais bien établie régissant les grandes soirées. Cette population était très différente de l’autre, notamment dans l’aspect vestimentaire. Plus d’habits noirs ou de robes longues malgré les prescriptions du carton d’invitation. Il s’agissait pour l’essentiel des jeunes dernièrement rentrés chez BPPD. Par acquis de conscience mais surtout pour s’attirer leur sympathie, Edouard en avait invité certains. Plus de soie aux couleurs éclatantes mais des jupe-pantalons noires. Plus de chaussures à talons fins, mais des bottines à talons compensés. Plus de maquillage Dior, mais du rouge à lèvres fluo. Plein de jeunes hommes avec des queues de cheval et des cravates aussi fluo que le rouge à lèvres des jeunes filles. Sans doute pour s’assortir avec.

Page 14: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

14

Bigarrée mais dominée par des personnes influentes et à l’allure flamboyante, on pouvait ainsi résumer la masse des protagonistes de la soirée d’Edouard. Les buffets satisfaisaient autant le regard que l’appétit de ceux qui patiemment avaient fait la queue pour obtenir quelque chose. L’asiatique était sans doute le plus excentrique. Des souchis frais, présentés sous la forme d’un coquillage s’étalaient en encerclant une pyramide de nems. Une Thaïe dans une robe pourpre serrée servait un délicieux riz gluant à ceux qui en désiraient. Les commentaires happés au passage ne manquaient pas : - En fait, je n’ai jamais pu supporter les souchis. Jusqu’à ce que j’en mange un jour dans une gargote à Osaka. - C’est comme moi, avant d’aller visiter le Viêt-nam l’année dernière, je n’aimais pas les nems. Ceux-ci sont excellents. Il faut dire qu’Edouard avait patiemment sélectionné les meilleurs fournisseurs parisiens de ces aliments. Que dire du buffet européen ? Pour changer des saumon fumé, pâté en croûte et autre foie gras, Edouard avait choisi des plats d’Europe centrale. Il y avait là abondance de goulasch, pirojki, bortsch et blinis au tarama. Encore une fois, les commentaires allaient bon train. - On redécouvre la cuisine de l’Europe centrale en même temps que sa culture. L’Europe était décidément hémiplégique avant la chute du mur de Berlin. - C’est vrai. Mais il y a encore du chemin à parcourir. A Prague les restaurants sont chers et pas franchement bons. Quand on pense qu’autrefois la böhmische Küche était considérée comme la meilleure de la région. Un coup d’escalier plus haut, et la cuisine d’Afrique apparaissait sous la forme d’un énorme maffé remplissant une gigantesque jarre en terre cuite. Le maffé, cet inimitable pot-au-feu d’Afrique de l’Ouest à base de viande de poulet et de sauce de cacahouète. Un régal servi avec amour par une sirène semblant sortir d’un Tombouctou de légende et emmitouflée dans une toge de tissu wax. Et toujours des commentaires fort à propos, non sans parfois un peu d’humour. - Qu’on expulse les sans-papiers, ça se défend, mais qu’ils nous laissent leur cuisine. - Tais-toi, si tu continues à jouer avec le feu dans ta vie professionnelle comme tu fais, t’iras vite fait manger du maffé avec tes amis blacks chez l’abbé Pierre. C’était de la cuisine de la partie sud de l’Amérique qui figurait au menu de la table de ce continent, comme le veut la mode politiquement correcte. On avait évité la trop banale et trop célèbre cuisine mexicaine pour un locro argentin, ragoût de boeuf aux pois chiches amené dans les assiettes par un gocho dans sa tenue de travail. Accompagné encore et toujours de commentaires.

Page 15: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

15

- Vous avez vu Evita ? l’histoire de cette pute arriviste parvenue à des sommets inimaginables avec sa cervelle de pigeon. Plutôt que d’exporter son histoire, il feraient mieux d’exporter leur locro. Ca serait plus décent. - Don’t cry for me Argentinaaaa...tout est nul : le film, cette chanson, la personne. Ce qui est extraordinaire, c’est que tout le monde est d’accord pour dire que l’ensemble ne vaut pas un clou, mais il y en a quand même derrière pour se faire du flouze avec. Sans aucun conteste, la table océanienne était la plus imprévue. Pas un seul kiwi, mais une multitude de petits poissons cuits dans des feuilles de bananiers, de la noix de coco et des patates douces avec lesquels on pouvait boire un délicieux Kindilan, vin d’Australie lointain cousin du Bordeaux. Les inévitables commentaires se faisaient plus politiques. - Quand je goûte à cela, je regrette le Rainbow Warrior et les essais nucléaires. - Puisque le Pacifique c’est l’avenir, je pense que le futur saura aussi faire la bouffe. Aucun buffet n’avait la préférence sur un autre, tant la plupart des mets étaient inconnus aux invités. L’alcool aussi coulait à flots. Il est d’ordinaire de bon ton de s’arranger pour que les mélanges soient évités. Ainsi dans certains mariages, le Bordeaux ‘‘dont on me dira des nouvelles’’ succède en général à un Champagne dont ‘‘je connais personnellement le propriétaire’’. Edouard voulait exactement l’inverse. Qu’il pleuve du saké, du vin du Chili, des cocktails Saga Africa, du bourbon du mid-west, du champagne de Crimée, des grands Bourgogne... Lui même montrait l’exemple à suivre en invitant les autres à se joindre à sa beuverie. Quand minuit approcha, moment prévu pour les spectacles, il avait depuis bien longtemps abandonné ses premiers cocktails pour passer progressivement par tout ce que les cinq continents peuvent donner comme meilleurs breuvages. La boisson facilitait d’ailleurs son éloquence et le poussait à converser avec de plus en plus de monde. - Salut Marie-Victoire, toujours aussi coincée ! quand est-ce que tu maries ta fille. Dépêche-toi, elle vient d’avoir dix-neuf ans si je me souviens bien. - Edouard tu sens la vinasse, un peu de dignité s’il te plaît. Tiens au moins jusqu’à ton gâteau d’anniversaire. - Tiens, mais c’est mon vieux copain de la rue de l’Université, alors Monsieur Bidon-Charette, le père la vertu de la fonction publique, on est quand même venu à ma soirée du fin fond de sa préfecture. - Pour me rappeler des jours d’autrefois, où nous étions simplement étudiants. - Allez, si t’étais sorti dans un grand corps, tu aurais fini comme moi va. - J’en doute Ed, j’en doute... Plus il buvait, plus les remarques d’Edouard devenaient désagréables. In vino Veritas. Heureusement que le nombre des hôtes ne permettait pas qu’il passe trop de temps avec chacun d’eux. - Edouard Devresac bonsoir et félicitations pour tout ce que vous faites pour nous.

Page 16: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

16

- Ca alors, M. Linceul, toujours pas en prison après votre départ tonitruant de la présidence de MEGATHOM-PACIFIQUE. - Quelque chose me dit que si j’y vais, je n’y serai pas seul. - Alors buvons entre futurs détenus. Et ils levèrent leur verre dans une crise d’hilarité partagée. - Bonsoir Edouard, tu me reconnais ! - Ségolène, comment pourrais-je ne pas te reconnaître, mon ex-assistante. Il paraît que tu es dans l’édition depuis que tu n’es plus chez nous. - Exacte, je suis Chef de projet chez Alban Navran. - Les jeux qui font chier les enfants... - A d’autres, je l’entends tous les jours. Mais je te pardonne. Après tout, je suis partie en claquant la porte de BPPD et tu m’invites à ton anniversaire. Tu as peut-être bon fond dans le fond. - Ho ! Sylvaine de Bajoue, la business woman la plus coriace de la place de Paris. Vous écrivez toujours des bouquins sur ‘‘comment répondre à l’interphone’’ pour faire la pub de votre cabinet de communication. - C’est une stratégie comme une autre mon ami Edouard. Vous ce sont des relations dans la haute administration, moi je préfère écrire des livres. Je pense avoir plus de mérite. Question de stratégie. Chacun en avait pour sa personne. Chacun utilisait de sa répartie comme il le pouvait. En attendant, Edouard mangeait peu et buvait toujours autant. Tant et si bien que lorsque les attraction commencèrent, il était déjà passablement ivre. Une ivresse euphorisante, il se sentait bien, les effluves d’alcool pénétraient progressivement dans sa tête. Les contraintes disparaissaient les unes après les autres. C’était le moment où l’on ne songe pas une seconde à la mine que l’on va avoir le lendemain. Où on ne songe pas plus au fait que l’aspirine sera l’ingrédient le plus nécessaire du petit déjeuner. La parole domine tout. On dit n’importe quoi et prend ses fantasmes pour la réalité.

Page 17: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

17

En attendant, les fantasmes d’Edouard sur le monde allaient se manifester à travers le spectacle qui commençait. A minuit précise, cinq danseurs sur des échasses accompagnés d’une impressionnante mélodie de Tam Tam firent irruption dans le hall d’entrée de l’hôtel de Brissac vêtus de masques terrifiants. L’acrobatique danse sur des Dogons du Mali allait être aussi intense que brève, tant il est difficile pour les danseurs de tenir longtemps dans ces circonstances et sur une surface aussi restreinte. Spectacle grandiose s’il en est. Pour alterner avec cette fiévreuse démonstration du génie africain, il convenait de suivre avec le calme et la sagesse de l’Orient. L’Inde est certes passée de mode depuis les années 70, mais un Fakir vaut toujours son pesant de roupies. Semblant directement issu d’une aventure d’un héros belge dont on taira le nom, le Fakir invité s’assit sur un planche de clous gigantesques, se transperça les joues avec une tige de métal et se mit à marcher sur de la cendre incandescente. Malheureusement, il y avait quelques âmes sensibles parmi les spectateurs et notamment des représentants du beau sexe qui ne supportaient pas ce spectacle physiquement éprouvant. Ainsi, une grande blonde plantureuse au teint laiteux et à la poitrine imposante tourna de l’oeil pour venir s’effondrer dans les bras d’Edouard. Sur le coup, personne ne pouvait dire si cet évanouissement était prémédité ou spontané. Toujours est-il qu’Edouard se retrouvait avec dans ses bras une splendide créature de tout juste 18 ans, moulée dans une longue robe de soirée bleu nuit et sentant très fort un parfum connu ayant pour nom un numéro. Alors que le groupe de jazz américain entamait ses premières mesures succédant au fakir, c’est avec la plus grande finesse qu’Edouard, malgré son état d’ébriété réussit à faire s’asseoir la jeune fille qui reprit conscience presque aussitôt. - Hôaaah, hé , c’est trop tout ça qu’est ce qui m’arrive, chuis tombée dans la syncope dit elle avec le plus grand naturel.

Page 18: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

18

A ce moment, Edouard reconnu à qui il avait à faire. Vanessa Summer, une des plus jeune top model de la place de Paris. A la une de tous les magazines depuis plusieurs semaines après avoir été l’héroïne d’un soap télévisé intellectuellement puissant : la vie fabuleuse d’une agence de mannequins. Elle avait été sélectionnée pour faire la campagne publicitaire des jeans LOO-BRICK, ce qui expliquait sa présence ce soir. - Heu, Mademoiselle, ce doit être l’émotion devant une scène aussi inattendue. Vous n’avez jamais dû voir des fakirs que dans des bandes dessinées, en voir un réellement, c’est un degré différent de perception des sens... - C’est hyper cool ce que vous dites mais j’entrave pas tout, heuu... Y avait le fakir pis y avait aussi le cocktail Sega Africa. Le truc qu’est vachement strong que donnent les Blacks à l’entrée. - Saga Africa, oui, c’est le nom de ce cocktail original...mais, heu que diriez-vous de boire autre chose en ma compagnie ? - Ha ouais ça s’rait top cool, un méga drink ensemble. Hôa mais lookez c’est géant, on va voir les blacks qui jouent un truc qu’est pas du rap et qu’est carrément pas crad’. - Vous voulez dire le groupe de jazz en train de jouer en ce moment The House of The Rising Sun - Ouais ouais, on va les voir y sont trop...ho, mais ils partent déjà !!! Mais..hooo, y sont remplacés par des clowns, c’est carrément fun votre show. - Décidément, après la lettre de Cathleen, je collectionne les correspondances avec les prix Nobel féminins. Qu’est-ce qu’elle peut être c...crétine. La Caricature de la ravissante idiote. Mais bon sang quel physique. Enfin une fille qui nous sort des sacs d’os en vogue depuis 25 ans. Allez, un coup de choum et je passe à l’attaque. Comme s’il n’avait pas déjà assez bu, Edouard engloutit d’un trait un verre d’un cocktail à base de Cognac qui se trouvait à portée de sa main. Ce faisant, il se rapprochait de la fillette ayant trouvé une cible de choix pour assouvir ses pulsions d’un instant. Il pensait à moitié consciemment pouvoir jouer de son prestige de maître de cérémonie pour impressionner celle qui se mettait à le faire rêver. Manquant de délicatesse, il la serrait par le côté faisant mine de s’intéresser au désopilant spectacle des clowns belges qui par leur savantes mimiques faisaient pleurer de rire la salle entière. - Ha ouais j’vous dis pas comment qu’y sont drôles. Ha putain comment qu’j’aimerais bien les inviter moi aussi pour mon anniv’, ça ferait une méga birthday party, sortit de sa voix juvénile la gravure de mode dont l’anatomie faisait le régale des yeux d’Edouard. - Hé oui, il m’a fallu des années de persévérance et de travail pour arriver à organiser tout ça. - Moi, avec les contrats que j’ai avec l’agence de mannequins Ethic, j’gagne plus qu’un million par an alors j’attendrais beaucoup moins longtemps qu’ça.

Page 19: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

19

Il y avait quelque chose d’injuste à entendre une midinette de cet âge et de cette finesse d’esprit se permettre des réflexions aussi déplacées. Surtout dans un monde où la pauvreté n’est plus le seul apanage de pays lointains et arides, mais se trouve à la porte de tout un chacun. Edouard se mit à réunir tout ce que l’alcool lui avait laissé de forces pour trouver une répartie qui lui aurait à la fois permis de remettre la fillette à sa place et de lui porter un compliment séducteur. Malheureusement, cela faisait plusieurs heures déjà que sa tête ne fonctionnait plus qu’au ralentit, sauf pour les réflexions déplacées qu’il voulait à tout prix éviter devant celle qu’il entendait bien séduire. Il se contenta donc de dire : - Maintenant, voici le choeur australien, ils vont entonner un air de chez eux qui s’appelle Waltsing Matilda, après ça ils chanteront un Happy birthday to you en mon honneur au moment où l’on fera rentrer mon gâteau d’anniversaire - un monstre blanc de deux mètres de haut. Voulez-vous avoir l’honneur de découper la première part ? - Hoouais, c’est vachement funny et chuis top contente vous z’êtes top cool comme mec’... dit-elle avec enthousiasme. Et elle pouvait être enthousiaste, car comme on l’aura deviné facilement, son évanouissement devant le fakir n’était qu’une feinte destinée à s’attirer les faveurs d’Edouard. En temps normal, le Président de BPPD, ne se serait pas laissé aussi facilement berner, habitué aux fantaisies des Top Models, ces sylphides passées sans transition de l’enfance à l’âge adulte. Mais l’envie de n’opposer aucune résistance liée aux mélanges d’alcool avait détruit chez lui toute possibilité de réagir. Pendant que le choeur australien chantait les dernières mesures de Waltsing Matilda, une jeune femme en robe longue des pionniers des terres australes du siècle dernier se séparait du groupe et dans une voix de cristal perçante remplit la salle d’un Happy Birthday to you dont la pureté vocale fit frémir l’audience d’une sincère émotion. Et c’est là que, venu tout droit de l’extérieur mais semblant sorti d’un film de Fellini, un gâteau gigantesque couronné de 45 énormes bougies blanches, pénétra tel un château ambulant dans l’hôtel de Brissac tiré sur des roulettes par deux serveurs en grande tenue, employés d’un traiteur parisien célèbre. Pour qu’il atteigne les bougies, un escabeau couvert de papier doré lui servit de chemin jusqu’au sommet de la colossale pâtisserie. Fièrement, il atteint son but - avec autant de peine à monter chaque marche de l’escabeau qu’à dissimuler son ivresse - et s’époumona à éteindre les bougies une à une, l’assistance les comptant à haute voix les unes après les autres, pendant que les deux serveurs tournaient le monument sucré. Cette besogne faite, Edouard avait préparé un discours savamment tapé en grosses lettres dans lequel il devait s’adresser à tous ceux qui voulaient bien l’écouter, les remerciant de leur présence et racontant deux ou trois anecdotes caustiques sur son existence. Mais arrivé au terme des 45 bougies sous des applaudissements massifs, il sortit le papier de sa poche et se rendit immédiatement compte que ses yeux multipliaient chaque ligne par deux ou trois et qu’il n’arriverait jamais à articuler quelque chose d’à peu près intelligible. Dans un élan d’inspiration lyrique, il prit son papier dans les mains et criant à l’auditoire, sortit ces paroles : - Comme toujours en ces circonstances, j’avais préparé un joli discours. Mais à tout bien y réfléchir, il ne vaut guère plus que ceci. Il prit le papier, le déchira brusquement, et envoya les lambeaux en l’air...

- Le spectacle d’un homme vieillissant ne vaudra jamais celui d’une jeunesse pleine de beauté et d’avenir. C’est pourquoi je vous embrasse tous et invite Mademoiselle Vanessa Summer à prendre ma place et se couper la première part de ce dessert.

Page 20: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

20

Comme il se doit, l’assemblée répondit par de très forts applaudissements une nouvelle fois. Habituée à défiler devant un public exigeant, la belle Vanessa, monta avec grâce les quelques marches qui se présentaient devant elle, sous le regard fasciné de la plupart des hommes de tous âges qui se trouvaient là et fixaient leurs yeux sur ses formes et non pas sur le gâteau. Elle se coupa une tranche fort adroitement, la croqua devant tout le monde, et dans un sourire angélique déclara ‘‘Hoouais, c’est top bon’’. Ce qui fit bien rire la foule des invités. Après la très délicate déclaration de Vanessa, les deux serveurs du célèbre traiteur parisien de la place de la Madeleine prirent position sur l’escabeau et se mirent à distribuer les morceaux de l’excellent dessert. - Vous avez été fantastique, glissa Edouard dans l’oreille de Vanessa avec la plus totale hypocrisie, ne visant plus maintenant qu’à aboutir dans ses démarches libidineuses. - Haouais vous êtes mega nice je trouve de m’avoir choisie pour être la première à goûter de votre super cake. Et en plus c’est carrément good quoi. Vous avez du goût comme mec, chuis sûre que c’est hyper classe chez vous. Vous m’inviterez j’espère... - Mais très certainement, et le plus tôt sera le mieux, que diriez-vous de...demain soir. - Hanon, j’peux pas j’ai un plan géant, avec des copines de l’agence on va au Nain Jaune. - Hé bien, puisque la musique commence, m’accorderez-vous le prochain rock ? - Houais, j’voudrais bien, mais j’ai jamais su danser le rock. C’est un truc pour vieux. Et pis chuis plus grande que vous. Mais venez, j’adore celle-là, c’est Alain Souchon Foule Sentimentale, on va sur la piste. Bien que détestant se déhancher fébrilement sur une musique qu’il connaissait à peine, Edouard ne pouvait rien faire d’autre que de se plier aux volontés de la séduisante créature de rêve avec qui il sentait que les choses prenaient une tournure allant dans le sens de ses visées. Le voici donc à faire des mouvements de bras de bas en haut, tourner ses jambes dans tous les sens au rythme d’un chanteur de variétés contemporain. Le tout en regardant sa partenaire de plus en plus fixement, leurs deux regards bleus se croisant avec une fréquence accrue. Même si de brefs instants il se sentait comme nostalgique des rocks versaillais de ses rallyes d’antan, il ne regrettait pas de se plier à ce jeu de rôle qui portait ses fruits. Mais, à avoir trop bu, ce n’est plus seulement sa tête mais aussi son foie, ses intestins, en fait l’ensemble de son tube digestif qui se mit à tourner dans tous les sens. Une fois la musique finie, il s’excusa auprès de Vanessa, lui signifiant qu’il voulait s’asseoir au plus vite. - C’est la crise Monsieur Devressac ? Vous êtes total blanc d’un seul coup.. - Ce n’est rien Vanessa, et appelez-moi Edouard s’il vous plaît.. Comme touchée par son malaise momentané, c’est Vanessa qui cette fois ci l’accompagna vers un banc de velours.

Page 21: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

21

- Vous êtes gentille, une vraie mère pour moi. Mais c’est momentané, ça ne durera pas soyez-en sûre. D’ailleurs je vais un instant aux toilettes. Vanessa princesse de la nuit de mes 45 ans, promettez-moi une chose. - C’que vous voulez Edouard... - Attendez-moi un instant ici. Le temps de m’absenter une seconde et de revenir. - Promis sur la tête à ma mère Sentant qu’il fallait à tout prix qu’il se refasse une beauté, Edouard se réfugia dans les toilettes. Il sortit une pilule de vitamine C qu’il avait précautionneusement amené avec lui au cas où, l’avala et se sentit déjà psychologiquement et physiquement mieux. Puis il se lava la figure avec d’énormes quantités d’eau, se coiffa et se dit en se regardant dans la glace: - Maintenant, Chevalier Edouard, va pourfendre la vertu au nom de ton vis. Après cette présomptueuse déclaration et voyant monter en lui une force surhumaine pour résister à l’alcool qu’il commençait à maudire, Edouard se bomba le torse en sortant du lieu d’aisance et se dirigea vers Vanessa. Elle l’avait bien attendu assise sur le banc de velours, en revanche, d’autres prétendants n’avaient, eux, pas attendu le retour d’Edouard et occupaient la place qu’il s’était réservé. Prenant son courage à deux mains, il s’approcha de cet attroupement de jeunes mâles, et interrompit leur conversation déclarant : - Vanessa, aimez-vous les nuits bleues d’été, les sensations fortes dans les hauts lieux de la capitale ?

- Ca c’est un mec qu’est carrément romantique et tout les autres qui font rien qu’à m’demander si on me double quand je parle à la télé où si chuis la prochaine femme à Johnny Halliday. Tirez-vous bande de nases...Sur ces mots la belle Vanessa se leva précipitamment pour entourer ses mains autour du bras d’Edouard et lui déclara à l’oreille et à voix basse : - C’est quoi pour toi la nuit bleue d’été ? amène-moi out et montre-moi. Il n’en fallait pas plus pour qu’Edouard déjà affaibli se pliât à toutes les volontés de la ravissante blonde. Il lui proposa ‘‘La Grande Arche, sous la Grande Arche de la Défense, les nuits d’été y sont plus belles que partout ailleurs, et la vue plus étrange encore. Qu’en diriez-vous ?’’ -Chiches, chuis OK à fond quoi... Ca y est ! le filtre était passé, plus rien désormais ne comptait. Edouard était convaincu maintenant qu’il était toujours capable d’emballer une fille à peine majeure, et qu’il avait encore quelques belles années devant lui pour exercer ses talents de séducteur. Pour lui la soirée était finie, il comptait à présent de commencer la nuit. Sur ce, il prit la main de la gamine dans la sienne et le plus discrètement du monde ils se dirigèrent vers la porte de sortie tout en appelant au passage un taxi sur le portable d’Edouard. IL abandonnait ses amis avec pour lui l’excuse de l’inconscience. Quasi instantanément, un taxi se présenta devant l’hôtel de Brissac. Le plus galamment du monde, il fit rentrer Vanessa la première puis

Page 22: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

22

s’assaillant à son tour, demanda au chauffeur des les conduire sous la grande arche de la Défense. Un grand silence complice régnait dans la voiture, les deux protagonistes de cette escapade romantique déjà vue tant de fois se regardaient du coin de l’oeil sans trop oser se toucher, jouant à chien et chat comme c’est souvent le cas dans les rituels de séduction. Le Président de BPPD n’osait pas trop ouvrir la bouche sentant approcher un hoquet traître. Arrivés vers la porte Maillot, Vanessa se décida à rompre le silence. - Pourquoi qu’un mec qu’assure comme toi est pas marié, avec tout le pognon et le job que t’as. - J’ai décidé lorsque j’ai créé BPPD que je ne serais plus amoureux. Mon entreprise allait devenir ma femme et ma réussite ma maîtresse. Je voyais mes amis mariés tous divorcer les uns après les autres avant l’âge de 35 ans. Ceux qui aujourd’hui sont encore ensemble n’ont plus aucune vie sentimentale, s’ils n’en ont jamais eu une...Moi j’ai bossé comme un dingue pour rentrer à Polytechnique, comme un cinglé pour rentrer à l’ENA, à l’inspection des finances j’ai eu quelques brèves années de répit. Quelques filles aussi qui avaient vu en moi le parti de leurs rêves. Ca n’a jamais duré. Toutes des Marie-Bénédicte en jupes écossaises qui n’avaient pas trouvé à temps le Saint-Cyrien comme il faut ou encore des super woman en mal de prouver qu’elles pouvaient être à la fois des épouses modèles et avoir une carrière au moins aussi brillante que celle de leurs maris. Rien que du paraître, de l’exploit social. Et puis avec BPPD je me suis remis à bosser dans le seul but de me faire un nom et des tunes. Quitte à être superficiel, autant l’être pleinement.

- Houais c’est carrément sad ce que tu m’dis là. Tu dois souffrir vachement comme mec. J’sens qu’on va passer une top soirée. Moi chuis pas comme les minettes coinsos que t’as dit. Chuis une nénette qu’aime un max s’éclater, qu’à s’épanouir quoi !

Edouard avait déjà fait un gros effort pour résumer si brièvement sa vie sentimentale malgré ses veines imbibées de vin. Il devait redoubler d’effort pour répondre à la belle de nuit de façon à peu près sincère.

Page 23: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

23

- Vanessa, j’aime autant votre jeunesse, que votre teint claire, votre chevelure dorée et par dessus tout votre merveilleuse spontanéité. Nous approchons de l’esplanade de la Défense. Regardez cette lumière blanche dans la nuit avec des formes aussi merveilleusement rectilignes. La Grande Arche est le plus beau cadeau fait à Paris depuis 50 ans. Monsieur, déposez nous ici à l’angle... Réglant le chauffeur, il sortit du côté trottoir, prenant Vanessa par la main. Mais Edouard en avait beaucoup trop fait et beaucoup trop dit. Son organisme n’avait pas suivi son mental. La vitamine C n’avait pas suffit à calmer la révolte de ses organes contre l’incroyable quantité d’alcool bue pendant la soirée. Tirant un peu fort pour faire se lever Vanessa, il se mit à vomir brutalement tout ce qu’il avait sur l’estomac, l’ensemble tombant d’un seul tenant sur la robe de soirée de la jeune top model, la souillant subitement d’une matière nauséabonde et visqueuse. ‘‘Putain le blaireau il est complètement rébou, il a tout bousillé ma robe’’ Cria-t-elle déchirant la nuit et administrant à Edouard une gifle d’une violence inouïe qui le fit s’écrouler sur la chaussée. ‘‘T’es qu’une grosse c...molle pleine de pinard’’ ajouta-t-elle en claquant la porte. Le taxi disparut avec la belle, empruntant les quais de la Seine pour rentrer vers le centre. Edouard ne fit aucun commentaire car il n’y en avait pas à faire. Le choc de la gifle l’avait à moitié assommé, il se leva péniblement, empruntant une passerelle et se dirigea vers l’arche d’un pas d’ivrogne, convaincu que marcher et prendre l’air lui permettrait de se revigorer un peu. Il s’en voulait terriblement. Tout en marchant il pensait à haute voix ‘‘Aïe ma tête, il faut que je trouve une parade, demain, je lui envoie des fleurs à son domicile, l’après-midi je lui offre une autre robe encore plus belle...Hôô..l’arche, qu’elle est belle, il faut que je m’assoie, ne serait ce que pour mieux la voir’’

Page 24: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

24

Se disant il s’assit sur un plate-bande. Sa tête lui faisait vraiment mal autant à cause de la gifle que de la boisson. La fatigue eut raison de ses dernière forces. S’allongeant sur un lit de fleurs, il se prit à ronfler quelques secondes sous un noir ciel d’été dans une atmosphère chaude et quasiment magique avec ces odeurs étranges que dégage la terre quand il vient de pleuvoir.

* *

*

Page 25: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

25

III - LES VISITEURS DU SOIR Les ronflements ne durèrent qu’un instant. L’odeur des fleurs avait empêché Edouard de tomber définitivement dans les bras de Morphée. L’endroit était subitement envahi d’un silence étrange. Le bruit des voitures avait disparu. L’esplanade et le chemin qui y mène étaient étrangement vides. Les tours qui d’habitudes donnent le vertige se plantaient là comme des modèles réduit. La Grande Arche, toujours aussi gigantesque donnait l’impression d’être bizarrement accessible. On se serait cru dans une sorte de décors de théâtre grandeur nature. Lorsqu’Edouard tenta ses premiers pas, il ne titubait plus comme quelques minutes auparavant, sa tête ne lui faisait plus mal et la quiétude inhabituelle de l’endroit l’émerveillait. - C’est, c’est beau...j’ai l’impression de jouer une pièce au milieu de cartons peints, comme à l’école quand j’étais petit. Tout seul la dedans, qu’est-ce qui m’arrive...?? Edouard n’était pas seul. Une silhouette lointaine venue de nulle part se dirigeait en courant vers lui, accompagnée à chaque pas d’un bruit de grosse caisse qui rythmait sa course. Progressivement, une forme devenait perceptible. C’était un individu à l’apparence peu commune, vêtu tel un fou du Roi d’une combinaison bleue et jaune et coiffé d’un couvre-chef excentrique avec de longues pattes ornées de clochettes à leur extrémité. Un incroyable personnage en vérité. Arrivé à quelques mètres d’Edouard, il se mit à copieusement frapper sa grosse caisse arrimée à son dos comme un homme-orchestre. En sautillant, il hurlait des onomatopées totalement inintelligibles ‘‘Brrrr, Beluc, Beluc, Beluc, Beluc, Beluc,....’’. - C’est quoi ce gag, dit Edouard hilare...J’y suis ! c’est un coup de mes potes pour mon anniversaire. Comme je suis raide, ils se foutent de ma gueule. Mais tandis qu’il sautait en jacassant des bruits comparables au cri d’une oie, le curieux matamore fixait Edouard dans ses yeux d’un sourire moqueur, comme s’il essayait de réveiller quelque chose en lui. - Bon, ça va ce vacarme idiot, c’est drôle 20 secondes, mais au delà, c’est lourdingue. - Beluc ! Beluc ! tu me trouvais pas si lourdingue autrefois, t’as même voulu me mettre dans une de tes pub’ Diédou...dit la créature de carnaval, sortant pour une fois de sa bouche des mots dignes de ce nom. Le sang d’Edouard ne fit qu’un tour. - Diédou, mais c’est comme ça que ma Grand Mère m’appelait autrefois...quand je lui griffonnais des dessins sur des bouts de papier...Mais, mais tu es....?? - Oui, Beluc, Beluc, c’est moi.. - FANTAPON !!! mon ami imaginaire, mon copain des soirs de pluie, mon héros vengeur créé rien que par moi. Tu existes... ? ? ?

Page 26: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

26

- Ce soir, rien que pour toi, j’ai décidé d’exister, par ce que c’est ton anniversaire. Ma présence, ça sera ton cadeau le plus original....Tu n’es même pas aller ouvrir les cadeaux de tes amis en partant tout à l’heure, alors au moins que tu en vois un en chaire et en os. - Faut dire que l’état dans lequel j’étais et ma compagnie de l’instant ne me prêtaient guère à y porter attention. Mais ! qu’est-ce qui me prend, je me mets à te parler comme si tout ça c’était du sérieux alors qu’on est en train de me monter un gag. - Si c’est un gag, il n’est pas monté par tes amis, crois-moi. Ils sont tous rentrés ou à l’heure qu’il est doivent être en train de quitter l’hôtel de Brissac. Pour beaucoup fins saouls. Comme toi. Mais l’ivresse n’est pas toujours inutile. Tu le comprendras ce soir. Quand on se réveille, on est mortifié de honte, on prend conscience de sa petitesse. On se sent ridicule de ce qu’on a dit et fait. Parfois ça aide à se remettre en cause. - Dis donc tu parlais pas aussi bien que çà quand j’étais petit. Tu n’étais qu’un personnage griffonné au crayon de couleur sur des pages de cahier arrachées. Je te faisais mes confessions pour me venger en rêve des ennuis qui pouvaient m’arriver. La grosse caisse, c’était pour effrayer les ennemis. - Justement, c’est comme çà que je te connais mieux que personne...Tu ne m’as jamais complètement oublié puisque comme je te le disais il y a deux secondes, tu as voulu me mettre dans une de tes pub’. - Juste ! je voulais que tu sois le guide d’une ménagère explorant toutes les possibilités d’une nouvelle cuisinière. J’y avais travaillé longtemps. J’avais même fait les dessins moi-même. Fièrement je suis allé proposer mes planches à Fabrice qui a dit que mon idée n’aurait pas réussi à intéresser une ‘‘garderie pour débiles profonds’’ et ‘‘qu’un escadron de mongoloïdes

Page 27: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

27

bourrés de toche aurait fait mieux’’. C’étaient ses mots je m’en souviens très bien. Pourquoi Fantapon, tu m’en veux de ne pas avoir fait de toi une vedette de la Pub’ ? t’aurais rêvé de devenir un nouveau géant vert ou une mère Denis à ta façon ? - Pas du tout. Ca ne pouvait pas marcher. Une tête comme la mienne on en voit presque trop souvent. Par contre, j’en ai gardé quelque chose. L’idée de servir de guide. A défaut d’une ménagère dans une cuisinière, je vais te guider toi, Edouard Devresac, né le 20 juin 1952 à la clinique du Belvédère à Boulogne-Billancourt, sur les traces de ceux, réels ou fictifs qui ont fait ta vie. Viens ! approchons-nous de l’arche. Comme hypnotisé, Edouard se mit à suivre la seule créature de fiction à laquelle il ait jamais donné vie. Arrivés au bas des marches de la Grande Arche ils s’arrêtèrent et Fantapon lui dit : - Halte ! De la nuit tu ne pourras aller plus loin ! De derrière les marches vont venir la plupart des figures qui ont fait ton existence. Des personnages de fiction et des personnages réels venant les uns après les autres. Ils veulent tous te parler, ils ont tous quelque chose à te dire. Je serais toujours là pour te soutenir, te faire des commentaires ou répondre à tes questions . Sauf pour la dernière apparition. Mais d’abord Edouard, voici tous ceux qui ont fait ta fortune, ceux dont tu dissèques les entrailles dans tes réclames pour en faire des consommateurs parfaits pour tes clients. Ils sont jeunes, adultes ou vieux. Voici, les PORTRAITS TYPES ! et comme prologue les plus jeunes d’entre eux ! - Je ne comprends absolument rien, dit Edouard. Et puis je fais de la pub, pas de la réclame. Mais bon, au point où j’en suis, je n’ai plus grand chose à faire si ce n’est attendre que toute cette mascarade s’arrête. - Drôle de mascarade ! N’entends-tu pas cette musique, Beluc, Beluc ? Un air rythmé ressemblant à du rap raisonnait dans la soirée, s’amplifiant à mesure qu’il se rapprochait. Des mouvements de batterie désordonnés accompagnaient un disque rayé martyrisé par quelque main peu habile, rendant le tout d’un son plutôt désagréable aux oreilles. Simultanément, deux jeunes garçons et deux jeunes filles d’environ 15 an chacun sortirent en marchant d’un pas cadencé des porte d’entrée de la Grande Arche, avec la légèreté des éléphants, ils suivaient l’air de rap que jouait un lecteur de CD portable fixé sur l’épaule de l’un d’eux. Leurs regards à moite fermés comme si un lourd ennui abaissait leurs paupières se portait sur Edouard. - Voici tes cibles parmi les plus classiques, les adolescents, Beluc ! dit Fantapon en commentant la venue de ces nouveaux arrivants. Leur allure était fort peu réjouissante. Bien que regroupant deux filles et deux garçons, les vêtements qu’ils portaient étaient quasiment unisexes. Les deux garçons se distinguaient par leurs casquettes de base-ball mises à l’envers. Tous avaient pour pantalon un jean bouffant leur tombant sur les pieds. Un sweat shirt de football américain leur servait de chemise, avec pour seule différence le numéro que chacun arborait. Des chaussures de sport permettaient aux jeunes hommes de ne pas marcher pieds nus. Les pieds des jeunes filles n’étaient guère mieux traités, recouverts par des bottines en tissu grossier et aux talons compensés qui les grandissaient d’une petite dizaine de centimètres. Chacun de leur pas pesait des tonnes. Leurs têtes à moitié courbées et leurs bouches mi ouvertes d’où pendouillait un bout de leur langue les faisaient ressembler plus

Page 28: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

28

encore à des primates. Quand le rap s’arrêta, ils avaient descendu les escaliers et s’alignaient devant Edouard. - Alors les jeunes, on est venu s’amuser à La Défense pour profiter de la fin de l’année scolaire....hein ? Dit Edouard ne trouvant rien de plus subtile à sortir aux quatre individus qui le regardaient d’un air de plus en plus menaçant. - Tu trouves pas que tu charries de nous dire çà Ed ? sortit le plus grand. - T’as vu l’allure qu’on a ? Rajouta l’une des adolescentes. - Mais votre allure, c’est vous que ça regarde, je suis pas votre mère, je choisis pas vos habits pour vous. C’est de ma faute si vous voulez tous et toutes être habillés de la même façon ? L’air des jeunes devenait de plus en plus méchant.... « Woo, c’est vous qui tenez tous à être en jeans et fringués comme des Ricains. J’ai pas inventé le rap, vous avez cas écouter Brahms, moi tout çà j’en ai rien à battre. - Justement, Ed dit le deuxième garçon, un blondinet boutonneux avec une mèche lui tombant sur le front, t’en as pas tant rien à battre que ça. Si on était pas comme on est, t’aurais pas fait tout plein de fric avec tes pubs. Tu veux qu’on te raconte...OUAIS ! firent-ils tous d’une seule voix. On va te jouer un numéro sur une danse de Hip-Hop sur un air de rap, Ecoute Ed tu vas avoir une rave party d’ados rien que pour toi...Sur ces mots, le plus grand des deux jeunes homme mit en route son lecteur de CD portable dont il sortit une musique plus insupportable encore que la précédente. Alternativement, chacun des jeunes allaient danser et se présenter dans son quotidien en chantant d’une voix plate et saccadée. Désabusé, Edouard ne put que s’asseoir sur les marches en regardant le garçon à la mèche réaliser ses premiers pas. Moi, je suis Kevin, le plus jeune de la troupe. J’ai une casquette en jean achetée chez Mammouth Mes groles sont en plastoc, j’les ai trouvées chez Stock. C’est bien toi Edouard, qui m’fait acheter tout ce toc. J’écoute du mauvais rap dans un Walkmam Kakaï T’as bien fait la campagne de ces vendeurs de skaï. Je mets des musiques, qui sont pas exotiques Normal, elles sont toutes faites avec des sons synthétiques... Une fois son couplet terminé, l’adolescent, tout en dansant se mit à tourner autour d’Edouard et arrivé au niveau de sa tête lui donna une baffe. ‘‘Sale morveux, tu vas voir ce que tu vas prendre ’’ répondit-il en tentant de se lever. Mais au même moment, l’une des deux fillettes se mit en travers de son chemin, l’empêchant d’aller plus loin et elle aussi commença à danser en interprétant sur le même air que son prédécesseur une autre strophe comme faisant parti de la même chanson. C’est moi Angella, parait que j’suis une nana Je lis ‘‘Hello Girl’’, un truc qu’est bien cracra Dans mes pantalons on en mettrait deux comme moi Comme pour mon blouson avec son vert caca d’oie J’bouffe des hamburgers dans des fast food dégueulasses Mais au fait Edouard c’est toi qui propose cette crasse

Page 29: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

29

T’as bien vu mes bottes, distinguées comme des crottes J’les ai achetées avec des potes après un d’tes spots Répétant ce qu’avait fait son ami quelques secondes plus tôt, elle esquissa un pas de break en direction d’Edouard et lui envoya à son tour une claque en pleine figure. Sonné, il n’eut pas le temps de réagir que le plus grand de la bande entama son numéro sur une planche à roulettes. T’as vu mon skate board ? y a pas ça fait désordre Quand je roule avec j’fonce sur les forces de l’ordre J’fais de la provo, normal, j’suis un ado Tout ça c’est pas beau, comme quand je triche dans l’métro A propos mon skate, est moins dure qu’une allumette Dans une pub à toi, on disait qu’jamais y pète Tu comprendras bien que je te l’mette sur la gueule Et la prochaine fois préviens si c’est casse gueule. Le skate se fendit en deux sur le crâne d’Edouard, comme s’il était fait dans une quelconque matière cassante. Ce coup brutal, bien que peu douloureux, lui interdit de réagir. Plus que jamais dans les nuages, il regardait sautiller la dernière du groupe qui n’avait pas encore apporté sa contribution poétique. Mon nom c’est Audrey, je trouve que c’est très laid J’voudrais être une Spice Girl, pour le look c’est presque fait On cause plus que d’mecs avec mes copines, Y a que ça à s’mettre dans nos magasines. Grâce à toi Edouard, tout mon argent d’poche Fini par l’achat de tout ces trucs moches Fais gaffe quand tu fais la pub pour des nuls A la fin c’est toi, qu’attrape un cerul... - Hein, j’ai pas compris le dernier mot...s’exclama Edouard presque innocemment. - C’est du verlan, tête de gland, cerul, ulcère...Après cette explication, elle fit voler sa main en l’air, la course finissant sur la joue du président de BPPD qu’elle explosa littéralement. S’efforçant de prendre le tout avec philosophie, il se donna le visage d’un martyre en s’adressant aux jeunes qui exécutaient un mouvement giratoire autour de lui, le dévisageant toujours avec le même regard accusateur. - Vous me voulez quoi exactement ? Si j’ai bien compris vous m’accusez de vous forcer à être ce que vous êtes ? Vous savez, dans la pub on crait assez rarement les besoins. On a plutôt tendance à les suivre. A adapter des produits à un comportement, c’est pour ça que... - Arrête de causer comme un ministre, dit le plus grand qui servait de porte paroles à la petite troupe. Tout ce que tu dis c’est ach’ment beau, mais à la fin c’est quoi le résultat ? C’est qu’on achète tout les trucs qu’on porte là, qu’on fait qu’aller dans les mêmes fast food, qu’on lit tous les mêmes machins. - Il n y a pas que moi qui vous pousse à faire ça, et vos parents qui vous encouragent, et les entreprises qui les fabriquent ?

Page 30: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

30

- C’est toi le responsable. ..Sans toi, nos mères et nous on verrait pas ça à la téloche, et les boîtes qui les fabriquent elles sauraient pas bien qui c’est qui veut leur camelote. - Ca va deux secondes avec la camelote, vous vous êtes vu un peu ! arrêtez d’accuser les autres de votre propre débilité. Vous voulez tous vous ressembler en pensant que vous êtes tous différents. A la sortie des Lycées, filles et garçons faites un concours pour savoir qui sera le plus laid. Vous voudriez avoir le même look que les Babas des années 70, mais eux étaient crades et supportaient leur crasse. Vous vous êtes tout proprets en essayant de vous donner l’air crasseux.. - C’est bien Edouard, t’as tout dit c’que tu pensais ! Maintenant t’as gépi pourquoi tu te prends des baffes tout le temps ? pac’que tu nous aimes pas Edouard...Pac’que même si c’est p’t’être vrai tout ça qu’tu dis sur comment qu’on est, toi t’en profite bien et tu fais rien pour qu’ça change. Pour toi c’est maximum de pognon facile si on fait tous la même chose. Et pis, si on reste crades, on viendra jamais plus tard casser les pieds à tout ceux qui sont bien fringués pac’qu’on est trop crades pour rentrer dans un bureau, les jeunes ils feront pas de concurence...Alors adieu Edouard ! les baffes qu’on te donne; c’est pas beaucoup par rapport à l’avenir que tu nous prépares. Ils finirent leur ronde en claquant chacun une dernière fois leurs mains sur la face d’Edouard et remontèrent les escaliers de la Grande Arche, toujours avec le même pas lourd de pachyderme et accompagnés d’une infernale musique rythmée à trois temps. Ecroulé sur les dalles, Edouard hurla dans leur direction en levant le poing.

- Sales morbacs ! Vous êtes encore plus tarés que ce que je pensais. Mes pubs sont beaucoup trop sophistiquées pour vos cervelles pleines de chewing gum. Pour ma prochaine campagne, je lancerai la mode des coiffes à clochettes, comme celle de Fantapon, couillons comme vous êtes, vous serez capables de les porter, enfoirés de moutards...c’est pas que je vous aime pas, je vous déteste....FANTAPON où est-ce que t’es ??

Page 31: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

31

- Je suis là, je suis là ! Beluc; Beluc ! je ne t’ai pas quité des yeux une seconde, j’étais assis là haut et je regardais cette scène désopilante. - Désopilante ! on voit que c’est pas toi qui t’es pris des coups. J’en ai marre que des mectons et des minettes boutonneux m’en foutent plein la tête pour pas un rond. Ca a commencé par la pin up du vendredi soir tout à l’heure, ça va finir quand ? - Tu parles très mal d’un seul coup, ça n’est pourtant pas dans tes habitudes. Pardon pour la pin up, mais tu avais quelques visées sur elle si je ne me trompe ? Quand aux violences, ne t’inquiètes pas elles finissent là. Comprends un peu ces enfants, tout ce qui les entoure est violent, à commencer par l’entrée dans l’âge adulte. Quand tu avais leur âge tu ne te posais aucune question. Si tu travaillais bien en classe, ce que tu as fait de la maternelle à l’ENA, ton avenir était radieux. Eux quoiqu’ils fassent risquent d’avoir le choix entre l’ANPE et l’ANPE. Regarde, aujourd’hui tu es un homme riche et puissant dont la vie intéresse des tas de gens. On ne s’intéresse qu’à ceux qui ont de l’argent. Eux qui s’intéressera un jour vraiment à eux ? - Moi dans mes pubs, pour qu’ils achètent les produits de mes clients, ha ! ha ! ha ! - Il y a des fois où je me dis que tu n’as vraiment pas reçu assez de baffes dans ta vie. - Après m’avoir sorti des banalités qu’on lit et entend 20 fois par jour, pouvais-tu vraiment imaginer une autre réponse ?

Page 32: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

32

- Qu’importe, tu vas apprendre. La suite arrive, je l’entends venir. Elle est plus douce...mais tout aussi affligeante que la première scène. Dis-moi, qui sont les personnes qui ont le plus d’argent en ce moment ? - Cette question, les Papis et les Mamies bien entendu...mais ils dépensent pas toujours dans ce qui se vend le mieux en grande conso.. - Ca ne t’empêche pas de les solliciter tout le temps. Justement, en voici deux qui ont quelque chose à te dire. A toi de jouer, Beluc, Beluc !

* Le bruit que Fantapon entendait était celui d’une petite voiture électrique. Laquelle déboucha calmement du côté gauche de l’arche, sortant du centre commercial des quatre temps, temple de la consommation et de la modernité s’il en est. Elle stoppa au niveau d’Edouard, et un charmant couple de personnes âgées en sortirent, l’un et l’autre ayant approximativement entre 75 et 80 ans. Ils étaient vêtu sportivement, comme s’ils sortaient d’un cours de golfe, portant chacun un chandail à col roulé et un pantalon de flanelle légère. Une sorte de couple de retraités idéal. - Bonsoir, Monsieur, firent-ils de la même voix, une voix douce et légère qui contrastait tellement avec la brutalité de celle des adolescents. Vous avez vu notre jolie petite auto, elle est un peu ridicule, mais c’est bien pratique. Vous savez pourquoi nous l’avons achetée ? Parce qu’à chaque fois ou presque qu’on voit un couple de notre âge à la télé, ils en conduisent une pareille. Alors pour être de notre génération, nous avons fait cette acquisition. Au fait, vous savez qui nous sommes ? - A vrai dire, je n’ai pas le plaisir de vous avoir déjà rencontré... - Pourtant, de 9 heures du matin jusqu’à la sortie des classes, vous vous adressez beaucoup à nous, vous et vos clients à la TSF, ho pardon la télévision. Passé 17 heures, on existe plus, après nous ce sont les plus petits, qui sont beaucoup plus intéressants. Surtout s’ils sont chez nous. Et si on vous racontait l’une de nos journée que vous avez l’air de connaître si bien... - C’est-à-dire que, il se fait tard et il faudrait peut-être que je rentre... - Vous avez l’air bien pressé de partir pour quelqu’un qui voudrait que nous soyons toujours prêts à dépenser notre retraite et nos économies en assurance vie et autres cures thermales. - Il faut dire qu’aucune génération vivante ne touchera des retraites aussi élevées que les vôtres et qu’en ne travaillant pas vous vivez beaucoup mieux que ceux qui travaillent, alors normal qu’on fasse un peu appel à votre générosité non ? En dépensant vous en faites vivre d’autres. Il n y a rien d’immoral à ça. - Rien du tout, si ce ne sont des images un peu simplistes qui nous sont adressées et nous poussent à vider notre compte.

Page 33: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

33

- Ecoutez plutôt dit la vielle dame. Mon mari va vous expliquer notre journée. Ca commence presque toujours par une réclame où on voit le double de mon mari tousser si fort qu’on croirait qu’il va cracher ses poumons, ce que mon double je lui fait remarquer. - Hé oui, ma femme ne parle que pour me dire que je me sens mal... - Oui chéri, mais si tu prends un papier et un crayon, tu vas pouvoir noter les coordonnées de GOODWICH UNION, et nous transmettre un peu d’argent quand tu ne seras plus. Car avec la solution QUICK PAPI de GOODWICH UNION, tu peux souscrire une assurance vie sans examen médical. - Comme c’est réjouissant. Je n’ai plus aucun soucis à me faire rajouta l’homme d’âge mur. Sauf pour mes obsèques, ça me tourmente de savoir que je pourrai être enterré dans une caisse en vulgaire contre-plaqué. D’habitude, la TSF, pardon la télévision nous parle de ça avant le déjeuner... - Oui chéri, mais si tu prends un papier et un crayon, tu vas pouvoir noter les coordonnées de GOODWICH UNION qui propose une convention funérailles pour régler tout dans les détails une fois que tu ne seras plus.

- Que c’est réjouissant, plus de soucis à me faire pour mes funérailles, la possibilité de transmettre un petit cochon tout plein de pièces de 100 sous à ma descendance. Mais au fait, combien de temps me reste-t-il à vivre ? C’est la question que je me pose l’après-midi après la sieste ? - Oui chéri, mais si tu prends un papier et un crayon, tu vas pouvoir noter les coordonnées du service Minitel 3617 MATHUSALEM qui va te dire le nombre d’années qu’ils te restent à vivre... - Ha que ma femme fait attention à moi. Pas seulement elle d’ailleurs, tant de gens de bonne volonté s’intéressent aux derniers jours qui vont précéder ma mort, et surtout comment je vais effectuer mes dernières emplettes avant que les Saints ne m’emportent. Que le monde moderne prend soins de nous. Vous ne trouvez pas Monsieur Devresac ? - Vous au moins, vous êtes polis, pas comme ces gosses vulgaires et agressifs répliqua attendri le président de BPPD qui voyait en cette scène une reposante récréation. Il pensait aussi que le sympathique vieux couple venait de faire référence à quelques anciens spots des années 80 souvent copiés depuis et qui avaient fait la fortune de BPPD tant ils coûtaient peu et rapportaient beaucoup.

- Que voulez-vous, nous sommes devenus de parfaites machines à acheter, on a presque le temps de faire que ça dit la grand-mère avec un sourire ravi. On est au centre de la Cocoon génération. C’est à la mode d’être bien avec ses parent. Au temps des hippies, il fallait surtout pas dire qu’on aimait Papa et Maman, encore moins grand Papa et grand Maman, sa famille c’était ses amis, c’était l’humanité. Aujourd’hui les amis sont suspects. Alors nous, les vieux on est redevenus intéressants. Regardez, on nous montre toujours avec nos petits enfants dans les bras quand on va à Center Park. Vous imaginez ça il y a 20 ans, impossible ! Ca doit vous plaire Monsieur Devresac, pouvoir atteindre toute la famille en même temps, même si ça ne vous concerne pas beaucoup puisque vous êtes célibataire.

Page 34: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

34

- Je vous assure, Madame, que j’aime moi aussi très sincèrement me retrouver en famille avec mes parents.... - Mais vous ne vous les imaginez pas comme nous, ça m’étonnerait... - Mais si, mais si, vous êtes presque de la même génération... - Ha bon, vous voyez sérieusement votre mère porte des couches pour incontinents répondit la vielle dame. - Et votre père en survêtement entrain de suivre le tour de France - Et les deux tapant sur un Minitel pour connaître l’origine de leur nom de famille ou savoir s’ils sont encore faits pour faire fortune. - Et puis chez vous, je ne pense pas qu’il y ait un napperon sur leur télé à côté d’une grotte de Lourdes avec de la neige qui tombe. - Ni des nains en faïence et un moulin dans le jardin. Parce que lorsque vous vous adressez à nous, on a l’impression que chez nous c’est tout le temps comme ça. Edouard se sentait d’un seul coup un peu gêné et devint comme évasif.

Page 35: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

35

- C’est-à-dire que dans la publicité, on s’adresse au plus grand nombre de personnes possible, et il est parfois nécessaire de schématiser un peu sans que cela ne porte à proprement parler de jugement de valeur. - Mais pourquoi toujours vers le bas, Monsieur Devresac, comme si vous nous condamniez à être des imbéciles de la naissance jusqu’au tombeau...Lequel Tombeau nous allons bien sûr payer avec une assurance obsèques de GOODWHICH UNION. Le ‘‘papi boum’’ vous avez compris avant tout le monde de quoi il s’agissait Monsieur Devresac ? Votre agence s’en est fait une spécialité. - Pardonnez mon mari, la vieillesse sans doute le rend un peu agressif. Maintenant il se fait tard, il faut que nous rentrions, si on veut se lever assez tôt demain pour regarder les premiers programmes et lire les romans d’amour en grosses lettres qui nous attendent. Au fait, je ne suis pas rancunière, je vous ai apporté une petite douceur, même si ça fait longtemps qu’on annonce la fin des mamies gâteau. Gouttez ! Amoureusement la vielle dame tendit une crème dessert avec une cuillère tout en rentrant dans la petite voiture électrique. - Au revoir Monsieur Edouard ! dirent-ils tout les deux ensembles... - Bonsoir, je goutte tout de suite votre crème dessert, dit Edouard en amenant la cuillère vers sa bouche. Mais POUAH ! c’est infecte, c’est quoi ce purin sucré ! - Ce sont les desserts de Mami-Nona. Selon l’une de vos pub elle fait ça beaucoup mieux que moi. Ce furent là les derniers mots du couple qui s’en retourna vers le centre commercial des quatre temps. - Vous êtes vaches, je n’ai jamais travaillé pour Mami-Nona, répondit Edouard pour seule répartie. Fantapon redescendit les escaliers d’ou une fois de plus il avait assisté à la scène. - La vieillesse est un naufrage glissa-t-il dans l’oreille d’Edouard. - Je ne suis pas d’accord, pas aujourd’hui ! il y a cinquante ans peut-être. rétorqua presque agressif le président de BPPD. Maintenant les vieux ont plus de fric que les jeunes. Franchement, je ne vais pas pleurer pour ces générations. Ils ont connu la reconstruction, la croissance, les trente glorieuses dont on parle si souvent avec nostalgie. Pour eux, pas de chômage, de l’argent facile et pour finir une retraite dorée. - Une fois encore, tu n’as pas compris. Le naufrage c’est le retour en arrière. On leur parle avec autant d’intelligence qu’aux acheteurs de poupées Barbie. Surtout toi. Tu crois franchement qu’on a besoin ‘‘de prendre un papier et un crayon’’ pour se débarrasser des angoisses de ses derniers jours ? Mais bon, tu vas encore me sortir que quelque part tu les aimes puisque leur bas de laine t’intéresse. Au fait, tu t’intéresses aussi aux femmes Edouard ? - Cette question, à l’origine j’étais venu ici sous la Grande Arche pour m’en emballer une. Avec la chute que tu connais.

Page 36: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

36

- Je te parle des femmes, des vraies, pas des gamines qui essayent de leur ressembler. - Dis donc, t’es difficile pour un personnage de carnaval. Vanessa serait dans ton lit que t’irais pas dormir chez Mère Théresa ! - Edouard, les femmes bon sang, celles qui achètent. Qui font les courses pour leur mari, leurs enfants. Qui lisent Rika Zaraï, qui meublent leur appartement, qui suivent les modes des stars du grand écran et de la télévision. Celle que vous tous rêver d’atteindre avec vos produits. - Attends, moi les femmes qui m’intéressent ne correspondent pas un profil type. Et surtout pas à celui que tu viens de me décrire. - Faux ! ce sont elles qui pour l’essentiel ont fait d’Edouard Devresac ce qu’il est aujourd’hui. Ho, une présence se rapproche, je sens comme un parfum de femme. - Hein, où ça ? dit Edouard en regardant derrière lui. Ne voyant rien, il se retourna vers Fantapon qui avait disparu dans l’obscurité. Mais une douce voix féminine l’appela dans son dos.

* - Agréable nuit Edouard, ne trouves-tu pas ? Une nuit romantique comme nous rêvons toutes d’en passer avec un séduisant mâle enrobé du charme de la quarantaine. Ces propos étaient tenus par une dame à peine quadragénaire et qui bien que n’ayant en rien l’air d’une vampe ne manquait pas d’élégance, vêtue qu’elle était d’un tailleur en simili soie avec une jupe tout juste au dessus des genoux, le tout dans un violet un peu criard. - Vous me connaissez Madame ? j’en suis très flatté, lança Edouard en guise de réponse. Vous vous exprimez remarquablement bien, votre phrase avait quelque chose..de.. d’envoûtant. - Allons tu ne penses tout de même pas qu’elle puisse être de moi. Je l’ai prise toute faite dans un roman de la série Polichinelle qui s’appelait Ludmilla ou les brumes de l’été. Tu devrais le savoir, tu m’as presque créée. En tout cas tu passes beaucoup de temps à créer mes envies et mes besoins en tout genre. - Mais comment connaissez-vous mon prénom alors que nous ne nous sommes même pas présenté ? En tout cas, moi j’aimerais savoir comment vous vous appelez, puisque vous me tutoyez et m’appelez Edouard ? - Allons, ce soir tout le monde connaît ton nom, et le Mien n’a que peu d’importance, tu t’en soucies aussi peu que celui de mes parents ou de mes enfants dont tu viens de voir les répliques parfaites. Je peux me nommer Fabienne, Jocelyne, Bernadette, Sylvia, que sais-je encore ? Elle prononçait ces mots en fixant Edouard avec des yeux de chat, ce qui le fascinait. Malgré un maquillage maladroit et une permanente trop laquée, il s’intéressait progressivement à elle et réciproquement elle donnait l’air de lui porter une attention réelle et de le connaître déjà si bien. Il pensa qu’il y avait peut-être là matière à réparer l’affront qu’il

Page 37: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

37

venait de subir avec Vanessa. Après tout n’était-il pas plutôt fait pour finir dans les bras d’une femme de son âge plutôt que dans ceux d’une jeunette éprise de gloire et de célébrité. Il poursuivit donc la conversation. - Je vous en prie Madame, si vous ne voulez pas me donner votre prénom, dites moi au moins qui vous êtes et ce que vous me voulez. - Edouard, ce que tu peux être décevant, l’alcool sans doute...Mais enfin Edouard, tu ne me reconnais donc pas ou tu fais exprès, je suis, je suis...LA MENAGERE DE QUARANTE ANS. Tout le monde me courtise, tout le monde me sollicite. C’est moi qui achète les frigidaires, c’est moi qui décide des meubles du salon et de la cuisine. Laquelle cuisine occupe d’ailleurs l’essentiel de ma vie. C’est moi qui élève mes enfants, qui vais les chercher à la sortie de l’école pour leur donner leur goûter. Plus que les jeunes avec leur Walkman, plus que les vieux avec ‘‘leur papier et leur crayon’’, je consomme. A la différence des autres que tu as vu auparavant mes besoins sont multiples et variés, puisque je m’occupe de toutes les dépenses du ménage. Tu te rends compte que je me suis même mise à faire du bricolage. Chez Cubarama fini les mâles velus avec une tronçonneuse en main, vive les femelles en salopette qui savent même planter des clous avec leurs doigts de fée. Quarante ans, l’âge de la consommatrice parfaite. Mais je parle trop. Viens Edouard, je te prends par la main, je vais te montrer ma vie, mon plus exactement mon cadre de vie, viens monte ! Courant à moitié, la ménagère gravit avec Edouard les premières marches de la Grande Arche, ce qui d’un seul le fit douter. - Arrête s’il te plaît, Fantapon m’a dit que je n’aurais pas le droit de franchir les marches de toute la nuit, je sens qu’il va m’arriver malheur si je n’obéis pas ! - Allons, fit la ménagère, tu as droit à une exception parce que je t’accompagne. Mais c’est vrai, de toute façon ce soir ou demain il t’arrivera malheur. Un homme de ton envergure n’a pas peur. Une fois sur le plat en haut des marches, un décor imprévu attendait les deux acolytes. Devant eux, un véritable intérieur moderne avec meubles et accessoires s’affichait tel un appartement témoin en plein air. - Regarde ! c’est chez moi...s’exclama la ménagère mi-fière mi-désabusée. Assieds-toi, je t’en prie, mon divan-lit peut encore servir au moins un an puisque je l’ai acheté l’année dernière. Deux ans au total, c’est la durée de vie d’un meuble de ce genre. Dans cinq ans par contre, j’aurai pas encore fini de le payer. Tout ce que tu as autour de toi a été acheté comme ça. Même quand je ne les aurai plus, même quand ils feront ringards et plus du tout à la mode, je continuerai à les payer. C’est beau le crédit à la consommation et toutes les cartes des grandes surface. Toi , sois heureux, tu peux tout acheter comptant. Mais au fait, te voilà assis et je ne t’ai même pas proposé à boire. Tiens, je te serre du THICKQUICK, bois ! Edouard ne put que s’exécuter et une fois la boisson ingurgitée, il constata. - Bheu ! c’est complètement insipide ce truc - Tu me demandes ça à moi !? mais mon cher Edouard, tu connais l’actrice Amandine Cavellier non ! C’est bien elle qui conseille d’utiliser Thickquick pour avoir une ligne

Page 38: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

38

impeccable. Alors moi qui suis soucieuse de vouloir garder mon mari auprès de moi, je me nourris de ça, et j’en fait profiter les autres. Fini les Martni-Dry, les Porto, les Kir-Champagne, bientôt, tout le monde prendra du Thickspeed en guise d’apéritif. Mais, lève toi et continuons la visite. Je suis si contente de mon intérieur... Ils firent quelques pas et entrèrent dans la cuisine, Edouard abandonnant discrètement son verre au passage. - Voici ma cuisine. Jolie n’est-ce pas ? C’est une cuisine BIPALPA toute en bois peint en vert pomme. Tu te rends compte, Bipalpa pense à tout pour moi. A croire que j’en suis incapable. Puisque je ne sais pas penser une cuisine, il faut que j’en prenne une toute faite. On ne va pas faire le tour de tous les ustensiles qu’il y a dedans, mais sache que j’ai bien les choses suivantes. Ouvrant les placards et les tiroirs les uns après les autres, la ménagère en sortit des objets aussi divers que parfois loufoques et qu’elle décrivit avec force détails. - Alors voici mon nouveau four à micro-onde. Il ne lui manque absolument rien. Il donne l’heure à Hongkong , New-York et Moscou. Bientôt, avec le progrès je pourrai sans danger y faire sécher mon chien. Voici mon hachoir automatique à tête réversible, doublement auto-coupant et pluri-programmable, ne me demande pas ce que ça veut dire, je ne suis pas sensée avoir compris. L’ennui, c’est que je ne sais pas vraiment à quoi il sert et que même mon fils qui pourtant se débrouille très bien avec les ordinateurs, est incapable de me dire comment il marche. As-tu aussi vu mon économe du Japon à trois lames, il épluche remarquablement les patates, surtout après dix ans d’entraînement intensif quotidien pour apprendre à le manipuler normalement. Vive le télé-achat ! C’est grâce à ça que je ne manque de rien. La visite continue ! Tenant toujours Edouard par la main, elle l’amena dans un autre endroit où l’on pouvait voir exposé à la fois l’équipement d’une salle de bain et d’une buanderie. Bis repetita, elle s’arrêta devant chaque article pour en faire un commentaire. - Vois-tu ceci Edouard, de quoi s’agit-il ? Edouard qui n’avait pas eu le temps de glisser un mot répondit en bégayant. - Mais , mais, c’est une machine à laver enfin... - Bravo ! Vu la place qu’on lui fait à la télé, j’ai l’impression qu’elle est à elle seule mon passeport d’entrée pour l’an 2000. Sans compter toutes les lessives qui vont avec. Toutes différentes mais toutes faites par la même boite. Alors tu comprends, moi j’ai pris la machine Hors Bords de la Mère Michel, parce que seules les gourdes n’en ont pas. Génial comme argument non ? Et ça, maintenant, ce machin qui traîne par terre, c’est mon cauchemar. - Pourquoi, c’est un simple pèse-personne...une balance quoi. - Il y a des fois où je me demande si ce n’est pas plutôt un pèse-boudin. - Mais ça ne sert pas à peser des aliments...

Page 39: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

39

- Allons, tu as bien compris que c’est de moi dont je parle. Tu ne lis jamais les magasines féminins qui me sont destinés ? du matin jusqu’au soir, je ne pense qu’à l’allure que va prendre mon postérieur et le nombre de kilos qu’il va rajouter à mon poids total. Mes savantes lectures me donnent des conseils. Pourquoi tu crois que je t’ai servi du Thickquick ? Cette balance, elle me dit chaque jour l’humeur qui sera le mien en fonction du chiffre qui va apparaître dessus. C’est terrible de dépendre ainsi quotidiennement de ce stupide engin mécanique. Je compte pas les régimes qui vont avec, tous plus inutiles et coûteux les uns les autres. Mais, à force de parler de poids, je suis sûre que tu as faim. Viens, la table est mise pour toi et moi. Faisant encore quelques pas, ils prirent place autour d’une table coquettement dressée. Edouard était séduit par la franchise et la verve de cette maîtresse de maison. Enfin quelqu’un comme il n’en rencontrait jamais. Quelle simplicité, quel acharnement à décrire des choses qui d’habitude lui semblaient si négligeables qu’il n’y prêtait aucune attention. Sa voix et ses mains l’avait emporté dans un monde dont il ignorait tout. Il se sentait transporté dans une ville nouvelle de grande banlieue, ces villes que d’ordinaire il ne croisait que sur le bord d’une autoroute ou n’imaginait que dans des séances de travail collectif chez BPPD, il pouvait maintenant se faire une bonne idée de comment on y vivait. Il voulu à tout prix s’attirer la sympathie de son hôte, tenter une deuxième fois de se trouver une reine de la nuit. Maniant le verbe avec talent, il s’essaya à un compliment. - Je trouve très original les dessous d’assiette qui ornent votre table. Ce sont les signes du zodiaque, ils sont d‘un très beau graphisme. - Bravo, j’ai même mis ton signe en dessous de ton assiette, Gémeaux. Tu dois bien te douter que je suis une fan’ d’astrologie. Pas une seule revue pour ménagère qui n’ait son horoscope. Pour le premier décan, ‘‘il faut que je garde confiance en moi et n’écoute que la voix de mon coeur et de ma raison’’. Pour le deuxième décan ‘‘Des passions se ravivent et je joue avec le feu’’. Parfois je me pose quand même des questions sur ces prévisions, vu le nombre d’années exceptionnelles qu’on m’annonce depuis que je suis mariée, je devrais être très riche et très célèbre. Mais sers toi donc de ce plat que j’ai préparé pour toi. Tu aimes le boeuf bourguignon sauce minceur j’espère ? Il sort tout droit d’une recette de la cocotte minute ZOB et n’a que quelques dizaines de calories. Après trois ou quatre coups de fourchette, Edouard, ne put s’empêcher d’aller plus loin dans la conversation. - Madame, je ne trouve plus les mots alors j’irai droit au but, à l’inverse de mes habitudes. Je ne sais pas si votre ambition était de faire vibrer mon coeur, mais vous y êtes parvenue. Vous êtes si différente de toutes celles que j’ai connues jusqu’ici. Il y a en vous comme un élan de vie fantastique qui me donne envie de tout recommencer. Comme si je voulais maintenant repartir de zéro, refaire le chemin en arrière. Donnez-moi une chance d’être un homme nouveau, partez avec moi, je ne manque pas de fortune ni d’idées sur où aller. Comme s’il voulait se repentir d’on ne sait trop quoi, Edouard était presque sincère dans ses propos. Mais son interlocutrice ne l’entendait pas du tout de la même oreille. Elle se leva de la table. Et alors que jusqu’ici elle s’était exprimée avec le sourire et sur un ton ironique, sa voix devint celle de la fée Carabosse.

Page 40: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

40

- Moi, partir avec toi, mais tu ne penses pas ce que tu dis quand même. Tu as vu l’idée que toi et tes semblables se font de moi, je te l’ai assez montré non ! Allons, jusqu’à cette minute qu’est-ce que j’étais pour toi ? Une véritable usine. Une usine à jeter du PQ, à avoir mes règles, à pondre des gosses, à lire des conneries grosses comme toi, à l’ouvrir pour ne parler que de la bouffe que je fais à mon mari, à inviter mes copines pour qu’on compare la blancheur de notre linge, à mettre de la laque sur mes cheveux ‘‘pour leur donner la brillance qu’ils méritent’’, à lire mon avenir dans les astres et dans les tarots...J’arrête là. Maintenant lève-toi et file ! Quand je pense que je t’ai préparé un dîner. Même ultra-léger, tu n’en méritais pas tant ! File je te dis, je ne veux pas une seconde de plus revoir tes yeux de mâle prétentieux. Comme terrorisé par l’attitude si versatile et menaçante de la jeune femme, et surtout de peur de se prendre davantage de claques, Edouard marcha à reculons en essayant d’abord de calmer le jeux. - Heu, je ne voulais pas vous offenser, je je plaisantais un peu... - Ca ne m’étonne pas, disparais ! C’est avec regret et tout penaud qu’Edouard prit les marches en sens inverse, laissant pendre ses bras le long de son corps et se parlant à lui-même. ‘‘J’ai sortit des top models, des filles de ministre et de généraux, des nobliottes aux noms prestigieux et cette ploucesse de banlieue m’envoie valdinguer, un comble’’. Désormais habitué à voir Fantapon lui faire des remarques après chaque rencontre, Edouard se dirigea vers lui qui bien entendu l’attendait assis en bas. - Se sentir humilié c’est pire qu’une baffe, tu ne trouves pas Fantapon ?

Page 41: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

41

- Tu apprends bien vite. Je suis agréablement surpris. Cette femme est bonne, profondément bonne, n’est-ce pas ? Elle s’occupe avec dévotion de tout ses proches. Un travail ingrat que l’on ne reconnaît pas toujours comme tel. Un travail si ingrat qu’il rend idiot. Alors si à chaque fois que l’on veut se distraire en allumant son poste ou en lisant, on tombe sur des idioties, c’est un cercle vicieux. L’idiotie n’engendre qu’elle même. Et de la bêtise à la méchanceté il n y a qu’un pas qui est rapidement franchis. Beluc ! - Mais vivre des envies des gens, ce n’est pas vivre de leur bêtise. - C’est un peu y contribuer, Beluc ! Surtout quand on franchit les limites du grotesque, lesquelles limites tu as souvent franchies, pour les autres en tout cas, et pour toi ce soir avec Vanessa. Il y a une autre limite que tu ne devais pas dépasser, te souviens tu Edouard ? - Bien sûr, celle des marches. Mais la ménagère m’a dit qu’en l’accompagnant, je serais protégé et... - Pour une fois, tu as l’air plus stupide que la stupide image que tu as du public que tu cherches à conquérir par ton métier. Il suffit qu’une femme te dise une chose pour que tu tombes dans son piège. Tu t’es fait avoir comme un bleu. Maintenant, malédiction ! fini ces visions, somme toute sympathiques. Tu aurais pu en rester là et être seulement mis en boîte. Mais voici les images vivantes du malheur. Celles que tu ne veux pas voir mais que tu verras quand même. Outre passer mon interdit c’était franchir les portes de la nuit. Ne sens-tu pas comme une odeur de vase ? Et ce vrombissement de voix humaines plaintives. Lève ta tête Edouard et vois !

* Le visage de Fantapon, auparavant jovial et plein d’humour, d’un coup s’était fait presque diabolique. Ses mots étaient dits sur un ton hautement réprobatif. Sa voix pleine de fiel apeurait Edouard. - Vois ! Vois ceux qui viennent car ils sont bien peu ceux qui veulent vraiment les voir de près dans leur détresse. Une colonne d’hommes sans fin commença alors à descendre les escaliers de la Grande Arche. On aurait dit que leur allure avait été imaginée par un dément lors d’un cauchemar infernal. Ils avançaient deux par deux du pas hésitant de ceux qui ne voient pas leur chemin. Leurs têtes étaient couvertes d’une longue bâche qu’ils portaient comme pour se cacher. La bâche elle-même couverte d’un fine couche de vase. Un treillis militaire molletonné de couleur gris-vert leur servait d’identique vêtement. De leurs bouches invisibles sortait une mélodie grave et plaintive. Ils défilaient devant Edouard sans le voir, sans prêter attention à lui. Effrayé par cette scène il s’adressa à Fantapon comme pris de panique. - Qui sont-ils ? Que font-ils dans cet accoutrement ? Pourquoi se cachent-ils la tête sous une bâche toute salie par de la vase ?

Page 42: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

42

- Regarde bien Edouard, regarde leur misère, ils sont tous dans l’anonymat crasseux parce qu’ils n’ont plus leur dignité. Ils sont privés de travail. Ce sont tout simplement des chômeurs. Parmi eux il y en a beaucoup que tu as mis dans cette situation. - Non Fantapon, tu n’as pas le droit de me dire ça. Quand j’ai commencé BPPD on était à peine une vingtaine. Aujourd’hui c’est presque 600 personnes plus des filiales. Et puis je suis le seul inspecteur des finances dans la pub’. J’ai créé des emplois, moi, pas comme tant d’autres. Edouard avait monté le ton et débitait ses mots à une vitesse inouïe. Fantapon le corrigea immédiatement. - Pour ces emplois créés, combien d’autres perdus. Combien de personnes sorties de ton bureau avec les larmes aux yeux. Combien de concurrents sur le tapis ? - C’est vrai, j’ai viré du monde, mais jamais sans indemnités conséquentes, jamais. Et puis, je maintiens, j’ai plus créé que détruit d’emplois. A moi on ne peut pas faire ce procès. A certains qui ont pris des grandes banques nationalisées pour le Casino de Deauville, oui mais à moi non. - Allons, Edouard, toutes les campagnes pour des marchés publics, toutes les campagnes des grandes entreprises nationalisées depuis 15 ans sont passées par BPPD. Sans l’Etat, sans l’argent des contribuables, tu ne serais jamais où tu en es maintenant. Sans compter que même si tu avais échoué, tu aurais pu réintégrer ton corps d’origine sans être inquiété. Tu parlais des chèques que tu donnes à ceux que tu vires. Crois tu qu’un chèque même substantiel remplace une existence perdue ? Regarde Edouard, vois ! Vois la marche de ceux qui ne vivent presque plus. Osant porter son regard vers le sordide défilé, Edouard vit s’écrouler par terre l’un des hommes meurtris. Pris de sollicitude, il se rapprocha de lui pour l’aider à se relever. Portant ses mains sur le treillis misérable du pauvre ère, et alors qu’il le soulevait, l’individu tourna sa tête et l’orientant vers Edouard, déclara ces mots avec les yeux fermés.

Page 43: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

43

- Enfoiré Ed l’Epicier, enfoiré, enc... - Fabrice, c’est pas vrai, mais qu’est-ce que tu fous là dans cette tenue. C’était Fabrice Bieder, l’ancien directeur de la création de BPPD qui avait été congédié la veille dans les circonstances que l’on connaît. Il avait abandonné sa queue de cheval, son crâne étant totalement rasé. Sa peau d’une repoussante saleté noircissait encore son allure. Presque méconnaissable il décrivit à Edouard ce qui l’avait mis dans cet état, tout en continuant à avancer en titubant, tombant de nouveau parfois, comme frappé d’un étourdissement permanent. - T’as vu Edouardo, mate ! Je suis pas beau, mais toujours plus que toi. Là c’est le look que j’aurais dans quelques mois. Après ton coup de pied au cul, je me suis tiré à Malibu, voir le vieux pote dont j’te causais. Un type que j’avais connu aux Arts Déco et au Népal. J’ai mis des billes dans un bordel qu’avait l’air juteux un max. Un commerce de CD ROM culturels avec pour thème l’ésotérisme à la fin du XX°m siècle. Un truc pour faire piger le troisième millénaire aux fêlés qu’ça intéresse. On devait faire la config ensemble, de la pub sur internet et le tour était joué. Au bout de deux mois, mon vieux pote s’est révélé aussi pute que toi. On vivait dans une ferme sur la côte où on habitait et où on avait mis les bureaux de la boîte Pis il s’est tiré avec ma femme et le pognon avant qu’on ait fait le premier disque. Sans un rond, voilà où j’en suis. Un peu par ta faute, trouduc !

Page 44: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

44

- Fabrice, remets-toi, je vais faire quelque chose pour toi...Dit Edouard plein d’une honnête compassion. - Nan Ed ! Je suis dans le caca mais je l’ai cherché aussi. Tu veux que j’te dise maintenant, le slogan et les spots de ‘‘Capac superfrais au goût des savanes’’ et ben c’est pas de moi. J’avais piqué l’idée à un p’tit stagiaire que j’ai boulé aussi sec, Yark ! Yark ! Yark !. J’te le raconterai pas, mais j’l’ai fait plusieurs fois. Maintenant laisse-moi et tire toi, tête de noeud, il faut que je rejoigne les autres dans la froide marche des exclus. - Fabrice, fais pas ça, lundi j’te reprends, reviens... - Que le diable te baise Edouard, et qu’il te baise sans vaseline... Sur cette expression fort peu élégante, Fabrice alla blottir sa tête sous la bâche en compagnie des autres qu’il n’avait quitté que par accident. Progressivement, la colonne s’engouffrait dans la bouche de RER toute proche pour finalement y disparaître. - Ne crois pas que ce soit fini, cria Fantapon, une autre colonne t’attend, de gens riches cette fois. Riches mais aussi malheureux que ceux qui viennent de passer. En effet, prenant exactement le même chemin que les chômeurs, une ligne continue d’homme se mit à descendre l’escalier de la Grande Arche en direction de la bouche du RER. Cette fois pas de bâche pour les couvrir, mais de lourdes chaînes en métal reliaient les acteurs de ce nouveau spectacle les uns aux autres aussi bien par le cou que par les poignets et les chevilles. Tous portaient le pyjama rayé et le béret des bagnards du siècle dernier. Bizarrement, sous cet accoutrement, tous portaient également de très chics costumes en riches tissus assortis à des cravates en soie. Dignes, tenant la dragée haute et sans aucun sourire, cette foule marchait silencieusement au milieu des cliquetis dégagés par le bruit des chaînes. Curieux, Edouard demanda à Fantapon de quoi il s’agissait. - Je reconnais ça ne se voit pas au premier coup d’oeil. Ce sont des détenus peu ordinaires. Enfin jusqu’à une époque récente. Ils vont tous en prison. Pour détournement de fonds publics, abus de biens sociaux, subornation de témoins et que sais-je moi. Il y a parmi eux des hommes politiques, des grands patrons, et de plus en plus d’inspecteurs des finances si tu vois ce que je veux où je veux en venir. - Attends Fantapon, tu ne veux tout de même pas dire qu’il y a déjà mon double la dedans ? - Non Edouard, mais à ta place, je serais un peu plus curieux, je regarderais de plus près s’il n y a pas déjà des têtes qui te sont connues. Prenant les mots de Fantapon comme un avertissement, Edouard s’avança en direction de ces futurs pensionnaires des maisons d’arrêt de France et Navarre. Parcourant du regard cette faune inhabituelle, il vit de dos une démarche qui lui était familière. Anxieux, il hâta le pas pour confirmer si son appréhension était juste. Arrivé au niveau de la personne visée, malheureusement elle était juste. La démarche c’était celle de Monsieur Devresac Père tel qu’ il l’avait soupçonné. Marchant côte à côte, un dialogue prère-fils comme il n y en avait jamais eu s’installa entre les deux hommes.

Page 45: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

45

- Papa c’est toi, je t’en prie, explique moi, je veux savoir ce que tu fais habillé ainsi ? - Mon pauvre fils, la roche tarpéienne est à côté du Capitole ! Je vais en tôle qu’est-ce que tu crois. Je porte mon plus beau costard, ma plus belle cravate, et par dessus, cette misérable tenue de détenu avec ce couvre-chef grotesque. Et ces chaînes, partout ces chaînes. C’est lourd et bruyant tu sais.. Après tant d’années, les temps ont bien changé en ma défaveur. Fini l’époque où un simple coup de fil suffisait à me disculper de tout ce que je faisais. Un copain de ton fouineur de juge Rodac, un autre petit juge, le Juge Van Troken - qui me suivait déjà depuis pas mal de temps - est venu me chercher dans ma paisible retraite. Vu ce que j’avais fait, voilà où j’en suis. Juste après le coup de fil avant ton anniversaire, Van Troken m’a pincé à mon domicile. C’est bête hein ! A peine je m’arrête de travailler qu’il fallait que ça me tombe sur le coin de la figure. - Enfin Papa, mais que te reproche-t-on ? Toi qui a fait une carrière sans tâche dans l’administration et dans divers ministères ? Si j’ai fait l’X et l’ENA c’était pour t’imiter. Pour être le plus proche de ce que tu pouvais attendre de moi. J’avais toujours un peu l’impression d’avoir failli en me lançant dans la pub’ - Moi une carrière sans tâche ? Mais mon pauvre couillon de fils, je croyais pourtant que tu savais tout et jouais au faux ignorant. - Papa, tu m’as aidé à trouver de nouveaux marchés et tu es intervenu à plusieurs reprises pour me sortir des risques de mise en examen qui pesaient sur ma personne. Mais ça n’était pas grand chose, et puis tu avais l’air de le faire à contre coeur...

Page 46: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

46

- Pas grand chose ! A contre coeur ! Mon pauvre couillon de fils heureusement que tu ne m’as pas donné de petits enfants, ils auraient risqué de devenir aussi couillons que toi. Pas grand chose ! Pour toi une justice à deux vitesses ce n’est pas grand chose ! Un petit délinquant vole une mobilette et on lui colle de la tôle. Toi tu empoches des MF et des MF sous la table et tu n’es pas inquiété, allons ! Pendant quarante ans qu’est-ce que tu crois que j’ai fait d’un Président de le République à un autre, d’un cabinet à un autre en retournant ma veste au bon moment ? Mais je n’ai pas arrêté de palper. La construction d’une autoroute par ci, d’une centrale par là, et hop, si on veut le marché on passe à la caisse. Un truc vieux comme le monde. Comment tu crois que j’ai payé la maison de Saint Raphaël ? Et les visons de ta mère ? - Papa, ne parle de Maman, si elle savait ? - Ne me dits pas non plus que tu prends ta mère pour Soeur Emmanuelle ? Tu crois qu’elle était consultante en free lance parce que de temps en temps il lui arrivait de passer une journée ou deux devant une machine à écrire. Mais mon pauvre couillon de fils, elle tapait des rapports bidons pour des missions qui l’étaient tout autant. Elle pompait tout dans des ‘‘Que sais-je’’ ou des thèses d’étudiants et elle revendait une fortune son travail minable et plein de fautes d’orthographe aux administrations locales avec la complicité de celles-ci. Une méthode qui a fait de nombreux émules. Quant à moi, ton pauvre père qui comme toi n’a jamais connu que les quartiers ouest et le bureaux feutrés, il va bien falloir que je me fasse à l’espace d’une cellule de quelques mètres carrés. Au moins je vais m’amuser, car maintenant je me sens libre de te le dire, mais dans ma vie, qu’est-ce que je me suis fait chier. - Papa, mais pourquoi t’arrête-t-on ? - Délit d’initié lors des dernières privatisations. J’ai acheté très bas des actions de privatisées qui se sont vendues très haut. Trop voyant avec mon nom. Je me suis fait prendre comme un débutant par le Juge Van Troken. Allez mon pauvre couillon de fils, laisse-moi disparaître avec mes semblables, ne t’inquiète pas, je suis sûr que nous allons bien rire au frais tous ensemble. Atterré par ce qu’il venait d’entendre, Edouard s’arrêta et regarda bouche bée son père et tous les autres s’avancer sereinement vers un avenir plutôt sombre. Il ne put s’empêcher de saluer une dernière fois celui qu’il avait pourtant respecté toute sa vie. - Adieu Papa, ce que tu as pu changer, tu ne m’aurais pas traité de pauvre couillon auparavant. Fantapon, l’oiseau de nuit, réapparu devant Edouard. - Tu viens de voir le futur, Edouard. Pas très réjouissant. Tout ce que tu as vu, ces deux pitoyables défilés, c’est ce qui va se passer dans les mois à venir. A toi désormais d’agir ou de rester passif. Tu as toujours aimé l’avenir et t’ai venté d’oublier le passé. C’est pourtant utile parfois de se souvenir ne serait ce qu’un peu. Le ciel étoilé, Regarde le ciel et ses astres brillants, ne vois tu rien arriver ?

*

Page 47: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

47

Ce n’est pas un ange qui descendit des cieux, mais un petit homme rond enveloppé dans un imperméable gris comme la mode l’imposait dans les années soixante. Lentement, avec la légèreté d’un oiseau, il alla se poser auprès d’Edouard. Le petit homme avait des cheveux gris coiffés derrière la tête, son sourire chaleureux décoré d’un bouc. Derrière ses lunettes carrées qui n’avaient rien à envier aux modèles de la sécurité sociale, il regardait tout droit Edouard comme quelqu’un qui retrouvait un vieux complice. Tendant ses bras avec une tendresse presque paternelle, il fit appel à sa mémoire. - Je serais très déçu si tu ne reconnaissais pas Edouard dit l’homme tombé de la voie lactée avec un accent du Moyen-Orient d’une grande douceur, roulant les ‘‘ r ’’ à la façon d’un chanteur de charme. - C’est impossible, Monsieur Mesmar, vous mon professeur de lettres Libanais. Vous qui venu du pays des Cèdres m’avez donné le goût de ma propre langue. Vous qui m’avez eu pour élève à trois reprises au collège Stanislas en 6°m, 3°m et première. Grâce à vous, j’ai eu un accessit au concours général de français. Quelle surprise après tout ce que je viens de voir. Qu’êtes vous venu me dire Monsieur Mesmar ? - D’abord que je ne suis plus, le savais-tu ? - A vrai dire, je l’ai appris par un ancien copain de Stan, rencontré par hasard lors d’une réunion commerciale. Croyez-moi Monsieur Mesmar, j’ai eu de la peine. - Je te crois Edouard, je te crois. Mais si tu as eu de la peine, c’est que tu as eu de bons souvenirs de moi. Quels étaient ces bons souvenirs, ça me ferait plaisir de t’en entendre parler ? - Monsieur Mesmar, quiconque vous a eu comme élève ne peut qu’avoir de bons souvenirs de vous. Ces livres de Pagnol que vous nous faisiez lire et que nous adorions alors que les élèves des autres classes nous enviaient tant, eux qui n’avaient que des classiques ennuyeux à se mettre sous la dent. Ces rédactions à lire devant tout le monde où l’on apprenait autant à bien nous exprimer par la parole que par l’écrit. Et cet ouvrage fait avec toute la classe de troisième ‘‘Perdu dans la vie d’homme’’ notre livre à tous. L’histoire d’un enfant pauvre forcé de travailler jeune et d’abandonner ses études. Une belle leçon d’humilité à nous tous les gosses de riches. Oui Monsieur Mesmar, tout ceux qui vous ont eu comme prof vous doivent quelque chose. - Tu parais être très content, pourtant, moi j’ai vraiment l’impression d’avoir échoué avec toi. De là où je suis, je ne me juge pas comme ayant toujours été un bon professeur avec toi. - Encore votre modestie naturelle Monsieur Mesmar. Vous auriez pu gagner le Goncourt si vous aviez écrit. - Non, je n’ai pas réussi à t’enseigner ce que je voulais que tu apprennes. Par les rédactions lues devant la classe, je voulais t’apprendre à faire partager tes idées. Par le roman collectif ‘‘Perdu dans la vie d’homme’’, je voulais que tu comprennes ce qu’est le travail de groupe. Par les lectures de Pagnol, je voulais que tu fasses autre chose que d’imiter tes semblables. - Mais j’ai bien retenu les leçons... et mon accessit au concours général ?

Page 48: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

48

- Allons, allons, si tu avais retenu ne serait ce que 5% des leçons, ma réussite serait complète. Plutôt que de faire partager tes idées, tu les as toujours soigneusement notées sur un carnet que tu gardes tout aussi soigneusement dans un coffre-fort chez BPPD. Pour ce qui est du travail collectif, tu as entretenu et alimenté une rivalité entre les différents départements et les différentes personnes de ton entreprise, en inventant au besoin des histoires fausses. Diviser pour renier. Comme pour ta propre secrétaire. Tu as fait courir le bruit que tu avais avec elle des relations intimes pour qu’on évite de lui faire des avances. Et pour ce qui est du mimétisme avec tes semblables, la réussite est complète : tu viens de parler à ton père, je ne te fais donc pas de dessin. Ton accessit c’est bien, mais aujourd’hui on s’en moque un peu. - Je n’ai fait que ce qui se fait d’ordinaire dans les milieux d’affaires. Ne soyez pas aussi dur que les autres Monsieur Mesmar. - Dans tes milieux d’affaires ! Mais ne t’inquiète pas, je ne serai pas brutal ! Ai-je prononcé un mot plus haut que l’autre ? non. Et puis après presqu’un demi siècle d’enseignement, je n’ai jamais donné de claque à un seul de mes élèves. Pourquoi voudrais-tu que je commence aujourd’hui ? Plus que beaucoup d’autres, je te sais capable de bonnes choses Edouard. Je suis dans l’au-delà maintenant et ne puis plus rien faire pour toi, sauf te dire qu’aussi longtemps que l’on vit, la Rédemption est possible. La Rédemption Edouard, voici quelqu’un d’autre qui voudrait t’en parler. Lui aussi vient de la voûte celleste. - Ne trouves-tu pas que la nuit est fantastique ? Glissa une voix venant des hauteurs. Courbant sa tête vers l’arrière et observant les airs curieux, Edouard vit un siège orné comme un trône virevolter et atterrir sur le parvis de la Défense, juste à côté de Monsieur Mesmar qui se tenait silencieux. Assis, sur le siège, un ecclésiastique dans la pourpre des cardinaaux en allait de ses métaphores poétiques en parlant à Edouard. - Cette nuit est belle, très belle exultait le saint homme en ouvrant ses mains. Aussi belle qu’une même nuit de juin 1944, où Aumônière d’un maquis des Cévennes je donnais l’absolution à de jeune soldat de la Wermacht qui me demandait de lui chanter Gloria in Exelsis une dernière fois, pour un Noël qu’ils ne connaîtrait jamais. Nos balles mettaient fin à sa jeunesse. Tu ne connaîtras jamais cette tristesse et cette joie. La gorge nouée, Edouard regardait le religieux avec les yeux humides, comme si quelques larmes tentaient de couler sur ses joues, à lui qui n’avait pas pleuré depuis les dernières bagarres des cours de récréation. Il avait tout de suite reconnu l’Abbé Herbert, Directeur des petites classes au collège Stanislas, professeur de religion à ses heures et Jésuite devant l’éternel. - Abbé Herbert, j’ai su votre héroïsme du passé en lisant votre faire part de décès dans les journaux. Votre croix de guerre, votre médaille de la résistance. Jamais vous n’aviez fait allusion à vos prouesses devant personne, comme tout ceux qui ont réellement la guerre. Pourquoi me parlez-vous de cela ? Pourquoi cet habit de cardinal alors que vous nous disiez tout le temps que vous trouviez cette pompe exagérée ? - Pour une fois je parle d’un de mes exploits d’il y a fort longtemps. Et encore, c’est post mortem. Toi, tu as fait l’X et l’ENA et comme avec la plupart de tes semblables, on sait le sait cinq minutes après t’avoir dit bonjour. On aurait pu espérer que ma mort t’apprenne à être plus discret. Quant à la robe pourpre des cardinaux, c’est là où je suis maintenant qu’une haute autorité a décidé que j’avais toute ma vie mérité de la porter et je la porterai pour

Page 49: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

49

l’éternité. Encore une leçon sur les valeurs terrestres et ce est superficiel, je te l’épargnerai car je ne suis pas là pour ça. Te souviens-tu de mes Carambars ? - Les Carambars que vous distribuiez à la fin de chaque mois pour la lecture des notes ! Bien sûr que je m’en souviens. Comme j’étais bon élève, j’en avais toujours plus que les autres. Mais vous étiez si juste que vous en donniez à tout le monde, même les plus mauvais... - Et toi, comme tu en avais plus que les autres tu les revendais à la récréation à tes petits camarades, un peu moins chers que dans les boulangeries. Déjà le don des affaires, bravo ! Lorsque je célébrais la messe, tu frimais devant les autres en chahutant, en tirant les bancs de ceux qui s’asseyaient et qui s’écroulaient par terre. Ce qui est curieux est que tu t’imagines encore que je n’y voyais rien. Même bigleux, je voyais tout. Te l’ai je jamais fait remarquer ? A quoi bon ? D’ailleurs tu te ventais de sécher la messe quand tu le pouvais. Tu passais des minutes terrorisé dans les gymnases du sous-sol à attendre que ça finisse, tu aurais mieux fait de venir, ça t’aurais fait moins peur. D’autant que je men rendais parfaitement compte. Mon très cher Edouard, tu es l’exemple même d’un talent gâché. Avec tout les dons qui sont les tiens, si seulement tu avais mieux utilisé ton intelligence. Je m’en retourne maintenant avec mon très cher ami Monsieur Jean Mesmar, regarde nous voler, et sache que la Rédemption est toujours possible, la Rédemption Edouard. Ils prirent leur envolée en marche arrière, le professeur de français et l’abbé, répétant à foison ‘‘La Rédemption Edouard ’’chantaient-ils en s’éloignant. Edouard, les larmes aux yeux et la voix brisée leur hurlait : - Abbé Herbert, ce n’est pas la pourpre d’un cardinal que vous méritez mais la mitre du Pape. Monsieur Mesmar, ce n’est pas le Goncourt mais le Nobel que vous auriez du avoir pour ‘‘Perdu dans la vie d’homme’’. Dieu vous ait l’un comme l’autre dans sa sainte garde, Monsieur Mesmar, l’Abbé Herbert...Dieu vous ait dans sa sainte garde. A genoux, se prenant la tête, Edouard pleurait. Il pria Fantapon de venir au secours de sa détresse. Celui-ci lança sa réponse du fin fond de la Grande Arche. Ses paroles raisonnant dans la nuit d’un écho métallique.

Page 50: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

50

*

- C’est bientôt la fin Edouard. Regarde moi, je tape fort ma grosse caisse et te dits ‘‘La

Rédemption’’. Vois ceux qui me suivent, Vois !

Page 51: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

51

Un défilé irréel guidé par Fantapon descendit une à une les marches du grand monument. Il présidait une cohorte sans précédent. Derrière lui se retrouvaient d’un seul tenant tout ceux qu’Edouard venait de rencontrer dans une extraordinaire explosion de lumière. Immédiatement après Fantapon se tenaient la bande de jeunes qui avaient troqué leur musique de rap pour crier en levant le poing ‘‘Houais Ed, la Rédemption’’. A la suite des adolescents, on pouvait revoir le couple de retraités qui de manière totalement inattendue s’époumonaient en disant ‘‘La Rédemption Monsieur Edouard’’. Seule, d’une démarche on ne peut plus féminine mais déterminée, la ménagère de quarante ans répétait à son tour, succédant aux septuagénaires, ‘‘La Rédemption’’. Quelques mètres après elle, la longue et sordide marche des exclus faisait une nouvelle apparition, et cette fois, d’un seul corps ils renversèrent l’horrible bâche couverte de vase et découvrant leurs visages crièrent à leur tour ‘‘La Rédemption’’. La colonne de détenus en cols blancs s’accrochait presque à celle des exclus et levant leurs chaînes, ils hurlaient aussi fort que les autres ‘‘La Rédemption’’. Tout ce petit monde guidé par Fantapon se dirigeait sur Edouard, comme s’ils allaient l’écraser tel un rouleau compresseur que rien n’arrête. Il hâta son allure pour échapper à l’hallucinante protestation, se retournant parfois, priant Fantapon de mettre un terme à cette folie. ‘‘Arrête , Fantapon, je t’en prie mon ami imaginaire, je te jure que j’ai compris’’. En guise de réponse, le matamore lui tirait le langue, répétant encore et toujours ‘‘La Rédemption, Beluc’’. Dans sa fuite inutile, Edouard prenait la direction du centre de l’esplanade, la où se trouve la statue monumentale commémorant la lutte héroïque des défenseurs de Paris pendant la guerre de

Page 52: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

52

1870. Epuisé, il se retourna une dernière fois pour implorer Fantapon. Mais tout avait subitement disparu. Plus rien, plus personne, l’obscurité avait fait place à l’incroyable masse humaine. - Je, j’ai froid, fit Edouard en serrant les manches de son spencer. Il...Il neige, en plein été, qu’est- ce qu’il se passe... Fantapon au secours... Il neigeait effectivement, et Fantapon ne dit mot puisqu’il ne reviendrait plus. C’est une autre voix, avec un accent rauque du sud-ouest qui répliqua. - Ne cherche plus ! ils ont tous disparu... Juste en face du balcon transparent qui entoure la statue onumentale, se tenait un homme en guenilles, sentant très mauvais, et qui venait de lancer ces mots à Edouard. ‘‘Qui c’est ce clodo ?’’ fit-il à la vue de cet être paré d’un accoutrement de mendiant de fête foraine. Effectivement, la dégaine de l’individu n’avait rien de réjouissant et sortait d’un autre âge. Il était dans un uniforme des soldats français de la guerre franco-prussienne, un uniforme du second empire couvert d’une redingote aux dimensions excessives. Malgré ses longues moustaches, on aurait dit le frère jumeau d’Edouard avec 20 centimètres de moins. Il lui parla de manière plaintive, comme s’il implorait pitié. Pitié que son allure inspirait. - Edouard Devresac, regarde bien le pauvre homme que tu as devant toi, regarde car tu es ma descendance, c’est dur à accepter. Je suis Jules Devresac, éleveur d’oies de mon état, originaire d’un petit patelin du Périgord dont tu n’as jamais entendu parler. - Mais, on m’a toujours dit que mes aïeux étaient des hobereaux toulousains, les Vressac, qui ont fusionné la particule avec leur nom au moment de la révolution pour échapper à la guillotine. - Ca, c’est une histoire que j’ai inventé pour faire bien. En 1869, lors de ma conscription, j’ai tiré un bon numéro, ça devait m’empêcher de partir à l’armée, mais comme je n’avais point de sous, je l’ai revendu à un fils de famille plus fortuné et je suis parti pour le service. Et puis la guerre avec les Prussiens a éclaté et je me suis retrouvé en Alsace. Là mon régiment a été détruit et moi, tout seul dans la neige que tu vois tomber, j’ai déserté. Je me suis en allé dans le froid de l’hiver vers Paris. Sur le chemin, j’ai pillé des cadavres. Un cadavre d’officier de cavalerie français d’abord. J’ai gardé le sabre et les épaulettes, celles que tu as chez toi aujourd’hui et que tu crois être les miennes. Ensuite, j’ai pris un autre sabre et d’autres épaulettes, celles d’un officier prussien mort que voici. Jules Devresac sortit de sa redingote un sabre de Uhlan et les grades l’accompagnant. - Regarde les bien Edouard, car ils sont à l’origine de la fortune des Devresac. Dans ma fuite, je les ai vendu fort cher à un jeune lieutenant qui voulait faire croire à sa famille que c’étaient les affaires d’un homme qu’il avait tué de ses propres mains. Avec l’argent, j’ai commencé un petit commerce de légumes pendant le siège de Paris. Et puis la guerre finie, j’ai continué le commerce qui a toujours prospéré, prospéré, jusqu’à créer ma propre société de Bourse dont ton cousin est encore le dépositaire. Toute ma vie j’ai été poursuivi par le remords de ce que j’avais fait. C’est pour ça que j’ai toujours été soucieux de donner des choses à ma descendance. Quatre générations après vous en profitez toujours. Je vous ai même inventé un passé prestigieux en achetant des tableaux d’ancêtre chez les antiquaires, faisant croire qu’ils représentaient ma famille. L’hôtel particulier de tes parents, c’est moi. En mourant, j’ai laissé

Page 53: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

53

une grande part de ma fortune aux orphelins de Passy, sans compter les oeuvres de charité dont je suis à l’origine.. Malgré mon rachat, j’erre dans l’éternité avec les fripes que j’avais lorsque j’ai commis mes mauvaises choses. Pour toi, il est encore temps pour ne pas finir comme moi. Maintenant la nuit se termine, je retourne vers la Grande Arche d’où je suis venu. Vers la porte de la nuit. Ayant avec attention écouté son aïeul, Edouard tourna son regard vers l’Arche et dit ces derniers mots - C’est vrai, c’est la porte de la nuit. La porte de ma nuit.

Page 54: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

54

IV LE VILAIN PETIT CANARD Quand le brigadier Ernest Maturin commença sa tournée du matin, sortant tout juste de l’hôtel de Police du quartier de La Défense où il venait de se changer, quelle ne fut pas sa surprise à lui et à son autre collègue antillais de voir allongé sur du marbre en bas de la tour GAN à côté d’un plat de bande de tulipes, un homme affalé en tenue de soirée et dont on ne savait à priori pas s’il était passé dans l’autre monde où s’il dormait. S’approchant, ils purent constater qu’il respirait encore.

- Ha la vache, celui là il a pas bu que de la grenadine, s’exclama le brigadier Maturin en sentant l’haleine d’Edouard. Ayant peur de le brusquer, ils le secouèrent un peu afin de vérifier s’il était dans le coma, ou s’il y avait matière à le réveiller. Timidement, une paupière en se levant laissait apparaître un oeil injecté de sang. - Ma tête...ma tête, bon dieu que j’ai mal...Fantapon, Monsieur Mesmar...Tiens deux flics blacks, le cauchemard continue..Ho pardon...J’ai du mal à suivre ce que je dis... - Monsieur, vous pouvez parler n’est-ce pas ? Que faites vous dans cette tenue au petit matin et dans cette endroit ? - Ha ma tête Bordel, ma tête et ce rêve fou, si je vous racontais Brigadier, mais je suis encore dans les nuages. Vous voulez mes papiers ? - Ce n’est pas la peine, mais je crois que vous feriez mieux de rentrer chez vous. Pouvez-vous simplement nous dire votre nom. ?

Page 55: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

55

- Devressac, Edouard Devressac, né le 20 juin 1952 à Boulogne-Billancourt et demeurant avenue Georges Mandel, juste derrière le cimetière du Trocadero. Président Directeur Général de BPPD depuis peu le deuxième agence de publicité française. Vous me croyez j’espère ? - On peut tout croire d’un homme en train de sortir d’une bonne cuite. Ne restez pas ici. Au fait Devressac c’est le nom de ce haut fonctionnaire qui a été coffré hier ? - Hein , qui ça ?Vous parlez peut-être de mon père ? Si c’est lui, il s’en sortira. - Monsieur, nous allons vous raccompagner à un taxi. Votre père, plus votre saoulerie, tout ça, ça doit pas être facile à supporter. Edouard se mit à marcher péniblement, les bras tenus par les deux gardiens de la paix qui l’empêchaient de tomber, sonné qu’il était autant par sa terrible gueule de bois que par la nouvelle qu’il venait d’apprendre. Il lui fallait rentrer chez lui au plus vite, se reposer quelques heures et prendre le problème par les cornes. Avec une grande dévotion, les policiers lui tinrent compagnie jusqu’à le faire rentrer dans le premier taxi venu. Ironique et mordant, il ne put s’empêcher de leur faire une réflexion des plus caustique. - Vous êtes trop gentils, si vous voulez rester pauvre toute votre vie, continuez à ne travailler que pour les autres, en un mot restez flics...ha ! ha ! Irrité par tant de suffisance, le brigadier Maturin lui répondit du tic au tac, regrettant d’avoir porté secours à cette ivrogne en perdition, ‘‘Monsieur, il n y a pas que l’alcool , que vous sentez’’. Arrivé dans son magnifique appartement, Edouard trouva encore tout un tas de courrier qui lui était destiné. Trop fatigué et trop contrarié, avec la tête pesant des tonnes, il se dit qu’il attendrait un peu pour l’ouvrir. Il tenta en tout premier lieu d’appeler sa mère, celle-ci ne donnait signes de vie, ayant même débranché le répondeur, il apprendrait plus tard qu’elle était au chevet de son mari. Il ne fallait plus fournir d’efforts, tout le corps étant mortifié par la boisson. Qu’il est insupportable de sentir dans ses veines comme un élément étranger qui n’a pas la sa place. Sans parler de la bouche à la fois pâteuse et sèche que l’on doit soulager régulièrement avec de l’eau pétillante. Que dire de la tête, chauffée comme une bouilloire, prête à exploser à chaque instant. Et les yeux, pleins d’un sable invisible qui taquine les pupilles et empêche de voir claire. Et enfin la peau, pauvre peau qui pique et brûle comme pour se venger du traitement qu’on lui a fait subir. Dans cet état lamentable, Edouard ne pouvait faire autre chose que de se déshabiller et rejoindre son lit. Toutefois, avant de s’exécuter, une enveloppe attira son attention. Il avait reconnu là l’écriture de sa grand-mère. Ouvrant le lettre, il y vit un petit mot accompagné d’un dessin d’enfant. Sa grand-mère lui disait ‘‘Mon très cher petit Diédou, voici pour tes 45 ans un dessin que tu as fait de ce personnage ridicule inventé quand tu étais petit. Je pense que tu seras content de retrouver ton ami que tu appelais Fantapon pour tes 45 ans. Bon anniversaire, je t’embrasse très fort, ta grand-mère qui t’aime. ’’

Page 56: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

56

Curieux hasard, alors qu’Edoaurd se remettait à peine d’un rêve délirant qu’il souhaitait plutôt oublier, voilà que dans un mouvement de profonde affection, sa grand-mère lui donnait le dernier dessin existant du héros de jadis. Image grossière pareille à tous les chefs-d’oeuvre des enfants, faite maladroitement avec des crayons de couleur, gribouillée sur papier jauni par le temps. N’en pouvant plus, le président de BPPD marcha vers son lit sur lequel il s’écroula telle une masse. Il était à peine huit heures du matin, grand temps de trouver le sommeil. Mais ce sommeil ne dura guère car bien curieusement, Edouard avait du mal à le trouver, obsédé malgré lui par les visions de la nuit précédente, par l’impunité disparue de son père. Sur le coup de 11 heures, alors qu’il commençait à peine à s’endormir, on vint sonner à sa porte. Il sortit de ses draps, mit sa robe de chambre un peu intrigué, personne n’ayant activé l’interphone avant et jeta un coup d’oeil à travers le judas. Malgré l’image difforme et grotesque d’un nigaud maigrelet à lunettes, il put reconnaître à qui il avait à faire. C’était le juge Rodac en personne. - Monsieur Devressac, je sais que vous regardez à travers le judas, je vous ordonne de m’ouvrir la porte. J’ai un mandat pour perquisitionner chez vous. Portant chaussons et robe de chambre, en pyjama, pas rasé et souffrant d’une énorme migraine, Edouard ouvrit la porte se demandant pourquoi le monde avait tant changé en l’espace de 24 heures. Tout de suite, il constata une anomalie de taille. - Mais vous êtes seul juge Rodac. Pas un policier pour vous accompagner, d’habitude une perquisition, ça se fait en présence de représentants des forces de l’ordre non ? - Vous avez absolument raison. Cependant, ça ne m’empêche pas de faire mon travail. Après l’arrestation hier de votre père par mon collègue et ami le juge Van Troken, il y a eu du remous dans Landerneau, tant et si bien que personne n’a voulu m’accompagner quand il s’est agi de venir chez vous. Pouvez-vous m’offrir un verre d’eau Monsieur Devressac ? - Mais très certainement, asseyez vous si vous le souhaitez. Je me sens faible, très faible, et pas du tout prêt a vous résister. - On voit à votre allure et à votre odeur que vous n’avez pas fêté votre anniversaire avec du jus de légumes. Mais ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas de résistance à opposer. ! Je ne ferais pas mon travail. Mon dégoût est trop fort. Près de 20 ans que je suis dans ce métier, 20 ans de lutte au nom de principes que je n’arrive même plus à définir. Je faisais mes études pour devenir magistrat du temps de Marcellin, vous vous souvenez le ministre de l’intérieur

Page 57: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

57

de Pompidou qui faisait taper sur tout ce qui avait des cheveux longs. A cette époque, on entendait jamais parler d’hommes politiques ou d’hommes d’affaires incarcérés. Et pour cause, les juges pouvaient encore moins l’ouvrir qu’aujourd’hui. Je ne voulais surtout pas ressembler à mes pairs de cette époque, c’est pour ça que je me suis juré de foutre derrière les barreaux tout ceux qui abusaient du contribuable. Ce matin, j’aurais pu perquisitionner chez vous et pourtant.... - Allez-y, vous avez le papier, juge Rodac... - Allons Monsieur Devressac, malin comme vous êtes, vous vous êtes arrangé pour dissimuler tout document compromettant où les mettre ailleurs, vous me décevriez beaucoup si ce n’était pas le cas. Ma seule chance était d’être accompagné. Rassurez-vous, je vous répète que je ne ferais rien. Après tout pourquoi se donner tant de mal, après avoir coincé votre père, de fil en aiguille, quelqu’un viendra peut-être vous coincer à votre tour. Moi, je ressens l’absence de la police comme une attaque personnelle, comme un affront dont le seul but est de me rendre ridicule. Je suis monté juste pour vous montrer que j’avais bien obtenu mon mandat et pour vous dire que vous et vos semblables m’inspirez un mépris qui n’a d’égal que votre avidité. - Vous vous exprimez très bien juge Rodac. En tant normal, j’aurais écrit vos phrases sur un papier et aurais essayé de les ressortir lors d’un quelconque dîner mondain., elles auraient pu avoir du succès, si, si je vous jure. Ce matin, par contre, je me contenterai de les méditer sur mon oreiller que je vais bientôt rejoindre puisque vous n’avez pas envie de rester plus longtemps.. - Merci pour le verre d’eau. Un jour vous vous noierez dedans... Ce furent les derniers mots du magistrat qui sans dire au revoir et sans se retourner franchit le pas de la porte. En le regardant partir, Edouard jubilait ‘‘Adieu Monsieur Rodac, c’est rare de remercier quelqu’un pour ne pas avoir fait son travail, mais là, je le fais de très bon coeur’’. Edouard s’en retourna vers sa salle de bain avec un gigantesque sourire aux lèvres. Par chance, il venait encore de remporter une manche contre une puissance étrangère, il allait pouvoir réagir aux ennuis de son père avec plus de pugnacité. Cette nouvelle le remplit d’un force inattendue, tant et si bien qu’il décida d’aller se doucher avant de se reposer à nouveau et de se ressaisir l’après-midi, peut-être même rappeler Vanessa pour se faire pardonner de l’erreur commise la veille. Rentrant dans sa salle de bain, il se mit torse nu et regarda dans le double miroir au dessus du lavabo son visage tout encore imprégné des excès de la nuit précédente. Alors qu’il fixait son reflet, celui-ci se mit à s’estomper telle l’onde créée par un jet de pierre dans une marre, et à la place de la tête d’Edouard, apparu le visage de Monsieur Mesmar qui s’adressant à lui d’une voix accompagnée d’un écho lui dit ‘‘Souviens-toi Edouard, la Rédemption’’ Edouard devint blême. Il porta son regard vers le miroir de gauche où cette fois c’est la tête de l’Abbé Herbert qui lui répéta ‘‘La Rédemption Edouard’’.

Page 58: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

58

Il prit peur, une trouille comme de sa vie il n’en avait eu. Tant est si bien qu’il quitta la salle de bain en trottinant, des sueurs froides lui coulant sur le front et tout ses membres tremblotant. Il entra dans son salon de style empire où un gigantesque miroir bien plus imposant que ceux de la salle de bain était accroché au mur. Il en sortit Fantapon qui en se penchant répétait comme il l’avait fait quelques heures plus tôt ‘‘La Rédemption’’ et s’en retourna vers le néant.

Dans sa grande peur, Edouard fut traversé d’un éclaire, une illumination qui redonnait vie à sa matière grise meurtrie par l’alcool. Ses yeux se mirent à regarder dans le vide, après un très bref instant de réflexion, il se précipita vers la fenêtre et s’accrochant à son balcon hurla de plus profond de ses entrailles ‘‘JUGE RODAC, JUGE RODAC, MONTEZ JE VOUS EN CONJURE, MONTEZ’’. Son cri aurait pu réveiller l’avenue George Mandel en entier tellement il était puissant donc sincère. Stupéfait de ce retournement d’attitude, le Juge Rodac s’en retourna curieux vers l’appartement qu’il venait de quitter. Edouard lui ouvrit de nouveau la porte, il avait pris soin de remettre sa robe de chambre et le haut de son pyjama. Cette fois ci c’est avec un volontarisme inhabituel qu’il guida le Juge dans son bureau, actionna la porte d’une grande armoire à double fond dans laquelle était entreposée avec grand soin toute une série de dossiers.

Page 59: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

59

- Regardez Monsieur Rodac, pour vous c’est une caverne qui sort des milles et une nuit, pour moi c’est la porte de l’enfer. N’en croyant pas ses yeux, le juge Rodac prit le premier dossier qui se présentait à lui. Un bienveillant hasard voulu que ce fut le dossier Pubotrain, celui-là même qui avait motivé sa perquisition. Edouard y avait soigneusement gardé toutes les lettre compromettantes, noté les conversations téléphoniques, les sommes versées avec les dates et les noms des bénéficiaires, bref il avait prit un soin tout particulier à garder trace de tout ceux qui auraient pu à un moment ou à un autre oublier les faveurs accordées. Il y en avait du monde, des gens connus, très connus même. - Mazette, fit le Juge Rodac comme assommé à la vue de ce travail, je n’en demandais pas tant, on dirait que vous avez fait le bouleau d’enquêteur à ma place. Cette frénésie de l’organisation des énarques sans doute. - Et des X, j’y tiens beaucoup, surtout maintenant. Mais vous n’avez pas tout vu, regardez les autres dossiers, je reconnais, celui là est le plus épais mais les autres sont tout aussi intéressants pour ce que vous cherchez. J’ai tout gardé depuis que j’ai lancé BPPD. Tenez là regardez, vous vous souvenez de la propagande des socialistes quelques mois avant les législatives de 1986 dont le slogan était ‘‘Avec nous la France avance’’, c’était une pré-campagne à la limite de la légalité que j’avais moi-même suggérée à un ami conseiller en communication du Président. Juge Rodac vous allez avoir du boulot, vous et vos collègues, c’est moi qui vous le dit. - C’est fantastique, Monsieur Devressac, une caverne d’Ali Baba qu’un juge ne voit qu’une seule fois dans sa carrière, cela atténuera votre peine Monsieur Devressac.

Page 60: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

60

- Je ne tiens absolument pas à ce que vous atténuiez ma peine. Bien au contraire, car je vais aussi faire tout un tas d’aveux tonitruants. Protégez-moi seulement à partir de ce jour, j’ai fini ma nuit ce matin en bas d’une tour de la défense sur du bitume, je ne voudrais pas finir ma vie dans ma Safrane au fond d’un étang, ça c’est déjà vu trop souvent.

*

A travers la fenêtre du fourgon qui le menait de sa cellule vers le bureau du juge Rodac, Edouard aperçu une affiche qui le fit bien rire. On y voyait Vanessa Summer dans une photo noire et blanc, portant un jean et un T-shirt noire, un pousse dans une poche et sa main droite pointant un doigt vers le public au dessus du slogan ‘‘LOO-BRICS FAIS TON JEAN’’. Il fallait bien se faire une raison, BPPD continuait à tourner malgré l’incarcération de son président, les autres actionnaires s’étant empressés de prendre les pleins pouvoirs en rachetant les parts d’Edouard. Il faut dire qu’il pouvait fortement nuire à la réputation de l’entreprise, tant ce que la presse appelait désormais ‘‘l’affaire des Devressac’’ - faisant allusion à la double incarcération du père et du fils - ébranlait jusqu’aux bases de la V°m République. Un scandale en chaîne comme on en avait jamais vu, les juges s’en donnaient tous à coeur joie, trouvant dans les dossiers de l’ex-Président de BPPD (puisque c’est ainsi qu’il faudrait l’appeler à présent) matière à mettre en examen et écrouer de nombreuses personnalités soupçonnées depuis longtemps. Par un effet dominos, une affaire en entraînait une autre, exhibant parfois au grand jour les méfaits commis par des personnes défuntes que l’on avait presque déifié en leur temps. Cette lame de fond et le remous qu’elle provoquait, loin de décourager les citoyens, engendra un vaste élan de démocratie et de civisme, la vérité triomphant de l’impunité. Dans ce tumulte, le pays entier suivait de près les péripéties d’Edouard. Pour certain, il devenait l’ennemi public numéro un, pour d’autres un exemple à suivre de repentir. L’effet médiatique induit suscita des vocations de littérateurs, ainsi Géraldine, la secrétaire d’Edouard put publier un ouvrage narrant les coulisses de la vie professionnelle de son patron et appelé ‘‘La Secrétaire’. Il s’en vendit des milliers. Avec autant de succès mais dans un registre plus intime, Piotr, le domestique personnel d’Edouard étala au grand jour son expérience de la vie privée de son employeur dans une chronique appelée ‘‘Le Domestique’. Le procès de l’énarque n’avait pas fait que des malheureux.

Page 61: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

61

Il se refusa à plaider non coupable, ne reniant absolument rien des faits incriminés. Cette étonnante franchise fit qu’il s’attira les courroux de tout le monde. Autant ceux qui avaient été mis en cause par ses dossiers que ceux qui voyaient en lui un Stravinski des temps modernes. Il fut donc condamné à rester plusieurs années à la maison d’arrêt de la santé, poussant l’honnêteté jusqu’à refuser de fréquenter les criminels en col blanc, préférant se mêler aux autres droits communs plus ordinaires. Monsieur Devressac Père bénéficia d’un peu de clémence de la part des juges en raison de son âge et fut libéré au bout de 20 mois. Il n y eut pas de solidarité de détenu entre lui et son fils, le père considérant à juste titre que le fils avait trahi le clan qui l’avait vu grandir. Avec les mois qui s’écoulaient, on pensa moins à Edouard, les médias surtout, puisqu’une fois sous le verrous il n y avait plus grand chose à écrire ou à dire. Au début il eut bien quelques visites, de sa mère notamment et de sa grand mère qui se déplaçait malgré son grand âge, mais leur fréquence baissa avec les saisons qui s’alternaient. Pas un seul collègue et surtout pas un seul inspecteur des finances ne vint lui apporter des oranges. Il était à jamais devenu un banni et c’est tant mieux car c’est précisément ce qu’il souhaitait. Du capitole il avait pleinement sauté de la roche tarpeienne. Une personne, une personne au moins ne l’avait pas oublié et pourtant elle aurait pu plus que les autres. Outre-Manche comme partout ailleurs, le scandale avait fait un bruit énorme par son ampleur, le nom d’Edouard Devressac apparaissant sur toutes les premières pages des journaux du Sun jusqu’à The Independant. C’est par cela qu’une ancienne coiffeuse du Kent apprit ce qu’il était advenu de son amour de jeunesse. Par un froid matin d’automne, Cathleen prit l’Eurostar pour aller rendre moins douloureuse la captivité de celui dont elle avait mis plus d’un quart de siècle à retrouver la trace. Il y avait une légère brume traversée par un soleil d’hiver qui donnait à la sinistre maison d’arrêt un aspect presque mystérieux. Dans le parloir, Edouard fasciné par tant de bonté commença une conversation dans son anglais parfait, amélioré par de longues années de pratique commerciale. - Cathleen, tu as pris des rides, mais je te trouve beaucoup plus distinguée qu’avant, ce que tu es élégante. Un vrai plaisir pour mes yeux, ici j’en ai presque oublié à quoi une femme ressemblait. Alors, tu m’as dit dans tes lettres que tu tenais toujours un salon de coiffure, que tu avais divorcé une fois et que tu avais une grande fille de 20 ans devenue chanteuse

Page 62: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

62

- Je te remercie pour tes compliments. C’est vrai, je suis toujours coiffeuse, j’ai ouvert une chaîne de plusieurs salons dont deux tout près d’Oxfrod Street. Je te l’ai caché dans mon courrier mais à force de travail, moi aussi je suis devenue riche. Grâce à mon divorce en fait. J’ai quitté mon mari un soir qu’il rentrait ivre du pub et voulait me taper dessus, j’ai pris ma fille dans mes bras et me suis jurée que je ne dépendrai plus de personne dans ma vie. Avec un peu d’économie, j’ai monté un premier salon de coiffure et ai créé ma propre ligne de style. Ca a si bien marché que de Ramsagte je suis partie à Londres tenter ma chance, si bien qu’aujourd’hui, je vie presque sans travailler. Ma fille a elle aussi du succès, elle chante dans un groupe qui commence à être connu de ce côté de la Manche, les Peper Girls. - Je ne comprends pas pourquoi tu t’intéresses encore à moi, alors que ta vie a pris une bonne tournure et qu’à nos âges on ne parle plus d’avenir. - C’est vrai, je t’avais oublié. Jusqu’au jour où on a parlé de toi dans les journaux comme d’un géant de la publicité. Je voulais simplement que tu te souviennes de moi, c’est très égoïste mais c’est comme ça. Alors je t’ai envoyé un petit cadeau de trois fois rien mais pas innocemment. Je voulais que l’histoire de Dikens te ramène sur terre, inconsciemment aussi je voulais que tu retournes vers moi. - Tu sais, c’est un peu à cause de ce livre que je suis ici. - Tu ne vas pas m’accuser d’être responsable de ta condamnation. - Pas le moins du monde, ce n’est pas toi qui a versé des pots de vin à qui voulait bien en prendre pendant 15 ans. Je ne te raconterai pas en détails, mais le soir de mes 45 ans, j’avais énormément bu, complètement saoul, j’ai eu des visions ou un rêve peu importe...toujours est-il que dans mon fort intérieur j’ai décidé d’arrêter le cirque de ma vie et de me livrer à la justice un peu comme le Scrooge de ton livre décide de devenir un homme généreux le jour de Noël. - Le cirque de ta vie n’est pas fini Edouard, c’est pour ça que je suis venu te voir. Dans quelques mois tu seras sorti, je ne sais pas ce que tu as l’intention de faire mais je te propose une chose. Viens avec moi tu n’as pas encore un demi siècle et selon les statistiques il te reste environ trente ans à vivre. Je te donne une deuxième chance parce que maintenant que tu t’es repenti, je crois avoir recommencé à éprouver pour toi des sentiments. Tu resplendis d’humilité derrière cette vitre. De ton sourire sort une joie sincère, tu n’as plus cette bouche tordue, ironique et sarcastique d’avant. C’est un autre Edouard qui me fixe derrière cette vitre.

Page 63: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

63

Alors écoute, j’ai une suggestion à te faire. Je ne te propose pas de venir travailler dans mes salons de coiffure, non ! Ni même d’aller en Angleterre, plus simplement tu resteras en France. Les mois, même les années passèrent et Edouard mit définitivement fin à son célibat. Il épousa Cathleen et le jeune vieux couple s’en alla vivre dans une haute vallée des Alpes, loin de tout, dans un couvent de 12 eme siècle somptueusement restauré. Ils avaient choisi une nouvelle vie chez ceux que certains appellent avec dérision les devisseurs d’ampoules, chez ces charismatiques qui jettent les bras vers le ciel et tourbillonnent sans cesse en chantant vers leur Dieu. Une vie en communauté tels ces hippies des années soixante-dix qui avaient voulu un monde meilleur près de la vierge nature, à cette différence près que le couple de quinquagénaires et leurs semblables y avaient réussi avec plus d’efficacité. Edouard était devenu l’intendant et l’économe de ce petit groupe de dévots, mettant cette fois son talent de gestionnaire au service du bien être d’une collectivité. Pas un instant il ne lui serait venu à l’esprit de détourner le plus petit des dons qui faisait vivre cette charmante famille. Lui travaillait en saison hivernale comme caissier d’un remonte pente d’une célèbre station de ski voisine. Cathleen avait elle, consacré toute ses économies à ce grand saut dans l’inconnue mais avait quand même ouvert un petit salon de coiffure dans la même station de ski où elle coiffait ses compatriotes en vacances d’hiver, son style ayant du mal à s’imposer de ce côté ci de la Manche. Etant donné leur nouveau choix, ils n’avaient plus ni l’un ni l’autre besoin de grand chose.

Quel incroyable contraste entre le paisible individu tout dévoué à la prière et à la méditation qu’Edouard était devenu et l’homme d’affaires sans scrupule et aux dents longues qu’il avait été quelques années plus tôt. Il fallait le voir dans sa longue robe beige, tournant et tournant encore, plein d’une joie communicative, chantant du plus profond de son cœur qu’il fallait « lever ses mains vers le Dieu trois fois Saint, proclamer qu’il est grand, que son nom est puissant » lors de séances d’adoration qui duraient des heures. Il bénissait Cathleen de lui

Page 64: LA NUIT D’EDOUARD

29/11/11La nuit d’Edouard

64

avoir offert cette nouvelle existence, elle le bénissait de lui porter un amour sincère en retour. Du Président de BPPD il ne restait plus rien. Bien qu’une image ne le quittait plus qui souvent la nuit avant de rejoindre le royaume des songes, venait lui rappeler ce qui l’avait amené si loin du monde. Une image d’un personnage de carnaval, vêtu tel un fou du Roi d’une combinaison jaune et bleue et coiffé d’un couvre chef excentrique avec de longues pattes ornées de clochettes. Un personnage aperçu lors d’une nuit démente, une nuit d’Edouard d ’ il y a déjà longtemps.