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LA NOUVELLE

Revue Française

ESSAI DE RÉPONSE

A 1,A PIUS VASTE QUESTION

En 1931, la maison d'éditions américaine « The Inner

Sanctum » -publiait un recueil intituléXiving Philosophies.

Ce recueil était composé de onze essais, qui avaient pourauteurs onze personnalités différentes, considérées comme

représentatives à divers titres (dans la science, la littéra-ture, la pensée.). Dans la lettre par laquelle il avait solli-cité leur collaboration, en 1930, l'éditeur s'était expriméainsi sur le dessein qu'il avait en vue

« Nous adressons simultanément cette même demande à

un petit nombre d'hommes et de femmes vivants qui passentpour avoir atteint chacun, dans leur propre domaine depensée, une situation d'une importance comparable à celleque vous occupez dans votre domaine propre. En bref,

nous aimerions obtenir de vous une mise au point devotre credo personnel, autrement dit le dernier état devotre pensée sur le petit nombre de ces grandes questions,ou plutôt de ces mystères, qui continuent à remuer l'espritde tous les hommes. Ce serait, si nous osons nous servir

d'un terme aussi sombre, une sorte de testament spirituelet intellectuel pour notre génération. Ce que nous espéronsrassembler ainsi, c'est tout simplement l'expression, par

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les esprits les plus distingués de notre époque, de leurs con-victions les plus intimes, de la perspective totale qu'ilsprennent sur les impondérables éternels (perennialimpondérables), et cet ensemble constituera pour les lec-

teurs réfléchis une donation (legacy) d'une valeur incal-culable. »

Les personnes sollicitées se nommaient Einstein,Millikan, Théodore Dreiser, Bertrand Russell, sir Arthur

Keith, H. G. Wells, sir James Jeans, Hilaire Belloc,Beatrice Webb, John Dewey, J. B. S. Haldane.

Le recueil eut un grand succès, et a été réimprimé ungrand nombre de fois.

Au début de 1938, l'éditeur crut le moment venu de

préparer un second état de ce recueil, où figureraient,d'une part, les additions et modi fications que les auteursdu premier recueil voudraient apporter à leur credo de1931, d'autre part, quelques contributions nouvelles.M. Clifton Fadiman, l'essayiste et critique bien connu,

sollicita ces nouvelles collaborations en reproduisant lestermes de la lettre de 1930.

Quand je reçus cette lettre, il m' apparut qu'elle proposaitune difficulté très grande, mais passionnante. On s'aperçoiten effet, en y réfléchissant un peu, que rien n'est plus diffi-

cile pour un homme voué aux travaux de l'esprit, surtouts'il s'est efforcé dans Plusieurs directions, que de procéderau rassemblement de sa pensée, et que de s'obliger à ré-pondre, sans délai ni échappatoire, sur les questions fon-damentales. Rien n'est plus dangereux aussi. Il va falloir

montrer le fond de son sac. Il est si commode de laisser

en suspens les questions les plus embarrassantes, d'éviterde confronter ses propres contradictions. Il est si prudent,si habile, de garder, aux yeux d'autrui un autrui quiest en l'espèce le public universel les bénéfices de l'inex-primé, du semi-exprimé, du clair-obscur. La réputation

de profondeur ne tient bien souvent qu'à la façon incom-plète, incohérente, ou savamment maladroite, qu'on a de

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PLUS VASTE QUESTION

présenter des pensées fort ordinaires et, en notre tempsPlus qu'en tout autre. Combien d'auteurs « profonds »,et qui cachent leur jeu, combien de penseurs « profonds »,cesseraient brusquement de l'être, s'ils devaient étaler leurs

cartes sur la tableLe poker ne se joue pas seulement chezles politiques.

Mais quand on a fait bon marché, une fois pour toutes,de ces faux-semblants, l'épreuve devient très excitantesi excitante et si absorbante que soudain l'on se moquetout à fait du qu'en-dira-t'on et que l'on se trouve, entre lesquatre murs d'une chambre de méditation, dans un tête-

à-tête assez tragique avec sa pensée si seule, alors 1si humble, si désarmée de toutes ses coquetteries

Pour ma part, j'ai accepté l'épreuve aussi honnêtement

que j'ai pu. Je n'ai pas cherché ce qu'il pouvait être avan-tageux, flatteur pour moi, fût-ce à mes propres yeux, depenser. J'ai cherché ce que je pensais réellement, à l'heureexacte où je m'interrogeais. Mieux encore j'ai cherchéce qu'un homme mis à ma place, dans mes conditions,

sachant ce que je sais, fût-ce malgré moi, ignorant ce quej'ignore, en dépit de ce que je voudrais ou prétendrais sa-voir, est à peu près obligé d'avouer qu'il pense, qu'il croitvrai, ou qu'il croit Plus probable qu'autre chose, ou mêmeseulement un peu probable. Les humeurs comptant aussipeu que possible car il se peut que l'on pense en partieavec ses humeurs, comme dans une lunette l'on voit en

partie avec les défauts du verre. Mais au prix d'un peu

d'habitude et de patience, l'on doit arriver à ne pas en êtredupe.

Dans la circonstance, me semble-t-il, il n'y a que cela,au fond, qui importe. (Je veux dire cette attitude-là, et

le résultat qu'elle cherche.) Le reste, ce sont des jongleriespour amuser les gens et les faire applaudir.

Un avantage aussi de faire les choses, en un tel cas, le

plus honnêtement qu'on peut, c'est que, si le témoignagequ'on fournit ainsi manque d'éclat, il ne peut manquer

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tout à fait de signification. Il n'est pas possible qu'unhomme de 1938, ayant une assez longue et diverse expé-rience, ayant par rapport à la culture, à la vie, aux cou-rants de son époque une position qui n'est pas excentrique,s'il s'interroge à fond, ne nous apprenne rien qui soit va-lable sur l' « univers » d'un homme quelconque de 1938et Plus spécialement s'il est Français, sur l' « univers »d'un homme français de cette date.

J'ai dit 1938. C'est en ef fet l'an dernier que j'ai effec-

tué ce travail de mise au point. Si jelerefaisais aujourd'hui,il y aurait peut-être déjà quelques petits changements ouglissements à noter. C'est en cela aussi que de telles opé-rations mentales sont passionnantes. Il faudrait avoir lecourage de les recommencer tous les cinq ans, ou tous lesdix ans.

Le nouveau recueil Living Philosophies va bientôt

paraître, en Amérique, en langue anglaise. M. CliftonFadiman, au nom de The Inner Sanctum, a bien voulu

m'autoriser à publier d'abord mon essai dans la langueoù je l'ai écrit, et dans cette revue. Je l'en remercie.

J. R.

Demander à quelqu'un de vous dire ce qu'il pense

des principaux problèmes qui se posent à l'homme et,

autant que possible, ce qu'il pense de l'ensemble deschoses, c'est le jeter dans une difficulté considérable et

même angoissante, lorsqu'il est de ceux qui se font une

idée vraiment active et vivante de la fonction de l'esprit.

Les seules personnes qu'une telle question n'embarrasse

pas sont ou bien celles qui ont adhéré une fois pourtoutes à un credo qui leur a été fourni (et ençore il est

bien rare que ce credo qu'il soit une religion ou unedoctrine ait une réponse pour tous les problèmesdans leur forme actuelle) ou bien celles qui, après une

période de recherche, ont arrêté le travail de leur esprit

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ESSAI DE RÉPONSE A 1,A PLUS VASTE QUESTION

en le fixant dans un système. Pour ma part, je me suistoujours défendu contre l'une et l'autre de ces attitudes

reposantes, non point par inquiétude naturelle ou par

goût du changement, mais en raison du rôle que j'attri-

bue à l'esprit. Pour moi, le travail de l'esprit consiste

à prendre une conscience toujours plus satisfaisante,

toujours plus probable, de la réalité. Il lui reste toujours

à découvrir quelque élément de la réalité qu'il n'avait

pas aperçu jusque-là, ou qu'il avait mal mesuré. D'autre

part, la réalité elle-même se transforme plus ou moinsvite. Arrêter l'esprit dans un credo ou dans un système,

c'est donc, de toute évidence, le condamner à perdre

le contact avec la réalité, et se résigner à ce qu'un in-

tervalle grandissant se glisse entre lui et elle. Notons

qu'un pareil processus n'est pas sans analogie avec celui

de la folie. En un sens tout système a nécessairement

certains des caractères du délire. Ce qu'il faut ajouter,pour être équitable, c'est que, dans l'ordre humain,

les doctrines systématiques, par l'influence qu'ellesexercent, ont souvent le pouvoir de modifier la réalité.

Il n'est donc pas absurde qu'un penseur, même lorsqu'iln'attribue pas in petto une valeur définitive à son sys-

tème, essaye de l'imposer, dans la mesure où il espèreque la réalité se laissera modifier par le système. Cette

croyance, il est vrai, n'est légitime que chez le penseurqui s'occupe des questions humaines. Le pur métaphy-sicien, s'il s'imaginait que son système va modifier le

cosmos, et ainsi se justifier après coup, serait suspectde délire confirmé.

Ce que je viens de dire du rôle de l'esprit n'est, au fond,

nié par personne. Qui, en effet, oserait contester que lesconnaissances actuelles de l'homme dans tous les ordres,

la conscience qu'il a de lui-même et du cosmos, résultent

d'une suite incessante d'approximations et de correc-tions, et que cette suite n'a aucune raison de se terminer

aujourd'hui, ou demain, plutôt qu'hier ? Mais si l'on

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

admet aisément que le travail de l'esprit dans l'huma-nité ne doit pas s'arrêter, on lui accorde volontiers ledroit de s'arrêter, chez un homme pris en particulier,

bien avant que la mort ne l'interrompe par force.C'est ce droit que je me refuse. J'espère bien continuer

à vivre intellectuellement aussi longtemps que je vivrai

physiquement, par conséquent continuer à mettre aupoint mes idées sur les choses, à les approcher davantagede la réalité, grâce à de nouvelles réflexions et à de nou-velles expériences, faites tant par moi que par les autres.

Donc ce que je vais dire plus loin ne représente queles conclusions auxquelles je me rangerais, si j'étais obligéd'arrêter aujourd'hui le travail de mon esprit. Encoredevrai-je, en essayant de les formuler en si peu de mots,les priver de toutes sortes de nuances indispensableset ne suis-je pas sûr de bien tenir compte de tout ce queje pense. Car rien n'est plus difficile pour l'homme,même exercé, que de bien tenir compte, à un moment

donné, de tout ce qu'il pense.

I,es remarques qui précèdent laissent déjàvoir queje ne suis ni un sceptique, ni un pessimiste.

Je ne suis pas un sceptique. En effet, je ne crois pasl'esprit capable d'arriver sur aucun point à une véritéabsolue et définitive je crois même qu'après s'être

approché de la vérité, il peut s'en écarter pour un temps.Mais je crois qu'au cours des temps il s'en approche deplus en plus, à la seule condition que la civilisation nesoit pas interrompue par une catastrophe. Ce qui estdéjà une manière d'optimisme. Je crois aussi que laprincipale difficulté pour l'esprit humain, c'est encoremoins d'atteindre des conclusions vraies dans un certain

ordre ou dans certaines directions, que de découvrir

le moyen d'accorder ensemble les conclusions auxquellesil arrive en travaillant sur divers ordres de réalité, ou

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PLUS VASTE QUESTION

en s'engageant dans diverses directions, qui varientselon les époques. Par exemple, il lui est très difficilede mettre d'accord les idées, en elles-mêmes très exactes,

auxquelles l'a conduit la science moderne travaillant

sur les phénomènes physiques, avec les idées, peut-êtretrès valables aussi, qu'il avait trouvées aux époques oùil s'occupait davantage des réalités spirituelles ou psy-chiques, et dont se réclament encore aujourd'hui ceux

qui, à l'écart des méthodes physiques, se consacrentà des recherches dans l'ordre spirituel ou psychique.Je ne pense pas du tout que la science moderne, qu'onaccuse souvent de matérialisme, soit menacée d'une ré-

volution qui ruinerait les résultats dont elle est sûre

(seules peuvent être menacées les hypothèses trop gé-nérales ou prématurées dont elle n'est pas sûre). Maiselle peut se trouver un jour en face de résultats si cohé-rents, si décisifs, atteints par les méthodes appelées engros « psychiques », qu'il lui sera impossible de les tenir,comme elle le fait maintenant, pour nuls et non avenus.

Beaucoup de gens s'imaginent qu'à ce moment-là leschoses s'arrangeront facilement, la science dite « posi-

tive» n'ayant alors qu'à conserver paisiblement sondomaine actuel, et qu'à laisser se développer hors deses frontières des connaissances tout autres, qu'elle

traite actuellement de pures superstitions ou qu'ellerelègue dans « l'inconnaissable », en les abandonnant

dédaigneusement à la métaphysique. Mais les chosesne se passeront pas si commodément. Plusieurs des

résultats les plus importants de l'expérimentationpsychique, le jour où ils seront confirmés s'ils doivent

l'être et s'appelleront officiellement des « vérités »,

viendront attaquer la science positive à l'intérieur deses frontières et il faudra bien que l'esprit humain,qui jusqu'ici, par peur des responsabilités, fait semblantde ne pas voir venir le conflit, se décide à opérer un ar-bitrage. Ce serait une crise très grave, aussi grave que

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celle qu'a provoquée l'application des découvertes phy-siques à la technique industrielle. La vie même de l'hu-manité en serait changée.

Cette crise, je la crois possible, probable, et mêmeassez prochaine. C'est qu'en effet je suis d'une partrationaliste, en ce sens que j'ai une confiance entière

dans les résultats du travail de la raison quand il estcorrect et se défend de tout apriorisme en ce sens aussiquej'attribue à la raison le droit de faire subir un sévère

contrôle critique à n'importe quelle sorte d'expérience.Mais, d'autre part, j'estime que c'est l'expérience qui atoujours le dernier mot. (C'est ce principe, qu'on peutappeler baconien, qui m'a guidé jadis dans mes travaux

sur la vision extra-rétinienne, et dans la lutte que j'ai dûsoutenir à ce propos contre la science officielle.) Je n'ad-mettrai jamais que la raison refuse de considérer un

fait d'expérience, sous prétexte qu'il est invraisemblableet en contradiction avec toutes les données de la science

existante. Tant pis pour la science existante. Elle n'a

qu'à recommencer son travail d'explication des choses

en tenant compte du fait nouveau. Pour prendre unexemple, le jour où il sera établi, à l'aide de deux ou

trois expériences seulement mais effectuées avec un

contrôle critique absolument rigoureux, que certaines

personnes, se mettant dans un état psychique spécial,sont capables de voir d'avance et de décrire un événement

futur d'une nature telle que sera exclue toute possi-bilité d'explication par une rencontre fortuite, par laprévision raisonnable, par la réalisation de désirs in-

conscients ou par la suggestion, j'estime que l'esprit

humain sera strictement obligé de jeter par terre à peuprès toutes ses idées actuelles sur le temps, l'espace,la causalité, la détermination ou indétermination des

phénomènes, la liberté de l'homme, la nature de l'âme

et celle du cosmos, etc. Bref, ce serait la plus grande

révolution concevable. Et je trouve prodigieux que les

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PI,US VASTE QUESTION

hommes qui représentent sur terre la science et la penséephilosophique se contentent d'entendre distraitementparler de tels faits de prévision, dont on leur assurel'existence, ou en bavardent avec des amis et des dames,

à la fin d'un dîner au lieu de se dire qu'il n'y a pasune seule question scientifique ou philosophique qui

ait actuellement autant d'importance à beaucoup près,

et que, puisque des gens sérieux affirment qu'il existedes faits d'expérience de cette nature, le premier devoirest de procéder à une étude extrêmement attentive,

patiente, impartiale de ces faits. De même une révolu-

tion moins vaste, mais déjà sérieuse, se produirait dansnos idées et nos sentiments, le jour où la survie des morts,

sous quelque forme et pour quelque durée que ce soit,

apparaîtrait comme établie par des faits scientifiquement

contrôlés, au lieu d'être abandonnée comme jusqu'icià l'arbitraire de la croyance.

Je suis même, à quelques égards, surrationaliste, en

ce sens que j'attribue volontiers à l'âme humaine, chez

des individus et dans des cas privilégiés, le pouvoir de

découvrir la réalité par la voie d'illuminations directes.

Je crois que de telles illuminations se sont produitesassez souvent dans l'histoire de l'âme humaine. Mais

et j'insiste, car c'est ici la source de bien des malen-

tendus la règle me semble être que ces illuminations

profondément véridiques se produisent une fois de tempsen temps au milieu d'une foule d'états de conscience

qui leur ressemblent par leur allure, mais qui ne sont

que rêveries ou illusions. Le rôle de la raison, en ce cas,

étant non pas de dégoûter l'âme de tous ces états sansdistinction, mais de l'aider à y reconnaître les illumina-

tions véritables (par confrontation avec la réalité).

Je viens de prononcer plusieurs fois le mot d'âme.

J'accorde en effet une place éminente dans l'univers

au principe psychique ou spirituel. Je n'incline pas du

tout à penser que la conscience ou l'esprit soient des

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

phénomènes surajoutés et relativement épisodiques parrapport au monde de la matière, à ses énergies et à sesmécanismes. Je ne discerne d'ailleurs pas encore très

bien, et je ne discernerai peut-être jamais, quel genre

de relations unissent la matière et l'esprit dans le cosmosni si le domaine de l'esprit s'étend aussi loin que celuides phénomènes matériels, ou si, au contraire, il consti-tue une zone privilégiée. La métaphysique traditionnelledirait que la question n'a pas de sens, et que le prin-

cipe spirituel n'a rien à faire avec l'étendue. Je n'en suis

pas aussi certain. Je ne crois pas que l'espace soit par

nature plus étranger que le temps à la structure de laréalité spirituelle. Et c'est ce qui me permet d'attacher

une importance particulière à la notion de « continu

psychique ». J'entends par là que, sans nier l'existence

de formations concrètes, et bien définies, qui sont les

« âmes particulières », j'incline à les croire reliées et

soutenues par une immensité d'âme diffuse, qui n'a

peut-être d'autres limites que celles du cosmos, et à

qui l'espace, avec certaines de ses servitudes ou de ses

opportunités, n'est probablement pas indifférent.

J'estime, tout spécialement, que les faits de proximité,

de voisinage, peuvent être d'une grande conséquence

pour les « âmes », ou « entités psychiques » particulières,

comme ils le sont pour les corps matériels. Ou peut-être

même que la proximité, entre des éléments quelconquesdu cosmos, tend à faire jaillir entre eux une relation

de nature psychique, ou à faire monter d'un degré la

relation psychique qu'ils avaient déjà. « Toute proximités'aggrave ai-jeécrit un jour se charge de réalité. »

Ce qui tendrait à suggérer une certaine idée d'un rapportfondamental entre ce qui nous apparaît comme matière

et ce qui nous apparaît comme esprit.

Dans cette vue des choses, les groupes prennent unesignification très remarquable. A mon avis, l'on pourrait

procéder à une investigation très fructueuse de l'en-

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PIUS VASTE QUESTION

semble de la réalité, à la lumière de cette idée de groupe.

L'on chercherait, par exemple, comment nous sommesamenés à considérer que des choses élémentaires de tousordres sont liées entre elles de façon à former quelque

chose de plus vaste doué d'une certaine unité. Nous aper-

cevrions que la question est très complexe et très obscure.

Nous constaterions par exemple qu'il y a une infinitéde cas intermédiaires entre deux cas extrêmes, dont

l'un est un rassemblement arbitraire d'objets, qui ne

doivent d'être groupés qu'à une vue conventionnelle

de notre esprit, et qui n'ont même pas toujours entre

eux une proximité matérielle ou une parenté substan-

tielle quelconque dont l'autre est un organisme comme

le corps humain. Nous serions très embarrassés par descas intermédiaires, où nous ne saurions si nous n'avons

encore affaire qu'à une collection d'objets ou d'êtresque n'unit aucun lien véritable, ou si nous ne sommes

pas déjà en face d'un commencement d'unité organique.

Nous verrions qu'il n'est pas toujours aussi commode

qu'on le croirait de décider quand il y a, ou [non, lienorganique et que, chez des organismes d'une unité in-

discutable, le lien ne se laisse pas saisir et ne manifeste

son existence que par ses effets. Or, à l'examen attentif,

il apparaît comme très délicat de prononcer que de tels

effets sont assez marqués pour qu'on affirme sur celaseul l'existence d'un lien de ce genre.

C'est naturellement chez les êtres vivants que le pro-

blème prend toute son acuité. Un de mes premiers tra-

vaux scientifiques a consisté précisément à rechercher

comment, dans le monde des microorganismes, se pré-

sentent des formes de groupement ambiguës, qu'il est

difficile de considérer comme de simples collections

d'individus, mais qu'on ne peut pourtant pas assimiler

déjà à des organismes unitaires et clos sur eux-mêmes.

Mais c'est dans le monde humain que le problèmeprend toute son ampleur, et tout son intérêt vital pour

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nous. L'on sait que j'ai donné une grande attention aux

groupes humains et quand on parle de Yunanimisme,l'on se borne d'ordinaire à désigner par là une étude

privilégiée de la vie des groupes humains, et des relationsentre l'individu et les groupes, spécialement par lesmoyens de la littérature.

J'estime en effet que l'aventure de l'humanité est

essentiellement une aventure de groupes, et aussi une

aventure d'individus aux prises avec des groupes, ou

encore aux prises les uns avec les autres dans des condi-

tions qui mettent constamment en jeu leur aptitude à

former des liens multiples, de véritables enchevêtre-ments biologiques, et aussi leur aptitude à se défendre

contre les forces de « dépossession », spirituelle et maté-

rielle, que les groupes ou collectivités de divers ordres

exercent à l'égard de l'individu.

L'opinion que je viens d'émettre, réduite à sa plus

simple expression, offre peu d'originalité. Ce n'est pas

d'aujourd'hui que l'on se doute de l'importance de la

vie en société, à tous ses étages, pour l'explication desfaits humains.

Mais l'expérience a prouvé que cette froide constata-tion devient une lumière d'investigation très vive,

lorsqu'on donne à l'idée de groupe toute sa richesse de

contenu, toute son efficacité, j'allais dire toute sa viru-

lence. En particulier lorsqu'on ne craint pas de recher-

cher, ailleurs que dans les abstractions et les métaphores,

le lien organique.

Cette recherche patiente et minutieuse du lien or-

ganique, à tous ses degrés depuis le plus faible, c'est en

somme l'essentiel de l'unanimisme, qui est en effet bien

moins une doctrine qu'une recherche.

Or, il se trouve que ladite recherche profite d'une cir-

constance très remarquable. I/homme fait partie des

groupes, des ensembles, des enchevêtrements qu'ilcherche à connaître. Situation comparable ou symétrique

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PLUS VASTE QUESTION

à celle où il se trouve quand il veut savoir ce qui se passedans la personne humaine comme il est lui-même

«personne humaine », les faits qu'il recherche se passent

en lui, font partie de lui, et il arrive à en saisir beaucoup,

et à les saisir sans préjudice des autres moyensd'une manière essentielle et irremplaçable, par une voie

directe qui est l'introspection, c'est-à-dire la conscience

portée à un haut degré d'habileté et de raffinement. Ily a une liaison directe, de la même nature, entre l'homme

et les groupes ou collectivités dont il fait partie. Cette

liaison n'est pas contestable, même pour les esprits lesplus positifs et les plus critiques. Ils avouent bien que

nous nous rendons compte des mécanismes intimes de

la société, de la raison d'être qu'ont les diverses conduites

des hommes en société, leurs pratiques, leurs usages,leurs mœurs, de la force qu'exercent sur eux les étatsd'esprit, les émotions de groupe, les institutions pu-

bliques, etc., beaucoup mieux que si nous ne faisions

pas partie de la société. Même si cette connaissance parl'intérieur ne nous découvre et ne nous explique pas tout.Pour ma part, je vais plus loin. Et j'admets, sur la foi

d'une expérience de nature particulière, que nous sommes

capables, au prix d'un certain raffinement d'attention,

de saisir le lien organique inter-humain, même dans saforme la plus essentielle et invisible, et dans ses états

naissants les plus fugitifs. C'est, si l'on veut, le pendant

de l'introspection (dans son exercice le plus profond quilui permet de saisir la réalité psychique qui est en nous).

Ici, il s'agit d'atteindre une réalité psychique non pasextérieure à nous, mais où nous sommes englobés. Je

suis loin de croire même si j'ai paru le dire à certaines

époques que cette réalité psychique qui nous englobe

ne dépasse pas les limites des groupes humains. Mais les

groupes humains l'élaborent et la condensent d'une cer-

taine façon, l'élèvent pour leur compte à un degré su-

périeur, comme la personne humaine condense et élève

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

à un degré supérieur une réalité psychique que les li-mites des personnes ne suffisent certainement pas àcontenir.

Il n'est pas étonnant je tiens à le souligner quej'aie attribué à la littérature, sous toutes ses formes,un rôle éminent dans cette investigation. C'est pourles mêmes raisons qui lui ont donné un rôle éminentdans l'investigation de l'âme humaine.

L'on m'a reproché d'avoir « divinisé » les groupes.Et j'ai prononcé à ce sujet des mots dangereux, dans la

mesure où ils pouvaient provoquer une confusion entrel'ordre du fait et l'ordre du droit, entre le réel et le souhai-

table. (Que les groupes, parvenus à un certain degré de

réalité organique, qu'accompagne sans doute quelqueforme mystérieuse de conscience surhumaine en voie

de concentration, soient appelés par le poète des « dieux »,ou mieux des « animaux divins », cela consiste à traduire

sur le plan lyrique ou mystique une vérité de fait, qui

est la disproportion des dimensions et des forces (phy-

siques et psychiques) entre les groupes et l'individu, et

le changement d'ordre de grandeurs quand on s'élève

d'un plan à l'autre. Mais il serait évidemment très pé-

rilleux de tirer de là l'affirmation inconditionnelle que

le groupe a toujours raison contre l'individu, et que laseule attitude de l'individu doit être de se soumettre

et d'adorer.)En tout cas, même autrefois, j'ai vivement insisté

sur cette idée, que l'emprise des groupes sur l'individu

ne se justifiait que dans la mesure où elle s'exprimaitdans et par la spontanéité de l'individu. J'ai condamnéla contrainte exercée du dehors par la société et les ins-

titutions sur la personne. J'ai souligné aussi fortement

que j'ai pu le contraste entre la société, au sens où elle

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PLUS VASTE QUESTION

est un système de contraintes et d'institutions, et la

« vie unanime », au sens où elle est la libre respiration

des groupes humains, et où elle implique le libre abandonde l'homme à ses influences et à ses charmes. J'ai montré

ce qu'il y avait de dangereux par essence dans la notionmême d'État, avec tous les germes de formalisme juri-dique et d'oppression qu'elle contient. J'ai même déclaréqu'une certaine dose d' « anarchie » est indispensable

pour éviter la mécanisation démoniaque de la sociétéet sauver la « vie unanime ». D'autre part, j'ai toujours

souligné l'extrême importance pour le bien et pourle mal du chef.

Les événements politiques et sociaux qui se déroulent

depuis vingt ans n'ont pu que me confirmer dans ces

avis. On a dit, ironiquement et point pour me faire

plaisir que les fondateurs des régimes totalitaires

étaient, dans une certaine mesure, mes disciples. J'ai ré-

pondu que les régimes totalitaires étaient une carica-

ture de l'unanimisme, et qu'ils erraient gravement sur

deux points essentiels 1° ils procèdent par contrainte,

et sont aussi loin que possible de la « libre respiration »des multitudes 2° ils ont une idée affreusement sim-

pliste de l'« unanimité » dont ils font une uniformité im-

placable de pensée, un « unisson » rigoureux et d'une

pauvreté désolante, alors que l'unanimisme postule la

plus riche diversité possible des états de conscience in-

dividuels dans une « harmonie » destinée à valoir par

sa richesse et son épaisseur, et qui ne peut même qu'à

ce prix laisser entrevoir la naissance d'états de consciencetranscendants à l'âme humaine.

Mes principaux reproches contre le communisme so-

viétique tiennent aux mêmes raisons. Je déplore que lacontrainte, l'abstraction juridique, le mécanisme oppres-

sif des institutions, l'Etat, l'y emportent de beaucoupsur la spontanéité sociale, sur le plaisir collectif, sur ladiversité de la vie.

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je ne me dissimule certes pas qu'un régime autoritairecomme la dictature peut obtenir des résultats concretsplus vite et plus radicalement qu'un autre qu'il s'agissed'extirper des abus anciens, d'éliminer des récalcitrantsintraitables, ou de fonder un ordre social nouveau.

Mais d'abord ce gain de temps n'est réalisé qu'au prixde violences et de destructions en sacrifiant des indi-

vidus respectables, des classes entières en imposantmême à la totalité d'une génération une vie contrainte

et diminuée, dont le bonheur hypothétique des généra-tions futures sera la compensation. Je trouve excellent

que chaque génération ait le souci et l'amour de l'avenir.

Mais je suis tout à fait hostile à l'idée qu'une générationse sacrifie pour les suivantes. L'histoire a toujours montré

que c'était un marché de dupe. Un tel sacrifice n'a au-

cune raison de ne pas se répéter ou se reporter indéfini-ment, si bien que toutes les générations successives se

sacrifieraient jusqu'à la consommation des siècles, au

profit d'une génération toujours future, c'est-à-dire auprofit d'un mythe dévorateur. Cet avenir-Moloch est

un reste des vieilles divinités féroces, un reste du Messia-

nisme dans ce qu'il avait de pathologique, d'inadaptéau réel. Il a de plus l'inconvénient d'autoriser toutesles erreurs du fanatisme, en les dérobant à la sanction

de l'expérience. Le présent a ses droits, et ses devoirs

envers lui-même. Les époques les plus sages ou lesmoins folles ont été celles qui ont d'abord pensé à

elles-mêmes. Elles ont, d'ailleurs, et du même coup,mieux travaillé pour l'avenir que les autres, en lui lé-

guant non des procès à réviser, des vengeances à liquider,ou des ruines à reconstruire, mais un certain apprentis-sage du bonheur. Ajoutez que l'œuvre de la contrainte

est rarement durable. La génération suivante, dont on

a cru préparer le bonheur en immolant le sien propre,n'a d'ordinaire rien de plus pressé que de défaire ce quevous avez fait.

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ESSAI DE RÉPONSE A LA PLUS VASTE QUESTION

Une erreur que j'aperçois maintenant dans mes idéesd'autrefois 1, et que j'ai corrigée, c'est de n'avoir pasassez marqué le rôle de la raison dans la vie individuelle

ou collective. Sans un exercice vigilant et parfaitementlibre de la raison, aucun progrès durable ne peut s'éta-blir dans l'humanité, et tous les maux deviennent pos-sibles. Or, la raison ne s'exerce que sur le plan de la cons-cience individuelle ou qu'entre des consciences indivi-duelles qui se défendent de toute émotion collective et

de tout entraînement par le groupe. Il résulte de toutcela que je crois à la valeur permanente du principe dé-mocratique, et des institutions fondamentales de la dé-

mocratie comme le gouvernement issu d'assemblées

librement élues et contrôlé par elles, ainsi que par uneopinion formée aussi librement que possible, dans unrespect absolu de la personne humaine. Les régimes dé-mocratiques sont certainement les seuls qui laissent àla vie unanime et à la vie spirituelle toutes leurs chancesgrâce auxquels aussi l'unanimisme de fait qui se déve-loppe dans les masses peut être préservé de déviationsbarbares et se laisser peu à peu imprégner par la raison.

Je ne crois pas que l'avenir de l'humanité soit perdu,malgré les très grands périls qui se déchaînent sous nosyeux. Mais le salut ne viendra pas automatiquement.Même si le temps n'est qu'une illusion, tout se passecomme si l'histoire était faite d'une suite de carrefourset comme si à chaque carrefour la volonté d'un homme,

ou de plusieurs hommes, appliquée avec force ouleur manque de volonté et leur abandon aux hasards

aveugles faisaient prendre aux événements une orien-

tation, qui n'était auparavant qu'une des possibilitésentre autres, mais qui ensuite devient irrévocable. Je

i. Elle était due sans doute à l'influence des doctrines irrationalistesalors en vogue.

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LA NOTJVBUJ3 REVUE FRANÇAISE

crois donc beaucoup aux hommes de volonté comme

facteurs de l'histoire, et j'attache une valeur immense

au fait qu'ils soient ou non des hommes de bonne vo-lonté.

Je n'ai pas peur du machinisme. Il suffit de savoirs'en servir, comme il faut savoir se servir des machines

elles-mêmes.

Je crois, malgré les mauvaises apparences actuelles,

que l'humanité va vers la suppression de la guerrevers l'émancipation intellectuelle et économique des

masses (par les voies démocratiques), vers l'atténuationsinon l'abolition des classes et des frontières vers la

guérison de la psychose nationaliste vers la police in-ternationale et le gouvernement fédéral du monde.

Il dépend de nous que ce soit le moins tard possible,et que de grands malheurs, difficilement réparables, ne

soient pas arrivés dans l'intervalle.

Mes idées sur la conduite personnelle ou bien se

trouvent impliquées dans ce que j'ai dit plus haut, oubien procèdent du même esprit. Je me contenterai d'en

indiquer les traits les plus saillants.Je soulignerai d'abord qu'elles tendent à réhabiliter

l'art de vivre, aux dépens de la morale impérative dont

les modernes ont abusé. J'estime qu'il importe moins

d'accabler les hommes sous la charge des devoirs que

de leur apprendre à vivre. Je crois qu'une des premièrestâches de l'éducation serait de faire aimer la société

par l'individu, et de la lui faire ingénieusement sentir,au lieu de la lui faire craindre. Les chapitres essentiels

de ma morale s'appelleraient consentement social, spon-tanéité, raison, bonheur. Je ferais une place notable à la

culture des instincts. Je considérerais comme une tâche

essentielle d'une part de réconcilier chez tous les hommes

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