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LA NOTION DE DIVISION PAR SEXES CHEZ MARCEL MAUSS Irène Théry P.U.F. | L'Année sociologique 2003/1 - Vol. 53 pages 33 à 54 ISSN 0066-2399 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2003-1-page-33.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Théry Irène , « La notion de division par sexes chez Marcel Mauss » , L'Année sociologique, 2003/1 Vol. 53, p. 33-54. DOI : 10.3917/anso.031.0033 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.235.248.245 - 14/09/2011 08h26. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.235.248.245 - 14/09/2011 08h26. © P.U.F.

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LA NOTION DE DIVISION PAR SEXES CHEZ MARCEL MAUSS Irène Théry P.U.F. | L'Année sociologique 2003/1 - Vol. 53pages 33 à 54

ISSN 0066-2399

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2003-1-page-33.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Théry Irène , « La notion de division par sexes chez Marcel Mauss » ,

L'Année sociologique, 2003/1 Vol. 53, p. 33-54. DOI : 10.3917/anso.031.0033

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LA NOTION DE DIVISION PAR SEXESCHEZ MARCEL MAUSS

Irène THÉRY

RÉSUMÉ. — Dans plusieurs textes rédigés après l’Essai sur le don, Marcel Mauss sou-ligne l’importance de ce qu’il nomme la « division par sexes ». Or cet aspect de sa penséesemble n’avoir curieusement jamais retenu vraiment l’attention. Cet article s’efforce toutd’abord de situer le contexte de l’apparition et de l’usage de la notion de « division parsexes » chez Mauss dans les années 1920 et 1930. Utilisée au départ à propos des sociétéspolysegmentaires, elle représente une rupture majeure avec les analyses de l’évolution desrapports sexués développées par Durkheim dans La division du travail social.

On caractérise ensuite plus précisément la notion de « division par sexes », dontMauss dit qu’elle a « grevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soup-çonnons pas ». Indissociable de la « division par âges » et de la « division par générations »,elle ouvre à une conception non substantialiste de la distinction de sexe qui mérite toutel’attention de la sociologie et l’anthropologie contemporaines.

Au-delà, cette notion apparaît comme un révélateur exceptionnel de l’inscriptionoriginale de l’œuvre de Mauss dans la filiation du fondateur de L’Année sociologique.

ABSTRACT. — In some texts which he wrote after the Essai sur le don, MarcelMauss stresses the importance of a notion he calls « sex division ». Nonetheless, this pointof his theory seems, strangely, never to have attracted attention. This paper attempts firstto sketch the context in which this notion of « sex division » appeared in Mauss’s texts ofthe 20’s and 30’s and to which use he put it. Initially applied to polysegmentary societies,it constitutes a major break with the analyses which Durkheim produced in his Divisiondu travail social about the evolution of gender relations.

It proceeds then to a finer inquiry of the « sex division », about which Mauss says « ithas oppressed every society at a level we don’t suspect ». Not to be parted from « agedivision » and « generation division », that notiion paves the way to a not-substantialistconcept of the gender difference which deserves the utmost attention of contemporarysociology and anthropology.

Moreover, that notion show at best the original way through which Mauss’s workaffiliates itself to the founder of the Année sociologique.

À partir de l’Essai sur le don et dans un ensemble de textesimportants des années 1920 et 1930, Marcel Mauss s’est attaché àsouligner le rôle majeur que joue, dans les sociétés polysegmentai-

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res, ce qu’il nomme la « division par sexes »1. Cet aspect de sapensée ne semble pas avoir, jusqu’à présent, véritablement attirél’attention, bien que l’importance que Mauss lui-même attache àcette notion ne paraisse pas contestable. C’est ainsi qu’en 1931, toutjuste nommé professeur au Collège de France, il n’hésita pas àdéclarer solennellement devant ses collègues de l’Institut de socio-logie : « La division par sexes est une division fondamentale, qui agrevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soup-çonnons pas. Notre sociologie, sur ce point, est très inférieure à cequ’elle devrait être. On peut dire à nos étudiants, surtout à celles etceux qui pourraient faire des observations sur le terrain, que nousn’avons fait que la sociologie des hommes et non pas la sociologiedes femmes, ou des deux sexes. »2

Comprendre le sens de cette phrase, en prendre la mesure en lasituant dans son contexte, tel est l’objet de cet article. Notre hypo-thèse est qu’elle signale non seulement une rupture majeure avec lesthèses évolutionnistes sur la place des femmes dans les sociétésarchaïques, mais plus profondément une remise en cause assez radi-cale de la notion durkheimienne de « division sexuelle du travail »,ouvrant sur une approche véritablement originale de la divisionsexuée dans toutes les sociétés. Pour argumenter cette hypothèse,on proposera tout d’abord un bref rappel des thèses de Durkheimsur la division des sexes (I), avant d’analyser en détail la rupturemaussienne (II). Enfin, on s’efforcera de donner toute sa portée à lanotion de « division par sexes » en la situant dans une approche plusgénérale du « tout » social chez Mauss (III). Ce faisant, notre objec-tif n’est pas tant d’éclairer un point d’histoire de la sociologie que deprolonger les études récentes qui se sont attachées à saisirl’originalité d’une œuvre puissamment novatrice3 et de nous effor-cer de faire partager aux lecteurs une conviction : la sociologiemaussienne du symbolisme et de l’institution offre aux sciencessociales, avec la « division par sexes », un outil précieux, qui peutêtre fructueusement prolongé et retravaillé aujourd’hui.

34 Irène Théry

1. Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Le genre commecatégorie d’analyse » organisé par le Réseau international d’études sur le genre, Paris,23 mars 2002.

2. M. Mauss, « La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentaires », inŒuvres, III, Paris, Minuit, 1981, p. 15.

3. L. Dumont, « Marcel Mauss, une science en devenir », in Essais surl’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983 ; B. Karsenti, L’homme total, sociologie, anthropologie etphilosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997 ; Camille Tarot, De Durkheim à Mauss,l’invention du symbolique, Paris, La Découverte, 1999.

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I. Durkheim, l’évolutionnismeI. et la division sexuelle du travail

La question des sexes n’est pas apparue, en sciences sociales,avec le féminisme des années 1960 et 1970. Elle agita beaucoupl’anthropologie dès le XIXe siècle. Comme le dit plaisammentE. E. Evans-Pritchard, le célèbre auteur des Nuer, lors d’une confé-rence qu’il donna en 1955, les relations entre les sexes étaient « unedes préoccupations favorites » de ceux qu’il nomme les anthro-pologues victoriens : « En fait, seule la religion pouvait rivaliserd’intérêt pour ces puritains incroyants. »4 Mais au-delà de cettepique, Evans-Pritchard sait bien que la raison pour laquelle les pre-miers anthropologues se passionnèrent pour la question des sexestient à leur approche théorique d’ensemble. L’évolutionnisme spé-culatif domine alors l’entreprise anthropologique, et dès lors quel’enjeu est de percevoir quel est le schéma général de transformationde l’humanité tout entière, il ne fait pas de doute que l’évolutiondoit concerner au premier chef les relations de sexe. Prendre lamesure de ce débat renverse totalement les perspectives habituelles.Alors que l’on a aujourd’hui aisément tendance à considérerqu’avant la contestation féministe des années 1960-1970 dominaune idéologie « naturaliste », inscrivant la partition des sexes dansl’ordre des choses et l’intangibilité de la nature, on découvre que,dans la perspective évolutionniste, c’est l’idée exactement inverse quidonnait sens à ladite différence, et justifiait de la valoriser.

En effet, contrairement à une image forgée rétrospectivement,l’idée dominante de l’anthropologie naissante ne fut pas celle d’unenature indépassable ni d’une différence sexuelle immuable. Tout àl’inverse, les théories évolutionnistes présentaient l’exquise diffé-rence des sexes comme une conquête de l’humanité, l’un des signesles plus sûrs du long chemin qui avait mené de l’animalité du sau-vage à l’urbanité de l’homme civilisé. Evans-Pritchard, qui le rap-pelle en introduction de sa conférence, fustige de façon cinglante lagrossièreté des premiers schémas anthropologiques :

« De toute évidence, puisque l’homme descendait de quelque ancêtresimiesque, sa vie sexuelle avait dû, à un certain moment, être elle-mêmesimiesque, et la tâche des anthropologues était de montrer quelle place

La notion de division par sexes chez Marcel Maus 35

4. E. E. Evans-Pritchard, La femme dans les sociétés primitives et autres essaisd’anthropologie sociale, trad. franç. A. et C. Rivière, Paris, PUF, 1971 p. 32.

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tenait la caverne du singe par rapport aux salons victoriens. On pouvaitspéculer sur les premiers stades de ce développement, mais la ligne généraleen était claire, puisque les points extrêmes étaient déterminés : la guenon etla “lady” victorienne. Il y eut les hordes d’Atkinson, l’hétairisme deBachofen, les groupes de petite dimension (stock groups) infanticides deMc Lennan, la promiscuité primitive et les groupes syndiasmiques de Mor-gan et de Sir John Lubbock, etc. »5

On conviendra aisément que la présentation que fait ici Evans-Pritchard de l’évolutionnisme est à la fois sommaire et polémique.C’est qu’il s’agit surtout pour lui de souligner un aspect du pro-blème qui lui tient particulièrement à cœur : l’alliance qu’il y eut,de fait, aux débuts de l’anthropologie, entre la spéculation a priori etles enjeux internes à la culture occidentale. Comme théorie philo-sophique, l’évolutionnisme projetait sur la réalité sociale un schémapurement spéculatif qui posait les sociétés civilisées et l’esprit ration-nel comme l’aboutissement d’un processus dont les sociétés « primi-tives » ne reflétaient qu’un état antérieur, prélogique, une enfancede l’esprit développé. En outre, ce schéma avait aussi son usage cul-turel et politique. Pour les bourgeois conservateurs, pénétrés de lasupériorité de l’élite raffinée et horrifiés par les masses vulgaires,elles étaient le repoussoir idéal : un état quasi bestial auquel on étaittoujours menacé de revenir. Pour les progressistes qui – tel Engels –l’utilisaient « le regard fixé sur les changements qu’ils désiraientapporter dans leurs propres institutions »6, elles étaient l’image del’oppression originelle de l’homme et témoignaient, depuis leurplace silencieuse dans le passé lointain, du sens de l’histoire menantà l’avenir radieux. Avec d’autant plus d’aisance qu’ils travaillaient deseconde main, sur les écrits de voyageurs et de missionnaires, lesanthropologues victoriens sélectionnaient dans des faits multiples defaçon à discréditer ce qu’ils combattaient.

Dans tous les cas, ce qui révulse Evans-Pritchard est l’instru-mentalisation sans vergogne des sociétés « primitives » et en particu-lier des femmes de ces sociétés. Jugées à l’aune de valeurs indiscu-tées, elles étaient invariablement décrites comme l’image même dela sous-humanité :

« Les théoriciens de l’époque victorienne, Herbert Spencer notam-ment, admettaient généralement que dans les sociétés primitives la femmeétait un bien que l’on achetait et vendait, qu’elle était traitée comme une

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5. Ibid., p. 32.6. Ibid., p. 32.

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esclave ou même comme un animal, qu’elle ne jouissait ni de la sympathieni du respect. On pensait que les relations entre les sexes ne dépassaientguère celles des bêtes et que le mariage, comme nous l’entendons,n’existait pas. Trop souvent, ces jugements à caractère fort subjectif nereposaient que sur des récits très fragmentaires et se calquaient sur lesmodèles quelque peu arbitraires de nos propres sentiments. »7

À ces projections, Evans-Pritchard peut, en 1955, opposer lestravaux ultérieurs des ethnographes de terrain qui ont pris la peine,comme il l’a fait lui-même, d’observer méthodiquement des socié-tés qu’ils ne commençaient pas par mépriser :

« Les études les plus autorisées sur les peuples primitifs, durant ces der-nières années, tendent à mettre l’accent sur l’influence de la femme, sur sonhabileté à se défendre, sur l’estime dans laquelle on la tient et surl’importance de son rôle dans la vie sociale. »8

Mais il ne s’agit pas pour autant de renverser le jugement dansl’autre sens, s’empresse d’ajouter Evans-Pritchard. La vraie question,pour un esprit scientifique, est surtout de sortir de l’horizonpréconstruit du jugement, nous dirions aujourd’hui de l’ethno-centrisme, et de tenter de comprendre ces sociétés dans leur spécifi-cité propre, au sein d’un univers humain commun :

« La question la plus pertinente n’est peut-être pas celle de la supério-rité ou de l’infériorité de la femme dans les sociétés primitives par rapport ànotre propre société. Si nous nous demandions plutôt sous quels angles diffèrela condition féminine, il est plus vraisemblable que nous apprendrionsquelque chose d’intéressant tant sur les sociétés primitives que sur lanôtre. »9

Cependant la comparaison, qu’il ébauche sur quelques points,est beaucoup plus difficile qu’on ne croit, et cela pour une raisonmajeure. Selon toute la démarche d’Evans-Pritchard (héritier encela de l’approche holiste de l’École française de sociologie) il estimpossible de saisir quoi que ce soit des rapports de sexe dans uneculture si on les isole du contexte global dans lequel ils prennentsens. Il faudrait, dit-il, « comparer les cultures et les sociétés elles-mêmes sous maint autre aspect »10.

Ainsi, l’auteur des Nuer souligne ce qui est pour lui l’essentiel :l’évolutionnisme philosophique spéculatif ne fut pas seulement une

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7. Ibid., p. 34.8. Ibid., p. 36.9. Ibid., p. 36 (souligné par moi)

10. Ibid., p. 38.

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théorie erronée, mais cela même contre quoi se construisit l’entre-prise ethnographique, et la méthode empirique et comparative quiest le centre d’une anthropologie sociale. Comparaison éminem-ment difficile, qui ne peut procéder que d’une reconnaissance préa-lable de la façon dont d’autres sociétés vivent leurs relations et leuraccordent sens.

Nous commençons alors à comprendre un peu mieux la phrasede Mauss que nous avons citée en introduction : s’il peut dire,en 1931, que les sociologues n’ont fait que « la sociologie des hom-mes », ce n’est pas seulement qu’ils aient peu étudié les femmes,même si cela est parfaitement vrai. C’est surtout qu’ils n’ont pas suprendre la mesure de l’importance de la division par sexes dans lessociétés polysegmentaires. Tout, dans l’héritage de l’évolution-nisme, les poussait à percevoir le sens du développement des socié-tés comme celui qui mène du simple au complexe, de l’inorganisé àl’organisé, et à admettre que la division sexuée était une conquêtede la civilisation sur la promiscuité originelle. Ils n’ont pas suprendre la mesure de l’importance de la division sexuée dans cessociétés parce qu’ils ne parvenaient pas à imaginer qu’il y eût uneautre façon d’instituer la distinction de sexe que celle qui avait coursdans leur propre culture. Ils pensaient « moins » quand il fallait pen-ser « autrement ». Mais penser autrement exigeait à son tourd’apprendre des sociétés observées, de mettre en doute ses certitudesles plus profondes et de faire un saut dans la conception du liensocial lui-même de façon à penser autrement l’universel humain.Ce saut, il a fallu à Mauss un long chemin, constamment nourrid’une connaissance érudite et passionnée des travaux ethnographi-ques, pour l’accomplir. Pour en prendre la mesure, il nous faut icirevenir aux débuts de l’École française de sociologie, et rappelerbrièvement ce que furent, sur la question des sexes, les thèses deDurkheim.

Durkheim et le petit cerveau des Parisiennes

La position de Durkheim à l’égard de l’évolutionnisme estextrêmement complexe, et il n’est pas notre propos ici d’en présen-ter une analyse11. On ne retiendra que ce qui concerne directementnotre sujet : la question des sexes. On sait qu’il reprend à son

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11. Voir sur ce point Camille Tarot, op. cit., en particulier chap. 7 et 8 pp. 134-172.

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compte l’hypothèse de la horde primitive, que Morgan avait déve-loppée dans Ancient Societies, et postule le caractère inorganisé,« amorphe », des clans, premières formes de sociétés humaines.C’est en ce sens qu’il évoque, dans son célèbre article sur La familleconjugale, le « communisme primitif » qui règne entre des humainsqui, au sein des clans, ne distinguent ni leurs biens, ni leurs fonc-tions ou statuts respectifs :

« À l’origine il s’étend à tous les rapports de parenté ; tous les parentsvivent en commun, possèdent en commun. Mais dès qu’une première dis-sociation se produit au sein des masses amorphes de l’origine, dès que leszones secondaires apparaissent, le communisme s’en retire pour se concen-trer exclusivement dans la zone primaire ou centrale. Quand du clanémerge la famille agnatique, le communisme cesse d’être la base du clan ;quand de la famille agnatique se dégage la famille patriarcale, le commu-nisme cesse d’être la base de la famille agnatique. Enfin peu à peu il estentamé jusqu’à l’intérieur du cercle primaire de la parenté. »12

Il est aisé aujourd’hui de critiquer ce schéma d’évolution, carchacun sait qu’il est erroné. En revanche, on perçoit moins ce quecette hypothèse avait d’original quand elle fut proposée. Elle rom-pait avec la mythologie propre à l’Occident moderne, selon laquellela petite famille nucléaire était la première et, partant, « la plus natu-relle » de toutes les sociétés. Souvenons-nous du Contrat social deRousseau, du Discours préliminaire au projet de Code civil de Portalis...À ce roman des origines, l’hypothèse de la horde primitive de Mor-gan opposait une vision du passage des préhominiens aux homi-niens puis aux hommes, qui tentait à tout le moins d’être plausible.En outre, dans une perspective humaniste universaliste, cette hypo-thèse traçait un pont entre « nous » et « les autres », ces sauvages quine vivaient pas (ou pas toujours) dans des familles nucléaires. Enfinet surtout, l’intérêt de la démarche, au-delà du schéma évolution-niste, était intellectuel. Elle inversait totalement la perspective decompréhension de la formation et de la transformation des sociétés.Au lieu de penser le processus de leur formation comme une agglo-mération d’atomes préexistants (un individu, plus un, plus un...) etleur taille comme la conséquence du rapprochement progressif depetits groupes dispersés, elle postulait, à l’inverse, des processus dedifférenciation interne. Ce renversement changeait complètement leregard sur le lien social. Si l’on demeurait dans une perspective

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12. É. Durkheim, Textes III. Fonctions sociales et institution, Paris, Minuit, 1975,p. 35-49.

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diachronique évolutionniste, toute l’histoire humaine apparaissaiten effet comme une suite de différenciations, un passage du simpleau complexe, de l’inorganisé à l’organisé. Mais si l’on adoptait unpoint de vue synchronique, il devenait possible de comparer nonpas des états successifs de « la société humaine », mais des types desociétés selon leurs modes spécifiques d’organisation. L’œuvre deDurkheim, c’est sa puissance et sa limite, est toute dans la tensionentre ces deux approches13.

Mais sur la question qui nous occupe ici, celle de la différencedes sexes, il ne semble pas avoir jamais rompu avec le schéma évo-lutionniste. Aussi s’autorisera-t-on à prendre comme référence de lapensée durkheimienne un seul ouvrage : De la division du travailsocial14. On sait que Durkheim y contraste deux modèles de sociétés,qu’il présente comme successifs l’un à l’autre : celles qui fonction-nent à la similitude et par « solidarité mécanique », et celles quifonctionnent à la différenciation, par « solidarité organique ». Lepremier modèle est originel, et engendre le second qui le présup-pose. Or dès le début de l’ouvrage, Durkheim fait de la divisionsexuelle du travail et de l’apparition de la société conjugale, dont lemariage est la traduction institutionnelle, le paradigme du rapportentre division du travail et émergence d’une forme nouvelle desociété.

Si les hommes et les femmes se désirent et se lient, explique-t-il, ce n’est pas (contrairement à une idée reçue) parce qu’ilssont différents naturellement, mais parce que la division sexuelledu travail les a spécialisés chacun dans des rôles complémentaires,division qui, en les différenciant sur un champ de plus en pluslarge de qualités, et en suscitant ainsi le désir d’union, a provoquél’émergence de la solidarité conjugale. En effet la divisionsexuelle, « est susceptible de plus et de moins : elle peut ou neporter que sur les organes sexuels et quelques caractères secondai-res qui en dépendent, ou bien au contraire s’étendre à toutes lesfonctions organiques et sociales »15. Loin donc que la complémen-tarité des sexes telle que nous la percevons soit de tout temps,souligne Durkheim, elle est le produit d’une histoire, celle del’extension progressive de la division sexuelle du travail : « Plus

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13. Voir, sur cette problématique, Camille Tarot, op cit.14. É. Durkheim (1893), De la division du travail social, Paris, PUF, 1998, coll.

« Quadrige ».15. Ibid., p. 20.

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nous remontons dans le passé, plus elle se réduit à peu dechose. »16 Pour faire mesurer le chemin parcouru, Durkheim traceà grands traits l’évolution qui nous conduit des temps les plusreculés de la préhistoire à aujourd’hui.

Aux origines de l’humanité règne l’ « homogénéité primitive »,marquée par une quasi-indistinction du masculin et du féminin. Àcette époque originelle, la division sexuelle du travail se réduit à saplus simple expression (on suppose : la copulation, l’engendrementet l’allaitement). En dehors de ce plan organique, hommes et fem-mes vaquent aux mêmes affaires, rien ne les distingue l’un del’autre, et il n’y a donc pas entre eux de solidarité spécifique :

« Il est très vraisemblable, sinon absolument démontré, qu’il y a eu uneépoque dans l’histoire de la famille où il n’y avait pas de mariage : les rap-ports sexuels se nouaient et dénouaient à volonté sans qu’aucune obliga-tion juridique liât les conjoints. »17

Puis apparaît une seconde phase, moins conjecturale puisqueen témoignent cette fois des sociétés connues. Pour un long tempsencore « les fonctions féminines ne se distinguent pas nettementdes fonctions masculines (...) les deux sexes mènent à peu près lamême existence »18. Durkheim en donne des exemples en citantdes « peuples sauvages » où les femmes « se mêlent de la vie poli-tique » et prennent une part active à la guerre. Ce qui lui permetde souligner au passage « qu’un des attributs aujourd’hui distinctifsde la femme, la douceur, ne semble pas lui avoir appartenu primi-tivement »19.

Dans ces sociétés « le mariage est dans un état tout à fait rudimen-taire ». La famille maternelle, un modèle « relativement proche denous », n’est encore que « le germe indistinct du mariage » puisquesont définies les obligations de la femme à l’égard des enfants, cellesdu mari envers les parents de sa femme, mais qu’en revanche les obli-gations mutuelles des époux « sont très lâches ». Dans ces sociétés àfamille maternelle, la solidarité conjugale est donc très faible, mêmesi les fonctions de chaque sexe ne sont pas indifférenciées.

Enfin, « à mesure qu’on avance vers les temps modernes » ladivision sexuelle du travail ne cesse de s’amplifier. La femme seretire de la guerre et des affaires publique, sa vie se concentre à

La notion de division par sexes chez Marcel Maus 41

16. Ibid., p. 20.17. Ibid., p. 22.18. Ibid., p. 21.19. Ibid., p. 21-22.

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l’intérieur de la famille, son rôle se spécialise toujours davantage.L’effet majeur de cette évolution, pour Durkheim, est l’émergence,puis l’accroissement d’une solidarité spécifique entre les sexes : c’estla naissance de la « société conjugale » instituée par le mariage.L’aboutissement est connu : « Aujourd’hui, chez les peuples culti-vés, la femme mène une existence tout à fait différente de celle del’homme »20, et ces existences différentes modèlent jusqu’à leur psy-chisme respectif. Tout se passe, souligne Durkheim, comme si ladivision sexuelle du travail avait dissocié les deux grandes fonctionsde la vie psychique : « L’un des sexes a accaparé les fonctions affec-tives et l’autre les fonctions intellectuelles. »21

Ainsi, le contraste entre deux types de lien entre les sexes estprésenté par Durkheim comme l’exemplum de l’évolution des socié-tés tout entières. Comme entre eux il y a deux façons d’être liés, lasimilitude et la division, il y a deux sortes de sociétés : celles quifonctionnent par « l’attrait du semblable pour le semblable » (lafemme est alors une quasi-semblable de l’homme) et par « solidaritémécanique », et celles qui ne sont des sociétés que parce que ontémergé en elles une division du travail et une « solidarité » orga-nique entre sociétaires différenciés.

Une trace irréfutable atteste de la véracité de l’hypothèse de ladivision progressive des sexes : la morphologie des corps. Au tempsde l’homogénéité primitive et du règne du semblable, les squelettessont quasiment identiques :

« La femme de ces temps reculés n’était pas du tout la faible créaturequ’elle est devenue avec les progrès de la moralité. Des ossements préhis-toriques témoignent que la différence entre la force de l’homme et cellede la femme était relativement beaucoup plus petite qu’elle n’estaujourd’hui. »22

Mais le signe le plus remarquable du progrès de la civilisation,c’est la différenciation progressive des cerveaux issue de la divisionsexuelle du travail et de la spécialisation des fonctions. Le cerveaude l’homme, voué à l’exercice de l’intellect, ne cesse de grossir,cependant que celui de la femme rétrécit au fur et à mesure qu’elles’adapte aux fonctions affectives, « en sorte qu’au point de vue de lamasse du cerveau et, par suite, de l’intelligence, la femme tend à se

42 Irène Théry

20. Ibid., p. 23.21. Ibid.22. Ibid., p. 20.

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différencier de plus en plus de l’homme »23. Soucieux ici de scienti-ficité mathématique, Durkheim cite longuement un ouvraged’anthropométrie :

« La différence qui existe par exemple entre la moyenne des crânes desParisiens contemporains et celle des Parisiennes est presque double de celleobservée entre les crânes masculins et féminins de l’ancienne Égypte. »24

Et Paris, vu à travers les lunettes scientifiques de l’anthro-pométrie, se confirme comme la pointe avancée de l’évolutionhumaine :

« Alors que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmiles plus gros crânes connus, la moyenne des crânes parisiens féminins lesrange parmi les plus petits crânes observés, bien au-dessous du crâne desChinoises et à peine au-dessus du crâne des femmes de la Nouvelle-Calédonie. »25

II. La rupture maussienne :II. de la spécialisation des tâches à la règle de division

Nous pouvons à présent tenter de prendre toute la mesure de laphrase de Mauss, en la situant dans son propre parcours intellectuel.Elle a impliqué, tout en conservant l’idée que la différenciation etnon l’agglomération fait la vie en société, une rupture majeure avecl’hypothèse évolutionniste de l’amorphisme originel et un toutautre regard sur les sociétés polysegmentaires : la division sexuée,loin d’être absente, y est à l’inverse bien plus marquée que dans nospropres sociétés. Elle a impliqué, tout en conservant la démarchecomparative, de cultiver de façon décisive la capacité de se mettre àl’écoute des faits rapportés par l’enquête ethnographique (si incom-plets soient-ils) et de concevoir que cette division puisse être autreque chez nous : pas de foyer central autour du couple et du mariageà l’occidentale. Elle a impliqué, enfin, d’élaborer une autreapproche de la symbolisation, de dépasser l’opposition entre unecohésion mécanique « du dehors » et une cohésion mentale « dudedans », autrement dit de concevoir tout autrement le rôle de

La notion de division par sexes chez Marcel Maus 43

23. Ibid., p. 21.24. Ibid. Durkheim précise qu’il s’agit d’une citation du Dr Lebon, L’homme et les sociétés,

II, p. 154 (pas d’indication de date).25. Ibid., p. 24.

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l’institution dans toutes les sociétés. Sur ces trois plans, la ques-tion des sexes est à la fois un enjeu majeur et un exceptionnelrévélateur.

D’une erreur de génie à un renversement

En 1931, Mauss n’est plus un simple disciple de Durkheim,même s’il met un point d’honneur à ne jamais le souligner. Héritierd’une démarche, il a opéré en elle des ruptures dont on mesureaujourd’hui l’importance. Il reconnaît, dans la même conférence,qu’il lui fut difficile de remettre en question l’hypothèse d’uneindifférenciation originelle des sociétés :

« Nous sommes tous partis d’une idée un peu romantique de la soucheoriginaire des sociétés : l’amorphisme complet de la horde, puis du clan ;les communismes qui en découlent. Nous avons mis peut-être plusieursdécades à nous défaire, je ne dis pas de l’idée, mais d’une partie notable deces idées. »26

Pourquoi fut-ce si difficile ? Dans un texte publié en 1927,Mauss nous mettait déjà sur la piste avec la subtilité et la révérencequi furent toujours les siennes à l’égard de ses prédécesseurs et sesmaîtres :

« Ce fut une erreur de génie de Morgan d’avoir cru retrouver ce fait :la horde de consanguins ; et ce n’est qu’une hypothèse de Durkheim mais,à notre sens, une hypothèse nécessaire, celle qui suppose, à l’origine detoutes les sociétés, des sociétés amorphes. »27

Erreur de génie, hypothèse nécessaire : ces formules oxymoriques netraduisent pas un simple scrupule de fidélité. Elles indiquent que ladifficulté fut de conserver le génie, c’est-à-dire l’idée selon laquellele « tout » que forme une société est le produit d’une différenciationet non d’une agglomération, tout en rompant avec le schéma évo-lutionniste unitaire, et sans doute davantage encore : avec une cer-taine idée de ce qu’est en général la différenciation sociale elle-même. Pour cela, il faut admettre que les sociétés archaïques nesont pas celles de la similitude, qu’elles ne sont pas ces masses indif-férenciées de la solidarité mécanique. C’est la grande leçon del’enquête ethnographique, qui oppose les faits aux spéculations. Elle

44 Irène Théry

26. M. Mauss, Œuvres III, p. 13.27. M. Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », Œuvres III,

p. 221.

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amène Mauss à renverser la perspective sur les clans, et c’est l’objetcentral de sa conférence de 1931, comme de la plupart de ses écritset conférences de cette période28 : les sociétés polysegmentaires ellesaussi fonctionnent à la division, autrement dit elles sont organiséeset non « amorphes » :

« Il faut voir ce qu’il y a d’organisé dans les segments sociaux, et com-ment l’organisation interne de ces segments, plus l’organisation générale deces segments entre eux, constituent la vie générale de la société. »29

Dans cette organisation générale, la différenciation sexuée, loind’être absente, est l’une des toutes premières30. Et Mauss va plusloin : non seulement ces sociétés divisent les sexes, mais elles lesdivisent de façon encore bien plus prégnante et plus marquée quedans nos propres sociétés. Cette fois, la rupture avec Durkheim esttotale :

« Vous avez une division en sexes extrêmement prononcée : divisiontechnique du travail, division économique des biens, division sociale de lasociété des hommes et de la société des femmes (Nigritie, Micronésie), dessociétés secrètes, des rangs de femmes (NW Américain, Pueblos), del’autorité, de la cohésion. »31

Dès lors qu’on prend conscience de cette division, que révèlentles enquêtes ethnographiques, mais que la pensée sociologiquehantée par l’évolutionnisme ne parvenait pas à voir, on comprendque Mauss regrette que l’on n’ait pas poussé plus loin une investiga-tion décisive. La « sociologie des hommes » n’est pas simplementune façon de laisser de côté la moitié de l’humanité ; elle est le signeque quelque chose d’absolument fondamental dans la constitutiondu lien social lui-même n’a pas encore été compris. C’est del’observation, du terrain, que Mauss attend ce progrès de la socio-logie tout entière.

Se déprendre de son propre sociocentrisme

Cependant, si Mauss regrette que « notre sociologie soit trèsinférieure à ce qu’elle devrait être », il donne lui-même une pre-

La notion de division par sexes chez Marcel Maus 45

28. Voir en particulier son premier cours au Collège de France, résumé inŒuvres III, p. 355-358.

29. M. Mauss, conférence de 1931 citée en note 1, in Œuvres III, p. 13.30. « L’opposition des sexes et des générations et, très tôt, l’exogamie, ont divisé les

sociétés », écrira-t-il ailleurs (ibid., p. 221).31. Ibid., p. 15.

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mière direction. Comprendre l’importance de la division par sexesdans les sociétés polysegmentaires suppose de se défaire d’une repré-sentation de la division trop étroitement attachée à nos propressociétés étatiques et à nos conceptions de la famille. Il faut conce-voir que la division puisse être autre. Comment la présente-t-il danscette conférence, et plus largement dans ses derniers écrits ?

Diviser, c’est lier : c’était le paradoxe apparent dont Durkheimavait fait le centre de De la division du travail social. Citant Aristote enexergue de son livre, il plaçait sa réflexion sous l’égide de La poli-tique : « Une cité n’est pas composée de semblables. Elle est autrechose qu’une simple summachia (alliance militaire). »32 Mais saconception de la division n’avait pas grand-chose d’aristotélicien.Alors que, pour Aristote, ce qui distingue et lie les membres d’unemême cité est le principe d’une réciprocité particulière à ceux quipartagent une visée commune, Durkheim cherchait cette divisionindépendamment de tout vouloir, de toute intentionnalité : dans unordre naturel de causalité, celui de la division du travail social. C’esten ce sens qu’il parlait de l’émergence tardive d’une « société conju-gale » avec la spécialisation sexuée des tâches, société conjugale dontla trace visible était dans l’apparition, puis la solidification dumariage dès lors que les sociétés fixaient en règles, afin de les stabili-ser, les formes d’échange issues d’un processus qui par nature leuréchappait, puisqu’il leur était imposé par le mouvement même del’évolution.

Inversement, l’absence ou la faiblesse du mariage (rapportée aumodèle occidental) devenait la preuve indirecte, mais « scienti-fique » de l’inexistence d’une division sexuée dans les sociétés desemblables. Or, cette vision confondait deux choses en une seule :l’institution de la division/relation des sexes en général et une de sesformes possibles, tout à fait particulière : le lien conjugal. On voitcomment se conjuguent ici des formes de sociocentrisme (lemariage occidental comme critère de tout mariage, les autres formesd’alliance étant du « moins »), de réductionnisme (le mariagecomme institution unique de la solidarité des sexes différenciés), etde dualisme (d’un côté la division du travail, de l’autre l’institutionqui la « symbolise » et la conforte).

46 Irène Théry

32. Je dois cette remarque à un commentaire de Vincent Descombes, lors del’exposé sur la conscience collective chez Durkheim qu’il a présenté le 16 janvier 2001 àl’EHESS à l’invitation de Daniel de Coppet dans le cadre du séminaire de l’équipeÉRASME.

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Mauss, en 1931, ne se contente pas de voir du « plus » là où Durk-heim voyait du « moins » : le saut qu’il opère consiste en premier lieu àélargir la perspective, à ne plus se laisser guider par un seul critère. Ladivision/relation des sexes lui apparaît dans toute son ampleur quand ilcesse de la rapporter à une institution unique de référence. Onremarque en effet que la division par sexes telle qu’il la présente ne pri-vilégie aucune institution33. Loin d’avoir un centre, elle est multiple et glo-bale : elle traverse la parenté, l’affiliation au clan, les rangs sociaux, lesformes de l’éducation, les rituels d’initiation, les pratiques religieuses,les sociétés secrètes, les chefferies, les formes de la propriété... Le par-tage des tâches, enfin, n’occupe chez lui aucune place particulière, quien ferait comme le socle de tout le reste, il est une modalité parmi lesautres de la distinction des sexes. On est passé d’une vision conjugale àune vision sociétale de la division/relation des sexes.

Alors que chez Durkheim, les sexes étaient à la fois individuels(un homme / une femme unis dans le mariage) et abstraits(« l’homme », « la femme » en général, dotés respectivement de dis-positions psychiques différentes et complémentaires liées à la divi-sion globale du travail), Mauss n’emploie ni le singulier del’individualité, ni celui de la généralité. Il emploie le pluriel de lavie concrète : les hommes, les femmes. Et ce pluriel renvoie à sontour à différents types de relations instituées qui ne se confondentpas. Ces relations, souligne-t-il, sont toujours multiples et entre-croisées : chacun, chacune est simultanément engagé(e) dans demultiples statuts, dans de multiples réciprocités qui peuvent se che-vaucher mais ne se recouvrent pas34. Ce n’est pas la même chosed’être désignée comme femme en tant que fille, ou sœur, ouépouse, mère ou belle-mère, en tant que membre d’une sociétésecrète, en tant que novice ou encore en tant que détentrice d’uncertain rôle dans un rituel funéraire. La multiplicité des applicationspossibles de la division par sexes, voire sa généralité à l’ensemble desformes de la réciprocité sociale (c’est, je crois, le sens de l’expression« à un degré que nous ne soupçonnons pas ») est dans les sociétéspolysegmentaires la source d’une forme particulière de cohésionsociale, qui est différente de celle de nos sociétés, et c’est en ce sensqu’elle y joue un rôle fondamental.

La notion de division par sexes chez Marcel Maus 47

33. Voir en particulier sa conférence de 1931, Œuvres III, p. 15-22, mais aussid’autres textes, en particulier in Œuvres III, p. 320-323, 345, etc.

34. Cet aspect est particulièrement développé dans sa conférence de 1931, ibid.,p. 15-22.

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On comprend alors que la « division par sexes » dont parleMauss pour en souligner l’importance dans les sociétés polysegmen-taires n’est pas seulement plus étendue, ou plus marquée que celleque percevait Durkheim en prenant comme référence la solidaritéconjugale et la division du travail. Elle est autre. Mais, pour perce-voir cette différence, Mauss a dû rompre sans doute plus profondé-ment avec la démarche durkheimienne sur la vie sociale en général.Nous avons dit plus haut qu’il n’accordait aucun statut particulier àla division sexuelle du travail, même pris au sens général de« tâche ». C’est qu’il a changé de perspective. Alors qu’en parlant de« division sexuelle du travail », Durkheim entendait une divisionqui s’applique aux sexes, Mauss emploie, pour sa part, une tout autreexpression : « la division par sexes ». Ni le mot « division », ni le mot« sexe », n’ont alors plus le même sens. Voyons à présent commentMauss est passé, pour reprendre le vocabulaire de Wittgenstein, del’ordre des causes à l’ordre des raisons.

III. Des causes et des raisons :III. la notion de « division par sexes »

Dans le grand texte, méconnu aujourd’hui, qu’est le Fragmentd’un plan de sociologie générale descriptive (1934) Mauss indique ce qu’ilentend par « une société » :

« Une société est un groupe d’hommes suffisamment permanent et suf-fisamment grand pour rassembler d’assez nombreux sous-groupes et d’asseznombreuses générations vivant – d’ordinaire – sur un territoire déter-miné (...) autour d’une constitution indépendante (généralement) et tou-jours déterminée. »35

Le mot essentiel est, bien sûr, constitution, pris au sens large. Unesociété, précise en effet Mauss, n’est pas un « tout » seulement parcequ’elle partage un territoire (ce qui n’est pas toujours le cas), nimême parce que ses membres sont « objectivement » interdépen-dants les uns des autres pour leurs besoins vitaux. Elle est un « tout »,parce qu’elle se voit comme telle et se veut telle. Autrement dit :

« Une société se définit elle-même (...) par le nom, par les frontières,par les droits qu’elle se donne sur elle-même et sur son sol (...) par savolonté d’être une, par sa cohésion propre, par sa limitation volontaire à

48 Irène Théry

35. M. Mauss, Œuvres III, p. 307.

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ceux qui peuvent dire nous et appeler les autres les autres, les étrangers, bar-bares, hilotes et métèques, tandis qu’ils s’appellent eux-mêmes “les hom-mes”, les patrices et les eupatrides (...). La notion de totalité s’exprimed’abord par ce nom dont nous venons de parler, que la société se donne (etnon pas qu’on lui donne – généralement inexact) et par la sensation trèsaiguë de la communauté qu’elle forme. La notion de descendance communeen forme le mythe. »36

Nous retrouvons ici Aristote, et la distinction qu’il fait dans LaPolitique entre communauté (koinonia), dont la cité est un exemple,et simple alliance tactique, par exemple militaire (summachia). Alorsque ceux qui se lient par summachia ne forment pas une commu-nauté parce que leur alliance n’est que conjoncturelle et limitée àun but particulier au regard duquel ils sont « semblables », le « tout »d’une cité en tant que communauté est d’abord construit par la per-ception qu’elle a d’elle-même, comme une vie en commun « envue d’un certain bien ». Cette perception de soi, qui est toujours enpartie héritée, est située dans le temps via les institutions de la vie encommun, sous la forme d’échanges, de réciprocités multiples et hié-rarchisées. Mauss, qui s’inspire de cette définition politique de lacité, innove cependant en élargissant la perspective à une analyse del’ensemble de la vie sociale, par-delà la diversité des sociétés. Pers-pective qui suppose, incommensurable différence avec les Anciens,de considérer l’universalisme humaniste comme constitutif del’entreprise sociologique. Alors qu’à Athènes « les autres » sont desbarbares, Mauss pense évidemment en termes universels et distan-ciés : toutes les sociétés considèrent les autres comme les autres, aurisque de les affubler de tous les stigmates de l’infra-humanité. Inu-tile de souligner ce que, en 1934, veut aussi dire dans sa bouche cerappel ironique.

Afin de saisir vraiment le sens de « division par sexes » chezMauss, il importe donc de voir en quoi cette conception du « tout »social prolonge et dépasse les analyses de De la division du travailsocial. Durkheim, quand il faisait de la division du travail la sourcede la solidarité sociale « organique », l’analysait selon les méthodesdes sciences de la nature, parce qu’il définissait la division du travailcomme un processus naturel, c’est-à-dire soumis aux lois de la cau-salité dans le monde physique. Il définissait la cause de la division :« le volume » et « la densité » croissants des sociétés37, produisant

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36. Ibid., p. 314-315.37. Durkheim, op. cit., p. 244.

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« une lutte pour la vie plus ardente »38, produisant à son tour une« spécialisation »39, un « besoin de coopération »40 et une « indépen-dance plus grande des individus par rapport au groupe »41. Le droitétait présenté comme ce qui traduit les formes nouvelles des échan-ges sociaux et des modes de vie psychique issus de ce processus, etcontribue à les fixer. Dans cette perspective, comme le souligneCamille Tarot, on demeurait en tension entre deux visions dessociétés, observées « de l’extérieur », du côté des causes et des fonc-tions, et « de l’intérieur » du côté des mentalités et de la consciencecollective42. L’institution était donnée comme un « produit » etcomme un « facteur » de la vie sociale. Ainsi du mariage, produit etfacteur de la division/solidarité de deux sexes aux rôles distincts etcomplémentaires.

La question des sexes nous permet de saisir le saut qu’opèreMauss : il ne cherche pas à inscrire de ce qui divise et lie hommeset femmes dans un ordre de la causalité en observant « del’extérieur » leurs activités comme le physicien observerait unmécanisme, ou le biologiste une division cellulaire. S’il perçoit laforce de la division sexuée dans les sociétés polysegmentaires, c’estqu’il ne l’entend pas comme une division « naturelle », au sens oùil faudrait l’expliquer par un processus causal indépendamment dusens qui lui est conféré.

Le mot division désigne, chez lui, bien plutôt, une opération, ouune série d’opérations. Cette opération de division, que les institu-tions produisent, pérennisent et modifient aussi à travers l’histoire,le sexe en est une modalité : diviser par sexes, ce n’est pas tout àfait la même chose que diviser les sexes. Dans ce second cas, la viesociale aurait simplement donné à deux groupes biologiquespréexistants indépendamment l’un de l’autre, les hommes et lesfemmes, des attributions différentes. Au fond, le postulat de cesdeux groupes biologiques était présent chez Durkheim, puisque lamécanique de la division du travail s’appliquait aux mâles et auxfemelles de l’espèce. Même s’il avait la subtilité de préciser qu’ilfallait ce processus pour différencier hommes et femmes selon des« qualités », et que la différence organique mâle-femelle n’y suffi-sait pas, il n’empêche que c’est sur elle que s’ancrait tout le pro-

50 Irène Théry

38. Ibid., p. 248.39. Ibid., p. 252.40. Ibid., p. 253, 262.41. Ibid., p. 271.42. C. Tarot, op cit.

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cessus. Elle était la forme « minimale » de la division du travail,donnée par la biologie. De là, sans doute, qu’il confère à la sexua-lité reproductive, transformée par le désir du « complémentaire » etinstituée par le mariage, le rôle de centre unique de la solidaritésexuée.

En revanche, « diviser par sexes », comme toute division, sup-pose de diviser quelque chose qui ne l’est pas. C’est différencier un« tout », les humains, en faisant du sexe un critère de différenciation.Diviser par sexes suppose donc le passage par une abstraction ( « nousles humains » ) entité non observable, qui est également et indissociablementà la fois le présupposé et le produit de la division.

Ainsi entendue, la division par sexes est une opération symbo-lique de distinction/relation qui suppose que l’on comprenneautrement le « tout » social lui-même. Pour Mauss, qui inscrit ladivision par sexes au sein d’une réflexion sur la cohésion sociale,celle-ci renvoie d’abord à « ce qui fait autorité »43, au sein d’unesociété donnée, ce qui fait que les échanges au sein de celles-ci peu-vent s’inscrire dans un horizon intelligible, où chacun peut à la foiscomprendre ce que fait et veut autrui, savoir ce qui est attendu delui et ce qu’il peut attendre d’autres, anticiper les conséquences deses actes. C’est l’anticipation, ou pour le citer plus exactement,l’attente, et non comme chez Durkheim la contrainte, qui est pourMauss la caractéristique du fait social44. Pouvoir dire « je m’attendsà », c’est participer d’une société, pouvoir y agir, ne pas y être unétranger. Pourquoi la cohésion ainsi entendue a-t-elle partie liéeavec la division ? Non plus, comme chez Durkheim, par interdé-pendance des fonctions, mais parce qu’elle est le mode mêmed’institution de l’échange, de la réciprocité au sein d’une vie qui seveut commune.

Précisons encore notre analyse : cette division sociale, qui sépareet lie, n’est pas une division entre les sexes (la société les divise pourorganiser leurs échanges), mais une division par sexes. Cela veut direque le sexe n’est pas d’abord ou seulement l’objet de la division,mais son moyen. Ce qui est divisé, c’est la société en tribus, les tri-bus en clans, les clans en phratries ou en familles ; c’est la parenté

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43. M. Mauss, Œuvres III, p. 12.44. Voir en particulier « Débat sur les fonctions sociales de la monnaie », in

Œuvres II, p. 117, et « Rapports réels et pratiques de la psychologie et del’anthropologie », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1999, 8e éd., p. 306-308, coll.« Quadrige ». Bruno Karsenti a bien souligné cette originalité décisive de Mauss, Kar-senti, op. cit.

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qui est divisée en parents, enfants, germains, époux, etc. ou encorela société en nobles et roturiers, en religieux et laïques, etc.45.

Soulignons ici un point très important : dans l’analyse de Mauss,la division par sexes n’est-elle pas isolée de la division par âges et de ladivision par générations ? Mauss, qui les présente dans ses textes desannées 1930 comme les trois formes premières de division/organi-sation de la vie sociale, souligne aussi qu’elles sont toutes trois trans-versales à l’ensemble social : elles organisent les autres divisions. Cesont des opérateurs de la division/cohésion générale de la sociétécomme « tout » institué46.

La particularité des sociétés archaïques, qui opèrent cette divi-sion « à un degré que nous ne soupçonnons pas », c’est justement lerôle qu’y joue le critère du sexe dans l’ensemble des formes queprend la division/cohésion sociale. Il semble être de tout et de par-tout. Quasiment aucun type d’échange institué ne semble être« neutre », organisés qu’ils sont tous par la division par sexes, elle-même associée à la division par âges et par générations. Mais siMauss souligne cette particularité, qu’il lie au caractère non étatiquede sociétés qui ordonnent autrement leur cohésion, il souligne aussique l’opération elle-même de division par sexes ne leur est paspropre : la division par sexes a « grevé de son poids toutes les socié-tés... », dit-il dans la phrase que nous avons citée en commençant.Toutes les sociétés, pas seulement les sociétés polysegmentaires.

Et c’est ici que nous bouclons la boucle : car s’il a fallu à Maussun effort pour « sortir de soi » afin de comprendre comments’organisent des sociétés différentes des nôtres, s’il lui a fallu, parexemple, cesser d’utiliser un critère « évident », comme la sociétéconjugale, ou encore le mariage, la catégorie qu’il forge pour sedéprendre d’une vision sociocentriste ne vaut pas seulement pourles sociétés « qu’étudient les ethnologues ». Elle est ce qui permet lacomparaison entre « eux » et « nous ». Le concept de division parsexes n’appartient évidemment pas au vocabulaire de ces sociétés,pas plus qu’il n’appartient à notre vocabulaire courant, c’est un outilde la sociologie et de l’anthropologie comparative47. Nous aussi,

52 Irène Théry

45. Voir Œuvres III, en particulier p. 17-20 et 320-324.46. Voir ici en particulier Œuvres III, p. 15 et s., 341 et s.47. Le concept de « distinction de sexe » récemment proposé (de préférence à « dif-

férence des sexes ») par un ouvrage d’anthropologie, a des points communs avec celui de« division par sexes » de Mauss, en particulier en ce qu’il implique, lui aussi, de mettrel’accent sur l’opération sociale de distinction/relation. Voir en particulier C. Barraud,« De la distinction de sexe dans les sociétés », in C. Ales et C. Barraud (dir.), Sexe relatif ousexe absolu ?, Paris, Éd. de la MSH, 2000.

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nous « divisons par sexe », même si nous ne le savons pas, croyantsimplement « reconnaître » une réalité préexistante. Ce que nous necomprenons plus, mais qui apparaît quand on échappe à la vision dusocial en général comme fait de deux ordres de réalité parallèles,l’ordre naturel de la causalité (fût-il pensé comme un processus,comme la division du travail) et l’ordre mental des « représentationscollectives », c’est que la division par sexe n’est pas de l’ordre des« causes », elle appartient à l’ordre des « raisons », des règles et desinstitutions de la vie sociale agissante.

Conclusion

Apparaît mieux à présent ce que Mauss pouvait signifier en sou-lignant que « notre sociologie est très inférieure à ce qu’elle devraitêtre » : l’incapacité de la sociologie à penser la division par sexescomme telle est indissociable de sa difficulté à sortir du dualisme.Au fond, comme l’a montré la comparaison avec le Durkheim deDe la division du travail social, ce dont la question des sexes est à lafois un exemple et un révélateur, est bien la tentation de séparertoujours, au sein même de la perspective sociologique, deux ordresde réalité : d’un côté, la nature et ses mécanismes, qui serait la« base » en quelque sorte, et que l’on peut concevoir de façon fixisteou bien (comme Durkheim) comme un processus vital de type bio-logique et, de l’autre, les représentations, toutes les formes del’esprit humain qui constatent ces processus et les instituent.

Dès lors que, comme nous l’avons dit, pour Mauss la caractéris-tique du fait social n’est pas la contrainte – mot qui renvoie toujoursà la confusion avec le mécanisme causal – mais l’attente au sens de« je m’attends à », l’institution telle qu’il l’entend est ce qui permetd’échapper au dualisme de l’extériorité et de l’intériorité. Non seu-lement elle ne « traduit » pas au plan social l’existence de divisionsqui seraient le produit de processus aveugles externes à l’orga-nisation humaine de la signification du monde, mais elle n’est pasnon plus une sorte de carcan qui viendrait simplement contraindreet brider l’action : elle est ce qui l’organise en tant qu’action spécifi-quement humaine, intentionnelle, elle est ce qui rend possible pourchacun d’agir au sein d’un univers commun de sens.

Ainsi définie comme une modalité majeure de l’organisationinstituée des échanges, la division par sexes n’est le privilège (ou lefardeau) d’aucune société particulière, d’aucune forme particulière

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d’organisation du travail, d’aucun état spécifique de développementde l’esprit rationnel. Elle est, avec la division par âges et par généra-tions, une des formes majeures par lesquelles l’espèce se met à dis-tance d’elle-même, pour penser, et surtout faire exister par l’action,ce « nous les humains » qui s’est si longtemps confondu avec cetautre mot qu’est le nom propre que chaque société se donne à elle-même. Aussi est-elle fondamentalement diverse, dans ses pointsd’application, dans l’imaginaire qu’elle mobilise, dans ses effetssociaux de distinction des statuts et rôles respectifs des hommes etdes femmes. Mais même dans nos sociétés qui l’ont à ce point parti-cularisée et sexualisée qu’elles croient ne faire que « reconnaître » uneréalité biologique préexistante, elle est toujours une opération.

Reste alors à penser en quoi la leçon de Mauss, qui soulignel’universalité de la division par sexes dans et par son infinie diversité,nous concerne aujourd’hui. Ne présupposant aucun complot deshommes pour la domination, elle semble se tenir à l’écart despréoccupations contemporaines, soucieuses avant tout de démêlerla question de l’inégalité et du pouvoir entre les sexes. On pourra sescandaliser qu’elle ne soit pas, elle-même, dénonciatrice et scanda-lisée. À moins de penser qu’elle nous offre d’autres moyens, plussolides que le dualisme du sexe et du genre, de penser la hiérarchiesexuée dans et hors de nos sociétés, ainsi que les formes inédites dedivision par sexes qui accompagnent la dynamique égalitaire dansles sociétés démocratiques.

Irène THÉRY

EHESS

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