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LA MUSIQUE RELIGIEUSE D’ANDRÉ CAMPRA Anne BAKER 1993 André Campra servit l’Église pendant plus de quarante ans. Après être entré dans les fonctions ecclésiastiques à la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en- Provence en 1678, il est nommé maître de chapelle des cathédrales de Toulon (1679-1680), Arles (1681-1683), Toulouse (1683-1694) et Paris (1694-1700). En 1723 et jusqu’à sa mort en 1744, il entre au service de Louis XV en tant que sous- maître de musique à la Chapelle royale de Versailles. La musique qu’il composa pour l’Église comporte au moins cent quatorze œuvres : soixante petits motets, cinquante et un grands motets et trois messes. Plusieurs motets ont été perdus. Cinquante-neuf des petits motets, cinq des grands motets et l’une des messes furent publiés avant sa mort. La prédominance des motets par rapport aux rares messes composées par Campra reflètent la prédilection de la couronne pour la variété des textes et le style particulier à ce genre. À la Chapelle royale, la liturgie officielle est la messe basse solennelle, récitée à voix basse par les prêtres devant l’autel tandis que dans la galerie, les musiciens interprètent un grand motet long d’environ quinze minutes ; puis, durant l’Élévation, un petit motet, et à la fin de la messe, un bref passage du Domine salvum fac Regem. Du vivant de Campra, le motet français est généralement la mise en musique d’un texte sacré en latin. Pour le grand motet, il s’agit généralement d’un psaume, d’une hymne ou d’un cantique. Pour le petit motet, en revanche, le choix du texte est plus libre ; il comprend non seulement les psaumes, les hymnes et les cantiques, mais également les antiennes, les autres textes litur- giques et bibliques, les paraphrases de textes liturgiques et bibliques, ainsi que la poésie religieuse libre. Le petit motet est écrit pour une, deux ou trois voix solistes. Il est normale- ment accompagné par la basse continue, parfois complétée de violons et de flûtes, et plus rarement par un orchestre complet. Il commence en général par une courte introduction instrumentale, suivie de versets du texte chantés sous forme d’air, de duo ou de trio alternant avec des récitatifs ou des interludes ins- trumentaux, et se termine avec l’ensemble au complet. Quant au grand motet,

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LA MUSIQUE RELIGIEUSE D’ANDRÉ CAMPRA

Anne BAKER1993

André Campra servit l’Église pendant plus de quarante ans. Après être entrédans les fonctions ecclésiastiques à la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence en 1678, il est nommé maître de chapelle des cathédrales de Toulon(1679-1680), Arles (1681-1683), Toulouse (1683-1694) et Paris (1694-1700). En1723 et jusqu’à sa mort en 1744, il entre au service de Louis XV en tant que sous-maître de musique à la Chapelle royale de Versailles.

La musique qu’il composa pour l’Église comporte au moins cent quatorzeœuvres : soixante petits motets, cinquante et un grands motets et trois messes.Plusieurs mo tets ont été perdus. Cinquante-neuf des petits motets, cinq desgrands motets et l’une des messes furent publiés avant sa mort.

La prédominance des motets par rapport aux rares messes composées parCampra reflètent la prédilection de la couronne pour la variété des textes et lestyle particulier à ce genre. À la Chapelle royale, la liturgie officielle est la messebasse solennelle, récitée à voix basse par les prêtres devant l’autel tandis quedans la galerie, les musiciens inter prètent un grand motet long d’environ quinzeminutes ; puis, durant l’Élévation, un petit motet, et à la fin de la messe, un brefpassage du Domine salvum fac Regem.

Du vivant de Campra, le motet français est généralement la mise en musiqued’un texte sacré en latin. Pour le grand motet, il s’agit généralement d’unpsaume, d’une hymne ou d’un cantique. Pour le petit motet, en revanche, lechoix du texte est plus libre ; il comprend non seulement les psaumes, leshymnes et les cantiques, mais égale ment les antiennes, les autres textes litur-giques et bibliques, les paraphrases de textes liturgiques et bibliques, ainsi quela poésie religieuse libre.

Le petit motet est écrit pour une, deux ou trois voix solistes. Il est normale-ment accompagné par la basse continue, parfois complétée de violons et deflûtes, et plus rarement par un orchestre complet. Il commence en général parune courte introduction instrumentale, suivie de versets du texte chantés sousforme d’air, de duo ou de trio alternant avec des récitatifs ou des interludes ins-trumentaux, et se termine avec l’ensemble au complet. Quant au grand motet,

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ses caractéristiques musicales sont le grand chœur, le petit chœur, les solistes etl’orchestre. L’œuvre commence par une introduction orchestrale, suivie de ver-sets du texte chantés en alternance ou sous forme de dialogue par le grandchœur, le petit chœur ou des solistes, et se termine toujours sur l’ensemble vocalet instrumental au grand complet. Les sections vocales sont souvent entrecou-pées d’interludes instrumentaux.

Les chœurs et orchestres qui interprètent les motets et messes de Campravarient naturellement selon le lieu et l’occasion. Cependant, à l’occasion de repré-sentations spéciales, les ressources musicales les plus importantes de toutes leséglises de France sont réunies à la Chapelle royale de Versailles, où Campraexerce les fonctions de sous-maître pendant les vingt dernières années de sa vie.Le nombre des chanteurs dépend aussi bien du motet que de l’occasion. Surl’une de ses dernières partitions, Campra note “50 Parties du Chœur”, et ailleurs,“25 Parties du Chœur”. Le grand chœur se compose traditionnellement de :

– Dessus (sopranos, dont 6-8 garçons et plusieurs castrats) ;– Haute-contre (hauts ténors) ;– Taille (ténors) ;– Basse-taille (barytons) ;– Basse.

Le petit chœur est extrait du grand chœur. Dans les grands motets et lesmesses de Campra, il comprend généralement deux parties de soprano, ou deuxparties de soprano et une partie de haute-contre, chacune de ces parties étantinterprétée par au moins deux chanteurs. Les deux voix de soprano sont sansdoute chantées par des garçons. Les solistes appartiennent à toutes les catégo-ries de voix, bien que les œuvres de Campra comprennent fort peu de solos debasse. Les solos de soprano, habituellement interprétés par les castrats, le sontparfois par des femmes. Il arrive également que les castrats prennent en chargeles solos de haute-contre.

Sur la partition mentionnée plus haut, Campra a également noté “16 parties dela Symph.”, ce qui suggérerait un total de vingt-cinq musiciens, tendant ainsi àconfirmer les autres informations que nous possédons quant à la compositionhabituelle de l’orchestre de la Chapelle royale :

– 4 à 6 Premiers dessus de violon (1er violon)– 4 à 6 Seconds dessus de violon (2e violon) – 2 Hautes-contre de violon (altos)– 2 Tailles de violon (altos)– 4 Basses de violon (grands violoncelles)– Basse de viole– Théorbe

286 LE CONCERT DES MUSES

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– Flûte I– Flûte II– Hautbois I– Hautbois II– 2 Bassons– Orgue

(Pour les cordes, flûtes, hautbois et bassons, deux musiciens partageaient unepartition.) La basse de viole, le théorbe et l’orgue forment à eux trois la “bassecontinue”, qui est normalement présente sur toute la durée de l’œuvre. L’or -chestre au grand complet accompagne le grand chœur. Pour ce qui est du petitchœur, Campra emploie un “petit chœur” de l’orchestre comportant la moitiédes violons et des altos plus la basse continue. Les solistes sont accompagnés parun ou deux violons, des flûtes ou des hautbois et la basse continue et occasion-nellement par tout l’orchestre. Pour des grandes occasions, on ajoute parfois àl’orchestre deux trompettes et deux timbales, ou des cordes supplémentaires.Les parties de violoncelle et de contrebasse apparaissent dans l’œuvre deCampra après 1728.

Dans son premier grand motet imprimé, l’orchestre constitue cinq parties sui-vant assez fidèlement les parties vocales. Par la suite l’orchestre, réduit à quatreparties, deviendra plus indépendant.

Durant les études de Campra à la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, le diocèse est entre les mains de l’ar chevêque Jérôme de Grimaldi,successeur d’un autre Italien, Michel Mazarin. Ce dernier archevêque était frèredu célèbre cardinal Mazarin, qui était ardent défenseur de la musique italienneà Paris. Les motets italiens sont chantés à Saint-Sauveur comme dans d’autresmaîtrises du sud de la France. Formé dans ce milieu, André Campra se familia-rise avec cette musique, qui exercera une influence durable sur son œuvre.

Campra arrive à Paris en 1694, en pleine vogue italienne. Les motets deLorenzani ont été publiés par Ballard l’année précédente. Les Sonatas opus V deCorelli sont déjà con nues. L’abbé Nicolas Matthieu, curé de Saint-André-des-Arts,fait donner chaque dimanche à son domicile des œuvres de Rossi, Cavalli,Carissimi, Legrenzi, Stradella et autres. De retour de son voyage d’études en Italieauprès de Carissimi, Charpentier dirige ses propres œuvres à l’église Saint-Louis,tenue par les jésuites. L’un des plus fervents amateurs de musique italienne est lefutur Régent, le duc de Chartres, qui prend Campra sous sa protection. La que-relle littéraire opposant l’abbé Raguenet à Lecerf de La Viéville sur la supérioritéde la musique française ou italienne ne va pas tarder à s’enflammer. C’est dans cecon texte musical que Campra va commencer à publier ses motets.

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LES PETITS MOTETS

Entre 1695 et 1735, André Campra publie chez Ballard cinq recueils de petitsmotets sous forme de partition complète. (Le troisième recueil comporte ungrand motet.) Ces ma gnifiques volumes connaissent un tel succès auprès deséglises, des monastères et des mélomanes, tant en France qu’ailleurs, qu’ils sonttous réédités au moins une fois. Certains exemplaires iront jusqu’à la basiliqueNotre-Dame et au monastère des Augustins, à Québec. Ce sont indiscutable-ment les deux premiers volumes, publiés durant le séjour du compositeur àNotre-Dame de Paris, qui con naissent le plus grand succès. Cette popularités’explique en premier lieu par le fait que nombre de Parisiens les avaient déjàentendus et appréciés. Comme le note Titon du Tillet (Le Parnasse françois,second supplément, Paris, 1755, p. 20) : “Campra eut la Maîtrise de la Métropolede Paris, où il y avoit toujours un grand concours de monde pour entendre sesMotets.”

La caractéristique la plus frappante de ces motets est peut-être le lyrisme dela mélodie, la mise en musique apparemment naturelle du texte tout en respec-tant la forme musicale, l’accentuation, le phrasé et l’interprétation logique, et quis’étend jusqu’au récitatif et à l’arioso (pres que un air) qui, à une exception près,présentent la régularité de mesure et de style de leurs homologues italiens.

La plupart des motets se composent de trois à six mouvements. Quel que soitle nombre de voix, ils débutent généralement par un solo de chant introduisantla partie identificatrice du texte et s’achèvent souvent sur un mouvement vif sui-vant un rythme de danse français. Plus de la moitié d’entre eux est écrite pourun ou deux sopranos. Les trios sont généralement conçus pour les voix plusgraves : haute-contre, ténor et baryton ou basse. Chaque recueil comporte desmotets ayant des parties instrumentales en plus de la basse continue.

En ce qui concerne la tonalité, les quatre premiers volu mes, imprimés avant1706, ne présentent pas de réelles innovations. Bien qu’au sein de chaque mou-vement Cam pra opère de fréquentes modulations, les motets demeurent globa-lement dans une seule tonalité ou dans son mode opposé majeur ou mineur.Dans le cinquième volume, publié en 1720, les relations de tonalité entre les dif-férents mouvements sont plus variées. Contrairement à la perception que nousen avons aujourd’hui, les compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles attribuent àchaque tonalité des caractéristiques bien définies. Le ré majeur a des con -sonances joyeuses ou guerrières, tandis que le ré mineur exprime des sentimentsgraves ou pieux ; le mi bémol majeur est cruel ou sévère, tandis que le la mineurest tendre ou plaintif, et ainsi de suite. Un texte “gai” s’accommode donc fortbien d’une musique en mode mineur, et vice versa.

288 LE CONCERT DES MUSES

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L’ensemble de ces cinq recueils constitue à des degrés divers cet habilemélange de “la délicatesse de la Musique Françoise” et de “la vivacité de laMusique Italienne” que Campra définissait comme son objectif dans son premierlivre de Cantates françoises (1708). Le style français se caractérise par la grâce d’unemélodie discrètement ornée, la mise en musique syllabique du texte, des tempimo dérés, la simplicité harmonique, des récitatifs aux mètres variés, une texturehomophonique (principalement verticale, en accords) et des rythmes régulierscomprenant souvent des rythmes de danse. Le style italien, quant à lui, se carac-térise par la virtuosité requise par des figures instrumentales et vocales rapides etdes rythmes concertants enjoués (comme dans le concerto instrumental), destempi très rapides, des oppositions de style soudaines, de multiples répétitions dutexte, de longues vocalises, de vivantes illustrations musicales des mots et desphrases, des récitatifs et des ariosos en mesure à quatre temps, des modulationsfréquentes, des harmonies chromatiques, la basse chiffrée, la basse obstinée(mélodie ou thème de basse répété), le contrepoint, des fugues, des airs da capo(sous la forme AB immédiatement suivie de la reprise de la par tie A), et delongues pauses expressives. Si ces caractéristiques sont aujourd’hui considéréescomme les aspects les plus magnifiques de la musique baroque, pour les Parisiensde la fin du XVIIe siècle, en revanche, il s’agissait de nouveautés. Qualifiées parcertains de “baroques” dans le sens initial et péjoratif, elles revêtaient aux yeuxde la plupart des musiciens et mélomanes d’extraordinaires attraits.

I. – Motets a I, II et III Voix, avec la basse continue(Livre I, 1695, réédité en 1699, 1700, 1703, 1710, 1733)

Les quatorze petits motets de ce premier volume ont probablement tous étécomposés alors que Campra habitait encore le sud de la France. Ils comportentpour la plupart une série de mouvements brefs et contrastés qui souvent s’en-chaînent. Quelques-uns d’entre eux ne comportent qu’un seul mouvement.

Parmi les quatre motets pour voix seule et basse continue, celui qui ouvre lerecueil, Paratum cor meum, est un joyeux “air gay” construit sur un rythme demenuet et dont la mélodie discrètement ornée respecte le style français en l’en-richissant de vocalises italiennes fort appropriées sur “glo—ria” et “psa —llam”.O Sacrum Convivium est amorcé par un récitatif en style italien, qui conduit à unair da capo intégrant une reprise écrite quasi exacte. L’“Alleluya” qui suit est un“air gay” construit sur un rythme de menuet. Dans Quemadmodum desiderat cer-vus, “Sitivit anima mea”, un “air grave” à la française dont l’ondulation des notespointées suggère la soif du chanteur, mène directement à une mise en musiquepassionnée, à l’italienne, du verset suivant “Fuerunt mihi lacrimæ”, comportantl’indication “Ten drement”. La mélodie disjointe et l’harmonie chromatique, quisuggèrent les pleurs du chanteur, sont ici mises en relief par le rythme pointé

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d’une basse obstinée en descente progressive. Salve Regina, composé d’un ariosome nant à un air, est en style italien de bout en bout.

Dans trois des motets, deux violons se joignent à la voix et à la basse continue.Dans Laudate Dominum et Exurge Domine, ils introduisent et imitent la voix dansun style concertant. Le second mouvement de Exurge Domine, “Dic anima mea”,est en style fugué. L’un des plus français des petits motets est Insere Domine, dontle mouvement central est introduit par un prélude “grave” menant à un récitatifau mètre varié. Il s’agit là du seul exemple de récitatif à la française dans tous lesmotets de Campra.

Laudabit, Diligam te, et In Domino gaudebo commencent tous trois avec deux voixs’imitant ou alternant pour se rejoindre à la fin. Diligam te présente une partitionsymétrique, formée au centre de deux mouvements pour voix solistes encadréspar les duos. Comme ce fut le cas à plusieurs reprises, c’est du Cantique desCantiques qu’est extrait le texte du motet Tota pulchra est, duo sensuel composésous la forme d’une “chaconne-en-rondeau” (construite sur une mélodie de bassereprise plusieurs fois et entrecoupée de sections contrastées). Cette superbe lignede basse semble avoir eu les faveurs du compositeur, qui l’employa à nouveaudans son opéra-ballet L’Europe galante et, sous une forme développée, dans Cuminvocarem, morceau extrait du deuxième livre de petits motets.

Particulièrement admiré pour la sensibilité de sa mise en musique, In te Dominespes unica mea s’ouvre sur un long récitatif pour ténor soutenu par une harmoniemineure débouchant sur une fugue en trio sur le même thème. Dissipa Domine,qui commence de la même façon, présente des trios tous en style fugué, tandisque de longues notes liées portent le mot “æter—num”. Quam dilecta, où lesdeux voix les plus élevées chantent ensemble de bout en bout, comporte ensecond mouvement un “air gay” sur basse obstinée sur le texte “Cor meum”.

II. – Motets A I, II, III Voix, et instruments avec la basse continue(Livre II, 1699, réédité en 1700, 1711)

Ce volume est précédé d’un Avertissement recommandant l’usage de cesmotets non seulement dans les églises, mais également par les religieuses, lesjeunes filles en géné ral, et quiconque capable de chanter ou d’accompagner.

Parmi les douze motets du recueil, dont la plupart ont été composés après l’ar-rivée de Campra à Paris, six œuvres présentent des compositions symétriques.Dans Jubilate Deo, la symétrie réside dans l’ordre des mouvements (air, air, réci-tatif, air, air), et des mètres (�, 3, �, 3, �). Les mêmes types de construction appa-raissent dans Laudate Dominum, qui comporte en outre une disposition

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symétrique des deux violons, cantonnés dans les mouvements concertants exté-rieurs en réservant l’accompagnement de l’arioso central à la basse continue.Une dispo sition comparable peut être observée dans les instruments et l’accom-pagnement de Ecce quam bonum, dont la partition comprend violons et flûtes. Lasymétrie se situe au niveau du chant dans Cantate Domino et Omnes Gentes, dontle mouvement central (un rondeau sous la forme ABACA dans le deuxième),chanté en alternance par les deux voix solos, est encadré par les duos des mou-vements extérieurs. Quant à Florete prata, il présente une symétrie de tempoavec les deux mouvements lents entourant un “air de vitesse” central, où sontévoqués les vents du sud au printemps.

Le dernier mouvement de Florete prata, “air tendre” où les violons sont rem-placés par deux flûtes, comporte un long prélude de trente-huit mesures, tandisqu’un “air tendre” similaire pour deux flûtes et basse continue apparaît dansImmensus es. Le mouvement final de Ecce quam bonum débute sur un merveilleuxthème de fugue en style italien.

Une basse obstinée enjouée soutient les deux voix dans le mouvement finalde Cantate Domino, et dans Cum invocarem, une version développée de la cha-conne-en-rondeau du Livre I sert de toile de fond à une gracieuse mélodie par-semée de charmantes vocalises sur “lu—men” et “lætitia—am”.

Divers motets témoignent de l’intérêt encore caché d’André Campra pourl’opéra. Cum invocarem comporte un véritable air da capo noté “À la Reprise”,Deus in adjutorium et Ubi es, Deus meus ? présentent de dramatiques ariosos auxharmonies chromatiques, et dans O Jesu aman tissime, l’harmonie chromatiqueintensifiée par les deux violons souligne le sentiment de nostalgie. Outre “l’airde vitesse” de Florete prata, on remarquera les airs vivaces dans Ave Regina cælo-rum et dans le dernier mouvement de Jubilate Deo.

III. – Motets A I et II Voix, au nombre de neuf, avec la basse continue : LePseaume, In convertendo, A Grand Chœur & Symphonie : Et un autre Motet,A la maniere Italienne, A Voix seule, avec deux Dessus de Violons(Livre III, 1703, réédité en 1717)

Bien que la plupart des dix petits motets de ce volume aient pu être compo-sés lors du séjour d’André Campra à Notre-Dame de Paris, ils ne connurent pasla même popularité que leurs prédécesseurs. D’une part, la plus grande partie deces œuvres ne fut peut-être pas donnée dans la capitale, et, d’autre part, il estpossible que le clergé ait détourné le public des œuvres d’un compositeur quiavait délaissé l’Église pour le théâtre.

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Sur les six motets pour voix seule et basse continue, Confitemini Domino,Benedicam Dominum, Sub tuum præsidium et les quatre mouvements de Pange linguasont des airs simples et gracieux, tandis que Cari Zephiri volate, tiré du Cantiquedes Cantiques, fait souffler le vent d’ouest en de longues et fluides vocalises.

Certains de ces motets accusent désormais plus claire ment l’influence de lamusique profane composée par Cam pra. En témoignent plusieurs airs da capo etdivers airs intégrant la reprise. O dulcis amor s’ouvre sur un mouvement arioso –récitatif – arioso évoquant un monologue d’opéra. Dans le premier air deCantemus, exultemus, d’élégantes vocalises de soprano recréent la brillance d’unefanfare de trompettes, effet reproduit dans le second mouvement de Deus mise-reatur nostri. Une véritable tempête de mer se déchaîne dans l’“Elevaverunt” deDominus regnavit, alors que la voix de basse et la basse continue s’engagent dansune série de vocalises, de gammes et d’arpèges montant et descendant à unecadence rapide sur d’inquiétants motifs pointés.

L’élément majeur de la composition de ces motets est à nouveau la notion desymétrie. C’est le cas en particulier du “Motet à la manière Italienne”, Quis egoDomine ?, le seul de ce volume à comporter des instruments en complément de labasse continue. Cette œuvre comprend trois airs, “Adagio-Vivace-Adagio”,“Affectuoso” et “Vivace-Adagio”, chacun précédé d’un prélude. Tandis que lesdeux mouvements extérieurs comportent des violons, le mouvement central faitentendre deux flûtes. Le début et la fin du motet sont marqués par des récitatifs ;le mètre et les tonalités respectent des symétries identiques ; le style, en particu-lier dans les deux mouvements extérieurs, est d’abord fugué, puis concertant.

IV. – Motets A I, II et III Voix, sans Symphonie, et avec Symphonie (Livre IV, 1706, réédité en 1710, 1718, 1766, révisé en 1734)

En 1706, André Campra, solidement établi dans ses fonctions de directeur del’Académie royale de musique, avait déjà donné avec succès plusieurs de sesœuvres de scène. C’est également vers cette époque qu’il aurait commencé àpréparer son premier livre de cantates françaises. Il n’y a donc rien d’étonnant àce que ce quatrième recueil de petits motets reflète plus directement le style deses compositions profanes.

Au nombre des neufs motets de ce recueil se trouvent divers “airs de vitesse”et airs da capo, ainsi que des airs intégrant la reprise. La plupart d’entre eux sontabondamment pourvus de longues vocalises qui ne sont pas toujours en rapportdirect avec le texte. Toutefois, dans le magnifique Regina cæli, air composé selonla structure de l’antienne grégorienne, Campra eut le bon goût de réserver lesvocalises pour les “Alleluias”. Domine salvum fac Regem, œuvre recueillie pour

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deux sopranos et basse continue de l’édition de 1734, en est au contraire presquetotalement dépourvue.

Mea voluptas : Dialogue de l’Amour divin et de l’Âme, dont le texte paraphrase leCantique des Cantiques, se rapproche tout particulièrement du style de l’opéra.Un court dialogue entre la basse, “Mea voluptas !” et le soprano, “Amor mi !”,est suivi d’airs alternant entre chaque voix pour finir sur un rondeau interprétéen duo, écourté dans l’édition de 1734. Un “air de vitesse” échevelé, accompa-gnant dans Beatus vir le verset “Non sic impii”, suggère par ses vocalises le sortréservé à l’impie “telle la paille que le vent emporte au loin”. Grave et drama-tique, le prélude orchestral de Salvum me fac Deus introduit l’air de ténor “Infixussum in limo profundi” par la progression austère et tragique de l’harmonie chro-matique. Le dernier mouvement de Cantate Domino est empreint d’une sensa-tion de triomphe lorsque les deux voix et la basse continue délivrent en un lentcontrepoint libre le texte “Judicabit orbem terræ”.

Une fois encore, c’est la symétrie qui gouverne la plupart des motets de cevolume. Trois d’entre eux reprennent dans le dernier mouvement tout ou partiedu premier mouvement. Si dans Benedic anima mea et Domine Dominus noster del’édition de 1734, la répétition est justifiée par celle des psaumes, dans Exaltabote, en revanche, elle satisfait des exigences purement musicales.

Des parties de violons ou de flûtes sont précisées pour Beati omnes, DomineDominus noster et Benedic anima mea, et l’édition de 1734 prévoit des violons “sil’on veut” dans Quam dulce es et Exaltabo te. La “Symphonie” de Salvum me facDeus est pour deux instruments non précisés plus la basse continue. Dans tousles autres motets comportant des instruments supplémentaires, ces derniers ontun effet direct sur la structure des œuvres en restant muets pendant un ou plu-sieurs mouvements internes.

V. – Motets A I, II, et III Voix, Avec Symphonie, et Sans Symphonie(Livre V, 1720, révisé en 1735)

Entre la publication des quatrième et cinquième volumes, quatorze années sesont écoulées, durant lesquelles le compositeur a non seulement accompli unebrillante carrière à l’Opéra, mais également renoué avec l’Église. Les dixmotets publiés en 1720 constituent une collection de morceaux de bravoure,manifestement influencés par les tragédies lyriques et les opéras-ballets com-posés par l’auteur.

Sept de ces motets comportent une “Symphonie” ; violons uniquement dansEructavit cor meum, violons et flûtes dans Ecce ego Domine et Venite exultemus, et

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violons et hautbois dans Cæli enarrant. Fait inhabituel, une partie de “Viole ouBasse de Violon” figure dans Nunc dimittis. Sub tuum præsidium de l’édition de1735 prévoit deux instruments non précisés. Mais c’est Ecce panis ange lorum quicompte le plus d’instruments, avec des flûtes, des violons, des “Trompettes ouHautbois” et la basse continue.

Bien que seul Nisi quia Dominus comporte un véritable air da capo, nombreuxsont les airs intégrant la reprise. D’éprouvantes vocalises généralement reliées autexte parsèment l’ensemble de ces motets, telles que “glo—riam” dans Nuncdimittis ou le chromatique “plore—mus” dans Venite exultemus. Un dialogue dra-matique intervient dans le dernier mouvement de Domini est terra, où le temporalentit brusquement tandis que le soprano chante “Quis est iste rex gloriæ ?”,pour reprendre lors de la réponse de la basse, “Dominus fortis et potens”. AlmaRedemptoris Mater, gracieuse “antienne à la Vierge” pour soprano et basse conti-nue de l’édition de 1735, ne comporte qu’une seule et brève vocalise.

La majorité de ces motets présente une composition symétrique qui se manifesteprincipalement par la mesure et l’ordre des mouvements, comme dans Domine invir tute tua ou dans la mise en musique jubilatoire de Cæli enarrant, dont le mouve-ment final répète la reprise de l’air d’ouverture. Quant à Nisi quia Dominus, Dominequis habitabit et Venite exultemus, ils s’achèvent dans une magistrale lenteur.

“Lumen ad revelationem gentium”, air final de Nunc dimittis, est une excel-lente fugue pour ténor, “viole ou basse de violon” et basse continue, construiteautour d’un thème de style italien. Venite exultemus s’achève quant à lui sur“Quadraginta annis”, fugue pour voix de basse, deux violons et basse continueévoquant avec fureur la colère de Dieu qui dura quarante ans.

Comme dans ses précédents recueils, André Campra emploie l’harmonie chro-matique et les chaînes de chromatismes pour évoquer la solennité, les supplica-tions, la tristesse, le désespoir ou la nostalgie exprimés par le texte. Les préludesde l’ouverture de Ecce ego Domine et du troisième mouvement de Venite exultemusoffrent des exemples particulièrement frappants de cette habileté à créer ce typed’atmosphère.

Ecce panis angelorum, ultime motet de l’ultime recueil de petits motets, est leplus somptueux de tous. L’œuvre s’achève sur une apothéose de voix, de vio-lons, de flûtes, de trompettes ou de hautbois et de basse continue, avec “CantateDomino canticum laudis”, resplendissant trio en style concertant.

Seul petit motet survivant à ne pas figurer dans l’un des cinq volumes ci-des-sus, Nativitas tua Dei genetrix, aujour d’hui détenu par la bibliothèque municipale

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de Lyon, est une œuvre précoce, similaire par son style à celles des deux pre-miers volumes.

LES GRANDS MOTETS

Cinq seulement de ses grands motets furent publiés du vivant de Campra.Après la parution du premier, en 1703, dans le troisième volume de petits motets,il faut attendre l’arrivée du compositeur à Versailles pour qu’apparaissent les sui-vants. Il ne fait toutefois pas de doute que Jean-Baptiste-Christophe Ballard avaiten projet l’édition d’une série de quatorze grands motets. En 1735, lors de laréédition du cinquième recueil de petits motets, l’éditeur annonça son intentionde publier sept volumes à la suite contenant chacun deux grands motets “qui onttous été composez pour le Roy, & Chantez avec applaudissement, dans laChapelle de Sa Majesté”. De cette série, seuls deux volumes ont survécu.

Campra aurait commencé à composer des grands motets alors qu’il exerçaitencore à la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix, ou durant son bref séjour à Toulon.On sait qu’il en composa à Arles et à Toulouse, qu’il emmena probablement aveclui à Paris.

Les grands motets conservés jusqu’à nos jours sont pour la plupart composésde cinq à dix mouvements clairement définis comportant l’ensemble des formeset des styles rencontrés dans les petits motets complétés par des mouvementspour chœur et orchestre. Ainsi que le voulait la coutume, ils sont longs d’envi-ron quinze minutes. La partition autographe du grand motet Te decet hymnus(1738) comporte même de la main du maître la mention “15 Minutes”. Touss’ouvrent à la manière traditionnelle sur un prélude orchestral construit sur lethème vocal initial, suivi d’une voix solo ou, plus rarement, d’un chœur. Laquasi-totalité de ces grands motets (à l’exception de quelques œuvres courtes)comporte au moins un chœur interne, et tous sans exception s’achèvent sur lechœur et l’orchestre au grand complet. Exception faite des premiers mouve-ments composés sous forme de chœur, le solo d’ouverture tend à jouer le rôle de“prologue” pour l’ensemble de l’œuvre. Ce solo est parfois écrit sous la formed’un arioso, mais rarement d’un récitatif, style beaucoup moins fréquent dans lesgrands que dans les petits motets. La symétrie dans l’ordre des mouvements, sipratiquée dans les petits motets, n’apparaît que dans le quart environ des grandsmotets, les premier et dernier mouvements prenant la forme de chœurs. Si l’onobserve souvent une symétrie de tonalité, en particulier dans les œuvres les plustardives, les symétries de mesure et de tempo sont beaucoup moins fréquentes.

Les fugues, rares dans les petits motets, sont présentes – du fait des chœurs –dans près de la moitié des grands, qui comprennent au moins une fugue ou un

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mouvement essentiellement en style fugué. Les chœurs sont souvent homo-phones, et plusieurs de ceux-ci prennent la forme de ce que Campra appelle un“Dialogue-Chœur”, où le grand chœur, le petit chœur, les solistes et l’orchestrealternent et se font écho.

Les premiers grands motets

Outre In convertendo, publié en 1703, seize grands motets demeurent aujour-d’hui sous forme de partitions manuscrites et de quelques parties séparées à laBibliothèque nationale de France à Paris, à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, à la bibliothèque municipale de Lyon et à la Bodleian Libraryd’Oxford. Par leurs caractéristiques générales, ils présentent des similarités destyle avec les petits motets des quatre premiers recueils, tous publiés avant 1706.De certains des premiers grands motets, on ne connaît guère plus que le nom,seules une ou deux parties séparées ayant survécu.

Comme c’est le cas pour les premiers petits motets, ces œuvres demeurentconservatrices sur le plan de la tona lité. À deux exceptions près, elles gardentune seule tonalité ou son mode opposé majeur ou mineur, bien que Campraopère de brèves modulations vers d’autres tonalités au sein même des mouve-ments. Iste es vas electionis, Usquequo Domine, Confitemini Domino et le Magnificat,tous intro duits par des mouvements en mesure composée con clus par deschœurs, établissent ainsi une symétrie avec les chœurs des derniers mouve-ments. Dans le Ma gnificat, la symétrie s’étend également à la mesure et à la tona-lité. À la fin du Magnificat, du “Grand” Dixit Dominus et du “Petit” Dixit Dominusapparaît le “Gloria Patri”. Chacune de ces trois œuvres offre une mise enmusique différente de la doxologie, alors que Beatus vir, Confitebor tibi et NisiDominus, sans doute du fait de leur tonalité commune, comportent tous le même“Gloria Patri”.

Si, sur la version imprimée, la “Symphonie” de In con ver tendo prévoit cinq par-ties instrumentales reproduisant fidèlement les voix du chœur, dans la plupartdes partitions manuscrites, en revanche, les parties instrumentales internes fontdéfaut. À l’instar de In convertendo, elles comprennent toutefois à la base unorchestre à cordes, et comportent en outre quelques indications pour hautbois,bassons et flûtes. Beati omnes comporte également une partie de trompette.

Ces motets marient agréablement les styles français et italien. Tous pourvus demélodies gracieuses, qu’il s’agisse du “Memoriam” de Confitebor tibi ou de l’aird’ouverture du Magnificat, ils se parent de chœurs enjoués, comme à la fin deUsquequo Domine ou dans le “Magnificavit” de In convertendo. Entrecoupant lesmouvements à la française, des mouvements en style italien multiplient répéti-

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tions textuelles et courtes vocalises. Malgré l’absence d’airs da capo, plusieurscompositions intègrent des reprises. Des basses obstinées et chaconnes appa-raissent dans le “Grand” Dixit Dominus et dans Confitebor tibi, ainsi que dans leMagnificat. Le septième mouvement de Cum invocarem contient une chaconnedans la basse quasiment identique à celle présente dans le mouvement d’ouver-ture en me sure composée du Magnificat. Les mouvements vifs en style concer-tant sont fréquents, tels l’air “In memoria æterna” de Beatus vir et le chœur finalde Iste es vas electionis, “A solis ortu”. De sombres préludes chromatiques intro-duisent les airs tragiques “Sedentes in tenebris et umbra mortis” de ConfiteminiDomino et “Ego vero egenus et pau per sum” de Deus in adjutorium.

La plupart des premiers grands motets comportent au moins une fugue ou unmouvement principalement fugué. Dans le Magnificat et In convertendo, parexemple, le compositeur donne à chaque partie d’un verset son propre thèmemusical, appelé “sujet”. Débutant normalement la fugue avec le premier sujet,Campra combine ensuite le second sujet au premier. Isti sunt agni novelli fournitune exception à cette règle sous la forme d’une fugue da capo. La fugue est sui-vie d’un récitatif et reprise par la suite.

Plusieurs fugues revêtent un aspect particulièrement dramatique. Dans leMagnificat, la première phrase de la fugue “Fecit potentiam in bracchio suo” estchantée sur une note, réitérée comme dans le plain-chant. Vers la fin de l’impé-tueux “chœur de bataille” de Deus noster refugium sur le texte “Conturbatæ suntgentes”, un passage fugué inattendu est précédé par la phrase “Dedit vocemsuam” chantée sur une seule note, suivie de “mo—ta (est terra)” descendant enune lourde vocalise. Un passage d’une ressemblance frappante ouvre le premierchœur de In exitu Israel.

Parmi les “sommeils” dignes d’un opéra qui ponctuent Nisi Dominus et Cuminvocarem, le quatuor de ce dernier revêt une qualité particulièrement symbo-lique, les voix extérieures enveloppant tendrement de longs “in pace…” les doux“Dormiam…” des voix intérieures assoupies. Beati omnes comprend un drama-tique “air de bataille” avec trompette obligée, “Procinxisti virtute ad bellum”.Divers motets précèdent les derniers chœurs de “grandes pauses”, tel le silencegénéral qui, dans le “Grand” Dixit Dominus, effectue la transition entre la vigou-reuse fugue “Judicabit in nationibus” et la cadence solennelle de “multo—rum”.

Plus spectacle de crèche que motet, le “Motet pour le Jour de Noël” Usquequoavertis débute sur un “sommeil” en forme de symphonie pastorale, contant l’his-toire des bergers partis à Bethléem vénérer l’enfant Jésus. Cette œuvre déli-cieuse est conclue par des marches chantées, une chaconne instrumentale(dansée par les bergers ?) et un chœur final sur le texte “Exultemus, jubilemus”.

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Pendant les six années que dura son office à Notre-Dame de Paris, AndréCampra composa et dirigea aussi bien des grands motets que des petits motetset des messes. Bien que les archives ecclésiastiques fassent mention d’un VeniCreator, d’un Sub tuum præsidium et de nombreux Te Deum, elles ne précisent pass’ils sont l’œuvre de Campra. Après son départ de Notre-Dame, son Te Deum estdonné en 1701 pour les Dames de l’Union chrestienne. Ce même Te Deum ainsique l’Exaudiat seront chantés l’année suivante lors d’une cérémonie auxInvalides, et à nouveau en 1704, à l’occasion des festivités célébrant la naissancedu duc de Bretagne. En 1705, Lecerf de La Viéville mentionne le De profundiset le Lauda Jerusalem. Malheureusement, aucune partition d’époque de cesgrands motets n’est parvenue jusqu’à nous.

Les grands motets tardifs

À son arrivée à Versailles en 1723, André Campra est un compositeur établi,aussi réputé pour ses motets et ses messes que pour ses cantates et ses œuvresscéniques. Dans ces conditions, on s’étonnera peut-être de voir que la plupartdes grands motets qu’il écrivit pour la Chapelle royale, ou y amena dans sesbagages, s’inspirent de petits ou grands motets antérieurs. Si les révisions appor-tées se limitent parfois à la conversion d’un air en chœur ou à la réécriture de la“Symphonie” en quatre parties, certains motets diffèrent tant de l’œuvre origi-nale que l’on peut parler de nouvelle composition. Quoi qu’il en soit, de telsemprunts à leur œuvre sont courants chez les compositeurs baroques. Outre unmoyen d’honorer l’obligation de fournir des œuvres à un rythme régulier, cettepratique, tout en procédant d’une quête authentique de la perfection, permet aucompositeur de faire jouer les plus belles à nouveau.

Dans les derniers grands motets, l’évident mélange de style français et italien,caractéristique des premiers motets de Campra, a mûri pour donner un style per-sonnel plus équilibré. À l’époque, il est vrai, ces styles bien définis commen-çaient à se fondre en un style plus européen, le haut baroque.

L’ensemble de ces motets, dont les manuscrits sont aujour d’hui conservés à laBibliothèque nationale, peuvent être classés en trois catégories :

a) les motets déjà révisés apportés par Campra à son arrivée à Versailles ; b) les motets écrits ou révisés à Versailles durant sa période la plus active ;c) les motets écrits ou révisés à Versailles après 1734 environ.

a)À en juger par leur allure générale et leur calligraphie, cinq motets, tous basés

sur des grands motets antérieurs, semblent avoir été révisés avant la nomination

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de Campra à la Chapelle royale. Beatus vir, Confitebor tibi (daté de 1706) et NisiDominus (daté de 1712) présentent tous des modifications minimes par rapportaux manuscrits d’Aix-en-Provence, et ont tous trois perdu leur “Gloria Patri”commun. O Panis Deus est tiré des deux derniers mouvements de Isti sunt agninovelli, tandis que le seul motet symétrique de ce groupe, Cantate Domino, estbasé sur un jeu incomplet de parties séparées antérieures ainsi que sur le petitmotet du Livre IV. À l’exception de Confitebor tibi, les partitions sont toutes desmanuscrits autographes. Ces œuvres conservent dans une large mesure les traitscaractéristiques des premiers grands motets.

b)Une écriture légèrement plus tardive et plus nette apparaît sur dix-neuf des

vingt et un manuscrits, dont les dates correspondent pour la plupart à la périodela plus active du compositeur à la Chapelle royale (1723-1734 env.). Au nombrede ces grands motets figurent certaines de ses œuvres les plus renommées. Sidouze, parmi elles, sont inspirées de petits ou grands motets antérieurs, au moinscinq autres sont quasi certainement tirées de versions plus anciennes, dont il nesubsiste malheureusement aucune trace. Au moins trois de ces motets sont aucontraire entièrement nouveaux.

La composition de ces œuvres présente une diversité tonale et une richesseharmonique supérieures à celles des grands motets antérieurs. BenedictusDominus, Miserere, le Te Deum, Omnes gentes, Regina cæli et Laudate pueri, tous amor-cés par un mouvement choral, possèdent des structures assez équilibrées. Unesymétrie toute différente intervient dans De profundis, dont la solennelle poly-phonie de l’ouverture réapparaît sous une forme télescopée pour introduire le“Requiem” final.

Si, au cours de ses précédentes fonctions, Campra avait dû faire appel à desmusiciens supplémentaires pour interpréter ses grands motets, Versailles, enrevanche, lui ouvre l’accès de ses innombrables ressources. Outre une gammeplus étendue d’instruments pour accompagner les chœurs et les solistes, l’or-chestre lui offre l’assurance d’un incomparable son symphonique. Cette qualitéest particulièrement sensible dans le prélude d’ouverture, qui donne le ton dumotet tout entier et par lequel ce dernier peut être reconnu. Avant qu’aucunevoix ne se soit fait entendre, l’orchestre énonce dans toute sa splendeur la quin-tessence de la musique qui va suivre. Que ce soit la grandeur du Te Deum, lanoblesse de l’Exaudiat ou le pathétique du De Profundis, l’âme de chaque grandmotet est insufflée par le prélude d’ouverture.

Une foule d’instruments se prêtent à l’accompagnement des ensemblesvocaux et des solos. Des bassons se joignent à la basse continue de Lauda

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Jerusalem dans le gracieux air pour baryton “Qui dat nivem sicut lanum” ; deshautbois, flûtes, cordes et basse continue accompagnent l’élégant solo poursoprano “Ascendit Deus in Jubilo” de Omnes gentes, “Trompette ou hautbois” etflûte solo ornant la ligne de la voix. Afin d’exécuter le “Bruit de Guerre” qui pré-cède le duo de barytons “Hi in curribus” dans Exaudiat te Dominus, un vasteensemble de cordes, deux trompettes, des timbales et la basse continue joignentleurs efforts en un prélude furieusement belliqueux. Dans le solo d’ouverture duDe profundis, flûtes et violons introduisent le chanteur et lui font écho au fild’une mélodie éloquente s’élevant “des profondeurs” au-dessus de la pédalegrave de l’orchestre.

Mais c’est dans les chœurs que la splendeur du grand motet atteint son apo-gée. Dans les nombreux dialogues-chœurs homophoniques dotés d’un textejoyeux, tels que le “Magnificavit” de la version révisée de In convertendo ou lechœur final de Benedictus Dominus, les contrastes établis entre le grand chœur, lepetit chœur, les solistes et l’orchestre, sur un rythme de marche ou de danse,cons truisent peu à peu une dynamique irrésistible. Un effet semblable estobtenu dans le chœur d’ouverture de Laudate pueri, où les entrées concertantesdes voix se fondent presque immédiatement en une homophonie sur une puis-sante mesure à trois temps. Un dialogue-chœur d’un type particulier intervientdans le rondeau de Eructavit cor meum, le chœur entonnant le refrain homopho-nique tandis que les solistes chantent les épisodes contrastés. Dans O filii, lessolistes interprètent une longue série de versets qu’interrompt le refrain chantépar le chœur. “Irascimini” offre dans Cum invocarem un chœur particulière mentdramatique, le chœur persévérant dans l’homo phonie tandis que l’orchestres’abandonne au courroux le plus polyphonique.

À l’extrême opposé des chœurs homophoniques, mais non moins magnifiques,sont les fugues. La plupart de ces motets en comprennent au moins une. Maistandis que dans les premiers grands motets, les fugues débutent avec un sujetensuite combiné au second sujet, cette forme n’est présente que dans cinq desœuvres plus tardives, les autres présentant des structures plus expérimentales.Certains comportent plusieurs versets, nécessitant chacun un ou deux thèmesmusicaux. Nombreux sont les sujets doubles ou triples où deux ou trois voixchantent le même texte, mais sur des mélodies concordantes différentes. Lafugue finale du De profundis débute avec le double sujet “Et lux perpetua”, puisun second “sujet” comprenant un motif de carillon commence à “sonner” du finfond de la basse continue. Omnes gentes comporte deux fugues successives au seind’un même mouvement. La première, basée sur le double sujet “Principespopulorum”, est en mode mineur ; la seconde, en mode majeur, repose sur unsujet unique, “Quoniam dii”. Le chœur “Annunciate inter gentes” de Cantate

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Domino (Psaume 97) débute comme une fugue sur le sujet “Annunciate”,ensuite combiné au second sujet, “in omnibus populis”. Après le départ en solod’un troi sième sujet, “Quoniam magnus Dominus”, le premier sujet réapparaîtpour se mêler à lui. La dernière partie du mouvement est homophonique. Uncontrepoint extrêmement complexe intervient dans le troisième verset du LaudaJerusalem, la première moitié du verset “Qui posuit fines” étant présentéecomme un triple sujet ; la seconde moitié du verset, “et adipe frumenti”, elle-même dotée d’un sujet, se combine au triple sujet. Commencé de manièrehomophonique, le dernier mouvement de Deus in nomine est suivi d’une fugue,“Et super inimicos meos”, qui devient homophonique à la fin. Dans le derniermouvement du Te Deum, la première phrase du verset “In te Domine spe ravi”est présentée sous forme homophonique. La deuxième phrase, “Non confundarin æternum”, est présentée comme une fugue entrecoupée de passages homo-phoniques basés sur les deux phrases du texte. La texture de Notus in Judea Deusest motivée par un contenu dramatique : la première phrase du texte “De cælo”est présentée lentement sous forme fuguée ; à “Terra tremuit”, la musiqueprend une tournure agitée, et “et quievit” n’est accompagné que de quatresinistres accords. Mais c’est Deus in adjutorium qui fournit la forme la plus inha-bituelle, déjà rencontrée dans l’un des premiers grands motets : une fugue dacapo, amorcée avec une fugue sur le verset “Confundatur” et suivie d’une sec-tion homophonique annotée à la fin par Campra “à la reprise / Confundatur /Jusqu’au mot fin”.

Un style antérieur de contrepoint apparaît dans deux des nouveaux motets.Dans Pange lingua, le verset en plain-chant “Verbum caro” est chanté en delongues notes par les barytons tandis que les autres voix imitent ses motifs. Lemouvement final de Regina cæli emploie des passages de l’antienne à la Vierge,d’abord dans une version ornée interprétée en solo par un baryton, puis en delongues notes entonnées par tous les barytons tandis que les autres voix imitentles motifs de l’antienne.

Lors de la révision de Ecce panis angelorum, publié dans le Livre V, AndréCampra ajouta un chœur et un orchestre complet au mouvement final, “CantateDomino”, par bonheur sans toucher à ce magnifique style concertant. En révi-sant les copies d’Aix et de Lyon de Deus noster refugium, le compositeur modifiale prélude du chœur “Sonnuerunt et turbatæ sunt aquæ eorum”, lui ajoutant desparties de hautbois, de flûte, de cordes et de basse continue. Le mouvement desvagues qui s’enflent et se brisent est superbement illustré par les gammes affo-lées, les notes pointées, les furieux trémolos et l’alternance de passages forts etdoux ; la partition comprend également des indications de crescendo : “doux”,puis “plus fort”, puis “fort”.

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Étant des hymnes, deux des nouveaux motets, Pange lingua et Sacris solemniis,se terminent naturellement par un “Amen”. Dans le premier, ce passage occupetoute la moitié du second mouvement. Et quel “Amen” ! Quatre déclamationschorales séparées par des interludes orchestraux, formant chacune une mer-veilleuse cascade de charmantes mélodies.

c)Aux environs de l’an 1734, la santé déclinante d’André Campra commence à le

priver de l’usage de la plume. L’écriture chancelante dont sont couvertes les par-titions autographes des six grands motets composés ou révisés après cette dateen témoigne. Pour son dernier motet, Deus judicium tuum (1741), la plus grandepartie de la partition est écrite d’une autre main. Le compositeur n’en trouva pasmoins la force de préparer des éditions révisées et complétées de ses quatrièmeet cinquième recueils de petits motets, publiés en 1734 et 1735. Il éla bora éga-lement au moins trois volumes de grands motets. Pseaumes à Grand Chœur,Livre I (1737, réédité en 1749) contient Benedictus Dominus, et Notus in Judea, tandis que le Livre II (1738) comprend Deus in nomine et Cantate Domino(Psaume 95). (Aucune copie du troisième ouvrage n’a été retrouvée jusqu’à pré-sent.) Ce sont des copies relativement fidèles de leurs manuscrits autographes.

Les six derniers motets, tous datés entre 1736 et 1741, présentent maintes res-semblances avec le principal groupe de grands motets écrits pour la Chapelleroyale. Tous comportent des chœurs homophoniques ou dialogues-chœursconstruits sur des rythmes de danse enjoués. Seul Cæli enarrant contient unefugue, débutant et s’achevant sur le même sujet “In omnem terram”, mais com-portant au milieu du mouvement un deuxième sujet “Et in fines”, combiné aupremier. Magnus Dominus, Benedicam Dominum et Deus judicium tuum contiennentdes fugues à un seul sujet et fin homophonique. Amorcé comme une fugue àdouble sujet, le chœur “Meditatio” de Cæli enarrant comprend dans sa deuxièmemoitié un dialogue-chœur. La forme contraire peut être observé dans MagnusDominus, la première partie du chœur “Quoniam ecce reges” étant homopho-nique tandis que la seconde partie débute comme une fugue sur le double sujet“Conturbati”, ensuite suivi d’un deuxième double sujet, “Tremor”. Dans le der-nier mouvement de Deus judicium, fugue et homophonie alternent :“Benedictus” est homophonique, et “Qui facit mirabilia” est fugué. Ni Te decethymnus, ni Jubilate Deo ne comportent de fugue.

Parmi les mouvements pour voix seule figure un délicieux air da capo avecreprise intégrée à la fin de Deus judicium tuum : “Sit nomen ejus”, pour soprano,hautbois et basse continue. Sur la partition de Te decet hymnus, Campra annota lesixième mouvement “Pastorale, ou Bergerie”. Habilement adapté à son texterustique “Benedices corona anni”, est cet air doux et berçant pour soprano et

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violon obligé, hautbois et basson, soutenu en bourdon par les cordes graves etla basse continue.

Sur la dernière page de Te decet hymnus, Campra nota “au CommencementJusqu’à / la fin du Chant / Te decet &”. Par cette indication, le compositeurrenouait avec une pratique adoptée dans certains des petits motets du quatrièmevolume (1706), c’est-à-dire la répétition du mouvement d’ouverture à la fin, bienque cette répétition ne soit pas mentionnée sur le texte original. Te decet hymnus(1738) obéit ainsi, pour des raisons purement musicales, à une stricte symétrie.

LES MESSES

Pour des raisons précisées plus haut, il ne subsiste aujour d’hui que trois desmesses composées par Campra, messes toutes trois fort différentes.

1. Probablement la plus ancienne de ces messes, la Messe de M. Campra figuresur un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale. Cette œuvre en plain-chant, de par l’alternance de l’orgue et du chœur dans le Kyrie, le Sanctus etl’Agnus Dei, a un caractère de messe à l’orgue ; dans le Gloria et le Credo, toute-fois, l’alternance se situe entre la voix seule et le chœur.

2. La Missa ad majorem Dei gloriam, publiée par Chris tophe Ballard en 1699, estl’élégante mise en musique chorale de l’ordinaire de la messe. Le texte estdivisé en cinq parties habituelles : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei. Toutau long de cette messe, la musique est de prédominance homophonique, occa-sionnellement antiphonale, bien que des passages en contrepoint en imitationsurviennent dans le Kyrie, le Gloria et le Credo. La tonalité demeure principale-ment mineure jusqu’au milieu de l’œuvre, où elle passe en mode majeur audébut du “Et resurrexit”, pour repasser en mineur à la fin de “Sedet ad dexte-ram Patris”. Autre élément de symétrie, la similarité des parties soprano et bassedans les premières mesures du Kyrie, du Credo et de l’Agnus Dei.

3. Parmi les meilleures et les plus belles œuvres religieuses de Campra figuresa Messe des morts, aujourd’hui conservée à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence et en deux manuscrits à la Bibliothèque nationale de France. Elle futvraisemblablement composée ou révisée pour les funérailles de l’archevêque deParis, monseigneur François de Harlay, célébrées le 26 novembre 1695, soit dix-sept mois après la nomination du compositeur en tant que maître de musique deNotre-Dame de Paris.

Le texte comprend sept des parties traditionnelles d’un Requiem : Introït,Kyrie, Graduel, Offertoire, Sanctus, Agnus Dei et “Post-communion” (telle qu’elle est

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intitulée dans les manuscrits ; il s’agit en réalité de la Communion). Il manquedonc le Trait, le Dies iræ et le Benedictus.

En dépit de sa longueur et de sa complexité, cette messe est composée de façonsymétrique et fort bien organisée. Chaque partie, subdivisée, commence par unprélude et se termine sur un chœur. Au centre est l’Offertoire avec ses trois chœurshomophoniques, encadré par le Graduel et le Sanctus, chacun doté de deuxchœurs homophoniques, encadrés à leur tour par le Kyrie et l’Agnus Dei, chacunayant un chœur homophonique. L’ensemble de la messe est lié par la symétrie del’Introït et de la Post-communion, chacun doté de deux chœurs polyphoniques. Lasymétrie de l’Introït et la Post-communion se situe également à un autre niveau.Vers le début de cette dernière, un merveilleux télescopage du prélude d’ouver-ture de la messe se fait entendre dans l’orchestre. Quand le chœur entonne“Requiem æternam”, la boucle de cette architecture symétrique est fermée.

Gouvernés par des symétries semblables, le Requiem et le De profundis se rejoi-gnent sur plusieurs aspects. Vers la fin de la messe, un motif de carillon se met à“sonner” des profondeurs de la basse continue, représentant le carillon funèbrede Notre-Dame. Ce même motif de carillon est présent à la fin du De profundis.En outre, les sujets des fugues des chœurs finaux de la messe présentent denettes ressemblances avec ceux de la fugue finale du De profundis, ainsi que ceuxde la fugue finale du Te Deum.

L’Introït de la messe compte parmi les plus belles œuvres que Campra aitcomposées. Tandis que débute le prélude solennel, la phrase initiale de la mélo-die de plain-chant se fait entendre dans la basse continue, les cordes planantdoucement au-dessus pour créer une atmosphère de douce tristesse et de séré-nité. Dans le chœur suivant, la totalité de la première partie du plain-chant estchantée par les basses, pendant que les voix supérieures tissent de beaux motifsen contrepoint. Tandis que le chœur poursuit le reste du plain-chant, “Et luxperpetua” apparaît dans la partie des ténors, puis des barytons. Suit le “Te decethymnus”, puis est répété le grand “Requiem” choral.

Dans la Préface de deux volumes de ses petits motets, André Campra nousoffre un aperçu de ses ambitions musicales, mentionnant modestement lesaspects les plus frappants seulement de son génie :

— “d’animer par des beaux Chants des Paroles de l’Ecriture” (Livre I),

— “les devoirs de la Religion m’ordonnent d’imiter par des chants, les occupationsdes Esprits Célestes” (Livre IV).

304 LE CONCERT DES MUSES

Page 21: LA MUSIQUE RELIGIEUSE D NDRÉ CAMPRAphilidor.cmbv.fr/content/download/491811/5302319/file...LA MUSIQUE RELIGIEUSE D’ANDRÉ CAMPRA Anne BAKER 1993 André Campra servit l’Église

Ce compositeur possède un grand talent pour les lignes mélodiques, qu’ils’agisse d’un simple air ou d’un chœur magistral, d’une charmante partie d’ins-trument obligé ou d’un orchestre au grand complet. Don étroitement lié à celuide la mélodie, chaque mélodie possédant son propre rythme, André Campra a lesens du rythme des mots, de la danse, de la procession ou du concerto.

La combinaison des mélodies le fascinait. Non content de composer de mer-veilleux contrepoints, basses obstinées, chaconnes, cascades, fugues et œuvresconcertantes, il avait également l’art de ces assemblages exquis de mélodiesmariées note à note que l’on appelle “harmonie” ou “homophonie”, et par les-quels est réalisée l’illustration quasi parfaite du texte par la musique.

Reflet de ce respect du texte, un sens aigu de la scène. André Campra saitcomment dépeindre en musique tout le drame des Écritures, tempêtes et trem-blements de terre, sommeils et pastorales, lamentations, danses et célébrations,fanfares, batailles et processions. Il sait également évoquer les émotions vitalesque sont l’amour et la nostalgie, la crainte et la colère, la tristesse et la gravité,les louanges et la joie, l’étonnement et l’adoration.

Enfin, grâce à son don pour l’ordre et la symétrie, André Campra a su donnerà ses messes et motets ces qualités spéciales de la beauté.

Traduction Adrian Shaw

A. BAKER : LA MUSIQUE RELIGIEUSE D’ANDRÉ CAMPRA 305