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La musique de Fausto Romitelli Influences, techniques et style _____________________________________________________________________________________________________ Pierre Slinckx Promoteur : Jean‐Luc Fafchamps Section : Ecriture et théorie musicale Option : Composition Année académique 2012‐2013

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La musique de Fausto Romitelli Influences, techniques et style 

_____________________________________________________________________________________________________  

Pierre Slinckx Promoteur : Jean‐Luc Fafchamps 

                     

Section : Ecriture et théorie musicale Option : Composition 

Année académique 2012‐2013

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La musique de Fausto Romitelli Influences, techniques et style 

                

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 Remerciements    Je  tiens  à  remercier  Jean‐Luc  Fafchamps,  mon  promoteur,  qui  a  mis  sa  vaste culture et son temps à ma disposition. Je remercie également Geoffrey François pour ses informations sur les instruments‐jouets ainsi que mes parents pour les relectures. 

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Introduction    Si j'ai décidé d'écrire mon mémoire sur la musique de Romitelli, c'est parce qu'il est  un  des  rares  compositeurs  (sans  distinction  entre  savant  et  populaire)  à  m'avoir retourné les tripes. Son art de la forme et du son est parvenu à produire en moi la même exaltation  ressentie  à  la  découverte  de  Pet  Sounds  des  Beach  Boys;  le  même bouleversement  qu'à  produit  Drukqs  d'Aphex  Twin  sur  mon  écoute;  le  même émerveillement qu'avec  les madrigaux de Gesualdo;  la même extase qu'avec The Dark Side of the Moon de Pink Floyd... Pour moi, il a réussi à digérer et à synthétiser une bonne part  de  la  culture musicale  occidentale,  sans  frontières  stylistiques,  et  à  la  renouveler sans pédanterie ni  sectarisme. Ainsi,  en  tant que  jeune compositeur,  il m'a paru qu'un enseignement pouvait être tiré de son écriture.   J'ai essayé de structurer ce mémoire de manière à entrer progressivement dans l'atelier de Romitelli  :  j'y parle d'abord de ses racines esthétiques, des instruments qui lui sont chers et de l'usage qu'il en fait, de son approche de l'harmonie, de ses techniques de développement et enfin de certaines constantes dans ses  formes.  Je n'ai sans doute pas pu éviter de déborder d'un sujet à  l'autre, ce qui est probablement inévitable dans une  fragmentation  thématique  aussi  artificielle  qui  ne  rend  pas  compte  de  la  grande cohérence du style de ce compositeur trop tôt disparu.   Les  observations  faites  au  long  de  cette  étude    consacrée  à  la  musique  de Romitelli  sont  à  considérer,  par  nature,  comme  incomplètes,  car  elles  ne  portent délibérément  que  sur  la  dernière  période  de  production  et  plus  particulièrement  sur Professor Bad Trip (1998‐2000), Blood on the Floor (2000), Amok Koma (2001), Trash TV Trance (2002) et Audiodrome (2003) que j'ai analysés plus en profondeur. 

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I. Fausto Romitelli (1963­2004)1    Compositeur  des  plus  prometteurs  de  la  jeune  génération  italienne,  Fausto Romitelli,  né  à  Gorizia  (Italie)  en  1963,  disparut  prématurément  en  2004  des  suites d'une longue maladie.   Il étudia tout d'abord avec Franco Donatoni à l'Accademia Chigiana de Sienne et à la Scuola Civica de Milan. Outre Donatoni,  ses premiers grands modèles  furent György Ligeti,  Giacinto  Scelsi,  puis  Stockhausen,  Boulez  et  Grisey.  Les  œuvres  des  années quatre‐vingt témoignent déjà de l'importance du son comme « matière à forger », selon l'expression  du  compositeur  :  Ganimede  (1986),  pour  alto,  Kû  (1989),  pour  quatorze musiciens.   Dans  les  années quatre‐vingt  dix,  il  poursuivit  son  investigation  du  sonore  à Paris, à l'Ircam et avec les musiciens de l'Itinéraire – Murail, Grisey, Lévinas, Dufourt. Il suivit  le  Cursus  de  composition de  l'Ircam et  collabora  de  1993  à  1995,  avec  l'équipe Représentations musicales en qualité de compositeur de recherche. Ces expériences sur la synthèse sonore et l'analyse spectrale irriguent les pièces composées à partir de cette période  :  Sabbia  del  Tempo  (1991)  pour  six  interprètes,  Natura  morta  con  fiamme (1991) pour quatuor et électronique.   Compositeur  non  formaliste,  Romitelli  ne  craignait  pas  l'hybridation, décloisonnant  la  frontière  entre musique  savante  et  populaire.  Distorsion,  saturation, inspiration du rock psychédélique, harmonie « sale » font partie de son univers musical : Acid Dreams & Spanish Queens (1994), pour ensemble amplifié, EnTrance (1995), Cupio Dissolvi (1996). Le cycle Professor Bad Trip I, II et III (1998‐2000), associant des couleurs instrumentales  acoustiques  distordues,  électriques  ainsi  que  d'accessoires  comme  le mirliton  et  l'harmonica,  s'inspire  des  œuvres  d'Henri  Michaux  écrites  sous  l’effet  de drogues et recrée une atmosphère hallucinatoire.   An Index of Metals (2003), video‐opéra pour soprano et ensemble avec vidéo de Paulo  Pachini  est  l'œuvre  testament  de  Fausto  Romitelli,  synthèse  et  sommet  de  son langage musical. 

 

                                                        1 Cette notice biographique est issue de http://brahms.ircam.fr/composers/composer/2755/#bio 

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II. Racines    La  musique  de  Fausto  Romitelli  est  nourrie  de  nombreuses  racines  déployées comme un rhizome à  travers un vaste horizon culturel,  sans égard pour  les  frontières traditionnellement  établies  entre  "savant"  et  "populaire",  "pur  "et  "impur".  Ce  terreau culturel est bien sûr musical mais aussi extra‐musical, l'imaginaire du compositeur étant largement nourri par la littérature, le cinéma, la peinture... Il suffit de parcourir les titres de ses œuvres, pour s'en convaincre. En vrac  : Professor Bad Trip, Amok Koma  (2001), Audiodrome ­ Dead City Radio (2003), Poppy in The Cloud (1999) ... Souvent mystérieux, ils  cachent  généralement  un  réseau  de  références  qui  définissent  une  sorte  de  cadre psychologique et esthétique, un "lieu" où va se dérouler le rituel musical.   

A. Influences musicales  

«(...)  je  rentrais  le  soir  (...)  et  il  était  en  train  d'écouter  les Blonde Redhead  au volume 16 et je dois dire que c'était toujours un choc pour moi!»2 

   Ce  témoignage  de  Luisa  Vinci,  sa  dernière  compagne,  manifestement  plus "classique"  que  lui,  résume  bien  l'attitude  du  personnage  :  rien  à  voir  avec  l'image habituelle du compositeur studieux... Qu'il le veuille ou non, Romitelli est probablement devenu  l'un de  ces  «compositeurs  cultivés»3  en passant  par  le  conservatoire de Milan puis par  l'IRCAM, ces «Club Méditerranée pour intellectuels »4. Malgré son scepticisme affiché face à certains comportements «qui mène(nt) à un académisme insupportable»5, il revendique son appartenance au milieu de la musique contemporaine et se situe lui‐même dans une lignée esthétique claire :  

«[...] Gyorgy Ligeti avec les œuvres des années soixante, Atmosphères et Lontano. Cette volonté de transformer les sons s'est développée avec Claude Debussy et l'Ecole spectrale, avec Grisey, Dufourt, Levinas, Murail... C'est une musique qui m'intéresse; même si c'est une musique dépassée comme le dodécaphonisme. »6 

   Mais ses propos restent assez durs concernant la musique contemporaine et ses dogmes; ce qu'il cherche à créer dépasse les clivages réducteurs :  

«Le son dans la musique contemporaine est "castré" par le formalisme et par les dogmes  sur  la  pureté  du matériau musical  :  un  son  cérébral,  sans  corps,  sans chair  ni  sang.  Moi,  j'aime  le  son  sale,  distordu,  violent,  visionnaire,  que  les 

                                                        2 Luisa Vinci in Maria Mauti (édité par), Andrea Locatelli (réalisation), "Incontri Contemporanei : Fausto Romitelli", Classica (chaîne télévisée italienne), 2009. Traduction : Pierre Slinckx. 3 "Il compositore come virus", dans Milano musica. Percorsi di musica d'oggi ­il pensiero e l'espressione. Aspetti del secondo Novecento musicale in Italia, Milan, Milano Musica, 2001, p.148‐149 in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 133 4 Entretien avec Omer Corlaix, dans Musica Falsa, 11, 2000, p. 84‐85 in idem, p. 153 5 idem 6 idem, p.154 

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musiques populaires ont parfois  su exprimer et que  je  cherche à  intégrer dans mon écriture.»7 

   C'est  donc  un  son,  «visionnaire»,  qui  est  son  Saint‐Graal  et  il  n'a  aucun  mal  à reconnaître que  les  expérimentations  sonores de  certains musiciens  "populaires"  sont aussi riches esthétiquement, voire résolument plus modernes, qu'une bonne part de  la musique réputée moderne. La liste de ses mentors s'élargit :  

«J'aime  le  rock  psychédélique  des  années  soixante  et  du  début  des  années soixante‐dix.  J'adore  le  son  de  Jimmy  Hendrix,  des  Pink  Floyds  ou  du  Velvet Underground qui étaient à l'avant‐garde de l'époque. J'aime Nirvana, mais aussi les musiques d'ambiance de Brian Eno.»8 

   Cette  grande  liberté  et  inventivité  sonore  également  typique d'une partie  de  la techno et de l'électro (avec des musiciens tels qu'Aphex Twin et Tricky) représente une autre grande source d'inspiration pour Romitelli. Il est notamment fasciné par l'absence totale de hauteurs définies dans certains morceaux d'électro où le focus est totalement mis  sur  l'aspect  timbral  du  son.  Il  reste  cependant  assez  critique  face  à  une  certaine forme de  conservatisme dans  ces milieux,  notamment dans  le  rock  «qui  n'a  jamais  su s'affranchir de certains clichés tonals ou modaux»9.  

B. Influences extra­musicales  

«Fausto était une personne cultivée,  très cultivée  :  il  était  capable de  lire peut‐être vingt livres par mois.»10 

   Ces paroles de Luisa Vinci  témoignent du grand appétit  culturel de Romitelli  et notamment de sa passion pour  la  littérature. De nombreuses œuvres sont directement inspirées  de ses lectures. Le cycle Professor Bad Trip, par exemple, est influencé par les récits d'Henri Michaux sur  les effets de  la mescaline dans Misérable Miracle  (1956) ou Connaissance  par  le  gouffre  (1961).  Romitelli  y  a  puisé  un  "champ  lexical"  qu'il  a métaphoriquement  transposé  en  sensations  sonores  dans  une  esthétique  de l'hallucination, de la perte de contrôle :  

«Un infime permanent séisme y règne, qui fait songer à un processus ruiniforme, sans  que  rien,  malgré  les lézardes  incessantes  ne  tombe  en  ruine.»,  «La Mescaline  est  un  trouble  de  la  composition.  Elle  développe  niaisement.», «L'inharmonieuse mescaline  (...)»,  «La mescaline  donne  des  envies  frénétiques qui  paraissent  et  disparaissent  dans  l'instant.»,  «Plus  tard  encore  elle  fait onduler  toute  chose,  d'une  presque  imperceptible  et  microscopique  houle.», 

                                                        7 Entretien avec Danielle Cohen‐Levinas, dans La création après la musique contemporaine, Paris, L'itinéraire/L'Harmattan, 1999, p. 87‐90 in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 143 8 Entretien avec Omer Corlaix, dans Musica Falsa, 11, 2000, p. 84‐85 in idem, p. 155 9 Programme du festival international des musiques d'aujourd'hui Musica, Strasbourg, Musica, 2000, p.154‐155 in idem, p. 136 10 Luisa Vinci in Maria Mauti (édité par), Andrea Locatelli (réalisation), "Incontri Contemporanei : Fausto Romitelli", Classica (chaîne télévisée italienne), 2009. Traduction : Pierre Slinckx. 

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«L'allongement  fantastique  des  images  dans  la  vision mescalinienne  (...)»,  «La Mescaline répète, énumère.»...11 

   Ces  extraits  tirés  de  Misérable  Miracle  sont  l'essence  des  procédés  formels employés dans Professor Bad Trip (et certainement dans toute la dernière production du compositeur).  La  référence  à Michaux n'est  connue que par  la  note  d'intention  que  le compositeur a rédigée mais elle infiltre poétiquement sa musique.   Le  rapport  à  la  littérature  est  parfois  plus  évident  et  traditionnel,  notamment dans Lost où Romitelli utilise des textes de Jim Morrison (Chanteur des Doors...) ou dans The Poppy in the Cloud où il met en musique trois poésies d'Emily Dickinson.   Mais Romitelli aime par dessus tout croiser les références et créer un réseau de symboles qui donnent naissance à une imagerie; c'est ce "lieu" dont je parlais plus haut qu'il cherche à élaborer pour libérer son imagination et influer sur celle des auditeurs. Ainsi,  pour  revenir  à Professor Bad Trip, Romitelli  ajoute  à  la  référence mescalinienne celle de l'univers pictural de Francis Bacon et plus particulièrement à ses Three Studies for Self­Portrait des années 70 où son autoportrait apparaît trois fois à divers degrés de déformation :   

 Figure 1 : Francis Bacon, Three Studies for Self­Portrait, 1976, huile sur toile en trois parties, 35.5 x 101cm, 

collection privée12 

  Dans ces trois peintures, on reste dans un univers qui est déjà assez familier : la répétition  obsessive,  la  distorsion  des  images,  une  certaine  violence,  un  sentiment  de vitesse... Le titre du cycle pour ensemble instrumental, enfin, achève de planter un décor irréel; il fait référence à l'univers du graphiste/dessinateur italien Gianluca Lerici (dont le  nom  d'artiste  était  "Professor  Bad  Trip"...)  connu  dès  les  années  80  comme illustrateur  pour  divers  fanzine  punk,  "mail  artist"  et  créateur  de  t‐shirts  artistiques, dont l'esthétique provient des subcultures punk et underground internationales13. Voici un exemple représentatif du style de l'artiste :  

                                                        11 Henri Michaux, Misérable Miracle, Gallimard, nrf, 1991 12 Source : site web de Christie's http://www.christies.com/lotfinder/paintings/francis‐bacon‐three‐studies‐for‐self‐portrait‐5074047‐details.aspx 13 Source : http://www.gomma.tv/index.php?id=85 

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 Figure 2 : Pochette du CD Anamorphosis, de l'Ensemble Talea14 

  L'imagerie cyber‐punk se superpose à des représentations humaines aux visages déformés par un effroi à la fois figé et frénétique. Finalement, ces moyens esthétiques ne sont qu'une manière de parler du monde dans lequel il vit :  

«Depuis  que  je  suis  né,  je  baigne  dans  les  images  digitalisées,  les  sons synthétiques,  les  artefacts.  L’artificiel,  le  distordu,  le  filtré  ‐  voilà  ce  qu’est  la Nature des hommes d’aujourd’hui»15 

       Le cas d'Audiodrome s'inscrit dans la même démarche. Le titre, déjà, nous renvoie très  certainement16 au  film de Cronenberg, Videodrome,  où  le protagoniste, Max Renn, producteur  d'une  chaîne  télévisée  spécialisée  dans  le  trash,  est  pris  d'hallucinations après  avoir  regardé  une  émission  soi‐disant  pirate  qu'il  rêve  de  programmer  sur  son canal,  où  des  supposés  comédiens  sont  torturés  et  tués  lors  de  mises  en  scène hyperréalistes.  L'homme  ‐  et  les  spectateurs du  film même  ‐  finissent par perdre pied avec la réalité : la confusion devient telle que le personnage ne voit plus d'autre solution que  le  suicide.  Ce  film  est  une  critique  de  la  place  des  media  dans  la  société  et,  à plusieurs  égards,  se  réfère  aux  théories  de  Marshall  McLuhan  («The  medium  is  the message»). Romitelli résume :   

«La perception du monde est créée par les canaux de transmission : ce que nous voyons et écoutons n'est pas simplement reproduit, mais élaboré et  recréé par un medium électronique qui se superpose et se substitue à l'expérience réelle.»17 

   C'est  bien  ce  qu'exprime  le  «You  are  lost»  susurré  au mégaphone  en  guise  de conclusion  à  Audiodrome  :  nous  sommes  perdus  au  milieu  d'un  flux  anarchique d'informations (tout comme Max Renn qui s'exclame «I don't know where I am now» à la fin du film).   Le  sous‐titre Dead  City  Radio  fait  directement  allusion  au  CD18  homonyme  qui consiste en une lecture de textes de William S. Burroughs par lui‐même, mis en musique                                                         14 Source : http://www.tzadik.com/ 15 Romitelli cité par Jean‐Luc Plouvier dans le livret du disque Professor Bad Trip de l'ensemble Ictus 16 Dans le documentaire cité plus haut, le compositeur Pietro Borradori explique que lui et Romitelli avaient un goût commun pour le cinéma et surtout pour le cinéma engagé (il cite d'ailleurs Cronenberg comme exemple). 17 Cité par Roberta Milanaccio dans http://www.cirm‐manca.org/fiche‐oeuvre.php?oe=6. Traduction : Pierre Slinckx. 

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par différents artistes (Sonic Youth, John Cale, NBC Symphony Orchestra...). Comme par hasard,  Le  Festin  nu  (1959)  de  l'auteur  phare  de  la  Beat  Generation  a  été  adapté  au cinéma par... Cronenberg en 1991!    Enfin, en analysant la musique de Romitelli,  je ne peux m'empêcher de penser à sa maladie. Le développement cellulaire cancéreux, anarchique et infini, qui a eu lieu à l'intérieur  de  son  corps  les  dix  dernières  années  de  sa  vie  a‐t‐il  influencé  sa composition?  N'y  a‐t‐il  pas  quelque  chose  de  la  métastase  dans  les  accords  qui  se mettent  à  pulluler  tout  au  long  d'Amok  Koma?  Dans  le  motif  mib‐la‐lab.  qui  envahit progressivement tout l'orchestre d'Audiodrome dans un tournoiement vertigineux? Dans les attaques de plus en plus violentes que subit le matériau de Professor Bad Trip? Dans la prolifération claustrophobique des gestes dans Trash TV Trance (2002) ?... 

                                                        18 Hal Wilner (produit par) ‐oeuvre collective, Dead Radio City, Island Records, 1990 

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III. Instrumentarium et écriture instrumentale  

«C'est  précisément  l'art  du  timbre  qui  affranchit  (libère)  le  son  de  l'aseptique maniérisme  du  pur  jeu  combinatoire  pour  le  revaloriser  dans  toute  sa potentialité matérielle.»19 

 «  (...)  les  dogmes  sur  la  "pureté"  et  la  neutralité  du  matériau  musical, indispensables  dans  une  optique  combinatoire,  dans  une  mythologie  de l'abstraction et du formalisme, se sont écroulés.»20 

   L'instrumentarium  hybride  et  détourné  de  Romitelli  est  l'incursion  la  plus évidente    d'une  "impureté"  revendiquée  au  sein  de  la  tradition  classique.  Il  n'est  pas question  d'employer  un  son  "brun‐neutre"  (comme  Picasso  ou  Braque  dans  leur premiers tableaux cubistes) pour  faire apparaître une structure;  le son est au cœur de cette structure, du projet musical et doit être le reflet de «l'ensemble du champ musical contemporain»21 qu'il soit raffiné ou vulgaire, doux ou violent. Le rôle du compositeur devient donc «d'intégrer dans l'écriture des matériaux différents, souvent hétérogènes, sans  renoncer  à  la  rigueur  conceptuelle  et  à  la  définition  d'un  "style"  capable  de "métaboliser"  les  différentes  influences  et  de  créer  de  nouvelles  images  sonores»22. Romitelli ne renonce donc à aucun moyen, ni dans ses choix d'instrumentation ni dans son écriture, pourvu qu'il excite l'imaginaire de ses contemporains. Chez lui, l'orchestre à  corde  peut  devenir  orchestre  à  kazoo  ou  à  pitch‐pipe23  (Nameless  City  (1997));  les pianistes  se  font  siffleurs  (Professor  Bad  Trip  III  (2000));  les  guitares  électriques rugissent  aux  côtés  de  l'orchestre  symphonique  (Audiodrome);  les  synthétiseurs  se fondent  dans  les  clarinettes  et  les  flûtes  (Amok  Koma);  les  archets  sont  détournés  et frottent les cordes des guitares électriques (Trash TV Trance); les cloches tubulaires se mettent à glisser (Audiodrome)...    Je ne ferai pas un inventaire exhaustif des instruments et de leur emploi dans la musique  de  Romitelli,  mais  simplement  un  aperçu  des  caractéristiques  les  plus idiosyncratiques.  

                                                        19 Fausto Romitelli dans L'idée musicale, éd. par Christine Buci Glucksmann et Michael Levinas, Vincennes‐Saint‐Denis, Presses Universitaires de Vincennes (Collection "La Philosophie hors de soi"), 1993, p.43‐45  in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005 20 Fausto Romitelli, Il compositore come virus, dans Milano musica. Percorsi di musica d'oggi ­il pensiero e l'espressione. Aspetti del secondo Novecento musicale in Italia, Milan, Milano Musica, 2001, p.148‐149 in Idem 21 "Un compositeur doit réagir à l'ensemble du champ musical contemporain; un compositeur qui ne le ferait pas serait pour moi parfaitement inutile.", Accents, Le Journal de l'Ensemble Intercontemporain, n°15, septembre‐décembre 2001, p. 6‐7 in Idem 22 L'idée musicale, éd. par Christine Buci Glucksmann et Michael Levinas, Vincennes‐Saint‐Denis, Presses Universitaires de Vincennes (Collection "La Philosophie hors de soi"), 1993, p.43‐45  in Idem 23 Accordeur pour guitare 

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A. Instruments­jouets et autres gadgets    Les kazoos, pitch‐pipes et harmonicas24 sont monnaie courante dans la musique de Romitelli. Ce n'est pas la première fois que des instruments‐jouets ou d'autres objets sonores  inhabituels  sont  exploités  dans  un  contexte  de musique  savante  :  Cage  dans Suite  for Toy Piano  (1948); Ligeti dans Le Grand Macabre  (1974‐1977) qui s'ouvre par une sonnerie absurde de klaxons; du même compositeur  :  le Poème Symphonique pour 100  Métronomes  (1962);  Mauricio  Kagel  notamment  dans  Staatstheater  (1967‐1970), ensemble de scènes de théâtre musical où les interprètes produisent des sons avec des objets incongrus comme des plaques de plexiglas, posées contre leur bouche et frappées avec  des  baguettes  ou  du  papier  journal  froissé mais  aussi  avec  des  instruments  plus habituels  comme  l'harmonica  ou  le  piano‐jouet;  plus  loin  de  nous,  la  Symphonie  des Jouets  (dont  la  paternité  est  incertaine)  qui  mêle  un  orchestre  à  cordes  à  divers instruments‐jouets  comme  des  pipeaux,  des  crécelles,  des  appeaux...;  dans  une recherche  moins  théâtrale  :  Luigi  Russolo  et  ses  orchestres  "intonarumori"  dans  les années 1910 et ‐20; plus récemment, Mauro Lanza25 qui semble avoir totalement intégré les  instruments‐jouets  dans  sa  démarche  de  composition  avec  des  pièces  comme Barocco (1998‐2003) ou Vesperbield (2007)...   Ces  instruments  de  pacotille  ont  un  intérêt  théâtral  évident  :  quoi  de  plus surprenant  que  de  voir  des  musiciens  "classiques",  probablement  un  peu  guindés, troquant  leur  nobles  pianos,  flûtes  ou  clarinettes  contre  un  équivalent  miniature  en plastique,  à  peine  accordé,  au  timbre  "cheap"  et  nasillard.  Je  pense  toutefois  que  cet aspect  n'est  pas  une  réelle  préoccupation  chez  Romitelli.  Outre  l'élargissement  de  sa palette  orchestrale,  c'est  plutôt  une  théâtralité  du  son  qu'il  vise.  A  vrai  dire,  les interventions de ces instruments‐jouets ne sont pratiquement pas audibles en tant que telles;  on  ne  les  identifie  pas  comme  des  évènements  particuliers.  Leur  fonction  est presque  d'ordre  hallucinatoire  :  notre  oreille  confond  l'harmonica  avec  des  flûtes lointaines  et  distordues;  les  pitch‐pipes  deviennent  des  larsens  imaginaires  qui  par hasard seraient "accordés";  lorsqu'un kazoo entonne une cellule mélodique, on entend une trompette parasitée, un cri plaintif, déformé, mal enregistré :  

 Figure 3 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes 1‐3, p. 1, extrait : partie de piano. 

 

                                                        24 Plus ponctuellement : flûte de pan (Lost) et bouteille vide (Amok Koma) 25 Qui d'ailleurs, comme Romitelli, a collaboré avec Paolo Pachini sur Descrizione del Diluvio en 2008. Source : http://brahms.ircam.fr/mauro‐lanza#bio 

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  Dans  ce  même  extrait  on  voit  clairement  comment  Romitelli  procède  pour obtenir  cet  effet  de  fusion  et  confusion  timbrale  :  les  interventions  des  instruments‐jouets  à  hauteur  déterminée  sont  systématiquement  des  doublures.  Leurs  timbres  ne sont  jamais  entendus  pour  eux‐mêmes,  comme  s'ils  étaient  des  effets  électroniques appliqués sur les instruments et brouillant leurs caractéristiques.  Dans l'extrait suivant, Romitelli  emploie  cette  technique, mais  cette  fois  en  demandant  au  pianiste  de  siffler tout en jouant :  

 Figure 4 : Professor Bad Trip, Lesson III, mes 23‐24, p. 5, extrait : partie de piano. 

   La relative pureté du son sifflé favorise la fusion avec le timbre du piano, et son imprécision inévitable superposée aux notes exactes et  figées du piano crée de légères perturbations, une sorte de flanger naturel. Le piano "fond", un peu comme si on voyait son timbre à travers une source de chaleur... Le sifflement perd ainsi toute connotation et devient constituant d'un timbre complexe.   On retrouve toutes sortes d'autres artifices qui s'inscrivent dans cette recherche d'un  son  dénaturé.  Dans  l'extrait  suivant,  le  percussionniste  doit  placer  sa  bouche  à proximité de la lame qu'il joue et former alternativement les syllabes "ou" et "a", sans les prononcer, dans le but d'appliquer au son du vibraphone les formants correspondants. Le glissement d'une syllabe à  l'autre produit un balayage fréquentiel  : c'est  le principe de l'effet wah‐wah ("u"‐"a"), typiquement utilisé par les guitaristes électriques.  

 Figure 5 : Amok Koma, mes. 3‐5, p.11, extrait : partie de vibraphone 

  Il  faut  bien  avouer  que  cet  effet,  assez  discret,  n'est  pas  le  plus  efficace...  Il demanderait  une  amplification  particulièrement  précise  pour  être  audible  mais  il participe  à  un  son  global,  infesté  "d'hallucinations"  de  ce  genre.  Autre  hallucination  : dans Professor Bad Trip  III  et Audiodrome,  le  percussionniste  produit  des  glissandi  de cloche  tubulaire  en  la  plongeant  dans  une  bassine  remplie  d'eau.  Cette  fois  l'effet  est 

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nettement  plus  sonore  et  s'intègre  remarquablement  bien  dans  l'univers  sonore  de Romitelli :  

 Figure 6 : Audiodrome, mes. 139‐143, p. 29, extrait : trombones, tuba, percussions, guitare électrique 

   Le principe de doublure  intervient  encore  :  les  glissandi de  cloche  sont  tout de suite repris par le trombone (lui‐même altéré par la sourdine plunger) et par la guitare (altérée  elle  aussi  par  l'effet  électronique  analogue  au  plunger  :  la  wahwah),  avant d'infiltrer  tout  l'orchestre  dans  les  mesures  suivantes.  Ces  imitations  perturbent  nos points de repères :  le trombone peut effectuer des glissandi grâce à sa coulisse, nous y sommes habitués, mais une cloche n'est pas censée glisser... finalement qui imite qui? La cloche  glisse‐t‐elle  vraiment,  où  sommes‐nous  en  plein  "bad  trip"?  Les  dernières mesures  d'Audiodrome  nous  en  offrent  un  autre  exemple  lorsque  le  You  are  lost prononcé au mégaphone (qui distord déjà significativement le timbre de la voix) par les percussionnistes  est  superposé  à  sa  propre  imitation  jouée  aux  trombones.  A  la première  écoute  de  ce  passage,  je  me  souviens  avoir  sursauté...  j'ai  d'abord  cru  que c'était  la  combinaison  des  sons  instrumentaux  qui  produisait  par  hasard  un  effet  de synthèse vocale et que mon imagination faisait le reste...  

 Figure 7 : Audiodrome, mes. 197, p. 42, extrait : trombones et percussions 

 

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  Dans un tout autre registre, Romitelli emploie le métronome dans La Sabbia del Tempo  (1991)  et  Audiodrome.  Bien  qu'il  précise  le  tempo  et  l'entrée  du  ou  des métronomes (dans Audiodrome, il crée une véritable polyphonie de métronomes, ce qui n'est  pas  sans  rappeler  le Poème Symphonique pour  100 métronomes de Ligeti  dont  je parlais  plus  haut),  ce  n'est  pas  vraiment  leur  qualité  rythmique  qui  l'intéresse  mais plutôt leur potentiel poétique d'évocation du temps qui passe.  

B. Guitare/Basse électrique    Impossible d'entrer dans la musique de Romitelli sans parler de la guitare/basse électrique. On le sait, ces instruments sont depuis longtemps incontournables dans une bonne partie des musiques populaires et pourtant, les compositeurs de musique savante ont mis un certain temps avant d'y porter attention (par exemple Tristan Murail avec le solo Vampyr! en 1984 ou, dans un contexte d'ensemble, Hugues Dufourt avec Saturne en 1979). Aujourd'hui, de plus en plus, les Fender et autres Gibson commencent à s'installer dans  le  paysage  de  la  musique  contemporaine  et  certains  jeunes  ensembles  comme Nikel26 ou Le Balcon27  les ont totalement intégrées à leur effectif.   Chez Romitelli, la guitare et la basse électrique sont vite devenues une marque de fabrique.  Ces  instruments  directement  hérités  du  rock  sont  employés  dès  1994  dans Acid  Dreams  &  Spanish  Queens,  en  1996  dans  Cupio  Dissolvi  et  presque systématiquement dans la dernière production du compositeur : Lost (1997), Professor Bad Trip (1998‐2000), Blood on the Floor (2000), Audiodrome (2003), Green, Yellow and Blue (2003), An Index of Metals (2003) et bien sûr Trash TV Trance (2002) ou l'écriture pour guitare électrique est portée à un haut degré de complexité.   Son emploi de la guitare fait souvent référence au rock : effet de feedback (Prof. Bad Trip),  fondamentale  "bêtement" plaquée  (Audiodrome), bends  (Trash TV Trance)... autant de techniques sur‐employées depuis Jimi Hendrix jusqu'à Nirvana. Romitelli s'en est largement nourri mais s'est aussi développé une série de techniques qui lui sont très caractéristiques.   La  technique  la plus  récurrente est  certainement  la combinaison de  l'e‐bow, du bottleneck  et  de  la  pédale  de  volume  qui  permet  à  la  guitare  de  produire  des  lignes "mélodiques" de durée potentiellement infinie. Ce mode de jeu est central dans Blood On The Floor où la guitare déploie une longue ligne (qui ne s'interrompra vraiment qu'à la fin  de  la  pièce)  ponctuée  de  sauts  rapides  suivis  de  longues  chutes,  sorte  de  cri interminable :  

 Figure 8 : Blood On The Floor, mes. 11‐15, p. 3, extrait : guitare électrique. 

  Dans  Audiodrome  notamment,  cette  technique  est  employée  comme  doublure d'un trait mélodique :  

                                                        26 http://www.ensemblenikel.com/ 27 http://www.lebalcon.com/ 

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 Figure 9 : Audiodrome, mes. 14‐17, p. 3, extrait : guitare, trombones, basson et clarinette basse. 

   La guitare,  renforcée par  les  trombones, double  la descente mélodique (dérivée de la citation de l'Alpensinfonie op. 64 (1915) de Strauss, exposée plus tôt) jouée par les cordes  (que  l'on  ne  voit  pas  sur  cet  extrait)  et  le  basson  (mais  transposée  d'un  ton). Cette doublure fait "couler" le trait mélodique, comme une ligne de peinture fraîche sur un mur qui  perd petit  à  petit  la  précision de  son  contour.  L'effet  produit  participe  au parasitage progressif de la citation initiale qui, bientôt, sera totalement méconnaissable.   D'un  point  de  vue  purement  pratique,  le  défaut  de  cette  technique  est  de mobiliser  les  deux mains  et  éventuellement  un  pied  pour  ne  produire  qu'un  résultat monodique. Dans certains passages, pour obtenir un effet assez similaire, Romitelli fait appel à une variante qui a  l'avantage de  libérer une main et qui permet donc une plus grande densité polyphonique, notamment par  le  tapping  :  il demande à  l'interprète de frotter la sixième corde (pour obtenir un son précis, le manche de la guitare étant plat) avec un archet et col  legno. Ainsi,  les notes sont définies et à  la  fois entretenues par  le bois  (E­bow  signifie  "archet  électronique"  après  tout...).  Voici  un  extrait  de  Trash  TV Trance où l'interprète est comme démultiplié grâce à cette technique (l'archet tenu dans la main droite joue la portée du bas et la main gauche joue les deux portées du haut en tapping) :  

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 Figure 10 : Trash TV Trance, mes. 75‐79, p. 3. 

   Dans  la  même  pièce,  Romitelli  exploite  un  autre  versant  de  la  guitare,  une dimension plus bruitiste. Par exemple, lorsqu'il frotte les cordes avec la partie rugueuse d'une  éponge  tout  en  filtrant  le  son  grâce  à  une  pédale wah‐wah,  ou  encore  quand  il approche  un  rasoir  électrique  des  micro  de  la  guitare  pour  en  faire  sortir  un  buzz électrique. Toujours dans ce solo d'une redoutable difficulté,  il demande au guitariste de débrancher le jack de la guitare et de le mettre en contact avec les cordes pour produire un autre type de buzz, plus bref, comme un son d'appareil court‐circuité. C'est avec ce même  effet  qu'il  "débranche"  Audiodrome  en  un  mystérieux  grésillement  électrique final, évoquant le monde sonore des radios et télévisions.  

C. Synthétiseurs et électronique    A  quelques  exceptions  près,  toutes  les  œuvres  du  catalogue  de  Romitelli  sont mixtes  (les  3/4  environ)  :  bandes,  samplers  mais  surtout  synthétiseurs  infiltrent l'espace sonore, mais toujours avec grande discrétion.   Dans  la  notice  de  La  Sabbia  dell  Tempo,  Romitelli  décrit  le  son  à  assigner  au synthétiseur : «En général, il est préférable d'utiliser un son sinusoïdal pur (...)». Je pense que  cette  recommandation  est  très  révélatrice  quant  au  rôle  du  synthétiseur  dans  sa musique. Son écriture confirme mon sentiment. Voici deux exemples archétypaux tirés de  deux  pièces  composées  à  huit  ans  d'intervalles,  La  Sabbia  dell  Tempo  (1991)  et Professor Bad Trip, Lesson II.   Dans le premier exemple (Figure 11), le synthétiseur tapisse l'espace d'un accord de 9 sons et les autres instruments tissent une texture polyphonique assez complexe et fouillée.  Malgré  le  raffinement  de  chaque  partie,  les  notes  jouées  sont  exclusivement celles contenues dans  l'accord de 9 sons. En empruntant abusivement  le  langage de  la musique classique, on pourrait dire qu'il n'y a ni notes de passage, ni appogiatures dans ce  passage  :  uniquement  des  notes  "d'accord".  Le  synthétiseur  définit  donc  un  champ harmonique mais  n'est  pas  entendu  consciemment  par  l'auditeur.  Sa  recommandation d'utiliser un son sinusoïdal pur montre bien son intention de créer un accord­timbre qui fusionne  le  plus  possible  avec  les  autres  instruments  (j'aborderai  les  questions harmoniques de manière plus détaillée dans le chapitre suivant.). 

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 Figure 11 : La Sabbia dell Tempo, mes. 66‐70, p. 7 

  On  retrouve  exactement  le  même  emploi  du  synthétiseur  dans  la  coda  de Professor Bad Trip, Lesson II en 1999 :  

 Figure 12 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 1‐5, p. 39, extrait : synthétiseur 

     Il  est  évident  que  ce  genre  de  succession  harmonique  ne  découle  pas  d'une pensée polyphonique traditionnelle. En effet,  la densité "polyphonique" de ces accords est instable (elle varie de 4 à 8 dans ce passage...) et les soufflets, systématiquement da niente, annulent toute possibilité de percevoir une superposition de "voix". Il s'agit bien d'une  sorte  de  synthèse  additive28  rudimentaire  à  laquelle  se  joignent  les  autres instruments (non visibles sur cet extrait, mais bien présents) qui ajoutent plus ou moins de granulation.                                                         28 Toujours dans la notice de La Sabbia dell Tempo, Romitelli précise que "Le choix du timbre doit être effectué avec  l'avis du compositeur, en fonction du clavier utilisé"; C'est bien ce qu'a fait Ictus dans l'enregistrement des Professor Bad Trip où les sons choisis sont bien plus riches que de simples sinusoïdes. Ceci ne change rien à la fonction de ces accords. 

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  Dans  Amok  Koma  et  Flowing  Down  Too  Slow  notamment,  Romitelli  utilise  un sampler.  J'ai peu d'information concernant  la nature des samples employés. Ce qui me frappe en tous cas, encore une fois, c'est leur discrétion : il ne sont jamais entendus pour eux‐mêmes  mais  participent  à  un  complexe  sonore.  Les  bandes  préenregistrées  sont plus  rares  mais  toujours  aussi  intégrées  au  matériau  acoustique.  Dans  la  coda  de Professor Bad Trip, Lesson III, par exemple, la bande laisse entendre un son à très basse résolution  qui  semble  achever  le  travail  de  destruction  du  matériau  entamé  dans l'écriture. La guitare et  la basse préparent ce son  lo‐fi en frottant  leurs cordes avec un objet métallique tout en modulant le son à l'aide d'une pédale de volume et d'une wah‐wah,  et  constituent  ainsi  l'intermédiaire  qui  permet  à  l'électronique  d'émerger  de l'acoustique :     

 Figure 13 : Professor Bad Trip, Lesson III, mes. 226‐228, p. 46, extrait : guitare et basse. 

     Ici  encore,  grâce  au  jeu  de  l'imitation,  l'effet  produit  est  de  l'ordre  de l'hallucination sonore.    Le cas d'An  Index of Metals est assez unique et  laissait sans doute présager une direction  légèrement  différente  dans  la  production  de  Romitelli.  A  part  la  vidéo  qui apparaît pour la première fois dans son œuvre, l'électronique est plus assumée et mise à l'avant‐plan. Je pense aux deux premiers Intermezzi qui ponctuent l'opéra‐video (et qui sont en fait des morceaux de Pan Sonic) ou à la citation de Shine On You Crazy Diamond de Pink Floyd dans l'introduction.  

D. Cordes    Les  cordes  chez  Romitelli  sont  à  la  fois  omniprésentes  et  "inaudibles". Omniprésentes  car  elles  figurent  dans  toutes  ses  pièces  et  que  leur  écriture  est extrêmement dense. C'est d'ailleurs paradoxalement cette écriture fouillée qui les rend "inaudibles" et qui leur confère parfois une fonction "d'effet électronique".   L'écriture  pour  cordes  est  bien  éloignée  du  son  romantique  qui  leur  colle  à  la peau. On dirait même que Romitelli cherche à éviter un son trop référencé et à en tirer 

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des  sonorités  déroutantes,  dans  la  même  optique  ‐  mais  moins  radicale  ‐  que Lachenmann.  Cet  extrait  de  The  Nameless  City  est  une  véritable  synthèse  de  ses techniques de prédilection :  

 Figure 14 : The Nameless City, p.6, extrait : troisième groupe de cordes 

     Jetés, écrasés devenant pression normale et vice‐versa, harmoniques naturels et artificiels, glissandi d'harmoniques, sons da niente et a niente, effets de delay écrit... Tout va dans le sens d'un foisonnement sonore.   A d'autres moments, les cordes sonnent presque comme des guitares électriques en simulant un effet de distorsion...  

 Figure 15 : Professor Bad Trip, Lesson I, mes. 1, p. 1, extrait : violon. 

 ...ou en évoquant le pickslide29 :  

                                                        29 Raclement longitudinal des cordes à l'aide de la tranche de l'onglet, qui produit un son à mi‐chemin entre le déchirement de papier et l'ouverture d'une fermeture éclair. 

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 Figure 16 : Professor Bad Trip, Lesson I, mes. 33, p. 7, extrait : violon. 

 Parfois, amputées systématiquement de leur attaque, elles sont inidentifiables...  

 Figure 17 : Professor Bad Trip, Lesson I, p. 40, extrait : cordes 

 ... et semblent être des samples inversés :  

 Figure 18 : Professor Bad Trip, Lesson I, mes 216‐217, p. 44, extrait : violoncelle 

   L'écriture  pour  cordes  s'éloigne  donc  la  plupart  du  temps  d'une  conception traditionnelle,  en  puisant  notamment  dans  l'expérience  électronique.  Ce  constat  est valable pour l'écriture de Romitelli en général30. 

                                                        30 Depuis Varèse, il l'est d'ailleurs pour beaucoup de compositeurs (Stockhausen, Ligeti, Grisey...) 

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IV. Harmonie  

A. Continuo?    L'harmonie chez Romitelli est toujours exprimée avec une grande clarté. Comme je  le  montrais  dans  le  chapitre  Synthétiseurs  et  électronique,  il  ne  lésine  pas  sur  les redoublements  de  notes  pour  "imprimer"  l'harmonie  dans  la mémoire  (j'y  reviendrai plus tard). Outre les parties de synthétiseur, il suffit de lire les parties de piano31 d'à peu près toutes ses pièces pour se rendre compte qu'elles consistent la plupart du temps en une  réduction  harmonique  du  reste  de  l'ensemble.  Voici  une  réécriture  schématique représentant  la  situation  harmonique  à  l'attaque  du  premier  temps  d'une  mesure caractéristique d'Amok Koma :  

 Figure 19 : Amok Koma, mes. 128 (première croche), p. 26 

   A  part  le  violoncelle  qui  redouble  le  sol  grave  ‐  sorte  de  basse  ‐  joué  par  le synthétiseur (qui dans cette partition est employé de manière monophonique), tous les autres  instruments  doublent  une  ou  deux  notes  de  la  partie  de  piano.  Ce  dernier complète l'harmonie avec le ré et le fa aigus.    Plus  généralement,  cet  emploi  assez  traditionnel  du  piano  se  retrouve  dans l'écriture  pour  guitare  électrique  et  autres  instruments  polyphoniques.  Il  rappelle  la fonction des clavecins, des orgues et des luths dans la musique baroque... Selon les mots de  Jean‐Luc  Plouvier,  Romitelli  les  utilise  comme  un  «groupe  continuo  d'un  nouveau genre»32.  

B. Aspects mélodiques    Comme le remarque Pierre Michel dans son analyse du cycle Professor Bad Trip33, «L'unité de  la musique de Romitelli  est  assez  frappante du point de  vue des  relations entre  la  dimension  verticale  et  l'horizontale.».  En  reprenant  l'extrait  précédemment étudié d'Amok Koma, c'est bien ce que l'on constate : à elles seules, la flûte et la clarinette 

                                                        31 C'est d'ailleurs presque toujours le même interprète qui assure ces deux parties 32 Note de programme du concert du jeudi 8 mars 2012 à la Raffinerie (Bruxelles) de l'ensemble "Le Balcon" dans le cadre du Festival Ars Musica. 33Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 73 

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"balaient"  presque  l'ensemble  des  notes  de  chaque  harmonie  par  des  mouvements montants et descendants, souvent disjoints :  

 Figure 20 : Amok Koma, mes. 128, p. 26, extrait : flûte et clarinette (en sib). 

     En regroupant les notes de chaque accord et en comparant avec le piano (qui ici encore joue un rôle de "continuo"), on voit clairement que ces traits mélodiques ont une fonction d'arpège au sens classique :   

 Figure 21 : Amok Koma, mes. 128, p. 26, réduction harmonique : piano, flûte et clarinette (en ut). 

     Les notes avec hampe sont les seules à n'être jouées par aucun autre instrument. L'exemple donné par Pierre Michel dans la même analyse est encore plus éloquent; il y compare  les  parties  de  flûte  et  de  clarinette  à  l'accord  exprimé  par  le  reste  de l'ensemble:  

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 Figure 22 : Professor Bad Trip, Lesson III, mes. 203‐205, p. 41, réduction harmonique34 

  Ces observations sur la construction des traits mélodiques confirment donc que Romitelli  conçoit  les  accords  comme  des  champs  harmoniques  successifs  où  les hauteurs sont comme "figées", non octaviables.  

C. Caractéristiques de l'harmonie    La  nature  des  accords  employés  par  Romitelli  est  assez  mystérieuse.  La présentation de  la partie électronique de EnTrance par Laurent Pottier35 nous montre qu'il  s'est  servi  des  ressources  informatiques  de  L'IRCAM  pour  générer systématiquement  des  accords  basés  sur  des  spectres  harmoniques  distordus  à différents degrés. Dans un documentaire télévisé consacré au compositeur36, son grand ami  et  compositeur  Ricardo Nova  explique  que Romitelli  passait  du  temps  à  analyser l'orchestre d'un point de vue acoustique pour essayer d'en tirer des sonorités distordues par  la  simple  orchestration.  Ces  recherches  ont  certainement  eu  un  impact  sur  son écriture harmonique qui, dans les dernières années, a probablement été de plus en plus intuitive. Voici quelques caractéristiques que j'ai pu observer. 

1. Spectres distordus    La  musique  de  Romitelli  est  très  marquée  par  la  conception  spectrale  de l'harmonie. Comme  je  l'ai déjà dit dans  le chapitre sur  l'emploi du synthétiseur,  il vise une  écriture  du  timbre,  dans  la  lignée  de  l'école  spectrale  (Grisey,  Murail,  Levinas, Dufourt...).  Ses  préoccupations  ne  sont  cependant  pas  les  mêmes  que  celles  de  ses prédécesseurs.  Par  exemple,  chez  Romitelli,  la  dialectique  entre  harmonicité  et inharmonicité  n'est  pas  centrale  et  il  n'est  donc  pas  rare  que  l'harmonie  n'ait  rien d'harmonique du début à la fin d'une pièce. Cette suite d'accords (qui est en fait un cycle) tirée de  la première section de Professor Bad Trip, Lesson II est un bon exemple de cet inharmonicité ambiante :  

                                                        34 Exemple tiré de idem 35 http://www.grame.fr/jim97/proc/Pottier/romitell.html 36 Maria Mauti (édité par), Andrea Locatelli (réalisation), "Incontri Contemporanei : Fausto Romitelli", Classica (chaîne télévisée italienne), 2009 

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 Figure 23 : Cycle harmonique de la section I de Professor Bad Trip, Lesson II 

  L'accord 1 évoque fortement un spectre harmonique de fondamentale mi, mais le supposé 5ème harmonique est grossièrement approximé par un sol bécarre, conférant à cet  accord  une  couleur  très  mineure,  extrêmement  typique  chez  Romitelli.  On  peut trouver le même genre de déformations internes, dans le deuxième accord :  le rapport de 12ème entre le do et le sol semblent établir la base d'un spectre de do, mais le fa et le réb  viennent  contredire  ce  sentiment.  Le  mib  est  la  seule  tierce  potentielle  (5ème harmonique  octavié  dans  ce  cas),  mais  encore  une  fois,  elle  est  minorisée,  comme  si Romitelli gravait sa signature à l'intérieur du son. L'accord 3 pourrait correspondre à un spectre  de  réb,  mais  cette  fondamentale  n'est  jamais  exprimée  au  cours  de  la  pièce. L'accord 4, quant à lui, peut être vu comme un spectre de mi, basse initiale du cycle, bien que la première note au‐dessus de la fondamentale ne soit que la 7ème harmonique : il n'y a donc que peu d'indices qui pourraient confirmer cette supposition.  Par ailleurs, avec le sol bécarre on continue à en avoir un sentiment mineur...   Il  y  a  donc  manifestement  chez  Romitelli  une  exploitation  latente  du  spectre harmonique mais il est évident que les basses, bien qu'elles en aient le caractère, ne sont pas à prendre comme des fondamentales génératrices d'harmoniques au sens strict.  Je vois plutôt dans ces "fausses" fondamentales une autre forme d'hallucination sonore.  

2. Intervalles dominants    En observant  la constitution des accords,  intervalle par  intervalle, on remarque qu'ils  sont  très  souvent  formés  par  une  combinaison  d'empilements  de  tierces  et d'empilements  de  quartes  (souvent  triton)  et  de  quintes.  Les  sons  sont  rarement doublés  à  l'octave  dans  le même  accord,  par  contre,  les  intervalles  d'octave  diminuée abondent autant harmoniquement que mélodiquement (comme le motif récurrent dans Professor  Bad  Trip  II  ou  dans Audiodrome).  Ces  récurrences me mènent  à  penser  que l'harmonie romitellienne n'est pas strictement tirée d'analyses spectrales mais découle aussi d'une pensée  intervallique voire d'une approche plus  intuitive.  C'est  en  tous  cas l'avis  de  Jean‐Luc  Plouvier  à  qui  Romitelli  décrivait  son  harmonie,  non  sans  ironie, comme "une harmonie à la Spectral".   La  coda  de  Professor  Bad  Trip,  Lesson  II  consiste  en  un  lent  enchaînement d'accords de ce type :  

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 Figure 24 : Professor Bad Trip, Lesson II, réduction harmonique de la section III (p. 39‐41) 

  Dans Trash TV Trance, Romitelli  profite de  l'accordage en quartes de  la  guitare pour  générer  des  accords  où  dominent  les  tierces  et  les  quartes  avec  très  peu d'empreintes différentes.  

3. "Epaisseur" du son    Les  intervalles  harmoniques  de  seconde  sont  peu  courants.  Par  contre,  on  les retrouve  souvent  comme  moyen  de  grossir  le  son,  d'épaissir  une  note,  exactement comme  dans  les  "psalmodies"  orchestrale  de  Scelsi.  Voici  la  réduction  d'un  passage d'Audiodrome :  

 Figure 25 : Audiodrome, mes. 43 (3ème temps), p. 8, réduction 

  Cette  accumulation  d'intervalles  allant  du  quart  de  ton  à  la  seconde  majeure autour du ré est évidemment à voir comme une densification énergétique de cette note, une technique d'orchestration, un pur accord‐timbre, et non comme un accord résultant d'une  pensée  intervallique.  En  termes  plus  technologiques,  on  pourrait  assimiler  cet effet à du chorus. Ce genre de configuration harmonique est d'ailleurs  toujours amené progressivement pour que l'auditeur sente le son se métamorphoser.   Voici un autre emploi  courant de cette  technique où  la note  "épaissie" est cette fois intégrée à un accord (sol mineur!) :  

 Figure 26 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 6 (2ème temps), p. 15, réduction 

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  Un  autre  cas,  bien  connu  et  assez  fréquent  chez  Romitelli  fait  intervenir  des accords‐timbres encore plus denses :  

 Figure 27 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 10, p. 15, extrait : piano. 

   C'est  le  cluster  chromatique  qui  n'est  autre  que  la  modélisation  instrumentale d'une  bande  de  fréquence  de  bruit  blanc.  Romitelli  utilise  des  accords  aussi  denses presque exclusivement pour marquer un instant important, baliser l'écoute, donner un signal...  

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V. Développement    La musique de Romitelli est une musique répétitive. A partir de la fin des années ‐90  jusqu'à sa mort,  le principe de répétition devient même systématique.  Je n'emploie pas cette notion au sens de la musique minimaliste américaine où la répétition textuelle de  petites  cellules  rythmico‐mélodiques  transforme  par  elle même  la  perception  qu'a l'auditeur du temps qui s'écoule et même de ce qu'il entend (par exemple, les mélodies "cachées" de Steve Reich, d'inspiration africaine37). Chez Romitelli, cette transformation de  l'écoute se  fait par  l'écriture  :  il écrit  l'hallucination sonore, dès  lors  les  répétitions n'en  sont  pas  au  sens  strict.  On  perçoit  qu'il  y  a  répétition,  mais  la  musique  répétée évolue. Les techniques d'écritures qu'il met en œuvre pour transformer le matériau sont donc au centre de son artisanat.  Il y fait d'ailleurs allusion dans ses écrits, par exemple :  

[En  parlant  de  Professor  Bad  Trip]  «(...)  des  répétitions  obsessionnelles,  des accélérations  continues  et  insistantes  de  matériaux  et  de  temps  soumis  à  des torsions et des distorsions jusqu'à la saturation, au bruit blanc, à la catastrophe, une  constante  dérive  vers  le  chaos,  des  objets  nommés  et  déjà  liquéfiés;  une vitesse et une densité insoutenables; des parcours avortés ou bien interrompus, obstinément interrompus, ou bien brutalement prévisibles, comme la trajectoire d'un missile; »38 

   Dans  les paragraphes suivants,  j'aborderai  la méthode de répétition utilisée par Romitelli puis présenterai un certain nombre de techniques de développement que j'ai pu observer.  

A. Boucles 

1. Une grille de référence    Si  le projet musical de Romitelli  est de déformer un matériau,  il doit  établir un point de  référence qui permette à  l'auditeur de comparer  régulièrement  l'état actuel  ‐ altéré ‐ à un état initial, afin qu'il puisse percevoir la nature et l'ampleur du changement opéré.  A  cette  fin,  Romitelli  établit  une  "grille  de  référence"  sous  la  forme  d'un enchaînement d'accords liés à des gestes récurrents, sorte de signaux pour l'écoute (le cluster au piano évoqué au chapitre précédent est l'un d'eux). On pourrait appeler cette unité de base de la répétition une boucle. Ici encore l'influence spectrale est prégnante. Je  pense  notamment  à Partiels  (1975),  où  Gérard  Grisey  déforme  progressivement  la modélisation  d'un  spectre  (harmonique)  de  mi  de  trombone  vers  un  spectre inharmonique,  en  ponctuant  chaque  étape  du  processus  par  un  rappel  de  la  note fondamentale jouée à la contrebasse, faisant  appel à la mémoire de l'auditeur.   Plus proche de Romitelli, on trouve exactement le même genre d'agencement de gestes caractéristiques  (samples dans ce cas) dans  le  trip‐hop de Tricky. Leur  fonction 

                                                        37 Procédé que, par ailleurs, Romitelli exploite dans Audiodrome... 38 Programme du festival international des musiques d'aujourd'hui Musica, Strasbourg, Musica, 2000, p.154‐155 in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 135 

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est cependant différente puisque, si Romitelli trouve un intérêt dans la "torsion" de cet entrelacs de gestes, un artiste comme Tricky porte son attention sur  l'apparition ou  la disparition d'un geste ou d'un autre. L'exemple de la techno est analogue. La répétition obsessionnelle  du  kick  sur  chaque  temps  produit  à  la  longue  un  phénomène  de prévisibilité extrême : si le DJ interrompt le kick, cela devient un évènement majeur. Le même  phénomène  intervient  sur  les  beats  de  hip‐hop.  Romitelli  est  conscient  de  ce principe et en joue également. Par exemple, dans Professor Bad Trip, Lesson I, à partir de la mesure 7 (p. 2), la clarinette installe un double slap en sf au début de chaque boucle qui  leur  insuffle  une  énergie  initiale.  A  la mesure  19  (p.  4),  ce  slap  est  soudainement effacé et remplacé par une pâle copie : un pizz de violoncelle en mf. Ce substitut ne peut pas  rivaliser  avec  la  puissance  du  geste  originel  (surtout  dans  la  version  très  post‐produite  d'Ictus)....  pourtant,  par  le  phénomène  décrit  plus  haut,  l'énergie  est  tout  de même dégagée, comme si notre mémoire interpolait le slap qu'elle sentait venir «comme la trajectoire d'un missile»39.  

2. Morphologie      En parcourant les partitions de Romitelli, on se rend compte que ces boucles sont toutes structurées de  façon assez semblable. L'exemple reproduit  sur  la page suivante (Figure 28) est  tiré de Professor Bad Trip,  Lesson  II  et  fait  apparaître assez  clairement cette structure récurrente.   Le grand encadré délimite la boucle (le trait de piano continue en fait  jusqu'à la première mesure  de  la  page  suivante).  Elle  commence  par  un  enchaînement  de  deux accords, dominés par la guitare électrique, puis, dans la continuité du deuxième accord, la  trompette  se  détache  et  lance  un  trait mélodique montant  qui  aboutit  sur  un  sf;  le reste de l'ensemble réagit à ce geste par des traits rapides et montants presque tout de suite  interrompus  par  le  piano,  qui  entame  une  descente  tonitruante  s'achevant  dans l'extrême  grave  (p.7).  J'y  vois  une  construction  et  une  répartition  de  l'énergie  assez classique : préparation (P) ‐ accent (A) ‐ désinence (D).   Au début d'Audiodrome, j'observe la même construction. Une préparation : le trait mélodique da niente,  rapide et montant,  joué principalement par  les vents; un accent  : l'accord sff joué par tout l'orchestre excepté les cordes et, enfin, une longue désinence : la  citation  de  Strauss  aux  cordes  et  au  basson  qui  s'achève  par  un  "parasitage"  des cordes, de plus en plus bruiteux.   Cette  analyse  n'a  rien  d'universel  mais  a  pour  objet  de montrer  que  Romitelli cherche à rendre son discours le plus intelligible possible.   

                                                        39 Présentation de Professor Bad Trip par Fausto Romitelli dans le programme du festival international des musiques d'aujourd'hui Musica, Strasbourg, Musica, 2000, p.154‐155 in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 135 

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 Figure 28 : Professor Bad Trip, Lesson II, p. 6 

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B. Techniques de développement 

1. Variation    La variation est le premier procédé ‐ le plus simple techniquement ‐ à entrer en jeux dans la déformation du matériau. Il s'agit en fait de "fausses" répétitions textuelles. Rien  ne  semble  changer,  et  pourtant,  les  choses  ont  été  légèrement  déplacées  :  un rythme, une durée, une doublure... Ce procédé intervient souvent au début des sections, lorsque le matériau est exposé pour la première fois, pour le fixer dans la mémoire. En réalité, la métamorphose du matériau est déjà amorcée...   Voici les premières mesures d'Amok Koma :  

 Figure 29 : Amok Koma, mes. 1‐4, p. 1, extrait : vents, perc, pno et synthé. 

   Le cycle de trois accords plaqués au piano et aux crotales est répété deux fois à l'identique  puis  une  troisième  fois,  mais  avec  un  léger  rapprochement  des  deux premiers  accords.  A  la  deuxième  répétition,  les  vents  et  les  cordes  (invisibles  sur  cet extrait)  ajoutent  une  imperceptible  résonnance  au  troisième  accord,  tandis  que  le synthétiseur double le mi grave du piano. A la troisième répétition, la troisième note du synthétiseur  (do#)  est  octaviée.  Chaque  répétition  de  la  boucle  a  donc  subi  des variations, mais du point de vue de la mémoire, on a entendu trois fois la même chose : le geste des trois accords plaqués.  

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2. Ornementation    J'utilise ici le concept d'ornementation dans une acception assez large : j'y inclus toutes  les  notes  qui  entourent  les  notes  constitutives  de  l'harmonie  et  des  gestes caractéristiques, sans en faire explicitement partie.   L'ornementation débouche très souvent sur une forme de saturation du rythme à la  manière  baroque.  Cependant,  contrairement  aux  Baroques  qui  y  voient  un aboutissement  formel  (péroraison),  Romitelli  n'y  voit  qu'un  nouveau  commencement. J'y reviendrai dans le chapitre sur la forme.   Voici deux extraits tirés de PBT240. Ils correspondent à deux versions de la boucle précédemment évoquée (Figure 28) : le premier se situe à la page 6 et le deuxième à la page  12.  Durant  les  6  pages  qui  séparent  ces  deux  instants,  la  boucle  est  répétée inlassablement  et  un  processus  d'ajout  progressif  de  notes  "de  passage"  et  de remplissage entre les notes d'harmonie est mis en œuvre. Dans ce cas, il est mené à son paroxysme : l'espace est saturé de gammes chromatiques montantes (le même procédé est  appliqué  aux  cordes).  Malgré  ce  qui  est  en  fin  de  compte  une  banalisation  du matériau,  les  repères  harmoniques  et  gestuels  ‐  la  grille  de  référence  ‐  restent  bien présents comme l'indiquent dans l'exemple ci‐dessous les marqueurs colorés.   

 Figure 30 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 23‐25, p.6, extrait : flûte, clarinette et trompette 

 

                                                        40 Professor Bad Trip, Lesson II 

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 Figure 31 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 58‐61, p. 12, extrait : flûte, clarinette et trompette 

  Ce type de processus n'aboutit pas nécessairement à des gammes chromatiques. La  plupart  du  temps,  ces  notes  "ornementales"  constituent  des modes  non‐octaviants qui ne sont par ailleurs pas systématiquement  les mêmes d'une version à  l'autre de  la boucle.  Voici  un  extrait  d'Amok  Koma  où  j'ai  identifié  les  modes  dans  lesquels  sont inscrites les notes de passages liées à chaque accord. Les notes appartenant aux accords sont colorées :  

 Figure 32 : Amok Koma, mes. 111‐113, p. 23, extrait : fl, cl, clB, perc et pno. 

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  En regroupant les notes d'harmonie et les notes d'ornementation pour chaque accord, on obtient ces modes :  

 Figure 33 : modes non‐octaviants 

  L'empilement de tierces majeures et mineures est très courant dans ce genre de modes  et  rappelle  d'ailleurs  la  morphologie  des  accords  employés  par  Romitelli.  Je soupçonne  qu'une  forme  se  symétrie  se  cache  dans  ces  modes;  les  notes  de  passage seraient    par  exemple  des  projections  des  notes  d'accords  par  un  centre  de  symétrie. Mais,  dans  l'état  actuel  de  mes  recherches,  je  ne  suis  pas  en mesure  de  l'affirmer  ni d'expliquer la structure ou le mécanisme de construction précis qui génère ces modes, à supposer que Romitelli lui‐même les conçoive explicitement comme tels. 

3. Accumulation    Le principe d'accumulation comme technique de développement est présent dans pratiquement toutes les pièces de Romitelli. L'exemple d'Amok Koma est éloquent : cette pièce  commence  par  un  cycle  de  trois  accords  autour  desquels  vont  fleurir  toute  une série de nouveaux accords, tous différents mais toujours enchaînés dans le même ordre, élargissant  la boucle  initiale à chaque répétition et nous plongeant dans un  labyrinthe harmonique.  Ce  cycle  qui  finit  par  compter  17  accords  n'est  pas  toujours  joué linéairement  du  début  à  la  fin;  des  sous‐cycles  se  mettent  à  tourner  fou  et  à  être développés indépendamment.   Dans Audiodrome  c'est  le motif énoncé par  le piano à partir de  la mes. 45 (déjà présent en filigrane dans les "parasitages" de la citation de Strauss) qui se duplique, se transpose et envahit tout l'orchestre dans un cycle quasi dodécaphonique :   

 Figure 34 : transpositions du motif de piano dans Audiodrome 

   Dans PBT, ce sont les gestes qui s'accumulent anarchiquement. La figure suivante synthétise  la  partie  de  basse  (écriture  simplifiée)  de  toute  la  première  vague  de 

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développement de PBT241. Chaque portée présente une nouvelle  itération de  la boucle (présentée Figure 28) :  

 Figure 35 : Professor Bad Trip, Lesson II, p. 6‐13, partie de basse. 

  On voit bien  comme  la  cellule  initiale mi‐fa#‐do est de plus en plus  infestée de petits motifs  secondaires  qui  sont  répétés  ou  non, modifiés  ou  non,  d'une  itération  à l'autre.   Même si, à ma connaissance, Romitelli n'en parle jamais, un illustre prédécesseur et compatriote avait déjà exploité ce genre de procédés de prolifération : Luciano Berio. Par ailleurs, comme je le disais plus haut, ces techniques font penser au mécanisme de la métastase,  cette  «croissance  d'un  organisme  pathogène  ou  d'une  cellule  tumorale  à distance du site initialement atteint par voie sanguine ou lymphatique»42.  

4. Corrosion    Parfois, le matériau semble être attaqué par un acide qui le déforme, le "tord", le "plie" ou pervertit son harmonie. L'introduction d'An Index of Metals en est la plus pure illustration.  Le  sample  de  Shine  On  You  Crazy  Diamond  étale  un  long  accord  de  sol mineur qui est "attaqué" par des vagues successives et de plus en plus violentes jouées par  l'ensemble.  En  voici  une  réduction  harmonique  (qui  ne  comporte  que  les  notes différentes de l'accord initial pour clarifier la lecture) :  

                                                        41 de la mesure 23 jusqu'à la première cadence de violoncelle 42 http://fr.wikipedia.org/wiki/Métastase_(médecine) 

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 Figure 36 : An Index of Metals, mes. 1‐49, p. 1‐10, réduction harmonique 

   Dans PBT II, le même genre de procédé est appliqué à une texture plus complexe. Voici la réduction d'une de ces attaques corrosives :  

 Figure 37 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 53‐54, p. 24, réduction 

   L'accord joué sur le deuxième temps de la mesure 53 est un des trois accords de la  boucle  qui  est  en  train  d'être  travaillée;  il  est  déjà  bien  ancré  dans  la mémoire  de l'auditeur. On voit clairement que le synthé prend le relai sur le reste de l'ensemble pour exprimer  l'harmonie  et  que  les  autres  instruments  construisent  un  accord  qui  entre violemment  en  conflit  avec  elle,  produisant  une  forte  sensation  de  torsion.  Pour rejoindre  une  pensée  plus  électronique  ‐  qui  me  semble  être  celle  de  Romitelli  ‐,  on pourrait voir l'ensemble comme un effet de distorsion assez sale (crunch par exemple) appliqué sur le son du synthétiseur.  

5. Lessivement    Parfois, au lieu rendre le matériau plus rugueux, l'acide aplanit les angles, aplatit les  reliefs,  diminue  la  définition.  Dans  l'extrait  suivant,  ce  procédé  très  typique  de "lessivement" du matériau est appliqué aux traits mélodiques montants des vents et des cordes : 

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 Figure 38 : Professor Bad Trip II, mes. 61‐65, p. 13, extrait : fl, cl, trb et guit. 

   Dès  la  page  précédente,  la  guitare  double  ces  gammes  chromatiques  par  des glissandi réalisés à l'aide d'un bottleneck. On ne l'entend pas clairement; elle ajoute du liant à la masse. A la mesure 62, tous les instruments se taisent brusquement ne laissant plus entendre que leur propre "ombre".  

6. Compression/Dilatation    Le temps et le matériau sont soumis à d'incessantes compressions et dilatations. Sur  cet  extrait  d'Amok  Koma,  on  voit  bien  les  zones  harmoniques  s'étirer  et  se contracter;  un  accord  d'une  croche  peut  soudainement  s'étendre  sur  7  temps  et  vice‐versa : 

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 Figure 39 : Amok Koma, p. 26‐27 

   Les  instruments  expriment  aussi  cette  torsion  temporelle  par  leur manière  de déployer les sons : l'accord A, plaqué en une croche au piano à la mesures 128, devient un lent égrainement de notes à la mesure 130. Les cordes renforcent cette sensation par des glissandi qui  semblent être un  "étalement" horizontal d'un  intervalle harmonique. Aux mesures 132‐133, les soufflets da niente qui amènent un sf aux clarinettes donnent un  effet  de  timestretch  alors  que  les  vents  aux  mesures  128‐129  jouent  des  arpèges rapides, compressés dans de minuscules espaces. A  la mesure 132,  les pizz des cordes produisent sur le piano (si‐do#‐sol) un effet de delay qui, paradoxalement, s'accélère au lieu  de  rester  constant...  C'est  donc  toute  l'écriture  qui  participe  à  faire  sentir  cette oscillation du temps et de l'espace.   Dans PBT2, de  la page 30 à 33,  le piano entame une  lente et régulière descente mélodique  qui  est  rendue  artificiellement  plus  longue  qu'en  réalité  par  des  procédés similaires à la courbe de Shepard‐Risset. En voici un exemple : 

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 Figure 40 : Professor Bad Trip, Lesson II, mes. 86‐89, p. 31, extrait : violon et alto. 

   En  se  relayant,  le  violon  et  l'alto  produisent  l'illusion  auditive  que  le  trait descendant  n'arrive  jamais  à  destination.  Le  temps psychologique  s'étire  :  encore une hallucination...     A une échelle plus large, les tempi subissent aussi des vagues d'accélérations par des  séries d'incréments de quelques BPM ou simplement par des accelerandi, souvent suivis d'un brutal retour à la lenteur.  

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VI. Forme    On commence à le comprendre, la musique de Romitelli est très organique et se laisse difficilement segmenter en parties bien distinctes. Cette fluidité dans la forme est clairement héritée de  la  tradition spectrale dont  le processus  ‐  transformation  liminale du matériau ‐, plus encore que l'idée de spectre, est le principe fondateur43. L'influence de  Xenakis  ou  de  Ligeti  est  aussi  présente  dans  ce  souci  de  créer  un  résultat  sonore global par le contrôle du détail.   Pour  Romitelli,  la  forme  n'est  pas  une  fin  en  soi;  elle  doit  parler  à  notre expérience du réel, nous atteindre d'une manière viscérale :  

«(...)  la  confection  (réalisation)  d'une  organisation  formelle  impeccable,  ne garantit  pas,  par  elle‐même,  la  possibilité  de  créer  une  forte  tension communicative; celle‐ci s'engendre (se produit) lorsqu'une parabole formelle est vécue comme réalité virtuelle. L'objet musical doit résonner. Il doit être saisi en qualité d'énigme, d'allusion; il doit tisser (tramer) un réseau de correspondances secrètes avec notre vécu.»44 

   En ce sens, il n'est pas un compositeur de partitions «didactiques»45, destinées à une  analyse  exhaustive;  il  cultive  un  goût  du  mystère,  de  l'ellipse,  mais  toujours  en visant une «efficacité perceptive»46, qui selon lui n'était pas au centre de l'attention de nombreux  compositeurs  de  l'avant‐garde  d'après‐guerre.  Il  reste  cependant  un compositeur  "lettré",  soucieux  de  systèmes  et  de  cohérence  conceptuelle  (comme  le montre par exemple l'atteinte progressive d'un total chromatisme dans Audiodrome).   J'ai  essayé  de  synthétiser  un  certain  nombre  de  tournures  formelles  qui traversent son œuvre. La fréquence de ces constantes formelles montre que Romitelli a procédé  par  essai/erreur  en  n'hésitant  pas  à  garder  dans  sa  boîte  à  outils,  au  fil  des années, les formules les plus efficaces. 

A. Introductions    Avant  de  lancer  les mécanismes  de  développement  décrits  plus  haut,  Romitelli aménage souvent une zone  introductive où  l'auditeur est plongé dans  l'univers sonore de la pièce mais d'une manière figée, comme si le temps n'avait pas encore commencé à s'écouler ou comme si la machine peinait à démarrer. On sent bien cette immersion dans                                                         43 Gérard, Grisey, La musique : le devenir des sons, in Darmstäter Beiträger Neven Musik, XIX, 1982, p. 16‐23. Conférence de Darmstadt résumant les premiers résultats des recherches sur le son et leur application dans la musique. 44 L'idée musicale, éd. par Christine Buci Glucksmann et Michael Levinas, Vincennes‐Saint‐Denis, Presses Universitaires de Vincennes (Collection "La Philosophie hors de soi"), 1993, p.43‐45  in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 128 45 John Goldman, Analyse de, par, et selon Pierre Boulez : un parcours à travers les écrits et les œuvres in Sophie Stévance (dir.), Composer au XXIe siècle : Pratiques, philosophies langages et analyses, Vrin, «MusicologieS», 2010, p. 161‐164 46 "Il compositore come virus", dans Milano musica. Percorsi di musica d'oggi ­il pensiero e l'espressione. Aspetti del secondo Novecento musicale in Italia, Milan, Milano Musica, 2001, p.148‐149 in Idem, p. 131 

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les premières mesures de PBT2. La couleur mineure est donnée d'emblée par  le drone sur mi  joué à  la basse (avec e‐bow) et  le sol ambiant. Le piano doublé par  le kazoo et, plus tard, par la flûte font entendre une prémonition du motif principal qui entrera à la mesure 24, à la trompette :  

 Figure 41 : Professor Bad Trip, Lesson II, extraits : piano mes. 3 et trompette mes 24 

  L'intervalle descendant du motif de  la mesure 3 est  renversé et devient  le  saut d'octave diminuée que j'avais qualifié plus haut d'accent. Ainsi transformé, le motif peut dégager l'énergie nécessaire pour lancer le développement.   Les six premières pages d'Audiodrome  font aussi office d'antichambre musicale. Dans  les parasitages de  la citation de Strauss se trouvent déjà  les germes du motif qui apparaîtra au piano à la mesure 31 et encore plus clairement à la mesure 45, et qui se répandra tel un virus dans la texture orchestrale. Par exemple :  

 Figure 42 : Audiodrome, extraits : vln 1 mes. 16 et piano mes. 45 

     Amok  Koma  et  Trash  TV  Trance,  par  exemple,  font  partie  d'une  toute  autre catégorie,  plus  violente.  On  y  est  propulsé  sans  transition  dans  la  boucle  de  base  qui, après avoir été répétée et variée un certain nombre de fois, est ensuite travaillée. Dans ces cas, l'introduction se mêle au développement. Autant dire qu'il n'y en a pas : on est plongé dans une musique qui n'a ni début ni fin.  

B. Directionnalité mélodique    Les  mouvements  mélodiques  ou  de  masse  orchestrale  sont  souvent  très directionnels  et  il  existe  une  dialectique  entre  ces  mouvements  ascendants  et descendants. Ainsi, la dominance d'un type de mouvement dans une section est souvent contrebalancée par l'autre dans une section suivante. Dans Audiodrome par exemple, la citation de l'Alpensinfonie est une stricte descente mélodique; le motif qui apparaît à la mesure 45 (cfr. Figure 42) est dans la continuité de ce mouvement. L'omniprésence de mouvements  descendants  atteint  son  paroxysme  aux  pages  25  et  26  où  le  motif principal  et  ses  transpositions  engendrent  des  dégringolades  de  sextolets  (encore  un exemple, d'ailleurs, de procédé de courbe de Shepard et de dilatation du matériau) :  

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 Figure 43 : Audiodrome, p. 25, extrait : fl, ob et cl 

   L'orchestre  tout  entier  réagit  aux  pages  suivantes  en  inversant  la  tendance, comme s'il se tirait lui‐même vers le haut : 

 

 Figure 44 : Audiodrome, p. 28, extrait : fl, ob et cl 

   Ces  directions  très  claires,  presque  caricaturales,  sont  employées  par  Romitelli comme  des  figures  :  efficaces  pour  le  perception  et  simples  à  mémoriser,  elles fournissent à l'auditeur des repères formels sans ambiguïté.   

C. Climax    Les compositions de Romitelli  sont  souvent un aller  simple vers  la  catastrophe, une  sorte  de  rituel  de  destruction  du  son...  Il  part  presque  toujours  d'une  situation stable, limpide, et la fait s'embraser dans un chaos qui rappelle l'énergie du free jazz. La saturation47,  autant  rythmique  qu'harmonique, mais  aussi,  dans  une moindre mesure, 

                                                        47 Romitelli est souvent cité comme l'un des inspirateurs du mouvement récent de "saturationnistes" français tels que Franck Bedrossian, Rafael Cendo ou Yann Robin, plus focalisés, en ce qui les concerne, par les modes de jeux permettant une distorsion du timbre même des instruments (sons fendus, émission de la voix dans les instruments à vent, toute une 

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du  point  de  vue  du  timbre  des  instruments,  est  souvent  le  point  d'aboutissement  de plusieurs vagues successives de développement du matériau.  

D. Décrochages    Les  climax  sont  toujours  suivis  de  redoux  soudains,  des  "décrochages";    ils mettent l'auditeur dans un état second, une sensation de K.O. après un coup de poing... Voici le seul décrochage d'Amok Koma :  

 Figure 45 : Amok Koma, mes. 98‐104, p. 20‐21, extrait : vents et perc. 

   Le  soudain  passage  à  un  tissu  plus  polyphonique,  plus  doux,  déployé  très horizontalement  après  une  longue  série  d'accords  violemment  scandés  semble  nous emmener  ailleurs...  mais  cette  impression  est  illusoire  puisqu'un  enchaînement d'accords issu du cycle harmonique maintes fois entendu depuis le début de la pièce se dessine en filigranes : on n'est en fait jamais sorti de la sempiternelle boucle et ce n'est qu'une question de temps avant de s'en rendre compte... En effet, dès la mesure 111, les accords plaqués sont de retour, toujours sur le même sous‐cycle harmonique qui semble tourner fou.  

E. Non­fins    Les  fins  romitelliennes  ne  sont  pas  de  grands  climax  héroïques;  elles  sont mystérieuses,  évanescentes,  elliptiques...  Elles  ne  sont  pas  davantage  des  conclusions. Elles menacent de s'embraser à nouveau mais au contraire,  s'effritent et disparaissent au  loin  (PBT  1  et  2  ou Amok  Koma).  Par  contraste,  Romitelli  aime  aussi  interrompre brutalement  ses  compositions,  comme  on  éteint  une  télévision.  Il  met  clairement  en scène cette métaphore à la fin de Trash TV Trance où il demande à l'interprète de finir par un «silence subit, sans réverbération, comme interrompu»48. L'image est encore plus évidente dans Audiodrome où  le guitariste coupe  la parole aux percussionnistes  («You are lost») avec un buzz électrique. Dernier exemple : l'indication «STOP» inscrite à la fin de PBT3 indiquant qu'il faut interrompre subitement la bande.                                                         variété d'écrasés...). Par exemple : Pierre‐Albert Castanet dans Sophie Stévance (dir.), Composer au XXIe siècle : Pratiques, philosophies langages et analyses, Vrin, «MusicologieS», 2010, p. 19 48 Certains interprètes enlèvent carrément le jack (Gilbert Impérial, Lucia d'Errico, Giacomo Baldelli...). De nombreuses interprétations sont disponibles sur www.youtube.com 

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  Quand  on  y  pense,  ces  deux  types  de  "non‐fins"  (Fade  out  et  Cut)  à  l'impact poétique très efficace sont à peu près les seules manières d'achever une forme qui ‐ très généralement  ‐  consiste  à  présenter  diverses  configurations  spacio‐temporelles  d'un matériau musical et à en faire varier le degré de torsion. Elles constituent l'extrémité de la  fenêtre  temporelle  dans  laquelle  la  musique  a  existé  mais  au  delà  de  laquelle  elle aurait  pu  continuer49.  En  d'autres  termes  le  retour,  progressif  ou  brutal,  à  la  réalité après un rêve (ou un cauchemar) éveillé. 

                                                        49 Sans oublier que, comme on l'a vu, cette transformation permanente du matériau semble avoir déjà commencé avant le début de la pièce... 

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Conclusion    Ce premier dégrossissage, ce survol technique mettant les œuvres en perspective, dans  une  approche  méthodologique  visant  à  tester  chaque  hypothèse  dans  plusieurs sources à la fois m'a permis d'y voir plus clair, globalement, dans la pensée musicale et l'artisanat de Fausto Romitelli, en particulier sa "dernière manière".   Son  écriture  s'inscrit  clairement  dans  la  tradition  de  la  musique  savante occidentale  et  a  particulièrement  bien  intégré  les  inventions  du  XXème  siècle.  On  y retrouve la trace des classiques dans son écriture harmonique limpide soutenue par un continuo  et  une  basse  très  présente;  on  entend  les  masses  sonores  de  Ligeti  ou  de Xenakis; on reconnait les harmonies atonales de Schönberg ou de Boulez mais aussi les conceptions  spectrales  développées  plus  récemment;  on  retrouve  Varèse  dans l'inspiration de  l'électronique pour  renouveler  l'acoustique;  on pense une  fois de plus aux  spectraux  avec  les  développement  en  processus...  Son  écriture  est  foisonnante  et très  plastique bien que basée  sur  la  répétition. Malgré  la  noirceur de  certaines pages, elle  est  complexe  mais  rarement  compliquée  et  vise  toujours  des  objectifs  assez pragmatiques.  Elle  est  tout  simplement  au  service  d'un projet  poétique destiné  à  être perçu par des auditeurs.   Romitelli  n'a  pas  réinventé  la  musique.  Bien  qu'il  «parle  parfois  comme  un théoricien du structuralisme»50, il n'est pas le scientifique de la musique qui conçoit de nouveaux systèmes sur papier. Son génie tient dans son imagination sonore débordante et  sa  capacité  à  inventer  le  son  et  son  devenir.  Sa  musique  regorge  de  trouvailles d'orchestration  peu  conventionnelles  mais  aussi  plus  classiques  qui  la  rendent extrêmement  rafraîchissante.  Il  hérite  ce  goût  pour  la  recherche  de  sons  inouïs  des musiques  populaires  et  alternatives  de  ces  dernières  décennies,  qu'il met  sur  un pied d'égalité  avec  les  préoccupations  similaires  de  la musique  savante  récente,  ce  qui  ne l'empêche  pas  d'être  critique  à  l'encontre  d'une  certaine  banalité  répandue  par  le monopole culturel des média de masse.   Sa pensée musicale, cultivée et ouverte, exigeante mais généreuse, a été fauchée en plein vol. Il ne fait cependant aucun doute que sa modernité constituera une source d'inspiration pour de nombreux artistes à venir... où qu'ils soient :  

«La  révolution musicale  des  prochaines  années  ne  viendra  peut‐être  pas  de  la musique  écrite  et  des  compositeurs  cultivés,  mais  de  la  foule  anonyme  des jeunes, qui possèdent aujourd'hui un ordinateur avec  lequel  ils échantillonnent et traitent des sons : justement parce qu'ils n'ont pas de prétentions artistiques, qu'ils développent un nouveau savoir artisanal, une nouvelle sensibilité et peut‐être, demain, une nouvelle musique.»51 

 

                                                        50 Pietro Borradori in Luisa Vinci in Maria Mauti (édité par), Andrea Locatelli (réalisation), "Incontri Contemporanei : Fausto Romitelli", Classica (chaîne télévisée italienne), 2009. Traduction : Pierre Slinckx. 51 Il compositore come virus, dans Milano musica. Percorsi di musica d'oggi ­il pensiero e l'espressione. Aspetti del secondo Novecento musicale in Italia, Milan, Milano Musica, 2001, p.148‐149 in Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Harmattan, 2005, p. 133  

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Ressources   E. Denut (entretiens réunis par), Musique actuelles, musique savante : Quelles interactions? , L’Itinéraire/L’Harmattan, 2001.  Alessandro Arbo (textes réunis par), Le corps électrique; voyage dans le son de Fausto Romitelli. L’Itinéraire/L’Harmattan, 2005  Jérôme Baillet, Gérard Grisey : Fondements d'une écriture, L'Itinéraire/L'Harmattan, Paris, 2000  Sophie Stévance (dir.), Composer au XXIe siècle : Pratiques, philosophies langages et analyses, Vrin, «MusicologieS», 2010   Henri Michaux, Misérable Miracle, Gallimard, nrf, 1991  Jean‐Luc Plouvier, livret du CD/DVD An Index of Metals  Jean‐Luc Plouvier, livret du CD Professor Bad Trip  Base de donnée de l'IRCAM sur la musique contemporaine : http://brahms.ircam.fr/composers/composer/2755/#parcours  Centre National de Création Musicale : http://www.cirm‐manca.org/fiche‐oeuvre.php?oe=6  Critique du CD Audiodrome (Stradivarius, STR 33723, 2007) sur AltreMusiche.it : http://www.altremusiche.it/sx/testi/rececd/romitelli2.htm  Maria Mauti (édité par), Andrea Locatelli (réalisation), Incontri Contemporanei : Fausto Romitelli (documentaire), Classica (chaîne télévisée italienne), 2009 

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Discographie   Fausto ROMITELLI, Anamorphosis, Talea Ensemble, direction : James Baker, 1 cd Tzadik, 2012.  Fausto ROMITELLI, The Nameless City, ensemble Musiques Nouvelles, direction : Jean‐Paul Dessy, 1 cd Cyprès, CYP5623, 2012.  Fausto ROMITELLI, Audiodrome (œuvres orchestrales), Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI, Donatienne Michel‐Dansac : soprano, direction : Peter Rundel, 1 cd Stradivarius, STR33723, 2005.  Fausto ROMITELLI, Paolo PACHINI, An Index of Metals, ensemble Ictus, direction : Georges‐Elie Octors, Donatienne Michel‐Dansac : soprano, 1 cd et 1 dvd Cyprès, CYP5622, 2003.  Fausto ROMITELLI, Professor Bad Trip, ensemble Ictus, direction : Georges‐Elie Octors, 1 cd Cyprès, CYP5620, 2003.  Iannis XENAKIS, Edgard VARESE, Fausto ROMITELLI, Milano Musica Festival, ensemble Asko (dir. Stefan Asbury), 1 cd Stradivarius, STR33871, 2005.     

 

 

 

 

 

 

 

 

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Table des matières Introduction......................................................................................................................................6 

II. Racines...........................................................................................................................................8 A. Influences musicales............................................................................................................................8 B. Influences extra­musicales................................................................................................................9 

III. Instrumentarium et écriture instrumentale................................................................ 13 A. Instruments­jouets et autres gadgets ......................................................................................... 14 B. Guitare/Basse électrique ................................................................................................................ 17 C. Synthétiseurs et électronique........................................................................................................ 19 D. Cordes.................................................................................................................................................... 21 

IV. Harmonie.................................................................................................................................. 24 A. Continuo?.............................................................................................................................................. 24 B. Aspects mélodiques .......................................................................................................................... 24 C. Caractéristiques de l'harmonie .....................................................................................................26 1. Spectres distordus ............................................................................................................................................26 2. Intervalles dominants .....................................................................................................................................27 3. "Epaisseur" du son............................................................................................................................................28 

V. Développement ........................................................................................................................ 30 A. Boucles .................................................................................................................................................. 30 1. Une grille de référence....................................................................................................................................30 2. Morphologie.........................................................................................................................................................31 

B. Techniques de développement .....................................................................................................33 1. Variation................................................................................................................................................................33 2. Ornementation ...................................................................................................................................................34 3. Accumulation ......................................................................................................................................................36 4. Corrosion ..............................................................................................................................................................37 5. Lessivement .........................................................................................................................................................38 6. Compression/Dilatation.................................................................................................................................39 

VI. Forme......................................................................................................................................... 42 A. Introductions....................................................................................................................................... 42 B. Directionnalité mélodique.............................................................................................................. 43 C. Climax..................................................................................................................................................... 44 D. Décrochages ........................................................................................................................................ 45 E. Non­fins ................................................................................................................................................. 45 

Conclusion ...................................................................................................................................... 47 Ressources...................................................................................................................................... 48 

Discographie.................................................................................................................................. 49