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Colloque « La montagne, un outil dans le travail social, quels enjeux, quelles pratiques ? » Organisé par l’association En passant par la Montagne 1

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Colloque « La montagne, un outil dans le travail social, quels enjeux, quelles pratiques ? »Organisé par l’association En passant par la Montagne

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Sommaire

Journée du 28 avril 2005Approche du milieu montagne et analyse des dimensions éducatives

Montagne : mythes et réalités p. 4

La montagne, un lieu de structuration individuelle et collective ?

Journée du 29 avril 2005

p. 15

Confrontation des pratiques existantes et réflexion sur des axes de travail

Vers une montagne adaptée pour les publics en difficulté p. 31

La montagne : risques et responsabilités p. 36

La montagne, une étape dans un parcours d’insertion p. 42

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Journée du 28 avril 2005

Compte rendu synthétique du Colloque de l’Association En passant par la Montagne sur le thémeLa montagne, un outil dans le travail social.Quels enjeux ?Quelles pratiques ?

Chamonix – Centre des Congrès Le Majestic

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Ouverture de la journéeIntervention de Monsieur Henri Riccardi,

Président de l’association En passant par la Montagne

La montagne est un terrain de jeu pour apprendre à se redresser, à réussir, à prendre confiance en soi,à mieux accepter les autres, à connaître ses limites, à surmonter l'échec. Depuis dix ans, plus de 2 000jeunes de la France entière ont été soutenus, dont 450 en 2004, avec le support de l'association Enpassant par la montagne. Au moment où la perte du lien social encourage l'exclusion, où les valeurs desolidarité et de partage passent au second plan, supplantés par l'individualisme et le profit, l'Associationa pour vocation de tout mettre en œuvre pour que l'univers de la montagne constitue un pôle desolidarité, de créativité et d'équilibre en direction de tous les jeunes en situation difficile. Ces jeunesdoivent non seulement pouvoir y trouver écoute, aide et assistance mais aussi un lieu où leur projetindividuel ou collectif sera encouragé et favorisé. Montés en étroit partenariat avec des équipeséducatives, les projets s'articulent autour de deux axes : un processus de construction identitaire et unedémarche d'action sociale.

Mais comment montrer que, pour de nombreux jeunes, la montagne a créé et renforcé une confianceen leurs capacités et permis un véritable travail de reconstruction du sentiment d'estime de soi ? Ils'agit de tenter de répondre à la question centrale de l'utilisation et de l'évaluation des efforts afin qu'ilsproduisent du sens chez une personne et dans son parcours. Ce colloque permettra de faire le pointsur tous ces aspects, d'écouter, d'échanger, d'apprendre mutuellement. Pour les nouveaux projets, ilfaudra être plus grands, plus soutenus, disposer de davantage de moyens, créer et construire despartenariats en inscrivant toujours la personne au centre de ces projets. Toutes les personnesprésentes à ce colloque constituent une importante force collective qui pourra permettre de prolonger lacordée qui sera constituée au cours de ces deux jours.

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La montagne : mythes et réalités

Animateur :Guy Chaumereuil, ancien journaliste de France Info, directeur national de la Fédération française des

clubs alpins et de montagne.

Intervenants :Lionel Daudet, alpiniste de haut niveau et guide de haut montagne

René Desmaison, figure de l’alpinisme de haut niveau des années 70,guide de haute montagne

Paul Yonnet, sociologue, psychologue, analyste des loisirs et des pratiques socialesLuc Jourjon, directeur technique national de la Fédération française des clubs alpins et de montagne,

guide de haute montagne

L’effort et le dépassement

Lionel Daudet, alpiniste de haut niveau et guide de haute montagne

Avancer vers soi-mêmeLionel Daudet relate une expédition qu'il a réalisée il y a plusieurs années dans l'ouest du Canada.Parti en autonomie avec trois personnes et 300 kilos de bagages, son approche de la montagne s'estdécomposée en plusieurs temps. Il lui a tout d'abord fallu traverser une forêt inextricable habitéeuniquement par des ours. Après avoir croisé quelques cabanes de trappeurs, il a peu à peu quitté cemonde de la civilisation pour aller vers un monde inconnu, celui de montagnes très peu parcourues, etavancer en quelque sorte vers soi-même. Au fil des jours, le temps a pris une autre dimension et s'estarrêté dans un instant d'action figé. À l'image du feu de camp, il témoigne de la flamme intérieure de lapassion qui pousse à aller vers l'avant, vers les montagnes. Coupé de tout moyen de communication etde tout secours possible, l'approche de la montagne va de pair avec une approche plus intimiste, uneréflexion sur son cheminement personnel. Même lors des moments de doute et de fatigue, il a continuéplus avant parce qu'il accomplissait ainsi un chemin, une expérience forte pour lui-même.

Un temps d’approche nécessaireQuinze jours après son départ, une dimension nouvelle est apparue face aux immenses glaciers, cellede la petitesse, de la fragilité de l'être humain et du sentiment que celui-ci n'est plus aux commandesde cette avancée dans la montagne dont il n’est plus que l’hôte. L'approche a été très compliquée etune météo défavorable l’a parfois obligé à de longues périodes d'attente dans les tentes. Au bout detrois semaines, l'objectif est apparu : le Mont Combattant. Lionel Daudet analyse que le long périplepréalable ayant permis d'aboutir au pied de la montagne était le seul moyen d'aller à la rencontre desracines de la montagne, de se situer dans une vision globale de la montagne, dans un environnementfabuleux et de s’en imprégner plutôt que de porter des œillères sur la paroi. Ce temps d’approche luiétait nécessaire pour se préparer à l’ascension.

En connivence avec la montagnePuis vint l’ascension de la paroi. Paradoxalement, dans cet environnement de la haute montagne oùl'homme n'a plus sa place, l'alpiniste se retrouve en connivence avec la montagne même si celle-cipeut parfois se faire redoutable. L'ascension lui offrit alors l'immense bonheur d'être le premier à passerquelque part, de tracer son propre chemin. Le quotidien consistait à faire fondre de la neige, à manger,à dormir, à grimper. La montagne restant le chef d'orchestre, une gigantesque tempête s'abattit un joursur la paroi et ferma définitivement la porte du sommet, mettant fin à la tentative. Mais ce sommet était-il finalement le plus important ? Un moment magique aura de toute façon été vécu et apporteraénormément sur le plan personnel.

Atteindre son sommet intérieurLa redescente fut difficile en raison des rivières en crue, nécessitant des journées de 20heures de marche pour rejoindre un point de rendez-vous avec un ami. Il aura

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néanmoins eu le sentiment que la montagne l’aura laissé passer même si le sommet ne fût pasatteint. Les souffrances et les efforts endurés tout au long de l'expédition furent compensés par uneimmense joie (qui n'est plus un plaisir) qui s'inscrira dans une durée et débordera dans le quotidien. Ilne s'agissait pas d'une recherche de sensations extrêmes ou d'adrénaline mais d'une sérénité quiconduit à considérer chaque instant de la vie comme le plus beau des sommets.

En conclusion, la montagne peut réserver des échecs ou des réussites mais c'est avant tout unehistoire de passion, de beauté et d'un chemin vers soi-même. Si le sommet physique n'a pas étéatteint, un autre grand sommet l'a été, celui de la montagne intérieure.

Les valeurs de la haute montagne

René Desmaison, figure de l’alpinisme de haut niveau des années 70,guide de haute montagne

L’état de grâceRené Desmaison se remémore la plus belle ascension de sa vie, celle des Grandes Jorasses.L'ascension de la paroi avait commencé dans des conditions douteuses puisque le mauvais tempss'annonçait et qu'il fallait donc faire vite. Après avoir franchi un passage au-delà duquel il est enprincipe impossible de faire demi-tour, l'arrivée du mauvais temps fut annoncée dans la nuit. Sonéquipe prit alors la décision de poursuivre l'ascension au plus vite en abandonnant vivres et matériels.Après être parvenu à gravir un passage extrêmement dangereux et avoir pensé y laisser sa vie, il seretrouva dans ce qu'il appelle un « état de grâce », un état où la peur a disparu quoi qu'il puisse arriver.

Reconquérir sa vieL'ascension se poursuivit dans un état secondaire jusqu'à l'arrivée sur la corniche terminale où la peurréapparut subitement à l'approche du sommet parce qu'il fallait sortir de la paroi et que la vie était touteproche. Il évoque alors le sentiment extraordinaire qui l'envahit lorsque le sommet fut atteint, non pasd'être parvenu à franchir la paroi mais d'avoir sauvé sa vie, de l'avoir reconquise. Il analyse que ce futun affrontement sublime qui lui permit d'aller au-delà de lui-même, de vivre des sentiments aujourd'huidifficiles à exprimer.

Une nature prodigieuse à découvrirLa montagne est une nature prodigieuse qu'il faut découvrir par le commencement. Même uneascension réputée facile est une aventure pour la part de risques qu'elle comporte. Atteindre unsommet permet de s'approcher de la montagne et d'essayer de l'aimer et cela apporte toujours quelquechose dans les moments difficiles de la vie. Le contact avec la matière rocheuse est extrêmementimportant et motivant. Les jeunes doivent regarder les montagnes et comprendre que c'est un paysagemerveilleux, une sculpture de la nature, une matière vivante.

La montagne, un lieu pour définir son humanité

Paul Yonnet, sociologue, psychologue, analyste des loisirs et des pratiques sociales

L’expérience de la montagne

Si je suis ici, devant vous, c’est que j’ai écrit ce livre – La montagne et la mort1 –, dont les hasards ducalendrier ont voulu qu’il paraisse en librairie au moment de la célébration du cinquantenaire de laconquête de l’Everest, donc au printemps 2003, mais qui est tout sauf un livre de circonstance puisqu’ils’inscrit dans le développement d’une réflexion au long cours sur les activités humaines. Le manuscrit

1 Editions de Fallois, 2003.

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en a été perdu, dans le métro parisien, à la station Belleville, et il a fallu une incroyable chaîne desolidarité anonyme pour que ce texte réapparaisse, au bureau des objets perdus de la préfecture depolice de Paris : à l’instar des naufragés de l’Annapurna, de ces summiters que l’on a cru perdus, deces alpinistes ayant poussé la porte, dont je m’efforçais d’approcher les secrets, il est revenu lui ausside sa propre mort.

L’exposition au risqueLe livre le plus fameux de la littérature alpine, Escalades dans les Alpes, d’Edward Whymper2, raconteune conquête, celle du Cervin, considéré alors comme le « sommet des sommets » – son ascension,en 1865, clôturait pratiquement la première époque de l’alpinisme3 –, mais aussi et surtout unetragédie : quatre des sept hommes de la cordée devaient disparaître dans la descente, après une chutede 1 200 mètres. Que serait le Cervin sans cet épisode cent fois lu et relu, revu, imaginé, dessiné ?Robert Hadow dérape, entraînant le guide Michel Croz, Lord Francis Douglas et Charles Hudson, lacorde se tend entre les deux parties de la cordée, elle rompt, précipitant les quatre hommes dans levide. Le dérapage fatal, insiste Whymper, s’est produit dans un passage qui ne présentait « aucunedifficulté ».

J’insiste à mon tour. La mort est là, prête à surgir à tout moment. Nous la côtoyons sans y penser touten sachant, après quelque pratique, qu’elle n’est pas loin. Lionel Terray, dans Les Conquérants del’inutile, estimait n’être « véritablement passé près de la mort qu’une vingtaine de fois 4», parfois dansdes courses historiques, mais aussi dans des courses avec clients, des courses alimentaires. Commeon le sait, lui qui avait échappé au pire sur les pentes de l’Annapurna, en 1950, lui qui avait remis sa vieen jeu, dès 1952, en compagnie de Guido Magnone, sur les pentes du redoutable Fitz Roy, non loin duCap Horn, a été retrouvé mort, au pied d’une banale paroi du Vercors, le 19 septembre 1965, toujoursencordé à son compagnon d’entraînement, Marc Martinetti, sans doute victime d’une glissade en unendroit dénué de difficulté, encore, mais exposé. En montagne, c’est l’exposition qui fait le risque.

L’exposition est une donnée extérieure, pour partie connue, pour partie aléatoire, qui nous est imposée,et que nous acceptons ou non ; c’est ce type de risque qu’avaient accepté de multiplier Patrick Bérhaultet Philippe Magnin lors de leur tentative de gravir à la suite, en hiver, 82 sommets de plus de quatremille mètres dans les Alpes (2004) ; c’était un rêve d’alpiniste, l’histoire même de ce sport, qui futd’abord une aventure, et le reste en raison de sa part majeure d’inconnu, concentrée en quelquessemaines, mais aussi un condensé d’exposition au risque, et, comme on sait, Patrick Bérhault adisparu au cours de ce périple, lui aussi dans un passage, une arête de liaison ne présentant pas dedifficulté, sinon qu’elle ouvrait sur le vide5. Mais l’exposition est aussi une donnée que l’alpiniste ou lepratiquant de la montagne construit selon les conditions psychologiques, physiologiques, matérielles,préparatoires dans lesquelles il l’aborde ; et parce que, en montagne comme ailleurs, l’expositiondépend aussi du seuil de compétence de celui qui s’y adonne. Dans mon propre cas, autodidacteprimaire et de peu de qualités, mais marathonien des plaines, issu du bocage normand, je partaispresque toujours seul en montagne, sans avertir personne, pour des parcours au long cours, souventsur des itinéraires peu fréquentés, voire des sommets pourris, comme il y en a tant dans les Pyrénées,mon terrain de prédilection – et à l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable. La course à pied defond m’avait appris et donné le goût de l’autonomie. Je construisais mon risque. Un jour, j’ai comprisque je risquais ma peau, au fond à tout moment. J’étais cette fois avec un guide, encordé mais derrièrelui, à traverser les arêtes du Beciberri (dans les Pyrénées espagnoles), justement dans un passage neprésentant aucune difficulté. Nous franchissions une dalle absolument horizontale de quelques mètresde long, large comme un petit trottoir, mouillé, en marchant : tournant la tête, je vis alors sous moi,1 500 mètres plus bas, un parking avec ses automobiles, réduites à des jouets. Je réalisais alors lerisque que nous prenions, que nous étions à la merci d’une glissade, d’un trébuchement, mais aussiquelle confiance me faisait mon guide. Je réalisais aussi que si « l’alpinisme est, avant tout, uneexpérience individuelle », ainsi que l’affirmait Lionel Terray, c’est une expérience individuelle

2 Publié en 1871, et dans sa traduction française en 1873. Réédité chez Hoëbeke en 1994.3 Il restait la Meije à conquérir, ce qui sera fait en 1877.4 Lionel Terray, Les Conquérants de l’inutile, Gallimard, 1961.5 Dans le film de Gilles Chappaz consacré à cette expédition, judicieusement intitulé Sur le fil des 4000,on voit très bien en quoi la succession des ascensions qui définissait l’entreprise multipliaitdangereusement les risques. On perçoit également des signes de lassitude physique s’installer (diffusionsur la chaîne de télévision Odyssée en avril 2005).

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paradoxale, qui exige en règle générale pour qu’elle ait lieu, une coopération, une division des tâches,et une préméditation collective.

Transportons-nous dans le massif de l’Himalaya, lieu par excellence de la préméditation collective, dela coopération, de la logistique, mais aussi de l’expérience individuelle en haute montagne. Leretentissement de la victoire de l’expédition française à l’Annapurna, en 1950, tient à des élémentsobjectifs. Conquête du premier sommet de huit mille mètres, dans des conditions qui relèvent del’exploit : itinéraire à forcer, toutes les cartes sont fausses, personne n’a jamais identifié le sommet,victoire au premier assaut, sans aucune reconnaissance, mené à partir d’un cône d’avalanche, sansoxygène, et c’est le chef de l’expédition qui arrive au sommet (un tel ensemble de caractéristiques neseront jamais plus réunies dans les expéditions himalayennes) ; mais ce sont les conditions de ladescente qui transforment cette aventure en mythe moderne. Maurice Herzog et Louis Lachenal frôlentla mort, puis Lionel Terray et Gaston Rébuffat, qui les ont rejoints. C’est cette cordée d’aveugles et deparalytiques qui ne croit plus au miracle que Maurice Schatz et Jean Couzy, montés à leur secours,découvriront et aideront à redescendre au camp II, accompagné de Sherpas, avec beaucoup dechance puisqu’une avalanche sera tout prêt d’emporter trois d’entre eux. Pour Lachenal et Herzog, leplus dur commence. Le 18 juin 1950, au cours de la descente à dos d’hommes, Maurice Herzog, dansun état critique, d’une maigreur extrême, rongé par la fièvre, sans force, s’enfonçant dans une sorte decoma, désire « la mort qui le délivrera ». Et d’éprouver, a-t-il écrit dans Annapurna premier huit mille6,« la puissance surnaturelle de celui qui va mourir ». La pénicilline et le docteur Oudot le sauvent. Cedernier ampute Louis Lachenal de plusieurs orteils, comme dans le train de Gorakpur, « au milieu deses sanglots », et les orteils balayés hors du train tombent sur le quai « sous le nez des indigènesahuris ». A Paris, le chirurgien retirera une demi-livre de vers gros comme des aiguilles à tricoter despieds d’Herzog. « Rien ne m’aura été épargné », résumera-t-il, pas plus qu’à Lachenal, qui subira uneéprouvante succession d’opérations.

Après tout, il est compréhensible que des hommes prennent de tels risques et consentent de tellessouffrances pour accomplir des premières. Ce qui l’est moins, c’est que d’autres y retournent, au périlde leur vie, soit pour reproduire des ascensions déjà réalisées, soit pour ouvrir d’autres voies mais quiconduisent toujours au même sommet, déjà maintes fois foulé. Après la victoire du 29 mai 1953, FélixGermain, dont le nom reste attaché à l’histoire de l’himalayisme français, avait d’ailleurs écrit, presquesoulagé : « Une fois établi le suprême record, il n’est plus de place pour la compétition, l’odieuse, lameurtrière compétition. » Il croyait en un retrait de l’Himalaya, un peu comme les hommes ont cessé devisiter la lune après l’avoir conquise, en 1969, et jamais il n’aurait pu imaginer 150 alpinistes ausommet de l’Everest en quatre jours, parfois moins, venus là au péril de leur vie par une voie réputéesans intérêt, préparée de surcroît par des équipes de sherpas spécialisés. Des débuts de l’himalayismeà 2000, il y a eu 55 décès pour 109 ascensions réussies de l’Annapurna (proportionnellement de loin leplus mortel des 8 000), 61 décès pour 186 ascensions réussies du Nanga-Parbat, et 167 décès pour1 314 ascensions réussies de l’Everest. Au total, statistique arrêtée en 2000, 604 décès pour 5 080ascensions réussies de sommets de plus de huit mille mètres. Ce qui est moins ou difficilementcompréhensible, en un mot, c’est que la voie normale de l’Everest soit devenue un véritable boulevardde l’extrême de masse, qu’il y ait les jours de beau temps, des embouteillages au franchissement duressaut Hillary – le Hillary step –, ultime difficulté avant le sommet dont les premiers à le découvrir sedemandaient s’ils pourraient un jour en venir à bout, que des centaines de clients se pressent à présentsur les pentes de l’Everest, malgré les risques, et malgré l’ambiance : puisque, dès 5 000 mètres, lecamp de base, l’on est à la merci d’un accident physiologique potentiellement mortel (oedème cérébralou pulmonaire) ; que l’on monte au milieu des restes, voire des dépouilles, dans un grand cimetièresans croix.

Il y a une loi, que j’ai formulée en 1998, dans Systèmes des sports7. Appelons-la la loi Yonnet : ungrand sommet fait toujours beaucoup plus de morts après sa conquête qu’avant celle-ci. Vérifiéepartout. Le mont Blanc : zéro mort avant la conquête, en 1786, par Balmat et Paccard ; après…. LeCervin : quatre morts le jour de la conquête ; depuis, cinq cents (ordre de grandeur). Mais pourquoi ?Parce qu’atteindre le sommet, par une voie nouvelle ou non, est au fond un leurre. Ce que viennent iciconquérir les individus, c’est eux-mêmes, quelque chose d’eux-mêmes et du monde qu’ils cherchent àsavoir, à appréhender, le véritable objet de ces ascensions est une expérience.

6 Arthaud, 1951.7 Paul Yonnet, Systèmes des sports, Gallimard, collection «Bibliothèque des sciences humaines », 1998.

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Sens et modalités de l’exposition au risqueQuelle est la substance de cette expérience ? Quelles fonctions remplit-elle ? De quelle catégorie del’activité humaine fait-elle usage ? Telles sont les trois questions auxquelles je m’efforcerai,schématiquement, de répondre, en renvoyant à La montagne et la mort, voire à Huit leçons sur lesport8, mon dernier ouvrage, pour de plus amples développements.

La substance de cette expérience, nous l’avons évoquée, c’est le côtoiement de la mort. Le sujet del’alpinisme, c’est la mort. Attention, ce n’est pas la recherche de la mort : aucunement. C’est de tenterd’approcher la limite de la vie et de la mort, le point ténu où tout bascule, le moment où l’être humain setient sur le fil du rasoir. Le sujet de l’alpinisme est de traquer ce point limite où la mort apparaît au fondcomme une suite de la vie, d’entrebâiller la porte en espérant pouvoir revenir en arrière, en sachantaussi, parfois, qu’il ne sera pas possible ou qu’il sera difficile de revenir en arrière. En montant vers lessommets, l’alpiniste, quel que soit son niveau, en approchant de ses propres limites personnelles,ascensionne métaphoriquement sur le versant qui peut se révéler, tout à coup ou à l’issue d’un longcombat, celui du vertige absolu. L’alpinisme, c’est côtoyer la mort, disais-je, mais non se perdrevolontairement en elle. Ce qui fait le prix de cette expérience, c’est de pousser aussi loin que possiblel’exploration d’un au-delà de la vie, de la vie ordinaire, de la vie que nous sommes habitués de vivre –au-delà dont témoignent au mieux, peut-être, les sensations, les perceptions presque surnaturelles deshimalayistes –, mais aussi de redescendre en vie afin de lui donner tout son sens. Lionel Terrayl’exprimait magnifiquement, dans Les Conquérants de l’inutile : « Ce que nous cherchons, c’est le goûtde cette joie énorme qui bouillonne dans nos cœurs, nous pénètre jusqu’à la dernière fibre lorsque,après avoir longtemps louvoyé aux frontières de la mort, nous pouvons à nouveau descendre étreindrela vie à plein bras9. »

Cette quête, qui est côtoiement, mais aussi – ou donc – accoutumance, et tentative d’apprivoisement,remplit deux fonctions, une fonction sociale et une fonction individuelle.La fonction sociale de ce côtoiement de la mort se divise elle-même en deux aspects. D’une part, lamort a disparu de notre paysage. Jusqu’au XIXe siècle, et autrefois plus encore, la mort était au centrede la vie et au centre du village. La mort était quotidienne. Jusque vers 1750-1850, en Europe, lamortalité infantile était comprise entre 25 et 30 % des naissances. Près de trois enfants sur dixmourraient avant l’âge d’un an. La moitié d’une génération disparaissait avant quinze vingt ans. Au-delà, il y avait la mortalité maternelle qui frappait les femmes. En 250 ans, la mortalité maternelle et lamortalité infantile se sont effondrées. Les deux ont été éradiquées dans les cinquante dernièresannées. L’autre facteur de mort qui a disparu du paysage, c’est la guerre : jusqu’à une période trèsrécente, la guerre était considérée comme une expérience positive. Les Français ont passionnémentaimé et fait la guerre, au long des siècles, comme les autres peuples. Alfred de Vigny était né en 1797.Il a donc vécu son enfance et son adolescence sous le Consulat et l’Empire. Sauf une brève périoded’accalmie de deux ans, il n’a connu la France qu’en état de guerre, à l’instant de choisir une carrière.Pour le jeune Vigny, la guerre était un état naturel des sociétés, et la paix un interlude incongru. Laguerre dont il était question était pourtant une guerre nouvelle, moderne, populaire, alimentée par laconscription et l’idéologie, grande massacreuse. Mais la Restauration arrive, et avec elle la paix,relative d’ailleurs, et l’ennui : « Chaque année apportait l’espoir d’une guerre, écrira-t-il dans Souvenirde servitude militaire, et nous n’osions quitter l’épée, dans la crainte que le jour de la démission nedevint la veille de la campagne. » Jusqu’à une période récente, le principal budget de l’Etat était lebudget militaire, et c’était même l’essentiel du budget de l’Etat. Sous Louis XIV, Versailles n’est qu’unesimple dépense, comparée au budget de la guerre, comme l’a montré Pierre Goubert. En 1813, leministre du trésor, Mollien, annonce que le budget militaire se chiffre à 65 % des ressources de l’Etat.Ecoutons, cette même année, alors que le désastre de la campagne de Russie a eu lieu, que ladéroute de l’armée dite des Vingt Nations est consommée, la France exsangue, le Directeur des Pontset Chaussées faire l’éloge de la guerre : « Si un homme du siècle des Médicis ou du siècle de LouisXIV revenait sur la terre, et qu’à la vue de tant de merveilles il demandât combien de règnes glorieux,combien de siècles de paix il avait fallu pour les produire, vous lui répondriez, messieurs : il a suffi dedouze années de guerre et d’un seul homme10. » Ecoutons Montesquieu, dans ses Mémoires, parler ences termes de la boucherie que fut la bataille de la Moskowa (que les Russes appellent la bataille de

8 Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, Gallimard, collection « Bibliothèque des sciences humaines »,2004.9 Opus cité, p. 85.10 Cité par Thierry Lentz, Nouvelle histoire du premier empire.II. L’effondrement du système napoléonien.1810-1814, Fayard, 2004, p.359, souligné par nous.

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Borodino) : « Rien n’est touchant comme l’enthousiasme du soldat qui court au-devant de la mort. Ilbénit la main qui l’y conduit. Il souhaite de longs jours à celui qui abrège sa vie. Et quel est le mobile quidonne à cet homme vulgaire cet élan sublime ? C’est à peine le vain espoir d’une récompense.[…]même une mort glorieuse sera suivie d’un éternel oubli, ou, s’ils échappent aux chances de la guerre,plusieurs d’entre eux trouveront peut-être la misère et l’oubli11. » Echapper aux « chances de laguerre », pour Montesquieu, qui croit faire œuvre d’édification, c’est survivre ! Au demeurant, la guerreest facteur de mort directe et indirecte : les armées vivent sur l’habitant, et elles sont vecteursd’épidémies. Outre l’éradication des mortalités maternelle et infanto juvéniles, le dégoût et le reflux dela guerre, enfin, la plupart des décès ont lieu à l’hôpital. Ainsi la mort a-t-elle d’une certaine manièredisparu de la quotidienneté. Nous ne la fréquentons plus qu’exceptionnellement, avant un certain âge,puis la vieillesse, là où elle se concentre à présent.

D’autre part, la mort et l’au-delà de la mort étaient l’objet d’une connaissance révélée, transmise par lareligion. La mort, pour le christianisme, signifie d’abord, comme l’écrit Bossuet, « la mort de lamortalité ». La bonne nouvelle du christianisme, c’est que la mort permet d’accéder à l’immortalité sansla transmigration des âmes, que, ne l’oublions pas, le bouddhisme tient pour une calamité, le cercle dela souffrance. Or, cette connaissance révélée s’affaiblit, disparaît ou est mise en doute, elle se retirepeu à peu du paysage des évidences indiscutables à partir de la fin du XVIIIe siècle. La mort devientparallèlement l’objet d’une investigation scientifique.

En un sens, donc, la mort disparaît doublement : de notre proximité expérimentale, et de notreconception du monde, à laquelle elle était autrefois incorporée avec l’existence. La mort est à ressaisir,et à reconstruire. A cette double fonction collective, sociale, participe l’expérience de la montagne. Il y ad’ailleurs une synchronie frappante, sur le plan historique, entre l’affaiblissement de l’influence de la foireligieuse et l’apparition de l’alpinisme, au XIXe siècle. Plus particulièrement, le test des limitespersonnelles dans la zone de mort ou les secteurs risqués, loin d’être une entreprise égoïste et inutile,s’inscrit dans la crise de la mort caractérisant les sociétés déchristianisées. Là, les alpinistes se portentsur les confins d’une lisière où il s’agit de reconstruire et de jalonner ce qui n’est plus une connaissancerévélée et indiscutable, l’au-delà de la vie. Ils œuvrent à souligner une question à présent béante,ouverte sous les pieds des contemporains, et pour longtemps.

Mais précisons ceci, pour éviter les quiproquos. Sauf en certaines circonstances (par exemple quandles pratiquants s’aventurent dans des zones de haut risque et de haute altitude, a fortiori celle que toutle monde appelle tout de même à présent la dead zone), la question de savoir ce que cherchent ou ceque fréquentent les alpinistes, à quoi ils travaillent et pourquoi cela les travaille, ne se présente pasdans le champ d’une claire conscience. S’il en était ainsi, leur situation psychologique seraitinsupportable. C’est pourquoi, autant les grands alpinistes, lorsqu’on les interroge sur leurs aventures,évoquent presque d’emblée les risques, les accidents, bien ou mal terminés, les camarades disparus,autant la question de la mort reste quelque peu tabou.

Abordons à présent la question sous son angle individuel. L’ego, en effet, n’est pas absent. Il est mêmele ressort de l’expérience. Si la mort est à ressaisir, c’est par soi ; si elle est à reconstruire, c’est poursoi. Et c’est dans la confrontation à un environnement hostile, surdimensionné, extrême, que sepréciseront, ou pas, les modalités de cette reconstruction, qui est avant tout reconstruction de soi-même. L’homme a fait le tour du monde ; ce monde est fini. L’inconnu qui reste à définir, et à explorer,c’est cet inconnu que dissimule l’enveloppe corporelle, c’est vous. Et c’est lui qui va répondre. Lemonde est fini : reste le face à face avec soi-même, dans les défis que l’individu se lance, les épreuvesqu’il s’impose librement. Alors que, dans l’expédition, l’aventure d’autrefois, c’étaient les autres, lessociétés différentes et inconnues, ou mal connues, qui attiraient, dans les pratiques extrêmes, en règlegénérale, à présent, c’est soi-même qui reste le centre de l’expérience, le territoire à conquérir ou àmieux connaître (les amateurs de sommets himalayens ne s’embêtent plus à ces marches harassantesde trois semaines, par exemple à partir de Katmandou : un hélicoptère ou un avion les transportedirectement à l’aérodrome de Lukla ; après avoir profané la montagne interdite, l’avoir sortie de lareligion pour la livrer à des assauts civils, ils escamotent les sociétés autrefois traversées au son destrompes qui annonçaient leur arrivée : on ne saurait mieux souligner ce qui distingue les nouveauxhimalayistes des anciens aventuriers de la montagne). Telle est la fonction individuelle des pratiques àtendance extrême : la construction et l’exploration de soi-même, constitué en territoire de connaissanceet d’appropriation. Par là, la montagne devient aussi une expression de soi-même, au sens presque

11 Cité par Thierry Lentz, opus cité, p. 285-286, souligné par nous.

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artistique du terme. En couvrant des sommets, des itinéraires, en ajoutant l’espace-temps de latraversée à l’espace-temps de l’ascension, la latéralité à la verticalité, le montagnard écrit avec soncorps, il dessine des formes. J’ajoute que les enquêtes systématiques menées aux Etats-Unis sur lesadeptes des sports ou de l’aventure extrêmes ne montrent pas une propension à réunir des jeunesdénués de personnalité, mais tout au contraire, tendanciellement, des personnalités fortes, trèsstructurées, organisées, fabriquées dans des conditions familiales favorables, normales ou supérieuresà la normale. Précision d’importance : contrairement à un préjugé tenace, la pratique de ces activitésextrêmes – qui ont d’ailleurs pour dénominateur commun d’être extrêmement organisées, préméditées– n’est pas le lieu d’élection d’un public aux personnalités carencées ; s’exposer au risque enmontagne n’a pas pour but ni pour fonction de conférer une personnalité forte à un individu faible, à unectoplasme. Seule une personnalité déjà apte à la maîtrise du réel peut s’engager et se révéler enmontagne, si elle doute d’elle-même ou si la vie l’a déterminée à en douter. S’exposer au risque enmontagne n’est pas le fait d’individus qui chercheraient à cautériser des pathologies de la maîtrise dumonde. C’est tout le contraire. Et pourquoi les montagnards ont des personnalités qui, légendairement,ne sont pas de tout repos. Mais cela, tous les montagnards le savent.

Pour clore le système de compréhension du phénomène que je propose, il reste à spécifier l’activitéhumaine qui se déroule sous nos yeux. Elle porte un nom : le vertige. Le vertige physiologique sert enquelque sorte de paravent à la recherche d’un vertige métaphysique. Il est fait ici usage d’une catégoriede l’activité humaine, le vertige, massivement utilisée dans les sociétés contemporaines après l’avoirété dans toutes les sociétés antérieures. Ces sociétés faisaient justement usage du vertige dans laguerre, tantôt choisie, tantôt subie, mais aussi dans et par la religion ; le vertige de la mort, enfin, étaittoujours présent. Personne n’aurait pu l’oublier : l’église était au centre du village, et pour y pénétrer,obligation à laquelle nul n’aurait longtemps osé se soustraire, il fallait traverser le cimetière, marchernon loin ou au milieu des morts – un peu comme à l’Everest. La tauromachie est une pratique devertige, entièrement fondée sur la théâtralisation de la mort, pour illustrer une application de lafécondité de cette approche aux phénomènes humains. Mais dans les sociétés contemporaines, levertige ne sert généralement pas à explorer les confins de la vie et de la mort. Et par exemple, si toutesles activités de loisir ont une relation avec le vertige, seule une partie d’entre elles évoque – au traversde l’exposition au risque –, une fréquentation plus ou moins consciente des confins de la vie : outre legrand alpinisme, le ski extrême (descente de sommets à ski par des voies périlleuses), le ski hors-piste, l’escalade « libre », à mains nues, mais non le ski de piste balisée, le snow-board, la varappe« sur assurée » ni le saut à ski, pourtant pratique de vertige par excellence.

Le vertige est une catégorie de l’activité humaine par laquelle nous prenons conscience du mondeextérieur, par laquelle nous vérifions notre maîtrise de celui-ci, après nous être avancés volontairementà l’intérieur d’un phénomène qui risque d’affoler nos perceptions ordinaires. Tous les manèges seservent de la catégorie du vertige ; tous les jeux vidéo ; tous les effets spéciaux du cinéma ; tous lesfilms d’horreur ; toutes les recherches de vitesse, de puissance. Il y a du vertige dans un marathon,mais la mort n’y rôde pas, c’est au contraire le projet de durer qui guide l’adoption de conduites visant àmaximaliser l’utilisation de ressources restreintes (oxygène, glycogène musculaire) par l’aérobie. Il y adu vertige dans l’exercice du pouvoir, la compétition économique, etc.

Le vertige est une catégorie du jeu, une catégorie ludique, – avec les catégories de la compétition, duhasard et du simulacre. Une catégorie du jeu ne se présente jamais seule. Le vertige est souventassocié au simulacre : tous les jeux vidéo associent le vertige au simulacre, par exemple. Quand cescatégories sont associées aux formes du jeu, il y a jeu. Mais les catégories du jeu sont présentes etactives en dehors du jeu, dans la vie sérieuse, de façon permanente. Par exemple, la politique est unecompétition, l’accès au pouvoir est un enjeu vertigineux, il faut compter avec l’aléa, et les hommespolitiques sont contraints de jouer un rôle (présence du simulacre). Les quatre catégories du jeu sontprésentes dans la politique. C’est Roger Caillois qui a découvert cette nomenclature, exposée dans Lesjeux et les hommes12, Roger Caillois dont je me considère comme un fils spirituel et le continuateur13.Voilà. Peut-être n’ai-je fait qu’un rêve absurde, ou couvert de trop grandes pensées des exercices ducorps et de l’esprit plutôt sommaires. Je n’en crois rien. En tout cas, c’est ce que j’ai pour ma partdécouvert en passant par la montagne.

12 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Gallimard, collection « Idées », 1967.13 J’ai apporté des compléments et des corrections à cette nomenclature, sans m’écarter du schéma général(se reporter aux ouvrages cités, notamment).

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Echanges avec la salle

La passion de l’alpinismeL'alpinisme est souvent le fruit du hasard puis la passion naît pour de multiples raisons, notamment lesémotions vécues, le vertige éprouvé tout en étant craint. L'idée de la mort n'est pas poursuivie, ellen'est présente qu'en termes de représentation. La montagne est également un outil de construction dela personnalité et de progression. Cette passion nécessite néanmoins une énergie particulière et unprix à payer qui peut être la mort pour un alpiniste de haut niveau mais aussi l'effort pour certainsjeunes.

Grimper, s’éleverL'ascension permet de découvrir la dimension verticale qui est finalement assez peu appréhendée dansle quotidien. Le fait de s'élever au-dessus de soi-même permet de prendre un recul par rapport à sapropre personne, de se dépasser, de se connaître. Dans la dimension horizontale, prendre du recul sefait toujours dans un monde en deux dimensions alors que la dimension verticale offre un monde entrois dimensions.

Conquérir un sommetLa conquête d'un sommet procure avant tout la satisfaction de l'effort accompli, le sentiment de sesentir plus fort sans que cela ait à voir avec de la vanité. L'esprit de l'alpinisme d'aujourd'hui n'est pluscelui de l'alpinisme de conquête d'après-guerre associé à la découverte du monde. La conquête pourles autres, qui induisait une acceptation de la mort et la volonté de devenir un héros, est devenue uneconquête plus intérieure.

Atteindre ses limitesLes limites ramènent l'être humain à sa juste place et à sa réalité. Il est donc important que la notiond'impossibilité demeure. La limite actuelle est éminemment mentale et dépendra des risques quel'alpiniste accepte de prendre, de son niveau physique et de sa façon d'aborder la montagne.L'alpinisme étant une pratique sportive sans règles, l'alpiniste doit fixer ses propres limites. Uneancienne juge des enfants constate que cette confrontation à la limite est également recherchée par lesjeunes en difficulté.

Être construit où se construire ?Une étude a démontré que les adeptes de l'extrême n'avaient pas de problèmes pathologiques mêmesi les magazines spécialisés tendent à affirmer qu'ils cherchent ainsi à se constituer une personnalité.L'alpinisme peut néanmoins permettre à une personne de progresser dans sa construction ou derévéler quelque chose qui existe déjà au travers de la confrontation à un environnement extérieur.

La compétition, la performanceLes grimpeurs occidentaux de haut niveau n'adhèrent pas à l'idée d'une compétition en alpinisme, lapremière difficulté étant l'impossibilité d'établir des règles précises. La tendance est à un alpinisme pluscréatif, plus artistique, plus spécialisé parce que c’est un espace de liberté permettant à chacun des’exprimer.

Le goût de l’extrême ?Paul Yonnet considère qu'il existe trois types de pratiques extrêmes : l'extrême d'aventure, l'extrême demasse qui ne recherche pas à battre un record et l'extrême sportif qui consiste à établir des records.Luc Jourjon rejette la notion d'extrême, considérant qu'elle concerne peu d’alpinistes de haut niveau. Ilest intimement persuadé que les alpinistes qui prennent des risques ne sont pas des fous, à l'instar desartistes avec lesquels ils forment une catégorie fondamentale à la société. De plus, la montagne permetdes pratiques différentes : la pratique de haut niveau mais également la pratique dans laquelle lareprésentation de l'activité de haut niveau est fondamentale pour permettre de réaliser un travail enproposant des modèles forts.René Desmaison tient à souligner que la montagne est associée à l'amour de la vie et non pas à unerecherche de la mort, même si l'accident est possible, ce que confirme Lionel Daudet.

Après la redescente

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Lionel Daudet témoigne du besoin de l’alpiniste, et même de son devoir, de transmettre, à son retour,la richesse rencontrée en montagne à ceux qui veulent bien la recevoir. Il ne s'agit pas de convaincreces derniers de faire de l'alpinisme mais d'aller jusqu'au bout d'eux-mêmes dans leur vie. L'alpinisteapporte du rêve mais également quelque chose qui va au-delà du rêve, qui est fondamental pour l'êtrehumain et dont chacun a besoin. Personnellement, il y a trouvé une clarté intérieure, une sérénité, unamour de l'autre, le sentiment d'une vie accomplie.Lorsqu'il redescendait de la montagne, Luc Jourjon se sentait plus fort mais également complètementdémuni parce qu'il ne comprenait plus les autres et se sentait hors du monde.

L’expérience de la montagne pour des jeunes en difficultéLionel Daudet est souvent intervenu auprès de lycéens avec l'objectif de servir « d'aiguillon » pouramener un éveil, sans être un militant. Il ignore si cela a eu ou aura un impact à court, moyen ou longterme.René Desmaison considère que l'expérience de la montagne peut apporter aux jeunes le goût de lalutte et du combat pour réussir leur vie professionnelle. Mais la montagne offre également une natureprodigieuse qui suffit à apporter du bonheur.Pour Luc Jourjon, la voie choisie par En passant par la Montagne n'est pas facile parce que l'alpinismepasse avant tout par l'effort. S'il peut être un moyen de construction, il peut représenter une véritabledifficulté. Le rôle des alpinistes doit donc être de mettre tout en œuvre pour aider les personnes quisouhaitent faire venir des jeunes en difficulté à la montagne.

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La montagne : un lieu de structuration individuelle et collective ?

Animateur :Guy Chaumereuil, ancien journaliste de France Info, directeur national de la Fédération française des

clubs alpins et de montagne

Intervenants :Gilbert Berlioz, consultant du cabinet Dubouchet-Berlioz spécialisé dans les problématiques de la

jeunesse, éducateur spécialiséDavid Le Breton, sociologue, anthropologue, professeur à l’université de Strasbourg, membre du

Laboratoire des sociologies européennesMarc Batard, alpiniste, himalayiste de haut niveau, peintre, guide de haute montagne, Président

d’honneur de l’association En passant par la MontagnePhilippe Morin, éducateur spécialisé, formateur et directeur

du service de prévention de l’EPDA (74)

De « l’impossible représentation » à l’expérience de la haute montagne pour des jeunes en difficulté

Gilbert Berlioz, consultant en politique sociale au cabinet Dubouchet-Berlioz,spécialisé dans les problématiques de la jeunesse

Gilbert Berlioz présente les conclusions de son évaluation de cinq projets menés par l'association Enpassant par la Montagne à partir de la question : « Quelle est la valeur ajoutée de la montagne auxprojets éducatifs ? ». Il s'est entretenu avec les jeunes, les éducateurs qui les accompagnaient et desguides.

Un agencement d’abstraction et de concretDans un projet éducatif, la montagne se situe toujours dans un agencement d'abstraction, d'idéologie,de figures mythiques (en concurrence avec de nombreuses autres figures mythiques chez les jeunes)et de concret (relationnel à l'intérieur du groupe), de contingences (nourriture, logement, etc.), de microévénements qui ont leur importance dans la réussite du projet. Les interviews montrent que la réussited'un projet dépend pour moitié de la météo et pour moitié des éducateurs. La montagne abstraiten'existe donc pas mais s'incarne toujours dans quelque chose à un moment donné.

Un cadre naturelLa montagne est un allié objectif de l'éducateur car c'est un milieu suffisamment contraignant et risquépour qu'il n'ait pas à poser du cadre comme il le fait en permanence dans les quartiers et lesinstitutions. En termes éducatifs, cela lui permet de protéger dans un cadre hostile plutôt que de poserun cadre contraignant.

Une expérience collective et personnelleUn même projet produit une diversité de sentiments : certains jeunes peuvent être très satisfaits etavoir le sentiment d'avoir réussi alors que d'autres ont échoué. Il s'agit d'une expérience collective danslaquelle chacun se retrouve seul. Cela crée une tension entre une dynamique collective et un sentimentde réussite ou d'échec qui sera personnel et que les éducateurs doivent parvenir à articuler.

Amener les jeunes à la montagneLa passion de la montagne est assez peu présente dans le discours des jeunes. Il s'agit donc detransmettre cet amour de la montagne. Certains éducateurs sont passionnés de montagne mais il nesuffit pas de l'être pour être passionnant sur la montagne.

La montagne, support très spécifique, s'adapte en réalité à une diversité de projets éducatifs. Lesjeunes en difficulté ne feront pas l'expérience de la montagne par hasard, il faut aller les chercher, cequi représente un travail énorme. Or il y a peu d'expériences de montagne parce que les interfacestelles que En passant par la Montagne font défaut. Pour qu'il y ait une demande, il faut un horizonpossible, une offre. Pour cela, il est nécessaire que la montagne sorte de son idéal pour s'incarner dans

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des personnes ordinaires qui viennent rendre la montagne accessible dans les quartiers et lesinstitutions. C'est un ingrédient capital de la réussite. Il est difficile d'avoir envie de quelque chose quel'on ne connaît pas, d'où le terme « d'impossible représentation ». Un travail d'approche est doncnécessaire. La montagne doit aller aux jeunes pour que ces derniers viennent à elle. Le corollaire del'offre de montagne est le risque de réduire la montagne à une prestation. Il y a alors toujours unetension des équipes éducatives qui ont engagé des institutions et des moyens financiers et qui enattendent un résultat.

La préparationLorsque les jeunes sont sensibilisés, la préparation est nécessaire. Une clarification doit être apportéeentre la préparation physique et la préparation à l'effort, la dimension mentale. Si elle est importante, lapréparation n'est néanmoins pas déterminante par rapport à d'autres éléments.

Le deuxième enjeu important est le déconditionnement. C'est la première difficulté pour les jeunes. Ils'agit de déconstruire les images qu'ils ont de la montagne, essentiellement liées à une notion d'exploit,puis d'un déconditionnement physique (la montagne n’est pas un terrain de football). Lorsque lesjeunes quittent leur banlieue pour la montagne, il y a un changement de milieu et un choc culturel,parfois violent. Deux projets ont échoué parce qu'ils n'ont pas pu franchir cette étape dudéconditionnement et la montagne n'a pas pu faire son œuvre. Il est donc nécessaire de prendre encompte les accoutumances de ces jeunes parce que ce sevrage de leurs pratiques sociales ordinairespeut les conduire à « craquer ».

Le troisième enjeu passe par la construction d'une chaîne d'adultes dans laquelle chacun doit s'inscriredans une posture modeste et être un parmi les autres. L'interdépendance des rôles est très importante.C'est la raison pour laquelle les éducateurs doivent être à la hauteur des enjeux, notamment par unebonne préparation physique (ils ne doivent pas être un poids pour les guides), par leur capacité àencadrer le groupe et à s'inscrire dans un collectif avec des guides. Un projet a connu une crise parcequ'est survenu un conflit d'intérêt entre l'équipe éducative qui voulait pousser les jeunes dans leurslimites et le guide qui était dans une logique de réussite du projet.

Un rite initiatiquePlus le sommet approche, plus l'aspect technique prend de l'importance, moins les jeunes sont bavardset plus les discours se focalisent sur des choses essentielles. Ceux qui réussissent revendiquent cetteréussite (« je l'ai fait, j'ai réussi, j'ai gagné »). Beaucoup ne parviennent toutefois pas à exprimer cequ'ils ont vécu : « là où nous sommes allés, c'est au-dessus des nuages », « on ne peut rien dire avantde l'avoir vécu », « on ne le comprend que lorsque l'on y est confronté ». Comme un rite initiatique,c'est quelque chose qui s'éprouve et ne se raconte pas, d'autant plus qu'il s'agit souvent d'uneexpérience unique. Aussi, pour ceux qui n'ont pas réussi, il ne s’agit pas seulement d’un échec sportifmais également d’une blessure quasiment narcissique qui peut être très forte. C'est donc un instrumentpuissant à double tranchant : un démultiplicateur de la réussite mais également de l'échec pour desjeunes qui, souvent, ont déjà fait l'expérience d'un échec assez fort.

Le rite initiatique suppose des passeurs successifs qui constituent la chaîne des adultes. Pour lesjeunes, les deux éléments majeurs du « passage » sont le fait d'endosser un matériel peu ordinaire etle guide de haute montagne. Le rôle du guide est différent de celui du travailleur social parce que lemétier du premier n'est pas de s'occuper de jeunes en difficulté mais d'emmener des personnes enmontagne. Il n'est donc pas dans une posture compassionnelle, ne prend pas en compte les difficultéssociales, ne met pas en perspective ; il est opératoire et se focalise sur la réussite du projet.

Ce que les jeunes mettent systématiquement en avant au retour de leur expérience, c'est la prise derisque et le défi davantage que le plaisir de la découverte ou le dépaysement. Gilbert Berlioz déclareavoir été surpris d'entendre les jeunes employer des formulations paradoxales et subtiles telles que « leplaisir par l'effort », « l'amusement par le sérieux », « le danger avec la sécurité », « la confiance par lerisque » alors que le langage des banlieues est, au contraire, plutôt frustre.

Une redistribution des rôlesDans l'expérience de la montagne, les rôles sociaux des jeunes à l'intérieur du groupe se transformentsouvent. Le leader de quartier n'est plus le leader en montagne. Dans une nouvelle situation, denouvelles compétences apparaissent et de nouveaux rôles peuvent s'assumer. Les jeunes constatentainsi que les rôles se distribuent différemment dans des situations différentes.

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Les conditions de la réussitePour réussir, un projet éducatif en montagne doit donc répondre à quatre conditions :

- se situer dans la continuité de ce qui a précédé dans le quartier et de ce qui va suivre ;

- qu'il existe un degré de cohérence entre les adultes et une considération réciproque ;

- qu'il y ait un caractère aventureux pour susciter la curiosité des jeunes ;

- que le risque soit maîtrisé, ce qu'incarne le guide.

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La prise de risque chez l’adolescent : ordalie ou valeur éducative ?

David Le Breton, sociologue, anthropologue, professeur à l’université de Strasbourg,membre du Laboratoire des sociologies européennes

La montagne entre révélation de soi et outil de travail social14

La montagne comme épreuve de véritéL’alpinisme est un appel d’existence, une source de ferveur, mais ce qui en fait le prix c’est le risqueencouru, l’échange symbolique avec la mort qui la conditionne. Elle est d’abord une épreuve de véritésur soi. La montagne n’est pas une manière tortueuse d’aller chercher la mort, mais un détour pourexplorer des ressources intimes, sentir l’existence battre en soi. Le risque, que nos institutionscombattent dans de multiples domaines, procure, s’il est librement choisi, une opportunité de vivre àcontre-courant, d'échapper à l’ennui en intensifiant le rapport à l'instant grâce à une activité enivrante. Ilest un chemin de traverse pour reprendre en main une existence livrée au doute, au chaos ou à lamonotonie. Lors d’une activité de loisir ou de défi personnel, le risque devient une sorte de réserve oùpuiser du sens, rehausser un goût de vivre défaillant ou parfois même le retrouver après l'avoir perdu. Iltouche des individus socialement bien intégrés mais qui s’efforcent de fuir la routine, la sécurité d’uneexistence trop bien réglée. La recherche du risque alimente une intensité d’être qui fait défautd’ordinaire. Elle est une manière de briser les routines d’existence, une « tentative d’évasion », uneéchappée belle.

Les sensations ainsi éprouvées sont d’autant plus sollicitées que le reste de la vie est pacifié, tranquille,protégé de tout aléa, l’existence familiale et professionnelle à l’abri de toute crainte. Le discoursprofane sur les activités physiques et sportives à risque insiste sur le manque de stimulation pesant surdes existences surprotégées par les règlements sociaux et le confort technique de nos sociétés. Pourjouir d'un enracinement plus sensible à sa vie personnelle et "retrouver ses sensations", le jeu avec lerisque est une voie royale. Ces loisirs créent une longue jubilation et s'opposent au désenchantementdu monde. Ils provoquent des moments de pleine jouissance où l'individu met entre parenthèses uneexistence qui tend ailleurs à lui échapper, il s'immerge dans le goût de vivre. Le recours aux sensationsfortes des pratiques physiques à risque apparaît comme une respiration nécessaire de l'individu.

L’incertitude recherchée n’est jamais un aveuglement, même si elle contient en puissance l’échec et lamort, elle doit demeurer en permanence dans la sphère de contrôle dont l’individu se sent capable. Elleest la garantie d'un engagement où il est loisible de donner ainsi le meilleur de soi, sans équivoque, enayant le sentiment de construire chaque seconde de sa progression. Elle autorise l’individu àdévelopper ses habiletés, ses réflexes, à s'épanouir dans l'action. Plus un passage soulève dedifficultés tout en restant à la mesure de l’homme, plus l’individu se sent renforcé et heureux de lesavoir affrontés, plus elles laissent une trace de mémoire, et plus est puissant leur rendementsymbolique en termes identitaires. Si la voie était ouverte à l'alpiniste sans la moindre difficulté, il nes'élancerait pas avec autant d'exaltation. Le tapis rouge dressé vers le sommet est sans intérêt, sinonpour des débutants cantonnés dans l’imaginaire du risque. Il s'agit justement de se sentir pleinementexister, d'être plongé dans une situation difficile qui exige de démêler une issue en exerçant toute sasagacité et sa résistance, voire même son courage. L'incertitude est une caution à la valeur del’entreprise. Lors de ces plages de temps où l’individu retrouve la pleine jouissance d'une existence quitend ailleurs à lui échapper, il s'immerge dans une créativité, un rapport ludique au monde, qui lui fontdéfaut notamment dans son exercice professionnel. Le recours aux sensations fortes, au frisson despratiques à risque apparaît comme une respiration nécessaire venant à la rescousse de l’étouffementde soi.

Cette bouffée de sens qui envahit d'un trait l'individu lui procure la puissance intérieure, un sentimentd'élargissement de soi. Jamais il n'atteint ailleurs une telle plénitude qui semble justifier en un instanttout son cheminement antérieur, balayant passé et futur dans la culmination de l'instant. Ce moment

14 David Le Breton est professeur de sociologie à l’université Marc Bloch. Auteur notamment de Passionsdu risque (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF), Eloge de la marche(Métailié), Des visages. Essai d’anthropologie (Métailié).

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d’exception ne s'enracine pas dans une ferveur religieuse, il relève du sacré, c'est-à-dire d'unefabrication intime de sens. L'expérience couramment décrite est celle d'une transfiguration personnelleinduite par l'épuisement ou le dérèglement des sens, le sentiment brutal et infiniment fort d'une fusionavec le monde, d'une conscience modifiée. Si les récits mythologiques de l’aventure à la Conrad ou àla London font bel et bien partie du passé, nous assistons aujourd’hui à une appropriation individuellede ce mythe à travers un foisonnement de petits récits.

En touchant le monde, l’adepte du sport extrême retrouve le contact symbolique avec sonenvironnement, il se rassure sur les "limites" dont il a besoin pour exister. Mais pour atteindre cegisement de sens dissimulé au coeur de soi qui se donne par un arrachement à la quiétude duquotidien. Sommé de faire sans cesse ses preuves, et non moins à ses propres yeux, dans une sociétéoù les références sont innombrables et contradictoires, un monde de compétition professionnelle etéconomique où il convient d’afficher sans cesse ses propres mérites, l'individu cherche dans unerelation frontale avec le monde une voie radicale d’expérimentation de ses ressources personnellesd'endurance, de force et de courage. A défaut d'emprise sur le monde, la limite physique vientremplacer les limites de sens que ne donne plus l'ordre social. Ce que l’on ne peut pas faire avec sonexistence, on le fait avec son corps.

L’ordalieToute prise de risque contient une part plus ou moins lucide de volonté, de confiance en soi qui ladistingue de l'aveuglement pur et simple ou d'une volonté affirmée de mourir. Elle suppose uneévaluation des ressources propres à celui qui s'apprête à se lancer dans l'action, un calcul de laprobabilité du succès, mais elle repose également sur un pari qui mêle de manière confuse l'habileté del'acteur dans ce genre de situation et le sentiment qu'il possède de sa "chance". Elle soulève toujoursl'hypothèse d'un destin favorable. L'une de ses composantes tient dans le sentiment qu'un ordre sedessine au sein de l'incalculable, que celui ci n'est pas tout à fait inaccessible. Sans l'intuition plus oumoins inavouée d'avoir la chance à son côté, de n'être pas tout à fait désarmé face à l'imprévisible,l’alpinisme, surtout solitaire, serait une forme gauchie du suicide, un abandon aux circonstances, et nonune initiative personnelle. Souvent l’alpinisme appelle l’image de l’ordalie, c’est-à-dire d’une forme dejeu délibéré avec la mort.

Dans ces circonstances un risque tangible pour l’existence donne tout son prix à la performance.Chantal Mauduit disait avant sa disparition : « Je sais que la mort est inéluctable, imprévisible.D’ailleurs, face au bonheur que la montagne m’apporte elle ne fait pas le poids15 ». Un adepte del’escalade en solo interrogé par Suzanne Laberge dit son exaltation de grimper sans protection : « Onconnaît le plus souvent la paroi pour l’avoir déjà grimpée en cordée. Ce qui est excitant, c’est de lagrimper à nouveau, cette fois en toute liberté, sans système de protection ! Le risque provient bien sûrque si l’on tombe, on se tue presque à coup sûr16 ». Toute ascension met en évidence, à un momentou à un autre, l’infinie vulnérabilité du grimpeur dont l’existence ne tient qu’à un fil. La conscience de lamort apparaît toujours, fut-ce en un éclair aussitôt refoulé. "Je n'ai pas droit à l'erreur, un fauxmouvement et c'est la chute, c'est à moi seul de savoir ce que je veux, de ne pas faire d'erreur", dit ungrimpeur habitué au solo dangereux.

La surenchère dans le risque amène le grimpeur à une autre dimension de sa quête intérieure.Atteignant les parages de l'ordalie, il s'en remet pour une part "au jugement de Dieu", ou plutôt se livreà une situation délicate où il donne le meilleur de lui même, engage toutes ses ressources dans la lutte,mais en courant néanmoins le danger de disparaître au cours de l'action. En s'affrontant au pire, ilcherche à gagner le meilleur, à convertir sa peur, son épuisement, en jouissance, en détermination ducaractère. La provocation à la mort est claire. Même si elle n'est pas hautement revendiquée, elle estsuggérée au détour d'un propos complaisant ou longuement souligné par les commentateurs.Sollicitation rituelle du destin, l'ordalie soulève une probabilité non négligeable de mourir. Elle pousse lamétaphore du contact avec la mort au plus proche de l'ultime limite, tout en laissant une possibilité des'en sortir. Elle n'est donc en rien une manière indirecte d'attenter à ses jours, mais plutôt une chanceque se donne l'individu, quitte à en payer le prix s'il échoue dans sa tentative17.

15 L’Année montagne, n°11, 199816 Suzanne Laberge, L’escalade, un sport à risque ? Frontières, n°3, 1994, p 32.17 Sur ce jeu de l’ordalie je renvoie à David Le Breton, Passions du risque (1990), Métailié, 2000 ouConduites à risque ; Des jeux de mort au jeu de vivre, PUF, collection Quadrige, 2003.

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On grimpe seul pour se rejoindre, dissiper une souffrance personnelle, un manque d’accrocheprovisoire à sa vie. Le rapport à la paroi restaure des limites de sens, il introduit un contenant quipermet de retrouver le fil de son existence, il s’appuie en permanence contre une réalité tangible qu’ilagrippe à mains nues. Son débat contre un monde qui lui échappe se substitue ici à une confrontationavec une matière dont il accompagne les courbures en les touchant. Il sait à quoi il se coltine.Emblématique l’escalade conjugue vertige et contrôle, abandon et toute puissance, un instant elleoctroie au grimpeur le sentiment de s’appartenir, de maîtriser enfin la confusion qui règne dans sa vie.Une reprise en mains de l’existence se produit parfois à la faveur d’une épreuve surmontée, d’uneascension réussie. L’affrontement à la mort s’effectue dans un rapport intense à la tangibilité du monde,où le grimpeur n’est pas démuni puisqu’il connaît les gestes à accomplir et l’objectif à réaliser. Il tientles cartes en main sans ignorer les dangers qu’il doit surmonter. La solitude est aussi une conditionnécessaire à l’affrontement à soi-même. Face aux éléments (à l’élémentaire), le grimpeur est enposition de savoir qui il est et où il va, de reprendre chair dans son existence.

L'épreuve de vérité qui naît du jeu sur le fil du rasoir est une manière élégante de mettre un instantl'existence à la hauteur de la mort pour s'emparer d'une parcelle de sa puissance. A la condition des'exposer au risque de perdre la vie, l'individu chasse sur le territoire de la mort et rapporte le trophéequi est non pas un objet, mais une durée imprégnée d'intensité d'être, portant en elle le rappel insistantdu moment où, par son courage ou son initiative, il a réussi à lui arracher la garantie d'une viedésormais bien trempée. De tels moments sont rares, surtout lorsqu'ils se donnent avec force à lamanière d'une brève transe profane qui les saisit et les emporte dans un formidable sentimentd’émerveillement et de puissance. La mort est une sorte de réserve sauvage à la portée de l'individuqui souhaite se remettre au monde en acceptant les conséquences du pari. A l'issue de l'épreuve est lamétamorphose : l’intuition grisante d'être garanti, la jubilation d'avoir réussi et d'avoir arraché à la mortune assurance sur la valeur de son existence.

La montagne comme jugeL’escalade éloigne de l’ambivalence du monde, des déceptions que les autres prodiguent parfois, elleréduit l’existence à une série d’actions précises à accomplir et elle libère l’imaginaire, la méditation.Plongé en pleine action, face aux éléments, livré à ses seules ressources, le grimpeur éprouve lesentiment de s'appartenir enfin, de donner la meilleure version de lui-même. L’affrontement à lamontagne est d’abord un affrontement à soi lors d’une épreuve délibérément consentie. Se connaîtresoi consiste à s'approprier l'incertitude qui règne en soi, apprivoiser la part insaisissable que seules lescirconstances dévoilent en mettant l'homme à nu devant les éléments. Loin de chercher une sécurité etune tranquillité qui justement l'ennuient, l’alpiniste goûte une marge d'incertitude qui lui permet enfin des'affirmer, sans contrainte extérieure à sa décision propre. La montagne devient une voie privilégiéed’un monde de sens reconquis où l’homme, livré à ses seules ressources physiques et morales dansdes circonstances qu’il a décidées, réenchante son existence, fait provision d’émotions, et forge samythologie personnelle. Des règles de bonne conduite en régissent l’usage, des savoirs particuliersacquis surtout par l’expérience alimentent la compétence à s’en sortir, mais la montagne demeureincontrôlable, riche d’inattendu et de surgissements possible sous les mille visages de la mort.

La montagne est un monde hostile et impitoyable (ou plutôt rendu ou perçu tel par la volonté propre deceux qui souhaitent s'y confronter) mais un monde « juste » disent ses adeptes, elle ne recèle aucunfaux-fuyant, aucune des cruautés dont la société abonde. "Elle ne pardonne pas", certes, mais sesréponses sont à la hauteur des insuffisances de l'individu à son égard, manière élégante de poser laroyauté personnelle de ceux qui s'y sentent à l'aise, élus ayant la grâce de recevoir l'onction. Il saitreconnaître les siens. Le discours sur l’« hypocrisie » des relations sociales, la « fausseté » desindividus, le goût de la solitude est un leitmotiv chez nombre d’adeptes du sport extrême en quête d’unaffrontement directe avec une nature mythifiée. Nul faux-semblant ici mais une évaluation rigoureusede ce que l’on est, non seulement dans l’épreuve mais aussi finalement comme sujet. La montagnedécerne une légitimité d’existence bien supérieure à celui de la société. L’alpiniste Walter Bonatti le dità sa manière : « Dès mon enfance j’ai trouvé beaucoup plus facile de traiter avec la nature qu’avec leshommes. Je trouvais en elle je ne sais quelle loyauté qui rendait possible un silencieux, un affectueuxdialogue, tandis qu’au milieu des hommes et de leurs procédés souvent sournois, et faute d’y êtrepréparé, je me débattais désorienté.18 »

La montagne escaladée dans ces conditions se métamorphose en figure destinale vouée à dire ou nonla légitimité d'exister dans un jeu symbolique avec la mort qui permet à une vérité radicale pour le sujetde venir à jour. Mais la souveraineté que la montagne accorde est réversible à tout instant, un incident,

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une minute d’inattention peut être fatale. Le privilège de la montagne est de se donner moralemententière, sans hypocrisie. Elle dit le vrai sans tergiverser puisqu’elle énonce concrètement son verdict ensanctionnant l’erreur ou en récompensant l’action juste. La faute est simultanément technique oumorale. La relation à la montagne s'instaure en révélation de soi. L'individu est censé se mettre àhauteur de ses exigences, d'en accompagner les mouvements ou les caprices sans lui faire violence,sinon à s'exposer à la rebuffade. Chaque geste devient une ordalie potentielle aux conséquences plusou moins néfastes. La montagne offre une pleine responsabilité à l'individu dans ses conduites, ellerévèle ses ressources morales et physiques sans la moindre complaisance.

Le corps à corps avec la nature accouche d'une réponse oraculaire sur la signification et la valeur deson existence propre. Lorsque la société échoue à donner à l'individu un sentiment de plénitude quirende la vie digne d'être vécue, la nature, dans un jeu symbolique avec la mort conféré par l'épreuve,l'accorde dans une vérité incontestable. Elle donne son verdict, confirme l'individu sur sa valeurpersonnelle. Au-dessus de la mêlée, intègre, elle est un lieu éminent de fabrication du sacré à usageintime. Espace de transition où se dépouiller de son ancienne identité ou parenthèse de jubilationsensorielle, dans l'un ou l'autre cas, il s'agit d'en revenir avec une force et une lucidité accrue. Autoritésans défaut puisque non souillée par l'imperfection de l'homme, elle s'érige en figure symbolique dumaître de vérité. En se confrontant physiquement à elle, l'individu entend se régénérer, se purifier desscories introduites par la nécessité d'une confrontation au lien social. La nature, dans lecompagnonnage de la mort, est comme une vérité ultime de l'individualisme occidental, elle s'imposeen unique partenaire digne de valeur, la seule interlocutrice méritant quelque respect18.

La montagne comme outilLes vertus anthropologiques de la montagne mettent en exergue sa valeur d’usage dans le travailsocial. La montagne est un outil de remise au monde déjà à travers le déplacement qu’elle implique.Confronté à une autre région, ou à un lieu inhabituel, le jeune a l'opportunité de vivre un moment horsdu commun, coupé des routines du quotidien. Une telle activité doit être réellement choisie, et nons'imposer dans la pesanteur d'un fonctionnement institutionnel. Changer de lieu est aussi changer demilieu, de repères, d'interlocuteurs ; prendre une distance propice avec son environnement ;bouleverser provisoirement sa vision du monde ; s'ouvrir à une autre dimension de l'existence. Ledéplacement implique la surprise : découverte de lieux inattendus, prises de conscience de capacitéslongtemps effacées, possibilités d'éprouver physiquement un monde qui se dérobe psychologiquementet de retrouver une confiance en soi que démentaient les expériences antérieures. Dépaysement duregard, la montagne est une ouverture à l’infinité du monde, une sorte de déchirure de l’horizon auquelle jeune est accoutumé. Il découvre là des formes d'organisation sociale qui ne prévoient pas le vol oul'agressivité comme rapport à l'autre : voiture non fermée à clé, vélo ou mobylette sans antivol, etc. Ilest accueilli sans préjugé, sans être d’emblée stigmatisé.

L'escalade propose également un jeu métaphorique avec la mort. Elle contribue à fixer la peur oul'angoisse en dressant une scène contrôlée où le sujet brave ses terreurs intimes ou son ambivalenceenvers la mort au cours d'une activité où veillent les animateurs. L'affrontement à la mort s'effectuedans un rapport intense à la tangibilité du monde, où l'acteur n'est pas démuni puisqu'il connaît lesgestes à accomplir et l'objectif à réaliser. La réussite procure un sentiment de valeur personnelle, degoût de vivre renouvelé. Une reprise en main de soi se produit parfois à la faveur de l'escalade réussie.La mémoire de l'épreuve surmontée est nourrie par l'imaginaire du danger et l'intensité de l'effort. Endistillant en lui les vertus anthropologiques de la prise de risque, on présume qu'il résistera à l'appel des'y livrer ailleurs. Si l'épreuve est banale elle ne laisse guère de trace.

L'escalade est une activité physique qui ne délaisse aucune parcelle du corps. Tous les muscles, lesmembres, les mouvements sont sollicités. L'effort est continu et total. Il ne fait pas seulement appel à ladépense, il implique aussi une vigilance de tout instant. L'escalade propose des retrouvaillessensorielles avec le monde. Elle s'inscrit ainsi dans la passion moderne des épreuves qui exigent desacteurs de donner le maximum de leurs ressources. Et selon la force de l'épreuve qu'il traverse, lejeune se procure provisoirement ou durablement une meilleure prise sur son existence. Dans sarelation à la paroi, il se sent contenu (containing), il appuie en permanence son corps contre une limite.Son débat permanent envers un monde qui lui échappe se substitue ici à un débat avec une matièredont il accompagne les courbures en les touchant de sa propre main. Il sait à quoi il se coltine.

18 D. Le Breton Conduites à risque, op. cit.

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Emblématique, l'escalade conjugue vertige et contrôle, abandon et toute puissance. Un instant elleoctroie à l'individu le sentiment de s'appartenir, de maîtriser la confusion qui règne au cœur de sa vie.

La sociabilité d'une telle entreprise est réduite à sa plus simple expression, centrée sur l'efficacité etl'effort, ouverte à des volontaires. Elle donne à voir une forme élémentaire et active du lien social. Ellelibère des images qui collent à la peau et induisent le jeune à s'y conformer. La pression del'environnement social perd son insistance habituelle. Le plaisir des animateurs, leur motivation à fairepartager leur passion, est une autre garantie de la pertinence de la démarche. L'acteur est immergé ausein d'un groupe où la responsabilité de l'un appelle en retour celle de l'autre à son égard sous peinede mettre l'expédition en péril. Injonction homéopathique de lien social et de confiance, sans s'exposerà une trop grande implication.

Lors de l'escalade, les règles naissent d'une relation concrète à la nature et découlent de l'efficacité etde la sécurité qui doivent sous-tendre l'action. Le jeune n'est pas ici confronté à une loi qu'il juge videde sens ou oppressive, imposée de l'extérieur, il construit lui-même dans son rapport à la paroi lesmodalités d'action auxquelles il se soumet. "Ici, la seule autorité est celle de la montagne", dit un jeune.Tenant sa sécurité entre ses mains, il apprend à reconnaître la nécessité de repères et la collaborationavec les autres. Une telle activité met en jeu le risque de mourir, elle sollicite toute l'épaisseur durapport au monde et exige de prendre sur soi d'affronter la chute, elle invite à la confiance en soi etdans les autres, elle produit nécessairement des effets sur la sécurité de base de celui qui osel'entreprise. Elle renforce le lien social et confirme le jeune sur sa valeur, sur la reconnaissance dont ilest l'objet de la part de ses partenaires. Elle amène à la prise en considération de l'autre, alimentantainsi le sens de la responsabilité. L'escalade a d'emblée une résonance symbolique, elle porte sur une"autre scène" les fragilités inhérentes à l'individu et lui offre simultanément un lieu pour les combattredans un climat propice où se joue en permanence l'essentiel. "Lorsqu'on grimpe, dit un jeune, on risqueun peu sa vie. Prendre un fixe c'est aussi jouer avec la mort. Mais ici on se bat pour vivre. C'est uneconquête et non plus une fuite" (Libération, 12-2-1991).

Le travail de préparation, le rêve éveillé qui précède la réalisation de l'escalade ou de la randonnée,l'évocation au retour des temps forts de l'entreprise, libèrent des bouffées d'imaginaire, créent unmoment de rupture avec les temporalités habituelles, un jaillissement provisoire du goût de vivre. Lecours de l'escalade est un moment d'exception, il participe du sacré personnel et en cela il réintroduit ladimension du temps et celle de la valeur. Il irrigue une existence marquée par l'échec ou l'exclusion. Etce moment fort, nul ne sait à l'avance ce qu'il génère, quel processus initiatique il vient ébranler quimettra peut-être des années avant de mûrir, mais sans lequel rien n'aurait été possible.L'escalade (ou tout autre activité sollicitant le jeu imaginaire ou réel avec le risque) n'est qu’unetechnique. Ce n'est pas une fin en soi. Elle ne possède aucune vertu magique de restauration du goûtde vivre qu'il suffirait de prescrire à certaines populations. Elle mobilise, au cours d'une activité intense,la peur, le vertige, le vide, la relation imaginaire à la mort, c'est-à-dire des instances très puissantes dela vie personnelle et surtout inconsciente des acteurs. Les affronter "sur une autre scène" contribue àles apprivoiser. Le narcissisme réparé, l'impression forte ressentie pour avoir été capable de surmonterl'obstacle, sont des sentiments qui ne disparaissent pas avec le retour à l'institution ou à la famille. Amoins qu'au fil des mois la chronicité ou l’abandon ne viennent en atténuer les effets, voire ne les fassedisparaître complètement.

Qu'il s'agisse de l'escalade, d'une descente de fleuve en raft, ou d'une session de parachutisme,l'activité n'est qu'un outil dont les dispositions anthropologiques sont puissantes, mais dérisoires si seseffets heureux ne sont pas relayés au retour par la poursuite du cheminement thérapeutique ou socio-éducatif. L'indifférence ou la révolte s'imposent parfois chez des jeunes qui perçoivent l'escaladecomme une récréation avant le retour à une institution ou un quartier où l'existence personnelle nes'attache à aucune valeur, à aucune signification. En ce sens, l'escalade vaut ce que valent lesanimateurs, leur qualité de présence, leur capacité à susciter la confiance, leur solidité à jouer un rôlede contenant, et surtout de relais.

Ces activités n'opèrent pas un transfert tranquille des attitudes mises à jour lors de l'expédition à cellesde la vie quotidienne. Entre les deux situations la distance demeure ; si certains la franchissent,d'autres, à l'inverse, vivent douloureusement le retour au quotidien, et entrent dans une surenchère descomportements que l'activité voulait justement prévenir. Mais si ces passages à l'acte sont repris parles éducateurs, ou les psychologues, interrogés au lieu d'être punis ou versés sur le compte del'ingratitude ou de l'échec de l'opération, le jeune peut rebondir et se retrouver dans le sillage de son

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apprentissage antérieur. Il n'en reste pas moins que les jeunes les plus soumis à une vie amère etrisquée, témoignant d'une relation turbulente aux interdits, fuient ces activités ou posent d'insolublesproblèmes relationnels au sein des groupes.

Par leur intensité physique, l'émotion née des risques réels ou imaginaires, l'aspect collectif del'entreprise, la responsabilité engagée les uns envers les autres, ces pratiques de pleine nature ouvrentune voie propice à l'acheminement du jeune vers l'autonomie. Elles lui apprennent à mieux se situerface aux autres, déplacent le jeu symbolique avec la mort ou l'affrontement à la société, vers un espaceoù ces conduites sont discutées, mieux comprises, elles (re)construisent l'estime de soi, une meilleureconfiance en ses capacités physiques ou morales. Finalement, dans ces pratiques, le risque est moinscelui de l’accident, que celui de la rencontre qui change la vie, des retrouvailles avec le sens : lapossibilité d’une renaissance.

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Echanges avec la salle

Motiver le jeune à aller en montagneLa notion de défi est utilisée comme un levier stratégique par les éducateurs qui savent qu'elle« appelle » le jeune. Tout le travail du projet montagne consiste ensuite à démontrer qu'il ne s'agit pasuniquement d'un défi mais de développer autre chose.Les éducateurs qui ne connaissent pas la montagne peuvent eux-mêmes être démunis pour motiverles jeunes. Des guides peuvent alors remplir ce rôle.La responsabilité des travailleurs sociaux ne doit pas s'arrêter au retour du refuge. Il leur faut ensuitetravailler sur ce que les jeunes ont à en dire.Il faut prendre en compte que, depuis une dizaine d'années, toute une série de forces économiquescherchent avec détermination à exclure les jeunes de la montagne, notamment des sports d'hiver.

Le rite a-t-il encore une valeur ?Lorsqu'il s'agit de jeu symbolique avec la mort, il s'agit davantage de rites intimes, privés,autoréférentiels, sans croyances. Ce sont davantage des rites qui font sens pour soi dans le rapport aumonde que des rites qui relient les jeunes et sont connus par le milieu social. Il y a ainsi unchangement anthropologie du statut du rite. Cela ne signifie pas qu'il n'existe plus de rites d'interaction.

Une activité pour éprouverLa mission des éducateurs est d'essayer d'extraire des jeunes de leur condition juvénile pour lesaccompagner vers les adultes qu’ils seront demain. Il s'agit essentiellement de jeunes dont lesconditions de vie quotidienne sont plutôt de l'ordre de la reproduction de l'échec. L’objectif est donc detrouver des détours pour faire en sorte de provoquer un déplacement, un dépaysement, unchangement de représentation et le bavardage n’y suffisent pas. Il faut trouver un support, une activitépour que quelque chose se passe. En montagne, ce qui se passe est de l'ordre d'une expérience del'intime qui n'est pas encore de l'ordre de l'éprouvé. La prise de conscience passe par l'éprouvé et nonpas seulement par la rationalité de l'esprit.

La rencontre de l'altéritéL'expérience de la montagne permet la rencontre de l'intime mais également de l'altérité parce qu'iln'est pas possible de réussir sans l'autre. Il s'agit de rencontrer le rythme de l'autre, d'éprouver encommun les difficultés. Les jeunes en difficulté sont saturés de codes sociaux qui les placent dans despostures dont les cartes ne se redistribuent pas souvent. L'expérience de la montagne permet deredistribuer momentanément ces cartes.

Un risque éducatifUn projet éducatif en montagne ne sera pas forcément éducatif si la réussite n'est pas atteinte et peutmême être particulièrement dévastateur. L'image de soi sera une fois de plus affectée. Des précautionsdoivent donc être prises. La valeur ajoutée du projet repose sur la valeur de l'encadrement, de ce quiest en amont et de ce qui sera en aval. C'est la raison pour laquelle les guides doivent être prévenus etformés au fait que ces jeunes ne sont pas des clients comme les autres et que les choses se passerontdifféremment d'avec une clientèle privée. Par ailleurs, il est préférable que les éducateurs aient déjàune expérience de la montagne, de l'altitude, avant d'accompagner les jeunes parce que c'est ununivers très particulier. L’atteinte (ou non) du sommet peut s’inscrire dans un projet plus global et n’êtrepas une fin en soi. Il faut réfléchir aux conditions nécessaires pour réaliser de tels séjours.

Susciter le désir des jeunesIl ne peut y avoir de transmission du désir s'il n'y a pas la passion d'un adulte au départ, son désird'accompagner les jeunes, de les inciter à surmonter les obstacles, notamment par la ruse ou, plussavamment, par des détours pédagogiques.

La représentation de la mort et les conduites suicidaires des jeunesLe risque et le défi permettent une confrontation avec soi-même, avec le monde environnant, et ladécouverte d'autres mondes possibles, d'un autre soi-même possible. Un travail doit être réalisé pouressayer de socialiser et de ritualiser ces conduites à risque, de faire une translation du passage à l'acteà la capacité d’agir. Ce travail délicat nécessite d'être accompagné par les guides qui sont

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naturellement identifiés pour leurs compétences de la sécurité dans un univers hostile. Les éducateursdoivent également aider à élaborer psychiquement cette traversée.

Les conduites à risque sont toujours des tentatives de vivre dans l'intensité d'être et en aucun cas destentatives de mourir. Ce n'est pas la mort qui détruit mais la mort surmontée. C'est l'épreuvepersonnelle qui induit un meilleur contrôle de soi. L'une des vertus anthropologiques de l'utilisation dela montagne est de transférer ce jeu avec la mort qui est chaotique dans la vie ordinaire à une scèneencadrée par des professionnels.

Ce qui donne son sens au projet éducatif en montagne, c'est qu'il est accompagné et maîtrisé par lesaccompagnateurs. Le risque est de n'extraire que les séquences d'émotion, qui ont une portée limitée.Un projet en montagne demande du temps, une démarche, un mûrissement.

Retrouver sa juste placeAujourd'hui, l'adolescent est souvent situé dans un statut à part du cours naturel de la vie (naissance,enfance, adolescence, vie d'adulte) et fait un peu peur aux adultes et à la société. Les projets éducatifsen montagne, avec leurs différents intervenants adultes, peuvent permettre de le remettre à sa justeplace dans la hiérarchie, dans son rapport aux adultes, à ses parents, ce qui peut être rassurant pourlui.

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Grands témoins

Patrick Boulte, vice-président de l’Association solidarités nouvelles face au chômagePhilippe Salles, délégué général adjoint de la Fondation du sport

Patrick Boulte élargit la réflexion à d'autres terrains. Dans le cadre de son activité associative, ilexplique que des binômes d'accompagnateurs rencontrent des personnes en grande difficulté d'emploi.Ce processus a des points communs et des différences avec les projets éducatifs en montagne.

Sortir de soiLa société post-industrielle est marquée par une crise généralisée de l'identité. Avec la fin des identitéscollectives, chacun est renvoyé à son problème personnel de construction identitaire. Le rôleprofessionnel, le rôle social identifié sont d’excellents supports de construction identitaire, mais quellestratégie peut adopter une personne qui en est dépourvue ? La stratégie de la distraction, est unestratégie coûteuse. Elle demande de disposer des moyens d’alimenter le cinéma permanent ou derejoindre les groupes fusionnels. Pour ceux qui ne disposent pas des ressources nécessaires, il reste,soit l'autodestruction, la suppression de celui qui pose la question identitaire, soit l'intériorisation,consistant à trouver en soi le socle de son identité. Stratégie et cheminement ardus. C’est cependantla voie qu’il est demandé aux chômeurs de parcourir. Repartir de soi à condition d’aller d’abord au fondde soi.

Mais pour cela, pour que quelque chose advienne, il faut d’abord sortir de son confinement, oserprendre le risque d’être jaugé, d’être jugé, d’échouer même. Pour un adulte en recherche d’emploi, allervers des inconnus dans une association susceptible de l’aider n’est pas plus facile que, pour un jeune,se confronter à l’épreuve de la montagne.

Se déconstruire pour se reconstruireDans le cas de celui qui cherche à retrouver un emploi, il ne s’agit pas d’escalader un sommet mais,bien souvent, de commencer par descendre dans le ravin, car il faut d’abord déconstruire l'identitéprofessionnelle passée, renoncer à des illusions sur soi ou à son animosité à l’égard des autres, avantde pouvoir repartir. A certaines des personnes accompagnées, l'association fournit l'occasion des'éprouver, de refaire l'expérience d'elles-mêmes, ce qui est aussi au cœur du projet de En passant parla Montagne, mais, pour SNC, sous forme d’emplois temporaires, dits « de développement », emploiscréés dans des associations partenaires et financés par les membres de Solidarités Nouvelles face auChômage.

Le travailleur social : un témoinComme les éducateurs ou les guides, les accompagnateurs sociaux jouent l’indispensable rôle detémoin. Ils attendent la personne là où celle-ci doit se rendre, au socle de son identité ; là où elle serend, non sans prendre de risque, puisqu'elle se met en état de déséquilibre en cherchant un étatd'équilibre différent de ceux qu'elle a connus. Le jeune, qui quitte son environnement habituel, prendnotamment le risque de se retrouver seul face à lui-même. La difficulté sera sans doute plus grandepour lui s’il n’a pas en mémoire de souvenirs d’une expérience positive de soi. Avec les demandeursd’emploi adultes, c’est sans doute plus facile. Il suffit d’activer chez eux la mémoire de cetteexpérience. Dans tous les cas, la présence d’un témoin est extrêmement importante pour autant qu’ilcomprenne ce qui se passe, ce qui est en jeu. Ce qui n’est possible que si lui-même est capable defaire, peu ou prou, le parcours effectué par la personne qu'il accompagne.

Se réconcilier avec soi-même pour se réconcilier avec les autresPour les demandeurs d'emploi qui ont été traumatisés par la perte de leur emploi, un passage essentielconsiste à se réconcilier avec la société qui vous a exclu, car comment s’insérer si l’on n’éprouveaucune sympathie pour ceux avec lesquels on aspire à refaire société. Mais pour se réconcilier avecles autres, encore faut-il se réconcilier avec soi à partir d’une expérience positive de soi. Nous sommesramenés au problème précédent.

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Colloque « La montagne, un outil dans le travail social, quels enjeux, quelles pratiques ? »Organisé par l’association En passant par la Montagne

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Philippe Salles explique que la Fondation du Sport a été créée il y a un peu plus d’un an pourdévelopper et promouvoir l’action sociale par le sport.Les 10 entreprises fondatrices ont notamment pour vocation d’encourager le mécénat de proximitépour détecter, financer, accompagner et valoriser des projets porteurs d’innovation, d’exemplarité et detransférabilité.En Passant par la Montagne fait partie des 14 premiers projets correspondant à cette approche etsoutenus pour 3 ans par la Fondation du Sport.

Arrivé à ce colloque avec un certain nombre de certitudes sur la pertinence et l’efficacité de la fonctionsociale du sport, Philippe Salles a découvert tout au long des travaux de la journée que la montagne, sielle correspond bien à ces à priori, y apporte un supplément d’âme et de méthode.En alternative à la question posée « la montagne, un outil dans le travail social? », il préfère parlerd’une pédagogie spécifique fondée sur des valeurs partagées, mais également sur une approched’ordre quasi philosophique.Certes, les valeurs du sport sont bien là : le sens de l’effort et de la persévérance, la notion existentielleet fonctionnelle du groupe, la planification et le respect des objectifs.Mais la montagne offre d’autres champs de mise en œuvre de capacités, d’aptitudes, decomportements, voire d’engagements.Nous pouvons alors parler de passion, de créativité (« Trace ta voie »), du rapport à l’environnement,de la confrontation à une norme différente (la verticalité), de la place du risque et de la mort dansl’activité humaine.

Quelles sont les répercussions sur le travail des éducateurs et au-delà sur les problématiques desjeunes dont ils ont la charge?Parmi toutes les réflexions échangées au cours de la journée, Philippe Salles a retenu 4 thèmes quisont autant d’éléments constitutifs d’une approche éducative et sociale de la montagne :

Le projet :Il s’agit ici de construire des projets à partir de passions, de centres d’intérêt, afin de permettre l’accèsà l’autonomie et à la responsabilité.Si le projet montagne est fondé sur le désir des individus, ce désir doit être respecté jusqu’au bout : ilest essentiel de construire des projets avec eux et non pas des projets sans, voire contre. La posturede l’accompagnateur est alors fortement questionnée.

La coopération :Là encore, les stéréotypes ne sont pas de mise.La montagne jouera, quelles que soient les conditions de départ, son rôle de révélateur, grandissant lesuns et relativisant la grandeur apparente des autres.Ce n’est que dans une coopération organisée, mais sans cesse en évolution, que le groupe et lesindividus progresseront ensemble, et non pas au détriment les uns des autres.Sans compter que la restitution doit avoir pour objet de recontextualiser l’expérience, au-delà des« histoires » vécues.

Les limites :La confrontation à un nouveau « terrain de jeux » pose la question des règles et des limites : non pascelles imposées par l’ordre social, qui constituent le quotidien des participants, mais celles que l’on estamené à construire soi-même et à confronter au projet collectif.C’est le complément direct du point précédent pour l’éducateur, qui doit gérer la dualité complexe del’évolution du groupe en rapport avec l’évolution des personnalités qui le composent.

L’effort :L’effort, ici de grande intensité, est un formidable révélateur de potentiels souvent enfouis ou niés parl’ordre social établi.On en vient à « parier » (au sens pascalien du terme) sur le réservoir d’énergies et de richesses quepossèdent les jeunes, à miser sur leur apport à la société plutôt que sur les risques qu’ils sont censéslui faire courir. Encore une fois, quelle mine d’enseignements pour l’éducateur dans un travail sur ladurée!

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De fait, la montagne apparaît bien comme cet immense champ des possibles, comme ce terrain dejeux olympien. Bien plus qu’un outil social, elle devient alors une pédagogie du défi.

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ColloqueAssociation En passant par la Montagne

La montagne, un outil dans le travail social.Quels enjeux ?

Quelles pratiques ?

Journée du 29 avril 2005

Compte rendu synthétique

Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme

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Vers une montagne adaptée pour les publics en difficulté ?

Animateurs :

François Housset, philosopheVincent Laguillaumie, éducateur spécialisé à l’ADSEA de Chambéry (73)

Intervenants :

Eric Delvallet, chef de service au Centre d’action éducative de BastiaIsabelle David, éducatrice spécialisée à l’IMPRO Le Chevran (74)

Pierre Dornier, président de l’association Semons l’espoir (25)Stéphane Blot, éducateur sportif à la Maison d’arrêt de Bonneville (74)

Gireg Devernay, guide de haute montagnePatrick Marcellin, éducateur spécialisé à l’ADSEA de Chambéry (73)

Quelle montagne pour quels publics et pour quelle méthodologie? Spécificité du support montagne,adaptabilité de la méthode et polymorphie des projets et des publics.

Vincent Laguillaumie fait remarquer que les activités physiques et sportives de pleine nature, enparticulier celles pratiquées en montagne, possèdent des caractéristiques susceptibles de susciter desmotivations chez les jeunes en difficulté, par le goût du risque, le désir de la réussite dans lamobilisation de ses propres énergies et le dépassement de soi dans l’effort, et cette idée est partagéepar un grand nombre. Au travers de projets pédagogiques tels que ceux proposés par En passant parla Montagne, ces activités physiques et sportives pratiquées en montagne pourraient être adaptéespour faire évoluer les jeunes dans un processus d’insertion et de socialisation. Or on peut se demanderquelles sont les limites de ces activités et si ces dernières possèdent des vertus si extraordinaires qu’ilsuffirait de les prescrire pour que les jeunes se sentent mieux. Les activités physiques et sportives enmontagne sont-elles adaptées à la prise en charge éducative d’un public jeune ou adulte ?

Faut-il adapter la montagne, le public et pour quels projets éducatifs ?Patrick Marcellin indique qu’en ce qui concerne la pratique de la haute montagne, l’expérience deséducateurs de rue de Chambéry a été conceptualisée, la montagne pouvant à la fois être bienfaitrice etdestructrice. La première étape de sa démarche a consisté à mettre en place une méthodologiedéfinissant d’abord les objectifs des jeunes par rapport à leurs projets, puis les objectifs des éducateursvis-à-vis de ces derniers. De la réponse à ces deux questions dépend le choix de construire un projetplutôt collectif ou individuel, si la problématique ne permet pas de s’engager dans une dynamique degroupe. En effet, un mauvais choix à cet égard peut avoir des effets dévastateurs sur les jeunes.

Adapter les projets.Isabelle David explique que son centre accueille des jeunes déficients intellectuels légers, certainsprésentant des difficultés psychomotrices ou des troubles du comportement sévères qui ne peuventdonc être accompagnés sur les types de projets précédemment cités qui risqueraient de les mener àl’échec. Il s’agit donc d’adapter les projets face à la déficience intellectuelle légère, la compréhensiondes consignes posant souvent problème. De même, il convient de prévoir un encadrementconséquent : pour un groupe de dix jeunes, plusieurs guides et encadrants sont nécessaires. En effet,la proportion est proche d’un encadrant pour deux jeunes, ces derniers n’ayant pas toujours consciencedu risque, ce qui nécessite des vérifications permanentes de la bonne compréhension des consignes.

Trouver le terrain le plus adapté.Gireg Devernay pense que son rôle de guide consiste à trouver le terrain de montagne correspondantle mieux aux jeunes, certains originaires de la région pouvant participé à des projets d’un jour ou deuxet d’autres, venant de plus loin, une semaine. Il explique que les rares échecs sont dus à l’absence detemps de préparation pour adapter les jeunes à la montagne et la montagne aux jeunes.

La montagne comme soutien aux détenus et aux maladesStéphane Blot, éducateur sportif à la maison d’arrêt de Bonneville, indique que les sorties en montagnequ’il organise s’inscrivent dans le cadre de la préparation à la sortie de prison, sachant qu’elles

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concernent des groupes de détenus (hommes ou femmes). La montagne constitue donc une sorte desas entre le monde fermé et la société. Cette expérience, menée pour la troisième fois, fonctionne bien.Le problème de motivation ne se pose pas, les détenus étant tous volontaires pour sortir en montagne.Des sorties en montagne ayant comme objectif de nettoyer les refuges ont constitué une expériencetrès intéressante pour les détenus comme pour les éducateurs. Par ailleurs, les personnes concernéesétant des détenus devant sortir de prison prochainement, il convient de travailler sur l’impact qu’auracette sortie sur le reste de la population pénale, ce qui est très difficile.

Pierre Dornier préside une association de parents dont les enfants sont ou ont été malades. L’objectifest d’apporter le maximum de moyens à cette cordée de parents/enfants/médecins, pour se battrecontre la maladie. Son projet, « les sommets de l’espoir » est né en 1986, suite au décès de sa fille, ets’adresse à des jeunes atteints d’un cancer et voulant démontrer que l’on peut gagner contre lamaladie. Ces jeunes sont très entourés par leurs familles. Par ailleurs, il existe un parallèle entre lamontagne et la maladie, les traitements étant difficiles à vivre, tout comme la montagne qui présentedes obstacles difficiles à franchir, des guides auxquels il faut faire confiance, comme aux médecins.Parfois, les jours peuvent être comptés et l’on relativise tous les problèmes de la vie, pour s’en sortir et,comme en montagne, essayer d’arriver au sommet. Ces jeunes veulent témoigner du fait que la vievaut la peine d’être vécue et que l’on peut vaincre la maladie, à condition de respecter un certainnombre de règles, comme c’est aussi le cas en montagne.

La transposabilité des projets montagne.Eric Delvallet précise qu’il travaille en Corse, dans un foyer mixte dépendant de la Protection Judiciairede la Jeunesse, qui accueille les jeunes en difficultés sociales. Le travail de l’équipe éducative, orientévers les pratiques sportives, pouvait déboucher sur des projets en montagne, d’où est partie lacollaboration avec En passant par la Montagne. Ce projet visait à intégrer le sport dans la démarcheglobale de suivi pédagogique et avait pour objectif de tenter d’améliorer l’image que les jeunes ontd’eux-mêmes et de devenir un levier pour les autres projets individuels de ces derniers. En effet, le faitde réussir à gravir un sommet pouvait leur permettre de marquer leur séjour dans l’institution et demieux s’accepter en puisant dans leurs propres ressources et en surmontant leurs souffrancespsychologiques.

Effets du passage par la montagne.Les effets du passage par la montagne sont multiples : le comportement en groupe, la découverte desoi et de ses propres capacités à travers une pratique sportive, la satisfaction d’être allé jusqu’au boutd’un projet. D’autres effets, plus profonds et plus difficiles à évaluer, résultent des traces laissées à viepar les différentes expériences de dépassement de soi vécues en montagne.Pierre Dornier fait remarquer que dans le cadre des séjours en montagne, pour la première fois, lesjeunes qui ont vécu la maladie en parlent : les mots « cancer » et « leucémie » ont ainsi pu êtredémystifiés. Le point fort du projet de Chamonix est aussi de pouvoir dire aux jeunes qui se battentactuellement contre la maladie que la victoire est possible et qu’il faut y croire.

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Echanges avec la salle

Les effets dévastateurs de la montagne sur les publics en difficultés.L’important est le montage du projet et la définition des objectifs du jeune. En effet, un jeune qui vit malun échec risque d’abandonner son projet avant son terme, ce qui amplifie la distance existant entre luiet les autres et entraîne une situation difficile à gérer par la suite. Adapter la montagne aux jeunes nesuffit donc pas, il convient aussi d’échanger avec eux pour bien cibler les limites de leur projet et ne pasêtre présomptueux en la matière.Un séjour ne peut jamais être « destructeur » ; en revanche, il peut être négatif pour le groupe s’il n’estpas adapté.

Les apports de la montagneIl ne faut pas se limiter à associer la montagne à l’accomplissement d’exploits, mais aussi la proposercomme découverte d’un milieu différent et de ses habitants. L’ascension des sommets n’est pasobligatoire, il faut d’abord apprivoiser la montagne.Il est primordial que les guides de montagne soient en capacité de connaître les limites de chacun. Lamontagne peut apporter beaucoup, tout dépend ce que l’on veut y faire.

Le rôle de l’échecIl convient de distinguer l’échec personnel de l’échec par rapport au but fixé. L’échec peut être pourl’homme l’occasion de mieux se connaître, il le rend à la fois plus humble et plus fort, lui donnantl’occasion de rebondir pour aller plus loin la fois suivante.

La préparation du projet en amontIl est essentiel de bien préparer les projets avec les encadrants et ce, quels que soient le public, lesparcours proposés et le lieu, pour qu’une relation de confiance puisse s’instaurer entre le public etl’accompagnateur.

L’aspect « positif » de l’échec doit servir de levier.Si l’on choisit d’utiliser la montagne comme support de projet, il faut le faire de façon modérée, sans sefixer des objectifs trop ambitieux et surtout travailler l’après projet. En effet, il conviendra de procéderau transfert des potentiels révélés au cours des stages dans les activités quotidiennes, afin d’utiliser defaçon positive les expériences vécues en montagne.Quelle que soit la difficulté de l’ascension d’un sommet, le retour dans la vallée est toujours difficile.C’est pourquoi la gestion de l’après projet est très importante.

Complémentarité des équipes d’éducateurs et de guides.Il est difficile, pour les éducateurs, d’évaluer les capacités physiques et psychologiques des personnesqu’ils encadrent. Pour pouvoir proposer une activité qui y réponde, il est important de pouvoir recourir àdes professionnels formés non seulement à la montagne, mais aussi sensibilisés aux publics endifficulté.

Concernant le fait de s’approprier la montagne, on peut se demander si les publics en difficulté sontcapables d’exprimer ce qu’ils pourraient chercher en montagne, certains ne la connaissant pas du tout.En effet, si les éducateurs ne les obligent pas à monter des projets liés à la montagne, ces jeunes sedemanderont toujours ce qu’ils pourraient bien y trouver.

Les pistes pour motiver les publicsIl faut travailler sur le projet du jeune en amont, sans d’emblée chercher à lui proposer la montagnecomme lieu d’activités. Les objectifs définis avec le jeune au cours d’entretiens doivent rester trèssimples.Les jeunes en difficultés qui viennent pratiquer une activité en montagne ne l’ont pas fait de leur pleingré : il a fallu un accompagnement éducatif, une relation de complicité pour susciter leur intérêt.Il n’est pas possible de faire croire aux jeunes en difficultés que c’est par la montagne qu’ils résoudrontleurs problèmes.Il convient d’amener progressivement les jeunes à appréhender les difficultés de la montagne. Parailleurs, la montagne est un espace hostile qui oblige les jeunes, souvent concentrés sur eux-mêmes, à

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développer certaines qualités (humilité, solidarité, dépassement de soi). Après avoir passé un mois enmontagne, ces jeunes ont véritablement l’impression d’avoir réussi quelque chose, ce qui conditionnetotalement la poursuite et l’aboutissement du projet.

Parce qu’il est hostile et oblige chacun à se surpasser, l’espace de la montagne permet de vérifier sacapacité d’adaptation.Il est possible d’adapter la montagne aux problématiques des différents publics, en choisissant lescourses les plus appropriées (longueur, style, type de terrain, etc.). Pour ce faire, un travail en amontest nécessaire.Il faut souligner l’importance de la rencontre entre l’institution et la communauté éducative qui suit leprojet, avec des associations, des guides, des partenaires financiers sans lesquels ces projets nepourraient pas être menés à bien. Les adultes qui accompagneront les jeunes doivent également êtremotivés. De même qu’un guide doit être capable d’amener son client là où il sait qu’il va réussir.

L’importance de l’avant, du pendant et de l’après projet.L’importance de l’avant, du pendant et de l’après des projets de passage en montagne. En passant parla Montagne organise des formations pour les éducateurs et les professionnels de la montagne,concernant les contraintes de l’environnement. Les stages se terminent toujours par une réunion bilanavec des jeunes, des éducateurs, une personne de la structure, des guides et des permanents del’association. Un message pédagogique très fort est passé à cette occasion.

La montagne est un outil pédagogique extraordinaire, la pédagogie s’adaptant aux contraintes de lamontagne. En revanche, il est important que les objectifs des projets soient très clairement définis. Parailleurs, tout sport s’inscrit dans un processus de réussite, dont l’échec fait partie. Dans le projetpédagogique, la prise en compte de l’échec en cas de non réussite est essentielle.

Pour conclure cette seconde table ronde, on peut répondre positivement à la question de savoir si lamontagne est adaptée pour les publics en difficultés, à condition de bien savoir ce que l’on veut menercomme projet en montagne. Ceci implique que le public concerné soit en cohérence avec les objectifssportifs de montagne. Il convient aussi de se demander à qui s’adresse le projet (jeunes, adultes) ; deplus, les guides doivent être sensibilisés au public.En ce qui concerne les effets de la montagne sur les publics, ils peuvent être positifs, parfois nonvisibles extérieurement, et aussi négatifs si la montagne est mal adaptée. Il est donc nécessaire des’entourer d’un certain nombre de garanties.

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La montagne, risques et responsabilités.

Animation :François Housset, philosophe

Intervenants :

Anne Messirel, juge pour enfants à Thonon (74)Fabien Ibarra, guide de haute montagne

Luc Jourjon, Directeur technique national à la Fédération française des clubs alpins et de montagne(FFCAM)

Pierre Baugey, conseiller technique en charge de la réglementation à la Direction départementale de lajeunesse et des sports de Haute-Savoie (74)

Blaise Agresti, commandant du CNISAG de Chamonix (74)Stéphane Borgeaud, éducateur spécialisé à la Maison d’enfants à caractère sociale de Bouxières-aux-

Dames (54)Claude Didiot, directeur départemental adjoint DPJJ du Doubs (25)

Quels risques ? Comment s’applique et est appliqué le droit dans le milieu de la haute montagne? Etatdes lieux, prérogatives, responsabilités et limites des travailleurs sociaux sur les sports à risque et

particulièrement dans le milieu des sports de montagne.

Dans la société moderne en perte de valeurs, les adolescents éprouvent le besoin de prendre desrisques pour donner un sens à leur vie. Jusqu’où est-il possible d’aller dans le cadre d’un projet éducatifen montagne pour que ce risque ait une valeur éducative. Où se situe la responsabilité et quelle est lalimite entre la sécurité et la pédagogie du risque ?« La montagne n’est pas une question de réglementation, c’est une question d’éducation et decompréhension. Tout le reste n’est que paroles et papiers inutiles » Gaston Rébuffat.

Etat des lieux de la réglementation pour l’encadrement en haute montagnePierre Baugey indique que dans le cadre de la responsabilité pénale et civile, il y a une loi sur le sol quiréglemente la notion d’éducation sportive. L’exercice du sport dans un lieu comme la montagne exigeune formation spécifique, la présence d’encadrants et d’un guide. Cette formation est dispensée parEcole Nationale de Ski et d’Alpinisme.La loi sur le sport est passée dans le projet d’éducation et la qualification et est soumise à l’obtentiond’un diplôme ; par ailleurs, la loi peut également réglementer une activité dans le cadre d’une structure.Il n’existe toutefois pas de réglementation spécifique pour la montagne, sauf dans le cadre d’uneprestation organisée. Les professionnels de la montagne se sont donnés leur propre réglementationinterne en ce qui concerne le nombre d’encadrants par groupe.

En l’absence de réglementation, chacun peut-il définir ses propres règles ?Luc Jourjon confirme que la Loi ne fixe des règles que pour l’encadrement rémunéré. Toutefois, dansles centres de vacances et de loisirs, il existe des lois concernant l’encadrement des mineurs, selonlesquelles à partir d’un certain nombre de participants, le recours à un professionnel s’impose. Cecin’est cependant pas spécifique à la montagne. Les fédérations ont néanmoins un certain pouvoirréglementaire, dans la mesure où elles édictent des règles internes qui peuvent s’appliquer à tous.La FFCAM est allée un peu plus loin que la loi qui n’exige rien quand il s’agit d’un encadrement nonrémunéré, en demandant que pour chaque encadrement de mineurs, un encadrant fédéral soit présent.

La présence de gendarmes en montagne a-t-elle pour but de faire appliquer la loi défaillante ou celleinterne à la fédération ?Blaise Agresti explique que lors d’une intervention en montagne, le regard du secouriste cède la placeà celui du gendarme qui est chargé de décortiquer les circonstances ayant conduit à l’accident et detraduire les faits matériels qui se sont produits en infractions prévues par le Code pénal qui n’est pasforcément adapté à la montagne. C’est la raison pour laquelle le Code pénal prévoit une incriminationqui est retenue 99,9 % des accidents, à savoir soit homicide, blessure involontaire par négligence,manquement aux obligations de sécurité. Cette infraction s’étudie par une approche précise des

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circonstances de l’accident et de l’environnement. Ce dernier porte sur l’encadrement, le cadre généralde la sortie (éducative, associative, professionnelle) et les enquêteurs tenteront de remonter la chaînede responsabilités et de la remettre en perspective dans le contexte spécifique de la montagne. Enl’absence de textes précis, les enquêteurs se référeront aux usages de la profession de guide etjoindront, en annexe de la procédure judiciaire, les recommandations écrites de l’Ecole Nationale deSki et d’Alpinisme.En France, le juge a tendance à nuancer la recherche de la responsabilité en montagne, les accidentsétant pour la plupart involontaires. Toutefois, l’accident de mineurs n’est pas considéré de la mêmemanière que lorsqu’il implique un adulte qui s’est librement engagé dans l’ascension des Grandes-Jorasses en solo. Or, en montagne, on est seul et le fait d’imposer une activité de montagne supposeque tout un processus de sécurité très structuré ait été mis en place en amont, écrit et que toutes lesétapes en soient détaillées, tous ces éléments pouvant être d’une aide précieuse dans le cadre d’unjugement.

Claude Didiot fait remarquer qu’actuellement à la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), il n’y a pasde position spécifique concernant la pratique des activités physiques en montagne. De plus, le statutdes fonctionnaires exonère les militaires et les personnels éducatifs de la PJJ de l’application de la loiqui s’applique aux responsables de Jeunesse et Sports : on se trouve donc là dans un vide juridique.Jusqu’à ce jour, la notion d’évaluation des risques, qui rejoint la qualification et les compétences, esttrès subjective car elle repose sur les frêles épaules des responsables de service de la PJJ ; lespratiques sont donc variées, certains s’en référant à la réglementation en vigueur à Jeunesse et Sportspour autoriser l’inscription et la participation de jeunes de la PJJ à ces activités. En revanche, la PJJdoit recueillir l’avis favorable du magistrat pour permettre aux jeunes qui lui sont confiés de participer àdes activités en montagne. Actuellement, une circulaire est en cours d’élaboration pour sortir de ce flouet recadrer de manière plus légale et réglementaire les activités de montagne et de pleine nature à laPJJ.Aujourd’hui, tous les services de l’Etat et notamment les actions éducatives en général, sont sous lecoup de l’application de la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) qui conduira uneréflexion dont les enjeux sont très lourds.

Les jeunes en difficultés : une problématique spécifique qui s’ajoute à celle du vide de la juridictionFabien Ibarra se propose de relater un fait vécu avec l’association En passant par la Montagne lorsd’un projet. Un groupe de trois guides, trois éducateurs et six jeunes était parti sur un glacier. Un jeunerefusant de poursuivre l’ascension avec le groupe, le guide de haute montagne, en accord avecl’éducateur, a pris la responsabilité de le laisser partir seul, sachant que le glacier était peu crevassé etqu’il pourrait toujours faire demi-tour. Le groupe a continué doucement en gardant le jeune à vue. Aubout d’un moment, ce dernier, seul dans un milieu inconnu, a fini par faire demi-tour et rejoindre legroupe. Plutôt que d’accompagner le jeune seul jusqu’au sommet du glacier et le laisser ensuite fairesa fugue, le guide a préféré agir ainsi vis-à-vis du groupe et du cadre éducatif de cette ascension.

La rechercher d’une chaîne de responsabilités en cas d’accidentAnne Messirel indique qu’à partir du moment où un jeune est pris en charge, on ne peut pas luireprocher de mettre la cordée en danger étant donné qu’il n’en est pas responsable. Le texte de loi quiexiste à cet égard donne au tribunal toute latitude pour apprécier s’il y a manquement à l’obligation deprudence et de sécurité ; il s’agit donc avant tout d’une question d’information, de justification et d’untribunal à l’autre, l’appréciation ne sera pas la même, de même que la décision de poursuite dans lecadre de la responsabilité pénale. Dans le cas précédemment évoqué, tout accident consécutif à lasortie du jeune de la cordée pourrait donner lieu à la recherche d’une chaîne de responsabilités.

Blaise Agresti précise que dans le cas d’un dommage causé à autrui, dans la mesure où ces jeunessont confiés par décision de justice, c’est la responsabilité de l’Etat qui est engagée si l’action se situedans un cadre pénal, et la responsabilité du Président du Conseil général, financeur du placement, sic’est dans un cadre civil. Toutefois, la jurisprudence précise que dans la mesure où l’autorité parentalen’a pas été réduite ou supprimée, les parents restent aussi responsables de leurs enfants.

Stéphane Borgeaud fait remarquer que lors de courses en haute montagne, la responsabilité doit êtrepartagée : la responsabilité technique et du terrain revient au guide, l’éducateur étant responsable durisque comportemental.

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Echanges avec la salle

La responsabilité partagée du guide et de l’éducateur.Le guide est responsable de la partie « montagne », l’éducateur étant responsable de la partieéducative, même si les deux aspects s’entremêlent parfois. Dans le cas précédemment évoqué dujeune qui a souhaité quitter la cordée, la décision a été prise conjointement par le guide et l’éducateur,dans l’espoir d’amener le jeune à se retrouver seul face à ses responsabilités. Chaque décision doitcependant être adaptée au contexte et ne peut être généralisée.

Il n’y a pas d’opposition entre une démarche sécurité et une démarche pédagogique ; les rôles duguide et de l’éducateur sont largement complémentaires. La démarche est donc globale ainsi que laréponse au problème car en cas d’accident, il ne faut pas que le guide se trouve seul pour justifier sadécision de laisser partir un jeune. N’importe quel guide ne pourrait toutefois pas prendre en charge cetype de public.

Faire évoluer la réglementation en France à l’exemple de la Belgique.Au niveau de la DPJJ, les choses ont tardé à se mettre en place en termes de réglementation, devantla complexité de la problématique. Une circulaire en ce sens devrait paraître en 2005. Par ailleurs,l’administration centrale de l’institution à Paris a reçu un vade-mecum « PJJ – ministère de la Jeunesseet des Sports » précisant les prérequis nécessaires pour la mise en place d’une activité canoë kayak,en accord avec la juridiction. Or, après examen de ce document, le ministère Jeunesse et Sportsl’aurait déclaré non valable.Aujourd’hui, 70 % du public pris en charge par la DPJJ sont des adolescents et des professionnelsayant une qualification dans le domaine sportif, qui n’est toutefois pas forcément reconnue par undiplôme. La validation des acquis d’expérience peut donc être un outil extrêmement important pourvalider les expériences des personnels auprès du public. La question est de savoir si cette validationdes acquis de l’expérience doit être spécifique à la justice, en lien avec les collègues de la pénitentiairequi sont confrontés aux mêmes problèmes.Enfin, la DPJJ travaille actuellement sur un projet d’Etat avec le Ministère de la Famille, surl’accompagnement des enfants en difficultés, y compris handicapés. Il y a là des enjeuxinterministériels extrêmement importants et les services de la DPJJ sont énormément sollicités car sonpublic fait beaucoup parler de lui, soit parce qu’il passe à l’acte, soit parce qu’il est aussi très sportif.Cependant, en dehors du domaine sportif, il pose des problèmes de comportement et il reste doncencore du travail à faire sur l’encadrement des mineurs.

Le responsable d’une association belge indique qu’il travaille depuis 1984 avec l’outil « expédition »encadrés par des éducateurs à double casquette (psychologues) qui ont développé des projets. Lelégislateur a fini par s’y intéresser et conjointement avec l’inspecteur pédagogique du Ministère, cetteassociation a créé un projet pédagogique particulier et est devenue pionnière en Belgique de ce quel’on appelle désormais « les projets pédagogiques particuliers ». En 1990, le décret d’aide à lajeunesse a défini seize types d’institutions, parmi lesquels les CAS (Centres d’accueil Spécialisés) etles PPP (Projets pédagogiques particuliers). Ces derniers sont très peu définis par la loi et sontprésentés devant un comité comprenant des représentants du ministère et des autorités éducatives. Ilspeuvent être acceptés ou non, en fonction de leur cohérence pédagogique. Il y a environ dix-huit PPPs’occupant d’adolescents.

Les responsables de cette association gérant cette dernière en « bons pères de famille », lesadministrateurs estiment que les personnes qui décident de mettre en œuvre un PPP font en sorte quecela se passe de façon optimale. Aucun accident n’est à déplorer depuis 1984. D’autre part, aucuneactivité de haute montagne, canyoning ou spéléologie n’est plus pratiquée, le public concerné étanttrop délicat.

Des réglementations différentes selon les statuts des éducateurs.Les éducateurs non-fonctionnaires ne possèdent pas les mêmes droits que ces derniers et laréglementation en ce sens est un peu confuse. En revanche, des règles sont définies dans les centresde vacances et il semblerait que suite à la catastrophe qui a eu lieu dans un centre équestre l’andernier, leurs effectifs et les nuitées soient revus à la baisse. Ceci signifie que les projets de montagne

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deviendront des centres de vacances et dépendront par conséquent du décret du 20 juin 2003 quidéfinit toutes les activités sportives (encadrement, sentiers à prendre et à ne pas prendre). Leséducateurs qui sont pour l’instant dans un flou juridique risquent donc rapidement de devenir desorganisateurs de centres de vacances.

En ce qui concerne la réglementation, la prévention pour les jeunes en difficulté se fait dans le cadre duschéma divers ; plusieurs types de placements sont possibles : placements ordonnance de 45,placements civils en assistance éducative. La décision de placement peut être départementale, Etat /PJJ et associative. Face à une telle diversité, il paraît donc difficile de trouver une réglementationcommune. De plus, le risque existe aussi bien en montagne que dans la prise en charge des jeunesdans la vie quotidienne et il fait partie de la vie.

La loi ne fait que refléter une sorte de consensus, une fois que les us et coutumes sont bien ancrés ; ence sens, elle est toujours en retard et le fait de vouloir trop bien faire en matière de réglementationrisque de jouer contre les principaux acteurs que sont les éducateurs et les guides.

Il n’y a aucun flou en ce qui concerne la réglementation propre aux fonctionnaires qu’ils soient d’Etat ounon. Il est inconcevable d’emmener des jeunes en haute montagne sans guide qualifié et encadrementspécifique. A cet égard, les guides d’En passant par la Montagne sont d’une aide précieuse car ils ontune approche satisfaisante des publics difficiles, ce qui n’est pas le cas de tous les guides de hautemontagne.

Les éducateurs qui montent les types de projets précédemment cités s’engagent et prennent desrisques, d’autant plus qu’un certain flou demeure en ce qui concerne les réglementations quis’appliquent à ce genre de prise en charge et à plus forte raison dans un cadre PJJ ou prévention.

La montagne représente une pratique particulière. De même que tous les guides de haute montagnene peuvent pas prendre en charge tous les groupes de jeunes en difficultés, les éducateurs ne lepeuvent pas non plus, ce n’est donc pas uniquement une question d’envie.Par ailleurs, la question des publics de jeunes a été évoquée et il conviendrait aussi de s’intéresser auxpublics d’adultes. Enfin, il est important d’insister sur le risque que prend le jeune dans le cadre de cetype d’activité.Si les activités de randonnée et d’escalade peuvent être envisagées, c’est parce qu’elles apportenténormément, la phase suivante devant être abordée avec un autre regard. Dans le cadre dedémarches pédagogiques, la haute montagne doit être réservée à une part infime très encadrée etpréparée, les conséquences en cas d’accident étant trop sérieuses.De plus, toutes les activités plus techniques et engagées en termes de rythmes et d’objectifs doivents’inscrire dans un processus très carré : la montagne n’est en effet pas neutre du tout.

La recherche d’une chaîne de responsabilités est parfois préférable à une réglementation.Chacun s’accorde à dire que l’essentiel de la démarche éducative consistant à amener des jeunes enmontagne est la préparation en amont. C’est là l’occasion de mieux connaître le jeune, de tester sacapacité à s’intégrer et de voir comment il peut réagir s’il est confronté à ses propres limites. Lors dechaque accident, le juge devra remonter la chaîne des responsabilités, en se demandant si chaquepersonne a satisfait à ses obligations professionnelles, sachant que l’on déplore toujours desimpondérables. Cette démarche est préférable à la réglementation, cette dernière ne pouvant jamaisfaire face à tous les problèmes.

Il peut y avoir un paradoxe entre le fait de promouvoir le sport à tout prix et la dérive sécuritaireimposée par la dictature des assurances qui veulent limiter les risques au maximum et à laquelle leministère de la Jeunesse et des Sports a tendance à céder.

Il est vrai que des textes de loi existent, sachant que les faits sont ensuite analysés par le tribunal. Ilfaut laisser les juges travailler, les réglementations ne sont pas toujours adaptées mais ellesfonctionnent.

En termes de risque, il convient de distinguer l’approche judiciaire, avec une obligation de résultats etl’approche éducative, avec une obligation de moyens, dans le cadre de laquelle des éducateurstravaillent sur des projets européens, à partir d’un cahier des charges et des agréments accordés à des

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associations remplissant un certain nombre de critères pédagogiques. Cette dernière solution sembleêtre la plus adaptée.

Dans le cadre de la loi sur la protection nationale, il y a une présentation particulière des centres devacances et de loisirs dans le cadre de laquelle, dès lors qu’un séjour supérieur à cinq nuits àl’extérieur concernant au moins douze enfants, est prévu, on tombe dans l’obligation de faire unedéclaration au titre de l’encadrement et de l’activité sportive programmée durant ce séjour. Par ailleurs,dans le cadre des centres de vacances et de loisirs, les enfants de moins de treize ans ne sont pasautorisés à partir en haute montagne.En ce qui concerne les refuges, on constate une certaine déréglementation, y compris en termes desécurité et de l’application, par le maire de la commune, des dispositions relatives à l’établissementrecevant du public.

En conclusion, le problème des risques et de la responsabilité en montagne est très complexe. Lecadre réglementaire par rapport à ces activités est assez confus et on ne sait pas s’il convient de seréférer aux usages ou aux réglementations fédérales. D’autre part, les choses prennent une tournuredifférente dès lors que l’on a affaire à des mineurs.La réglementation ne dispense toutefois pas les éducateurs d’exercer leurs responsabilités et de fairepreuve de bon sens. Les projets doivent donc être très bien préparés, le personnel encadrant devantremplir une obligation de prudence et de sécurité. De plus, éducateurs et guides doivent être encohérence dans leurs prises de décisions. Enfin, il est à craindre que trop de réglementation tuel’activité en montagne.

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La montagne, une étape dans un parcours d’insertion.

Animateurs :François Housset, philosophe

Patrick Marcellin, éducateur spécialisé à l’ADSEA de Chambéry (73)

Intervenants :Magali Delinde, responsable des activités physiques et sportives à la Direction de la protection

judiciaire de la jeunesse au ministère de la JusticeRedhouane Akhrif, médiateur départemental à Mâcon (71)

Vincent Laguillaumie, éducateur spécialisé au service de préventionde l’ADSEA de Chambéry (73)

Loic Lecanut, agence de l’éducation par le sport « Fais-nous rêver »Pierre Tinel, guide de haute montagne

Olivia Nafteur, directrice de l’association En passant par la MontagneAnne Ascencio, directrice de l’association Verticale

Christophe Marot, éducateur spécialisé à l’IFEP Rambouillet

Comment l’étape en montagne s’inscrit-elle dans un parcours d’insertion (question de l’amont et del’aval, pertinence des activités dites de médiation éducative, dans un parcours à long terme)?

Le lien entre l’éducateur et le public concerné.Christophe Marot précise que le métier d’éducateur consiste à être au contact avec les jeunes et àmettre en place, dans une structure, une action complètement individualisée. Les jeunes auxquels il estproposé de faire un parcours en montagne ont déjà un passé avec les éducateurs, ceci dans le butd’éviter tout risque. L’erreur serait de faire partir des jeunes et des éducateurs qui n’en ont pas envie.Il expose un projet mis en place il y a trois ans avec des jeunes toxicomanes, dans le but de lesamener à accéder à un but ensemble, alors que chacun a son propre problème à régler. Après desrencontres régulières pendant sept mois, deux week-ends de randonnée ont été organisés pour voircomment le groupe pouvait se souder. Puis, un chantier éducatif de six jours a été mis en place avecEn passant par la montagne, dans le but de nettoyer des sentiers de randonnée et des bords de routes.Ceci a permis de financer une journée de guide en juin puis en septembre. Lors de la secondeexpérience, il est apparu que la relation éducateurs/guides/jeunes avait évolué, chacun participant àfaire avancer le groupe et les jeunes pouvant parfois devenir soutien lorsqu’un éducateur flanchait.

La montagne comme outil d’insertion.La montagne comme outil d’insertion peut être utilisée dans de nombreux cas de figures, l’objectif deséducateurs, des référents insertion ou des adultes en insertion étant que ces derniers trouvent leurplace dans la société et que la société leur laisse leur place. « L’avant » porte sur le diagnostic du bonmoment et du bon public pour entreprendre ce projet qui demande une bonne préparation, uneprogression, des objectifs clairement définis pouvant évoluer au fil du temps.

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Comment reconnaît-on qu’une équipée est prête ?Pour Pierre Tinel, les parcours d’insertion sont multiples selon les prises en charge institutionnelles despublics avec lesquels on travaille (milieu carcéral, toxicomane, délinquant, public en difficulté d’insertionprofessionnelle etc.). On ne sait jamais s’ils sont prêts à partir, à quel stade ils se situent dans leurparcours d’insertion et sur le plan personnel (santé physique, mentale, capacité d’être en relation avecles autres et de faire des projets personnels). Devant tant d’incertitudes, il convient de procéderprogressivement dans la mise en marche de ces projets, de prévoir une préparation physiqueéchelonnée sur plusieurs mois. Une fois en montagne, des sorties de petite envergure sont prévues audébut pour permettre aux personnes de se replier rapidement en cas de besoin. Dès que l’on sentqu’elles sont en capacité d’aller plus loin, on peut leur proposer des sorties de plus grande envergure.

Il est important qu’un vrai dialogue s’instaure entre l’équipe éducative et l’association, afin d’être trèsréactifs : un projet est prévu mais jusqu’à la fin, on ne sait pas si c’est bien ce dernier qui sera réalisé,d’où l’importance de la préparation en amont avec les équipes éducatives, pour donner au projet toutesses chances de réussite.

Il faut rappeler que si des publics sont en difficulté d’insertion professionnelle, ce n’est pas uniquementparce qu’il n’y a pas de travail dans la région, mais cela est davantage dû à des raisons personnelles.Entre 15 et 20 % de la population générale des jeunes de moins de 25 ans sont consommateurs decannabis ou de psychotropes ; ce pourcentage est beaucoup plus élevé dans la population en difficultéd’insertion, cette dernière comprenant également des personnes dont la santé mentale est fragile. Siune activité d’escalade peut être envisagée avec ces publics car elle peut être interrompue à toutmoment, en revanche on ne sait pas comment ils réagiront s’il faut passer la nuit dans un refuge à3 500 mètres d’altitudes. C’est la raison pour laquelle le travail de préparation est extrêmementimportant et on préconise d’effectuer des examens poussés en termes de santé mentale, pour voir sil’on peut s’engager dans ce type d’activités avec ces publics.

Récupérer le capital investi en montagne au quotidien.Redhouane Akhrif, ayant participé à un projet avec l’association En passant par la montagne, a montéen 1998 un projet intitulé « dix jeunes au sommet du Mont-Blanc ». Suite à cette expérience, il estdevenu médiateur départemental et a intégré le conseil national de la jeunesse et a fondé, avec unepartie des jeunes participants, l’association culturelle et sportive « agir pour tous ». Il insiste surl’importance de « l’avant » du projet et toute la difficulté est de savoir si le projet en montagne seraadapté ou non aux jeunes, ce qui n’est pas toujours le cas. Ces derniers devront être parties prenanteset acteur du projet au terme duquel un suivi permet de faire le point sur les apports de cette expérience.

Généralement, quand le projet a permis d’atteindre des objectifs, les acquis récupérés ensuite portentsur l’estime de soi et la fierté. Puis, si le projet a été construit avec les participants, il peut en ressortirun travail de structuration, c’est-à-dire d’élaboration de projet. De même, un bénéfice en termesd’éléments relationnels peut également être perçu car cela peut modifier, dans l’esprit des jeunes, leursreprésentations des personnes en situation d’autorité. Enfin, à l’intérieur d’un groupe, cela change lesrapports que les personnes peuvent avoir les unes par rapport aux autres.D’autre part, après l’activité, il est possible de mener un travail d’évocation des faits vécus pendantl’activité, pour essayer de relier ce qui a été pensé, ce qui a été ressenti et ce qui a été réalisé. En effet,la plus grande part de ces personnes en difficultés présentent des troubles du point de vue émotionnel,affectif et de la raison. Certaines font en effet des choix sans tenir compte d’une émotion qu’ellesn’expriment pas, comme la peur, ce qui peut s’avérer destructeur. Ceci permet de travailler sur lanotion de sollicitude, de soin envers soi et envers l’autre. C’est notamment le cas avec lestoxicomanes.

Il est important que le suivi l’expérience vécue soit effectué entre autres par une personne del’encadrement ayant participé à l’expérience. En effet, les jeunes et les adultes ne sont pas toujourscapables de mettre des mots sur ce qu’ils ont perçu et les professionnels peuvent jouer un rôle decatalyseur à cet égard et leur restituer une image de ce qu’ils sont et les aider à se l’approprier. Celafait partie de « l’après » insertion.

La tranche de vie vécue en montagne par les jeunes peut prendre sens dans leur quotidien, si leséducateurs, qui sont des « passeurs à autre chose » ont effectué un travail de préparation suffisant.L’objectif d’un tel projet est que les jeunes en sortent différents, dans le sens positif du terme. Enprévention spécialisée, les éducateurs ont la chance d’accompagner les jeunes dans leur vie

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quotidienne, voire plusieurs fois par jour, pour leur rappeler les moments positifs qu’ils ont vécu. Cetinvestissement de « l’après » s’inscrit dans « l’avant » pendant lequel le jeune doit complètements’approprier le projet en se demandant ce qu’il attend de cette expérience.

Une telle expérience de séjour doit laisser une trace, aussi bien pour les éducateurs que pour lesparticipants (photos, etc.). De plus, ces derniers peuvent ensuite se transformer en « conteurs » auprèsde ceux qui ne sont pas partis et leur apporter leur témoignage relatif au fait d’être allé au bout d’unprojet.

L’importance de la « trace ».Magali Delinde indique qu’en ce qui concerne les jeunes confiés à la justice dans un cadre pénal oucivil, la «trace » peut se traduire par une obligation de rendre des comptes au magistrat, sur la façondont s’est déroulé un séjour. Il s’est déjà produit que des magistrats décalent la date d’un jugementd’un mineur parce que ce dernier était investi dans la préparation d’un projet et dans l’attente de voirquel serait son comportement pendant le séjour. Ceci était ensuite pris en compte dans la décisionrendue.Par ailleurs, dans « l’après » séjour, la restitution auprès de la famille et des amis est un momentimportant.Enfin, pour les services de justice, le défi à relever est le fait de rendre disponibles les personnels pourqu’ils puissent mettre en place ces activités, l’activité sportive étant un des éléments permettant le suiviéducatif en fonction de la mission confiée par le magistrat. Ceci n’est pas simple, les services de justiceayant d’autres missions à remplir et devant trouver des financements pour ces projets et despersonnels ayant une connaissance technique très précise de l’outil qui sera utilisé.

Choisir le bon partenaire et l’institution adaptés à ce type de projet.La préparation d’un projet en amont se fait avec des partenaires financiers, techniques et autres et ilfaut permettre à ce partenariat d’exister. Ensuite, intervient le partenariat avant le départ (santé) etl’aspect financier. En tant que service de l’Etat, la DPJJ doit donner un avis par rapport au financementdes associations qui organisent des séjours de jeunes en difficulté.

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Le soutien institutionnelLoïc Lecanut indique qu’une étude statistique a révélé que 33 % des petites villes considèrent que lesport peut être un facteur d’occupation des jeunes et que 60 % des villes interrogées pensent que lesport peut être un support éducatif et un outil de lien social entre les populations. Il pense que lescollectivités locales et les entreprises ont un rôle important à jouer dans le cadre des partenariats pources types de projets.Les notions de support et d’outil doivent être utilisées avec un certain nombre d’élémentsméthodologiques :- le diagnostic local et la définition du projet en correspondance avec le public ciblé ;- l’identification des forces en présence pour élaborer un diagnostic le plus concerté possible avec leplus grand nombre de partenaires ;- la plus-value éducative des activités physiques et sportives dans les projets, qui exigeront unetechnicité particulière en montagne. Il n’y a toutefois pas de solution miracle et de réponse unique àapporter. L’éducation étant une problématique partagée, la réponse doit être partagée par l’ensembledes acteurs sociaux.- La qualité de l’engagement : l’éducation repose sur un processus lent impliquant de travailler avec lemaximum d’acteurs auxquels il convient de donner les conditions de réussite, notamment en termes definancements en direction des acteurs associatifs. Les associations dépensent en effet trop d’énergie àla recherche de fonds ce qui risque de desservir leur projet éducatif.- L’évaluation qui doit être partagée, en vue d’une correction et d’une amélioration du projet.

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Echanges avec la salle

Une étude sur les projets existants en matière de séjours de rupture menée dans le Pas-de-Calais arévélé une grande hétérogénéité des publics, des prises en charges et des modes d’action. Enrevanche, toutes les structures ont fait état du même engagement, de la même motivation et de lamême croyance en des valeurs. De nombreuses personnes sont inscrites dans ce typed’accompagnement depuis longtemps et il convient de tenir compte de leur expérience. S’il est bien deconcevoir des grilles d’évaluation, l’important est de les échanger et de tenter de mettre au point unedémarche collective. C’est ce qui a été fait à Lille où a été créé le réseau des acteurs des séjours derupture en milieu naturel, auquel ont été associés des acteurs belges et italiens. Plusieurs objectifs detravail ont été définis pour ce réseau :- solidariser les acteurs existants, s’inscrire dans une dynamique de recherche – comme ces deuxjournées organisées par En passant par la Montagne -,- faire du réseau un outil de communication à destination de tous les acteurs et partenaires(pouvoirs publics, tutelles),- constituer une banque de données et favoriser les relais entre les différents organismes.

Récupérer à l’avenir les énergies déployées lors de ce colloque.Un intervenant belge constate que le cloisonnement entre le côté éducatif et le côté institutionnel estencore très marqué. Par ailleurs, la Belgique a une conception plus globale de cette problématique.

Magali Delinde précise que l’association En passant par la Montagne a signé une convention avec leministère de la Justice. En effet, constatant qu’il lui manquait un partenaire dans le cadre de ses projetséducatifs relatifs au sport de montagne, le ministère a décidé de faire appel à des personnelscompétents dans le domaine de la haute montagne. Il est, également, important que du personnel de laDPJJ participe à ces journées, pour pouvoir échanger avec d’autres professionnels que ceux dudomaine de la Justice. Par ailleurs, un travail s’avère nécessaire en termes de politique de la ville et departenariat.

Tout partenariat avec une association permet de s’ouvrir à un panel de partenariats extérieurs qui nesont pas les financeurs habituels des structures éducatives. Le contrat de ville intervient depuis septans, la région également dans le cadre des dispositifs innovants sur la mobilisation des jeunes. Parailleurs, le fait de mixer les crédits permet d’avoir une ouverture sur d’autres partenaires hors PJJ.

Pour monter un projet de cet ordre, on peut faire appel au Conseil régional, dans le cadre des actionsinnovantes. Par ailleurs, il semblerait que les crédits en matière de politique de la ville fondent demanière considérable et il est parfois nécessaire de faire appel à des financeurs mécènes. Lesstructures non institutionnelles ont un travail d’ingénierie financière monumental à mettre en œuvre ence sens.

Il serait intéressant de créer un réseau global d’acteurs et de pratiques qui ne soit pas sectorisé parpublics ou par approches, chacun pouvant tirer parti de l’engagement professionnel des autres.Olivia Nafteur se réjouit de constater que de nombreux acteurs sont venus de loin, ce qui pourraitpermettre de créer un réseau de partenaires intervenant sur le terrain, pour mieux gérer « l’après » etutiliser au mieux « l’outil » montagne.

L’ascension et l’insertion ont en commun le fait de faire progresser le public, en le motivant. Un projet,c’est long à mettre en place, cela implique différents partenaires, mais dans leur métier au quotidien,les éducateurs font la même chose dans la prise en charge des jeunes : chercher des partenaires pourles faire progresser, d’où l’intérêt de mutualiser.

Une intervenante qui travaille avec des toxicomanes explique que ces derniers ont une structurepsychique selon laquelle ils passent très rapidement à l’acte car ils ne prennent pas conscience de cequ’ils ressentent. Pour ces publics-là, la montagne est un bon support car elle permet de transformeren action le passage à l’acte, par une prise de conscience du ressenti de l’émotion.

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Un réseau de terrain peut regrouper différents partenaires autres que des travailleurs sociaux etpermettre de répondre non seulement à la demande du jeune, mais aussi à son besoin dans saglobalité.

Concernant l’estime de soi et la valorisation narcissique des jeunes, il ne faut pas oublier qu’au retourdes séjours pendant lesquels on a la prétention de changer les jeunes pour qu’ils deviennent positifs,leur environnement et le regard que les autres portent sur eux n’ont pas changé. Ceci montre bienl’importance de l’accompagnement dans « l’après ».

Il faut également insister sur le côté « plaisir » de la montagne qui n’est pas seulement un lieu où l’onréalise des exploits.

En quoi consiste exactement « l’après » ?Olivia Nafteur explique que dans son association, depuis trois ans, suite à des projets montagne, unedizaine de jeunes a demandé à poursuivre les activités en montagne, ce qui a entraîné la formationd’un groupe de formation montagne : au bout de deux ans, les jeunes peuvent passer le diplômed’initiateur escalade. On se trouve donc là dans une logique de parcours personnel, les éducateursétant là pour les aider à y intégrer l’outil montagne.

La table ronde de cet après-midi s’orientait davantage sur « l’avant » et « l’après » projet. Dans« l’avant » projet, l’importance de la préparation et de la progression a été évoquée à plusieursreprises, ainsi que les notions d’adaptation et d’adaptabilité aux projets.En ce qui concerne « l’après », on peut relever l’importance de l’accompagnement, de la parole quisouffre d’un réel déficit et des relais.La notion de trace a également été évoquée, ainsi que la question du partenariat financier qui estcentrale dans la mise en place de ce type de projets.Enfin, pour reprendre ce qui a été dit en introduction concernant les bénéfices de la montagne et cetteplus-value éducative, la conclusion pourrait être que « s’insérer, c’est être bien avec soi-même, avantd’être bien avec les autres ».

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Grands témoins

Pierre Verney, directeur du service de prévention de l’ADSEA 95.Blandine Vaillant, professeur de mathématiques,

intervenante à la Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.

Blandine Vaillant fait remarquer qu’elle ne vient pas du milieu éducatif mais du milieu enseignant, danslequel les problématiques sont un peu différentes. Elle explique avoir emmené ses élèves en montagneparce qu’ils étaient en mal être profond et que la réponse institutionnelle n’avait pas permis d’intégrerces enfants dans le système scolaire, de façon satisfaisante. Elle a fait sienne la devise du programmeDix mois d’école et d’opéra, « Sortir de l’école pour mieux y retourner » (Dix mois d’école et d’Opéraest un programme de l’Opéra national de Paris, en direction des jeunes en difficulté scolaire et sociale).En effet, on ne va pas à la montagne simplement pour aller à la montagne, mais pour se trouver soi-même, rencontrer la Beauté et ainsi mieux vivre sa vie.Blandine Vaillant rappelle que les premiers grimpeurs ont été accusés d’avoir « profané » l’Himalaya,cette dernière étant interdite car considérée comme la demeure des dieux. Dans certaines religions, onse déchausse pour entrer dans le temple et son travail a consisté à chausser ses élèves de crampons(et ce n’est pas une mince affaire…) avant de les confier aux grands prêtres que sont les guides… Lesdieux sont en charge du reste…Les conséquences d’un projet montagne ne peuvent pas être chiffrées aisément. Le « retour » estparfois difficile dans les premiers temps, mais d’une façon générale le souvenir de la scolarité de cesélèves a été fortement et positivement marqué par ce séjour à la montagne. On peut considérer que lapréparation de la sortie montagne, effectuée sur 6 mois environ a converti une partie des énergies malutilisées en une mobilisation pour la réalisation du projet. Les résultats scolaires ont connu unfléchissement positif et le dialogue instauré a permis un meilleur travail sur l’orientation. Une certitude :beaucoup d’énergie développée, beaucoup d’oxygène généré !

Pour Pierre Verney, les débats de ces deux jours ont mieux fait comprendre en quoi la montagne et lesdifférentes expériences qu’elle offre aux publics qu’on accompagne sont pour les travailleurs sociauxune aide et un soutien incomparable à condition de laisser chacun à sa place. La montagne et lesaventures qu’elle permet ont des effets bénéfiques pour ceux qui les utilisent. Ce ne sont ni desprocédés ni des méthodes thérapeutiques. La montagne vue sous cet angle ne trouve pas grâce à sesyeux. Ce n’est pas un outil « miraculeux » pour faire évoluer et guérir.La question sociale ne se règle pas comme une maladie. On amenait, il n’y a pas si longtemps lestuberculeux à la montagne, les jeunes de banlieue ne doivent pas êtres emmenés à la montagne danscette perspective. La « Montagnothérapie » ne doit pas devenir un nouveau procédé thérapeutique. Ilfaut respecter la montagne pour la montagne.On a vu dans les discussions qu’à partir du moment où la montagne est un moyen d’expression, decréation de communication et pas de consommation, elle apporte des transformations, c’est là que le« mariage » du milieu montagnard et du travail social paraît fécond.La montagne ne devient intéressante que si l’intérêt que lui porte les professionnels du social et les« gens de la montagne » disons les guides accomplissent leur mission sans se laisser prendre par desgens qui « bricolent », le respect mutuel, la complémentarité des compétences sont indispensables àl’obtention d’un résultat.Travailler ensemble entre adultes n’est pas prendre la place de l’autre. C’est lorsque chacun donne lemeilleur de lui-même que « le miracle » s’accomplit. Ce qui nous unit, c’est l’intérêt pour l’autre, lesentiment que la montagne est universelle et qu’aucun groupe n’a le droit de la confisquer à son profit.Ce n’est pas innocent que des gens de la montagne (E.P.P.M.) soient venus nous aider, nous apporterleur concours, qu’ils aient eu envie de dire avec nous leur refus d’une paupérisation de plus en plusforte, d’une exclusion de plus en plus grande malgré les lois, malgré les mots, malgré la bonhomierassurante d’un discours officiel qui masque les réalités quotidiennes.Ce concours, nous en avons besoin parce que la montagne et l’action sociale sont, à leur place et dansleur rôle lorsque comme dans ce colloque, on met en place un espace qui permet aux différentsprofessionnels de se rencontrer, d’échanger, pour penser leurs différences et leur complémentaritédans le travail auprès des personnes, des groupes ou des quartiers.Il conclue en proposant que nous interrogions toujours nos différents projets en nous demandant :

1.A quoi sert ce projet montagne ?

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Colloque « La montagne, un outil dans le travail social, quels enjeux, quelles pratiques ? »Organisé par l’association En passant par la Montagne

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2.A quoi je sers dans ce projet, qu’elle est ma place. Eventuellement si on veut se creuser plus la tête ?Qui je sers ?

3.Qu’est-ce que cela rapporte aux jeunes et à nous-mêmes?

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Clôture du colloque

Madame Gueldra, Conseil général de la Haute-Savoie,Monsieur Martial Saddier, député de Haute-Savoie et maire de Bonneville.

Madame Gueldra, représente le Conseiller général qui n’a pu être présent compte tenu de son agenda.Ce dernier l’a chargée d’exprimer tout l’intérêt que le Conseil général porte à l’association En passantpar la Montagne et ce, à deux titres : dans le cadre de son action de prévention et de soutien auprèsdes jeunes de milieux fragiles et dans le cadre de son action d’insertion. De plus en plus, le Conseilgénéral est investi sur ces deux champs de compétences et de responsabilités, à la fois du fait des loisde décentralisation et de son action en matière de prévention spécialisée. Le Conseil général ne peutdonc qu’encourager les initiatives de l’association En passant par la Montagne, qui offre unecontribution complémentaire à son engagement dans ses domaines. De plus, le Conseil généralconsidère que le support « montagne » est particulièrement propice au développement des actions denature à inculquer aux personnes les plus fragiles des notions de solidarité, de responsabilités et defraternité, qui peuvent contribuer à améliorer leurs parcours de vie.Le Conseil général tient également à remercier l’association EPDA de s’être engagée dans descollaborations étroites permettant la mise en œuvre de projets.

Monsieur Martial Saddier est heureux de pouvoir conclure ce colloque. Il adresse ses vives félicitationsau Président et aux salariés d’En passant par la Montagne et aux différents partenaires (ville deChamonix, ministère de la Justice, direction interministérielle Jeunesse et Sports).Lors de débats au parlement, Martial Saddier a eu l’occasion de prendre la parole concernant lesecours en montagne pour dire que cette dernière est un havre de paix et de liberté qui ne peut et nedoit être réglementé. Or, paradoxalement, depuis deux jours, les participants à ce colloque ont à la foisparlé d’un havre de paix non réglementé et du souhait de la population de davantage réglementer. Eneffet, il semble qu’en passant par des étapes difficiles sur des territoires tels que la montagne, le désertou la mer, des populations peuvent retrouver le chemin d’une vie apaisée et meilleure.En tant que Secrétaire général de l’association nationale des élus de la montagne, Martial Saddier apour objectif de « vendre » la montagne qui est le premier réservoir d’eau potable de la planète. C’estégalement un des derniers grands lieux de la biodiversité.Les peuples montagnards sont les gardiens de ce milieu naturel, ils y ont créé des cultures et despaysages offrant le refuge à des populations fuyant les persécutions au cours des siècles. Même s’iln’est plus question aujourd'hui de luttes fratricides, la montagne est encore un lieu de ressources et derepères pour ceux qui n’en ont plus. Cette face cachée de la montagne est bien réelle comme enatteste le succès de ce colloque.Pourquoi utiliser la montagne pour aider des publics en difficultés ? Peut-être d’abord à cause de sonclimat, de sa dangerosité, de son caractère majestueux, parfois un peu rude, notamment au premiercontact. De plus, les habitants de ces vallées sont respectueux de l’environnement. Par ailleurs, lessports pouvant être pratiqués en montagne sont très variés et ouverts à un public extrêmement large.L’adaptation de nombreux sports aux personnes handicapées (Handiski, mise au point de fauteuilsroulants tous terrains, etc.) contribue efficacement à renforcer l’intégration de cette catégorie depopulation trop souvent exclue. De même, des milliers de personnes atteintes de la tuberculose sontvenues depuis le début du siècle se faire soigner en montagne.

Martial Saddier souhaite comparer la montagne à tous ces havres de paix et de liberté que peuventreprésenter le désert et la mer. Il insiste sur l’importance, pour les jeunes des villes, de sortir de leurenvironnement quotidien, pour découvrir un autre territoire et retrouver ainsi un équilibre. De plus,chaque ville produit son lot de population difficile, y compris Bonneville et Chamonix et peut-être quepour les jeunes savoyards en difficultés gagneraient à passer quelques semaines à Paris ou dansd’autres grandes villes ou au bord de la mer, pour découvrir un territoire différent de la montagne àlaquelle ils sont habitués. Il y a là un grand travail de coopération à mener à travers l’échange entre lesvilles, la montagne et la mer.

Depuis deux jours, les participants à ce colloque ont prouvé que la montagne, au même titre qued’autres territoires, pouvait être une fabuleuse école de la vie, qui doit recueillir le soutien de toutes lesinstitutions présentes à ce colloque ; la montagne peut également être reconnue comme un support

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externe de construction personnelle et de socialisation des personnes en difficultés, tout comme leschantiers d’insertion.

Compte tenu de l’apport considérable de ces actions d’insertion en montagne, il convient de ne paslaisser ce colloque sans suite ; la tenue prochaine des états généraux de la pratique éducative dessports de montagne, réunissant travailleurs sociaux, élus et institutions, pourrait être envisagée. Enpassant par la montagne est inscrite dans une démarche locale qui intervient dans le fabuleux défi dela mondialisation qui obligera les pays du Nord à faire preuve de davantage de solidarité vis-à-vis despays du Sud et qui obligera chaque élu municipal, national, européen, grâce à la coopérationdécentralisée, à prendre en charge une commune pour l’accompagner dans son développement. En cesens, ce colloque permet à chaque personne traversant une période faste de prendre conscience de lamalchance de ceux qui l’entourent et du fait que si sa propre situation se dégrade, elle sera heureusede pouvoir compter sur les autres.

Martial Saddier souhaite terminer son intervention par une citation d’André Maurois qui, déjà au débutdu siècle, déclarait : « Un soir consacré à la lecture des grands livres est pour l’esprit ce qu’un séjouren montagne fait pour l’âme ».

L’association a maintenant dix ans d’existence et ce colloque a permis de faire le point. Par ailleurs, ilétait également l’occasion de créer un espace d’échanges et de réflexions, élargi au niveau européen.Pour poursuivre son action, l’association aura besoin du soutien de tous, y compris des pouvoirspublics et de la reconnaissance de l’intérêt de son action. Le travail de tous les partenaires a montré sapertinence aujourd'hui et En passant par la Montagne souhaite s’appuyer sur ces derniers pour asseoirson travail avec le sens, l’éthique et les moyens nécessaires, afin de poursuivre son but premierconsistant à placer les publics en difficultés au centre de ses projets.