la mise en scène de la refondation augustéenne de rome

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Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 97-114 LA MISE EN SCÈNE DE LA REFONDATION AUGUSTÉENNE DE ROME DANS LA « SALLE DES MASQUES » DE LA MAISON D’AUGUSTE AU PALATIN Découverte en 1961 par G. Carettoni 1 , la « Salle des Masques » ferait partie des quar- tiers privés de la demeure d’Auguste 2 . De dimensions relativement modestes (5,12 x 3,45 m pour une hauteur de 3,10 m), elle présente un décor peint se développant sur les quatre parois. S’agissant de la décoration originelle, ce décor peut être daté entre 36 et 28 avant J.-C., comme l’ensemble de la décoration pariétale de la demeure 3 . Cette datation repose sur l’analogie entre la structure de la maison et le soubassement du temple d’Apollon Palatin – temple dont la construction a été engagée à la suite de la victoire d’Octave sur Sextus Pompée à Nauloque en 36 avant J.-C., et qui a été consa- cré en 28 avant J.-C. 4 . Chaque paroi présente la transposition peinte d’un front de scène centré sur un paysage. Par sa position au centre de la paroi principale, qui, dès l’entrée, s’offre au visiteur, le « paysage au bétyle » concentre la symbolique de l’ensemble de la décoration (fig. 1). Il est centré sur un bétyle, au pied duquel un carquois est déposé en offrande. Contre le pilier aniconique, une grande lance est appuyée, dont la pointe supérieure est fichée à l’intérieur d’une petite maçonnerie quadrangulaire, située au premier plan à droite. Les commentateurs modernes s’accordent à identifier dans le bétyle une évocation aniconique d’Apollon Agyieus 5 . En revanche, différentes interprétations 1. G. Carettoni, « Due nuovi ambienti dipinti sul Palatino, alla luce degli recenti scavi », Bollettino d’Arte, 46, 1961, p. 189-199. 2. G. Carettoni, « La decorazione pittorica della Casa di Augusto sul Palatino », MDAIR, 90, 1983, p. 373-374 ; Das Haus des Augustus auf dem Palatin, Mayence, P. von Zabern (Kulturgeschichte der antiken Welt, Son- derband), 1983, p. 18 sq. 3. G. Carettoni, « La decorazione pittorica… », p. 412-419 (part t p. 412-416). Toutefois, G. Carettoni précise cette datation : l’ensemble du décor de la demeure, exception faite du « cubiculum supérieur », serait anté- rieur à 31 avant J.-C. en raison de sa tonalité « sévère », qui le distingue des décorations pariétales faisant suite à la bataille d’Actium. 4. J. Gagé, Apollon romain. Essai sur le culte d’Apollon et le développement du « ritus Graecus » à Rome des ori- gines à Auguste, Paris, De Boccard (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 182), 1955, p. 523 sq. ; P. Gros, s. v. « Apollo Palatinus », in Lexicon Topographicum Vrbis Romae, E.M. Steinby (dir.), vol. I, Rome, Quasar, 1993, p. 54. 5. M.-T. Picard-Schmitter, « Bétyles hellénistiques », Monuments et mémoires, 57, 1971, p. 76-77 ; G. Carettoni, « La decorazione pittorica… », p. 378, et Das Haus des Augustus…, p. 27 ; E. Simon, Augustus. Kunst und Leben in Rom um die Zeitenwende, Munich, Hirmer Verlag, 1986, p. 215 ; M.J. Strazzulla, Il Principato di

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Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 97-114

LA MISE EN SCÈNE DE LA REFONDATION AUGUSTÉENNEDE ROME DANS LA « SALLE DES MASQUES »

DE LA MAISON D’AUGUSTE AU PALATIN

Découverte en 1961 par G. Carettoni1, la « Salle des Masques » ferait partie des quar-tiers privés de la demeure d’Auguste2. De dimensions relativement modestes (5,12 x3,45 m pour une hauteur de 3,10 m), elle présente un décor peint se développant surles quatre parois. S’agissant de la décoration originelle, ce décor peut être daté entre36 et 28 avant J.-C., comme l’ensemble de la décoration pariétale de la demeure3. Cettedatation repose sur l’analogie entre la structure de la maison et le soubassement dutemple d’Apollon Palatin – temple dont la construction a été engagée à la suite de lavictoire d’Octave sur Sextus Pompée à Nauloque en 36 avant J.-C., et qui a été consa-cré en 28 avant J.-C. 4.

Chaque paroi présente la transposition peinte d’un front de scène centré sur unpaysage. Par sa position au centre de la paroi principale, qui, dès l’entrée, s’offre auvisiteur, le « paysage au bétyle » concentre la symbolique de l’ensemble de la décoration(fig. 1). Il est centré sur un bétyle, au pied duquel un carquois est déposé en offrande.Contre le pilier aniconique, une grande lance est appuyée, dont la pointe supérieureest fichée à l’intérieur d’une petite maçonnerie quadrangulaire, située au premierplan à droite. Les commentateurs modernes s’accordent à identifier dans le bétyle uneévocation aniconique d’Apollon Agyieus 5. En revanche, différentes interprétations

1. G. Carettoni, « Due nuovi ambienti dipinti sul Palatino, alla luce degli recenti scavi », Bollettino d’Arte, 46,1961, p. 189-199.

2. G. Carettoni, « La decorazione pittorica della Casa di Augusto sul Palatino », MDAIR, 90, 1983, p. 373-374 ;Das Haus des Augustus auf dem Palatin, Mayence, P. von Zabern (Kulturgeschichte der antiken Welt, Son-derband), 1983, p. 18 sq.

3. G. Carettoni, « La decorazione pittorica… », p. 412-419 (partt p. 412-416). Toutefois, G. Carettoni précisecette datation : l’ensemble du décor de la demeure, exception faite du « cubiculum supérieur », serait anté-rieur à 31 avant J.-C. en raison de sa tonalité « sévère », qui le distingue des décorations pariétales faisantsuite à la bataille d’Actium.

4. J. Gagé, Apollon romain. Essai sur le culte d’Apollon et le développement du « ritus Graecus » à Rome des ori-gines à Auguste, Paris, De Boccard (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 182), 1955,p. 523 sq. ; P. Gros, s. v. « Apollo Palatinus », in Lexicon Topographicum Vrbis Romae, E.M. Steinby (dir.),vol. I, Rome, Quasar, 1993, p. 54.

5. M.-T. Picard-Schmitter, « Bétyles hellénistiques », Monuments et mémoires, 57, 1971, p. 76-77 ; G. Carettoni,« La decorazione pittorica… », p. 378, et Das Haus des Augustus…, p. 27 ; E. Simon, Augustus. Kunst undLeben in Rom um die Zeitenwende, Munich, Hirmer Verlag, 1986, p. 215 ; M.J. Strazzulla, Il Principato di

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ont été proposées pour la lance. Compte tenu de la relation entre le bétyle et la lance,celle-ci a été interprétée par M.-T. Picard-Schmitter comme une allusion au foudroie-ment de la maison d’Auguste en 36 avant J.-C. 6 – la divinité foudroyante ayant étéidentifiée à Apollon par les haruspices. C’est la raison pour laquelle Octave consacraune partie de sa demeure comme templum à ce dieu 7. La petite maçonnerie quadran-gulaire évoquerait alors le téménos qu’Apollon a voulu se voir consacrer. Toutefois, lebétyle ne suffit-il pas à exprimer l’idée d’une manifestation divine foudroyante ? Surune plaque Campana, provenant du temple d’Apollon Palatin, deux figures fémininesornent un bétyle (fig. 2). La symbolique du décor de cette plaque a une matrice idéo-logique commune avec celle de la dynastie séleucide. Comme Auguste, cette dynastiese prévalait d’avoir des origines apolliniennes 8. Dans la sphère séleucide, le culte dubétyle, qui s’adresse à Zeus Kasius, est lié à un mythe étiologique selon lequel SéleucosNicator a choisi de fonder la ville de Séleucie de Piérie sur le lieu où la divinité s’estmanifestée par l’intermédiaire de la foudre 9. Il est donc peu probable que la lance,dans le « paysage au bétyle », fasse allusion au foudroiement de 36 avant J.-C. Plusrécemment, cette lance a été interprétée par V. Fehrentz comme le javelot en boislancé par Romulus de l’Aventin sur le Palatin 10. Dans le même colloque, H. Wrederelie cette lance au rituel ancestral des féciaux qui eut lieu en 32 avant J.-C., à Rome,devant le temple de Bellone 11. Durant ce rituel, Octave jeta une lance, transformantainsi la guerre civile en une guerre juste contre l’Égypte.

Ces deux interprétations se rapportent à la prise de possession d’un territoire.Concernant le rituel des féciaux, selon la tradition rapportée par Tite-Live, au tempsdu roi Ancus Marcius, lors d’une déclaration de guerre, les prêtres féciaux se rendaientsur le territoire ennemi pour lancer le javelot12. Cependant, étant donné la distancede plus en plus grande entre Rome et le territoire ennemi, ce rituel a subi des altéra-tions. Dans son commentaire à Virgile, Servius écrit que l’on eut recours à un strata-gème lors de la déclaration de guerre contre Pyrrhus13. Le peuple romain obligea un

6. Apollo : Mito e propaganda nelle lastre « Campana » dal tempio di Apollo Palatino, Rome, « L’Erma » di Bret-schneider (Studia archeologica), 1990, p. 22-29 ; G. Sauron, Qvis Deum ? L’expression plastique des idéologiespolitiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du Principat, Rome, École française deRome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 285), 1994, p. 590 ; D. Castriota, The AraPacis Augustae and the Imagery of Abundance in Later Greek and Early Roman Imperial Art, Princeton,Princeton University Press, 1995, p. 110.

6. M.-T. Picard-Schmitter, « Bétyles hellénistiques », p. 73 sq. ; suivi par G. Sauron, Qvis Deum ?…, p. 589.7. Dion Cassius, Histoire romaine, 49, 15, 5 ; Suétone, Aug. 29, 3.8. M.J. Strazzulla, Il Principato di Apollo…, p. 129 sq. Voir aussi D. Castriota, The Ara Pacis Augustae…, p. 89 sq.9. M.J. Strazzulla, Il Principato di Apollo…, p. 22-27.

10. V. Fehrentz, « Der Baitylos in der römischen Wandmalerei », Kölner Jahrbuch für Vor- und Frühgeschichte,24, 1991, p. 88. Même hypothèse chez F.H. Massa-Pairault, « Octavien, Auguste et l’Etrusca disciplina », inLes Écrivains du siècle d’Auguste et l’Etrusca disciplina, Tours, Institut d’études latines de la Faculté des let-tres et sciences humaines (Caesarodonum ; suppl. 61), 1991, p. 21.

11. H. Wrede, « Augustus und das mythologische Landschaftsbild », Kölner Jahrbuch für Vor- und Früh-geschichte, 24, 1991, p. 92, note 127.

12. Tite-Live, 1, 32, 12 sq.13. Servius auct., Aen. 9, 53.

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soldat épirote à acquérir un terrain sur le circus Flaminius. Sur cette enclave délimi-tée, devenue sol ennemi, les féciaux accomplirent leur cérémonie en lançant le jave-lot. La prise de possession d’un territoire est aussi suggérée dans le lancer de javelotde Romulus. En lançant le javelot de l’Aventin sur le Palatin, il s’est approprié le ter-ritoire d’où Rémus guettait les oiseaux. La réaction du sol, faisant de la javeline uncornouiller, intronisa Romulus. Par l’allusion à la fondation de Rome par Romulus,cette lance exprimerait dans le « paysage au bétyle » les prétentions d’Octave-Augusteà se présenter comme le nouveau fondateur de la ville14. Reprenant cette interpréta-tion, A. Carandini a récemment identifié la petite maçonnerie quadrangulaire avec laRoma quadrata augustéenne15. Localisée devant le temple d’Apollon, la Roma quadrataserait une invention augustéenne, duplication de la Roma quadrata romuléenne duGermale. Le « paysage au bétyle » représenterait alors la refondation augustéenne deRome sous les auspices d’Apollon. Il est toutefois difficile d’imaginer avec A. Carandini,à partir du seul témoignage du « paysage au bétyle », une cérémonie similaire à celle deRomulus, à l’origine de cette refondation augustéenne, ayant eu lieu en 36 avant J.-C.,conjointement au foudroiement de la propriété du futur Auguste. Ce paysage est avanttout une représentation symbolique de la refondation augustéenne de Rome.

À ce sujet, la lance est en contact plastique avec le bétyle dans une zone où naissentles branches d’un arbre (fig. 1). Faisant allusion à la naissance miraculeuse du cor-nouiller provoquée par le javelot lancé par Romulus, ces branches présentent Octavecomme un nouveau Romulus 16 et font du temple d’Apollon le nouveau centre sacréet symbolique de la Rome augustéenne. Voué en 36 avant J.-C., le temple d’Apollonacquiert sa signification symbolique et religieuse seulement après 31 avant J.-C. : ildevient un ex-voto de la victoire d’Actium17. Dès lors, l’identification de la lance aveccelle lancée par le futur Auguste lors du rituel des féciaux ne peut être écartée. Commel’a naguère souligné J. Bayet, durant ce rituel, le geste d’Octave s’apparente à celui deRomulus 18. Nous allons donc tenter de cerner l’image de la refondation augustéennede Rome proposée par la « Salle des Masques ».

Les petits personnages : l’évocation de la guerre contre l’Égypte

Sur le registre supérieur de la paroi principale, et seulement sur cette paroi, de petitspersonnages sont figurés en position d’acrotère sur les architectures peintes (fig. 3). Si

14. V. Fehrentz, « Der Baitylos… », p. 88.15. A. Carandini, « Variazioni sul tema di Romolo, riflessioni dopo La nascità di Roma (1998-1999) », in Roma.

Romolo, Remo e la fondazione della città (Roma, Museo Nazionale Romano, Terme di Diocleziano, 28 giugno-29 ottobre 2000), A. Carandini, R. Cappelli (dir.), Rome – Milan, Electa, 2000, p. 124-126 ; R. Cappelli,« Questioni di iconografia », ibid., p. 179-182.

16. V. Fehrentz, « Der Baitylos… », p. 88.17. P. Gros, s. v. « Apollo Palatinus », p. 54.18. J. Bayet, « Le rite du fécial et le cornouiller magique », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 52, 1935, p. 29-76

[50-54] (reproduit dans Croyances et rites dans la Rome antique, Paris, Payot (Bibliothèque historique),1971, p. 9-43 [25-27]).

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les peintures de paysages et la double corne d’abondance qui couronne l’édicule cen-tral de la paroi principale ont attiré l’attention des commentateurs modernes, il n’ena pas été de même pour ces petits personnages. Naissant de tiges végétales, ils sontailés, armés d’un bouclier à pelte et d’une lance (fig. 4). Selon G. Carettoni, il s’agitd’amazones ailées représentées sous la forme d’êtres fantastiques 19. Ces motifs sonttypiques de cette période, comme en témoignent les décors de l’aula Isiaca 20 et du« cubiculum supérieur » de la demeure d’Auguste 21. L’archéologue s’est donc abstenude les commenter. Assumant la même fonction architecturale sur l’édicule central dufront de scène, des êtres hybrides sont figurés (fig. 5). Il s’agit de deux quadrupèdes,au corps élancé, dont les pattes postérieures se terminent en tiges végétales et dont latête, plus ou moins ronde, est pourvue de deux longues antennes. Vu leur étrangeté,ils semblent échapper à toute interprétation définitive. Seule M.-T. Picard-Schmitter,étant donné leur silhouette de lévrier et leur tête féline pourvue de deux longues anten-nes, qu’elle apparente aux plumes des Libyens, propose de les assimiler aux deux Ophoïs,ouvreurs de chemin qui figuraient sur les enseignes portées devant le Pharaon 22.

Comme les êtres hybrides, les petits personnages sont au nombre de deux. Ilssont en position d’acrotère sur l’extrémité interne des demi-frontons couronnant lesportes latérales du front de scène, tandis que les êtres hybrides occupent une positionidentique sur le fronton couronnant l’édicule central (fig. 3). Leur situation sur lesarchitectures peintes instaure un face-à-face. Celui-ci est confirmé par leur posturerespective (fig. 6). Le corps des petits personnages exprime le passage progressif d’unefrontalité de leurs « membres » – des tiges végétales – à un strict profil de leur tête,orientée en direction des êtres hybrides. Cette ligne directrice est accentuée par laposition horizontale de leur lance. À cette orientation répond la position de profil desêtres hybrides. Les petits personnages étant armés, il s’agit de combattants. Néanmoins,le corps à corps entre les deux couples de protagonistes est impossible. Les petits per-sonnages comme les êtres hybrides sont inscrits sur des compartiments en saillie. Ilssont donc séparés par un compartiment en retrait. La présence de cet espace est sou-lignée par leur position respective en acrotère à l’extrémité de leur compartiment.Ainsi, une sensation d’éloignement, alliée au phénomène d’inaccessibilité d’un com-partiment à l’autre, est créée dans le rapport entre les personnages et les êtres hybrides.Naissant de tiges végétales, qui se développent sur le rampant du fronton, les petitspersonnages paraissent liés (fig. 4). Il en est de même pour les êtres hybrides. Leurspattes arrière naissent d’une tige végétale courant sur le rampant du fronton, qui seprolonge jusqu’à la double corne d’abondance (fig. 5). Dans la thématique généraledu décor, concentrée autour de l’axe vertical médian, ce jeu d’inaccessibilité concerneles petits personnages.

19. G. Carettoni, « La decorazione pittorica… », p. 378 ; Das Haus des Augustus…, p. 27.20. I. Iacopi, La decorazione pittorica dell’aula Isiaca, Rome – Milan, Electa, 1997, fig. 21.21. G. Carettoni, « La decorazione pittorica… », fig. 14.22. M.-T. Picard-Schmitter, « Bétyles hellénistiques », p. 83.

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Fig. 4 – « Salle des Masques » (5) de la maison d’Auguste au Palatin, paroi sud, détail,d’après G. Carettoni, Das Haus des Augustus…, pl. I.2

Fig. 5 – « Salle des Masques » (5) de la maison d’Auguste au Palatin, paroi sud, détail,d’après G. Carettoni, Das Haus des Augustus…, pl. F

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Fig. 6 – « Salle des Masques » (5) de la maison d’Auguste au Palatin, paroi sud, détail,d’après G. Carettoni, Das Haus des Augustus…, pl. E

Fig. 7 – Amazones assaillies par des griffons,plaque Campana (Rome, Musée du Vatican, inv. 15447),

d’après E. Simon, « Zur Bedeutung des Greifen in der Kunst der Kaiserzeit »,Latomus, t. XXI, fasc. 4, octobre-décembre 1962, p. 778, Tafel L, Abb. 9

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Dès lors, l’identification des petits personnages en amazones proposée par G. Caret-toni est plausible. Nous en voyons une première confirmation sur une plaque Cam-pana où des amazones sont assaillies par des griffons (fig. 7). Les amazones ont le mêmeattribut iconographique : le bouclier à pelte. Le face-à-face entre amazones et griffonsrenvoie au thème de l’amazonomachie. Octave s’est approprié ce thème au lendemainde la victoire d’Actium. Non loin du lieu de la bataille, sur le promontoire dominantla mer, il a probablement érigé une statue à son effigie lorsqu’il a fondé la ville de Nico-polis 23. Sur la base de cette statue figure une amazonomachie. Cette thématique serencontre aussi à Rome sur le fronton du temple d’Apollon in circo Flaminio 24. Octave-Auguste réceptionne ce mythe selon la symbolique athénienne : les amazones sontdésormais assimilées aux Égyptiens, et se substituent ainsi aux Perses25. Cette assimi-lation était d’autant plus aisée que l’Égypte était gouvernée par une reine. Or, la pro-pagande augustéenne se complut à la dépeindre comme une femme à l’énergie virile,qui se mit à la tête d’une armée, sur le modèle de Penthésilée26. Les petits personnagesseraient porteurs d’un même message symbolique que le portique des Danaïdes appar-tenant au temple d’Apollon Palatin, consacré en 28 avant J.-C.27. Mais ce message serait

23. Cf. B. Schloerb, « Beiträge zur Schildamazonomachie der Athena Parthenos », MDAIA, 78, 1963, p. 164 ;Amazzonomachia. Le sculture frontonali del tempio di Apollo Sosiano (Roma, Palazzo dei Conservatori, 16aprile-16 giugno 1985), E. La Rocca (éd.), Rome, De Luca, 1985, p. 100, note 65.

24. La reconstruction de ce temple aurait été entreprise par C. Sosius à la suite de son triomphe de 34 avant J.-C.,au temps où il était un fervent opposant d’Octave. Elle s’est prolongée jusqu’autour de l’année 25 avant J.-C.Le programme décoratif en accord avec l’idéologie augustéenne de la victoire d’Actium se comprendraità la lumière de la réconciliation entre C. Sosius et Octave, après la défaite de Marc Antoine : Amazzono-machia…, E. La Rocca (éd.), p. 83 sq. Cette hypothèse a été acceptée et appuyée par : P. Zanker, Augusto eil potere delle immagini, Turin, Einaudi (Saggi ; 727), 1989, p. 72-75 (trad. ital. de Augustus und die Machtder Bilder, Munich, C.H. Beck, 1987) ; P. Hinard, « C. Sosius et le temple d’Apollon », Kentron, 8, 1992,p. 57-72 ; A. Viscogliosi, s. v. « Apollo, aedes in circo », in Lexicon Topographicum Vrbis Romae, vol. I, p. 50 ;Il Tempio di Apollo « in circo » e la formazione del linguaggio architectonico augusteo, Rome, « L’Erma » diBretschneider (Bullettino della Commissione archeologica comunale di Roma ; Suppl. 3), 1996, p. 50 sq.La thèse d’une restauration entreprise par C. Sosius est rejetée par G. Sauron, « Le temple d’Apollon adtheatrum Marcelli », AJA, 11, 1998, p. 532-536 (recension du livre d’A. Viscogliosi cité ci-dessus).

25. Amazzonomachia…, E. La Rocca (éd.), p. 83-102, particulièrement p. 89 sq. Au sujet de l’amazonomachie,qui est devenue, à la suite des guerres médiques, le symbole de la lutte des Grecs contre les Barbaresd’Orient : A. Boron, « La représentation des guerriers perses et la notion de barbares dans la premièremoitié du Ve siècle », BCH, 87, 1963, p. 579-591 et p. 598 sq. ; Y. Thébert, « Réflexions sur l’utilisation duconcept d’étranger : évolution et fonction de l’image du Barbare à Athènes à l’époque classique », Diogène,112, 1980, p. 96-106.

26. Properce, 3, 11.27. À propos du programme décoratif de ce portique, cf. G. Sauron, qui y lisait le symbole de la lutte entre

l’Orient et l’Occident : voir « Aspects du néo-atticisme à la fin du Ier s. av. J.-C. : formes et symboles », inL’Art décoratif à Rome à la fin de la République et au début du Principat (table ronde organisée par l’Écolefrançaise de Rome, Rome, 10-11 mai 1979), G. Sauron, X. Lafon (dir.), Rome, École française de Rome(Collection de l’École française de Rome ; 55), 1981, p. 286-294. Dans une étude plus récente, il proposed’y voir le symbole de l’impiété à travers les âges successifs de l’humanité : G. Sauron, Qvis Deum ?…,p. 502-503. Pour une interprétation de ce portique en relation avec la bataille d’Actium, cf. P. Zanker, « DerApollontempel auf dem Palatin. Ausstattung und politische Sinnbezüge nach der Schlacht von Actium »,in Città e Architettura nella Roma imperiale (Atti del seminario del 27 ottobre 1981 nel 25 anniversariodell’Accademia di Danimarca), K. De Fine Licht (dir.), Odense, University Press (ARID ; supplementum X),

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exprimé en recourant à un mythe différent. Le face-à-face entre les petits personnageset les êtres hybrides ferait implicitement référence à la guerre menée contre l’Égypte.

Dès lors, l’identification de la lance dans le « paysage au bétyle » avec celle lancéepar Octave lors du rituel des féciaux est vraisemblable. Ainsi, la refondation augus-téenne de Rome représentée dans le « paysage au bétyle » serait en relation avec lelancer de javelot de 32 avant J.-C. Ce rituel a permis de consacrer, tout en la légali-sant, la transformation de la guerre civile contre Marc Antoine en un bellum iustumcontre Cléopâtre. Cette mutation résulte en partie de l’annonce faite par Octave en36 avant J.-C., à la suite de la victoire sur Sextus Pompée, de la fin des guerres civiles,en partie parce qu’il était plus facile de s’allier la population en déclarant qu’il s’agis-sait d’une guerre contre un ennemi étranger 28. À des degrés différents, cette cérémoniejustifiait donc le pouvoir d’Octave aux yeux de la population. De surcroît, la consé-cration de cette légitimation se trouve dans l’aspect même de ce rituel : la restaurationd’une pratique religieuse ancestrale 29. Ce retour à la tradition est aussi souligné parles paysages des parois latérales, est et ouest, et de la paroi nord.

Les paysages des parois latérales : la thématique augustéenne de l’âge d’or

Ces paysages sont l’évocation de sanctuaires rustiques. Ils sont centrés sur une colonnequi se détache sur un fond blanc (fig. 8 et 9). Créant une surface sans profondeur surlaquelle se détachent les éléments du paysage, ce fond uniforme projette le sanctuaireen dehors de tout espace réel. L’assimilation chez Virgile de la vie rustique des anciensRomains avec le mythe du premier âge d’or 30 invite à lire ces paysages comme uneévocation du premier âge d’or. Toutefois, les rapports des paysages avec le front descène dans lequel ils s’insèrent nuancent cette interprétation.

Entre le « paysage au bétyle » et le front de scène, un jeu d’écho tisse un lien étroit(fig. 3). Sur le bétyle de couleur jaune, une série verticale de cubes séparés à intervallesréguliers par des anneaux est représentée. Ces motifs sont aussi figurés sur les colon-nes, de couleur jaune, soutenant l’édicule central de part et d’autre du paysage. De

28. 1983, p. 27-31. Le décor des plaques Campana a été aussi mis en relation avec la victoire d’Actium :B. Kellum, «Sculptural Programs and Propaganda in Augustan Rome: the Temple of Apollo on the Palatine»,in The Age of Augustus (Interdisciplinary Conference held at Brown University, Providence, Rhode Island,April 30-May 2 1982), R.M. Winkes (éd.), Providence – Louvain, Center for old world archaeology andart, Brown university – Institut supérieur d’archéologie et d’histoire de l’art, Collège Érasme (Publica-tions d’histoire de l’art et d’archéologie de l’université catholique de Louvain ; 44), 1985, p. 169-175 ;M.J. Strazzulla, Il Principato di Apollo…

28. W.W. Tarn, « The War of the East against the West », in The Augustan Empire, 44 B.C.-A.D. 70, S.A. Cook(éd.), Cambridge, Cambridge University Press (The Cambridge Ancient History ; X), 1963, p. 98 sq.

29. A.D. Nock, « Religious Developments from the Close of the Republic to the Reign of Nero », ibid., p. 470.30. J.-P. Brisson, Virgile, son temps et le nôtre, Paris, Maspero (Textes à l’appui), 1966, p. 131-153, 173-199 ; « Rome

et l’âge d’or : fable ou idéologie ? », in Poikilia. Études offertes à Jean-Pierre Vernant, J. Chase (éd.), Paris,Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (Recherches d’histoire et de sciences sociales),1987, p. 131-136 ; A. Novara, Les Idées romaines sur le progrès d’après les écrivains de la République (Essai surle sens latin du progrès), Paris, Les Belles Lettres (Collection d’études anciennes), 1983, vol. 2, p. 675 sq.

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Fig. 8 – « Salle des Masques » (5) de la maison d’Auguste au Palatin, paroi ouest,d’après G. Carettoni, Das Haus des Augustus…, pl. C

Fig. 9 – « Salle des Masques » (5) de la maison d’Auguste au Palatin, paroi est,d’après G. Carettoni, Das Haus des Augustus…, pl. G

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même, par sa couleur jaune et ses motifs – des bucranes et des patères –, la frise d’en-tablement de la structure scénique est liée au paysage. Sur les parois latérales, la rela-tion entre les peintures de paysage et la transposition du front de scène est plus lâche(fig. 8 et 9). Seule la frise d’entablement de la structure scénique est associée par sateinte vert pâle à l’édicule central. Cette couleur se retrouve à la fois sur les chapi-teaux des colonnes supportant l’édicule central, sur les vases placés en position d’acro-tère et sur les paysages. Toutefois, le front de scène est spatialement interrompu pouraccueillir l’édicule central, dont les colonnes de soutènement, par leurs cannelures etleur couleur blanchâtre, donnent l’illusion d’être en pierre. L’illusion de ce matériauest présente également dans le traitement de la colonne située au centre de chacundes paysages. Ce jeu d’écho accentue la rupture entre l’édicule central et l’image dufront de scène. Cette interruption, alliée au matériau, n’induirait-elle pas une certaineidée de pérennité ? Le bouclier à pelte, attribut des amazones, appuie cette hypothèse.À la manière d’un ex-voto, ce motif est suspendu au fronton couronnant l’édiculecentral des parois latérales. L’inscription plastique de ce bouclier sur les paysages peutêtre entendue comme le résultat du face-à-face entre les amazones et les êtres hybrides :le retour aux pratiques religieuses ancestrales assimilé à l’établissement d’un nouvelâge d’or.

La représentation de griffons, en situation d’acrotère sur chaque extrémité del’édicule central des parois latérales (fig. 10), souligne cette interprétation. La mytho-logie traditionnelle situait les griffons aux extrémités de la terre, et une légende faisaitd’eux les gardiens de l’or d’Apollon. Cette iconographie, qui est très en vogue à l’épo-que augustéenne, notamment sur l’ara Pacis 31, est en accord avec leur posture et leurposition sur les parois latérales. Il est donc possible de les considérer comme les gar-diens de l’âge d’or sous les auspices d’Apollon. Cependant, la conception et le traite-ment stylistique des griffons, comme des êtres hybrides et des petits personnages, sonten relation avec une conception du mythe de l’âge d’or différente de celle proposéepar les paysages des parois latérales.

Les êtres fantastiques : la thématique césarienne de l’âge d’or

Les griffons, comme les petits personnages et les êtres hybrides, stylistiquement pro-ches, ont pour point commun de combiner les règnes animal et végétal (fig. 6 et 10).De surcroît, on notera l’absence de pesanteur qui les caractérise, puisqu’ils reposententièrement (les petits personnages) ou en partie (les êtres hybrides et les griffons)sur des tiges végétales qui correspondent à leurs membres inférieurs, sans les faireplier. En raison de leur traitement stylistique et du mélange des règnes de la naturequ’ils incarnent, ces êtres fantastiques sont assimilables à des monstra. Selon l’inter-prétation proposée par G. Sauron, les monstra sont l’expression figurative de l’âge d’or

31. G. Sauron, « Les monstres au cœur des conflits esthétiques à Rome au Ier siècle avant J.-C. », Revue de l’art,90, 1990, p. 42.

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dionysiaque lié à l’idéologie révolutionnaire dans le répertoire décoratif de la fin de laRépublique32. Dans le registre supérieur de la « Salle des Masques », nous serions doncen présence d’une référence directe à la conception dionysiaque de l’âge d’or déve-loppée par César, puis par Marc Antoine. La double corne d’abondance, qui couronnel’édicule central, s’inscrit dans cette perspective. En tant qu’emblème du dikeras, elleest un motif lagide 33, utilisée par César puis par Marc Antoine dans leur propagandemonétaire34. S’appropriant ce motif, Octave annexe en quelque sorte l’idéologie lagidevia César. Seulement de César et non de Marc Antoine, dans la mesure où le face-à-face entre les petits personnages et les êtres hybrides rejette de cet âge d’or l’un desaspects les plus récurrents de la propagande augustéenne contre Marc Antoine etCléopâtre. Il s’agit d’une image de la femme en désaccord avec le mos maiorum. En seconsacrant à la guerre et en refusant le mariage, les amazones sont l’image inversée dela matrone romaine définie par la tradition. Ainsi l’âge d’or dionysiaque, signifié dansle registre supérieur, est débarrassé d’une certaine mobilité dans la fonction et la repré-sentation assignées à chacun des sexes, intrinsèque à l’expression de la luxuria. Dansce contexte, et en raison de la relation entre la double corne d’abondance et les êtres

Fig. 10 – « Salle des Masques » (5) de la maison d’Auguste au Palatin, paroi ouest, détail,d’après G. Carettoni, Das Haus des Augustus…, pl. D

32. G. Sauron, « Le message esthétique des rinceaux de l’Ara Pacis Augustae », Revue archéologique, 1988, p. 14sq. ; 34 sq. ; Qvis Deum ?…, p. 493-495 ; L’Histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, Paris, Picard(Collection Antiqva), 2000, p. 162-170.

33. Sur l’apparition et l’exploitation de cet emblème chez les Ptolémées, cf. J. Charbonneaux, « Sarapis etIsis à la double corne d’abondance », in Hommages à Waldemar Deonna, Bruxelles, Latomus (CollectionLatomus ; 28), 1957, p. 131-141. Concernant cet emblème dans la « Salle des Masques », voir M.-T. Picard-Schmitter, « Bétyles hellénistiques », p. 81-85.

34. Pour César, cf. J. Charbonneaux, « Sarapis et Isis… », p. 139. Au sujet de Marc Antoine, cf. M.-T. Picard-Schmitter, « Bétyles hellénistiques », p. 81.

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hybrides, le registre supérieur de la paroi principale ne symboliserait-il pas cette con-ception hellénistique du souverain en relation avec la « théologie de la victoire »35 ?

Rappelons qu’en dépit de son apollinisme proclamé, Octave-Auguste n’a pas tota-lement évacué la figure de Dionysos de la sphère publique 36, pas plus qu’il n’a résistéà l’imitatio Alexandri 37. Toutefois, dans l’héritage dionysiaque de César, assumé àRome par Octave-Auguste à la suite d’Actium, seule la thématique de la victoire estexploitée 38. L’autre versant du dionysisme, à savoir un certain style de vie assimilableà la tryphè en désaccord avec le mos maiorum, est écarté. L’exploitation de la figured’Alexandre par Octave-Auguste est conforme à cette orientation. Dans la polémiquemenée contre Marc Antoine, qui s’inscrivait dans la descendance du Macédonien parsa double filiation herculéenne et dionysiaque, Octave-Auguste a opportunémentpréservé le mythe d’Alexandre en s’attachant à relever essentiellement les aspectsperçus comme dégénérés du comportement de son adversaire. Ce faisant, Augustepouvait exploiter le mythe d’Alexandre en relation avec la victoire39.

Ainsi, la « Salle des Masques » nous propose une image de la refondation de Romecentrée sur le mythe de l’âge d’or. Grâce au dialogue instauré entre le « paysage aubétyle » et les autres paysages du décor, l’avènement de l’âge d’or lié à la refondationaugustéenne de Rome est présentée comme un retour à la tradition. Cette refonda-tion s’inscrit donc dans une perspective augustéenne, faisant d’Octave-Apollon unnouveau Romulus. En revanche, la relation qui lie le « paysage au bétyle » et le registresupérieur insère l’avènement de l’âge d’or dans une perspective hellénistique, présen-tant ainsi Octave-Apollon comme l’héritier politique de César à travers l’avènementd’un nouvel Alexandre.

L’articulation entre ces deux conceptions du mythe de l’âge d’or est permise parla transposition peinte d’un front de scène. Celui-ci est composé d’une structure enbois adaptée à une structure de couleur blanche dont il épouse les contours (fig. 3). À ladifférence des décors pariétaux de la seconde phase du « deuxième style pompéien »,l’accent n’est pas mis sur les scénographies peintes 40, mais sur la structure en bois. Le

35. Pour reprendre l’expression de J. Gagé, « La théologie de la victoire impériale », Revue historique, 171, 1933,p. 1-43.

36. D. Castriota, The Ara Pacis Augustae…, p. 100-105.37. Sur l’appropriation du modèle d’Alexandre : G. Cresci Marrone, Ecumene Augustea. Una politica per il

consenso, Rome, « L’Erma » di Bretschneider (Problemi e Ricerche di Storia Antica ; 14), 1993, p. 20 sq. ;P.-M. Martin, L’Idée de royauté à Rome, II, Haine de la royauté et séductions monarchiques (du IVe siècleav. J.-C. au principat augustéen), Clermont-Ferrand, Adosa (Miroir des civilisations antiques), 1994, p. 419-426.

38. L. Chevillat, « Luxuria privata ». Les décors figurés de l’aristocratie augustéenne entre vie privée et affirmationpolitique, thèse de doctorat, Université de Tours, 2003 (dactyl.), p. 159-162.

39. G. Cresci Marrone, Ecumene Augustea…, p. 20-25.40. Sur l’importance des scénographies peintes dans les décors de « deuxième style pompéien », voir A. Rouve-

ret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (Ve siècle av. J.-C.-Ier siècle apr. J.-C.), Rome, École fran-çaise de Rome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 274), 1989, p. 212-219 ; G. Sauron,Qvis Deum ?…, p. 376-380.

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bois est reconnaissable aux éléments architecturaux, extrêmement minces, à la pré-sence de barres horizontales, reliant les colonnes aux pilastres qui encadrent l’édiculecentral et aux colonnes supportant cet édicule, décorées de tenons et de clous… Ledécorateur a donc délibérément donné à voir le matériau qui compose la structurescénique. En revanche, le fond, uniformément blanc, ne s’inscrit pas dans la mêmeoptique. Ce fond blanc est souvent considéré comme un mur en pierre41 ou une palis-sade en bois 42. Pourtant, dans les décors du « premier style pompéien », lorsque ledécorateur a voulu représenter un mur, il a peint l’appareil isodome notamment. Lesexemples de la deuxième phase de « second style pompéien » sont particulièrementéloquents. À Boscoreale, sur les parois latérales de l’alcôve du cubiculum M, un murest figuré par le biais d’un appareil isodome (fig. 11). La transposition peinte de cetappareil, combinée au trompe-l’œil, permet l’évocation d’un au-delà du mur dans lapartie médiane de la paroi. Dans ce décor, le jeu illusionniste est lui-même donné àvoir ; l’observateur est averti 43. Dans la « Salle des Masques », la dialectique est autredu fait de l’absence même de l’indication du matériau, qui est comme masqué par lapeinture. En raison de sa couleur blanche, on peut toujours considérer ce fond blanccomme celui d’une construction permanente. Toutefois, comme l’illusion n’est pasdonnée à voir, rien ne permet de l’affirmer.

Dans le cas du fond blanc, l’illusion n’est donc pas donnée à voir. En revanche latransposition du front de scène en bois se révèle pour ce qu’elle est, à savoir un véri-table décor de théâtre. C’est dans ce décor que s’insèrent les peintures de paysage.Elles se détachent sur le fond blanc, qui les projette dans une espèce d’éternité, et leursens est à prendre au premier degré : ces peintures de paysage sont une illustration dumythe de l’âge d’or. L’articulation entre l’illusion révélée – la transposition d’un frontde scène – et l’illusion vécue – l’établissement de l’âge d’or – se fait avec le « paysageau bétyle », où les deux degrés de l’illusion sont représentés conjointement ; non seu-lement ses éléments constitutifs s’inscrivent sur un fond blanc, mais les tenons figu-rés sur les colonnes du front de scène se retrouvent sur le bétyle. Dans ce contexte, le« paysage au bétyle » révélerait la mise en scène, au sens propre, de la refondationaugustéenne de Rome et l’accession au pouvoir d’Octave. Puisque le bétyle, en contactplastique avec la lance, concentre les deux degrés de l’illusion, on est tenté d’y voir letravestissement de la refondation augustéenne de Rome en un retour à la traditionromaine.

Considérant la double corne d’abondance au centre de toute la composition, ilest loisible d’imaginer qu’Octave-Auguste, regardant ce décor, ne manquait pas d’ad-mirer la représentation de sa propre mise en scène. Si, grâce à la restauration factice

41. G. Carettoni, « La decorazione pittorica… », p. 377 ; Das Haus des Augustus…, p. 23-26 ; A. Barbet, LaPeinture murale romaine. Les styles décoratifs pompéiens, Paris, Picard, 1985, p. 42, pour qui la surface estcompacte, impénétrable.

42. A.M.G. Little, Roman Perspective Painting and the Ancient Stage, Kennebunk, Wheaton (Maryland), 1971,p. 33.

43. G. Sauron, Qvis Deum ?…, p. 399 sq.

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Fig. 11 – Villa de Boscoreale, cubiculum M, paroi orientale, détail(New York, Metropolitan Museum of Art),

d’après G. Sauron, Qvis Deum ?…, pl. XXXVII

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de la tradition, cette mise en scène consacrait officiellement Octave comme le restau-rateur du mos maiorum, officieusement, elle l’inscrivait comme l’héritier politique deCésar, à travers l’avènement d’un nouvel Alexandre. Grâce à la conquête de l’Égypte,Octave réitérait la geste du Macédonien. Ce faisant, il réalisait le rêve de César conçupeu de temps avant 44 avant J.-C. 44. Le décor de la « Salle des Masques » nous invitedonc à une relecture de la refondation augustéenne de Rome, dont la dimensionromuléenne ne doit pas cacher les aspects hellénistiques.

Laurence Chevillat

Université François Rabelais – Tours

44. Plutarque, Vies, César, 64, 3. Sur ce sujet, cf. L. Braccesi, « Livio e la tematica d’Alessandro in età augustea »,in I Canali della propaganda nel mondo antico, M. Sordi (dir.), Milan, Vita e Pensiero, 1976, p. 197-198.

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