la médicostratégie : la place du domaine de santé dans la stratégie militaire
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Auteur : Médecin en chef Valérie DENUXTRANSCRIPT
THEATRUM BELLI Éditions
La médicostratégie : La place du domaine de santé dans la stratégie militaire
Médecin en chef Valérie DENUX
Responsable éditorial : Stéphane Gaudin
Site : www.theatrum-belli.org
Contact : [email protected]
Mémoire publié par TB en juin 2013
Photo couverture (haut) : Hôpital de campagne lors de l’opération Daguet en 1990-1991. Crédit : Yves Cudennec. Photo provenant du fond d’images du site consacré à la Division Daguet : www.site-daguet.fr
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Ecole Pratique des Hautes Etudes
Année universitaire 2008-2009
Master de sciences historiques, philologiques et religieuses
LA MEDICOSTRATEGIE
La place du domaine santé dans la pensée militaire
Mémoire préparé sous la direction
de monsieur le professeur Hervé Coutau-Bégarie
Médecin en chef Valérie DENUX
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REMERCIEMENTS
Je souhaite adresser tous mes remerciements à
Monsieur le professeur Hervé Coutau-Bégarie, pour m’avoir donné l’opportunité de traiter
ce sujet passionnant ;
Monsieur le médecin chef des services Patrick Godart, pour m’avoir consacré du temps et
m’avoir prodigué ses conseils éclairés ;
Monsieur le docteur Jean-François Lemaire, pour avoir accepté de juger ce travail ;
Monsieur Frédéric Queguineur, pour m’avoir permis d’accéder aux archives du service de
santé des armées, récemment récupérées par le service historique de la défense.
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FICHE DOCUMENTAIRE
1. La médicostratégie : place du domaine santé dans la pensée militaire.
2. 2009_mémoire_EPHE_médicostratégie_Denux.
3. Médecin en chef, service de santé des armées, DENUX Valérie, France.
4. 1er octobre 2009.
5. Mémoire de sciences historiques, philologiques et religieuses.
6. Le domaine santé dispose d’un potentiel stratégique que l’on retrouve de manière
constante à travers l’histoire, de l’Antiquité à nos jours. Il a été exploité de façon
très variable, mais en règle générale assez peu jusqu’à la Première guerre mondiale.
Les ouvrages traitant de la pensée militaire, puis de la stratégie, n’abordent que très
rarement cet aspect. Pourtant les chefs militaires se sont peu à peu ouverts au
domaine santé et ont intégré l’intérêt qu’il pouvait leur procurer dans la manœuvre.
Le partenariat santé / armées a un passif important, avec des relations parfois
difficiles, influencées par l’environnement culturel, les choix stratégiques, la
technique, les connaissances scientifiques ou encore l’éthique. Aujourd’hui, une
grande partie des limites, qui s’opposaient à l’exploitation de ce potentiel, sont
levées. Par ailleurs, les sociétés tendent de plus en plus vers la prise en compte du
facteur humain, dans ses dimensions physique et psychologique, afin de réduire au
maximum ce qu’il représente d’hasardeux. Le moment est donc venu de donner
toute sa place au domaine santé dans la théorisation de la pensée militaire et dans
son exploitation pratique, en intégrant la médicostratégie à la stratégie générale.
7. Mots clés : médicostratégie – pensée militaire – domaine santé – service de santé
des armées - stratégie - économie des moyens – liberté d’action – sûreté – stratégie
d’action – stratégie indirecte – diplomatie médicale.
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La MEDICOSTRATEGIE
Place du domaine santé dans la pensée militaire
SOMMAIRE
PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique
Générateur de puissance
Outil de liberté d’action
Elément de sûreté
DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du doma ine santé en tant qu’acteur stratégique
L’environnement culturel
Les décisions de commandement
Les limites propres au domaine santé
TROISIEME PARTIE : La place du domaine santé dans la pensée militaire moderne
Acteur de la stratégie d’action
Acteur de la stratégie indirecte
Levier politique
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Table des matières
PREAMBULE .......................................................................................................................7 INTRODUCTION .................................................................................................................9 PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique ...............................18
I- Générateur de puissance...............................................................................................20 A. L’économie des vies humaines ........................................................................20 B. Le maintien du moral .......................................................................................31 C. L’économie des animaux militaires .................................................................36
II Outil de liberté d’action................................................................................................40
A. La maîtrise de l’environnement .......................................................................41 B. La gestion de la population ..............................................................................46 C. La liberté de manœuvre....................................................................................49 D. Les innovations techniques ..............................................................................55
III Elément de sûreté ........................................................................................................59
A. L’évaluation de la menace ...............................................................................60 B. Les contre mesures médicales..........................................................................62
DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique. ...........................................................................................................................66
I. L’environnement culturel.........................................................................................67 A. L’homme uniquement comme moyen propre ..................................................68 B. L’homme sujet de Dieu ou d’une idéologie.....................................................69 C. L’homme au service de la machine..................................................................72 D. L’homme comme finalité.................................................................................74
II. Les décisions de commandement.............................................................................77
A. La non prise en compte puis le mépris.............................................................77 B. L’aspect contraignant du domaine santé ..........................................................81 C. La nécessité de la reconnaissance mutuelle .....................................................83 D. Les choix stratégiques ......................................................................................86
III. Les limites propres au domaine santé ......................................................................89
A. L’insuffisance technique ..................................................................................89 B. Les questions organisationnelles......................................................................94 C. L’éthique médicale.........................................................................................100
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TROISIEME PARTIE : Place des aspects « santé » dans la pensée militaire moderne....106
I. Stratégie d’action ...................................................................................................110 A- L’espace .........................................................................................................111 B- Le temps.........................................................................................................114 C- La force ..........................................................................................................117 D- L’environnement ............................................................................................121
II. Stratégie indirecte......................................................................................................126
A- L’aide médicale aux populations ...................................................................127 B. La reconstruction du maillage santé...............................................................129
III. Levier politique ........................................................................................................132
A. Participation aux catastrophes........................................................................133 B. Gestion de l’opinion publique........................................................................135 C. La diplomatie médicale ..................................................................................139
CONCLUSION..................................................................................................................142 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................146
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PREAMBULE
Le service de santé des armées français a fêté ses trois cents ans en 2008. C'est l'un des
plus anciens parmi les services de santé des armées du monde, consacré par l'édit royal de
1708 qui a « porté création de médecins et chirurgiens inspecteurs généraux, chirurgiens
majors des camps et armées, médecins et chirurgiens majors des hôpitaux des villes et
places de guerre, et des armées de terre1 ». Cet acte a été symboliquement désigné comme
l'acte fondateur du Service car il représente la reconnaissance officielle des devoirs de
l'Etat envers ses soldats. Pour atteindre cette consécration, le soutien santé des forces
armées s’est construit progressivement, de manière souvent chaotique, depuis l'Antiquité.
Ainsi, les millénaires qui ont précédé la formalisation d’une organisation santé des forces
sont aussi extrêmement riches en enseignements pour les acteurs militaires confrontés aux
conflits modernes.
De nombreux ouvrages ont été consacrés à l'histoire du soutien santé des armées et à celle
du service de santé des armées français en particulier. Ces approches historiques ont
abordé les aspects techniques2 ou organisationnels du soutien, à travers les grandes
batailles, offrant aux lecteurs actuels de très précieux retours d'expériences. Ces deux
angles d'approche sont essentiels et c'est naturellement sur eux que reposent l'efficacité, la
cohérence et l'efficience des services de santé des armées dans le monde.
Cependant, il reste un point qui a été peu exploré, il s'agit de la place que le domaine santé
a tenue, et tient aujourd'hui, dans la pensée des chefs militaires. On peut s'interroger sur la
raison de cette absence, est-ce un oubli, une omission ou bien un désintérêt pour le
partenariat santé/armées? L'histoire témoigne d'un fait d'évidence qui est que la guerre et la
médecine ont coexisté, à travers les siècles, dans des rapports ambigus et cycliques.
Pourtant, tout était réuni, dés le début des guerres « civilisées » pour que l’appariement
guerre-médecine s'installe durablement. En effet, comme l'a écrit le Médecin Général des
Armées Bernard Lafont3: « la pérennité de la guerre dans l'histoire de l'humanité engendre
un lien particulier entre les nations et leurs soldats. L'attention que la communauté porte à
leur protection, à leur soutien, à la qualité des soins qui leurs sont prodigués, et, le cas
1 Edit du ROY, donné à Versailles au mois de janvier 1708, enregistré au parlement le 22 mars 1708. 2 Les aspects techniques concernent tous les éléments se rapportant à la pratique médicale. 3 Directeur central du service de santé des armées du 1er octobre 2005 au 1er octobre 2009.
8
échéant à leur retour en son sein, traduit le niveau de reconnaissance qu'elle accorde à
leurs sacrifices4 ». Dans ces conditions, la place du domaine médical, dans la pratique
guerrière et dans l'art du commandement, a été fortement influencée par les techniques de
chaque époque et le prix attaché à la vie des autres ou en substance la place de l'homme
dans la société qu'il défend.
La démarche tentée, ici, est donc de comprendre pourquoi il y a eu tant de variations dans
les relations du duo santé/armées et de démontrer toute la complémentarité potentielle des
deux domaines. La nouvelle typologie des conflits, corrélée à l’évolution globale, exige
que la stratégie militaire évolue, notamment dans le domaine du facteur humain. C’est
pourquoi, la place du domaine médical dans la pensée militaire, appelée ici
« médicostratégie », doit être définie. Cette appellation a été choisie par analogie avec le
terme de Géostratégie, et dans une moindre mesure avec ceux de topostratégie,
morphostratégie, physiostratégie, ou encore météostratégie, même si ce sont des facteurs
statiques alors que la médecine ne l’est pas, employés par Hervé Coutau-Bégarie dans son
Traité de stratégie. La médicostratégie signifie donc que le domaine santé militaire a une
dimension stratégique, de valeur constante dans l’histoire. Cette dernière n’a pas toujours
été exploitée mais trouve son élan dans l’époque moderne. L'objectif de cette étude est que
les décideurs militaires intègrent la médicostratégie dans la théorisation de la pensée
militaire, et que les dirigeants des services de santé donnent au domaine santé la dimension
militaire nécessaire pour son exploitation dans la stratégie générale. Le partenariat est, à
présent, parvenu à maturité, il est donc apparu nécessaire d'étudier son passé pour mieux
conduire son avenir.
4 Bernard Lafont, Editorial : Hier, aujourd’hui, demain…, Médecine et armées, 2008, 36,5, cité p 389.
9
INTRODUCTION
Le Livre Blanc de juin 2008, relatif à la défense et à la sécurité nationale, indique que la
« primauté du facteur humain doit être réaffirmée5 ». Cette volonté affichée est récente
dans l'approche de la défense, car le Maréchal Foch disait, encore en 1914, que « lorsqu’on
est commandant en chef, on a pas le temps de penser aux hommes, si on le fait, on perd la
guerre ». Or, la valeur humaine s’est accrue progressivement depuis la première guerre
mondiale. L’étude de l’homme et du facteur humain, à travers les sciences ou les pseudo-
sciences humaines, s’est fortement développée. Les populations sont à présent au cœur des
problématiques, tel que le confirme la forte orientation de la construction de la défense
européenne tournée, depuis 2004, sur une « stratégie de sécurité humaine6». Cette nouvelle
préoccupation a naturellement un retentissement sur l’attention portée à la protection de la
vie des combattants.
Les services de santé des armées ont donc un rôle majeur à jouer car cela sous-entend pour
eux la participation aux grandes fonctions stratégiques telles que, pour la France, la
« connaissance et l'anticipation » en participant à l'évaluation des menaces, notamment le
risque biologique provoqué; la « prévention » en participant au système de veille et d'alerte
précoce des risques naturels; la « protection » en développant des mesures de préservation
et des contre-mesures médicales; « l'intervention » en favorisant la mise en condition
opérationnelle, le soutien des forces mais aussi en participant aux actions civilo-militaires.
Le spectre du domaine santé s'est donc considérablement élargi depuis sa création, n'étant
plus uniquement confiné au traitement des blessés de guerre. Il est à présent une capacité
opérationnelle à part entière que le commandement considère comme un élément
dimensionnant et fondamental. La meilleure preuve est la place attribuée aux conseillers
« santé », en France mais aussi dans les armées des pays membres de l'Organisation du
traité de l'atlantique nord (OTAN) et de l'Union européenne (UE), directement auprès du
commandant en chef, au même titre que les conseillers politique et juridique, au niveau
stratégique, mais aussi par le biais des médecins-chefs des forces aux niveaux opératifs et
tactiques. Ce positionnement est l'aboutissement d'un long cheminement, marquant
véritablement un tournant dans la relation entre le domaine santé et le commandement 5 Livre Blanc, défense et sécurité nationale, 2008, cité p 203. 6 La stratégie européenne de sécurité (SES) intègre le concept neuf de « sécurité humaine ».
10
militaire, consacré par la reconnaissance de « la capacité médicale de très haute
technicité 7» que représente le service de santé pour les armées. De nombreux aspects sont
encore perfectibles, tels que la compréhension mutuelle et l'optimisation de l'outil santé à
travers une meilleure intégration dans la pensée militaire.
Pour bien comprendre les enjeux de cette intégration, il est indispensable d'analyser
l'histoire de la relation entre l'art médical et l'art guerrier. Celle-ci s'étend sur une période
de plusieurs millénaires qui a vu, à la fois, la naissance de la médecine et celle des
premières grandes armées organisées. Or la compréhension réside dans le fait qu'en dépit
de cette conjonction, le résultat n'a pas été immédiatement la mise en place d'une
organisation pérenne du soutien santé des troupes. Cette étude a donc balayé la période de
l'Antiquité à nos jours, en se concentrant sur les grandes périodes de l'histoire et les
batailles significatives de l'évolution de la typologie des conflits armés. Ainsi, au cours de
cette « analyse extensive », « une impression se forma et se fortifia peu à peu8 »: celle que
l'importance du domaine santé dans la pratique guerrière est fortement corrélée au prix que
les hommes, appartenant aux sociétés qui se sont succédées, attachent à la vie de ceux qui
la défendent.
En effet, très longtemps, les hommes se sont souciés davantage de leur devenir dans
l’éternité que de la mort, elle même. La vie, émaillée de tant de maux, telles que les
maladies, les famines, la mortalité infantile, la violence, était uniquement considérée
comme un passage qu'il fallait accomplir dignement afin de gagner la vie éternelle après la
mort. Cette fatalité ne favorisait pas la prise en compte du facteur humain. Par ailleurs, le
développement en parallèle des techniques guerrières de protection et de celles de
destruction ne se développaient pas au même rythme, avec un avantage très prononcé pour
les secondes. La progression lente des techniques de soins a longtemps été freinée par tout
un quorum de superstitions, appliquées aux maladies dont les causes échappaient à la
compréhension humaine, puis par la religion qui n’entendait pas remettre en cause ses
fondements basés sur des explications divines.
Pourtant, en même temps que ces limites au développement harmonieux du duo
médecine/armées, il a existé dés l’Antiquité une évolution significative de l’emploi des
médecins sur les champs de bataille. Ce fut, dans un premier temps, le rattachement de
praticiens aux personnalités clés des armées. Cette approche était logique dans un temps où
les armées étaient peu nombreuses et où l’efficacité était fondée essentiellement sur la
7 Livre Blanc, défense et sécurité nationale, 2008, cité p 217. 8 Jomini qui exalte, tout comme Lindell Hart les vertus pédagogiques de l'histoire.
11
valeur individuelle des chefs de guerre. L’assistance médicale des médecins égyptiens ou
mésopotamiens était réservée au roi et à ses grands subordonnés. Dans l’Iliade, Machaon,
réputé le plus compétent dans le traitement des plaies, est appelé au chevet du roi Ménélas
blessé.
C’est la vision grecque de la démocratie qui permettra l’extension des soins aux soldats,
voyant en eux des citoyens qui ont droit à la sollicitude de la cité. La conscience de l’Etat
s’éveilla sur sa responsabilité de rendre aux hommes qui le protègent un juste retour de
leur sacrifice. L’apparition d’armées nombreuses et structurées dans les civilisations
antiques, tout d’abord composées de mercenaires grecs puis de légionnaires romains, vint
apporter une motivation supplémentaire aux soins des soldats. Le souci n’était pas, à cette
époque, une préoccupation, à proprement dite, inhérente à l’humain mais plutôt un besoin
d’efficience grâce à la conservation des effectifs des troupes expérimentées. L’aspect santé
faisait donc partie véritablement de la stratégie romaine, non seulement en ce qui concerne
les soins aux blessés, mais aussi l’alimentation et la préparation physique qui donnaient
leur élan guerrier aux légionnaires. C’est pourquoi, en dépit de la présence de médecins
dans les légions et de la mise en place d’hôpitaux militaires (les valetudinaria), l’absence
d’un véritable service de santé structuré reste curieuse. Le commandement souhaitait
ménager le sang de ses soldats afin d’être en mesure de remplir sa mission, mais ne
semblait pas prêt à donner une véritable place militaire à la médecine. L’armée Byzantine
aura le même type d’approche.
La période suivante, représentée par le Moyen Age verra l’apogée de la relation de
l’homme à Dieu. Dans ce contexte tout apparaissait comme un jugement divin, il devenait
donc inutile de lutter contre la volonté suprême, l’homme devant accepter son destin.
L’expression la plus achevée de cette vision sera bien sûr l’idéal de la chevalerie où la
gloire passe par la souffrance et la mort au service de Dieu. Face aux progrès des
techniques guerrières, seuls les moyens de protection passive étaient développés. Lorsque
l’homme était touché, cela avait été voulu par Dieu. La stagnation et l’efficacité toute
relative des soins médicaux (les progrès de la médecine étant freinés par les croyances
religieuses qui interdisaient notamment la dissection) ne favorisaient pas, non plus, la prise
en compte du domaine santé. Pourtant, cette période connaîtra aussi la préoccupation
médicale des chefs militaires, les Croisades demandant de disposer d’armées nombreuses,
dont la source se tarissait vite. Les effectifs des combattants entraînés devant être
conservés, l’émergence d’une organisation médicale était devenue indispensable. C’est
ainsi que les ordres hospitaliers militaires sont apparus, opposant à la religion la nécessité
12
militaire. Le monde chrétien s’adaptera donc en prenant la main sur ces établissements.
Cela permit à l’Eglise catholique de contrôler les pratiques médicales hospitalières, tout en
montrant sa bonne volonté vis à vis des combattants.
Les siècles suivants vont s’ouvrir lentement à la science. La Renaissance en sera la
première expression, permettant à la médecine de réaliser des progrès significatifs. Les
armes vont, elles aussi, se perfectionner, donnant à l’homme la possibilité de se dégager du
combat singulier, pour permettre la blessure à distance et ainsi la multiplication des
victimes dans les rangs des combattants. La conscience de l’homme s’éveilla face à son
propre pouvoir de destruction, le poussant à mettre en place un soutien santé de plus en
plus structuré. Les rois vont alors exprimer une véritable volonté d’assurer des secours
médicaux aux blessés. Ce sera la lente ascension vers une structuration du soutien santé
jusqu’à l’Edit Royal de 1708.
Cependant, la reconnaissance de la nécessité d’une organisation étatique, assurant la
cohérence du système de prise en charge des blessés militaires, ne fut que le début d’une
longue évolution, où de nombreux obstacles se sont dressés avant de connaître une
véritable maturité.
Les guerres napoléoniennes témoignent de l’ambivalence des chefs face au soutien santé.
Napoléon, conscient que ses campagnes sont dévastatrices au sein de son armée, pas tant
par les combats eux-mêmes que par les épidémies et les infections qui s’y développent, est
très attentif aux zones de cantonnement et à l’hygiène de ses troupes. Cependant, en dépit
de l’estime qu’il a pour Desgenettes9, il prendra une décision qui montre toute l’ambiguïté
de la relation entre le commandement et le monde médical : il décrètera, face au peu
d’efficacité médicale, que « le médecin major dans un corps d’armée est un être absurde et
inutile10 » et qu’il n’y a plus sa place.
9 René-Nicolas Dufriche baron Desgenettes sera nommé, en 1793, par Napoléon Bonaparte médecin en chef de l’expédition d’Egypte, puis en 1807, médecin de la Grande Armée. Il participera à ce titre aux principales campagnes napoléoniennes. 10 Propos prêtés à Napoléon lors de la campagne de Russie.
13
La Restauration n’améliorera pas la situation, laissant aux médecins l’initiative (Percy11,
Larrey12 et Coste13 notamment), mais sans réels moyens, des soins d’urgence et des
évacuations des blessés.
La bataille de Solferino, le 24 juin 1859, a été déterminante car elle a rompu le huis clos
santé/commandement en soumettant la problématique des soins aux soldats au jugement de
l’opinion publique. La guerre de Crimée (1853-1855) avait déjà initié un mouvement de
refus, en particulier dans la population britannique, sensibilisée par l’apparition des
premiers grands médias, à propos des pertes humaines en masse faute de secours adaptés.
Henri Dunant14, homme d’affaires suisse, s’est fait l’écho de cette évolution après avoir
assisté à l’effroyable spectacle des combattants blessés, qui mouraient sur le champ de
bataille sans aucun secours, faute de moyens et d’organisation. Il créera, en 1863, le futur
Comité international de la Croix Rouge qui a été l’initiateur, un an plus tard, de la première
Convention de Genève dont le but était la protection du soldat blessé. Cela prouve, d’une
part, que les peuples issus du siècle des Lumières n’étaient plus prêts à accepter le sacrifice
des leurs sans qu’aucune considération ne leur soit portée et, d’autre part, que les services
de santé militaires n’étaient pas à la hauteur des attentes des sociétés de l’époque, puisqu’il
était devenu nécessaire de mettre en place des organisations de secours privées.
Cette inaptitude à répondre aux besoins grandissants des armées dans le domaine médical
était, en grande partie, provoqué par le manque de considération de la part du
commandement, qui estimait que les officiers de santé et les chirurgiens étaient au même
niveau que les gens des troupes, n’écoutant pas leurs conseils et ne répondant que très
partiellement à leur demande. Cet état de fait était caractérisé, notamment, par la
subordination, en France, du service de santé à l’Intendance dont la toute-puissante
incompétence, imprévoyance et parfois même malhonnêteté en matière de médecine, ne
permettait pas aux initiatives destinées à améliorer le sort des soldats et des victimes de
guerre de se développer. Le service de santé des armées français finira, tout de même, par 11 Percy (1754-1813) fut un médecin militaire à la fois grand organisateur et proche de la troupe, consacrant toute sa vie à améliorer le secours et la condition des soldats. 12 Larrey (1766-1842), véritable chirurgien de guerre est surnommé sur les champs de bataille « la providence du soldat ». Napoléon dira à son propos : « c’est l’homme le plus vertueux que j’ai connu ». Wellington, à Waterloo, fera cesser le feu à son passage et se découvrira en disant : « je salue un courage et un dévouement qui sont d’une autre époque ». 13 Coste (1741-1819) médecin hygiéniste combattant le scorbut, la dysenterie et la variole. Il débutera la variolisation des troupes dés 1803. 14 Pendant un voyage d’affaires en juin 1859, Henri Dunant se trouve à proximité de la ville italienne de Solferino et découvre les dégâts humains de la bataille. A partir de cette expérience, il a publié un livre, en 1862, intitulé « un souvenir de Solferino ». Un an plus tard, il participe à Genève à la création du comité international de secours aux militaires blessés, rebaptisé comité international de la croix rouge en 1876. La première convention de Genève date de 1864 et se réfère largement à ses propositions. Il obtint le prix Nobel de la paix en 1901.
14
obtenir son autonomie en 188915, sans totalement se dédouaner des décisions du
commandement. Il faudra attendre la moitié de la première guerre mondiale pour que le
Service ait réellement la liberté d’organiser le soutien santé des forces.
La Grande Guerre sera la preuve malheureuse de l’inadaptation du soutien santé, tant du
côté français qu’allemand, par absence de dialogue et de considération de la part du
commandement pour la fonction santé, encore non envisagée comme une véritable
fonction opérationnelle. En France, le décret du 11 mai 1917 sera le premier pas vers « une
prise de contact directe avec le haut commandement, et, d’autre part, l’obtention d’une
autorité plus absolue sur le personnel et le matériel dont le Service dispose en propre ou
temporairement, le plaçant ainsi à la suite immédiate des armées combattantes16 ». Cette
approche sera consolidée dans les esprits dés 1922, mais les projets de lois itératifs17,
relatifs à l’organisation du service de santé des armées, ne seront jamais votés.
L’entre-deux-guerres verra ainsi une réorganisation du soutien santé des armées mais à
l’image des forces, le service de santé ne saura pas s’adapter à la guerre de mouvement et
se verra confrontée à une désillusion majeure. La seconde guerre mondiale, notamment en
raison des atrocités et des crimes contre l’humanité, sera pourtant un tournant pour le
domaine santé car elle ouvrira le monde à la prise en compte du facteur humain dans la
guerre. A travers, tout d'abord, la jurisprudence de Nuremberg, la déclaration universelle
des droits de l'homme par l'Organisation des Nations Unies en 1948, puis par la
formalisation du droit international humanitaire dans les conflits armés, sous la forme des
quatre Conventions de Genève en 194918. Les armées ne verront plus le soutien santé, à
partir de 1945, uniquement comme un moyen de conserver les effectifs ou un simple
devoir d’Etat, mais aussi et surtout comme un devoir envers l’humanité.
Les guerres coloniales de conquêtes et de décolonisation ouvriront la voie à l’extension de
l’action des services de santé militaires vers l’aide médicale aux populations. Le
commandement, à l’image de Lyautey, estimait que cela concourait « à la pacification des
pays dont la France avait la responsabilité19 ». Les aspects « santé » commenceront, alors,
à être considérés comme un véritable atout stratégique et ne cesseront d’être intégrés dans
15 Loi de 1882 modifiée en 1889. 16 Projet de loi sur le SSA, 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 17 3 projets de lois se succèderont, en 1922, 1927 et 1928. 18 Conventions de Genève, 12 août 1949 et protocoles additionnels PI, PII,1977 et PIII, 2005. 19 R. Forissier, Crise du soutien sanitaire du corps de bataille français au cours de la retraite de mai-juin 1940, Médecine et armées, 1999, 27, 8 cité p 609.
15
la réflexion militaire, notamment grâce à la montée en puissance de la « stratégie
indirecte ».
Aujourd’hui, le domaine santé a atteint sa maturité sur les plans technique et
organisationnel. Le commandement considère la fonction santé comme dimensionnante
pour les opérations mais il reste encore une marge de progrès quant à la prise en compte
systématique de cet aspect dans la pensée militaire. Celle-ci correspondant à une
intellectualisation des pratiques militaires, afin d’être en mesure d’alimenter la réflexion et
d’instruire aisément les nouvelles générations. La stratégie en est naturellement
l’expression. Elle « est, à la fois, un art, en tant que pratique du stratège, et une science
(au sens très large), en tant que savoir du stratégiste20 ». Par la théorisation de l’art de la
guerre, essentiellement à partir du XIXème siècle pour les occidentaux, la stratégie est
passée d’instinctive21 à scientifique. Ainsi, chaque secteur du domaine militaire doit y
trouver sa place afin de donner à la théorie une correspondance pratique opérationnelle. En
lisant les théoriciens de Sun Zi (stratégie chinoise au VIème siècle avant notre ère), en
passant par Clausewitz, Jomini, Lindell Hart, Foch, jusqu’à nos jours, on s’aperçoit que les
aspects « santé » n’y sont souvent qu’extrêmement peu développés, voire parfois
inexistants. Etait-ce parce qu’ils estimaient réellement inutile ce domaine ou seulement
parce que les chefs militaires n’intégraient pas, par manque de preuves de l’utilité réelle,
les données « santé » dans leur appréhension de la chose guerrière ? La seconde option
semble la plus plausible car en sondant l’esprit du chef dans le passé, la recherche montre,
à travers « l’expérience universelle22 », que la relation a été tumultueuse, cyclique et
parfois même en opposition, mais que le besoin a toujours été avéré. Le temps traditionnel
est révolu, il est donc le moment d’intégrer les aspects « santé » dans la théorisation de
l’art militaire, par le biais de la médicostratégie.
La stratégie, elle-même, a bien évolué car elle est subordonnée aux évolutions du temps.
« L’art de la guerre ne se laisse pas réduire à un catalogue fixé une fois pour toutes, il
s’adapte en permanence aux changements dans les moyens ou dans les cultures23 ». Il
existe donc une véritable opportunité pour que le domaine santé soit intégré dans la
réflexion stratégique et soit considéré comme un véritable facteur pouvant avoir un impact
avéré sur les grands principes stratégiques.
20 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008, cité p 27. 21 Herbert Rosinski, La structure de la stratégie, Paris, ISC-Economica, Bibliothèque stratégique, 2009. 22 B.H. Lindell Hart, Stratégie, Perrin, cité p 53 23 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 33.
16
L’objectif de cette étude est de montrer, dans un premier temps, en utilisant les
enseignements de l’histoire, en quoi les aspects « santé » peuvent s’intégrer dans la vision
stratégique. Puis, dans un deuxième temps, elle s’attachera à interroger les limites qui ont
pu expliquer l’utilisation parcimonieuse de ce réservoir stratégique, pourtant pourvu d’un
véritable potentiel à exploiter dans la pensée militaire. Enfin, la réflexion débouchera sur la
mise en application actuelle du domaine santé, dans le sens de la médicostratégie, c’est à
dire de son intégration par le commandement dans la théorie stratégique et dans l’action.
Tout ceci dans le but d’optimiser la théorie et la pratique dans les opérations menées selon
la nouvelle typologie des conflits du XXIème siècle. Comme le disait déjà Sun Zi dans le
premier article de son traité24 : « La guerre est une affaire grave pour le pays, c’est le
terrain de la vie et de la mort ». Le domaine santé y a donc toute sa place, il reste
simplement à bien la cadrer.
24 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 90.
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PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique
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PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique
La stratégie (de stratos- armée et agein- conduire) « désigne originellement l’art de faire
évoluer une armée sur un théâtre d’opération jusqu’au moment où elle entre en contact
avec l’ennemi25 ». Cette définition, quelque peu réduite, s’est ensuite généralisée à la
conduite globale de la guerre et à l’organisation de la défense de la nation.
La recherche de la formalisation des pratiques guerrières est très ancienne puisque Sun Zi a
écrit « L’art de la guerre » au VIème siècle avant notre ère et que Végèce a été le premier,
dés l’Antiquité, à avoir posé des principes de la guerre dans le « De Re Militari ».
Cependant, la quête des principes militaires sera véritablement une réalité à partir du
XVIIème siècle.
Ces principes, d’abord élaborés au niveau tactique, seront ensuite transposés au niveau
stratégique. Le spectre s’est aujourd’hui élargi puisque trois niveaux d’action militaire sont
à présent considérés. Le niveau stratégique « va fixer, par spirales successives, les grandes
étapes, le rythme des actions principales, l’organisation des grands systèmes de forces et
cerner ainsi une certaine « physionomie de la lutte26 » » ; le niveau opératif correspond à
l’art des opérations ou la manœuvre de grandes unités sur la totalité du théâtre
d’opération ; la tactique ou art des combats représente la vision de la lutte sur le terrain à
l’échelle des unités élémentaires.
Le niveau de la réflexion n’a finalement qu’une importance relative, tout comme les
principes qui seront retenus, ce qui est important, c’est d’identifier les clés du succès qui
témoignent d’une pensée militaire mature. En effet, il existe des listes plus ou moins
importantes de principes. Le Maréchal Foch en retient trois : l’économie des moyens, la
liberté d’action et la concentration des efforts ; Fuller en retient beaucoup plus afin de
tenter d’être exhaustif. De toute façon, même si la stratégie a une dimension universelle,
elle nécessite une adaptation permanente pour répondre aux changements des sociétés.
Ainsi, toute action qui vise la supériorité sur l’ennemi « au point et au moment décisif27 »
peut être considérée comme essentielle à l’élaboration des principes qui régissent l’art de la
25 André Collet, histoire de la stratégie militaire depuis 1945, Presses universitaires de France, 1994, cité p 3. 26 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 8. 27 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 33.
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guerre. Cela, avec une force d’autant plus vive que l’histoire montre que cette action a un
impact sur un facteur stratégique constant, à travers l’histoire. Castex écrit que « les
principes de la stratégie forment une réunion de vérités, d’ailleurs assez évidentes, issues
de l’expérience du passé… ». Or, l’expérience de l’histoire montre que le domaine santé
est un acteur stratégique par le pouvoir qu’il a sur des facteurs stratégiques, tels que le
temps, l’environnement, la puissance, la psychologie, etc.
L’étude des grands conflits met en évidence un fort potentiel d’influence sur le processus
stratégique des aspects « santé », selon trois axes stratégiques (avec forcément des
répercussions opératives et tactiques). Le domaine médical est tout d’abord générateur de
puissance en assurant le maintien des effectifs, l’économie des moyens et en protégeant le
moral des troupes. Il contribue ensuite à la liberté d’action par la maîtrise de
l’environnement et l’évacuation des blessés. Enfin, il participe fortement à la sûreté
dynamique en évaluant la menace sanitaire et en établissant des contre-mesures médicales.
En conséquence, le domaine « santé » participe, plus ou moins directement, aux principes
classiques de concentration, d’initiative, d’activité, de direction, de liberté, d’économie des
forces, de sûreté, de manœuvre…Mais aussi aux principes générés par les opérations
actuelles tels que l’adaptabilité, la légitimité…(ces aspects seront développés dans le
dernier chapitre).
20
I- Générateur de puissance
La définition de la puissance correspond au pouvoir de commander, de dominer, d’imposer
son autorité28. Pour cela, il est nécessaire de disposer d’outils qui donnent la capacité de
convaincre que l’on est le plus fort. L’objectif de la stratégie est de transformer la force en
puissance. « il n’y a plus de puissance sans force, mais la puissance ajoute aux moyens
matériels et mesurables, l’intelligence, l’autorité29 ». De plus, la baisse de puissance est un
des principaux soucis du stratège. Clausewitz estime que parmi sept causes de diminution
de la puissance, la troisième est « les pertes subies au combat et les maladies30 ».
Le domaine santé est non seulement capable de donner de la force en permettant la
conservation des moyens humains et animaux, mais aussi en préservant le moral des
troupes, par le soutien psychologique, l’anticipation et la protection qu’il confère.
Clausewitz estime que « le facteur moral peut acquérir une telle prédominance qu’il
emporte tout sur son passage avec une force irrésistible31 ».
Une armée puissante est une armée qui se porte bien, or « une armée qui se porte bien est
une armée dont on s’occupe32 ». Le « bulletin de santé » favorable qui lui est concédé sous-
entend du même coup la somme des efforts dépensés autour d’elle et porte en soi la plus
haute récompense morale que puisse connaître à tous les échelons, ceux qui ont ainsi
maintenu son intégrité physique et psychologique.
A. L’économie des vies humaines
L’idée des stratèges d’économiser les moyens revient à éviter le gaspillage des moyens
disponibles afin d’atteindre les objectifs poursuivis. Même si cela correspond à une vision
pragmatique basée sur la recherche de l’efficience qui paraît dénuée de toute humanité, le
simple fait d’économiser des vies, même en tant que moyens, est satisfaisant. Les services
28 Le petit Larousse, 2003. 29 Julien Freund, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, Politique, 1967, cité p 117. 30 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Pérrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 276. 31 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec. 32 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
21
de santé des armées peuvent dans ce cas y trouver un équilibre en répondant, d’une part,
aux préoccupations du commandement et en favorisant, d’autre part dans le même temps,
le principe d’humanité. La conjugaison des deux volontés est un atout stratégique majeur.
Le Maréchal Foch avait érigé le principe d’économie des forces en « principe
supérieur »33. On ne cherche plus, aujourd’hui, seulement à économiser les forces mais
aussi les moyens, afin de rationaliser les coûts. Pour le domaine santé, il s’agit tout d’abord
de préserver la masse des effectifs tout en maintenant l’efficacité opérationnelle. Le
général Desportes écrit que « Nous avons vu que la puissance de feu était indispensable,
mais qu’elle ne saurait compenser la rareté des hommes34 ». Au delà du nombre absolu des
effectifs, cela signifie, aujourd’hui, non seulement sauver des vies mais aussi garantir la
présence effective des combattants sur le champ de bataille. Le Service, en mettant à
disposition du commandement les moyens adaptés dans le but d’économie, répond donc à
la définition de la stratégie selon Moltke : « adaptation pratique des moyens mis à la
disposition du général pour atteindre l’objet visé ». De nos jours, ce principe d’économie
persiste mais il est complété par le souci d’humanité en évitant au maximum les séquelles
fonctionnelles.
Même si elle est beaucoup plus complexe à notre époque, cette préoccupation de ne pas
gaspiller n’est pas nouvelle. La levée d’armées nombreuses est un souci du souverain chez
les égyptiens et les mésopotamiens. Ils ont peu de considération pour la vie humaine mais
le nombre de combattants, identifié d’emblée comme un facteur décisif, engendra la
recherche de l’économie. Cet aspect sera formalisé avec l’apparition des armées
constituées de mercenaires grecs puis de légionnaires romains.
L’objectif est non seulement de conserver la supériorité numérique, mais aussi l’aspect
qualitatif de l’armée en disposant de soldats expérimentés. La guerre du Péloponnèse est
une excellente illustration de la modification du cours de la guerre provoquée par la perte
d’une grande partie de ses effectifs. L’armée athénienne, destinée à dévaster la Mégaride,
comptait au départ dans ses rangs seize mille hommes, elle en alignait moins de la moitié
sept ans plus tard pour la bataille de Délion. Ce fut décisif, car pour qu’Athènes soit en
mesure de vaincre les armées du Péloponnèse ou de Thèbes, il était fondamental, étant
donné le type de combat « corps à corps » de l’époque, qu’elle disposa de la supériorité
numérique. La bataille de Mantinée, en 418, se solda aussi par un échec car Athènes ne put
33 Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Economica, 2007. 34 Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Economica, 2008, cité p 5.
22
envoyer que mille hoplites, soit plusieurs milliers de moins qu’à Marathon, en 490. Dans le
domaine des opérations maritimes, la problématique fut identique, sur vingt mille rameurs,
il y eu six ou sept mille morts, soit potentiellement de quoi équiper trente ou trente cinq
trières. Il est estimé que le taux de mortalité élevé limita les opérations militaires
athéniennes pendant dix ans.
On constate la même importance des effectifs lors des guerres byzantines. Les pertes des
Goths, lors de leur tentative de s’emparer de Rome en 546, furent si lourdes qu’ils
perdirent confiance et, lors d’un nouvel assaut, alors qu’ils étaient en sous effectif,
Bélisaire leur infligea une contre-attaque qui les rejeta dans le plus grand désordre. Le
lendemain, le siège fut levé et un repli se fit sur Tivoli.
A travers l’histoire, le même constat est souvent fait. En faisant un bond important en
avant, en 1760, les forces de Frédéric, face aux Russes, ont été paralysées par les pertes
subies, ne disposant plus que de soixante mille hommes au total, il n’était plus en mesure
de risquer une nouvelle bataille. Ce ne fut que la mort de la tsarine qui permit à Frédéric de
signer la paix avec son successeur. Pendant la guerre de 1870, le déséquilibre numérique
fut tel qu’il emporta la décision finale : « contre nos deux cent dix mille hommes de
l’Armée du Rhin, la disproportion est terrible, puisque les allemands mettent sur pied en
première ligne quatre cent soixante mille prussiens, bavarois, saxons, wurtembergeois et
badois en trois armées, complétées par une armée de réserve qui se forme à Mayence.
Leurs effectifs totaux atteindront le nombre énorme de un million deux cent mille
hommes ».
Pourtant, curieusement, les effectifs des armées n’ont pas été considérés, par les
théoriciens, jusqu’au XVIIème siècle comme le facteur prépondérant. Clausewitz rectifiera
cela en affirmant que « la règle première sera donc d’entrer en campagne avec l’armée la
plus nombreuse possible35 ».Il existe naturellement des contre-exemples tels que la victoire
retentissante remportée en 1700 par le jeune roi de Suède sur des troupes russes quatre fois
plus nombreuses. C’est pourquoi, Clausewitz ajoute qu’il est possible de remporter une
victoire sans le facteur numérique, car de nombreux autres facteurs sont en jeu. Cependant,
la supériorité numérique est un atout majeur qui pardonne plus facilement l’absence des
autres. Il estime que le surnombre « doit être considéré comme fondamental, et recherché
en priorité et dans tous les cas ».
35 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 160.
23
Les services de santé des armées en ont ainsi fait leur raison d’être. Le médecin-major de
première classe Coudray écrira en 192336 qu’ « aussi bien, à chaque page de son histoire,
riche aujourd’hui, à ce titre, d’un imposant passé, la médecine d’armée a-t-elle marqué
d’une ineffaçable empreinte l’effort sans cesse renouvelé, accompli par elle pour tenter de
« protéger les effectifs » confiés à ses soins ». C’est la raison pour laquelle les médecins
militaires ont mis en place, lors d’un grand nombre de blessés, le système de classification
et de triage des blessés en fonction de leur gravité, afin d’être en mesure de traiter
rapidement les plus légers. Le plus grand nombre possible de victimes est ainsi traité,
permettant notamment de renvoyer sur le terrain le maximum de combattants. Cette
méthode peut apparaître, en première approche, contradictoire avec le serment
d’Hippocrate, qui demande de porter attention à chaque patient avec le même dévouement,
sans aucune discrimination. Cependant, face à un afflux massif de blessés, c’est le seul
moyen de garantir des soins efficaces au plus grand nombre. La médecine de catastrophe
contemporaine en a fait un de ses principes.
Le commandement considère cet aspect comme la mission principale des services de santé.
Certains manuels d’états-majors (en Europe et aux Etats-Unis) estiment que « la mission
du service médical des armées est de conserver les effectifs au combat ou de préserver le
potentiel des forces37 ». Les chefs militaires réalisent, même s’ils ne l’écrivent pas dans
leurs manuels de stratégie, que le soutien santé est un véritable facteur de puissance. Pétain
a écrit à ce sujet qu’« il est certain que toute mesure propre à diminuer nos pertes
facilitera le maintien intégral de notre puissance militaire38 ». Lors des guerres coloniales,
Lyautey adressera un télégramme à Gallieni qui dira : « si vous pouvez m’envoyer quatre
médecins de plus, je vous renvoie quatre compagnies39 ».
La première guerre mondiale a renforcé l’idée du rôle prépondérant du domaine santé en ce
qui concerne la conservation des effectifs. « L’étude des motifs » en 192240, dans le cadre
d’un projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, a montré qu’« au
cours de la dernière guerre, [le Service] a eu à résoudre des questions de plus en plus
complexes de nature à entraîner des répercussions les plus sérieuses dans la vie du pays et
dans la marche des opérations militaires, notamment au point de vue de la conservation
des effectifs ». Ainsi, au cours de la guerre, les questions relevant du domaine santé sont
36 Correspondance, classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 37 G.Gillyboeuf, Le service de santé des armées en guerre :ses règles d’or, médecine et armées, 1972,1,6. 38 CQG, EM, 1er bureau, n°24025. 39 P.Doury, Lyautey et la médecine, Médecine et armées, 27, 8, 1999. 40 Projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, « Etude des motifs », 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD.
24
devenues particulièrement importantes car le commandement avait pris conscience de
l’importance de la récupération des effectifs. Il y eu effectivement une véritable crise à
partir de 191641. Dés le 20 août 1916, le Maréchal Joffre a annoncé que les effectifs de
l’armée française diminueraient au moins de quatre cent mille hommes en 1917. A
l’automne 1916, en raison des pertes subies pendant la bataille de la Somme, il avait fallu
réduire les divisions de 12 à 9 bataillons, mesure devenue indispensable afin de conserver
la souplesse dans le jeu des réserves et assurer les relèves. Il ne faut pas oublier que la
Grande Guerre fut une des plus meurtrières de l’histoire. Le Général de Gaulle dira, en
parlant de la première guerre mondiale, « il peut paraître incroyable que de pareilles
hécatombes n’aient pas eu pour conséquence la dislocation de l’armée42 ». Un rapport
établi le 1er avril 191943 par l’état-major de l’armée française fera état d’un bilan arrêté au
11 novembre 1918 de 1 365 735 morts ou disparus44. Le service de santé des armées
français en aura épargné une petite partie mais son efficacité, comme nous le décrirons
plus tard, a été entamée pour différentes raisons. Le taux de mortalité restait encore élevé
puisqu’en 1917, suite à 357 729 entrés dans les formations sanitaires, il y eu 18 335 morts,
soit 5,12%45.
L’efficacité du soutien médical montera cependant rapidement en puissance au cours du
XXème siècle. Les révolutions dans la médecine militaire concernent deux aspects : le
traitement des blessures dues au combat et la lutte contre les maladies. Les progrès
techniques et organisationnels du domaine santé, à travers les siècles, permettront
d’améliorer sans cesse le ratio des survivants.
Les services de santé des armées, par leur impact indiscutable et de plus en plus efficace
sur l’économie des vies humaines, offrent aux forces une puissance véritablement
stratégique. Les deux leviers d’action sont tout d’abord le traitement des blessés au combat
puis la prise en charge des malades. Si le premier est apparu rapidement (dés l’antiquité)
naturel aux chefs de guerre, car ils acceptaient facilement le principe de réparer les dégâts
dont ils étaient eux-même à l’origine, la seconde démarche est restée longtemps ignorée.
En effet, la reconnaissance de la maladie apparaissait comme une lâcheté : un véritable
guerrier ne se préoccupe pas de sa santé.
41 Guy Pedroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, p 125. 42 Guy Pedroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, p 299. 43 Rapport de l’Etat-major de l’Armée, 1919. Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 44 Répartis en 1 355 00 pour l’armée de terre, soit 16,2% des ses effectifs mobilisés, et 10 735 pour la marine, soit 4,9% des ses effectifs. 45 Bilan du service de santé, Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD.
25
Les blessés au combat
La première préoccupation des chefs de guerre fut de conserver leurs effectifs en tentant de
remettre sur pied les combattants encore potentiellement opérationnels. Soigner les blessés
au combat semblait légitime et noble, tandis que les maladies étaient délaissées car elles
étaient le résultat de la fatalité. Déjà César s’intéressait à ses blessés, constatant lors d’une
revue de la légion « qu’il n’était pas un soldat sur dix qui soit sans blessure46 ». Dans le
même temps, il valorisait leur bravoure car, même blessés, ils avaient travaillé jour et nuit
pour construire les retranchements qui finalement les avaient sauvés. On était encore loin
des soins attentifs aux blessés, mais en ces temps, l’intérêt porté à ces combattants
amoindris, témoignait de la relation forte entre le chef et ses troupes, marque de l’armée
impériale.
Au Moyen Age, les ordres hospitaliers seront mis en place par compassion pour les
invalides de guerre. Les progrès de la chirurgie, en dépit des interdictions religieuses (en ce
qui concerne la dissection des cadavres notamment), seront alors motivés par le devoir
envers les blessés, même si en arrière pensée la conservation des effectifs était
constamment présente. Le concept de soins aux blessés fit donc son apparition dés que
celui d’une armée, dans toute la valeur du terme, pris la suite des « bandes hirsutes des
gens de guerre ».
Parvenir à sauver le maximum de vies devint alors un des principes des services médicaux
des armées. Un énorme potentiel a pu être identifié tout au long de l’histoire, mais ce n’est
réellement qu’à partir du XVIIème siècle que cela devient réaliste, étant donné les progrès
techniques de la chirurgie de guerre et de la médecine en général. Larrey parvint, par
exemple, à imposer des infirmeries à bord des navires de combat. Il fallait faire en sorte
que les blessés ne gênent pas la manœuvre, ils étaient donc traités au niveau du faux-pont,
dans lequel l’infirmerie se trouvait. En dépit des conditions exécrables, c’était un progrès
énorme, permettant des interventions infiniment plus précoces que sur les champs de
bataille, sauvant ainsi plus de vies.
Lors de la guerre de 1870-1871, les allemands, sur un effectif total de 913 967 mobilisés,
ont perdu 28 596 militaires des suites de leurs blessures. On y voit ici un potentiel
important d’effectif à sauver. Les données françaises ne permettent pas d’évaluer le
46 César, Guerre des Gaules, VI, 38. Traduction L.-A. Constans.
26
nombre de morts des suites de blessures mais on sait que 131 000 blessés sont passés dans
les formations du service de santé47. Encore une fois, un potentiel énorme de soins.
Pendant la Première Guerre mondiale, 73% des décès parmi les combattants français ont
été provoqués par les combats, soit 996 986. La gestion des blessés, pour la première fois
dans l’histoire, a été un défi supérieur à celle des malades.
Plus prés de nous, lors de la guerre du Kippour, en 1973, les israéliens ont eu 2522
militaires tués et 7000 blessés pour 18 jours de combat. Les données concernant les morts
des suites de blessures n’ont pas été publiées mais, en revanche, il est précisé que
« l’efficacité de leur service de santé a été remarquable »48.
Enfin, lors de la guerre des Malouines, en 1982, aucun des blessés ramassés vivants sur le
terrain, du côté anglais, n’est, par la suite, décédé. Ce sont les enseignements des guerres
passées, et notamment de la première guerre mondiale, qui ont amené le service de santé
britannique à mettre en œuvre certaines vérités chirurgicales efficaces. Les Malouines ont
donc été la confirmation qu’il est indispensable de pouvoir disposer d’unités chirurgicales
aussi rapprochées que possible du front. Le commandement ne peut avoir de meilleure
preuve de l’efficacité des services de santé des armées modernes. Cela aura un effet
pervers, dans les années 90, chez les chefs militaires américains qui prôneront alors le
concept du « zéro mort ».
Les malades
« La balle est mille fois moins meurtrière que le microbe, et certains épisodes de l’histoire
militaire illustrent douloureusement cette indiscutable vérité (qu’il suffise de se rappeler
Sébastopol, l’Egypte, Madagascar)49 ». Les maladies ont, en effet, causé, à travers les
siècles, plus de morts que toutes les blessures au combat réunies. Pourtant, longtemps, cet
aspect a été négligé, d’une part parce que la médecine était très peu efficace face aux
épidémies, et d’autre part parce que c’était un véritable aveu de faiblesse que de se
préoccuper des maladies, dont d’ailleurs on ne comprenait pas l’origine. Toutes les
douleurs et autres symptômes étaient occultés par la bravoure, il était veule de s’écouter.
47 Sous la direction de Pierre Lefebvre, Histoire de la médecine aux armées, Lavauzelle, 1982. 48 R.Forissier, M.Damandieu, La guerre du Grand Pardon, Médecine et armées, 4, 7, 1976, cité p 636. 49 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
27
Sun Zi avait déjà identifié l’importance de la lutte contre les maladies : « Lorsqu’une
armée ne souffre pas de cent maladies, on dit qu’elle doit remporter la victoire50 ».
A l’heure actuelle, la situation a naturellement changé, le ratio « morts au combat/morts de
maladie » n’a pas cessé de s’inverser depuis le début de l’ère de la pasteurisation. Deux
raisons expliquent cela : les progrès de la prophylaxie et de la thérapeutique tendant à
atténuer la morbidité médicale et, par ailleurs, l’accroissement du pouvoir vulnérant des
armes tendant à augmenter la morbidité chirurgicale. Il est nécessaire, cependant, de rester
vigilant, à tout moment les maladies peuvent s’engouffrer dans le relâchement préventif et
de nouvelles pathologies peuvent apparaître. Les épidémies sont, non seulement une
catastrophe sanitaire, mais aussi une véritable paralysie pour les forces armées. Il est
essentiel de retenir les enseignements de l’histoire afin de préserver la capacité
opérationnelle militaire. La lutte contre les épidémies est sans conteste un véritable enjeu
stratégique.
Pendant la guerre du Péloponnèse, la peste (ou nommée comme telle) se déchaîna en 426-
427. Thucydide conclut que « rien ne fit autant de mal aux athéniens que ce fléau ; rien
n’entama à ce point leur puissance militaire51 ». L’épidémie détourna les spartiates de
l’Attique et les amena à concentrer leurs efforts sur Platées en 429. Elle diminua, d’autre
part, de façon très significative le nombre d’hommes dont pouvait disposer Athènes au
cours des années suivantes. Les conséquences réelles ne sont pas connues, mais il est
certain que si Athènes n’avait pas perdu subitement plusieurs dizaine de milliers de
citoyens (dont un grand nombre de soldats potentiels), son comportement tactique aurait
été différent. Thucydide a fait le bilan des pertes dans les rangs militaires (l’atteinte du
reste de la population n’est pas connue) : 4400 hoplites des « troupes d’actives » et 300
cavaliers moururent de la peste. Les athéniens ont considéré qu’il y avait un « avant » et un
« après » l’épidémie dans l’histoire de leur armée et de leur flotte.
La peste noire à Londres, au Moyen Age, fit moins de morts proportionnellement que la
peste à Athènes. Dans le second cas le contexte était conflictuel, la dissémination de la
maladie ayant été favorisée par les conditions de vie de la garnison militaire. Il existe
réellement une étroite relation entre la guerre et la maladie, car la proximité humaine et
animale, les conditions de bivouac, la mauvaise qualité de la nourriture et de l’eau, et enfin
la fatigue et la tension psychologique sont autant de facteurs favorisants. Ainsi, un des
50 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 125. 51 Victor Davis Hanson, La guerre du Péloponnèse, Flammarion, 2008.
28
principes stratégique, la « concentration des forces » peut être mis en péril par le risque
épidémique. L’action du service de santé par la prévention et l’hygiène favorise donc ce
principe, que le Maréchal Foch considérait comme fondamental.
Au cours de l’histoire, les exemples de catastrophes sanitaires lors des grandes batailles
foisonnent. Après avoir pris Damiette en juin 1249, l’armée de Saint Louis fit le siège de
Mansourah. Une épidémie de scorbut, provoquée par le manque de ravitaillement en vivres
frais, fut la cause d’une fonte exceptionnelle des effectifs, passant en quelques mois de
30000 à 12 000 hommes.
La guerre de cent ans fut le cadre d’une épidémie de dysenterie bacillaire dans les rangs de
l’armée britannique, débarquée à Honfleur en 1415. En un temps réduit, il resta
uniquement un quart de l’effectif initial. Après la bataille d’Azincourt, cette affection
contraindra les anglais à repasser la Manche, même si les français furent touchés, pour ce
qui les concernait, par la peste et la variole.
En 1478, une épidémie de peste éclata au siège de Malaga ; en 1489, le typhus
exanthématique décima les troupes au siège de Baza ; en 1552, au siège de Metz, le typhus
oblige Charles Quint à lever le siège de la ville.
De ces évènements funestes, un prémisse du service de santé vit le jour : les hôpitaux de
campagne. Le commandement ne pouvait plus tolérer d’être handicapé, dans les affaires
militaires, par des fléaux qui ravageaient les rangs de leurs armées. La guerre de siège, qui
privait les assaillants de secours suite à leurs blessures, et les épidémies furent donc à
l’origine des premiers hôpitaux militaires déployés sur le terrain.
La marine fut aussi particulièrement touchée lors des expéditions lointaines qui
favorisaient la promiscuité et le manque d’hygiène. Vasco de Gama connu le scorbut,
pendant son expédition aux Indes de 1497. Pigafetta qui vogua aux côtés de Magellan en
1520 fit la première description précise de la maladie, car lors de l’expédition « bien peu
furent ceux qui par la grâce de Dieu n’eurent aucune atteinte52 ».
Les hivernages forcés, lors des expéditions septentrionales, ont été des champs
d’observation tristement privilégiés. En 1535, Jacques Cartier, lors de sa deuxième
expédition au Canada, dut hiverner avec ses navires à l’embouchure de la rivière Sainte-
52 Pigafetta, Il viaggio fatto da gli Spagnivoli a torno a’l mondo. Traduction G.Bolliet.
29
Croix. Ses équipages furent atteints gravement par le scorbut. Les indigènes lui
enseignèrent une décoction de l’écorce et des feuilles de l’épinette blanche qui permit
d’enrayer totalement la maladie.
Les grandes campagnes qui suivront seront, tout au long des siècles, les théâtres
d’épidémies dévastatrices. La campagne d’Egypte (1798-1801) verra 1 700 de ses soldats
mourir de la peste et 2 410 de dysenterie. La campagne de Russie (1812-1814) sera une
catastrophe car elle verra 23 000 décès du Typhus sur les 30 000 prisonniers des russes, le
siège de Dantzig aura 13 000 morts du Typhus sur les 36 000 présents. La guerre de
sécession (1861-1865), sur un effectif moyen de 430 000 hommes, sera affectée par un
million de cas de paludisme, 137 000 cas de typhoïde et 234 000 cas de dysenterie.
La liste est encore longue, et on se demande comment les armées ont pu poursuivre la
guerre. A ces époques, les soldats avaient réellement « rendez-vous » avec la mort.
Le paroxysme du désastre sanitaire, fut atteint avec la guerre de Crimée (1853-1855). Sur
un effectif de 309 000 soldats français, il y eu 75 000 décès par maladie contre 20 000
morts sous le feu de l’ennemi. Cette surmortalité épidémique fut la conséquence de
l’absence d’une véritable politique de prévention. Les britanniques, qui étaient plus
attentifs à l’hygiène collective, firent un peu mieux mais auront tout de même un ratio
toujours supérieur de morts par maladies (17 500 contre 4 700 par blessures). Pour les
russes, ce fut encore plus terrible car 600 000 des leurs périrent d’affections médicales
contre 30 000 au combat.
Malheureusement, cet hécatombe sanitaire va encore durer jusqu’à la première guerre
mondiale. Les raisons se trouvent naturellement dans l’incapacité technique de soigner les
maladies, mais aussi en grande partie par le déni du microbe, notamment de la part du
commandement. C’est presque incompréhensible, car les grands chefs militaires avaient
conscience de la perte immense que cela engendrait pour leurs armées. Le général
Montecuccoli considérait pourtant, au XVIIème siècle, que l’aspect sanitaire était
primordial. Il déclarait que le commandement « sait que seule une bonne logistique peut
permettre l’entretien d’une armée, car si on meurt peu dans les batailles, on meurt
beaucoup de maladies, d’épuisement rapide dû à la faim53 ». Que s’est-il donc passé pour
que des commandants en chefs, tels que Napoléon bien sûr, ne mettent pas en place une
véritable politique de prévention. A quoi pensaient les grands stratèges ?
53 Sous la direction de Bruno Colson et Hervé Coutau-Bégarie, Pensée stratégique et humanisme, Economica.
30
Pourtant, dans le même temps, la médecine progresse, notamment avec la vaccination
contre la variole. Le décret du 29 mars 1811 a rendu obligatoire dans l’armée française la
vaccination antivariolique54, devançant ainsi de quelques quatre vingt dix ans la loi sur la
santé publique du 15 février 1902 qui l’imposera à la nation entière. Aux Etats-Unis, la
vaccination contre la variole sera instituée à partir de 1818. En pratique, la vaccination ne
se fera pas sérieusement dans les armées avant de nombreuses années, le commandement
n’étant pas ferme sur cet aspect de la préparation opérationnelle. En France, la vaccination
n’a pas été sérieusement pratiquée avant la loi du 1er avril 1897. La guerre de 1870, sera le
parfait exemple du non respect de la première loi, car l’armée française aura 125 000 cas
de variole dans ses rangs, dont 23 000 décès.
Les catastrophes sanitaires vont encore persister au cours du XIXème siècle. Les guerres
indiennes contre les tribus Séminoles entre 1835 et 1842, vont faire 1200 morts parmi les
soldats américains, dont 75% sont attribués à la maladie. L’expédition de Tunisie, en 1881,
sur 20 000 hommes, aura 4 200 cas de fièvre typhoïde et 4 000 cas de dysenterie bacillaire.
L’expédition de Madagascar fera 6 000 morts par le paludisme, soit le quart de l’effectif.
La guerre turco-russe de 1877 présentera un ratio de 5 décès par maladie pour 1 décès par
le feu.
Enfin, la guerre de 1914-1918, verra encore une mortalité élevée par maladies, avec en
Serbie 135 000 morts par le Typhus et 30 000 morts de la grippe entre avril et décembre
1918. Cette période est en revanche un semi succès pour le domaine médical car le service
de santé a limité la catastrophe. Les pertes de la grande guerre ont été terribles mais, pour
la première fois, grâce à l’action des services de santé, les pertes pour maladies furent loin
derrière celles des blessures. Hyacinthe Vincent55, qui a imposé la vaccination contre la
typhoïde, a pratiquement éradiqué cette fièvre parmi les troupes françaises. Les maréchaux
Joffre et Foch lui rendront hommage, le considérant comme un des meilleurs artisans de la
victoire. De plus, la situation sanitaire aurait pu être bien pire pour les armées, étant donné
l’hécatombe grippale mondiale qui a eu lieu, touchant le monde entier, avec 20 millions de
morts entre 1918 et 1919. De même que sa grande sœur du front occidental, l’Armée
d’Orient a conduit, elle aussi, la lutte avec un succès égal et d’autant plus méritoire qu’elle
évoluait dans un milieu riche en affections exotiques. Le paludisme ne cessera d’être son
ennemi durant toute la guerre.
54 Décret du 29 mars 1811. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 55 Hyacinthe Vincent (1862-1950), médecin militaire français, est surtout connu pour ses travaux sur la fièvre typhoïde et la gangrène gazeuse.
31
Ainsi, les services de santé des armées mènent-ils un combat sans répit pour préserver les
vies humaines. Les progrès, dans cette bataille contre la mort, ont été considérables à
travers les siècles, permettant aujourd’hui une limitation des pertes humaines en
opérations. Cependant, cette lutte pour l’intégrité physique à peine maîtrisée, un nouveau
défi est apparu pour le domaine santé : la préservation du moral des troupes. Cet aspect,
même si il a été reconnu dés l’antiquité, pour ce qui concerne sa dimension collective, la
psychologie individuelle du soldat est, quant à elle, une notion récente.
B. Le maintien du moral
Clausewitz fait le lien entre les effectifs et le moral des troupes. Il estime que la supériorité
numérique peut donner une supériorité psychologique, à condition que le rapport de force
soit connu. Pour lui, le moral est une condition de la victoire car la bataille « vise à détruire
le courage de l’ennemi plus que le guerrier ennemi ». Il évalue le rapport des forces
morales en fonction des réserves en effectifs consommées. La perte de moral est donc un
élément central de la stratégie. Sun Zi avait énoncé, avant lui, l’importance de la
démoralisation de l’ennemi qu’il considérait comme un des deux piliers, aux côtés de « la
liberté d’action et de la stratégie indirecte exécutée préalablement à la stratégie directe
victorieuse. »
Sun Zi expliquait que pour imposer sa volonté à l’ennemi, on peut envisager d’attaquer
directement le psychisme collectif et individuel par des méthodes appropriées. Tout ce qui
touche au moral de l’adversaire est donc utile. C’est là que le domaine santé entre en jeu,
car il a toute sa place dans le déséquilibre moral de l’adversaire par un effet en miroir :
l’équilibre moral des troupes amies. En effet, par le maintien des effectifs à travers les
soins des blessés ou des malades, il participe à la supériorité psychologique liée à la
supériorité numérique. Il n’a pas d’action directe sur l’ennemi, car le corps médical, par
définition éthique, n’est pas en contact avec lui, ou lorsqu’il l’est, c’est pour le soigner sans
le discriminer. L’action se fait donc de façon indirecte en favorisant la puissance de
l’armée amie, en maintenant en condition les chefs et en soutenant psychologiquement ses
propres troupes. En cela, il est un acteur stratégique d’importance dans le domaine du
moral.
De tout temps, l’ennemi a cherché à atteindre le chef. En étêtant le commandement de son
leader, lorsqu’il est charismatique, on démoralise les troupes. Cela était d’autant plus vrai
au temps où la victoire reposait sur la personnalité d’un seul homme. On constate
32
effectivement que les médecins ont été, au début de l’histoire, placés auprès des grands
hommes politiques ou des généraux, afin de protéger, au delà de la personne, l’image
qu’ils représentaient. Tous les premiers noms célèbres de la médecine militaire étaient
attachés à des hommes clés : Henri de Mondeville56 à Philippe Le Bel, Ambroise Paré à
trois rois de France57, Desgenettes et Larrey à Napoléon Bonaparte.
Le positionnement médical était donc stratégique car l’histoire ne manque pas d’exemples
où la concentration des efforts de l’ennemi se faisait sur le chef. Au printemps de 334
avant Jésus-Christ, les Perses furent emportés par la cavalerie macédonienne armée de
javelots, mais ils avaient très justement estimé que s’ils avaient pu atteindre Alexandre en
personne, ils auraient pu stopper net le projet d’invasion. Tout reposait sur un seul homme,
il était la clé du succès.
Au Moyen Age, l’implication du roi était indispensable pour galvaniser les troupes, aussi
sa capture ou sa mort était-elle une catastrophe. Elle signifiait la fin de la guerre et la
déroute, comme ce fut le cas après Poitiers en 1356. Cependant, le roi avait le plus souvent
le rôle de soutien moral en se montrant et en faisant quelques actions pendant que le
commandement effectif était exercé par un général. Ce fut le cas à Bouvines avec Philippe
Auguste ou à Marignan avec François Ier. Dans tous les cas la valeur symbolique persistait
et la mort du roi aurait été une catastrophe.
Il en est de même avec les chefs militaires charismatiques, leur perte atteint le moral du
combattant au point d’être vaincu. En 1806, la bataille d’Auerstedt voit l’armée prussienne,
pourtant largement supérieure en nombre, s’effondrer dés l’instant où le duc de Brunswick
est tué.
Le chef a une place essentielle pour l’entretien du moral des troupes et la motivation de ses
hommes. Lawrence58 a écrit que « le chef de l’armée arabe devait mettre l’esprit de ses
hommes en ordre de bataille, tout juste avec autant de soin et de forme que les autres
officiers les mettaient physiquement en place59 ». Les ouvrages destinés à l’enseignement
de l’art militaire abordent cet aspect. « Le Rosier des guerres », ouvrage collectif demandé
par Louis XI, en 1482, évoque la question du maintien du moral et de la cohésion. La
Marine fut aussi particulièrement exposée car les équipages, souvent mal nourris, mal 56 Henri de Mondeville fut un des chirurgiens les plus célèbres de France du XIIème au XIVème siècle. 57 Ambroise Paré (1510-1590) sera tour à tour au service du duc René de Montjean, de René de Rohan, Antoine de Bourbon, roi de Navarre, Henri II de France, Charles IX puis Henri III de France. 58 Thomas Lawrence (1888-1935), dit « Lauwrence d’Arabie », conçut le projet d’un empire arabe sous influence britannique et anima la révolte des arabes contre les turcs (1917-1918). 59 T.E.Lawrence, Guérilla, Encyclopedia Britannica, Vol.X, Londres, 14ème édition, 1926. Traduction Catherine Ter Sarkissian.
33
habillés, mal logés, présentaient assez fréquemment des troubles mentaux. Les plus
fréquents étant les troubles dépressifs, désignés par le terme de « nostalgie » et provoqués
par les longues absences et les aléas des retours. Benoît de la Grandière a rédigé un
mémoire sur le sujet, qui lui vaudra un prix de l’académie de médecine en 1873.
C’est la raison pour laquelle, le commandement, sensibilisé depuis longtemps à la
problématique du moral des hommes, y attache un intérêt où le service de santé lui apparaît
naturellement comme un des leviers à actionner. Le Maréchal Pétain considérait, en 1917,
que le moral était devenu « un des facteurs essentiels de la lutte60 ». C’est à partir de la
première guerre mondiale que le commandement s’est intéressé non seulement au moral
collectif mais aussi, et cela était nouveau, au moral individuel.
L’armée est analysée comme un milieu social dont le fonctionnement est particulier,
engendrant des pathologies psychiatriques aux aspects cliniques spécifiques. Henri
Barbusse, en parlant des poilus, a écrit : « Ils sont des hommes, des bonshommes
quelconques arrachés brusquement à la vie. […] Ce sont des simples hommes que l’on a
simplifié encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux
s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie
de manger, de boire et de dormir. Par intermittence, des cris d’humanité, des frissons
profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines61 ».
Le docteur Martin-Sisteron écrit, en 1936, au ministère de la guerre, à propos d’un article
intitulé « l’hygiène mentale et nerveuse individuelle » : « ce titre ne peut manquer
d’intéresser tout particulièrement les médecins de l’armée, car les occasions sont
fréquentes, pour eux, d’avoir à connaître des problèmes que pose des réactions que
provoque l’adaptation brutale à la vie militaire chez nos jeunes gens arrivant au service à
un âge qui marque une étape importante de leur formation intellectuelle et affective62 ».
Le commandement a parfaitement intégré cet aspect, faisant appel au service de santé pour
l’aider dans l’appréhension des atteintes psychologiques, voire psychiatriques. Le général
Huntziger, commandant supérieur des troupes du Levant, écrit au Service, en 1936, ses
préoccupations dans ce domaine : « il y a intérêt à ce que les officiers et sous-officiers ne
fassent pas trop de longs séjours hors de France. De nouvelles dispositions prises depuis
le début de l’année nous oblige à limiter la durée des séjours et je crois que ces
60 Lettre au général Pershing du 27 décembre 1917. 61 Henri Barbusse, Le feu, in ; les grands romans de la guerre de 14-18, Paris, Ed. Armand Colin, 1983. 62 Lettre du Dr Martin-Sisteron au ministère de la guerre, 24 janvier 1936. Classement provisoire côte 9NN621, DAT, SHD.
34
dispositions sont très justifiées63 ». Ce qui, autrefois, était qualifié « d’ivrognerie » ou de
« lâcheté », sont maintenant identifiées comme des réactions psychologiques pouvant être
liées à un stress important. Il existe des pathologies du temps de paix et des pathologies du
temps de guerre. Dans le cadre d’un engagement militaire, le service de santé des armées
parle de « réaction de combat ».
Provost, entre 1938 et 1939, et de Quero initient les premiers services de « sélection-
orientation », en se dirigeant vers une psychologie appliquée visant une orientation
optimale des personnels professionnels ou militaires. La détermination d’un profil
psychiatrique montera en puissance progressivement.
La prévalence des états de stress liés au combat chez les vétérans du Vietnam a été évaluée
à 15,2%, allant jusqu’à 30% chez les blessés64. La guerre israélo-arabe de 1973 aura
jusqu’à 30% de pertes psychiques.
Le bilan des engagements des années 80 et 90 lors des conflits des Malouines, des deux
guerres du Golfe, de la Somalie et de l’ex-Yougoslavie viennent corroborer le fait que les
pertes psychiatriques sont une véritable menace pour la capacité opérationnelle,
puisqu’elles ont représenté la première cause de rapatriement sanitaire vers les nations
d’origine.
Lors de la première guerre du Golfe, deux études réalisées entre six mois et un an après la
fin des hostilités, rapporte une prévalence des états de stress post-traumatique entre 8 et 9%
chez les militaires américains65. Au Rwanda, Raingeard66 indique que 60% des militaires
ayant participé aux travaux d’enfouissement de Goma ont présenté des difficultés
psychologiques à la fin de leur séjour ou dés leur retour.
Les causes de ces troubles psychiatriques ont variés dans le temps, mais il semble que la
société actuelle ait tendance à les accroître. En effet, le citoyen, en majorité citadin, de
notre civilisation moderne, habitué au confort, n’est plus adapté aux rudes conditions de la
vie en campagne. De plus, les formations de combat contemporaines, constituées d’une
proportion plus forte qu’autrefois d’unités entièrement mécanisées, sont exposées, lors de
la destruction, d’emblée et collectivement à des blessures. Enfin, K.Schimd, en 1960,
63 Général Huntziger, commandant supérieur des troupes du Levant, Lettre au service de santé des armées, en 1936. Classification provisoire côte 9NN621, DAT, SHD. 64 D.Esquivié, P.Arvers, D.Leifflen, soutien médico- psychologique des personnels en opérations, Médecine et armées, 2006, 34,1 65 D.Esquivié, P.Arvers, D.Leifflen, soutien médico- psychologique des personnels en opérations, Médecine et armées, 2006, 34,1 66 Raingeard, Regard d’un médecin d’unité sur sa fonction d’hygiéniste mental, médecine et armées, 25,5,1997.
35
décrit la mise à mal du patriotisme par la disparition de la notion de « guerre nationale ». Il
estime67 que « l’homme risquera de ne plus se battre pour sa propre nation mais pour une
coalition…Les conceptions réalistes et prosaïques qui caractérisent l’occidental moderne
rendent bien moins évident l’acceptation du sacrifice de la vie…Ce sera le moral,
concrétisé par la résistance psychique de chacun, qui deviendra le facteur essentiel dans
l’issu d’un conflit ».
L’histoire a donc montré « qu’il est évident que le potentiel moral joue souvent un rôle
décisif 68». Pour être en mesure de disposer d’une « armée durable », il est nécessaire de
disposer de soldats expérimentés, sélectionnés pour leur profil psychologique fiable,
préparés psychologiquement et pris en charge rapidement en cas de stress post-
traumatique. Les services médicaux des armées ont un rôle essentiel à jouer pour favoriser
la supériorité psychologique des troupes. La dimension psychologique du soutien santé des
forces s’est largement développé depuis 20 ans, sous l’impulsion conjuguée des
psychiatres et du commandement. Cela constitue un progrès immense, non seulement dans
l’intégration du moral des troupes en tant qu’enjeu stratégique, mais aussi dans l’évolution
de la relation santé/armées. En effet, des structures complémentaires ont été développées,
travaillant dans la même direction. L’activité psychiatrique des services de santé sur les
théâtres d’opérations, ainsi que sur le territoire national, s’articule aujourd’hui avec des
structures d’intervention psychosociales développées par le commandement dans chacune
des armées. L’efficacité de la prise en charge s’en trouve largement accrue car les conseils
du domaine santé trouvent un écho favorable auprès des chefs restés longtemps sourds à
cet aspect.
Finalement, l’économie des moyens humains revêt deux aspects : la préservation du
physique et la préservation du moral. La fonction santé est capable, par ailleurs, de
préserver d’autres moyens tels que les moyens animaux. Paradoxalement, le duo
santé/armées a rapidement fonctionné dés qu’il s’est agi de porter de l’attention aux
animaux. Les soins prodigués à ces derniers ont été, pendant longtemps, plus importants
que ceux prodigués aux combattants. Il faut reconnaître que l’importance stratégique des
moyens de transport, que représentaient notamment les chevaux, ne pouvait pas être
ignorée.
67 P.Juillet, P.Moutin, Psychiatrie militaire, Masson et cie, 1969. 68 A.Corvisier, Hervé Coutau-Bégarie, La guerre, Perrin, 2005, cité p 200.
36
C. L’économie des animaux militaires
Les animaux ont une grande importance pour les armées, ils ont longtemps, avec les
chevaux, été des moyens stratégiques, décisifs des victoires. A partir du XXème siècle,
suite à l’arrivée de la mécanisation, leur présence est devenue moins importante, mais ils
trouvent toujours une place intéressante dans la manœuvre militaire. Des pigeons
voyageurs ont été utilisés comme intermédiaires pendant la première guerre mondiale, des
mulets ont été employés pendant la guerre du Rif ou la guerre d’Algérie, et les chiens ont
pris une part importante dans la contre-guerilla pendant les guerres coloniales.
Aujourd’hui, la cynotechnie trouve pleinement sa place dans le cadre des guerres
asymétriques et de la lutte contre le terrorisme.
Les services de santé des armées jouent, à ce niveau, un rôle majeur car, à présent, dans la
plupart des pays, les services vétérinaires militaires leur sont rattachés. En France, ce n’est
que depuis le 1er janvier 197869 que le corps des vétérinaires des armées a été intégré au
service de santé. Les conventions de Genève, rédigées en 1949, ne considèrent d’ailleurs
pas les vétérinaires comme du personnel sanitaire auxquels la protection s’applique.
L’article 22, relatif aux faits ne privant pas de protection, dit que « ne seront pas
considérés comme étant de nature à priver une formation ou un établissement sanitaire de
la protection assurée par l’article 19 […] le fait que du personnel et du matériel du service
vétérinaire se trouve dans la formation ou l’établissement, sans en faire partie
intégrante70 ». Cette phrase signifie, par la négative, que le service vétérinaire ne
bénéficiant pas de la protection, ne l’enlève cependant pas par sa présence.
Par ailleurs, les soigneurs des animaux n’ont pas toujours été vétérinaires, et plus encore
pas toujours vétérinaires militaires. Ils ont longtemps été considérés comme « des
mécaniciens » capables de réparer « les moyens de locomotion ». Les soins aux chevaux
étaient prodigués par le maréchal-ferrant estimé le plus compétent, il portait le titre de
« maréchal expert ». L’apparition des vétérinaires militaires français a, cependant, suivi
d’assez prés la création des écoles de vétérinaires par Claude Bourgelat, à Lyon en 1761,
puis à Alfort en 1765. Le corps militaire sera effectivement créé en 1769.
La préoccupation de la santé des chevaux vient de l’Antiquité où la place de la cavalerie
était capitale. Leurs soins étaient d’ailleurs plus développés que ceux dispensés aux
69 E.Dumas, M.Freulon, D.Davis, J-Y.Kervella, Le rôle des vétérinaires des armées dans l’évolution de la médecine vétérinaire, Médecine et armées, 2008, 36,2. 70 CG I, art 22, alinéa 4.
37
hommes. Une tablette phénicienne, datant du milieu du deuxième millénaire, retrouvée à
Ras-Shamra, l’antique Ugarit, comporte de véritables recettes thérapeutiques : « quand [le
cheval] a la tête et les naseaux enflés, un amalgame de figues et de raisins secs et de farine
de gruau, on introduira, tout ensemble, dans les naseaux71 ».
Les traités d’Hygin et de Végèce attestent de la présence de l’équivalent d’un service
vétérinaire militaire romain. Il existait une distinction entre ceux qui s’occupaient des
chevaux et ceux qui traitaient des autres animaux d’accompagnement, tel que le bétail. Ils
portaient les titres différents de « medicus veterinarius », « medicus pecuorus », ou « miles
pecuorus ».
Au Moyen Age, en dépit d’un certain déclin de la cavalerie, Juan Alvarez de Salamielle
rédigera un traité, à la demande de Sénéchal de Bigorre, résumant les connaissances du
XVème siècle. Ce manuel d’hippiatrique semble avoir été influencé par les pratiques arabes,
témoignant de la méticulosité des soins apportés par un corps de spécialistes72.
Au XIXème siècle, les progrès des sciences vétérinaires permettront l’obtention de
résultats remarquables quant à la conservation des effectifs équins. Le commandement, et
notamment le Maréchal de Saint-Arnaud73, reconnaîtra les services rendus, en particulier
lors de la conquête de l’Algérie, en attribuant aux vétérinaires le statut d’officiers en 1852.
Les services vétérinaires ont représenté un véritable acteur stratégique pendant les
conquêtes coloniales (Algérie 1830, Afrique occidentale et équatoriale, Tunisie 1881,
Madagascar 1896, Maroc 1907). Ils ont, non seulement, concouru à l’acceptation de la
présence française par des populations rurales dont l’agriculture et l’élevage étaient la
seule richesse, mais aussi assuré le maintien en condition des moyens de transport, à savoir
les chevaux et les mulets des colonnes. Ils ont même participé aux soins des soldats
blessés. A titre d’anecdote, l’aide vétérinaire Hue a sauvé la vie du sous-lieutenant
Marchand, futur héros de Fachoda, au combat de Koundian, en 1889.
Au début du XXème siècle, la création de haras, de jumenteries et d’établissements
hippiques où servent des vétérinaires militaires, permettra d’améliorer et d’adapter aux
besoins militaires le cheval barbe, résistant et rustique. Cette race, permettra aux cavaliers
d’Afrique, spahis marocains et chasseurs d’Afrique, de traverser en quatre jours et quatre
nuits, dans des conditions très difficiles, le massif de Jakoupitza Planina par d’étroits 71 Tablette traduite par C.Virolleaud. 72 Manuscrit espagnol n°214, Fol.31r° et v°-Bibliothèque Nationale. 73 E.Dumas, M.Freulon, D.Davis, J-Y.Kervella, Le rôle des vétérinaires des armées dans l’évolution de la médecine vétérinaire, Médecine et armées, 2008, 36,2.
38
sentiers de montagne. Cet exploit leur permettra de s’emparer et d’occuper Uskub
(actuellement Skopje) par surprise, le 29 septembre 1918, coupant ainsi la retraite de la
XIème Armée allemande forte de 77 000 hommes, mais contrainte à la capitulation.
L’adaptation de chevaux, par amélioration des performances de leur race (sélection des
individus et reproduction contrôlée), à des conditions extrêmes a donc été un facteur
déterminant de l’effondrement des empires centraux dans les Balkans.
La première guerre mondiale représente, par ailleurs, le premier conflit où les chiens ont
été significativement employés dans les forces armées. Ils étaient utilisés comme chiens
sanitaires, recherchant les blessés, chiens porteurs, estafettes ou sentinelles. La cynotechnie
tombera pourtant en désuétude dans l’entre-deux guerres et la défaite de 1940 empêchera
un nouvel essor des chiens militaires. Les guerres de décolonisation mettront, quant à elles,
en exergue l’intérêt des chiens dans les opérations de contre-guérilla. Les vétérinaires
militaires se verront confier, à partir de 1948, la sélection, le dressage et l’emploi des
chiens de guerre. En 1951, ils seront chargés de la formation de commandos cynophiles
opérationnels, composés de 9 hommes armés de pistolets mitrailleurs, un gradé cynophile
et 8 militaires du rang avec leurs chiens. Ces commandos, au nombre de 10 en Janvier
1954, seront utilisés en Indochine, en appui de compagnies d’infanterie. Ils ont obtenu
d’excellents résultats dans le cadre de la détection des embuscades lors des ouvertures de
routes ou de pistes, de la recherche et de la poursuite de l’ennemi, et enfin dans les fouilles
d’agglomérations. Les résultats ont, en revanche, été plus mitigés dans le cadre du
déminage. La longueur des pistes à ouvrir et la faible densité des mines et pièges associés à
des conditions climatiques difficiles ont souvent découragé les chiens.
C’est la guerre d’Algérie qui sera à l’origine du développement très important de l’emploi
des chiens militaires. Les effectifs canins sont passés de 160 en 1955, à 900 en 1957 pour
atteindre 2000 en 1958. Ils étaient employés au sein de 90 à 100 pelotons cynophiles qui
étaient composés de quinze à vingt chiens. Plusieurs fonctions avaient été identifiées : les
chiens éclaireurs qui assuraient les patrouilles, le ratissage et le bouclage ; les chiens
pisteurs qui étaient chargés de la détection du sabotage, des évasions, des embuscades, des
infiltrations ; les chiens de grotte qui débusquaient l’adversaire dans les cavernes ; les
chiens de déminage qui ont obtenus des résultats meilleurs qu’en Indochine, notamment
sur les voies ferrées.
Les vétérinaires, traditionnellement hippiatres, se sont orientés vers la médecine vétérinaire
canine. Depuis leur rattachement au service de santé, ils ont abandonné, en France, la
responsabilité des groupes cynophiles. C’est le 132ème groupe cynophile de l’armée de terre
39
qui a pris le relais. Cependant, ils continuent à assurer les soins, l’expertise, la recherche et
le conseil au commandement qui sont fondamentaux pour le maintien des effectifs,
l’efficacité des animaux et le développement de nouvelles techniques militaires. Par
ailleurs, les vétérinaires contemporains ont élargi le spectre de leurs activités dans les
domaines de l’hygiène alimentaire, de l’eau et de la maîtrise de l’environnement
biologique.
L’analyse du retour d’expérience montre que la fonction santé a potentiellement un
fort pouvoir démultiplicateur de puissance. On peut imaginer que l’histoire aurait été
bien différente si tous les morts par maladies avaient été sauvés, si les blessés avaient,
pour beaucoup, survécu et si ce qui était donné pour de la faiblesse morale avait été
pris en charge correctement. Certaines victoires auraient pu être inversées. Pour
plusieurs raisons, cela n’a pas été possible, mais aujourd’hui, la médecine militaire a
le pouvoir d’éviter les pertes inutiles, elle assure efficacement l’économie des moyens
humains et animaux. La supériorité appartient à celui qui dispose de la puissance ;
l’atout que représente le domaine santé ne peut donc pas être négligé.
40
II Outil de liberté d’action
La liberté correspond à un affranchissement des contraintes. Celles-ci peuvent être de
nature humaine, sociale, politique, technique, géographique, climatique, etc. L’objectif est
de tenter de les faire disparaître ou, tout au moins, d’en diminuer l’impact sur la capacité à
agir. Toute action favorisant le libre choix de la manœuvre et l’éradication des facteurs
stratégiques contraignants tend, dans ce sens, vers la liberté d’action.
Traditionnellement, les théoriciens de la stratégie militaire centrent la liberté sur l’ennemi
car ils estiment que « le principe de liberté d’action commande de ne pas subir la loi de
l’ennemi74 ». Le Maréchal Foch en avait fait « un principe absolu », à égalité avec
l’économie des moyens. Il le voyait sous l’angle de l’offensive, considérant qu’en
défensive on se voit imposer la volonté de l’attaquant. Le débat est ouvert sur ce point,
mais ce n’est pas le propos ici. Il est plus intéressant, dans le cadre de l’étude, d’évaluer
tous les moyens qui donnent l’opportunité d’agir librement contre l’ennemi. L’idée, dans
ce cas, est d’aller plus loin en offrant au commandement la possibilité de s’affranchir de
toutes les contraintes, afin de disposer du choix total de la stratégie qu’il conduira contre
son ennemi.
On peut, ainsi, étendre la définition du principe de liberté d’action, à priori restrictive à
l’ennemi lui-même, au fait de ne pas subir la loi de tout élément pouvant contribuer à la
victoire de l’ennemi. Cela signifie ne pas subir la loi du terrain, de l’environnement, de la
population ou encore de contraintes du type espace / temps, ce qui revient à acquérir une
puissance accrue.
Si l’on admet que l’on peut étendre ce principe, tel que défini précédemment, la place du
domaine santé se situe dans l’aide qu’il peut apporter au chef pour maîtriser
l’environnement biologique, pour maintenir en condition les combattants, pour gagner le
cœur de la population (ouvrant au commandement la possibilité d’obtenir d’elle des
renseignements, de l’aide et du soutien), afin de ne pas entraver la manœuvre ou encore
pour favoriser, par l’innovation technologique et physiologique, le développement de
techniques militaires toujours plus performantes. L’objectif est de donner un temps
74 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008, cité p 331.
41
d’avance à la force amie, afin que dégagé de toute contrainte extérieure, le chef se
concentre sur l’ennemi.
A. La maîtrise de l’environnement
L’environnement ne doit pas être un obstacle opérationnel. Pour cela, il est nécessaire de
gommer au maximum son impact en le connaissant et le gérant le mieux possible. La
maîtrise doit s’appliquer à la fois dans le domaine de la connaissance du terrain, de sa
topographie, de sa végétation, de son climat mais aussi dans la compréhension de sa
population, de ses pathologies, de sa culture. Par une excellente appréhension des risques
spécifiques, le choix de la manœuvre est facilité, l’utilisation du terrain peut devenir un
atout et la force est protégée. Cela, d’autant plus que la protection des troupes est devenue
une dimension fondamentale de l’efficacité. Le général Desportes estime que
« Paradoxalement, lorsque la guerre n’était pensée que dans l’optique de l’affrontement
paroxystique des blocs, la protection de la force présentait un caractère moins sensible.
Pour deux raisons. La première est que notre vision de la guerre était d’abord celle de la
guerre absolue pour des intérêts vitaux dont nous sentions, sous l’emprise prégnante de la
pensée clauswitzienne, qu’elle justifiait et supposait inexorablement des pertes massives.
La seconde est que l’insuffisance de la protection n’altérait que la dimension la moins
importante de l’action militaire, son efficacité opérationnelle.75 » Aujourd’hui, l’efficacité
militaire à été transférée au premier plan, par un jeu d’économie des vies humaines et d’un
souci financier. Le domaine santé est un des acteurs principaux dans ce domaine à
plusieurs titres: la lutte contre le risque biologique, l’hygiène permettant une meilleure
adaptation, la qualité de l’eau et de l’alimentation.
L’hygiène
Sun Zi préconisait déjà le bon choix du cantonnement : « il faut se placer au bon endroit
pour préserver leur santé [des troupes]76 ». Les conditions de logement sont très souvent
responsables des épidémies, encore aujourd’hui, notamment pour le paludisme lorsque les
armées s’installent prés des marais ou d’autres réservoirs d’eau stagnante. L’hygiène au
sein du campement est tout aussi essentielle, en particulier en ce qui concerne le Typhus
lorsque les poux prolifèrent. On a vu précédemment les catastrophes sanitaires lors des
grandes batailles à travers l’histoire. Les hébreux, au cours du deuxième millénaire,
recommandaient déjà la purification des camps. Les malades contagieux étaient éliminés,
75 Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Ed.Economica, 2008, cité p 194. 76 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 125.
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lépreux ou dysentériques, et les déjections étaient enterrées77. Il s’agissait autant de
mesures religieuses, en rapport avec l’exigence de pureté du peuple élu, que de mesures de
prévention enseignées par des nomades coutumiers de la vie des camps. Une des plus
grandes réussites de l’armée romaine tient dans son organisation, en particulier des
campements, qui permettait aux hommes de partir au combat dans de bonnes conditions.
La Marine royale, par son espace confiné durant de longues traversées océaniques, a aussi
très vite été sensibilisée à l’importance de l’hygiène des locaux et des hommes.
Aujourd’hui, les services de santé des armées sont en charge de conseiller le
commandement dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité en opérations, ainsi que
dans celui de la protection de l’environnement. L’objectif est de diminuer au maximum par
l’adaptation des locaux, la maîtrise des comportements du personnel, la gestion des déchets
ou encore l’établissement de contre-mesures médicales, les risques d’accidents,
d’intoxications ou de maladies directement liés au métier de militaire. Dans cette optique,
il est nécessaire de conjuguer à la fois les recommandations techniques, le droit du travail
et la mission opérationnelle afin de diminuer au maximum les entraves à la manœuvre. Par
leur connaissance du milieu militaire, leur participation directe aux opérations et leurs
compétences médicales, chimiques, biologiques, environnementales, les praticiens du
domaine santé ont une place privilégiée dans cette action d’hygiène et de sécurité en
opérations. Leur expertise est tout autant importante en ce qui concerne l’hygiène de l’eau
et de l’alimentation car la protection de la santé des combattants passe directement par
cette démarche.
L’eau et l’alimentation
L’hygiène de l’eau est un facteur tout aussi indispensable car l’eau véhicule de nombreuses
pathologies, en particulier la dysenterie bacillaire et le choléra. L’emplacement des latrines
n’était pas anodin, le général Sherman78 leur portait une attention toute particulière, sachant
parfaitement qu’une armée entière pouvait être mise hors d’état de nuire par une diarrhée.
Il est donc apparu très vite essentiel de préserver l’environnement des champs de bataille
afin de pouvoir prélever l’eau et l’alimentation indispensables à la vie. Très longtemps les
armées ont vécu en prélevant leur subsistance sur le terrain qu’elles avaient conquis. Elles
pratiquaient ensuite la politique de la « terre brûlée », empêchant toute autre armée d’y
séjourner pendant un laps de temps significatif.
77 Deutéronome, XXIII, 12. Traduction du rabbinat français. 78 William Sherman (1820-1891)général de l’Union auprès du général Grant pendant la guerre de Sécession, qui prit Atlanta en Géorgie et réalisa la célèbre marche vers la mer, permettant d’emporter la décision.
43
L’absence de ravitaillement des armées a eu à plusieurs reprises des conséquences en
termes d’épuisement physique mais aussi de maladies telles que le scorbut. Le
Deutéronome conseillait déjà « si tu es arrêté longtemps au siège d’une ville que tu
attaques pour t’en rendre maître, tu ne dois cependant pas en détruire les arbres en
portant sur eux la cognée : ce sont eux qui te nourrissent, tu ne dois pas les abattre79 ».
Cela rejoint, aujourd’hui, la préoccupation de la protection de l’environnement. De plus, la
connaissance des végétaux et des animaux locaux est indispensable. Pendant la campagne
de Russie, l’armée de Napoléon a employé du bois de laurier rose pour embrocher ses
aliments, de nombreux soldats en sont morts.
La qualité du régime alimentaire est tout aussi primordiale. Pendant la guerre de Sécession,
les médecins militaires américains essayeront de souligner l’importance de la ration
alimentaire du combattant dans la prévention des maladies, mais le commandement, pour
qui les résultats n’étaient pas évidents, a préféré privilégier la mobilité des troupes plutôt
que de les alourdir avec des vivres variés et en quantité suffisante.
A la fin du XIXème siècle, plusieurs accidents observés dans les corps de troupe, attribués à
la consommation de conserves, ont conduit le ministre de la Guerre à mettre en place, le 1er
février 1899, une commission d’étude sur les critères de qualités minimum pour les
marchés militaires.
Lors du premier conflit mondial, le régime alimentaire des soldats était désastreux et basé
principalement sur le porc salé et l’alcool. Le chirurgien général Joseph Lovell tentera de
faire diminuer la ration de viande et d’augmenter celle du pain et des légumes mais il ne
sera pas écouté. Il a été le précurseur de la diététique moderne, qui appliquée aux militaires
tend vers la performance et la résistance des soldats. Parmentier, pharmacien militaire et
célèbre importateur de la pomme de terre, était persuadé que le meilleur moyen de lutter
contre les maladies était « une bonne nourriture et une bonne hygiène 80».
La fonction santé est chargée, à l’heure actuelle, de contrôler la qualité de l’eau et de
l’alimentation, mission confiée à ses vétérinaires et pharmaciens. La complémentarité entre
le service de santé et le commandement est dans ce cas moins présente que pour l’hygiène
et la sécurité qui a des implications judiciaires. En effet, si l’intérêt d’une alimentation
saine est comprise, le commandement a souvent tendance a tenter de réaliser des
économies sur la qualité de la ration alimentaire, n’en voyant pas les effets à court terme.
La lutte contre les épidémies suscite beaucoup plus facilement leur adhésion car la non
prise en compte de cet aspect est rapidement spectaculaire.
79 Deutéronome, XX, 10-20. Traduction du rabbinat français. 80 D.Vidal, R.Deloince, Trois siècles de recherche et de découvertes au sein du service de santé des armées, Médecine et Armées, 2008, 36, 5.
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La prévention
Les épidémies ne naissent et ne s’étendent que si elles rencontrent des conditions
favorisantes et des individus réceptifs. La réceptivité dépend de nombreux facteurs, les uns
extérieurs tels que la promiscuité, l’encombrement, la température, la pression
barométrique, l’hygrométrie, les autres intrinsèques au personnel tels que la fatigue, la
déchéance physique, la mauvaise hygiène de vie.
Au Moyen Age, le commandement considérait que les hommes n’étaient utilisables que
pour un temps très bref, car la fatigue au combat avec les armures était extrême. Ils
estimaient qu’un homme n’était pas utilisable plus d’une heure, en comptant les pauses. Le
repos avait été identifié comme indispensable.
Mais la réceptivité dépend surtout du degré d’immunité spécifique et cette immunité
résulte soit d’une atteinte antérieure ayant débouché sur une guérison, soit d’une
vaccination.
Dés le XIème siècle, les Chinois pratiquaient déjà la variolisation, en inoculant une forme
peu virulente (ou souhaitée comme telle) de la variole. L’efficacité était relative et le taux
de mortalité pouvait atteindre 1 à 2%. Cependant, la pratique s’est progressivement
répandue le long de la route de la soie.
Voltaire écrivit à propos de l’inoculation81 : « Un évêque de Worcester a depuis peu prêché
à Londres l’inoculation, il a démontré en citoyen combien cette pratique avait conservé de
sujets à l’Etat ». Daniel Bernoulli démontra, quelques années plus tard, en 1760, que la
généralisation de cette pratique permettait de gagner un peu plus de trois ans d’espérance
de vie. Dans les armées, Jean-François Coste, grand hygiéniste, introduit la variolisation82
des troupes envoyées au secours des insurgés américains. Elle sera rendue obligatoire en
1818 aux Etats-Unis.
Le grand tournant de la vaccination et de l’hygiène sera abordé avec l’œuvre de Pasteur au
XIX ème siècle. Son explication, et surtout sa diffusion dans l’opinion, des principes de la
bactériologie, de l’étiologie des maladies infectieuses, et du rôle de la prévention auront
pour conséquence de bouleverser la relation à l’environnement. Les armées y ont vu une
81 Voltaire, XIème lettre philosophique, 1734. 82 Le mot « vaccination » vient donc du latin vacca signifiant vache, en honneur à la toute première maladie inoculée : la variole.
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opportunité immense, résumée par le professeur Jacob : « Enoncer les travaux de Pasteur :
c’est lire des bulletins de victoire. »
Le service de santé des armées travaillera, désormais, en étroite collaboration avec
l’Institut Pasteur, et en particulier au sein des instituts d’outre-mer. La liste est longue des
figures célèbres de praticiens militaires, tels que Yersin ou Calmette, qui ont participé à
l’épopée pasteurienne au-delà des mers.
« La lutte contre les maladies épidémiques et contagieuses s’est de tout temps imposée, en
impérieux devoir, au service de santé militaire83 », cette ère nouvelle a totalement
bouleversé l’approche des soins dans les armées mais aussi celle de la prévention. Il ne
s’agissait plus de lutter contre des inconnus mais bien contre des entités concrètes : les
microbes84. De nombreux praticiens militaires seront détachés dans les instituts Pasteur, en
particulier outre-mer. Camille Pesas, premier vétérinaire militaire collaborateur de Yersin,
travaillera sur la recherche relative à la peste bovine et la peste humaine, à l’institut
Nhatrang, en 1896. Edmond Plantureux, chef du service de microbiologie de l’institut
Pasteur d’Alger, était aussi vétérinaire militaire. Il a réalisé de nombreux travaux sur la
rage. Lucien Balozet, praticien militaire, était directeur de l’institut Pasteur de Tunis.
D’autres mesures de prévention seront développées en particulier la chimioprophylaxie. En
1830, Maillot avait obtenu une bonne protection contre le paludisme du corps
expéditionnaire en Algérie avec le sulfate de quinine. En 1892, le service vétérinaire des
armées a préconisé l’emploi de la malléine comme moyen diagnostic de la morve latente.
La maladie fut ainsi éradiquée au sein des effectifs équins militaires puis civils. En 1914-
1916, Carle Guessard, pharmacien des armées mit en place des préparations contre les
poux des tranchées.
Tous ces progrès techniques et la montée en puissance de l’efficacité de la prévention
feront reconnaître au commandement l’importance de l’action médicale dans la maîtrise de
l’environnement biologique. La première guerre mondiale développera le concept de
« défense sanitaire85 ». Son objectif correspondait à la mise en application des mesures qui
étaient susceptibles d’entraver l’éclosion ou d’arrêter le développement des maladies,
surtout des maladies contagieuses. Une circulaire mettra en place, en 1924, « des équipes
sanitaires chargées de l’application des mesures techniques d’hygiène et de désinfection,
83 Médecin Major de première classe Coudray, 1923. Classement provisoire, côte 9NN670, DAT, SHD. 84 Le mot « microbe » a été introduit par Sédillot en 1878. 85 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
46
qui pourraient être spécialement motivées par l’apparition d’épidémies survenant dans les
camps86 ».
« Faire de la protection de ses propres forces la motivation principale87 » était déjà pour
Sun Zi un moyen indirect de détruire les forces ennemies. Nos chefs militaires, motivés par
l’efficacité de la médecine dans le domaine de la prévention, ont bien compris cet
enseignement et ont mis en place plusieurs systèmes de protection sanitaire de la force. En
France, l’état-major des armées a augmenté la part sanitaire dans son appréciation
opérationnelle. Pour cela, il s’est doté, en 2003, de la section « prévention, sécurité,
environnement » (PSE), chargée des questions relatives à l’hygiène et à la sécurité des
militaires en opérations (HSO)88, et de la cellule d'aide à la décision dans les domaines
radiologiques, biologiques et chimiques (CARBC), chargée du recueil d’informations et de
leur analyse, en vue de fournir une aide à la décision de niveau stratégique ou opératif.
L’OTAN a eu la même approche, en créant une branche « Force Health Protection » et
l’Union européenne suit actuellement dans le sillage.
La maîtrise de l’environnement est devenue une véritable préoccupation car elle diminue
les entraves physiques à la liberté d’action des chefs militaires. En effet, disposer de toutes
ses forces, et pouvoir les faire évoluer sur le terrain avec le moins possible de risques ou de
menaces, offre une plus grande marge de manœuvre. Dans le prolongement de cette
recherche de liberté, la maîtrise de l’environnement humain où se déroule les combats
procède de la même démarche.
B. La gestion de la population
« Qui aura les éléments et le terrain pour lui ?89 », on peut ajouter aujourd’hui : qui
possèdera le cœur de la population ? Ce point est essentiel, dans notre époque moderne,
pour disposer de la liberté d’action, susciter l’adhésion de la population permet une
meilleure acceptation de la force. « Nous avons perçu que les sociétés et les hommes
constituaient le nouveau milieu de l’action90 ». Cet aspect était peu développé avant le
XIX ème siècle, c’était plutôt l’inverse, les armées faisaient, en général régner la terreur et
réquisitionnaient des vivres, des locaux ou même des femmes par la force.
86 Circulaire n°1921 B du 20 mars 1924. Classement provisoire, côte 9NN624, DAT, SHD. 87 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 278. 88 Instruction n°1826/DEF/EMA/SLI/PSE du 13 septembre 2005. 89 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 100. 90 Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Economica, 2008.
47
Les guerres de colonisation furent un véritable tournant dans l’approche militaire des
populations. La phase initiale, phase exploratoire et de conquête, ne prenait pas
immédiatement en compte la dimension de « l’habitant qui est au centre du conflit91 ». En
revanche, la phase de pacification des territoires donnait une place particulière à
l’assistance médicale aux populations. Des dispositifs fixes de soins étaient complétés par
une action médicale mobile, qui fut à la base de la lutte contre les grandes endémies
tropicales.
Pour Lyautey, « …s’il comprend son rôle, [le médecin] est le premier et le plus efficace de
nos agents de pénétration et de pacification92 ». Par ce biais, il répandait la connaissance et
la confiance mutuelle, se basant sur la méthode de la « tâche d’huile ». Au Maroc, par
exemple, les médecins militaires ont occupé une place importante dans sa politique, par
l’intermédiaire des soins aux « indigènes » et des services de lutte contre la
trypanosomiase, la lèpre et la tuberculose. Lors de la conquête d’Algérie, l’efficacité du
médecin dans les colonnes volantes de Bugeaud, a fortement contribué à la réussite des
opérations. Les médecins militaires avaient une aura importante auprès de la population,
concrétisée par le terme de « toubib93 » qui portait une véritable tonalité sympathique et
amicale. Les services de santé français94 et britannique ont, ainsi, eu un rôle majeur à jouer
dans la constitution des empires coloniaux de leur nation respective. En 1924, un hommage
leur sera rendu : « le rôle de premier plan joué par les officiers du Corps de santé des
troupes coloniales dans le fonctionnement et le développement des services d’assistance
médicale indigène aux colonies, en soulignant que la surveillance sanitaire, la
conservation et la fructification du capital humain indigène pourra seule compenser
l’effroyable diminution de la natalité en France, et assurer dans l’éventualité d’une guerre
future les effectifs numériquement suffisants pour assurer la défense du territoire95 ».
Après la seconde guerre mondiale, lors des guerres de décolonisation ou des luttes pour
l’indépendance nationale, l’objectif de l’aide médicale aux populations fut radicalement
différent. L’action menée cherchait, au début, à gagner la population afin d’éviter qu’elle
ne prenne parti pour l’ennemi et ne lui apporte son soutien. Au Vietnam, par exemple, les
médecins américains des hôpitaux des forces spéciales assuraient les soins médicaux des
91 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. 92 J.L.Rey, Service de santé des armées et actions civilo-militaires au Kosovo : de la théorie à la pratique, Médecine et armées, 2001, 29,2. 93 Savant habile en langue arabe. 94 A cette époque, le service de santé français colonial administrait et animait alors plus de 3000 formations telles que 41 hôpitaux, 593 centres médicaux, 2000 dispensaires et 600 maternités, dispersés à travers la France d’outre-mer. 95 Direction des troupes coloniales, 1er bureau, bureau technique, n°2.354-1/8-1er octobre 1924. Classement provisoire côte 9NN637, DAT, SHD.
48
troupes du groupe de défense indigène civil, de leurs familles et de nombreux civils. Ce
volet médical faisait partie intégrante des opérations spécifiques de l’organisation des
forces spéciales américaines aéroportées dans un but anti-insurrectionnel assurée au sud.
Lors de la phase suivante, correspondant à l’accession à l’indépendance de nouveaux états,
le but à atteindre était de mettre en place une coopération. Les services de santé ont joué un
rôle essentiel dans la mise en place de cette coopération.
Après la guerre froide, « l’enjeu de la guerre moderne est [devenue] la conquête de la
population96 ». C’est l’expérience de l’ex-Yougoslavie qui a ouvert l’ère actuelle des
actions civilo-militaires (ACM), telles que nous les connaissons. « On entend par ACM
toutes les actions entreprises par les forces engagées sur le théâtre permettant de prendre
en compte l’interaction entre ces forces et leur environnement civil et de faciliter ainsi la
réalisation des objectifs civils et militaires poursuivis97 ».
En France, l’action du service de santé des armées s’intègre dans cette directive, selon les
grandes lignes suivantes : la primauté du soutien santé au profit de la force engagée est
essentielle (la conduite de l’aide médicale aux populations ne devant pas compromettre la
mission première, en particulier ne pas obérer ni la rapidité ni la capacité d’accueil au
profit des forces. L’objectif est de conserver à tout instant l’aptitude du domaine santé à
soutenir la force en posture coercitive), le niveau de réalisation de l’aide médicale aux
populations doit être maîtrisé (c’est-à-dire acceptable et supportable pour les forces), elle
doit aussi être réversible sans difficulté majeure (ce fût le cas lors des évènements de
Bouaké en novembre 2004). Cette réversibilité doit pouvoir être mise en œuvre sur très
court préavis et valoriser l’action des forces.
« La vraie guerre est parmi les gens et non parmi les montagnes98 ». Il ne faut pas oublier
qu’une partie de la survie et des renseignements provient de la population. C’est pourquoi,
la fonction « aide médicale aux populations » ( qui occupe une place majeure dans les
actions civilo-militaires des armées) a pris une grande importance dans les conflits
modernes. Même si cette fonction n’avait pas été identifiée comme un véritable facteur
stratégique par Clausewitz et ses contemporains, ou encore par le Maréchal Foch lors de la
détermination de ses principes, elle représente un levier essentiel de l’action des armées.
C’est devenu un véritable principe de la stratégie d’action moderne, comme nous le
verrons plus loin. L’action sur la population offre donc une liberté au commandement dans
96 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. 97 Directive de 1997, relative aux ACM au Kosovo. 98 Général (USMC) Victor Krulak.
49
le domaine opérationnel en diminuant le soutien de l’ennemi, mais aussi au niveau
politique en donnant une légitimité à la présence des forces armées.
Ainsi, lorsque la maîtrise de l’environnement dans ses dimensions physiques et humaines
est acquise, la liberté d’action du commandement peut encore être augmentée en lui
assurant une liberté de manœuvre. Le domaine santé, là encore, a la capacité de favoriser
cette dernière, notamment par le biais des évacuations sanitaires. L’histoire de ces
évacuations a été longue et chaotique à l’image du soutien santé dans sa globalité. Il est
intéressant de l’étudier pour comprendre la relation du duo santé/armées, car elle
caractérise parfaitement toute l’ambiguïté de la relation.
C. La liberté de manœuvre
Les évacuations sanitaires ont un intérêt stratégique, non seulement par le fait qu’elles
permettent de sauver plus de vies et donc d’améliorer le moral des troupes, mais aussi
parce qu’elles permettent de dégager les champs de bataille. Les progrès techniques ont
libéré le commandement, lui permettant de combattre, tout en sachant que ses hommes
seront pris en charge, avec une mobilité accrue et dans des conditions parfois extrêmes.
Des évacuations de blessés efficaces offrent une certaine sérénité au commandement et
favorisent ainsi sa liberté de manœuvre. En effet, si les combattants se préoccupent des
victimes, cette activité constitue une entrave à l’action. Le général de La Motte écrit que
pendant la guerre d’Indochine99 « toutes les évacuations sanitaires imposent la retraite de
tout le monde. Si je renvoyais une section seule, elle aurait quelque chance de disparaître
corps et biens. Un jour un éclaireur prend un éclat si lent qu’il est à peine fiché dans son
ventre. […] On fabrique un brancard de fortune, deux perches, deux vestes de combat et
on rentre, à ma grande déception : voilà un renseignement perdu. Il faut dix heures pour
l’évacuer jusqu’à l’hôpital 415. Il a le péritoine ouvert mais se remettra très bien, avec
une énorme cicatrice. » Pourtant le commandement n’a pas toujours vu ou ne voit pas
toujours l’intérêt majeur de consacrer des moyens spécifiques aux évacuations. A court
terme, cela peut effectivement être perçu comme une entrave mais sur la durée d’une
opération, des capacités en nombre suffisants et efficaces peuvent faire la différence.
99 Dominique de La Motte, De l’autre côté de l’eau – Indochine 1950-1952, Tallandier, 2009, cité p 144.
50
Les balbutiements des évacuations sanitaires
« Mettre en contact le plus rapidement possible le blessé et le médecin est la base de la
médecine de guerre100 ». Les byzantins disposaient des « dépotats » et la Gaule romaine
des « valets d’armée » chargés de recueillir les blessés avec des brancards de fortune. Pline
le Jeune raconte que Cnéius Pompée mourut faute de brancard pour l’évacuer.
Les armées royales, en Europe, ne disposaient pas, en revanche, de personnel pour jouer le
rôle de brancardiers. Le concept d’évacuations sanitaires est apparu, pour la première fois
en France, en 1694101. Il ne sera pas mis en application immédiatement, car même après
l’édit de 1708, le blessé pansé rejoint l’hôpital ambulant le plus proche par ses propres
moyens, comptant sur un frère d’armes ou un habitant local. Quelques mauvais chariots
réquisitionnés sur place étaient parfois utilisés pour leur transport. Jourdan Le Cointe102
dénonce la barbarie de « ces chariots de transport où les hommes blessés sont entassés,
cahotés, sans secours, pour être douloureusement transportés103 ».
La Convention en prendra conscience, en 1792, demandant aux « charrons et artistes » de
concourir pour présenter un modèle de « voitures légères et bien suspendues pour
transporter des blessés ». Cette idée ne rencontrera pas de succès, mais elle aura eu le
mérite de favoriser la mise en œuvre de nouvelles méthodes (immobilisation des fractures
par exemple) pour ménager la souffrance des blessés. C’est Larrey, sous le premier
Empire, qui mettra en place des « ambulances volantes » adaptées au transport spécifique
des victimes des combats. Cependant, à l’avant, le transport se faisait toujours de bric et de
broc à l’aide de branches d’arbres, de fusils entrecroisés, de pièces de toile, d’échelles, etc.
Percy proposa, en 1813, de créer des unités spéciales de brancardiers équipés de matériels
pour monter un brancard improvisé suffisamment confortable. Cette proposition resta lettre
morte.
La première guerre mondiale s’avèrera un véritable tournant dans l’utilisation de vrais
brancards par des « brancardiers de régiment ». A cette époque, se généralise l’emploi de
100 J-N.Giroux, Evacuations sanitaires héliportées au cours du conflit vietnamien, médecine et armées, 2001, 29, 3. 101 Catinat, Mémoire contenant les moyens de faire la guerre offensivement dans le piémont en 1694 adressé au roi. 102 Médecin parisien du XVIIIème siècle, ayant rédigé le célèbre Traité de cuisine sous l’Ancien Régime, qui traitait de l’hygiène alimentaire comme élément essentiel de la santé, et se penchera, par ailleurs, sur le sort médical des combattants. 103 Jourdan Le Cointe, La santé de Mars, 1790.
51
la brouette porte-brancard, des brancards montés sur luge ou sur ski, des cacolets ou des
cacolets litières montés sur mulets. Cependant, « l’afflux des blessés ne permet plus aux
brancardiers des régiments trop peu nombreux, d’assurer correctement leur transport vers
l’arrière. Les médecins peuvent alors faire une demande auprès du service de santé, afin
que les musiciens de la fanfare de leur bataillon leur soient ponctuellement envoyés en
renfort, comme brancardiers104 ». Louis Maufrais, médecin dans les tranchées, témoigne :
« C’est dans ces sapes où [je] partais donner les premiers soins aux blessés entassés avec
les morts, avant d’être transportés souvent trop tard au poste de secours de bois Vauban
par les brancardiers débordés ». Cette pénurie de brancardiers sera en partie compensée
par la venue, en 1915, de volontaires américains pour conduire les ambulances105.
C’est à cette époque que les trains sanitaires vont faire leur apparition dans les deux camps.
Certains trains sont de véritables hôpitaux roulants, approchant du front jusqu’à 15 à 20
kilomètres106.
Les brancards et véhicules sanitaires s’amélioreront entre les deux guerres, devenant plus
légers et plus maniables. Ils seront utilisés pendant la campagne de 1939-1940. Dans cette
période, des navires seront utilisés pour des évacuations sanitaires107.
Le concept des navires hôpitaux ne cessera de progresser, lui aussi, les américains en
mettront en place pour les opérations fluviales, en 1967 au Vietnam, l’USS Colleton puis
l’USS Nueces.
Mais la véritable révolution des évacuations sanitaires est la voie aérienne qui a pu réaliser
le miracle de réduire le facteur temps, de montrer qu’il est parfois possible de prendre en
charge un blessé à l’endroit même où il tombe et finalement de réduire très fortement le
facteur évacuation.
104 Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008, note 1 cité p 74-75. 105 La France dispose de 450 véhicules sanitaires en septembre 1914 et 5 427 au moment de l’armistice. Du côté allemand, le ministère de la guerre fait réaliser par l’industrie un parc de véritables véhicules sanitaires tactiques, dont la capacité de transport sera augmentée par des remorques. A la fin de 1914, l’armée allemande dispose de 226 véhicules sanitaires neufs, renforcés de 239 autres véhicules divers. En 1916, elle en aura 1 815, et 2 961 au début de l’année 1918. 106 Au début de la guerre les allemands auraient disposé de 40 trains sanitaires et en auraient utilisé, au cours du conflit, 232 de différentes catégories pour le transport des blessés. En France, une instruction du 25 avril 1916 sera rédigée par le grand quartier général des armées pour organiser les évacuations sanitaires par trains- EM Général / direction de l’arrière 1663 DA. Classification provisoire, côte 9NN670, DAT, SHD. 107 Entre le 21 et le 29 mai 1940, 789 blessés seront évacués par des navires français. La Royal Navy mit en œuvre 3 navires hôpitaux pour évacuer les militaires britanniques et français blessés de l’hôpital de Zuydcoote.
52
L’apparition des avions comme vecteurs d’évacuation
Les premières évacuations sanitaires par voie aérienne furent réalisées par les français en
1877, en utilisant des ballons à air chaud pour évacuer des blessés de Paris assiégé. En
1912, le sénateur Reymond, médecin et aviateur, prévoit que « l’avenir permettra de
construire des avions avec lesquels se fera l’évacuation des blessés ». Ce fut chose faite,
par le lieutenant Paulhan et le capitaine Dangelzer, en 1915, au cours de la retraite de
Serbie. Le docteur Chassaing, en 1917, transporta dans le fuselage de son avion quelques
blessés de Moulin de Laffaux 80 kilomètres plus loin108.
C’est au Maroc que l’aviation sanitaire prendra un essor formidable, de 1921 à 1923. En
octobre 1921, le Médecin Major Epaulard et le commandant Pennes, appartenant à la
subdivision de Mekhnès, ramènent 18 blessés graves par six avions groupés en escadrille.
Ils franchiront ainsi les 80 km en 35 minutes, alors que par la voie terrestre 3 jours auraient
été nécessaires. En 1922, tant au Maroc qu’au Levant, 1 200 blessés ont été évacués.
Lors de la guerre du Rif (1921-1926), 1 000 blessés seront évacués par air, mais 4 409 le
seront par cacolets à dos de mulets, ne pouvant pas bénéficier de cette avancée
technologique extraordinaire à cause du terrain très peu propice à l’atterrissage des avions.
Entre 1918 et 1936, 6 981 malades ou blessés seront évacués par avion en Afrique du Nord
et au Proche Orient.
En France, le médecin principal Robert Picqué deviendra l’apôtre de l’aviation sanitaire
mais malheureusement, il mourut le 1er juin 1927, en ramenant de Cazaux à Bordeaux une
malade qui devait être opérée d’urgence.
Il faut toutefois attendre la seconde guerre mondiale pour assister réellement à l’essor de ce
mode d’évacuation. Les américains, en particulier, en feront un usage intense pour
l’époque109.
Cependant, l’avion présentait la limite d’une zone d’atterrissage adaptée et de conditions
météorologiques compatibles, qu’il était nécessaire de dépasser afin d’améliorer encore le
taux de survie des patients. Il s’agissait d’une véritable course contre la montre, d’une
guerre déclarée au temps. La survie du blessé dépend totalement de la vitesse de la prise en
charge. Le médecin principal de deuxième classe Mellies dira, en juin 1917 : « n’est ce pas
108 Il obtint, en 1918, l’aménagement de 60 appareils Breguet 14 A-2, en remplaçant dans le fuselage l’appareil mitrailleur par deux brancards. En 1920, 80 avions Breguet seront construits, aboutissant au type de Breguet « limousine » 14 T-Bis. 109 173 500 blessés seront évacués en 1943, 545 000 en 1944 et 454 000 en 1945. La conséquence directe de l’emploi massif de l’avion fait chuter le taux de mortalité de 6 pour 100 000 en 1942 à 1,5 pour 100 000 en 1945.
53
à l’occasion des évacuations sanitaires que le service de santé perd en quelques instants la
bonne réputation acquise par de longs mois de travail et de dévouement ?110 ». Cela
signifie que le service de santé doit mettre tout en œuvre pour remplir sa mission,
consistant à sauver le maximum de vies, mais que malheureusement les moyens pour
réaliser les évacuations sanitaires ne sont pas dans sa main. Les vecteurs venant souvent à
manquer, le temps perdu est alors irrémédiable. La complémentarité entre le
commandement et le domaine santé nécessite d’être pleinement présente à ce niveau afin
d’assurer l’efficacité des évacuations.
La révolution de l’hélicoptère sanitaire
L’hélicoptère sera donc la seconde révolution, par la liberté de posé qu’il offre par rapport
à l’avion. Il a ouvert une nouvelle ère en ce qui concerne la médecine militaire, mais aussi
la médecine d’urgence en général, les minutes ainsi gagnées font la différence entre la vie
et la mort. L’emploi de ce mode de transport fut envisagé, en France, dés 1946 mais
réellement employé et dédié à cette tâche en Indochine, en 1950, où Valérie André,
médecin et pilote, s’illustra tout particulièrement. L’utilisation de ce type d’aéronefs, pour
le ramassage des blessés au plus prés de la zone de combats et les évacuations vers les
hôpitaux de campagne de proximité, permit de sauver un nombre incalculable de vies
humaines et de faire évoluer les matériels médicaux et les techniques de soins en vol.
Les retours d’expérience des américains en Corée, des britanniques en Malaisie et des
français en Indochine sont unanimes sur la grande utilité des hélicoptères dans le domaine
de la prise en charge des blessés111.
Au Vietnam, dés la fin 1961 et jusqu’en 1973, les américains soumis à la nature du terrain
et aux techniques de contre-guérilla des Viêt Cong utiliseront fortement ce moyen
d’évacuation. L’hélicoptère fut un formidable atout dans ce pays de montagnes, de jungles
et de plaines marécageuses, disposant de peu de voies ferrées et de chemins carrossables.
Le commandant Kelly fut la figure emblématique du détachement médical aéroporté. Il est
devenu, en quelques mois, l’incarnation du dévouement et du sacrifice des pilotes des
unités aéro-médicales au Vietnam. En 1964, 16 000 militaires américains étaient déployés
au Vietnam, les demandes d’évacuations étaient immenses, les pilotes effectuaient plus de
110 Médecin Principal de 2ème classe Mellies, juin 1917. Classement provisoire, côte 9NN670, DAT, SHD. 111 Les français disposaient de 18 appareils et 5 000 blessés ont été transportés par ces aéronefs à voilure tournante entre 1950 et 1954. En deux mois, 1 400 missions d’évacuations sanitaires, soient 4 200 patients, eurent lieu au Laos. Les américains, en Corée, ont héliporté 17 700 blessés.
54
100 heures de vol par mois. C’est lors de ce conflit que le concept d’emploi de
l’hélicoptère de transport sanitaire a été validé.
L’efficacité de ce mode d’évacuation est certain car le délai moyen entre la blessure et le
traitement consolidé était de dix heures pendant la deuxième guerre mondiale, il fut porté à
cinq heures en Corée et un peu plus d’une heure au Vietnam. Ces chiffres sont confirmés
par l’évaluation des taux de mortalités corrélés au temps d’évacuation, quel que soit le
vecteur112.
A l’heure actuelle, l’hélicoptère est devenu le moyen idéal pour les évacuations tactiques
intra-théâtre, tandis que pour les longues distances, dites stratégiques, l’avion est le moyen
privilégié. Le service de santé des armées français a fait des évacuations sanitaires
précoces un des trois piliers du soutien santé des forces en opérations. Cependant, faute
d’appareils en nombre suffisant, ce mode d’évacuation ne peut pas être utilisé à sa juste
suffisance. Un dialogue est indispensable entre les services de santé des différentes nations
et le commandement, afin d’évaluer le besoin, pour tenter de le satisfaire autant que
possible.
La gestion des parcs de vecteurs d’évacuation sanitaire est variable selon les pays. Il
n’existe pas dans l’armée française une flotte aérienne exclusivement affectée aux
transports sanitaires alors que le service de santé américain est doté d’unités d’hélicoptères
sanitaires. Pourtant, initialement, les règlements de l’aviation française stipulaient : « les
avions sanitaires ne doivent pas être employés à d’autres usages que les évacuations
sanitaires, de façon à ce qu’ils soient maintenus en parfait état d’entretien et constamment
disponibles »…Le principe reste cependant le même : donner les moyens au soutien santé
d’être réalisé dans les meilleures conditions possibles afin de libérer le commandement de
cette contrainte. En effet, les évacuations médicalisées garantissent une liberté d’action en
désengorgeant le terrain, en allégeant la manœuvre, en libérant les combattants et en
agissant sur leur psychologie, car leur chance de survie sans séquelle fonctionnelle s’en
trouve fortement améliorée.
112 Pendant la première guerre mondiale, il fallait entre 9 et 18 heures pour atteindre une structure chirurgicale, le taux de mortalité était de 8% ; pendant la seconde guerre mondiale, 8 à 12 heures et 4,5% ; en Corée, 2 à 4 heures et 2,5% ; au Vietnam, 1,5 à 2 heures, 2,5% ; pendant la guerre israélo-arabe, 1 à 10 heures du côté israélien et 1,3% et 24 à 48 heures du côté arabe et 3,1% ; pendant la guerre des russes en Afghanistan, 1 à 6 heures et 3,5% ; pendant la guerre des Malouines, 2 à 12 heures et 1,3% et enfin en ex-Yougoslavie 1 à 6 heures et 1,75% - Dejan Bajcetic, Stojan jovelic, Danilo Krstic, Nebojsa Jovic et Milovan Novovic, Experience in evacuation wounded and sick on the territory of the former Yugoslavia in the war time 1991-1995, F.Y.R.O.Macedonia, revue internationale des services de santé des forces armées.
55
Le domaine santé se renforce en tant qu’acteur stratégique par sa capacité à intégrer les
nouvelles technologies pour soulager les chefs militaires des contingences pratiques qui les
détournent de leurs préoccupations purement opérationnelles.
Une attention particulière doit être portée aux évacuations sanitaires, qu’elles soient
terrestres, maritimes ou aériennes, car elles sauvent un nombre important de vies. Elles
sont d’ailleurs devenues une véritable étape de la chaîne de soins aux blessés.
D. Les innovations techniques
Les services de santé des armées, par leurs recherches et leurs innovations technologiques,
ont pour but d’améliorer le soutien médical des forces et de repousser les limites du
combattant dans des conditions extrêmes. Ils offrent, ainsi, au commandement la
possibilité de franchir des barrières humaines et physiologiques qui modifient les capacités
militaires, et en conséquence, la vision stratégique.
Diminution des limites humaines
Cet aspect est particulièrement remarquable dans le domaine aéronautique, qui n’aurait pas
pu avoir le développement actuel sans les recherches médicales inhérentes à la physiologie
aéronautique. Des aéronefs, aux performances toujours plus élevées, n’auraient pas pu
exister sans la protection de l’aviateur, soumis à des contraintes extrêmes. L’hypobarie et
l’hyperbarie ont été les premiers défis à résoudre. Les médecins ont commencé à s’y
intéresser il y a déjà plus de 200 ans dans le cadre du mal des montagnes. Cette pathologie
est connue depuis l’Antiquité, car Aristote l’avait décrite après l’ascension du mont
Olympe. C’est en 1590 que le missionnaire espagnol Joseph d’Acosta en fait une
description scientifique lors de son séjour dans les Andes. Les recherches physiologiques
dans ce domaine auront des conséquences sur la mise en condition des troupes de
montagne et, naturellement, sur le développement des vols. La médecine a contribué au
formidable essor de l’aéronautique, de l’ascension du premier ballon à air chaud, jusqu’aux
vols spatiaux en microgravité. Plusieurs disciplines participent à la création de vecteurs et
de moyens de combat toujours plus efficaces : la physiologie, la médecine climatique, la
psychologie, l’habitabilité de la cabine, l’ergonomie et la sélection des pilotes. En
repoussant toujours les limites humaines, le domaine médical donne au commandement la
capacité de participer à la course à la performance et d’obtenir une supériorité stratégique.
56
Pendant la première guerre mondiale, la guerre chimique fait son apparition, les gaz sont
utilisés alors que les deux armées n’étaient pas préparées à ce type d’agression.
Immédiatement après l’attaque d’Ypres, le 22 avril 1915, l’Etat-major s’adressait au
service de santé pour réunir toutes les informations sur les gaz. Il est jugé qu’une « étroite
collaboration entre [la direction du service de santé et celle du matériel chimique]
apparaît comme indispensable113 ». Les pharmaciens, experts en chimie et en toxicologie
sont rapidement mis à contribution. Le premier masque à gaz français, en 1915, formé
d’une gaze imbibée d’huile de ricin est de production pharmaceutique. Une notice sur la
thérapeutique des intoxications par les gaz est diffusée le 04 mars 1916. Viendra ensuite la
cartouche pour les masques à gaz, mise au point notamment par Paul Lebeau, professeur en
pharmacie chimique et toxicologique à la faculté de pharmacie de Paris. Durant la guerre
1939-1940, il fit partie de l’Etat-major de la défense contre les gaz. Des survivants, durant
la guerre des gaz de 1915, appartenant au 155e régiment d’infanterie, témoignent : « les
allemands employèrent les gaz pour la première fois, le front s’effondra. Mais c’était un
essai technique et il n’y avait rien derrière pour l’exploiter. Au deuxième essai ce fut tout
différent. Nos troupes avaient été averties et dotées de masques à gaz, encore bien
sommaires. A l’alerte aux gaz, les poilus mirent leur masque en place et prirent leurs
fusils, l’ennemi tomba sur un bec114 ».
Cependant, et cela doit être un enseignement dans le domaine éthique, les pharmaciens
militaires ont aussi été les instigateurs de la fabrication de certains toxiques. Gabriel
Bertrand, propose l’utilisation de chloracétone, un lacrymogène, dans une grenade mis au
point par ses soins en 1915. Les pharmaciens, attachés au service chimique durant la
Grande Guerre, ont joué un rôle dans les moyens d’agression mais aussi un rôle essentiel
dans la protection au profit des armées ; ils eurent ainsi un rôle non négligeable dans la
victoire.
Amélioration du soutien médical des forces
Par ailleurs, le domaine santé cherche sans cesse des voies d’améliorations afin d’être en
mesure de soutenir les armées en toutes circonstances, en s’adaptant aux différents types de
manœuvre. L’objectif est de diminuer les contraintes pour le commandement et de lui
113 Courrier du cabinet du sous-secrétaire d’état artillerie et munitions au service de santé militaire, 21 août 1915. Classement provisoire côte 9NN691, DAT, SHD. 114 Histoire du 155ème RI de Commercy pendant la guerre de 1914-1918 évoquée par les survivants, en mémoire des 115 officiers et 3985 sous-officiers, caporaux et soldats tués ou disparus, La Sainte Biffe, Ecole Don Bosco, 1976, cité le témoignage du Médecin major Benoît.
57
offrir une liberté d’action supérieure en rendant possible le soutien santé d’opérations
militaires très contraignantes au niveau logistique.
Les antennes chirurgicales parachutistes mobiles en sont un exemple concret. Elles ont
ouvert la voie au soutien santé d’opérations aéroportées dans la profondeur. La première
antenne a été créée en Indochine en 1947 pour répondre au besoin des opérations
aéroportées. L’opération « Castor », engagée fin novembre 1953 pour s’emparer de la
cuvette de Dien Bien Phu a été un modèle de l’efficacité du soutien santé avec ce type de
structure. Quatre vingt blessés de l’échelon d’assaut et des premiers accrochages furent
sauvés dans les premiers jours grâce à l’antenne chirurgicale. En Algérie, la première
utilisation opérationnelle d’une antenne parachutiste fut réalisée en novembre 1956 à
Chypre, sur la rive du canal de Suez, à Port Fouad en face de Port Saïd. Deux heures après
son largage, elle était en mesure de soutenir l’action du 2ème RPC115 et du 11ème choc116.
L’antenne chirurgicale parachutiste sera à nouveau aux côtés des forces lors de l’opération
du 2ème R.E.P117 sur Kolwezi au Zaïre en 1978.
D’autres capacités ont été développées afin de s’adapter aux différentes situations
auxquelles sont confrontées les forces. Les éléments techniques modulaires, par exemple,
ont été mis en place dans les années 90 avec pour objectif de disposer de structures santé
sur n’importe quel terrain, tout en respectant toujours les mêmes standards et tout en
conservant le même niveau de soin, y compris en ambiance NRBC.
Les recherches s’orientent aujourd’hui vers la miniaturisation des matériels afin de
permettre une performance toujours plus grande pour une contrainte d’emport la plus petite
possible. Les forces spéciales cherchent à bénéficier de ce type de technologie, notamment
lors de leurs infiltrations dans la profondeur en territoire ennemi.
En gommant les contraintes, en favorisant les avancées technologiques et en
améliorant sans cesse la qualité du soutien, les services de santé offrent au
commandement une certaine sérénité, une puissance accrue et la conservation de
l’initiative. Hervé Coutau-Bégarie estime que « la saisie de l’initiative s’obtient par
l’imagination créatrice dans la conception, la rapidité et la souplesse dans
l’exécution118 ».
La fonction santé participe à ces trois qualités par sa capacité à concevoir de
nouveaux systèmes destinés à optimiser le soutien des forces, par son aptitude à
115 RPC : Régiment de parachutistes coloniaux. 116 11ème choc : 11ème régiment parachutiste de choc. 117 REP : Régiment étranger parachutiste. 118 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008, cité p 330.
58
augmenter la rapidité de l’action militaire, notamment par le biais des évacuations
sanitaires, et enfin par l’opportunité qu’elle offre au commandement de libérer sa
manœuvre des contraintes. Ce dernier point est largement favorisé par la maîtrise de
l’environnement, l’anticipation des risques, la protection de la force et la gestion de la
population. Ces avantages stratégiques ont très longtemps été méconnus ou ignorés.
59
III Elément de sûreté
La sûreté est un préalable indispensable à l’affrontement. Il ne s’agit plus de prévention
face aux risques liés à l’environnement, mais bien d’anticiper les réponses aux menaces
que pourrait faire peser l’ennemi sur les armées. L’objectif est d’éviter la surprise afin de
conserver la maîtrise de la situation. Le Maréchal Foch a écrit que « Là où il n’y a pas de
sûreté stratégique, il y a surprise stratégique, c’est à dire possibilité pour l’ennemi de nous
attaquer quand nous ne sommes pas en état de bien le recevoir119 ».
Il existe un point particulièrement sensible contre lequel les armées doivent se prémunir au
maximum, l’attaque nucléaire, bactériologique et chimique. Le domaine santé a un rôle
particulier à jouer dans ces domaines, mais c’est surtout dans le domaine biologique (où il
participe à la prévention, la détection et le traitement) qu’il est le plus naturellement
impliqué. Les armées ont élaboré toutes sortes de stratagèmes ou de substances pouvant
servir d’armes de destruction massive. Ces armes, parfois artisanales, sont capables de
réduire à néant les effets des armes conventionnelles et de rendre inefficace le principe de
la supériorité numérique. Leur utilisation inspire la terreur par leur capacité de destruction
sans équivalent.
La menace biologique est la plus ancienne n’étant pas l’apanage des armées modernes. A
travers l’histoire, de nombreux exemples d’utilisation de ce type d’arme existent.
Cependant, même si elles remontent à l’Antiquité, ce n’est qu’à partir du XXème siècle que
l’absolue nécessité d’un consensus concernant l’interdiction de l’utilisation des agents
biologiques à des fins guerrière s’est imposée120. En effet, les moyens techniques pour la
diffusion des maladies ont tellement évolué que l’attaque pourrait être un désastre à
l’échelle de l’humanité. En conséquence, même si l’emploi de ces armes est en théorie
interdit, il est essentiel de rester vigilant et d’être capables de s’en prémunir. Les services
de santé jouent, dans ce cadre, un rôle d’évaluation de la menace biologique agressive et de
pourvoyeur de contremesures préventives et curatives.
119 Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Economica, 2007, cité p 216. 120 D’abord en 1925 puis en 1972.
60
A. L’évaluation de la menace
L’évaluation sanitaire des menaces fait partie des éléments de décision stratégique. Les
services de santé des armées participent à l’évaluation sanitaire des risques
environnementaux, qu’ils délivrent ensuite à la fonction interarmées du renseignement. Par
ce biais, le renseignement à caractère médical sera alors produit, afin de déterminer la
probabilité d’une éventuelle menace sanitaire. Concrètement, cela signifie que le domaine
santé effectue le recueil d’informations médicales par un système de veille
épidémiologique et de santé publique. Il en réalise ensuite l’analyse technique, alimentant
les bases de données que le commandement peut utiliser pour mettre en place sa politique
de prévention et effectuer une analyse d’anticipation stratégique.
Les services de santé participent à l’évaluation de l’impact des toxiques chimiques sur
l’organisme humain, qu’ils soient d’origine industrielle (comme dans le cas des
intoxications au plomb provoquées par l’usine de Mitrovica, au Kosovo en 1999) ou qu’ils
soient de véritables toxiques de guerre. Mais c’est surtout dans la détection concernant les
épidémies, naturelles ou provoquées, que le domaine santé devient un élément capital de la
défense biologique.
Au cours de l’histoire de l’humanité, l’arme biologique a été souvent utilisée et de
nombreuses tentatives ont été faites pour rendre son emploi plus efficace. Pendant la guerre
du Péloponnèse, pour de nombreux athéniens le peste n’était pas un accident, elle avait été
provoquée par les Spartiates, désireux de contaminer leurs ennemis en temps de guerre.
L’empoisonnement de puits par l’ergot de seigle au VIème siècle avant notre ère par les
Assyriens ou bien le bombardement de jattes de terre pleines de serpents sur le pont des
navires ennemis par Hannibal, en 184 av JC, sont encore des exemples anciens de cette
pratique. Cette guerre biologique artisanale dura jusqu’au XXème siècle, les chefs de guerre
imaginatifs utilisant les victimes de maladies comme de véritables armes. Lors du siège de
Kaffa tenu par les Génois, les Tatars atteints de la peste catapultèrent leurs cadavres
contaminés dans la ville, ce qui permit la victoire, mais au prix de la diffusion de la
maladie dans toute l’Europe. La même pratique a été utilisée, en 1710, par les russes pour
s’emparer de la ville de Reval tenue par les suédois.
Le virus de la variole a aussi été très utilisé, comme, par exemple, pour le génocide au
XVIIème siècle des indigènes d’Amérique du sud, par la distribution de vêtements
61
contaminés, cette même stratégie fut utilisée par les anglais pour atteindre les indiens
d’Amérique du nord et par les colons américains pendant la guerre d’indépendance. En
1763, le général Amherst, gouverneur de la nouvelle Ecosse, écrit au colonel Bouquet, de
l’armée britannique : « ne pourrions-nous pas tenter de répandre la petite vérole parmi les
tribus indiennes rebelles ? Il faut en cette occasion user de tous les moyens pour les
réduire ». Le colonel répondit : « je vais essayer de répandre la petite vérole, grâce à des
couvertures que nous trouverons toujours le moyen de leur faire parvenir121 ».
La première guerre mondiale vit l’apparition de techniques plus sophistiquées. Les
allemands ont été accusés d’avoir tenté de répandre l’épidémie de Morve parmi les
chevaux. Un agent allemand avait été trouvé, porteur d’un tube de bouillon, d’un pinceau
fixé à un fil de fer et d’une instruction conseillant d’employer le bouillon en le versant sur
le fourrage ou en le déposant sur les naseaux122. Ils ont été accusés, de plus, d’expédier du
bétail contaminé avec les germes du charbon vers les Etats-Unis, de tenter de propager le
choléra en Italie et la peste en Russie. Ces accusations ne furent, toutefois, jamais
prouvées.
En revanche, l’utilisation des gaz chimiques, en 1915, fut une réalité. En avançant vers les
tranchées, les soldats témoignent : « Les relents de gaz nous piquent les yeux » et lorsqu’ils
les ont rejointes, ils se trouvent pris sous un bombardement de gaz asphyxiants. Ces
attaques sont perfides et terrorisantes : « Nous ne les avons pas entendus venir, car ces
obus là ne font pas de bruit ». Elles ont des effets immédiats, paralysant la capacité de
combat des soldats : « On est comme submergés. J’ai des nausées, des vertiges,
larmoiements, éternuements à répétition. Complètement abruti, je m’assois sous un tas
d’obus entreposés contre un pan de l’église de la Harazée. Mes infirmiers sont éparpillées
dans les ruines, la plupart occupés à vomir123 ».
Le 17 juin 1925, le protocole de Genève fut signé, interdisant l’emploi de l’arme chimique
et biologique au cours des conflits armés, il sera complété par la convention de 1972 pour
les armées biologiques et celle de 1993 pour les armes chimiques. Pourtant, la course aux
armements toujours plus performants va se poursuivre. En 1937, les japonais ouvriront
« l’unité 731 », en Mandchourie, destinée à la recherche sur les armes biologiques. Les
épidémies de peste survenues en Chine et en Mandchourie, en 1940, ont été attribuées au 121 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 122 Note 4367 du 06 mars 1917 et note 7871 du 06 juin 1917, C.Q.G français. 123 Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008, cité p 127-128.
62
largage de puces infestées au dessus de ces régions. En 1945, 400 kilos de germes de
charbon destinés à être diffusés au moyen de bombes à fragmentation avaient été produits.
C’est ainsi, que le rapport Baldwin, en 1948, recommanda, au commandement américain,
le développement de moyens de détection et d’identification, la réalisation de méthodes de
décontamination, de protection, de prophylaxie et de traitement, et enfin l’évaluation de
techniques de dissémination d’agents biologiques.
Le domaine santé a naturellement une place importante dans la mise en œuvre de ces
recommandations. Autrefois, les performances des techniques médicales étaient bien trop
faibles pour être significativement efficaces dans la protection contre ces menaces, mais
aujourd’hui, la recherche a permis d’élaborer des systèmes de veille en temps réel, afin de
donner la possibilité aux armées d’être réactives, et de mettre en place des contre-mesures
performantes. En revanche, il est bien entendu absolument exclu pour les services de santé
militaires, tenus de respecter le code de déontologie médicale, de participer à l’élaboration
de ces armes.
B. Les contre mesures médicales
Une commission d’étude de la Société des Nations, en 1924, a conclu que « le véritable
danger, danger de mort pour une nation serait de s’endormir confiante en des conventions
internationales pour se réveiller sans protection devant une arme nouvelle ». Cette
conclusion pousse de fait à la vigilance et au développement de techniques de protection.
C’est là que le domaine santé peut apporter un avantage stratégique précieux, afin de
donner au commandement les outils pour contrer l’intention de l’ennemi.
Ainsi, « de même que la cuirasse s’oppose au canon, de même le vaccin ou le sérum
s’oppose au microbe124 ». En effet, la plupart des maladies, qui constituent l’arsenal de
guerre possible, peuvent être évitées. La médecine, et très souvent la médecine militaire, a
élaboré de véritables contre-mesures telles que les vaccins (fièvre typhoïde, choléra, peste
bubonique, variole, typhus exanthématique, fièvre jaune, tétanos, diphtérie, etc), les sérums
thérapeutiques (choléra, peste, diphtérie, tétanos, venins, etc), les médicaments chimiques
(antibiotiques, antipaludiques, antiviraux, etc).
Pendant la première guerre du Golfe, en 1991, en raison de la méconnaissance des
possibilités réelles de l’armée irakienne, le commandement français, sur conseil du service
124 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
63
de santé des armées, a élargi la protection vaccinale des soldats français et a réalisé une
surveillance accrue de l’environnement sur le site de Rhafa.
Dans le domaine des armes chimiques, une collaboration étroite, entre le commandement
et le service de santé des armées, débutera à partir de la Première guerre mondiale. Le
sous-secrétaire d’Etat de la guerre « Artillerie et Munitions » écrit à cette époque au sous-
secrétaire d’Etat du service de santé militaire pour l’appeler à travailler en commun : « La
recherche des moyens de protection contre les gaz asphyxiants et produits nocifs
susceptibles d’être employés par l’ennemi est actuellement poursuivie par la Commission
des Etudes Chimiques de Guerre, adjointe au Service du Matériel chimique (3ème direction)
[en relation] avec les travaux faits dans les laboratoires, tant pour l’identification des
produits recueillis sur le front que la recherche de produits agressifs pouvant être
employés par nous même ». Il ajoute : « Le service de santé, appelé à distribuer le matériel
de protection, à en surveiller l’emploi, ne peut se désintéresser de la question. Lui seul
d’ailleurs, peut recueillir et apporter certains éléments d’information qui sont
indispensables : observations et études cliniques faites par les médecins du front, manière
dont se comportent les appareils mis en service, etc.125 » Il est important de noter au
passage qu’il existe dans ce courrier une ambiguïté concernant la participation du domaine
santé à l’élaboration de toxiques. Peu d’éléments peuvent corroborer cette implication, on
sait cependant que des délégués du service de santé ont été envoyés à la Commission
permanente des Hautes Etudes Chimiques et d’autres étaient affectés à la section technique
et industrielle du matériel chimique de guerre. Il est certain, en revanche, que le service de
santé a participé à l’élaboration de mesures de protection, à la conception et la fabrication
des masques à gaz et au traitement spécifiques des gazés. Les médecins détachés
participeront à l’élaboration de la notice thérapeutique des intoxications par les gaz,
émanant du ministère de l’armement, parue le 04 mars 1916. De plus, une montée en
puissance des laboratoires du service de santé français va s’amorcer, jusqu’à disposer en
1917 de 230 laboratoires d’analyse de l’eau et des aliments126, en mesure de détecter la
présence de toxiques.
Cette collaboration, dans le sens de la protection de la force, n’a plus jamais cessé comme
c’est le cas, à l’heure actuelle, entre le centre de recherche du service de santé des armées
et celui de la délégation générale de l’armement. Des traitements ou des systèmes
innovants, brevetés par le service de santé des armées, ont été réalisés dans le domaine des
125 Lettre du sous-secrétaire d’Etat de la guerre « Artillerie et Munitions » au sous-secrétaire d’Etat du service de santé militaire, 21 août 1915. Classement provisoire côte 9NN691, DAT, SHD. 126 Classement provisoire côte 9NN691, DAT, SHD.
64
toxiques chimiques, tels que l’auto injecteur ou l’HI6127. Enfin, en France, le service de
santé assure la réserve stratégique des traitements destinés à traiter, en cas d’accident ou
d’acte de terrorisme radiologique et d’attaque chimique ou biologique, les armées, mais
aussi pour une partie, la population civile.
Ne pas se laisser surprendre par l’ennemi, en particulier par une attaque au moyen
d’armes non conventionnelles, est une condition préalable pour obtenir la victoire.
Les services de santé contemporains ont acquis un niveau technique suffisant pour
anticiper et contrer au mieux ces situations, notamment dans les domaines chimique
et surtout biologique. Par ce biais, le domaine santé représente un acteur stratégique,
en mesure, à présent (même s’il a toujours eu ce potentiel sans pourvoir l’exploiter),
de participer à l’accomplissement du principe stratégique que représente la sûreté.
127 HI6 : nouvelle génération d’antidote contre les neurotoxiques de la famille des oximes qui inhibe l’acéthylcholinestérase érythrocytaire humaine afin de bloquer l’action des organophosphorés.
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DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique
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DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur
stratégique.
Une limite est définie comme un obstacle qui ne permet pas d’agir, elle est soit instituée
soit imposée par le choix que l’on fait. L’idée est d’appliquer cette définition aux éléments
qui, à travers les siècles, ont pu empêcher l’utilisation du domaine santé comme acteur
stratégique. En effet, il a été vu, dans le chapitre précédent, que les aspects santé avaient un
fort potentiel exploitable par le commandement.
Pourtant une utilisation mineure en a été faite par la passé ; trois raisons à cela peuvent être
dégagées les impératifs des sociétés, les décisions de commandement et enfin les limites
médicales, elles-mêmes.
L’approche de la guerre ne fut pas la même selon les périodes de l’histoire. Les
comportements sociétaux influençaient très fortement la considération pour le combattant,
les pratiques guerrières ou encore la relation avec les populations civiles. Par ailleurs, le
style de commandement a été, lui aussi, modifié de façon majeure par l’époque à laquelle il
évoluait, mais au delà de ces variations, des priorités circonstancielles établies par les chefs
ont dû parfois être déterminées au détriment du domaine santé. Les principes stratégiques
s’avèrent, dans certains cas, incompatibles, tels que la concentration et la sûreté par
exemple128, impliquant des choix dans le sens de l’un ou de l’autre. Enfin, ces choix de
commandement, dans les temps passés, ont très souvent été provoqués, il faut bien le
reconnaître, par le manque d’efficacité technique du domaine médical.
Ce n’est réellement que depuis le XIXème siècle, suite à la révolution pasteurienne, que la
médecine a fait des progrès, de telle sorte qu’aujourd’hui il est possible d’obtenir des
résultats significatifs pour les armées.
Les trois grands types de limites vont être étudiées afin d’évaluer dans quelle mesure elles
peuvent être encore des obstacles dans le monde moderne. La stratégie, elle même, n’est
pas figée, et même si elle est régie par quelques principes universels, sa nature varie en
fonction des mutations de la typologie des conflits. La stratégie contemporaine fait subir un
profond bouleversement à la théorie militaire, générant de nouvelles forces telles que les
forces scientifiques et techniques où le domaine médical trouve plus facilement sa place.
128 Plan Schlieffen en 1914.
67
Le champ et la nature des limites relatives à la considération du domaine médical par le
commandement suit donc ce mouvement et une réelle tendance à la diminution des
obstacles se fait sentir.
L’objectif est, ainsi, de comprendre les obstacles qui se sont élevés contre l’utilisation du
domaine santé en tant qu’acteur stratégique. Certains ont disparu, mais d’autres persistent,
il est essentiel de les connaître.
I. L’environnement culturel
Les époques, les sociétés et l’environnement culturel ont naturellement un impact sur la
relation des hommes avec la guerre et donc avec la vie. Certaines civilisations accordent de
l’importance à l’individu, d’autres estiment que seule la collectivité est importante. La
relation à la mort est aussi très différente, tantôt glorifiée, tantôt niée, tantôt fatalement
acceptée. L’homme cherche toujours une réponse à sa condition, mais il trouve des
explications variées qui doivent être prises en compte pour comprendre sa façon de
combattre et la considération qu’il porte à ses soldats. « La place de celui qui fait la guerre
n’est d’évidence pas la même selon les temps et les sociétés129 ». L’attention portée aux
soldats est donc corrélée à la vision entretenue par la société à laquelle il appartient.
Par ailleurs, l’organisation même de l’armée dépend des mentalités et des méthodes de
combat développées par la société qui l’entretient. Cela se répercute évidemment sur les
conditions d’emploi opérationnel des forces, y incluant le soutien qui leur est apporté.
Clausewitz émet l’idée que « chaque époque tend à créer sa propre doctrine stratégique et
que les guerres sont le reflet des sociétés qui les mènent130 ».
Une approche thématique et non chronologique, sera choisie car l’histoire a montré que les
organisations sociales et la pensée militaire n’ont pas eu une progression linéaire mais bien
au contraire une évolution cyclique. Même si chaque époque a des spécificités qui lui sont
propres et que des progrès techniques sont réalisés, des comportements peuvent se
retrouver à des siècles d’intervalle, abandonnés puis retrouvés. Ainsi, l’attitude des sociétés
vis à vis du facteur humain est caractéristique, souvent corrélée à la place que le
combattant occupe et à l’attention qu’il lui est portée, en particulier dans le domaine
médical. Cette place est alors fondamentale pour expliquer la relation entre le
129 Claude Nières, Faire la guerre, 2001, éd Privat, cité p173. 130 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec.
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commandement et le domaine santé. Ce dernier est, en effet, l’expression de l’intérêt que
porte l’Etat à ses soldats. Quatre grandes tendances peuvent être identifiées, même si
parfois elles s’interpénètrent. La première consiste à considérer l’homme uniquement
comme un moyen propre, que l’on cherche à protéger en fonction du rendement que l’on
attend de lui ; la seconde considère que l’homme est tout entier au service de Dieu ou
d’une idéologie, qui seuls décident ou non de la vie et de la mort ; la troisième utilise
l’homme au service de la machine, développant un culte de la puissance mécanique ; la
quatrième estime que l’homme est une finalité qu’il est nécessaire de protéger.
A. L’homme uniquement comme moyen propre
Dans l’Antiquité, au temps des barbares, le respect de la force physique était grand et se
faisait au détriment des considérations morales. L’individu ne méritait de vivre que s’il
était suffisamment fort pour survivre. L’histoire de l’humanité en était encore à l’instinct
de conservation. L’homme à cette époque avait une utilité pratique, il servait à grossir les
hordes de guerriers et à défendre le clan. La mort survenait comme une fatalité dans une
période où tant de maux s’abattaient au quotidien sur l’humanité.
Les romains qui ont fait face aux barbares, ont porté au plus haut point de perfection, pour
l’époque, le système militaire. Cependant, le légionnaire n’était aussi qu’un moyen pour
imposer la Grandeur de Rome. Individuellement, le soldat romain était considéré, car son
expérience, acquise par une formation dispensée patiemment et des combats menés
courageusement, était précieuse. Le guerrier bénéficiait de la reconnaissance de ceux qu’il
protégeait à proportion de la valeur de son engagement. Sur le plan collectif, la nécessité
de la conservation des effectifs, devant le flot grandissant des barbares et les revendications
d’une armée consciente de son importance, motivait la prise en charge des soldats blessés.
C’est donc la nécessité vitale d’une efficacité militaire, qui favorisera l’introduction de
médecins dans les légions, la motivation profonde n’étant pas le souci humain mais la
conservation de troupes expérimentées.
Cette vision de rentabilité fit son apparition avec les mercenaires, d’abord grecs puis
insérés dans les légions romaines, pour la défense des frontières de l’empire au Ier et IIème
siècles de notre ère. La valeur marchande d’un combattant était corrélée à son état
physique. Les légionnaires de l’Empire devinrent progressivement des soldats de métier
aux engagements très longs, de seize à vingt ans, il fallait alors rentabiliser leur formation.
Les conflits se multipliant pour protéger les frontières, les besoins en hommes se firent très
prégnants.
69
Cependant, même si l’homme n’était qu’un moyen, l’apparition des armées nombreuses et
structurées a favorisé le principe de l’économie des moyens, développant une conscience
de la valeur de la vie humaine en tant qu’atout stratégique.
Le Moyen Age verra disparaître cette préoccupation de la conservation des effectifs, au
moins jusqu’aux Croisades, voyant la fin des grandes invasions à partir du IXème siècle. Un
nouveau système sera mis en place en Europe : la féodalité, développant des relations
d’homme à homme et non plus de citoyen à Etat. Cela provoquera la disparition des
systèmes de soins collectifs qui avaient pu être établis jusqu’à l’apparition des ordres
hospitaliers créés lors des croisades.
La Renaissance modifiera fondamentalement les approches artistique et médicale, mais
aussi, comme l’invoque Machiavel dans la préface des « Discours », les approches
politique et militaire. En 1445, l’armée devint permanente en France, ou tout au moins le
roi se donna les moyens de lever des troupes selon ses besoins. Les armes étant devenues
plus perfectionnées, les victimes des combats se multipliaient. Ambroise Paré écrivit que
« la foudre en tombant ne frappe qu’un homme à la fois, tandis que l’artillerie d’un seul
coup peut accabler une centaine d’hommes131 ».
Dans ce contexte, les soins se développeront à nouveau, mais peu fondés sur la conviction
de l’efficacité médicale pour la conservation des effectifs, car la chirurgie avait été
abandonnée jusqu’à la fin du XVIème siècle à la classe ignorante des barbiers, des baigneurs
et autres rebouteux tristement inefficaces, mais plutôt par charité chrétienne. C’est donc au
siège de Metz, en 1552, que le Duc de Guise établit, pour la première fois depuis les
légions romaines, deux hôpitaux destinés à ses troupes.
B. L’homme sujet de Dieu ou d’une idéologie
Le Moyen Age a représenté l’apogée de cette vision dans les sociétés chrétiennes.
L’organisation sociale était fondée sur le système féodal qui obligeait le vassal à suivre son
suzerain et à l’accompagner dans ses expéditions militaires. A ce moment, pour des
besoins de sécurité, se mit en place le système de la Seigneurie « qui maintient la paix et la
justice dans un certain territoire et qui a pour centre un château fort ». Les manants
avaient le devoir de participer à la défense de la seigneurie par un temps de service de 40
jours par an. A cette époque, il existait une totale insouciance pour les blessés, de la Noue
écrivit « leur lit d’honneur est un fossé où une arquebuse les a jetés ». Certains, plus riches
131 Préface du XIème livre d’Ambroise Paré sur les plaies par arquebuses et bastons à feu.
70
que d’autres se procurèrent des chevaux, faisant monter en puissance l’importance du
guerrier à cheval à partir de l’an mille. C’est ainsi que la chevalerie vit le jour. Les
chevaliers développèrent une aristocratie militaire, vivant aux dépens de ceux qu’ils
protégeaient. En contre partie, ils cultivaient un véritable sens de l’honneur et un courage à
la limite de l’inconscience. Lors de la bataille de Crécy, en 1346, ils refusèrent de se servir
de l’arc et de la flèche employés par les anglais, sous prétexte que le seul combat loyal
admissible était le corps à corps. Dans ces conditions, les préoccupations d’ordre médical,
ou tout au moins ce que les connaissances de l’époque pouvaient offrir, étaient un
intolérable aveu de faiblesse.
Dans cette période, le roi étant devenu le représentant de Dieu sur Terre, certains de ces
chevaliers se vouèrent particulièrement à Dieu et constituèrent des ordres militaires
extrêmement puissants. Mourir était alors devenu un acte de bravoure, le sacrifice suprême
qui permettait de rejoindre le Créateur. Le chevalier, porteur de valeurs militaires et
morales, jouissait d’un prestige incontestable. Ainsi, même s’il transgressait le
commandement de Dieu « tu ne tueras point », le clergé s’empressa d’inscrire dans le droit
canon la notion de « guerre juste ».
Cela mena tout droit aux Croisades. Ces dernières auront pourtant le mérite de remettre en
place des systèmes de soins pour les combattants car la première période du Moyen Age
avait oublié toute forme d’organisation sanitaire militaire. Les ordres hospitaliers militaires
fonderont, au profit des « soldats de Dieu », des structures de soins élaborées sur des
valeurs de charité et de dévouement complétées par des règles religieuses rigoureuses.
Cette intrication étroite entre la médecine et la religion ne sera pas très féconde en terme de
progrès cliniques, d’une part parce que cela poussa l’Eglise à séparer la médecine et la
chirurgie au XIIème siècle, et d’autre part parce qu’elle abaissa la chirurgie au rang le plus
bas, interdisant la dissection et la marquant pour longtemps au fer rouge de l’hérésie.
Par ailleurs, cette période avait totalement oublié le serment d’Hippocrate, qui prônait la
non discrimination des malades et des blessés, en estimant que seuls les enfants du Dieu
chrétien méritaient d’être charitablement secourus. En parlant des hérétiques, Simon de
Montfort132 dira « tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
L’homme au service exclusif de Dieu, n’a que très peu de considération pour la vie
humaine. Cela relève d’une logique implacable, pour obtenir le salut éternel, il est
nécessaire de se sacrifier pour le Dieu que l’on sert. De nombreux sacrifices mais aussi
massacres ont été réalisés au nom de la religion, dépassant la notion même de guerre telle
132 Simon de Montfort (1165-1218) principale figure de la croisade des Albigeois.
71
que l’entend sa définition propre. En 1099, les juifs et les musulmans de Jérusalem furent
tous tués par les croisés sous les ordres de Godefroy de Bouillon et la Saint-Barthélemy, en
1572, fut un autre exemple parmi une liste tristement longue.
Cette approche se retrouve d’ailleurs pour toutes les guerres idéologiques, l’idée étant
exaltée au point de devenir supérieure à la vie elle-même. Le marxisme a généré le même
type de comportement, alors que paradoxalement il se voulait l’antithèse de la religion. La
destruction de la vie humaine trouvait sa justification dans l’accomplissement de
l’idéologie. Clausewitz estime que ce sont les enjeux symboliques qui aboutissent à la
« guerre totale ». Le fanatique n’a plus de limite, son comportement se radicalise, toute
tentative d’encadrement de la violence devient impossible face au ressentiment généré par
la frustration idéologique. Aussi, la vie des autres devient-elle un objet de chantage et le
sacrifice prend-il une valeur d’exemple.
Les guerres de décolonisation, qui ont souvent servi de théâtre au choc des idées
communistes et libérales, ont vu des combattants prêts à dépasser toutes les limites du
sacrifice de la vie des autres et de leur propre vie. « Les Nord vietnamiens, sous Ho Chi
Minh et Giap, étaient préparés à dépasser toutes les limites en termes de sacrifice, de lieu
et de temps133 ». Il est aisé de comprendre que dans ces conditions, les préoccupations
sanitaires peuvent être laissées loin derrière, car ne s’appuyant ni sur la notion d’économie
des moyens, puisqu’un fanatique se forme très rapidement sur le terreau de la misère, ni
sur celle de la charité, car ce stade a été dépassé par la haine, ni sur celle de la
considération de la vie humaine, puisque celle-ci est devenue un enjeu.
Les conflits contemporains prennent malheureusement ce type de visage, mêlant à la fois
les idéologies religieuses, économiques et politiques. Il en résulte une complexité majeure
pour la résolution de ce que l’on n’appelle plus des guerres mais des crises. Michel Goya134
évoque le nouveau paradigme de « guerre totale localisée » où les rebelles utilisent des
« moyens totaux » comme le combat suicide. Il en résulte un face à face dissymétrique
entre des forces occidentales qui ont des limites fixées par le droit des conflits armés et des
forces irrégulières qui emploient tous les moyens à leur disposition, même les pires. Le
domaine santé, dans ce contexte, subit le même paradoxe. Il défend d’un côté les valeurs
de la vie humaine et de la non discrimination, se croyant protégé par les conventions de
Genève, mais se trouve confronté de l’autre côté au mépris total de la vie et à
133 Carver, Paret, cité p 787. 134 Michel Goya, Dix millions de dollars le milicien, Politique étrangère, 1/2007.
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l’instrumentalisation de la mort. La victoire pourra, peut-être, être acquise en inculquant le
bien fondé de la première option aux populations locales non encore fanatisées.
C. L’homme au service de la machine
Au commencement, la guerre opposait des communautés humaines, sans escalade inutile
de la violence. Le règlement des différents se faisait directement par des corps à corps
d’homme à homme. Puis, des armées se sont constituées et les armes se sont développées
mais tout reposait encore sur le choc entre soldats des camps opposés.
Dans l’Antiquité, les combattants de la phalange méprisaient les troupes auxiliaires armés
d’arcs (les toxotes), de frondes (les sphendonètes) ou de javelots (les acontistes)135. Strabon
cite une inscription du VIIIème siècle avant J.C, interdisant l’usage des armes de trait dans
la guerre Lélantine136.
Au Moyen Age, les chevaliers français prônaient le combat régulier, au nom de l’honneur,
dénonçant la lâcheté des anglais qui employaient des arcs capables de tuer à distance, sans
que la rencontre entre les opposants ait eu lieu.
L’arme à feu fera son apparition, en Europe, lors de la bataille de La Réole, en 1324137. Les
gens de guerre considéraient cette arme comme une grande lâcheté, favorisant la
destruction de l’ennemi sans s’être exposé soi-même. L’homme se cache derrière la
machine, qui lui permet d’éviter le rude contact de la souffrance physique et de la mort
individuellement donnée et reçue. La puissance de feu ne va, alors, pas cesser de grandir à
travers les siècles, donnant à l’artillerie une importance majeure. Le feu va prendre une
telle prééminence qu’il deviendra à partir du XIXème siècle l’élément majeur de la stratégie.
Le général Lewal disait, après la guerre de 1870, que « le feu a une supériorité immense
sur le choc ; le feu est donc l’essentiel et le choc l’accessoire ». Cette vision persistante
sera l’erreur fondamentale des généraux de la première guerre mondiale.
Cette approche a naturellement des conséquences dans le domaine santé. Celles-ci se
situent à plusieurs niveaux : le nombre de blessés, le type de blessures et l’importance
accordée au facteur humain. Les médecins doivent faire face à un nombre croissant de
blessés, dû non seulement à l’augmentation des effectifs mais aussi au pouvoir vulnérant
135 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, 6ème édition, Economica, cité p 409. 136 Victor Hanson, Le modèle occidental de la guerre, p 41. 137 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, 6ème édition, Economica, cité p 409.
73
des armes. De plus, les technologies de l’armement ont fortement augmenté les distances
des champs de bataille, d’un champ clos au Moyen Age, en passant par cinq hectares à
Nerwinden en 1693, puis aux tranchées sur des kilomètres pendant la Première Guerre
mondiale pour aboutir aujourd’hui, avec l’aviation, à des pays entiers. La notion de
ramassage des blessés est devenue, de fait, très différente.
L’évolution de l’armement a aussi joué un rôle considérable dans la typologie des
blessures. Les plaies par armes blanches des premiers combattants, maniant lances et arcs,
seront suivies par les traumatismes provoqués par les boulets en 1326, puis par les
blessures des arquebuses en 1524 et des canons apparus dans cette même période. Les
balles seront ensuite suivies par les obus explosifs en 1886, puis les bombes de toutes
sortes lancées par les avions et enfin l’arme atomique en 1945.
Pour Fuller, l’histoire des armées se découpe en une succession « d’âges » technologiques :
« ceux de la poudre à canon, de la vapeur, du pétrole et de l’énergie atomique ». L’homme
n’utilise plus sa propre énergie pour atteindre l’ennemi mais, à présent, une énergie
démultipliée par la technologie. Pourtant, les progrès techniques augmentent les moyens de
protection et de traitement des soldats, ce qui ouvre un vaste champ au domaine santé. Il
semble cependant que les capacités vulnérantes croissent, elles, de façon exponentielle,
comme ce fut le cas avec l’arme atomique. Cela peut apparaître à certains chefs comme
une course sans fin. Par ailleurs, la fascination de la puissance de la machine conduit à lui
accorder plus d’importance qu’à l’homme qui la manipule. Ainsi, pendant la guerre de
Corée, une division entière a battu en retraite dans des conditions extrêmement difficiles
mais pas sans ses blindés, véhicules et autres armements, au prix de nombreuses vies
humaines.
Pourtant, les guerres asymétriques, menées pendant la décolonisation ou les conflits
actuels, montrent que la supériorité technologique ne suffit pas pour obtenir la victoire. Le
principe de la guérilla est de contourner cette supériorité par des méthodes où l’homme est
à nouveau placé au cœur de la problématique. Les stratèges ne doivent pas se tromper et
tout miser sur la puissance mécanique et énergétique. Il s’agit de ne pas oublier que
« l’histoire de la guerre n’est pas l’histoire de la technologie : elle est l’histoire des
hommes138 ».
138 Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Economica, cité p 173.
74
D. L’homme comme finalité
Certaines sociétés ont prôné ou prônent de « prendre l’homme comme fin et non comme
moyen139 ». La conception confucianiste ou taoïste de la guerre, envisagée par la Chine
ancienne, ne voyait pas la guerre comme une conquête ou un anéantissement mais comme
un moyen de rétablissement de l’ordre normal des choses. L’homme et la civilisation
étaient au centre de cette vision. Sun Zi recommandait « d’être bon avec les soldats
ennemis et de les nourrir140 ».
Byzance aura aussi cette approche de conduire humainement la guerre, formalisée dans le
traité sur la guérilla de l’empereur Nicéphore Phocas.
Mais c’est réellement la pensée grecque qui valorisera l’individu en tant qu’être humain et
citoyen. L’humanisme de cette société s’exprima, non seulement à travers le traitement des
ennemis, mais aussi et surtout de ses propres soldats. Xénophon écrit que le roi Agésilas
recommandait souvent à ses soldats de ne pas maltraiter les prisonniers comme des
criminels, mais de les garder comme des hommes. De plus, les médecins grecs, d’une
grande renommée, seront employés au traitement non plus uniquement des chefs, comme
ce fut le cas chez les égyptiens et les mésopotamiens, mais de tous les soldats blessés.
L’idéal démocratique grec s’appliquait aux soins des soldats citoyens.
Il faudra attendre le siècle des Lumières, en Occident, pour que surgisse à nouveau une
véritable préoccupation humaniste. Cependant au cours des siècles précédents,
ponctuellement des chefs militaires ou certains rois ont pris en compte la dimension
humaine de la guerre. Louis XIV instituera le service de santé français, en 1708, poussé par
un sentiment d’humanité et de réelle bonté d’âme à l’égard de ses soldats. Il déclara à
Coligny : « Il faut assister les blessés avec des soins extraordinaires, les voir de ma part et
leur témoigner que je les compatis fort ». Mais c’est incontestablement le XVIIIème siècle
qui a marqué la fin de l’hégémonie de l’âme sur le corps. Le commandant Le Vassor de la
Touche, en 1780, s’exprime ainsi à propos des hôpitaux militaires : « la question serait de
savoir si un asile de plus à l’humanité ne serait pas plus agréable à Dieu que des vêpres
chantées en musique dans un hôpital militaire ». L’opinion publique s’ouvrit, sous
l’influence de la philosophie, qui se développa dans cette période, aux réalités sociales, à la
liberté, à l’égalité et à la fraternité. La foi en l’homme devint forte, le pouvoir ne venant
plus du Roi représentant de Dieu, mais de la Nation constituée de citoyens. La Révolution
Française s’en fera l'écho dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 139 Fernand Robert, op.cit., p 10. 140 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité article 11 p 104.
75
août 1789, inspirée, d’une part, par le « droit des gens » énoncé par Grotius en 1625 et,
d’autre part, par la nouvelle pensée humaniste.
La politique de charité des siècles précédents fit place à une politique d’assistance en tant
que devoir d’Etat. Ce fut un tournant essentiel pour le domaine santé et les armées en
général, cependant, l’évolution sera progressive, les hôpitaux garderont leur appellation
« d’établissements de bienfaisance » jusqu’à la IIIème République et les services de santé ne
bénéficieront pas immédiatement de cette évolution des mentalités. Peu de moyens seront
mis à sa disposition et ses demandes seront peu écoutées. Les désastres sanitaires
émailleront les guerres napoléoniennes puis celles de la monarchie de juillet et enfin de la
Restauration. Des cris d'alarme seront pourtant poussés comme celui du médecin en chef
Scrive qui dira « Ne pas profiter des enseignements que donne la guerre de Crimée, ce
serait un crime de lèse-humanité141 ». Il faudra attendre la bataille de Solferino, en 1859,
pour que l’éveil de la conscience universelle ait réellement lieu. L’opinion publique
mondiale fut émue par le spectacle décrit par Henri Dunant et un véritable mouvement se
dessina pour « internationaliser » les conventions humanitaires et leur donner une
audience universelle.
Le droit international humanitaire fera, ainsi, son entrée dans les conflits par la première
Convention de Genève en 1864, complétée en 1929. Mais ce n'est qu'après la seconde
guerre mondiale qu’il a véritablement été amélioré et précisé par la déclaration universelle
des droits de l'homme du 10 décembre 1948, d'une part, et par les quatre conventions de
Genève du 12 août 1949, complétées par les protocoles additionnels de 1977 et 2005,
d'autre part.
La déclaration universelle des droits de l'homme a été définie par l'assemblée générale de
l'Organisation des Nations Unies (ONU) comme étant « l'idéal commun à atteindre par
tous les peuples et toutes les nations ». C'est au départ une déclaration d'intention mais elle
a inspiré un corpus abondant de traités internationaux légalement contraignants, relatifs
aux droits de l'homme, quelles que soient les circonstances. L'article premier proclame
ainsi la liberté, l'égalité et la fraternité de tous les êtres humains.
141 Le médecin en Chef Scrive fut le médecin chef de l’armée d’Orient pendant la guerre de Crimée (1854-1856).
76
L’Eglise catholique, de son côté, qui avait très longtemps fait régner en Europe l’esprit de
sacrifice et de soumission à la volonté de Dieu, a prôné, lors du Concile Vatican II142, la
non violence, avec cependant le droit des états à la légitime défense collective, sans plus
jamais parler de « guerre juste ». Elle appuie, de plus, sur le fait que le pouvoir politique
doit garantir assistance et sécurité à ses citoyens, notamment ses soldats.
Dans ces conditions, l’homme est devenu une véritable finalité pour les sociétés
occidentales, suscitant un important élan humaniste à l’égard des défenseurs de la Patrie et
exigeant des autorités militaires la prise en compte systématique du domaine santé.
Les différentes approches identifiées à travers l’histoire des sociétés ont une très forte
influence sur l’importance accordée aux aspects médicaux dans le domaine militaire.
Ces variations de culture expliquent encore aujourd’hui les comportements des
peuples vis à vis de leurs combattants. Le monde occidental a clairement évolué vers
l’humanisme mais parfois, des restes tels que l’esprit de sacrifice cultivé par la
chevalerie, ou le culte de la technique supérieur à celui de l’homme, persistent dans
les comportements individuels. Pour ce qui concerne d’autres sociétés, la croyance
religieuse ou l’idéologie régissent encore leurs réactions, comme c’est la cas pour les
combattants de « l’Intifada », par exemple.
142 IIème Concile œcuménique du Vatican, plus communément appelé Vatican II, fut le XXième Concile de l’Eglise catholique romaine. Il a été ouvert par le pape Jean XXIII en 1962 et clos sous le pontificat de Paul VI en 1965.
77
II. Les décisions de commandement
Conduire des hommes au combat nécessite intelligence, courage et capacité. C’est la raison
pour laquelle, le commandement des armées a été confié, à l’origine, à des chefs possédant
ces qualités. Naturellement, ils tenaient totalement dans leurs mains les rênes de tout ce qui
concernait les forces, devenant responsables des choses de la guerre. C’est encore le cas
aujourd’hui, même si les pouvoirs militaire et politique ont été séparés. En France, le chef
d’état-major des armées est responsable devant le gouvernement de la bonne marche des
affaires militaires143.
Ainsi, le domaine santé, concernant les forces armées, est entièrement soumis aux
décisions du commandement militaire. Cependant, la relation a fortement évolué à travers
l’histoire, tenant compte des progrès techniques de la médecine et des retours d’expérience
des grands conflits qui ont marqué les siècles. Au départ, le domaine santé n’était pas
réellement une préoccupation des chefs militaires, qui, soit ne le prenait pas en compte,
soit le reléguait au rang de rouage utile mais accessoire. Ce manque de considération
relevait de l’ignorance, du mépris, mais aussi de l’aspect contraignant et peu rentable du
domaine santé ou enfin de réels choix stratégiques. Ce qui est sûr, pourtant, c’est que les
dures réalités de la guerre ne devaient pas tarder à mettre en évidence que le soutien santé
allait devenir une des conditions essentielles de la victoire.
A. La non prise en compte puis le mépris
Aucun chef de guerre n’a réellement pu, dans la bataille, ignorer totalement le sort des
blessés, mais il lui a accordé une importance plus ou moins grande selon la vision de la
société à laquelle il appartenait. Durant des siècles, les secours sanitaires au combat sont
demeurés embryonnaires, sans charte et presque sans moyens. Le domaine santé
n’appartenait pas au monde militaire, c’était un satellite, les chefs n’avaient pas réellement
à s’en préoccuper. La tactique, puis la stratégie, apparue dans la suite, ne font, pendant très
longtemps, pas, ou presque pas, référence à ce domaine.
Au temps des pharaons ou des rois de Mésopotamie, la caractéristique militaire essentielle
était la destruction du plus grand nombre d’ennemis. Comment dans ces conditions porter 143 Décret 2005-520 du 21 mai 2005 fixant les attributions des chefs d’état-major.
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beaucoup d’attention à la vie humaine ? Les chefs, sur lesquels tout reposait, étaient
cependant entourés de médecins personnels, mais pas les troupes. Le contexte religieux,
fondé sur les superstitions et les fatalités étrangères aux hommes, s’y opposait, expliquant
les causes profondes de ce qui peut apparaître comme un désintérêt total. Chez les celtes, le
concept du soutien santé était inconnu, car ils faisaient peu de cas de la vie humaine, la leur
comme celle de leurs adversaires. La pratique de sacrifices humains avant le départ en
campagne entrait dans la préparation du succès des armes. Ainsi, le « Galate mourant144 »
est seul et résigné, n’attendant aucun secours dans une acceptation du combat qui en exclut
même l’idée. Chez les peuples de guerriers arabes, on pouvait s’attendre, étant donné la
qualité des soins médicaux prodigués aux populations des califats, à une organisation
sanitaire militaire, mais là encore, le sens attaché à la guerre sainte et au sacrifice des
combattants est une conception qui s’opposa longtemps à l’émergence d’un système de
soins militaire.
Pour les grecs, le sens civique les poussa à prendre en charge le « soldat citoyen » et pour
les romains, le souci de l’efficience des armées les contraignit à rechercher la conservation
des effectifs. Cependant, même si leurs blessés n’étaient pas abandonnés, les soins étaient
souvent délégués aux civils, les soins n’étant pas considérés comme une action directement
militaire. Les médecins publics grecs étaient chargés de cette tâche et les romains
confiaient leurs blessés aux cités amies ou vaincues. Au cours d’une campagne menée en
Espagne contre les Celtibères au IIème siècle, les blessés romains sont soignés dans la ville
d’Ebura vaincue la veille145. Sur le champ de bataille, c’est la camaraderie et l’expérience
des vétérans qui suppléaient l’absence de service de santé organisé. Tant que cela
fonctionnait ainsi, le commandement ne ressentait pas le besoin de le prendre en compte de
manière plus complète. Quelques médecins furent pourtant intégrés dans les légions
romaines lorsqu’elles se trouvaient en situation isolée et les « valetudinaria146 » firent leur
apparition mais sans jamais aller jusqu’à la structuration d’un système de soins militaire
pérenne.
Pendant, le Moyen Age, aucune organisation militaire officielle ne s’occupe des blessés, ce
sont les ordres religieux qui assument cette charge. Les chevaliers, qui fondaient leurs
actes sur la bravoure et le courage, avaient une âme charitable mais refusaient la
préoccupation, qu’ils considéraient comme exagérée, de la santé. Cette antinomie, entre le
144 Le « Galate mourant », copie romaine d’une statue ornant le monument élevé à Pergame après la victoire d’Attalos Ier en 270 avant J.C. Musée du capitole. 145 Tite-Live, Histoire romaine, Livre XL, chapitres XXXII et XXXIII. Traduction V.Verger. 146 Hôpitaux militaires romains.
79
courage du guerrier et la faiblesse du corps humain, pèsera longtemps (et encore parfois
aujourd’hui) sur l’émergence d’un service de santé militaire organisé. Il existe,
effectivement, une véritable confrontation schizophrénique entre le souci d’épargner au
maximum le sang du soldat et la nécessité du sacrifice des combattants. Il était bien plus
confortable de ne pas s’en préoccuper et de sous-traiter cet aspect aux civils ou aux
religieux.
Cette vision aurait pu persister, à condition que les chefs appliquent cette organisation à
eux-mêmes. Or la Renaissance a été, en cela, un véritable tournant en Europe, car les
grands chefs militaires emmenèrent avec eux un ou plusieurs chirurgiens qui leur étaient
personnellement attachés. Des personnalités comme Ambroise Paré feront déborder le
système car ils se mettront à soigner tous les combattants sans distinction avec dévouement
et modestie. Sa réputation était grande auprès des hommes de guerre. Ainsi, au cours du
XVI ème siècle, la place des chirurgiens militaires s’installa progressivement. Pourtant, leur
réputation est inégale et ils subissent le manque de considération général de la médecine de
cette époque, qui, réellement, avait une efficacité thérapeutique modeste. On peut noter, à
titre d’anecdote, que le terme de « carabin », qui désigne les médecins dés cette période,
signifie « un soldat de cavalerie légère qui fait rapidement passer ses adversaires de vie à
trépas, comme le « scarabin », ensevelisseur de pestiférés, terme dérivé du scarabée qui
fouille la terre et le fumier147 ».
Lorsqu’au siècle suivant, en France, Louvois réorganise les armées et que Vauban installe
des hôpitaux militaires dans les places fortes de la frontière du royaume, le besoin de
praticiens militaires se fait sentir. Cependant, ils ne sont pas assimilés à des officiers, ne
portent pas d’uniforme et sont seulement commissionnés pour une durée qui ne peut
excéder une campagne. La création par Louis XIV du service de santé de la Marine et
vingt ans après de celui de l’Armée de Terre, donnera un statut permanent au personnel
santé mais ne leur apportera pas plus de considération dans le milieu militaire. Même s’il
devenait de plus en plus évident que le domaine santé devait être prévu et pris en charge
dans l’organisation même des armées, cela restait corrélé aux visions spécifiques de
chaque société et à la difficulté des chefs militaires d’assimiler ce domaine au milieu
militaire. Percy a beau présenter son projet de « chirurgie de bataille », pour remédier au
drame sanglant de l’épopée impériale, il n’est pas écouté. Napoléon avait d’autres soucis
en tête et s’occupait plutôt de trouver de nouveaux effectifs à conduire sur les champs de
carnage.
147 P. Cristau, Le visage social du médecin militaire, Médecine et armées, 2008, 36,5, cité p 536.
80
Dans l’armée américaine, on a pu constater la même problématique. Créé en 1818, le
service de santé a mis très longtemps avant de bénéficier des prérogatives militaires. Les
médecins n’avaient aucun grade au sein de l’armée et avaient un statut très différent. Le
service de santé des armées britannique, quant à lui, ne date réellement que de 1855, car
« on estimait, en effet, qu’il coûtait davantage de soigner un soldat que d’enrégimenter une
recrue destinée à le remplacer.148 » Ponctuellement Marlborough utilisa, pourtant, les
premiers hôpitaux de campagne et Wellington, lors de la campagne d’Espagne, demanda à
Sir J.Mac Gregor d’organiser un système sanitaire un peu mieux organisé,
Les services de santé des armées, sans être réellement assimilés au monde militaire,
étaient, en revanche, sous la surveillance étroite du commandement. Estimés incapables
d’envisager les choses sous un angle militaire, les praticiens des armées furent placés sous
tutelle. En France, le service de santé sera placé sous celle de l’Intendance jusqu’en 1889
mais n’obtiendra réellement son autonomie de conception du soutien qu’après la Première
Guerre mondiale. Les médecins britanniques avaient obtenu leur place parmi les officiers
en 1891, alors qu’en France il faudra encore plaider après la guerre : « ce serait, en effet,
faire injure au Corps de santé, après les pertes qu’il a subies au cours de la Guerre, que
d’établir à son détriment une distinction d’avec les autres officiers149 ». C’est à cette même
période qu’aux Etats-Unis, les médecins militaires auront pleinement « tous les droits et
privilèges d’un officier et l’autorité de commandement dans son propre service150 », en
Pologne aussi, alors qu’en Russie et en Autriche ils resteront encore quelques années
« employés militaires non assimilés ».
Pendant le premier conflit mondial, de nombreuses vexations seront issues de cette absence
de liberté de conception et d’organisation. Le témoignage de Louis Maufrais, médecin dans
les tranchées est caractéristique : « Le rôle du médecin n’est pas toujours pris en
considération et l’emplacement des postes de secours et souvent négligé151 » ou encore
« Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner
148 Le général Voruz, attaché militaire à l’ambassade de France à Londres a envoyé un rapport, relatif à l’historique sommaire du service de santé britannique, au 2ème bureau de l’état-major de l’Armée, le 14 septembre 1932. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD. 149 Projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, « Etude des motifs », 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 150 Rapport de mission des médecins principaux de 1ère classe Visbecq et Duguet, 1923. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD. 151 A Verdun, en 1916, Louis Maufrais se verra assigné un poste de secours à côté du ravin de la mort et constatera à son arrivée qu’il n’existe pas. Quelque temps plus tard, il demande au commandement de déplacer un autre poste particulièrement exposé. Il se verra refuser sèchement le déplacement. Il prendra alors l’initiative d’installer les blessés en contrebas. Heureusement car le poste désigné sera pris pour cible et explosera.
81
comme brancardier des hommes incapables de se battre ; mais ils comprirent rapidement
que c’est l’inverse qu’il fallait faire. »
La considération du domaine santé reste faible pendant la Grande Guerre, même si les
progrès médicaux étaient indéniables et que beaucoup de ses praticiens avaient déjà donné
leur vie aux côtés de leurs camarades combattants. Le commandant Chênelot152 dira « Le
colonel n’aime pas beaucoup le service de santé, je le sais. […] la campagne de Verdun
est terminée, eh bien, sachez qu’elle n’a donné lieu à aucune citation d’un quelconque
membre du service médical ».
Cela aurait été un aveu de faiblesse pour les chefs que de prendre en compte ouvertement
le domaine santé. Ils ne niaient pas son utilité mais ils ne voulaient pas en parler, car,
pensaient-ils, cela pourrait affaiblir l’esprit guerrier des armées. Sur la Somme, en 1916, le
général Debeney n’aura pas un mot de compassion pour les soldats tombés sur le front et
exhortera ses troupes à retourner au combat pour s’emparer de l’objectif non atteint lors de
l’attaque du 25 septembre. Louis Maufrais dira « On peut dire que les chefs sortis de
l’Ecole de guerre, ne pêchent pas par excès de psychologie. Ce bref discours nous coupe
les jambes… ».
Suite à cette période funeste, le commandement saura tirer les enseignements en donnant
aux services de santé les moyens de travailler, en leur accordant une autonomie technique
et enfin en leur apportant sa considération. Le XXème siècle sera nécessaire pour atteindre
la maturité actuelle dans la relation commandement / santé, mais si celle-ci est consolidée,
elle n’est pas, pour autant, totalement indemne de cicatrices.
B. L’aspect contraignant du domaine santé
Napoléon, qui connaissait toute l’importance de l’hygiène militaire et de la prise en charge
des blessés, se plaignait de la lourdeur de l’organisation du domaine santé pour des
résultats qui, parfois, n’étaient pas à la hauteur de ses attentes. Il estimait qu’une mauvaise
organisation sanitaire était plus dangereuse que les Cosaques « Ils m’ont perdu ma
chirurgie à force de la tourmenter et de la livrer à de faux projets », écrivait-il en 1806. Il
préféra alors, dans certain cas, ne pas intégrer de médecins à ses divisions pour ne pas
risquer de les pénaliser en les alourdissant inutilement. Les propositions du Corps médical
ne manquent pas au sein de la Grande Armée mais seront souvent négligées car trop
contraignantes. A Friedland, les caissons sanitaires sont arrêtés à douze kilomètres des
combats, sans autre moyen pour les rejoindre que le brancardage ou le portage. Lors de la
152 Médecin militaire d’active pendant la guerre de 1914-1918.
82
campagne de Russie, les réserves de matériels sanitaires rassemblées sur les bases de
départ étaient largement suffisantes pour la stratégie envisagée, mais il n’y avait aucun
véhicule pour les transporter. Le Maréchal Soult, irrité des initiatives de Larrey auprès de
l’Empereur, lui vouera une inimitié définitive, tant il est vrai que le geste guerrier et le
geste médical s’opposaient dans leur réalisation.
Assurément, l’obligation pour le commandement de tenir compte des nécessités du soutien
santé constitue pour lui une entrave à la réalisation de ses projets. « A ce titre, la défense
sanitaire appartient à la catégorie des servitudes, plus précisément des servitudes
d’exécution, et son problème se place, dans le problème de la Défense Nationale à côté de
celle des servitudes juridiques et financières153 ».
Le commandement a, en effet, à faire face, non seulement à des difficultés d’ordre militaire
mais aussi d’ordre matériel. Par exemple, faire suivre le ravitaillement sanitaire dans des
conditions extrêmes ou faire appliquer les consignes de prévention alors que l’on demande
à la troupe des efforts à la limite de l’épuisement, sont largement contradictoires. Ce n’est
que lorsque le danger militaire s’estompe, qu’il devient plus facile de diminuer la
dispersion des forces et de rassembler les moyens matériels nécessaires au soutien santé.
Lors du premier conflit mondial, en particulier en 1915 au moment de la guerre des gaz, les
difficultés militaires étaient telles que le soutien santé classique était laissé au second plan :
« Mon cher, nous n’avons rien. Cela ne regarde pas, paraît-il, le service de santé, mais le
matériel tout simplement. Enfin, je vais faire au mieux154 ».
Au Vietnam, le constat fut identique, le commandement voyait le domaine santé comme un
poids pesant sur l’efficacité opérationnelle des troupes en raison de ses exigences propres.
L’armée sud-vietnamienne refusa de réserver des appareils à la seule mission sanitaire, et il
fallut deux ans de négociations, de 1969 à 1971, avant de pouvoir mettre en place un
programme d’entraînement aux techniques d’évacuation sanitaire. En ce qui concerne
l’armée américaine, l’idée de consacrer des vecteurs aériens exclusivement pour le
domaine santé n’était pas mieux accueillie. Les autorités militaires suggérèrent de ne pas
réserver l’usage des appareils à l’unique mission d’évacuation sanitaire et de faire placer
des croix rouges amovibles afin d’affecter tout hélicoptère sanitaire inoccupé à des tâches
annexes. Le commandant Kelly, chef du 57ème détachement d’hélicoptères médicaux refusa
153 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 154 Le médecin-chef s’adressant à Louis Maufrais. Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008, cité p 102.
83
et augmenta encore son activité opérationnelle. Un véritable bras de fer s’était engagé.
Aujourd’hui, les américains disposent de vecteurs d’évacuation sanitaire dédiés, ce n’est
pas le cas en Europe.
Pendant, la guerre du Kippour, le service de santé bénéficia d’une partie importante du
parc relativement réduit d’hélicoptères de « Tsahal155 », permettant de sauver de
nombreuses vies en traitant des blessés graves, qui n’auraient pas pu autrement être soignés
dans les délais voulus. Ceci résulte de deux explications : d’une part, la très faible
utilisation tactique de ces moyens et, d’autre part, une détermination suffisante à tous les
échelons de la hiérarchie des forces, comme aux échelons de direction du service de santé,
pour consacrer en permanence et en priorité aux besoins « santé » une partie importante de
ce potentiel rare.
Les services de santé contemporains offrent aux armées une qualité technique très élevée
mais le prix à payer, plus encore qu’autrefois, correspond à des contraintes de mise en
condition opérationnelle (vaccinations, visites médicales, etc), des contraintes sanitaires
(alimentation, eau, hygiène et sécurité), et enfin des contraintes logistiques lourdes. Les
formations sanitaires de campagne demandent des poids/volumes d’emports non
négligeables. Ceux-ci sont en partie compensés par la modularité des structures et les
prouesses technologiques telles que la miniaturisation, mais il reste important que le
commandement prenne en compte cette dimension dans ses travaux de planification. Cela
est d’autant plus vrai qu’à présent, les conflits sont très souvent loin des métropoles et que
les contraintes d’acheminement sont très importantes.
Le commandement commence à prendre en compte systématiquement les besoins en
soutien santé, mais il les a souvent ignoré, en raison d’un certain mépris, mais aussi par
méconnaissance des spécificités du domaine santé.
C. La nécessité de la reconnaissance mutuelle
Pendant longtemps, les chefs militaires ne cherchèrent pas à connaître réellement leurs
services de santé. Ils ne les regardaient que pour se désoler ou bien se féliciter des résultats
obtenus après la bataille. La dépendance du domaine santé à des chefs désintéressés de la
problématique médicale, laissait souvent les services de santé en arrière plan. Jusqu’au
XVIII ème siècle, c’étaient les « maîtres de camp », les colonels, qui choisissaient et
155 Armée israélienne.
84
payaient eux-même les médecins de leur régiment, estimant à ce titre qu’ils devaient leur
obéir en tout, même dans le domaine technique. La tutelle de l’Intendance, imposée en
1708, lors de la création du service de santé en France, ou celle du commandement sous
d’autres formes pour les services de santés occidentaux, sera une entrave totale au
développement de projets ou d’initiatives. Deux arguments étaient avancés pour que cela
perdure : « le premier serait que les médecins seraient de médiocres administrateurs ; le
second que l’administration leur prendrait beaucoup de temps et qu’il ne leur en resterait
plus pour la visite des malades et l’étude de la science156. » Les demandes ne parvenaient
souvent pas jusqu’aux autorités militaires et cela dura jusqu’à la Première Guerre
mondiale. De grandes figures médicales élèveront leurs voix pour améliorer le sort des
blessés et des malades, mais elles seront trop rarement entendues. Malgré les prouesses
réalisées sur les champs de bataille par les médecins et chirurgiens, de très nombreux décès
par blessures ou maladies ont été à déplorer. En juin 1917, le médecin principal de 2ème
classe Mellies disait encore : « jusqu’à ces derniers temps, [le service de santé] se voyait
refuser initiatives et moyens157 ». Le résultat sera des lacunes et des dysfonctionnements du
service de santé par manque d’effectifs et insuffisance des supports logistiques ou des
moyens médicaux. Cela n’a pas facilité les relations entre le commandement et le domaine
santé. Aucun enseignement n’a été immédiatement tiré des désastres sanitaires des
campagnes napoléoniennes. Sous le Consulat, les effectifs « santé » seront réduits et les
hôpitaux terrestres fermés, pour des raisons uniquement économiques et politiques.
Une analyse de la situation en 1922, estimera que pendant la guerre « les directions du
service de santé dans chaque grande unité, particulièrement à l’échelon de l’Armée,
étaient trop éloignées du commandement et leurs propositions que ce dernier devait
transformer en ordres, se ressentaient trop souvent de l’ignorance où se trouvaient les
directeurs de la situation militaire158 ». Les allemands avaient su, pour leur part, suite à la
guerre de 1870, se réorganiser pour obtenir une véritable interface entre le commandement
et le service de santé. La répartition systématique des médecins aux différents niveaux des
formations et des états-majors permettra une meilleure adaptation du soutien santé
allemand dés le début de la guerre ; il s’effondrera, comme le reste de l’armée à partir de
1917. En France, après les opérations d’avril 1917, pour remédier à « des défectuosités qui
furent la conséquence d’une participation insuffisante du personnel du Corps de santé à la
préparation de l’organisation militaire, le Gouvernement a été conduit, en attendant que la 156 Bulletin officiel des médecins en réserve, juillet 1912, p 1102. Classement provisoire côte 9NN634, DAT, SHD. 157 Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 158 Rapport sur les progrès accomplis dans le fonctionnement du service de santé pendant la guerre, 1922. Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD.
85
situation fût régularisée par une loi, à décider par décret du 11 mai 1917 que la personnel
du service de santé […] ferait partie des états-majors159 ».
C’est à partir de cette période, que les médecins seront réellement associés à la conception
des engagements. La création d’une direction du service de santé au sein de l’état-major de
l’Armée sera une avancée majeure, ainsi que la présence de médecins dans les bureaux
chargés d’organiser les opérations et d’en assurer la conduite. Les impératifs sanitaires
seront désormais pris en considération dés la planification, permettant l’anticipation des
besoins. La connaissance mutuelle pourra alors se développer et permettre aux décideurs
d’intégrer les données « santé » dans leurs doctrines d’emploi et, à l’inverse, permettre au
service de santé de s’adapter, en amont, aux nécessités militaires. Un rapport160, établi en
1922, mettra en avant cette évolution : « une action médicale plus effective devait se
manifester à partir de mai 1917 dans les divers ordres d’exécution concernant le service
de santé, parce que, à partir de ce moment, des médecins furent affectés au CQG [grand
quartier général] pour fournir tous les renseignements et élaborer toutes les prévisions se
rapportant à l’exécution de ce service, et qu’ils furent eux-même chargés de préparer tous
les ordres relatifs au fonctionnement du service de santé, envoyés par le général
commandant en chef aux généraux commandant les armées ».
En dépit de cette véritable « révolution » qu’a représentée la Première Guerre mondiale
pour les services de santé, son long passé de subordination administrative allait être encore
longtemps un poids important, « inhibant chez les dirigeants et les exécutants, à quelques
exceptions prés, tout esprit d’initiative étranger au rôle purement technique des médecins
militaires161 ». C’est cependant l’intégration de médecins à l’Ecole de guerre, en France
mais aussi dans d’autres pays occidentaux, qui ouvrira une véritable réflexion commune et
une reconnaissance, en tant que « frères d’armes », du commandement et du service de
santé des armées. En 1934, le Médecin général Lanne écrira « De plus en plus, cette union
intime entre le commandement et le service de santé militaire est allé en se développant
pendant la dernière guerre pour aboutir à une collaboration de tous les instants, et je ne
crains pas d’affirmer que le bon fonctionnement du service de santé est à ce prix162 ». Les
relations entre le commandement et les services de santé des armées vont aller en
159 Projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, « Etude des motifs », 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 160 Rapport sur les progrès accomplis dans le fonctionnement du service de santé pendant la guerre, 1922. Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 161 Le service de santé en temps de guerre, France militaire 24.4.25. Classement provisoire Côte 9NN671, DAT, SHD. 162 Général Lanne, Bases et principes de tactique sanitaire, 9 novembre 1934. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD.
86
s’améliorant, et ce n’est pas la défaite de 1940 qui changera les choses car les problèmes
organisationnels du service de santé des armées français ne seront que le reflet d’un
manque d’adaptation globale du commandement à la guerre de mouvement. Les guerres de
décolonisation, seront, quand à elles, des vecteurs favorables au domaine santé car les
« services de santé des colonies » s’y illustreront par leur efficacité et leur utilité pour la
force auprès des populations. La relation, de manière générale est aujourd’hui plutôt
harmonieuse, cependant, le commandement est parfois amené à faire des choix
stratégiques ou tactiques qui ne sont pas toujours en faveur du domaine santé.
D. Les choix stratégiques
S’adressant au peuple anglais resté seul devant l’Allemagne, Churchill lui promettait « du
sang et des larmes163 ». Tout chef, qu’il soit politique ou militaire a conscience qu’il devra
consentir à des pertes humaines et matérielles pour obtenir la victoire. Tout l’art du
commandement est d’évaluer jusqu’où ses pertes pourront être acceptables et d’éviter les
pertes inutiles. César s’efforça « d’éviter les pertes en vies humaines et manœuvra
constamment, mais dans des limites assez étroites, afin d’acculer ses adversaires sur un
terrain où il put livrer bataille avec tous les atouts en main164 ». Turenne, grand capitaine
dont le génie s’accru avec l’âge, a toujours recherché des combinaisons stratégiques qui lui
permettaient de ne pas gaspiller les soldats possédant une haute instruction militaire, car
cela coûtait trop cher, au sens propre comme au sens figuré. Il utilisa la combinaison de la
surprise et de la mobilité, non seulement pour emporter la décision mais aussi pour garantir
la sûreté de sa manœuvre. Louis XV, parcourant le champ de bataille le 11 mai 1745, dit à
son fils « voyez ce qu’il coûte de remporter des victoires. Le sang de nos ennemis est
toujours le sang des hommes. La vraie gloire c’est de l’épargner165 ».
Il existe donc, très souvent, chez les autorités militaires une réelle volonté de ne pas verser
le sang inutilement. Leurs motivations sont diverses, s’agissant d’économiser les moyens
ou de préoccupations humanistes, mais, dans tous les cas, les pertes humaines sont pour
eux un véritable enjeu stratégique. En revanche, le chef est confronté, justement, à des
choix stratégiques qui lui demandent de trouver un « équilibre entre la mission, qui
commande d’agir, et la situation, qui commande d’évaluer les risques 166». Les pertes
humaines sont considérées comme un risque qu’il faut parfois prendre tout en se fixant des
163 Claude Nières, Faire la guerre, Privat, 2001, cité p 165. 164 B.H.Lindell Hart, Stratégie, Perrin. 165 P.Burnat, J-F.Chaulet, F.Chambonnet, F.Ceppa, C.Renard, De l’appthicaire au pharmacien des armées, médecine te armées, 2008, 36, 5. 166 Hervé Coutau-Bégarie, Conférences de stratégie, Institut de stratégie comparée, 2009.
87
limites acceptables. Le concept de « zéro » mort qui a prévalu dans les années 90 aux
Etats-Unis n’est définitivement pas réaliste et surtout dangereux car il peut paralyser la
décision stratégique en ne laissant aucune alternative. Le domaine santé, tout en sachant
que les pertes sont inéluctables, a pour rôle de les diminuer autant que possible, afin de
permettre au commandement de rester dans les limites qu’il s’ait fixées, tout en réalisant la
manœuvre qu’il a choisie.
Tout l’art du stratège est de combiner l’action des divers acteurs stratégiques, qui, dans
certains cas, peuvent être en opposition. Le domaine santé s’oppose parfois
fondamentalement à la manœuvre qui va engendrer des difficultés d’acheminement
logistique, le non respect des règles de prévention, ou encore la mise en péril accrue des
combattants. Les chefs sont alors confrontés à des décisions difficiles où délibérément ils
font passer les aspects humains au second plan. Pendant la Première Guerre mondiale, « la
nécessité vitale de résister et de vaincre à tout prix en 1914 avait conduit le
commandement, faute de munitions en quantité suffisantes, à connaître des pertes
considérables en hommes. Certes, une meilleure tactique, l’abandon du « coûte que
coûte » ou du maintien des positions « à tout prix » eurent diminué quelque peu les
pertes167. Mais aux yeux du général Joffre, elles ne pouvaient pas entrer en ligne de compte
avec la nécessité de vaincre dans la guerre de mouvement168 ». Dans cette période, « à
aucun moment, sauf quelques exceptions notamment avec le général Pétain, n’apparaît
l’idée de monnayer le terrain pour épargner les hommes169 ».
Dans ces conditions, où les besoins médicaux et les décisions stratégiques sont
difficilement conciliables, comme par exemple la concentration des forces et une bonne
hygiène et sécurité, les conseillers « santé » ont un rôle primordial pour tenter de rétablir
un certain équilibre. Le dialogue entre le commandement et le domaine santé est alors
indispensable si l’on veut accomplir, malgré tout, la tâche formidable qui incombe aux
services de santé : maintenir en condition « un organisme aussi vaste [que les troupes],
portant déjà le poids des fatigues de la guerre et sollicité plus que tout autre collectivité
par les influences morbides du milieu où il opère170 ». De octobre 1915 à septembre 1916,
l’Armée d’Orient a été mise à rude épreuve, exigeant d’elle de mener des opérations alors
que les hommes étaient affaiblis par la dysenterie, le paludisme, ou encore le typhus. Le
médecin inspecteur Ruotte alertera le commandement pour tenter de trouver un consensus 167 Août / Septembre 1914 : 329 000 morts. 168 Guy Pédroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, cité p 123. 169 Guy Pédroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, cité p 124. 170 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
88
entre les deux exigences. Il écrira « la morbidité est toujours élevée […] résultant de la
fatigue imposée par les opérations militaires à des hommes ayant passé l’été en
Macédoine171 ».
C’est un véritable devoir pour le service de santé d’alerter le commandement car, même
s’il est totalement maître de ses choix, il faut lui fournir les outils pour qu’il puisse
apprécier la situation à sa juste valeur. Des erreurs de jugements sont toujours possibles et
peuvent éventuellement aller jusqu’à coûter la victoire. En 1915, « les pertes furent
excessives au cours d’attaques sanglantes, entraînant une grave usure parmi les troupes et
l’apparition de phénomènes d’épuisement, mal compris et assimilés à tord à des refus
d’obéissance172 ». Il faudra presque deux ans pour le comprendre, mais à partir de 1917 le
commandement, et le général Pétain en particulier, considèreront le moral des troupes
comme l’une de leurs priorités.
Le commandement a un rapport ambigu au domaine santé, car ce dernier peut être
un véritable acteur stratégique mais peut aussi, par ses aspects contraignants ou par
son opposition à des choix stratégiques, être considéré comme une entrave à la
manœuvre. A travers l’histoire, les réactions furent d’abord la non prise en compte
ou le mépris, d’autant plus aisées que les performances techniques du monde médical
étaient limitées. La Première Guerre mondiale a été, en cela, une révolution pour le
domaine santé puisqu’elle a prouvé son efficacité (en particulier avec la « guerre des
gaz ») et a ouvert les portes des états-majors aux praticiens des armées. La
connaissance mutuelle a largement progressée au XXème siècle et la confiance dans
l’efficacité technique du domaine santé est acquise, mais ce ne fut pas toujours le cas.
Par ailleurs, il subsiste des limites propres au monde médical, qui sont d’ordre
parfois technique, organisationnel ou encore éthique.
171 Rapport mensuel du mois de septembre 1916 du médecin inspecteur Ruotte, chef supérieur du service de santé des armées alliées en Orient. Classement provisoire côte 9NN671, DAT, SHD. 172 Guy Pédroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, cité p 124.
89
III. Les limites propres au domaine santé
Le potentiel stratégique du domaine santé n’a pas été exploité à sa juste mesure, à travers
les siècles, en raison, nous l’avons vu, de l’environnement culturel, de décisions de
commandement, mais aussi, il faut le souligner, de limites propres au domaine médical.
Certaines, telles que la prise en charge des blessés et des malades, ont été quasiment levées
par les progrès extraordinaires de la médecine réalisés au XXème siècle. D’autres, telles que
les questions organisationnelles ont été bien améliorées, mais peuvent potentiellement
ressurgir à chaque nouveau conflit, car aucun ne ressemble au précédent. En effet, si la
pensée militaire doit intégrer le domaine santé, à l’inverse, les services de santé des armées
doivent, à leur tour, concevoir leur métier technique dans le contexte spécifique de la
défense et de la typologie des conflits modernes. Enfin, certaines limites, telles que les
limites éthiques sont invariables depuis Hippocrate, mais d’application parfois différente
selon les approches culturelles.
A. L’insuffisance technique
Les sciences médicales sont parmi celles qui ont fait des progrès immenses au cours de ces
deux derniers siècles, changeant totalement la relation de la médecine militaire et des
armées. Son efficacité est, à présent, indéniable, offrant aux forces une meilleure garantie
de survie. Cependant, cela ne signifie pas qu’au cours de l’histoire des conflits, les
techniques de soins n’ont pas eu une certaine efficacité, en particulier en ce qui concerne
les blessures de guerre. En revanche, il est certain que sur le plan de la prévention, du
diagnostic et du traitement des maladies ce domaine était fortement restreint, jusqu’à l’ère
de la pasteurisation.
Dans l’Iliade, le (Homère) ou les poètes (cela fait encore débat) ont bien décrit la
participation de médecins, forts au fait des blessures de guerre et de leur traitement pour
l’époque. Il est surprenant de constater la précision anatomique de la description des
blessures, qui remplissait d’admiration un chirurgien aussi distingué que Malgaigne173. Pas
de blessures surnaturelles, pas plus que de guérisons miraculeuses ne sont évoquées, mais
un inventaire précis qui s’adressait, semble-t-il, à des connaisseurs. Pour les maladies,
173 Malgaigne (1806-1865) chirurgien et anatomiste.
90
c’était tout autre chose, elles représentaient des fléaux collectifs considérées à cette époque
comme des châtiments divers dont les hommes ne pourraient s’affranchir par eux-mêmes.
Il existait bien une certaine connaissance des propriétés des plantes médicinales, originaire
de Mésopotamie à la base de la pratique médicale, mais elles étaient toujours associée aux
prescriptions magiques. Les pratiques divinatoires, héritées des égyptiens et des
babyloniens, prédominaient. Pour les blessures, ce fut immédiatement différent car le
raisonnement voulait que « ce que la main de l’homme détruit, la main de l’homme peut le
réparer ». Cependant, même si le sage Nestor dit que « le médecin vaut beaucoup
d’hommes pour extraire les flèches et sur la blessure répandre des remèdes
adoucissants », la chirurgie était bien limitée par les moyens techniques et surtout par les
problèmes d’asepsie.
Une certaine vision rationnelle de la médecine verra le jour avec les médecins grecs, en
particulier Hippocrate, à la charnière du IVème et du Vème siècles. D’innombrables écrits
témoignent du large spectre de la médecine praticienne, abordant le traitement des
fractures, des luxations, la diététique, la climatothérapie, l’hydrothérapie et ce que l’on
appelle de nos jours la médecine du travail. Rome accordera à ses médecins grecs une
certaine considération en les affranchissant, geste caractérisé par le décret de César qui leur
accordera le droit de cité. L’enseignement médical sera développé, notamment avec
l’établissement de la « schola medicorum » créée par Auguste.
Le Moyen Age représente une éclipse médicale où la religion catholique, en occident, a
pris le relais pour considérer que les maladies, voire même les blessures au combat,
relevaient de la volonté divine. L’action des médecins, comme leur crédit, étaient forts
réduits durant tout le haut Moyen Age. Lorsque Clovis fut malade, le médecin à son
chevet, avouant son impuissance, lui conseilla le pouvoir guérisseur de Saint Maurice.
L’organisation des soins et les connaissances médicales régressèrent fortement dans cette
période, et le poids en fut particulièrement lourd pour les combattants blessés. Dans le
même temps, les arabes avaient développé, au XIème et XIIème siècle, une certaine
connaissance dans les sciences biologiques, mais cela ne fut que très peu exploité en
occident et ce développement se tarit aux XIIIème et XIVème siècles.
Cette période verra cependant la création des premiers établissements hospitaliers, basés à
l’origine sur le principe de charité et les premières universités de médecine, en Europe, à
Salerne, Montpellier et Paris. Pourtant, la motivation religieuse originelle, qui, par ailleurs,
était souvent une entrave au progrès scientifique en interdisant les gestes thérapeutiques
sanglants et la dissection, se transforma progressivement en intérêt vénal. Le concile de
91
Vienne, en 1311, mettra l’accent sur le fait que les hôpitaux ne devaient pas devenir des
entités de profit. Par ailleurs, la guerre de cent ans et ses cohortes d’épidémies portèrent
atteinte aux institutions hospitalières. Aussi, lorsque la peste noire de 1348 survint, les
capacités de lutte étaient forts minces et ce fut l’un des fléaux les plus meurtriers pour
l’humanité. La France passa en quelques années de 17 à 9 millions d’habitants.
La Renaissance, en appelant à l’audace intellectuelle, remit en cause l’autorité temporelle
de l’Eglise et favorisa, ainsi, les expériences scientifiques et la laïcisation de
l’administration hospitalière. La médecine va alors connaître, partout en Europe, des
progrès ininterrompus : l’anatomie atteignit, dés le XVIème siècle, une grande précision
avec la généralisation de la dissection de cadavres, le microscope sera mis au point au
XVII ème siècle, les globules rouges découverts en 1660, la physiologie et l’anatomo-
pathologie firent leur apparition dans le même temps. L’étude clinique des maladies et leur
thérapeutique suivront naturellement, mais il faudra attendre le XIXème siècle pour que
l’efficacité commence à être au rendez-vous.
Dans les armées, la médecine suivit le mouvement global et s’avéra longtemps peu
convaincante, ne poussant pas le commandement à s’en préoccuper. Ce sont des
chirurgiens, confrontés quotidiennement aux réalités des champs de bataille qui
permettront de progresser. Hans von Gersdorf, attaché au duc Sigismond d’Autriche, dans
son ouvrage « Feldbuch der Wund Arztney » publié en 1517, remettra en cause les
pratiques de l’époque, notamment pour les plaies par arme à feu. Ambroise Paré, quelques
années plus tard, sera le véritable fondateur de la chirurgie de guerre. L’amputation, dont il
était un expert, deviendra alors la base des connaissances du chirurgien. Pichault de la
Martinière, le fondateur du « parage » ou Dominique Larrey affineront ces théories et
concevront le principe de la chirurgie de l’avant. Celle-ci sera pratiquée dans des
conditions difficiles pour les blessés, l’utilisation de l’éther, rapidement suivie par le
chloroforme, pour les anesthésies n’a débuté qu’en 1846. Toutefois, l’emploi de ses
produits n’a pas entraîné un taux de survie plus important car le rôle joué par les germes
dans l’infection des plaies ne sera pas reconnu avant 1860. Les maladies, quant à elles,
restèrent un véritable fléau jusqu’au début du XXème siècle174.
174 La première grande étape fut la variolisation, procédé efficace de protection contre la variole découverte par Edward Jenner174 au XVIIIème siècle. La chimie, et par là même des thérapeutiques plus efficaces que les plantes seules, verra le jour à la fin de ce siècle aussi, en se détachant de l’alchimie plus mystique que scientifique. La pharmacie sera enseignée dans un collège créé en 1777. Enfin, c’est l’ère de la pasteurisation, au XIXème siècle, qui bouleversera l’approche médicale par la compréhension des mécanismes infectieux et la vaccination. Les découvertes révolutionnaires s’enchaîneront ensuite, tout au long du XXème siècle, comme celle des antibiotiques par Sir Alexander Flemming en 1945.
92
De plus, les praticiens militaires, très longtemps, n’ont fait qu’apprendre « sur le tas », ne
disposant pas d’un enseignement adapté à leur environnement. Ils étaient souvent peu
considérés, ce qui ne facilitait pas la reconnaissance du besoin par les chefs militaires.
Certains disaient que « la médecine militaire est à la médecine civile ce que la musique
militaire est à la musique classique ». Ce n’est effectivement qu’au XVIIIème siècle que les
cours de médecine seront rendus obligatoires175 pour les médecins militaires dans les
« hôpitaux amphithéâtres176 », alors que les universités civiles existaient depuis le Moyen
Age. C’est à cette époque que les écoles de chirurgie des ports seront créées, à Rochefort, à
Toulon puis à Brest. La tempête révolutionnaire, en France, sera la cause de la fermeture
des facultés civiles sur l’ensemble du pays, provoquant un déficit important pour le
recrutement sanitaire de l’armée de terre. Une période de flottement et de difficultés suivit.
Ce n’est que le 12 juin 1856 que l’école impériale du service de santé de Strasbourg sera
créée pour l’armée de terre, mais elle fermera ses portes en 1870 lorsque les allemands
occupèrent la ville. Les écoles de Lyon et de Bordeaux lui succèderont respectivement en
1888 et 1889, et récupèreront progressivement l’activité des écoles des ports. Par ailleurs,
les services de santé militaires développèrent l’esprit de recherche « savoir plus pour
mieux soigner », afin d’être en mesure de répondre à leurs besoins spécifiques sur les
champs de bataille ou sur les navires de la Marine. Lowell, directeur du service de santé
américain lors de sa création en 1818, estimait que le domaine santé devait aller plus loin
que les simples soins aux soldats, considérant « qu’il avait une position unique pour
pouvoir faire avancer la science médicale177 ». Les médecins militaires ont mis en lumière
l’intérêt d’utiliser des doses importantes de quinine dans les cas de paludisme ou les effets
intéressants de la bromine dans la lutte contre l’infection. La chirurgie de guerre sera, par
ailleurs, un véritable vecteur de progrès pour la chirurgie civile, lui offrant des techniques
novatrices telles que le fixateur externe du service de santé des armées français. Enfin,
certains chercheurs militaires ont contribué à d’importants progrès scientifiques et ont
obtenu d’éminentes distinctions, tels qu’Alphonse Laveran178 ou Henri Laborit179.
175 Ordonnance éditée en 1747 après la bataille de Fontenoy, portant sur le règlement général des hôpitaux militaires et le 20 décembre 1748 apparaissent les premières prescriptions concernant la formation : « les chirurgiens majors des hôpitaux et des régiments doivent organiser des cours annuels de chirurgie et d’anatomie en faveur des aides et garçons chirurgiens ». 176 L’ordonnance royale du 04 août 1772 créé les « hôpitaux amphithéâtres » qui constituaient de véritables écoles destinées à former, en médecine, en chirurgie et en pharmacie, des officiers de santé pour le service des hôpitaux du royaume et des armées. 177 G.B.Clark, La médecine dans les forces spéciales américaines, au Vietnam de 1969 à 1970, Médecine et armées, 1982, 10, 3. 178 Prix Nobel de médecine pour sa découverte de l’agent du paludisme. 179 Prix Lasker pour la mise en évidence du premier neuroleptique.
93
Cependant, même si la médecine en général, et les services de santé des armées en
particulier, avait fait d’importants progrès, la Première Guerre mondiale révèlera qu’il
existait encore des lacunes techniques importantes. Des transfusions sanguines ont été
réalisées avec l’appareil de Jeanbrau180, mais elles restaient d’un maniement difficile et la
connaissance des groupes sanguins en était à ses débuts, ne disposant pas d’éléments sur
les groupes rhésus. Dans cette période où la médecine militaire a été mise à rude épreuve,
le problème n’était pas seulement un problème de technique médicale mais aussi une
question d’organisation. Louis Maufrais témoigne encore en disant « Nous n’avions rien
pour nettoyer [les blessures]. Nous avons à peine assez d’eau pour laver nos mains pleines
de boue. On passe les plaies à la teinture d’iode qui fixe le sang. Les blessés sont très
choqués, mais en 1915, en première ligne de bataille, nous n’avons rien comme
antichoc181 ».
L’insuffisance de résultats de la médecine, et de la médecine militaire en particulier, a
longtemps été une justification de l’absence d’intérêt ou de confiance de la part du
commandement. Cela a abouti naturellement à une subordination du domaine médical, que
l’on considérait, en plus, comme incapable de gérer ses affaires. Même lorsqu’ils obtinrent
leur autonomie concrètement, dans les années qui suivirent la Grande Guerre, les services
de santé eurent du mal à ne pas se focaliser uniquement sur leur progression technique,
parfois au détriment de l’organisation du soutien des forces. En 1927, en France, le service
de santé militaire vivra une crise importante vis à vis du soutien des troupes. Les jeunes
médecins militaires ne juraient plus que par la « spécialisation de n’importe quelle branche
de la médecine pourvu que l’on se sorte du corps de troupe182 ».
Un véritable culte de la technique médicale allait se développer tout au long du XXème
siècle. Le général Bonnal déclara déjà au début du siècle que « la biologie a fait de tels
progrès depuis cinquante ans qu’elle est devenue un guide sûr pour les hommes d’Etat
soucieux de développer la grandeur de leur pays. C’est donc sur la biologie que sera édifié
le haut commandement, si l’on veut qu’il remplisse son objet ».
Les guerres de décolonisation continueront à donner une impulsion au soutien santé des
troupes mais ce fut véritablement la première guerre du Golfe, en 1991, qui réveilla la
conscience que « l’obligation de résultats », à présent demandée par le commandement,
exigeait la combinaison de la technique et de l’organisation du domaine santé.
180 Le professeur Emile Jeanbrau réalisa la première transfusion sanguine le 16 octobre 1914 sur un soldat agonisant et en état de choc, grâce au don de sang d’un autre blessé. 181 Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008. Cité p 153. 182 La crise de la médecine militaire, France militaire, 02 février 1927. Classement provisoire côte 9NN638, DAT, SHD.
94
B. Les questions organisationnelles
L’organisation du soutien santé correspond à « l’action d’organiser, de structurer,
d’arranger183 » le dispositif médical des forces armées, afin d’être en mesure « de sauver le
maximum de vies et de garantir le minimum de séquelles184 ». L’étude de l’histoire montre
qu’il existe deux grands types de problèmes organisationnels : le manque de moyens
attribués aux services de santé et l’inadaptation de la conception du soutien par rapport à la
manœuvre envisagée par le commandement.
Le manque de moyens
Avant la création officielle des services de santé, à partir du XVIIIème siècle, l’absence de
pérennité et de structuration de la prise en charge des malades et des combattants blessés
impliquait une remise en question de l’organisation du soutien à chaque bataille. Même
dans la Rome antique, où les guerres aux frontières étaient permanentes, il n’existait pas de
réelle doctrine du soutien santé et les capacités correspondantes. L’attribution des moyens
au domaine santé était donc très aléatoire. Cela dépendait du bon vouloir du chef militaire
ou du roi auquel les médecins étaient rattachés.
La constitution effective des services de santé apporta un léger mieux mais leur
subordination aux Commissaires des guerres prolongea les difficultés capacitaires
éprouvées par le domaine santé. L’ordonnance de 1747, en France, précise que « les
officiers de santé sont les employés d’un service administratif qui, en temps de paix comme
en temps de guerre, préside à l’installation des hôpitaux, contrôle leur fonctionnement et
pourvoit au ravitaillement sanitaire et aux évacuations des malades et des blessés ». De
plus, Louis XVI, confronté à des difficultés économiques majeures, réduira en 1781, parmi
les premiers, les hôpitaux militaires sédentaires et les effectifs des praticiens des armées.
Les campagnes de 1792 contre la Maison d’Autriche et la Prusse seront révélatrices de
l’insuffisance des moyens « santé » de l’armée française. Les hôpitaux « ambulants »
destinés à suivre les troupes en territoire étranger apparaissent organisés de façon beaucoup
trop précaire. Percy et Larrey se battront pour obtenir le rapprochement au plus prés des
combats, d’une part, et la mise en place de structures plus conséquentes à l’arrière, d’autre
part. Ils se heurteront à l’incompétence doublée souvent de malhonnêteté des gestionnaires.
183 Le petit Larousse 2003. 184 IM 12 du 05 Janvier 1999 relative au concept interarmées du soutien sanitaire des forces en opération.
95
Les secours aux blessés des campagnes qui vont se succéder, dans les années suivantes et
jusqu’à la fin du premier Empire, seront généralement improvisés en fonction des
circonstances. Les manques d’effectifs et de moyens seront récurrents et la reconnaissance
de Napoléon, le soir de la bataille d’Eylau, qui pourtant fera don à Larrey d’une de ses
épées pour l’activité des ses ambulances, n’augmentera pas l’intérêt porté au domaine
santé.
Quand les opérations militaires prenaient de l’ampleur, il arrivait que l’Administration ne
prévoit ni les stocks de matériel sanitaire suffisants, ni les véhicules supplémentaires pour
les acheminer ou quelquefois même, n’utilise pas à bon escient les moyens encore
disponibles. Lors de la guerre de Sécession, le service de santé américain allait se rendre à
l’évidence de la nécessité d’un changement dans la direction, l’organisation et les
opérations du service de santé. En France, ce fut plus long. Larrey évoqua, dans ses
« Mémoires », l’obligation d’abandonner certains blessés par manque de véhicules
d’évacuation non prévus par les Commissaires de guerre. Au cours de la retraite de Russie,
les chirurgiens ne disposaient plus que de leurs trousses individuelles pour les soins aux
blessés et à leur arrivée à Mayence, ils n’avaient plus ni vivres, ni linge, ni médicaments.
Lors de la campagne d’Italie, Delorme185 écrira « les enseignements épouvantables de la
guerre d’Italie doivent rester toujours présents à nos esprits. Cette campagne a servi à
démontrer avec une évidence frappante la pernicieuse influence que peut exercer sur la
pratique de la chirurgie aux armées une organisation sanitaire défectueuse ».
Malheureusement, les leçons seront vite oubliées et la guerre de 1870 débutera dans le
même désordre. A l’issue, le Ministre de la Guerre exigea la constitution d’un comité de
réflexion186 qui aboutira à la conclusion suivante : « l’organisation actuelle du service de
santé militaire ne répond pas aux besoins et aux intérêts de l’armée. Il est nécessaire que
ce service soit placé sous la direction d’un chef pris dans son sein, appartenant à la
profession médicale et ayant dans ses attributions tout ce qui concerne le service de
santé187 ».
Ce seront les « Sociétés de secours aux blessés militaires », créées quelques années plus tôt
sous l’influence d’Henri Dunant et réunies sous l’insigne de « la croix rouge sur fond
blanc », qui apporteront une aide majeure aux services de santé, incapables de faire face à
l’ampleur de leur mission. Lors du premier conflit mondial, le personnel médical du comité
international de la croix rouge, en particulier les infirmières, viendra compléter
185 Médecin militaire du premier empire. 186 Discussions du 3 juin au 5 août 1873. 187 Docteur Brice et Capitaine Bottet. Corps de santé militaire en France, son évolution – ses campagnes (1708-1882), Berger-Levrault & Cie, Editeurs, 1907, cité p 417.
96
efficacement le dispositif de soutien santé en sous effectif chronique. Le Médecin major de
première classe Robert Picqué188 dira « si la qualité du personnel s’est vite adaptée par le
dressage et le dévouement à la mission qui lui était dévolue, la quantité en est restée
longtemps insuffisante189 ». La collaboration avec la Croix Rouge sera donc indispensable,
elle persistera encore longtemps et entre les deux guerres une véritable formalisation des
relations verra le jour.
La Première guerre mondiale sera, pour la plupart des services de santé européens, un
tournant essentiel car elle mettra fin en réalité à la subordination du domaine santé à
l’Administration. En France, le sous-secrétaire du service de santé, Justin Godart190,
nommé en 1915, tirera le Service de « l’ornière administrative où l’état-major l’avait
enlisé ». Cependant, l’entre-deux-guerres ne sera pas mis à profit pour réellement
améliorer l’organisation des formations sanitaires de campagne et leur ravitaillement. La
campagne de 1939-1940 mettra en évidence le manque de préparation du domaine santé au
même titre que l’armée française en général. Elles manquaient de capacités telles que les
liaisons radio-phoniques pour les sections automobiles sanitaires, qui éprouvaient ainsi
d’importantes difficultés à rejoindre leur destination en cas de bombardements. Lorsque les
forces françaises vont reprendre le combat, leur Service de santé sera restructuré et équipé
par les Etats-Unis. A partir de 1943, les moyens mis en œuvre seront issus de
l’impressionnante logistique de l’armée américaine, qui avait compris dés 1933 l’enjeu du
soutien.
Pourtant, lors de la guerre du Vietnam, les américains seront, eux aussi confrontés à une
problématique organisationnelle face à l’afflux de victimes, non prévu initialement. Des
problèmes de coordination des évacuations sanitaires apparurent, nécessitant rapidement la
création d’un centre de régulation pour optimiser les moyens insuffisants.
Le monde moderne, comprenant l’enjeu d’un soutien santé efficace, va progressivement se
doter des capacités nécessaires, jusqu’à aboutir à cette fameuse « obligation de moyens »,
consacrée à présent par des règles juridiques. Lors de la guerre du Kippour, les forces
israéliennes consacreront un grand nombre de leurs vecteurs et de leurs finances pour
188 Robert Picqué, médecin militaire, organisa dans le Sud-Ouest un réseau d’évacuations sanitaires aériennes convergeant sur l’hôpital de Bordeaux. Sa mort accidentelle lors du transport aérien d’une malade en 1927, l’empêche de mener à bien son projet d’étendre le même dispositif à l’ensemble du pays. 189 Rapport du Médecin major de 1ère classe Robert Picqué, affecté du 02 août 1914 au 20 janvier 1919 à l’A.3/18 comme médecin chef et chirurgien consultant du 18ème Corps d’Armée. Classement provisoire côte 9NN671, DAT, SHD. 190 Justin Godart était avocat de métier, il plaida la cause du service de santé pendant pratiquement 15 ans, proposant plusieurs projets de lois pour entériner le décret de 1917.
97
garantir une organisation irréprochable du soutien. « Tsahal » mettra l’accent sur la
médicalisation des secours et la rapidité des évacuations vers les formations hospitalières.
La volonté stratégique était de minimiser au maximum les pertes, en apportant aux troupes
engagées le soutien médical le plus efficace possible, afin de gommer quelque peu les
revers tactiques initiaux.
La première guerre du Golfe sera un véritable test pour les services de santé occidentaux,
d’autant plus que la menace d’une guerre chimique et/ou biologique planait. Le nombre de
victimes a été certes faible mais le déploiement santé a fait preuve d’un grand
professionnalisme, même s’il a été constaté, à cette occasion, que les formations sanitaires
de campagne nécessitaient une certaine modernisation. Ainsi, même lorsque les moyens
sont au rendez-vous, il est nécessaire que la conception de la manœuvre santé soit adapté
au besoin réel des forces armées sur le terrain.
Adaptation du concept santé
Malgré l’autonomie fonctionnelle, sur laquelle repose l’efficacité du soutien santé, « la
manœuvre médicale est, sur le terrain, le résultat d’une adaptation constante des
ressources et des procédés191 ». Cette adaptation doit, non seulement se faire au niveau
stratégique, en intégrant la typologie du conflit et les buts à atteindre par le
commandement, mais aussi au niveau tactique par une conduite réactive du soutien en
fonction des décisions des autorités militaires. On pourrait, par extension et pour faire un
lien direct avec le monde militaire, parler de stratégie santé pour ce qui relève du concept
et de la doctrine, et de tactique santé pour ce qui concerne la mise en œuvre sur le terrain, à
partir du moment où celle-ci devient une composante de la manœuvre tactique dans son
ensemble.
Cela signifie donc que pour bien se concevoir, le soutien santé doit se concevoir en liaison
étroite avec le commandement et en s’adaptant à ses besoins. Plusieurs éléments sont
déterminants pour la planification de la manœuvre santé : les effectifs, la dispersion des
unités engagées, la mobilité du combat, l’insécurité de la zone des armées, le type
d’armement (destruction massive ou non), les fluctuations de la bataille, le climat, etc. Il
est donc « indispensable de placer la technique dans le cadre [stratégique et] tactique où
elle doit fonctionner. Il est indispensable que le commandement fournisse ce cadre192 ».
191 G.Gillyboeuf, Le soutien santé en opération : règles d’or, Médecine et armées, 1 ,6, 1973, cité p 14. 192 Médecin général Lanne, 24 avril 1930. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD.
98
Au cours de l’histoire, la guerre a changé de visage maintes fois et même s’il existe des
principes universels, la stratégie subit une adaptation permanente. Par ailleurs, le contexte
est chaque fois différent, nécessitant l’adaptation, cette fois, de la tactique, à
l’environnement climatologique, géographique ou encore humain. Il serait illusoire de
penser que le domaine santé ne subit pas les conséquences de ces modifications, ses chefs
se doivent donc d’être à l’affût permanent de l’évolution du milieu dans lequel ils se
trouvent et d’apprécier la situation à sa juste valeur. Ils ne doivent pas se laisser surprendre
par la nouveauté des situations afin de garantir l’efficacité du soutien.
L’expédition d’Egypte et de Syrie, débutée en 1798, fut pour le service de santé une
nouveauté, car pour la première fois, l’armée française était engagée dans des pays au
climat moins hospitalier et aux infrastructures n’épousant pas les standards de l’époque.
Larrey, pour pouvoir compter sur de bonnes conditions d’évacuation (dans un pays hostile
où les hôpitaux, considérés comme corrects, sont assez éloignés les uns des autres) adapte
son « ambulance volante » aux conditions locales. Il remplace les voitures par des
chameaux transportant des cacolets litières, mais les services administratifs
réquisitionneront assez rapidement les animaux pour leurs propres besoins. Le service de
santé n’aura de cesse, tout au long du XIXème siècle de tenter de s’adapter, mais sans
moyens, à ces nouveaux besoins des expéditions lointaines. Les services de santé des
colonies seront institués officiellement, en France, et dotés de moyens spécifiques par un
décret193 datant seulement de 1903.
Les guerres de tranchées, surprendront en 1914, les services de santé, aussi bien allemand
que français qui n’étaient pas préparés à ce type de combat. Au début du conflit, les
médecins militaires allemands qui bénéficiaient déjà d’une écoute auprès des états-majors,
s’en sortirent mieux que leurs homologues. En France, la rigidité du règlement d’emploi du
soutien sanitaire de 1910, fut d’emblée un obstacle à l’adaptation du Service aux
conditions de la guerre qui s’engageait. Après la retraite de Charleroi, en 1914, les
dirigeants du service de santé manqueront de pugnacité et d’initiative. Cela perdurera
jusqu’en 1917, où la pensée unique qui régnait dans le Service, a eu du mal à intégrer les
conclusions des commissions d’enquête, qui conduiront au décret du 11 mai, relatif à la
place des « conseillers santé », et les débats parlementaires consacrés, en juillet 1917, aux
disfonctionnements du soutien santé de l’offensive Nivelle du printemps.
193 Décret du 04 novembre 1903 relatif à l’organisation des services de santé coloniaux, BO p 1627. Classement provisoire côte 9NN637, DAT, SHD.
99
Entre les deux guerres, certains officiers médecins seront envoyés à l’école d’Etat-major
ou à l’Ecole supérieure de guerre, afin d’être en mesure de mieux appréhender les
problématiques militaires. Cependant, les dirigeants, issus de la vieille école, auront du mal
à intégrer leurs propositions et ne prendront pas conscience des lacunes de règlement
d’emploi opérationnel du domaine santé. Les formations sanitaires des corps de bataille ne
seront pas motorisées, par exemple, afin de pouvoir s’adapter à une guerre de mouvement
ou de pouvoir réaliser les évacuations vers l’arrière plus facilement. En 1939, le soutien
santé était adapté à l’instruction d’emploi tactique des grandes unités de 1921, n’ayant pas
été remanié pour prendre en compte la nouvelle instruction de 1936, qui envisageait la
création des divisions légères mécaniques et des divisions cuirassées. Ce désintérêt se
traduisit par l’absence de véhicules sanitaires blindés pour les régiments de chars de ces
divisions.
La guerre d’Indochine fut très différente de celle qui venait de s’achever en Europe. Les
troupes françaises furent confrontées à la guérilla dans des conditions climatiques et
environnementales très éloignées de celles de la métropole. Un nouveau concept santé fut
indispensable afin d’intégrer à la fois la mise en condition opérationnelle, l’hygiène et la
prophylaxie adaptées au climat tropical, la médecine de l’avant et les évacuations sanitaires
dans la jungle, avec dans le même temps la mission de développer la santé publique des
Etats associés (Vietnam, Laos, Camboge), de prodiguer une aide médicale aux populations
et enfin dans la dernière phase du conflit de faire face à la libération massive des
prisonniers du Viêt-Minh. Cette œuvre gigantesque, le service de santé, dirigé par des
chefs dynamiques et libérés de leurs complexes, réussit à l’accomplir. Le service de santé
américain éprouva le même type de difficultés au Vietnam où, en particulier, il éprouva
une extrême difficulté à établir une chaîne d’évacuation médicale traditionnelle, étant
données les caractéristiques géographiques du terrain, de l’infrastructure routière et de la
nature des combats menés par les unités Viêt-Cong.
La guerre d’Algérie sera aussi une guerre de guérilla mais dans un contexte politique et
géographique très différent. Les combats menés par les troupes se déroulaient dans des
djebels escarpés, d’accès difficile, isolés et loin de secours hospitaliers. La difficulté était
surtout pour les évacuations sanitaires. Par ailleurs, le service de santé s’est attaché à
adapter son dispositif en fonction du quadrillage de la pacification et les médecins furent
engagés dans des opérations dites de « nomadisation », réalisées pour convaincre les
populations du bien-fondé de la présence française.
100
Le service de santé s’adapta donc à chaque type de conflit mais ces modifications eurent
pour corollaire d’élever des difficultés pour définir précisément le concept de soutien santé
des forces. Les règlements d’emploi, l’organisation du soutien, les formations sanitaires de
campagne seront donc repensées de manière itérative à chaque nouveau conflit. Même si
cette adaptation permanente apparaissait comme un progrès important, il subsistait le
problème de la réactivité. Ce sont les années 90 qui apporteront la réponse en instaurant
des principes pérennes du soutien santé (médicalisation/réanimation/chirurgicalisation de
l’avant et évacuations précoces) tout en créant des structures totalement modulables afin de
s’adapter au terrain et à la manœuvre. Des adaptations nouvelles seront demandées au
Service, avec, tout d’abord, la féminisation progressive des armées et, en 1996, avec la
professionnalisation des armées françaises, qui auront encore des exigences nouvelles,
telles qu’une prise en charge psychiatrique spécifique.
La règle exprimée en 1934 doit toujours présider à la réflexion des dirigeants des services
de santé : « pour bien accomplir sa mission dans une guerre future, [le domaine santé]
évitera de se cristalliser en des formules rigides. Tout en établissant son organisation de
guerre sur les facteurs immuables qu’il tient du passé, il devra sans cesse se modeler sur
la forme des hostilités 194[et des contextes sociaux] ».
Un de ces facteurs immuables doit naturellement être l’éthique médicale, dont le domaine
santé ne peut jamais se départir et qu’il doit prendre systématiquement en compte dans la
conception du soutien. Cet aspect créé une limite parfois difficilement conciliable avec les
conditions de la mission ou les exigences du commandement.
C. L’éthique médicale
Hippocrate, médecin grec, avait compris, trois siècles avant Jésus Christ, que l’éthique était
indispensable à la pratique médicale et au bien être de l’humanité. L’éthique médicale fut
ainsi fortement en avance sur tous les autres domaines.
Pour ce qui concerne la guerre, Clausewitz la définit « comme un acte de violence dont
l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté195 ». Dans ces conditions,
il estime que le droit des gens de Grotius196 est peu compatible et qu’il n’impose que
194 Bases et principes de tactique sanitaire, 09 novembre 1934. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD. 195 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 31. 196 Grotius a énoncé, en 1625, le « droit des gens » qui est la source du droit international humanitaire.
101
d’insignifiantes restrictions qui valent à peine d’être mentionnées, car elles n’en atténuent
pas sérieusement la force. Pourtant, les atrocités de la Shoah, lors de la seconde guerre
mondiale, seront à l’origine d’une prise de conscience collective que l’escalade de la
violence ne doit pas être illimitée, même dans la guerre. La déclaration universelle des
droits de l’homme et les conventions de Genève, qui sont l’expression de la considération
internationale et militaire pour l’éthique datent respectivement de 1948 et 1949.
Tous les états doivent travailler à ce que ces déclarations ne soient pas seulement
d’intention et soient réellement appliquées. Cependant, Clausewitz a raison, la volonté de
destruction de l’ennemi peut parfois conduire à des extrêmes où la raison n’a plus de
pouvoir sur la folie meurtrière. Il explique que « si les guerres entre nations civilisées sont
bien moins cruelles et destructrices que les guerres entre nations incultes, cela tient à
l’état de la société à l’intérieur et dans ses relations extérieures. C’est cet état qui
engendre, conditionne, conscrit et tempère la guerre, et n’en sont que des variables
extrinsèques au point qu’on ne pourra jamais sans proférer d’absurdité importer un
principe de modération dans la philosophie de la guerre197 ».
Dans ces conditions, il est légitime de s’interroger sur le degré de compatibilité de
l’éthique médicale, fort ancienne et éprouvée, et de l’état de militaire qui a été si souvent
en opposition avec la morale et qui peut à nouveau basculer très rapidement, notamment
pour des raisons idéologiques. Même si la déontologie, qui correspond à l’ensemble des
règles et des devoirs d’une profession198 établis selon l’éthique, a investi maintenant le
monde médico-militaire199, la contradiction semble persistante.
Le médecin s’engage à respecter les principes suivants : le bien de l’humanité, le respect de
la vie humaine, la santé du patient comme premier souci, le secret médical, l’absence de
discrimination, la confraternité, et enfin le respect des maîtres. Cet engagement n’est
pourtant qu’un engagement moral et il a malheureusement été bafoué lors de la seconde
guerre mondiale, notamment vis à vis des prisonniers de guerre et des médecins juifs. Ces
197 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 32. 198 Les médecins français ont ressenti le besoin de régir la morale par des règles en 1947, en créant le code de déontologie médicale. L’objectif est de guider les actions des médecins de l’ordre national en définissant leurs devoirs et leurs obligations dérivés des principes traditionnels de la médecine. Seuls les médecins militaires, n’adhérant pas à l’Ordre, ne sont pas tenus de respecter ce code. La communauté internationale a, à son tour, ressenti l’importance de réglementer la philosophie trop soumise aux interprétions culturelles, en créant le code d’éthique médicale international en 1980. 199 En France, le décret 81-60 du 16 janvier 1981, établit le code de déontologie médico-militaire qui précise que le médecin militaire, même s’il a des obligations spécifiques, doit se conformer aux principes généraux de sa profession et aux dispositions internationales. Par ailleurs, en 1987, le conseil de déontologie médicale a été créé afin d’être le garant de la permanence médicale au sein des armées.
102
principes basés sur le bien individuel du patient et le respect de la profession peuvent
parfois être en contradiction avec les exigences du monde militaire. En effet, dés que les
spécificités militaires, en particulier opérationnelles, rentrent en compte, des difficultés de
cohérence entre les deux exigences apparaissent. Le recours à la force implique l’inversion
momentanée de valeurs et de normes centrales de toute socialisation civile. L’idéal
patriotique peut être confronté à l’éthique. Le médecin n’en est pas exempt. De plus, le
sentiment d’appartenance à un camp est très fort, et d’autant plus développé que le
règlement de discipline général dans les armées précise que « le personnel médical doit
être solidaire et soutenir l’action de ses camarades au combat ». Cette règle peut
s’opposer à l’obligation de non discrimination.
Par ailleurs, un des fondements principaux de la médecine militaire est la conservation des
effectifs, pouvant être assimilé par certains à un acte « multiplicateur de forces ». Ce point
implique de pratiquer la médecine en y intégrant la notion de choix. Lors d’un afflux
massifs de blessés, en particulier en ambiance NRBC, seuls les individus qui disposent
d’un potentiel de guérison seront traités. Le monde civil avec la médecine de catastrophe
rencontre aussi cette difficulté face à l’éthique d’Hippocrate. Dans ce cas, le monde
militaire n’est pas isolé, toute la communauté médicale est confrontée à la problématique
du respect de la vie humaine.
Pourtant, en dépit de ces contradictions, le monde médico-militaire international et français
a tenté, tout comme la communauté militaire en général, d’intégrer des règles éthiques aux
conflits armés.
Le droit des conflits armés intègre le droit de la guerre ou droit de La Haye200, qui fixe les
droits et devoirs des belligérants, et le droit humanitaire ou droit de Genève qui tend à
sauvegarder les militaires mis hors de combat, ainsi que les personnes qui ne participent
pas aux hostilités. Les quatre conventions de Genève de 1949, s’intéressent aux blessés et
malades dans les forces armées en campagne , aux blessés, malades et naufragés dans les
forces armées sur mer , aux prisonniers de guerre et à la protection des personnes civiles en
temps de guerre. Le personnel des services de santé des armées est protégé par ces
conventions de Genève, en échange de quoi, il doit apporter des soins de façon indifférente
aux soldats de son camp ou à l’ennemi. Ainsi, le droit des conflits armés est un compromis
entre les nécessités militaires et les exigences humanitaires.
Cependant, l’exigence éthique ne peut pas être mise totalement dans un cadre par les règles
déontologiques et le droit international humanitaire, aussi l’apparition de questions est
200 Le droit de La Haye date de 1899, révisé à plusieurs reprises, et correspond au droit de recours à la guerre (jus ad bellum) et aux règles d’engagement dans les conflits armés.
103
souvent à la merci de la conscience de chaque individu. Le médecin militaire peut
ressentir son devoir dans l’aide qu’il doit apporter au commandement qu’il sert. Cela peut
conduire éventuellement à bafouer l’éthique, sans forcément s’en rendre compte,
notamment en mettant en évidence les vulnérabilités sanitaires de l’ennemi. C’est la raison
pour laquelle, très longtemps les dirigeants du service de santé français ne concevaient pas
que des officiers, appartenant à un Corps protégé par les Conventions de Genève, puissent
servir dans des états-majors opérationnels. Pourtant, les officiers médecins britanniques et
américains servirent très tôt, après la création de leurs services de santé respectifs, dans des
états-majors de leurs armées et corps d’armée en campagne. L’éthique étant d’ordre
philosophique, l’interprétation des uns et des autres est parfois différente, la difficulté
réside en cela.
S’il y a des nuances qui sont acceptables, il y a tout de même des fondamentaux qui ne
doivent pas être transgressés. Le commandement doit savoir que la limite formelle du
domaine santé est de ne jamais infliger de souffrance inutile ou de donner la mort
délibérément. Ce principe interdit aux médecins, tels les médecins nazis, de torturer,
d’effectuer des expériences, d’empoisonner ou tout autre atteinte directe à l’être humain.
Ce sujet est sensible et peut être manipulé, comme ce fut le cas par le secrétaire d’état Von
Jacow qui adressa, le 03 août 1914, une note à diffuser, aux ambassades d’Allemagne à
Londres et à Rome, disant qu’un médecin militaire français avait tenté d’empoisonner les
eaux de Metz. Un démenti sera réalisé par télégramme disant « après information de
l’Etat-Major Général, cette nouvelle est purement fantaisiste et on prie instamment de ne
pas publier ou utiliser de pareilles nouvelles201 ».
La décision devient moins évidente lorsqu’il s’agit d’une manière indirecte d’atteindre
l’adversaire et que chaque médecin est confronté à sa propre conscience. Son vécu, son
degré de connaissance de ses chefs, de la situation, ses convictions, etc, ont une influence
sur la décision d’utiliser son expertise à des fins militaires. Par exemple, donner des
renseignements au commandement lors d’une tournée d’aide médicale aux populations
peut être problématique si le secret médical doit être trahi à cette fin ; évaluer les faiblesses
sanitaires de l’ennemi peut favoriser une attaque biologique ; participer à l’élaboration de
chimiques de guerre peut sembler évident pour les autorités militaires, qui le voient comme
un avantage stratégique, mais est en contradiction avec le respect de la vie humaine ; être
présent aux interrogatoires peut sembler un gage de ne pas dépasser les limites prescrites,
mais peut aussi être perçu comme l’acceptation, au moins, de la torture psychologique.
201 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD
104
Beaucoup de questions se posent à l’intelligence de situation des médecins, qui parfois sont
littéralement écartelés entre leur mission, le service de leur Patrie et le respect de l’éthique
médicale. Une chose est sûre, le commandement doit intégrer cette limite et ne pas exiger
du domaine santé de transgresser un fondement vieux de milliers d’années. Clausewitz
disait que « afin d’affronter la violence, la violence s’arme des découvertes des arts et
sciences202 », il ne faudrait pas considérer les progrès techniques extraordinaires de la
médecine comme une arme potentielle, sa nature en serait pervertie à jamais.
Le domaine santé est, comme nous l’avons vu dans la première partie, un acteur
stratégique. Il contient, cependant, en lui même des limites qui ont été pour la plupart
levées à travers l’histoire, mais il est à noter que certaines restent irrémédiablement
intrinsèques.
Le combat de l’insuffisance technique a été gagné, même si des progrès sont encore
possibles. Les questions organisationnelles, par manque de moyens, sont de moins en
moins prégnantes, puisqu’il existe désormais une véritable obligation dans ce
domaine. Pour ce qui concerne les problèmes organisationnels relevant de
l’adaptation aux besoins des forces, une marge de progrès existe encore, soit du côté
de la composante santé qui se doit de mieux intégrer la pensée militaire dans sa
propre réflexion, soit du côté du commandement qui doit impliquer plus souvent le
service de santé dans ses décisions. Enfin, l’éthique médicale restera pour toujours la
base de l’action du domaine santé au profit des forces armées, la frontière est parfois
difficile à cerner mais il est essentiel que le commandement garde en tête cette limite
fondamentale.
202 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 31.
105
TROISIEME PARTIE : Place des aspects « santé » dans la pensée militaire moderne
106
TROISIEME PARTIE : Place des aspects « santé » dans la pensée militaire moderne
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une nouvelle forme de guerre est née. Elle
diffère des guerres du passé, sur le plan de la forme, mais aussi « en ce sens que la victoire
n’est pas attendue uniquement du choc de deux armées sur un champ de bataille203 ». La
guerre (il s’agit, d’ailleurs, plus souvent de conflits qui ne portent plus le nom de
« guerre » tels que les opérations d’imposition, de restauration, de maintien de la paix, etc)
est devenue plus complexe, mêlant des actions de différentes natures. Les armées voient
leurs prérogatives élargies et leurs chefs ne se concentrent plus uniquement sur l’art
militaire au sens strict du terme, mais tout autant sur des approches politiques, humaines,
ou psychologiques de résolution des crises. Le non combat204 et les stratégies indirectes ont
pris une importance considérable, car il s’agit, afin d’éviter le choc frontal, de priver
l’adversaire des atouts (ressources énergétiques, matières premières, produits
agroalimentaires, opinion publique, etc) qui lui donnent les capacités et le sentiment qu’il
est en mesure de gagner. Sun Zi préconisait déjà cette approche, mais pour les occidentaux
c’est la menace nucléaire qui a été le moteur de cette transformation. L’arme atomique a,
en effet, transformé l’idéal-type clausewitzien de la guerre absolue en menace concrète
d’anéantissement205. Le stratège a endossé le rôle de celui qui cherche des réponses à cette
menace, devenue inacceptable à l’échelle de l’humanité. Cela ne signifie pas que l’action
militaire n’a plus sa place, elle a subi des transformations et doit s’inscrire dans une action
plus globale, mais elle reste toujours pertinente. Une véritable coordination des forces de
toutes natures est indispensable pour parvenir à résoudre les conflits modernes, mêlant les
capacités militaires, politiques, économiques, sociales, scientifiques et techniques.
Clausewitz, voyant les prémices de la transformation, a écrit « il saute aux yeux qu’une
guerre où les énergies nationales s’affrontent avec toute leur puissance sera conduite avec
d’autres méthodes que les guerres anciennes206 ». L’objectif est avant tout d’exploiter des
situations, autant que possible aménagées au préalable, afin d’éviter au maximum le choc
et de préserver sa liberté d’action tout en diminuant celle de l’autre.
203 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. 204 Guy Brossolet, La non bataille, Belin, 1975. 205 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 33. 206 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p185.
107
Par ailleurs, les sociétés ont été fortement modifiées, il existe à présent une véritable
exigence d’efficience, c’est à dire d’efficacité au moindre coût. Le coût est non seulement
financier mais aussi et surtout humain. La vie humaine a un prix tel, dans le monde
occidental et de plus en plus dans le reste du monde (hors fanatiques), qu’il créé une
exigence de prise en compte systématique du facteur humain. Les forces armées, à l’image
des sociétés, n’échappent plus à une obligation de précaution et de prévention, créant un
besoin nouveau à intégrer dans leurs réflexions.
C’est pourquoi, le domaine médical, qui, lui, a atteint sa maturité technique au cours des
siècles, trouve une nouvelle place dans la pensée militaire et au-delà (diplomatie, politique
générale). Cette nouvelle place est d’autant plus marquée que les limites culturelles de la
société, et du monde militaire en particulier, ont largement été réduites. Les aspects santé
ont, à présent, une position essentielle dans la décision stratégique qui nécessite la prise en
compte de quatre types de facteurs : l’enjeu, les moyens, les risques et enfin les
circonstances. Les pertes humaines prennent une dimension majeure dans l’enjeu global de
la manœuvre, c’est la raison pour laquelle le soutien santé est dimensionnant pour
l’opération ; les limites capacitaires sont, quant à elles, sans cesse repoussées par les
recherches médicales ; les risques sanitaires appartiennent, à présent, au pré-requis
indispensable et enfin le domaine santé participe à la maîtrise de l’environnement,
influençant ainsi les circonstances. D’un niveau purement exécutif, l’acteur santé est passé
au statut de force de proposition, de contributeur décisif. La médicostratégie est devenue
un volet incontournable de toute décision de commandement, elle est souvent
dimensionnante. En France, la mise en perspective du spectre de celle-ci et des cinq
fonctions stratégiques207 décrites dans le Livre Blanc de 2008, montre une corrélation entre
les domaines militaires et santé, car pour chacune des fonctions un rôle médical peut-être
dégagé208.
La conduite et la préparation des opérations militaires à l’échelon le plus élevé du
commandement, inclut désormais systématiquement les aspects santé. L’action des
services de santé des armées se situe à deux niveaux : dans la stratégie d’action et dans la
stratégie indirecte. Le premier offre l’opportunité d’économiser les forces et les moyens, de
maintenir un rapport favorable de force morale, de maîtriser l’environnement, de faciliter
la manœuvre ou encore d’assurer la sécurité des troupes. Il trouve sa place dans les quatre
dimensions de la stratégie militaire : le temps, l’espace, la force et l’environnement. En
207 Les cinq fonctions stratégiques sont : « connaissance et anticipation », « prévention », « protection », « dissuasion » et « intervention ». 208 Cette corrélation sera montrée par le développement qui suit.
108
conséquence, la tactique dirigée vers des objectifs militaires immédiats, est influencée de la
même manière par les aspects santé.
En complément de cette participation à l’action, le domaine santé recherche les moyens de
répondre à la stratégie indirecte, telle que l’aide médicale aux populations ou encore la
reconstruction des maillages santé des pays faillis. La connaissance de l’homme est un
pilier central des services de santé. Ardant du Picq avait déjà perçu toute l’importance de
l’humain : « L’étude du combat doit être basée sur la connaissance de l’homme ; ce n’est
pas l’arme, c’est le cœur humain qui doit être le départ de toute chose à la guerre. » Les
services de santé participent, ainsi, à la maîtrise des populations, à la gestion de l’opinion
publique internationale, lors des conflits, et enfin à la reconstruction des pays faillis.
Par ailleurs, il peut être envisagé, même si ce n’est pas prévu par le contrat opérationnel, de
pouvoir répondre à des demandes exceptionnelles telles que les catastrophes naturelles, les
désastres humanitaires, etc. L’implication des services de santé des armées dans de tels
contextes appartient à une véritable manœuvre politique, car au delà des secours qui sont
apportés, il existe un véritable affichage de moyens réactifs dans des contextes sécuritaires
parfois difficiles. « Le véritable stratège saisit la double dimension, militaire et politique
des problèmes auxquels il est confronté », c’est pourquoi il est essentiel de mesurer
l’impact politique de chaque acteur militaire. Etre conscient de posséder des leviers
politiques permet au commandement militaire de participer à la résolution de crises sans
déployer de forces, d’obtenir une opinion publique favorable à son égard ou enfin de
justifier les moyens nécessaires à son contrat opérationnel. La composante santé des
armées contribue fortement à ce volet d’importance pour la défense. A l’inverse, disposer,
pour le pouvoir politique, d’outils militaires utilisables au service de sa vision
diplomatique procède d’une souplesse d’emploi. Les armées ont les qualités d’être
réactives, d’être capables de fournir des capacités pertinentes, et de pouvoir évoluer dans
des contextes sécuritaires difficiles.
Que ce soit en tant que faire valoir pour les armées (stratégie indirecte, relations avec le
monde politique) ou en tant qu’outil politique, la fonction santé appartient à une nouvelle
dimension du monde contemporain : la diplomatie médicale. Cette dernière se distingue de
la médicostratégie par la destination qui en est faite. L’une est destinée à servir la stratégie
militaire pour conduire la résolution d’un conflit, l’autre contribue à l’obtention
d’avantages politiques aptes à favoriser les négociations internes ou diplomatiques. Un
espace commun aux deux notions existe, et tendra d’ailleurs à s’élargir à l’image de celui
109
compris entre la stratégie et la diplomatie. L’interpénétration est réalisée au niveau de la
stratégie d’influence exercée par le monde militaire sur le monde civil et vice et versa. La
médicostratégie bien maîtrisée, le défi pour les services de santé des armées sera, dans les
années à venir, de s’ouvrir à la dimension diplomatique aux niveaux national et
international. En interne, au sein de la nation, la position du domaine santé militaire à l’
occasion d’être affirmée, en tant qu’outil de subsidiarité mais aussi en tant qu’expert dans
des domaines spécifiques. En France, la stratégie de sécurité nationale appelle à la
mutualisation des outils de gestion des crises. La justification d’une fonction santé étatique
se situe à ce niveau. A l’international, seule une interopérabilité multinationale est
aujourd’hui acceptable et seule une dimension internationale est susceptible de conférer
une capacité de stratégie d’influence à la composante santé d’une armée.
110
I. Stratégie d’action
« Dans une stratégie d’action, la dimension opérationnelle prédomine209 ». Monsieur
Coutau-Bégarie explique dans son traité de stratégie que, jusqu’au XXème siècle, les
armées européennes étaient organisées selon un modèle à peu prés standard. La supériorité
opérationnelle matérielle était alors quantitative et très peu basée sur des performances qui
étaient quasiment identiques. Les progrès technologiques et la généralisation des conflits
asymétriques a remis en avant la supériorité capacitaire. C’est en cela que les services de
santé des armées occidentales offrent un avantage. En effet, ils ouvrent, en repoussant
toujours les limites humaines et scientifiques des fenêtres d’opportunité opérationnelles et
garantit « en tous temps et en tous lieux » la disponibilité de moyens efficaces.
Les chefs militaires entendent que le domaine santé mette tout en œuvre pour atteindre leur
objectif stratégique. Le soutien santé des forces en opérations est en ce sens la mission
prioritaire des services de santé des armées210. Le commandement exige donc qu’ils
fournissent les capacités médicales adaptées à leurs besoins. Pour cela un véritable contrat
opérationnel211 entre l’état-major français du niveau stratégique et le service de santé, a été
passé (il existe des contrats opérationnels sous des formes variables dans d’autres pays).
Cette approche contemporaine de la réflexion capacitaire reflète l’expression de la
véritable volonté de se donner les moyens de réussir la stratégie choisie. Le domaine santé,
pour s’inscrire dans cette dynamique, doit placer tout d’abord sa réflexion capacitaire dans
les quatre dimensions (Espace, Temps, Force et Environnement) où se situe la stratégie
d’action. La responsabilité de l’action appartient aux stratèges mais aussi aux exécutants,
c’est pourquoi les experts santé sont présent au niveau stratégique mais aussi aux niveaux
opératifs et tactiques. Cette participation à tous les niveaux et dans toutes les dimensions
de l’action donne au domaine santé une place totalement opérationnelle, bien au delà de la
place logistique réductrice qui lui a longtemps été prêtée.
209 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. 210 Décret n°91-685 du 14 juillet 1991 fixant les attributions du service de santé des armées. 211 PIA 00-300 du 1er août 2008.
111
A- L’espace
La maîtrise de l’espace est atteinte lorsque la force peut non seulement s’y déplacer
librement mais aussi ne pas subir les contraintes dues aux obstacles, aux distances ou à la
nature du terrain. Le Maréchal Foch estimait que « tous les terrains sont franchissables, si
on ne les défend à coup de fusils, c’est à dire avec des hommes212 ». Cette maxime met en
avant l’importance de l’humain dans la maîtrise du terrain. Autrement dit, si la capacité
humaine est limitée pour se mouvoir dans un espace donné, la capacité opérationnelle en
est d’autant plus amputée.
Le domaine santé favorise donc la liberté de manœuvre, dans l’espace considéré, à partir
du moment où il est capable d’assurer le soutien en tout lieu. En effet, à l’heure actuelle, un
chef militaire ne prendra pas le risque, ou de façon totalement exceptionnelle, de projeter
des forces sans un soutien santé adapté. Dés lors que cet axiome est acquis, il devient
décisif pour l’opération que le service de santé soit capable de dépasser ses propres limites.
Les progrès technologiques adaptés aux besoins du monde médical ont permis
d’augmenter notablement la maîtrise de l’espace par les forces et les recherches se
poursuivent afin de garantir au commandement la continuité de la chaîne santé, en tous
lieux. Cette garantie lui donne la possibilité d’acquérir la supériorité sur l’ennemi au point
décisif.
La maîtrise des distances par le domaine santé offre au commandement la possibilité de
travailler sur des élongations très supérieures, ne le limitant pas dans ses évolutions.
L’apparition de moyens d’évacuation rapides, tels que les aéronefs, a représenté une
véritable révolution pour le soutien santé des forces. Seule la médicalisation d’avions
stratégiques et de moyens aériens tactiques (avions et hélicoptères) a permis au domaine
santé de garantir au commandement la sauvegarde du maximum de vies en dépit des
distances imposées par la manœuvre.
Le problème des distances concerne en premier lieu l’éloignement du théâtre par rapport à
la métropole. Depuis la seconde guerre mondiale, l’engagement dans une intervention
extérieure pose la question de la projection de force. Pour les services de santé il s’agit
alors, non seulement d’acheminer les moyens du soutien mais aussi d’organiser un flux
inverse de patients afin de les évacuer vers les lieux de traitement définitif. L’opération
212 Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, p 30.
112
Daguet, en 1991 lors de la première guerre du Golfe, a non seulement eu à faire face à
l’éloignement par rapport aux pays de la coalition mais aussi à l’importance inhabituelle
des portées logistiques intra théâtre. La zone de conflit se situait à prés de 6 000 kilomètres
de la France et l’engagement de la division Daguet se faisait au nord à plus de 700
kilomètres de Riyad, alors que Yambu, le port d’attache sur la mer Rouge est à 950
kilomètres à l’ouest. Dans ces conditions, la chaîne des évacuations a dû nécessairement
être adaptée afin de respecter les délais préopératoires indispensables à la survie des
blessés.
A l’issue de ce conflit, le système des évacuations aériennes précoces vers les pays
d’origine a été adopté afin de diminuer l’emprunte du dispositif santé sur le théâtre et de
libérer ainsi la force. De véritables ponts aériens ont alors été mis en place comme ce fut le
cas lors de la guerre des Balkans. En un an, de 1993 à 1994, la chaîne santé française a
réalisé le rapatriement médical de 251 patients parmi lesquels un nombre relativement
important de blessés graves. Aucun décès ne fut à déplorer. Progressivement, les services
de santé se sont dotés de moyens de plus en plus efficaces d’évacuation avec de véritables
avions sanitaires, exclusivement consacrés à cette tâche, pour les américains et les
allemands, et des kits de plus en plus performants et adaptés pour les autres. Le service de
santé des armées français s’est lui aussi doté en 2008 d’un moyen aérien213 en mesure
d’évacuer rapidement simultanément plusieurs blessés. Ce nouveau moyen permet de
répondre immédiatement à une menace pesant sur les forces armées en opérations
extérieures en cas d’afflux massif de blessés.
A l’intérieur du théâtre, les aéronefs tactiques médicalisés permettent de faire face aux
élongations souvent importantes mais aussi de franchir les difficultés géographiques,
structurelles ou sécuritaires. Dans les pays où se déroulent les hostilités, les infrastructures
routières sont souvent inexistantes ou détruites, il est nécessaire de franchir des déserts, des
montagnes ou des forêts, aussi seuls les moyens aériens permettent-ils de s’amender de ces
obstacles. Le commandement a pris conscience de ce besoin vital et a inscrit la mission
d’évacuation sanitaire dans les missions assignées à ses unités, que ce soit pour l’armée de
l’air ou l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT). En 1993, par exemple, le 1er
régiment d’hélicoptères de combat a formé d’août à décembre un détachement au profit de
la brigade française participant à l’opération de l’organisation des Nations Unies en
Somalie (ONUSOM II). L’un de ses PUMA était en permanence réservé à la mission
d’évacuation par voie aérienne.
213 Module de Réanimation pour Patient à Haute Elongation d’Evacuation (MORPHEE) qui peut être monté très rapidement dans les aéronefs stratégiques.
113
D’autres capacités donnent au soutien santé la possibilité de diminuer l’impact des
difficultés géographiques afin de garantir une prise en charge d’un niveau médical
optimum. C’est le cas par exemple de l’équipement des bâtiments de la marine avec de
véritables hôpitaux, permettant ainsi la prise en charge des patients au large des zones de
conflits. Si certaines nations comme les Etats-Unis ou dernièrement la Chine disposent de
véritables navires hôpitaux exclusivement consacrés à la fonction santé, la France a choisi
d’intégrer des structures de soins au sein de navires « état-major ». Les bâtiments de
projection et de commandement (BPC), mis en service en 2005, ont notamment été conçus
pour qu’un véritable hôpital se déploie à leur bord. Par ailleurs, les bâtiments modernes de
la marine disposent d’hélicoptères embarqués (qui en cas de nécessité peuvent être
médicalisés) et de plateformes d’appontage. Les britanniques ont, pendant la guerre des
Malouines, réalisé ce type de soutien médical à partir de la mer. L’opération Acanthe a
utilisé, en 1989, la Rance, un bâtiment spécialisé dans le soutien santé pour remplir une
mission militaro-humanitaire au Liban afin de venir en aide aux populations civiles.
L’opération Baliste d’évacuation des ressortissants français du Liban, en 2005, s’est
appuyée sur ce schéma de soutien à partir de la mer en utilisant au large de Beyrouth des
bâtiments avec une capacité hospitalière. La maîtrise de l’espace maritime passe
évidemment par la capacité de soutien sur et à partir de la mer.
La composante santé participe, de plus, au développement de la maîtrise de l’espace en
travaillant sur des capacités modernes de gestion de cette dimension. Le développement de
la télé médecine est en cours, permettant au praticien en situation isolée de bénéficier de
l’appui des structures médico-chirurgicales par l’intermédiaire du réseau internet,
diminuant par là même l’inconvénient de la distance et favorisant une meilleure prise en
charge des patients quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Les systèmes d’information et
de communication sont devenus le véritable enjeu des prochaines années pour la fonction
santé. En effet, la traçabilité des patients, la gestion centralisée des évacuations sanitaires,
la maîtrise de la logistique santé sont les prochaines étapes de progression du soutien santé
en opérations. Ces nouvelles fonctionnalités participeront à l’économie des moyens, la
diminution de l’empreinte logistique sur les théâtres ou encore l’augmentation des
performances de soins. Le commandement sera d’autant plus libéré pour conduire sa
manœuvre. On peut imaginer une marge de progrès encore plus importante dans l’avenir
avec le diagnostic à distance par le biais du monitoring des soldats (les équipements du
combattant français Félin le prévoient), ou encore la miniaturisation des équipements
permettant le transport de moyens techniques médicaux dans n’importe quelle
114
circonstances (infiltration par les forces spéciales, allègement des dispositifs parachutables,
etc.).
Le domaine santé est, en conséquence, un acteur stratégique de la maîtrise de l’espace dans
le sens où il garantit au commandement la continuité des soins malgré la dispersion des
unités, malgré les obstacles ou encore malgré les distances de projection. L’importance de
l’absence de rupture de la chaîne santé depuis le terrain jusqu’à la prise en charge des
séquelles, avec dans l’intervalle tous les maillons nécessaires, ne doit pas être sous estimée
dans la réflexion stratégique. De plus, les opérations étant réalisées de plus en plus
fréquemment, et bientôt probablement exclusivement, par des coalitions, le défi actuel est
d’envisager la gestion de l’espace en multinational. Dans ce cadre, l’interopérabilité des
systèmes évoqués précédemment va devenir une des conditions majeures de succès. Les
services de santé des pays alliés vont devoir travailler ensemble afin d’optimiser encore
leur prise en charge et gagner ainsi un temps précieux.
B- Le temps
« L’espace est à combiner avec un autre facteur au moins aussi décisif : le temps. Il ne
suffit pas d’être le plus fort sur le théâtre d’opérations, il faut encore l’être au moment
opportun214 ». La maîtrise du temps représente donc pour les stratèges la capacité à obtenir
la supériorité au moment décisif. La vitesse d’exécution et de déplacement répond aux
principes d’initiative, de flexibilité et de surprise.
La fonction santé a une très forte relation au temps dans le sens où la vie des patients en
dépend. Il doit sans cesse réaliser une course contre la montre pour être performant. C’est
en ce sens que s’il parvient au maximum à se libérer de cette contrainte, il assurera au
commandement une plus grande liberté de manœuvre.
Naturellement, lorsque l’espace est maîtrisé, le temps est optimisé car « le temps est une
fonction croissante de la distance215 », mais d’autres facteurs permettent aussi sa maîtrise,
tels que l’anticipation par la planification ou encore l’optimisation de l’organisation du
soutien. Le domaine santé, en étant impliqué dés la phase initiale de planification, peut
concevoir selon la manœuvre envisagée un dispositif reposant sur le principe d’une
autosuffisance de moyens pendant la durée nécessaire. Une chaîne complète d’emblée,
214 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. 215 P.Godart, Peut-on parler de stratégie opérationnelle du soutien santé ?, Médecine et armées, 2007, 35, 5.
115
offrant une autonomie logistique initiale permet d’éviter une rupture de la continuité des
soins pendant la phase d’entrée sur un théâtre par exemple. Les délais de mise en place
d’un dispositif santé adapté sont essentiels pour le commandement, qui a besoin de cet
élément de décision pour déterminer le moment du véritable engagement suite au
débarquement des premières troupes. De plus, le calcul de l’autonomie nécessaire au
départ ou au cours de l’opération offre aux chefs militaires la possibilité d’assurer pour un
temps déterminé une prise en charge médicale de ses combattants, même en cas d’enclave
opérationnelle.
Par ailleurs, la planification du soutien santé permet de prévoir des moyens de réaction
rapide lors de situations exceptionnelles. C’est notamment le cas des afflux saturants de
blessés. L’expérience des conflits actuels prouve « qu’il convient aujourd’hui de
rechercher le déploiement d’un soutien sanitaire calibré non plus sur un taux journalier de
pertes mais sur la capacité à prendre en charge un afflux simultané de blessés216 ». Les
forces font face dans la nouvelle typologie des conflits à des attaques de type attentat,
comme ce fut le cas contre un car militaire allemand à Kaboul en juin 2003 ou en Irak ces
dernières années. Les services de santé doivent être prêts à faire face en permanence à la
prise en charge simultanée d’environ une vingtaine de blessés. En Afghanistan, en 2006,
un tir fratricide a fait 16 blessés et un engin explosif improvisé a, quant à lui, nécessité la
prise en charge de 33 soldats. La France n’a pas été épargnée, en août 2008 dans la vallée
d’Ouzbine, où elle a eu à déplorer 8 morts et 12 blessés lors d’un accrochage avec les
talibans. Dans ces cas, plus encore que dans les situations plus classiques, non seulement le
bon calibrage capacitaire est déterminant mais aussi la bonne répartition des moyens mis à
disposition.
L’urgence chirurgicale est extrêmement importante car le respect des délais pré-opératoires
est indispensable. L’OTAN parle de « Golden Hour217 », l’heure pendant laquelle un geste
salvateur doit être réalisé par un médecin. Toute l’organisation du dispositif santé va donc
tourner autour de ce principe fondamental du délai chirurgical. Il existe des variations
selon les cultures mais la prise en charge à l’avant est un leit-motiv systématique. Il est soit
réalisé par des paramédicaux formés spécialement chez les anglo-saxons, soit par des
médecins chez les français et les allemands, mais dans tous les cas, le patient doit être pris
en charge le plus rapidement possible. La doctrine française préconise la médicalisation /
216 J.Vlaminck, E.Darré, G.Laurent, Soutien sanitaire des opérations extérieures, évolutions récentes, Médecine et armées, 2005, 33, 1. 217 AJP 4.10 : Allied Joint Publication relative à la doctrine de soutien médical allié interarmées.
116
réanimation / chirurgicalisation de l’avant et les évacuations sanitaires précoces218. Les
différences culturelles de prise en charge actuellement s’interpénètrent dans la recherche
incessante de l’optimisation du soutien médical. Les américains parlent de mettre en place
des « Forward Surgical Team » (équipes chirurgicales de l’avant) et les français
réfléchissent sur la place des paramédicaux à l’avant.
Un des moyens organisationnels de gagner du temps pour le traitement chirurgical est de
réaliser un triage des blessés. Ce principe fut utilisé par les médecins militaires dés la
première guerre mondiale, il peut choquer à priori mais cette méthode permet de sauver le
maximum de soldats dans le temps le plus réduit possible. La tactique sanitaire correspond
à l’apport de soins les plus précoces possibles au plus grand nombre de blessés, tout en
s’adaptant aux impératifs de chaque unité. Mignon219 dira à propos de la guerre 14-18 :
« Tant de triages pourraient sembler un abus. Ils ont été plutôt la raison du bon ordre qui
a existé et ils ont évité de faux aiguillages aux blessés ». En 1917, le triage devint le pivot
de l’organisation du service de santé des alliés. « Le triage est la base d’une bonne
évacuation220 ».
Les évacuations sanitaires adaptées au terrain, notamment par des moyens aériens sont un
facteur clé de réussite pour tenir les délais de traitement. Durant les opérations de combat
dans le sud de l’Afghanistan en octobre et novembre 2006, trois hélicoptères médicalisés
volaient tous les jours. Grâce à eux, 93% des patients ont atteint une formation chirurgicale
d’urgence dans un délai maximal de deux heures. Les évacuations qui n’ont pas tenu les
délais ont été réalisées dans des conditions opérationnelles difficiles telles que la non
sécurisation de la zone de poser de l’hélicoptère ou la difficile extraction d’un champ de
mines. En Afghanistan, la plupart des évacuations sanitaires doivent être accompagnées
par des moyens de protection. Une étroite collaboration entre le domaine santé et le
commandement est là encore une condition indispensable de réussite.
Le dialogue est d’autant plus indispensable que les facteurs intangibles qui s’opposent au
traitement idéal sont d’origine opérationnelle. La maîtrise du temps ne peut être effective
que si le commandement donne les moyens à la composante santé de diminuer au
maximum l’impact des conditions tactiques, notamment l’insécurité sous le feu de
l’ennemi ou le guidage précis jusqu’aux blessés. Par ailleurs, l’implication du domaine
santé dans l’échange d’informations, notamment par l’intégration de ses besoins dans la
numérisation de l’espace de bataille lui permet de développer un temps d’avance dans son
218 Instruction n° 12 du 05 Janvier 1999 relative au concept interarmées du soutien sanitaire des forces en opération. 219 Mignon : Médecin Inspecteur Général pendant la première guerre mondiale. 220 A.Lacan, Historique du triage militaire, Médecine et armées, 1994, 22, 8, cité p 676.
117
appréhension de la situation opérationnelle. Encore une fois, on s’aperçoit de toute
l’interpénétration nécessaire des domaines militaires et santé. Le gain de temps est un acte
« gagnant / gagnant ». Le commandement par l’allocation de moyens au soutien santé lui
permet d’optimiser sa lutte contre le temps, qui à son tour en évacuant les blessés et en
sauvant le maximum de vies libère la manœuvre, maintien les effectifs et favorise le moral
de la force.
C- La force
La force armée est le vecteur de puissance indispensable à la réalisation de la stratégie
militaire. Les moyens matériels et humains qui la composent doivent faire l’objet de toute
l’attention des chefs, s’ils veulent à tout instant bénéficier du maximum de leur capacité
opérationnelle. Le livre Blanc français de 2008 indique que « protéger les forces est donc
non seulement un impératif humain mais aussi une nécessité stratégique – pour préserver
l’adhésion – et tactique – pour assurer le succès ».
Le domaine santé joue pour cette composante un rôle essentiel car il est le garant de
l’aptitude des individus à combattre. Il assure non seulement le maintien en condition de
l’état physique et moral des soldats, mais il optimise aussi leur capacité à remplir leurs
missions. Il est générateur de puissance non seulement par la protection qu’il confère aux
individus mais aussi par la protection collective contre les risques naturels qu’il envisage et
enfin par son anticipation des menaces sanitaires.
La prise en charge médicale des atteintes physiques des militaires fut la première fonction,
à travers l’histoire, attribuée au domaine santé. Comme il a été décrit dans les chapitres
précédents, les résultats furent longtemps assez décevants mais aujourd’hui, les
connaissances cliniques et la maturité technique de la médecine lui confèrent un excellent
niveau d’efficacité. Non seulement les maladies ne sont plus vécues comme des fatalités et
les blessures bien souvent traitées sans séquelles fonctionnelles, mais les services de santé
sont capables, en plus, d’éviter que ces pathologies ne surviennent, grâce à leurs actes de
prévention et à leurs conseils d’hygiène en campagne.
En opérations, les modifications des conditions de vie et d’hygiène favorisent le
développement des maladies infectieuses. Tout au long de l’histoire des guerres, les
épidémies ont fait des ravages. Des mesures de mise en condition opérationnelle et de
prévention ont permis de faire considérablement baisser les risques liés aux maladies
transmissibles. La morbidité par maladies infectieuses a été réduite mais existe toujours.
118
Les services de santé mettent en place des traitements prophylactiques tels que la
vaccination ou les médications, organise des informations pour diminuer les
comportements à risque et conseille le commandement sur l’hygiène en opération.
L’adhésion des chefs est indispensable car il est nécessaire qu’ils mettent en oeuvre les
avis médicaux, qu’ils imposent des règles et éventuellement qu’ils sanctionnent. Tout
relâchement de la prévention peut conduire à des situations épidémiques graves comme ce
fut le cas pour une épidémie de leishmaniose en Guyane en 1986 ou une atteinte de 113
soldats par la bilharziose au sein d’une compagnie tournante en République centrafricaine
dans les années 90 ou encore l’atteinte de la moitié d’une compagnie par le paludisme en
Côte d’Ivoire en 2002. Les services de santé sont en charge d’indiquer les mesures de
prévention qu’ils évaluent grâce à la surveillance épidémiologique. Dans les armées cette
surveillance a une grande importance afin de conserver la disponibilité opérationnelle des
troupes. Le service de santé des armées français dispose désormais d’un système de
surveillance épidémiologique en temps réel221, permettant de déceler l’émergence d’une
situation épidémiologique nouvelle dés son apparition, d’évaluer l’efficacité des stratégies
adoptées dans la prévention des maladies et enfin d’ajuster les mesures en fonction des
données acquises.
La prise en charge médicale, lorsque la pathologie survient est réalisée à partir de
structures de campagne de plus en plus performantes et pour lesquelles le ravitaillement
sanitaire est en permanence assuré. Les postes de secours ont les moyens de faire de la
médecine d’urgence au même niveau que les services dédiés en métropole. Le domaine
santé contemporain est, à présent, loin du docteur Louis Maufrais222 qui ne disposait
pendant la Première guerre mondiale que d’un peu de teinture d’iode pour désinfecter,
mais aucun anesthésiant ni moyen de transfusion. Les hôpitaux de campagne vont,
aujourd’hui, jusqu’à détenir des scanners (comme c’est le cas actuellement en
Afghanistan), des laboratoires d’examens complémentaires, des blocs opératoires
identiques aux standards occidentaux et même des banques de sang. Ce dernier, produit
extrêmement sensible, vient des pays d’origine des forces ou est « constitué » sur place
grâce aux dons des contingents. La chaîne de ravitaillement en sang est extrêmement
délicate en raison de la fragilité du produit et des conditions de conservation. En un siècle,
un véritable bon en avant a été réalisé dans le domaine des soins médicaux. En effet, en
tous lieux et en toutes circonstances, très peu de blessés pris en charge ces dernières années
au niveau des antennes chirurgicales françaises, et ceci dans les conditions les plus
221 Système géré par le logiciel ASTER (Alerte et Surveillance en TEmps Réel). 222 Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008.
119
difficiles, n’ont succombé. Ces excellents résultats s’expliquent par une prise en charge
efficace à l’avant. Les postes de secours disposent de moyens mais le commandement s’est
aussi fortement impliqué. En effet, il exige que tous les combattants aient une formation de
premiers secours, qu’ils soient équipés en trousses de premiers soins et qu’ils portent sur
eux des auto-médications, tels que les traitements anti-douleurs mais aussi les traitements
de contre-mesures médicales en cas d’attaque NRBC (comprimés de pyridostigmine, auto-
injecteurs à trois compartiments, autres antidotes). Les soins, de plus en plus pointus, ont
vus par ailleurs leur spectre s’étendre. Dans les années 90, les opérations Daguet, Libage et
Yankee FORPRONU ont mis en évidence le caractère indispensable des soins bucco-
dentaires au cours des opérations extérieures, malgré toute l’attention portée à la sélection.
Des chirurgiens dentistes sont désormais présents sur les théâtres. De véritables ruptures
technologiques, avec surement des conséquences stratégiques dans le domaine du soutien
santé, sont attendues. La thérapie cellulaire par nano biotechnologie, vraisemblablement
disponible vers 2025, permettra la réparation des tissus endommagés par brûlure, par
irradiation ou agression mécanique et la guérison du combattant. La composante santé
confirme, par toutes ces actions, son potentiel d’acteur stratégique en économisant sans
aucun doute, et de plus en plus, le potentiel humain mis à disposition des forces.
Il maintien ainsi le ratio numérique mais participe aussi à rendre favorable le rapport entre
les forces morales. Le simple fait de savoir qu’il est possible d’avoir confiance en la qualité
des soins qui seront prodigués renforce la psychologie des combattants. La simple présence
d’un médecin aux côtés des soldats sur le terrain a un impact majeur sur leur moral.
Par ailleurs, les services de santé sélectionnent les individus sur leur profil psychologique
et prennent en charge les troubles générés par les situations dans lesquelles la violence
plonge les combattants. La conservation du potentiel humain des armées passe par la prise
en compte de la dimension psychiatrique et l’acceptation du fait que l’action militaire vient
ébranler, parfois profondément, la stabilité psychique des hommes, même en dehors de
véritables actions de guerre. Ce n’est réellement que depuis une quarantaine d’années que
cet aspect est réellement intégré dans la réflexion militaire.
Pour diminuer l’impact des circonstances opérationnelles qui exposent par nature les
personnels à des situations potentiellement traumatiques au plan psychique, les individus
font l’objet d’une sélection afin de déterminer leur aptitude. Les médecins d’unités et les
psychiatres ont un rôle majeur à jouer dans ce cadre.
Lorsqu’un évènement particulier provoque un traumatisme aigu, l’équilibre psychologique
initial peut cependant être déstabilisé. Dans ce cas une prise en charge précoce est
nécessaire. Le principe d’une prise en charge psychologique brève à l’avant devient alors
120
essentiel pour que les blessés psychiques soient en mesure de retourner rapidement au
combat et être capables de poursuivre, au-delà de la mission mise en cause, leur carrière
dans les forces. Durant les deux guerres mondiales, un très faible taux de soldats évacués à
l’arrière pour des troubles psychiatriques est retourné au combat. Dans les premiers mois
de la guerre de Corée, un taux très élevé (250/1000) de pertes psychiatriques a été
enregistré par les forces américaines. Ces soldats rapatriés vers le Japon et les Etats-Unis
ne revinrent jamais sur le théâtre. C’est à partir de la guerre du Vietnam que la prise en
charge à l’avant sera systématisée. Un taux beaucoup plus faible de blessés psychiatriques
sera constaté (environ 11%). En France, les psychiatres seront véritablement impliqués
dans les opérations à partir des années 90. Lors de la première guerre du Golfe, sous
l’impulsion du médecin en chef (à l’époque) Bernard Lafont223 une doctrine relative à la
place et au rôle du psychiatre en opération est rédigée. Au Rwanda, en 1994, et en ex-
Yougoslavie, en 1995, un psychiatre sera intégré aux structures médico-chirurgicales
projetées sur les théâtres d’opérations extérieures. La fonction du psychiatre sur le théâtre
consiste à dépister, traiter ou évacuer les sujets présentant des troubles du comportement
ou à risques. Il peut, par ailleurs, intervenir au titre de l’hygiène mentale collective par le
biais de conseils au commandement. La place du psychiatre militaire est aujourd’hui
reconnue dans le domaine opérationnel.
L’action psychologique peut enfin se situer au retour d’une opération. En effet, au
Vietnam, l’action précoce a prouvé son efficacité sur les troubles aigus mais une forte
incidence des troubles du comportement au retour a pu être constatée. Le diagnostic
« d’état de stress post-traumatique (ESPT) » a alors été posé. La première guerre du Golfe
confirmera l’apparition de troubles différés au retour de mission. Ils seront dénommés sous
le vocable de « syndrome de la guerre du Golfe ». Au début des années 90, faire valoir le
traumatisme psychique comme une véritable blessure relevait d’une démarche complexe.
Aujourd’hui, cette pathologie est reconnue non seulement par la communauté médicale
civile224 et militaire, mais aussi par les chefs des forces armées. C’est la raison pour
laquelle, en complément d’un soutien psychologique à l’avant, il est devenu
incontournable d’associer un dépistage des troubles au retour et un suivi si nécessaire.
Le commandement est aujourd’hui convaincu par la maxime de Napoléon selon laquelle
dans la guerre « le moral est au physique dans le rapport de trois à un ». Même si ce
rapport arithmétique peut être discuté, l’idée que le moral est indispensable à la puissance
223 Directeur central du service de santé des armées du 1er octobre 2005 au 1er octobre 2009. 224Le professeur Louis Crocq, psychiatre des névroses de guerre et des réactions des populations bombardées, est l’initiateur des cellules d’urgence médico-psychologiques prenant en charge les victimes d’attentats, d’accidents et de catastrophes naturelles.
121
d’une armée est, à présent, fortement ancrée dans la pensée militaire225. L’action des
services de santé est ainsi complétée par chacune des armées qui ont créé des cellules
d’urgence médico-psychologiques et des structures de suivi. En France, la gendarmerie
nationale dispose de la cellule de soutien en stress psycho-traumatique, l’armée de terre de
la CISPAT226, la marine de SLPA227 et très récemment l’armée de l’air d’une cellule de
soutien psychologique. Les américains, ont mis en place des « Combat Stress team ,
correspondant à des équipes d’intervention et de soutien psychologique au niveau de
chaque brigades. Elles sont composées d’un psychiatre, d’un ou plusieurs psychologues,
d’un travailleur social, d’infirmiers psychiatriques, d’un aumônier et de plusieurs
personnels des armées spécialement formés.
Si le personnel médical demeure le référent pour sélectionner, dépister et traiter les
atteintes psychiques des militaires, le rôle du commandement est complémentaire. Ce
travail commun fonctionne désormais bien car tous ont compris qu’éviter ou gérer les
réactions de combat constitue un véritable atout humain et opérationnel.
Lorsque l’espace, le temps et la force sont bien maîtrisés, il reste un dernier volet qui ouvre
le champ à la plus value stratégique : la maîtrise de l’environnement. La fonction santé a,
là encore, une place privilégiée.
D- L’environnement
La maîtrise de l’environnement répond au principe de liberté d’action dans le sens où il
libère la force des contraintes extérieures à l’ennemi et permet d’acquérir une supériorité
qui peut conduire à la victoire. Sun Zi estimait que « l’on doit se rendre inattaquable », le
domaine santé, même s’il n’a pas complètement cette capacité, peut diminuer fortement la
vulnérabilité.
Le déploiement des forces dans des régions aux risques sanitaires parfois mal connus et
dans des conditions d’hygiène précaire nécessite la maîtrise de l’environnement climatique
et biologique. Prolongement de la classique hygiène en campagne, il s’agit de définir un
ensemble de mesures indispensables au contrôle et à la prévention des affections médicales
dues aux conditions climatiques, à l’eau, l’air, la nourriture, les animaux ou les insectes
225 L’état-major des armées français a rédigé, en 1997, une directive concernant le soutien psychologique d’une force en opération extérieure. 226 CISPAT : Cellule d’intervention et de soutien psychologique de l’armée de terre. 227 SLPA : Services locaux de psychologie appliquée.
122
vecteurs. Cette maîtrise passe par l’action coordonnée du médecin d’unité, du médecin
épidémiologiste et du vétérinaire biologiste.
Les maladies et les accidents dus aux conditions climatiques peuvent être responsables
d’une attrition supérieure à celles observées lors des combats. L’histoire en a été le témoin
avec la campagne de Russie de Napoléon, en 1812, ou plus récemment la bataille de
Stalingrad qui s’est déroulée de 1942 à 1943. Lors de la première guerre du Golfe, le
théâtre était situé dans un désert plat fait de sable et de cailloux où il fait très chaud le jour
et froid la nuit. Le milieu physique était donc très agressif, imposant de rigoureuses
mesures d’adaptation individuelles et collectives. Actuellement, en Afghanistan, les
troupes sont soumises à un ensemble de risques liés à la chaleur, au froid, à la poussière et
à l’altitude. Le domaine santé joue un rôle majeur dans l’adaptation des combattants aux
conditions extrêmes. Par ses recherches, il repousse les limites physiologiques des
combattants.
La maîtrise de l’environnement biologique est devenue, de nos jours, indispensable car les
forces armées, à l’image de la société, n’échappent pas à une exigence de précaution et de
prévention, aussi bien au plan collectif qu’individuel. Le général Bonnal déclara au début
du XXème siècle que « la biologie a fait de tels progrès depuis cinquante ans qu’elle est
devenue un guide sûr pour les hommes d’Etat soucieux de développer la grandeur de leur
pays. C’est donc sur la biologie que sera édifié le haut commandement, si l’ont veut qu’il
remplisse son objet. » Cette maîtrise passe par l’action coordonnée du domaine santé, à
travers un binôme médecin épidémiologiste / vétérinaire biologiste, et du commandement.
La complémentarité s’est affirmée récemment, notamment avec la demande de l’état-major
français, en 2004, d’impliquer les vétérinaires des armées dés la phase de planification des
opérations. Ils participent, non seulement à l’évaluation des risques liés à l’environnement
animal, tels que les envenimations ou les zoonoses, mais aussi à la planification et à la
conduite de l’hébergement, de la restauration et de l’approvisionnement en eau potable.
Pour ce dernier point, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord a confirmé
l’importance de l’eau en situation opérationnelle en fixant les objectifs qualitatifs à
atteindre. Cela s’intègre dans une démarche globale visant à garantir plus efficacement la
sécurité sanitaire opérationnelle cruciale pour les armées. Les services de santé des pays
membres, aux côtés des autres acteurs (génie, commissariat), ont reçu les missions de
contrôle, d’expertise et de conseil technique.
123
Dans le périmètre de la surveillance épidémiologique, de très importants progrès ont été
réalisés par les services de santé. En effet, il existe à présent des suivis réguliers, des
informations en temps réel228 et l’élaboration de bases de données très complètes. Le
domaine santé va même au delà de la simple surveillance épidémiologique par la mise en
place récente de cellules d’analyse des risques et des menaces d’origine sanitaire. Ces
analyses sont devenues le préalable à tout déploiement de personnel sur un théâtre
d’opérations. Des besoins d’information nouveaux, de veille et d’analyse vis-à-vis des
risques sanitaires et de l’apparition de nouvelles menaces, en particulier en ambiance
nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), sont apparus. L’évaluation
sanitaire des risques fait appel à l’expertise des spécialistes santé, en particulier en
épidémiologie, mais aussi à d’autres disciplines permettant l’analyse des informations sur
l’environnement de la force (population, écosystème, infrastructures industrielles, etc…).
Elle permet de décider de la politique de prévention et d’adopter des contre-mesures
médicales. Dans un contexte de risques NRBC, les services de santé des armées auront
ainsi à jouer un rôle majeur dans l’expertise et le processus décisionnel. Dans le contexte
stratégique actuel, les données d’évaluation sanitaire des risques font désormais partie des
éléments de décision, à tous les niveaux.
Outre la maîtrise des risques naturels et l’évaluation des menaces, les experts santé
participent aussi très fortement à la maîtrise des risques induits par l’activité humaine sans
intention de nuire. La gestion des déchets fait partie de l’action indispensable à la salubrité
des zones de stationnement des forces. Dans ce contexte, les vétérinaires biologistes
participent à la mise en œuvre des règles de conduite pour assurer et maintenir la sécurité
sanitaire en opérations, notamment en ce qui concerne l’élimination des déchets. Le
commandement est aussi fortement impliqué, en particulier en France, car une section
baptisée « prévention-sécurité-environnement » a été constituée en 2003. Elle est en charge
des risques d’accidents, d’intoxications ou de maladies directement ou indirectement liés à
l’exercice du métier de militaire. C’est à ce niveau qu’est pris en charge la gestion des
déchets, en particulier médicaux. Les déchets des munitions d’artillerie, au Kosovo à la fin
des années 90, ont déclenché une polémique sur les conséquences de la présence
d’uranium appauvri sur la santé des populations et de la force. Un travail coordonné entre
les services de santé participant à l’opération et le commandement a été initié afin
d’évaluer le risque d’intoxication. Par ailleurs, les risques industriels, conséquence de
l’activité humaine, ne sont pas négligeables non plus. Lors de l’opération Trident de
228 Notamment avec le logiciel ASTER (Alerte et Surveillance en Temps réel) en France et maintenant à l’OTAN.
124
nombreux problèmes liés à l’environnement industriel et au risque technologique ont été
soulevés. Il a été nécessaire d’intégrer les dangers liés à la pollution par le plomb.
Enfin, le dernier volet de l’environnement, trop longtemps oublié, correspond à
l’environnement humain. Aujourd’hui, « l’idée selon laquelle il est possible de contrôler
scientifiquement le comportement humain commence à naître229 ». L’analyse sociale du
théâtre d’opération fait partie, à part entière, des critères de décision stratégique et
d’adaptation pratique de la tactique. La relation entre la population et la troupe est
importante à comprendre afin de canaliser les comportements individuels et collectifs dans
le sens de la force. Les mouvements de foule peuvent devenir de véritables armes, ils
doivent donc être évités autant que possible. Le Bon230 dans « La psychologie des foules »
analyse le danger qu’elle représente, en particulier du point de vue militaire. C’est
pourquoi, la gestion de la population des théâtres est devenue une véritable priorité du
commandement afin de s’attirer une opinion positive et acquérir un avantage sur l’ennemi.
Les services de santé des armées disposent d’un fort potentiel pour « gagner les cœurs »
car ils prodiguent des soins auxquels la population n’a pas toujours accès. De plus, cette
pénétration du milieu local permet aux professionnels de santé de sentir l’ambiance et
d’alerter éventuellement le commandement. L’objectif n’étant pas de faire du
renseignement individuel, formellement interdit par le secret médical, mais plutôt de
percevoir le frémissement environnemental et de se faire l’avocat des récriminations
possibles de la population. Pour ce qui concerne l’aide médicale aux populations, son
efficacité l’a véritablement transformé, aujourd’hui, en acteur de la stratégie indirecte.
Les quatre dimensions stratégiques sont étroitement intriquées, s’influençant les unes
les autres. Le temps est dépendant de l’espace, l’espace « n’a d’intérêt qu’en fonction
des moyens disponibles et de la manière dont on s’en sert231 », l’environnement est lié au
terrain et la force subit l’influence des trois premiers. De la combinaison de ces
quatre facteurs résulte le succès de la stratégie d’action. C’est pourquoi, le domaine
santé en favorisant la réalisation des principes stratégiques à travers ces quatre
dimensions, devient un véritable acteur de la pensée militaire. « Le soutien santé est
donc devenu déterminant pour l’efficacité opérationnelle232. »
229 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. 230 Gustave Le Bon (1841-1931) : anthropologue, psychologue social, sociologue et scientifique amateur français. 231 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. 232 Livre Blanc relatif à la Défense et la Sécurité nationale de juin 2008.
125
En effet, l’analyse des retours d’expérience des opérations récentes montre que la
fonction santé favorise une stratégie d’action optimisée à travers la « connaissance et
l’anticipation » des risques et des menaces sanitaires ; la « prévention », par la mise
en condition opérationnelle des combattants ; la « protection », grâce à ses contre-
mesures, à ses innovations technologiques ; la « dissuasion », par sa capacité à
diminuer la vulnérabilité des forces armées à une attaque NRBC ; et enfin
« l’intervention » dans la mesure où elle offre une capacité opérationnelle accrue en
garantissant une réactivité du soutien santé233, une médicalisation adaptée aux
circonstances et à l’environnement et en repoussant les limites physiologiques des
combattants.
Il est donc indispensable de placer les aspects santé en amont de la réflexion
stratégique afin, non pas de tenter d’adapter tant bien que mal le soutien santé au
dispositif militaire arrêté, mais de construire ensemble une stratégie efficace et au
moindre coût humain. En pratique, le concept d’opération devrait intégrer la
problématique du soutien santé et contenir un paragraphe spécifique. Des experts
santé devraient être associés à l’évaluation initiale du théâtre afin d’intégrer ces
aspects dès la directive initiale de planification. Enfin, un conseiller santé doit être
présent au sein du groupe opérationnel de planification, à chaque étape de
planification, pour la conduite et pour la planification adaptative. Une certaine
difficulté existe, encore aujourd’hui, pour la phase initiale. Un véritable changement
de mentalité sera nécessaire pour parvenir à ce mode de travail de façon
systématique.
233 En France, il existe un dispositif santé de veille opérationnelle (DSVO), permettant de déployer un soutien santé initial dés la 24ème heure.
126
II. Stratégie indirecte
La stratégie indirecte, connue depuis des millénaires par les asiatiques, commence à être
mieux identifiée par les pays occidentaux. Aujourd’hui, étant donnée la nouvelle typologie
des conflits où l’irrégularité supplante souvent le combat classique, la guerre n’est plus
qu’un aspect particulier de la stratégie militaire. Cette dernière répondant au projet
politique, qui souvent souhaite ignorer le choc, utilise de plus en plus des modes d’action
non militaires. L’objectif est « de déséquilibrer ou d’affaiblir l’ennemi avant de lui porter
le coup décisif et de durer pour fatiguer l’adversaire234 ». Autrefois, ce type de stratégie
était considérée comme une marque de faiblesse car le fort n’avait aucune raison, semblait-
il, de l’utiliser. Cependant, Clausewitz avait compris « qu’une guerre où les énergies
nationales s’affrontent avec toutes leur puissance sera conduite avec d’autres méthodes
que les guerres anciennes ». Effectivement, l’ère nucléaire aura fondamentalement modifié
cette approche car l’idée est d’éviter le combat autant que possible. C’est autant en raison
de la peur de l’irréparable que de la philosophie humaniste entretenue dans l’opinion
publique.
Un des leviers de la stratégie indirecte est représenté par la maîtrise de la population.
Clausewitz avait déjà identifié le peuple comme un élément décisif appartenant à l’étendue
des moyens de la défense. « Pour imperceptible que soit l’influence d’un habitant normal
du théâtre d’opérations sur le cours de la guerre, il faut la comparer à celle de la goutte
d’eau dans le courant ; même là où il n’est pas question d’insurrection populaire,
l’influence collective des habitants d’un pays sur une guerre est loin d’être
imperceptible235 ». Lors des conflits actuels, « l’ennemi » des pays occidentaux se bat sur
son propre territoire, or tout est plus facile quand on se bat dans son pays où l’opinion
publique est souvent acquise, ou tout au moins facilement manipulable. L’entente (soit par
adhésion, soit par pression) avec les habitants donne une supériorité considérable à la force
opposée. Cela d’autant plus que la population est parfois amenée à prendre les armes,
partagent tout un peuple en partisans et en ennemis. Le Vietnam vécu ce drame car le
commandement français confronté à une crise chronique des effectifs fit massivement
appel, dés l’origine, aux autochtones. La guerre d’Algérie en sera aussi un exemple
234 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. 235 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec.
127
flagrant. C’est pourquoi, la dimension représentée par la population devint un véritable
enjeu à compter des guerres de décolonisations. Aujourd’hui, en Afghanistan, la stratégie
ANACONDA du général Petreus est basée sur « l’étouffement » des talibans en leur
coupant leurs voies d’approvisionnement réparties au sein des villages. L’importance de la
population est donc largement acquise par les chefs militaires. Ils utilisent deux modes
pour maîtriser cette dimension : les actions civilo-militaires et l’aide à la reconstruction.
« Ces actions sont devenues indissociables de l’action militaire stricto sensu236 ». Le
domaine santé, par sa fonction éminemment humaniste, a un rôle considérable à jouer.
Lyautey l’exprime parfaitement en estimant « qu’il n’est pas de fait plus solidement établi
que l’efficacité du rôle du médecin comme agent d’attirance et de pacification ». Les
américains estiment, à propos de l’Afghanistan, que « American Medicine is a powerful
“weapon of freedom” in our Nation’s arsenal against terrorists and the forces of
oppression237.
A- L’aide médicale aux populations
Les conflits contemporains provoquent des conséquences graves pour les civils. Au
XXème siècle, la première guerre mondiale verra 80% de victimes militaires, mais à partir
de la seconde guerre mondiale, puis pendant les guerres de décolonisation, et enfin depuis
les années 90, lors des conflits d’imposition ou de rétablissement de la paix, la proportion
de victimes civiles est devenue majoritaire. La population est au cœur des zones de combat
et représente souvent un enjeu pour une partie des belligérants, usant contre eux de
méthodes violentes, de terreur morale et physique. La médiatisation des souffrances
infligées aux civils est, par ailleurs, devenu un facteur d’influence sur la conduite d’un
conflit. De nos jours, l’objectif des forces est de limiter au strict minimum les
conséquences des combats. Le souci est certes humaniste, mais présente aussi un intérêt
stratégique et politique. Epargner et aider autant que possible la population donne à la
force une certaine reconnaissance et permet une proximité positive et fructueuse. Ce
comportement évite d’être condamné sur la scène internationale, et d’être ainsi désavoué
par l’opinion.
Dans cette optique, les armées réalisent des actions civilo-militaires qui contribuent aux
relations avec les acteurs civils, afin de préserver la légitimité de l’action, et renforcer par
là même la protection de la force. Durant la guerre du Vietnam, les militaires américains
236 Livre Blanc relatif à la Défense et la Sécurité nationale de juin 2008. 237 Jay B.Baker, La médecine américaine est une “arme de la paix” puissante dans l’arsenal national contre les terroristes et les forces d’oppression, Military Review, Sept-Oct, 2007.
128
ont investi entre 500 et 750 millions de dollars dans le « programme d’action civil
médical238 » et ont traité plus de 40 millions de civils vietnamiens. Actuellement,
l’exigence des mandats d’interposition, de maintien, de rétablissement ou de renforcement
de la paix, renforcent cette exigence de soins aux populations, d’autant plus que les réseaux
tissés entre les armées, les organisations internationales et les populations civiles sont
importants. Cet ensemble d’actions dirigées vers l’environnement extérieur possède un
véritable rôle d’insertion et de légitimation des forces armées. Le concept a récemment
gagné en ampleur porté par ses résultats positifs en termes de protection des intérêts
français tant au niveau diplomatique, culturel que commercial.
La fonction santé dispose d’une place particulière dans ce dispositif. L’aide médicale aux
populations est un pilier important de la coopération civilo-militaire qui s’impose
naturellement lorsque les forces armées sont les seules sur le théâtre à pouvoir agir de
manière coordonnée, étant donné le contexte sécuritaire dégradé. La définition française de
l’aide médicale apportée aux populations est la suivante : « l’aide médicale aux
populations désigne l’ensemble des activités conduites par le personnel du service de santé
d’une force armée projetée, en complément de la coopération civilo-militaire afin
d’améliorer l’environnement médical des populations civiles où opère cette force239 ». Les
activités médicales conduites par les services de santé des armées font partie intégrante du
plan d’opération, meilleure preuve de l’intérêt stratégique du domaine santé dans ce cadre.
Cependant, cette aide doit être réalisée en respectant la priorité qu’est le soutien de la
force. Cette limite étant acquise, l’objectif est « de répondre à des besoins vitaux de la
population afin d’éviter l’accentuation de la situation sanitaire liée à la crise, donc par
effet d’entraînement, l’aggravation de la crise ou son extension avec des effets négatifs
potentiels sur la mission des forces armées ». L’acceptation de la présence de la force s’en
trouve ainsi accrue. Son exécution doit cependant répondre à des principes importants pour
ne pas paradoxalement avoir un effet délétère. Le principe de dualité appuie sur le fait que
le soutien santé des forces doit être prioritaire même s’il peut être utilisé au profit des
civils ; le principe de la maîtrise des contributions indique qu’il est essentiel de ne pas
porter préjudice à la qualité du soutien des combattants ; le principe de la pertinence
indique que l’aide médicale aux populations doit se faire en cohérence avec les actions
civilo-militaires dans leur globalité ; le principe de l’exemplarité signifie qu’il est essentiel
de respecter les valeurs humanistes ; le principe de la non ingérence indique que les
services de santé militaires ne doivent pas entrer en concurrence avec les systèmes santé
238 MEDCAP : Medical Civic Action Program. 239 PIA 09.101 du 15 mai 2009.
129
locaux. Ainsi, « Il convient de définir en adéquation avec le contexte et en accord avec la
politique sanitaire locale, les pathologies médicales ou chirurgicales les plus fréquentes
qui peuvent être prises en charge de façon durable dans le respect de la déontologie et de
l’éthique médicale. » Toutes les opérations de ces vingt dernières années, auxquelles la
France a participé, ont bénéficié d’actions d’aide médicale aux populations. Au Kosovo, au
Liban, à Djibouti, en Côte d’Ivoire, au Tchad ou en Afghanistan, les praticiens (médecins,
chirurgiens dentistes mais aussi vétérinaires) et les paramédicaux apportent leur aide aux
civils. Le succès réel de cette activité a convaincu le commandement de son caractère
indispensable. Cependant cette activité n’est possible que lorsque le niveau de risque
global ou local est acceptable pour la force et qu’il existe un véritable contact avec la
population. La première guerre du Golfe a, en effet, été l’exception, étant donné le
stationnement des troupes en plein désert et que le niveau de menace.
Le domaine santé trouve donc dans cette activité l’occasion de confirmer à la fois sa
position d’acteur stratégique et de répondre à son exigence d’éthique médicale, à condition
de garder à l’esprit où sont ses priorités.
B. La reconstruction du maillage santé
Le concept d’aide aux populations va aujourd’hui plus loin encore que l’action pendant la
période d’engagement de la force. En effet, pour faciliter la sortie de crise et éviter un
réveil du conflit quelques temps plus tard, la stratégie globale est, à présent, de favoriser la
reconstruction du pays failli ou affaibli par la guerre.
Les guerres coloniales ont fortement contribué à cette sensibilisation. Déjà Gallieni avait
perçu la nécessité d’envisager l’aide à la construction ou à la modernisation des pays
colonisés. Cet aspect sera consacré à la fin du XIXème siècle par une instruction dans
laquelle il est précisé que « détruire n’est rien, reconstruire est plus difficile240 ».
Cependant, ce sont les guerres de décolonisation qui consacreront la reconstruction comme
moyen de stabiliser un pays. Le domaine santé sera d’ailleurs utilisé comme vecteur à cette
occasion. De nombreux médecins ont longtemps continué à être affectés dans les anciennes
colonies afin de gérer les dispensaires et d’apporter les soins, en attendant que les pays
acquièrent leur autonomie dans le domaine médical. L’expérience des médecins militaires
pour ce qui relève des pathologies tropicales était fondamentale. Le détachement de
plusieurs centaines d’officiers du service de santé des armées français auprès du ministère
de la Coopération a été une illustration forte de leur utilisation à des fins politiques.
240 Instruction du 22 mai 1898.
130
Mais ce n’est qu’à l’époque moderne que la reconstruction a été érigée en véritable
stratégie de sortie de crise. C’est dans la phase de sortie de conflit que les premiers
programmes de reconstruction, visant à la remise sur pied des infrastructures et au
développement social, commencent à être lancés. Le volet matériel de la reconstruction est
en général un défi économique, car l’influence internationale des Etats se reflète dans leur
capacité à assurer l’obtention des marchés de la reconstruction par leurs entreprises
nationales. L’autre aspect de l’intervention des états, post-crise, concerne le
développement social. Cela suppose l’apport d’un soutien structurel de long terme à des
groupes sociaux fragilisés par le conflit. La mise en place de programmes à vocation
sociale, sanitaire, professionnelle ou éducative est alors indispensable. Les armées initient
en général cette coopération car les caractéristiques majeures d’un environnement de sortie
de crise sont l’insécurité latente et l’importance du facteur risque pour les entreprises.
L’Alliance atlantique est à l’origine du concept « d’équipes de reconstruction241 », chargées
de favoriser la sortie de crise.
Le mandat de l’OTAN en Afghanistan inclut la sécurisation du territoire permettant de
faciliter le développement de structures gouvernementales afghanes dans la totalité du
pays, l’assistance à la reconstruction du pays en facilitant l’aide internationale humanitaire
et enfin la formation de nouvelles forces afghanes de défense et de sécurité. Dans ce cadre,
les américains, en charge du pilier reconstruction et développement de l’Afghanistan,
aident les autorités à développer leur service de santé. C’est une action à long terme qui est
incluse dans la stratégie globale de sortie de crise. Les américains tentent d’appliquer la
même politique en Irak. En 2005, la « stratégie nationale pour la victoire en Irak » citait
« the value of building and rehabilitating health care facilities242 ».
Lorsque la situation est stabilisée, le relai est pris par les industries, les organismes de
développement243 ou les organisations non gouvernementales. La sortie de crise et la
cessation de l’aide médicale aux populations sont des périodes critiques. La diminution
puis la cessation de la prestation doivent être scrupuleusement planifiées et étudiées avant
leur mise en œuvre. L’intervention des services de santé des armées s’arrêtent là où un
risque d’ingérence existe pour des raisons opérationnelles ou humanitaires, vis-à-vis des
organisations internationales ou des organisations non gouvernementales autorisées par les
autorités locales dans les programmes de reconstruction du système de santé. Dans le
241 Provincial Reconstruction Teams (PRTs). 242 « La valeur de la construction et de la réhabilitation des infrastructures médicales ». 243 Tels que le Programme des Nations Unies pour le développement-PNUD.
131
domaine médical, des organisations telles que Médecins du Monde, le Comité médical
d’Action contre la Faim ou encore de l’Aide Médicale internationale poursuivent le travail
de reconstruction à long terme.
Dans la reconstruction, le rôle des services de santé militaires est majeur car ils permettent
à la fois de maintenir un niveau satisfaisant de soins pendant la période charnière et
d’initier une autonomisation des structures sanitaires locales, grâce à des projets de
formation et d’échanges. La branche médicale de l’OTAN tente actuellement de formaliser
cette action dans un document de référence et de formaliser ses liens avec les acteurs
humanitaires.
Le domaine santé de par sa dimension éminemment humaniste peut être utilisé par
les armées comme une preuve de bonne volonté envers la population. Les actions
médicales ont une visibilité immédiate et fortement sensible dans l’opinion publique.
Certains, non majoritaire parmi les humanitaires, peuvent y voir une manipulation
ou un détournement au profit d’intérêts étatiques compromettant la neutralité
nécessaire à l’action humanitaire. Pourtant, l’éthique médicale n’est absolument pas
compromise dans ce contexte car, si ces actions d’aide médicale aux populations et de
reconstruction sont efficaces pour l’acceptation de la force et la résolution des crises,
elles sont tout aussi satisfaisantes pour les populations qui se trouvent dans des
situations sanitaires catastrophiques. Par ailleurs, une véritable complémentarité
peut s’installer entre les services de santé des armées et les organisations non
gouvernementales, à condition de bien délimiter le périmètre de chacun. Certains
environnements non sécurisés ou certaines faiblesses capacitaires appellent à la coopération
qui s’oriente vers des appuis en terme d’information, de logistique ou de sécurité, et en terme
de passage progressif de relai, de telle sorte que se constitue un rapport « gagnant-gagnant ».
Cette complémentarité peut être exploitée encore au-delà pour des raisons politiques,
notamment dans le cadre de catastrophes naturelles ou de gestion des opinions publiques. A
ce titre, certaines nations pourraient être appelées à devenir de véritables « nations
médicales » où la fourniture de moyens médicaux étatiques pourraient faire partie de la
« Medical Diplomacy244 ».
244 « Diplomatie médicale », concept développé par les américains en 2007.
132
III. Levier politique L’art de la guerre cherche à promouvoir, depuis l’antiquité, le projet politique d’une
collectivité, en général d’une nation, censé exprimer la volonté commune d’atteindre un
certain niveau d’ambition. « La grande nouveauté de notre époque est l’utilisation ouverte
de l’instrument militaire pour des démonstrations de forces sans recours effectif ou avec
un recours limité à la force.245 » La fusion entre la politique et l’armée va aujourd’hui
encore plus loin car elle tend à confondre la stratégie et la diplomatie. Raymond Aron parle
de « conduite politico-stratégique ». Le pouvoir politique considère donc que l’outil
militaire peut s’inscrire dans une logique d’influence. C’est pourquoi, le détournement des
capacités des forces de leur fonction opérationnelle initiale pour conduire des actions
humanitaires, pour satisfaire l’opinion publique ou pour réaliser une stratégie globale est
désormais accepté et même préconisé.
Le Livre Blanc français de 2008 consacre cette globalisation de la sécurité nationale et
l’implication combinée de tous les acteurs étatiques. « La stratégie de sécurité nationale
embrasse aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure , les moyens militaires
comme les moyens civils, économiques ou diplomatiques. Elle doit prendre en compte tous
les phénomènes, risques et menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la
nation246 ». Dans cette définition, le champ d’application s’est élargi pour l’utilisation des
ressources militaires. En effet, la sécurité peut être mise en péril par des attaques d’états ou
de groupes mais aussi par des catastrophes naturelles ou sanitaires.
Dans cette optique, les services de santé militaires sont, au même titre que les armées en
général, un moyen de répondre favorablement à la demande politique. Depuis une
quinzaine d’années, il apparaît que l’espace humanitaire est devenu un enjeu politique et
stratégique. La volonté des acteurs politiques de faire de l’humanitaire un instrument de
résolution des crises ouvre un champ d’action nouveau pour le domaine santé militaire :
l’aide médicale humanitaire. Par ailleurs, la préoccupation grandissante des états pour les
crises sanitaires confère pour les services de santé des armées (français et américain
surtout), une place d’outil institutionnel complémentaire de réponse aux crises nationales et
245 Hervé Coutau-Bégarie, Conférences de stratégie, Institut de stratégie comparée, 2009, p 81. 246 Livre Blanc relatif à la Défense et la Sécurité nationale de juin 2008.
133
de gestion de l’opinion publique. En devenant un véritable levier politique, le domaine
santé devient un outil diplomatique à part entière.
A. Participation aux catastrophes
L’emploi de capacités militaires pour le secours immédiat d’une population victime d’un
événement calamiteux relève d’une décision politique. Il est indispensable de garantir la
pertinence de l’utilisation des forces armées dans un contexte où l’utilisation de la violence
n’est pas recherchée. La perception de la présence militaire peut parfois être délicate,
notamment de la part des humanitaires qui ont tendance à souligner les dangers portés en
germe par la militarisation de l’action humanitaire. Ce type d’intervention a, par ailleurs,
des implications diplomatiques qui sont souvent, au delà de la volonté d’assurer au
maximum les possibilités de survie d’êtres humains placés en situation de péril immédiat,
la motivation des états. Ces « interventions extérieures de secours d’urgence247 »
représentent une composante importante de l’action de l’Etat en dehors du territoire
national et tout naturellement, les forces armées en tant qu’outil étatique, sont amenées à y
participer. Il s’agit, en effet, d’une véritable action de sécurité car les catastrophes
naturelles, technologiques ou sanitaires sont de nature à fragiliser durablement des régions
entières.
Les états, atteints par la catastrophe, sont soit dépourvus de moyens, soit dépassés par les
événements et c’est sur leur demande de concours que les états contributeurs envoient des
moyens. La souveraineté étatique est respectée. Pourtant, l’envoi de forces armées peut
être perçue dans certains cas comme une tentative d’ingérence dans les affaires du pays. Ce
fut le cas, en 2005 lors du tremblement de terre au Pakistan, où l’envoi de moyens
appartenant à la NATO Response Force248 n’a pas été bien perçu par les autorités du pays.
Le symbole était fort : l’OTAN était au Pakistan. Le cas s’est à nouveau présenté, en
Birmanie en 2008 lors des inondations, où la junte en place refusait une grande partie de
l’aide en fonction des états fournisseurs et s’opposait de manière absolue à l’entrée sur leur
territoire de forces armées. Cependant pour répondre à l’exigence de réactivité et de
moyens, les forces armées sont bien souvent les seuls acteurs efficaces. Force est de
constater que face à l’ampleur de certaines catastrophes, seuls les militaires disposent de
moyens d’intervention adaptés à l’urgence et au contexte sécuritaire souvent dégradé.
247 PIA n°03-154 du 10 janvier 2008. 248 NRF : élément de réponse rapide de l’OTAN créé en 2003.
134
Pour les services de santé des armées, la remise en cause de leur intervention est un peu
moins marquée car intrinsèquement le domaine santé est à but humanitaire. Cela ne
signifie pas qu’il n’existe pas de voix pour s’élever contre leur présence mais ce sont
souvent celles d’autres organisations médicales. Les autorités et les civils sont moins
réfractaires à la participation des formations médicales militaires que pour les autres
capacités des armées. Le pouvoir politique dispose donc, à travers l’outil santé, d’un levier
d’intervention efficace et moins difficile à manipuler. Le service de santé des armées
français, s’était doté dés la fin des années 60 d’un élément médical militaire d’intervention
rapide (EMMIR) dont l’objectif était de réaliser des missions d’intervention militaro-
humanitaires. Nombreux sont les exemples de ses interventions : il sera déployé de 1968 à
1970 pour venir en aide aux enfants du Biafra, en 1972 au Pérou lors du tremblement de
terre à Anta, au Mexique en 1975 et en Colombie en novembre 1985, et enfin en Arménie
lors du terrible séisme survenu en 1988. D’autres moyens ont été mis en œuvre, telles que
les hospitalisations sur les bâtiments de la marine nationale, sur la Jeanne d’Arc en 1988
pour les « boat people » par exemple. Les hôpitaux militaires de campagne ont aussi été
utilisés au profit des populations dans le cadre humanitaire, comme ce fut le cas en 1992
lors de l’opération Libage249 au Kurdistan, destinée à « protéger, nourrir et soigner » les
réfugiés kurdes menacés par les forces armées irakiennes. Dans les pays en situation de
crise, les services de santé jouent également un rôle important dans le domaine de l’aide
technique biologique et technologique. En France, ce qui s’appelait, à l’époque la Bioforce,
a mené des campagnes contre le choléra en 1991 au Pérou et 1992 en Argentine, des
campagnes de vaccination et d’évaluation épidémiologique au Tchad et en République
Centre Africaine en 1992.
Face à la multiplication des organisations non gouvernementales spécialisées dans
l’urgence humanitaire, les années 2000 vont apporter un nouveau concept qui est de
« placer la contribution militaire dans une logique de plus-value et de
complémentarité250 ». Cela signifie que les forces armées n’ont pas à entretenir de capacités
spécifiquement dédiées aux actions extérieures humanitaires. Elles mettent simplement à
disposition des autorités leurs capacités propres selon la pertinence d’emploi. Il faut noter
que cette absence de spécificité n’obère pas pour autant, étant donné leurs atouts
opérationnels, la capacité de porter la réponse initiale à un événement calamiteux. Ainsi,
les services de santé, en particulier des pays de l’OTAN, ne détiennent plus de moyens
dédiés à l’humanitaire. En France, la force d’action humanitaire militaire d’intervention
249 Libage s’intègre à l’opération « Provide Comfort » mise sur pied par les Etats-Unis en liaison avec la Grande-Bretagne et entre dans le cadre de la résolution 688 des Nations Unies. 250 PIA n°03-154 du 10 janvier 2008.
135
rapide (FAHMIR) à laquelle appartenait l’EMMIR, a été abandonnée. Les armées ont
désormais un objectif de subsidiarité251. Cette évolution correspond, en fait, à un affichage
politique qui cherche à rassurer les professionnels de l’humanitaire et des catastrophes.
Pourtant, les expériences récentes montrent que les moyens militaires restent très sollicités,
comme ce fut le cas lors du Tsunami en décembre 2004 ou lors du tremblement de terre au
Pakistan en 2005. Le domaine santé militaire qui est en première ligne dans les
interventions humanitaires des forces armées, est cependant obligé d’intégrer cette
dimension dans sa préparation opérationnelle. Notamment, il est indispensable de disposer
de compétences et de moyens d’urgence pour traiter les enfants et les personnes âgées.
Sans développer réellement des capacités spécifiques, le minimum requis doit être
disponible, cela relève de l’assistance aux personnes en danger.
L’aide médicale humanitaire est un levier politique où les services de santé des armées ont
parfois à mettre leurs capacités à disposition d’une population en détresse, de concert avec
plusieurs de leurs homologues, des organisations gouvernementales et des organisations de
solidarité internationale. Cette participation aux secours d’urgence, au delà des aspects
diplomatiques envers les pays secourus, est un excellent moyen de gérer l’opinion publique
de son propre pays mais aussi internationale.
B. Gestion de l’opinion publique
L’opinion publique est une arme redoutable autant dans le cadre d’un conflit armé qu’en
politique en général. Elle est d’autant plus importante à maîtriser qu’elle est facilement
manipulable. « Un bombardement sera transformé par la propagande adverse en raid
terroriste que la presse mondiale ennemie exploitera contre nous252 ». Le pouvoir des
médias est extrêmement important, il favorise l’action psychologique en direction des
populations qu’il faut ensuite rassurer, convaincre, fidéliser.
Le pouvoir de l’opinion publique est tel que la vindicte populaire est capable d’influencer
l’arrêt d’un conflit. L’année 1968 fut une période charnière pour le conflit au Vietnam, car
lorsqu’en février le peuple américain prit connaissance d’une vaste offensive ennemie au
Sud Vietnam, l’engagement américain, déjà chancelant, fut vivement condamné. La guerre
en Irak est un conflit qui dure. C’est un conflit qui est de moins en moins populaire au sein
251 Cela correspond à la règle des 4i : action en cas de moyens Indisponibles, Inadaptés, Insuffisants ou Inexistants. 252 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008.
136
de la population civile américaine. L’estimation des médias, début août 2006, a montré
qu’environ 60% des américains ne souhaitaient pas que cet engagement soit prolongé.
Par ailleurs, le niveau d’acceptation des pertes humaines par l’opinion, qui tolère de moins
en moins le sacrifice de ses enfants pour la guerre, est largement diminué en comparaison
des siècles précédents. La tendance sociologique globale, exacerbée par la mondialisation,
favorise l’individualisme, le refus de la mort, le droit à la santé, le principe de précaution et
le droit à réparation. L’homme est devenu une finalité, la médecine prend alors toute son
importance dans un monde où la recherche du « zéro mort » est incessante, même au
combat. Cette évolution des mentalités au sein des sociétés impose aux responsables
politiques et militaires d’intégrer dans l’analyse qui motive leurs décisions d’engager la
nation et les armées dans une action qui semble légitime aux yeux de l’opinion publique et
dont les risques sont minutieusement mesurés. Il existe une véritable nécessité de garantir
des pertes humaines minimales et donc de créer des conditions permettant à la population
ou au soldat, pourtant soumis aux risques inéluctables du combat, de bénéficier de
l’ensemble des techniques médicales de notre temps. Il faut donc sans cesse rechercher les
adaptations utiles pour répondre à cette exigence. Le Général d’armée Monchal, chef
d’état-major de l’armée de terre disait en 1995253: « une évolution me semble indispensable
dans un domaine auquel nous étions toujours attachés, celui de l’économie de la vie
humaine ». Cette évolution est perceptible au niveau des combats mais aussi dans la
perception que le public a des situations humanitaires devenues intolérables car étalées aux
yeux du monde par l’intermédiaire des médias et enfin au cœur même des sociétés où le
principe de précaution face aux risques sanitaires est devenu indispensable.
Au combat, « si le haut commandement a la lourde responsabilité du succès offensif et
défensif, la direction sanitaire n’est-elle pas doublement responsable d’abord à l’égard de
ce même commandement dont elle doit conserver les effectifs pour l’œuvre tactique et
ensuite devant l’opinion qui si elle s’incline devant les inévitables sacrifices, réclame à
juste titre que la maladie n’atteigne pas ce que le feu a épargné254 ». Cette phrase
prononcée entre les deux premières guerres mondiales, montre qu’il commençait a y avoir
une véritable exigence de la part de l’opinion publique vis à vis du combat. Cependant,
cette appréciation a bien évolué car aujourd’hui, non seulement la responsabilité santé
existe mais aussi celle du commandement et du politique. D’autre part, l’opinion publique
s’incline de moins en moins devant les « inévitables sacrifices ». En Côte d’Ivoire, au mois
253 Général d’Armée Marc Monchal, chef d’état-major de l’armée de terre d’avril 1991 à août 1996. 254 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
137
d’août 2003, la mort de deux jeunes militaires français a créé un émoi important. La presse
s’en est largement fait l’écho, rappelant brusquement à la société tous les risques encourus
en opération extérieure. En août 2008, l’embuscade d’Ouzbine en Afghanistan où 8
français trouveront la mort et 12 autres seront blessés fut à nouveau un choc pour un
peuple entier. Le domaine santé a donc le rôle majeur de limiter les pertes dans ces
circonstances et de prévenir les atteintes supplémentaires par maladie. Il est au cœur du
concept de « protection » ou l’éclat d’obus, tout comme le plasmodium du paludisme,
devient perçu comme des aléas pouvant ouvrir droit à réparation. La réparation va bien
plus loin que les soins eux même, elle va jusqu’à la prise en charge des vétérans. Les
sociétés actuelles n’acceptent pas que leurs anciens combattants ne bénéficient pas de la
reconnaissance de la nation. En 2006, le soldat américain a été élu « personnalité de
l’année » par le magazine Times. Aussi, les américains, très marqués par les vétérans du
Vietnam, n’ont-ils pas supporté, en 2007, le scandale du Walter Reed révélé par The
Washington Post255. Sans un soutien santé présent et efficace (avant, pendant et après le
conflit), l’état se verra opposer l’opinion publique dont la vague exerce une puissance
phénoménale. « Une armée, en effet, ne peut se mettre en campagne qu’avec le support
moral de la nation256 ».
Un autre aspect des sociétés contemporaines est en prendre en compte pour comprendre
toute l’importance que le domaine santé a pris de nos jours. Il s’agit de la notion très
poussée d’humanisme, développé à partir des horreurs de la guerre. Des règles ont été
édictées pour limiter les souffrances et permettre l’accès des secours aux blessés et
malades. C’est après la seconde guerre mondiale que le droit humanitaire a véritablement
été amélioré et précisé par la déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) du 10
décembre 1948, d'une part, et par les quatre conventions de Genève du 12 août 1949,
complétées par les protocoles additionnels de 1977 et 2005, d'autre part. La DUDH a été
définie par l'assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies comme étant « l'idéal
commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ». C'est au départ une
déclaration d'intention mais elle a inspiré un corpus abondant de traités internationaux
légalement contraignants, relatifs aux droits de l'homme, quelles que soient les
circonstances. L'article premier proclame ainsi la liberté, l'égalité et la fraternité de tous les
êtres humains.
255 Deux articles décrivaient que des anciens combattants avaient été négligés au sein de l’Hôpital militaire, le Walter Reed. Le ministre de la Défense, Robert Gates, avait alors relevé de son commandement le Major General George W. Weightman, commandant l’hôpital. Ce scandale avait, par ailleurs, lancé une véritable analyse du système de prise en charge des vétérans aux Etats-Unis. 256 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008.
138
Certains257 défendent l’idée du « droit d’ingérence258 » pour intervenir dans les pays qui
sont la cause de catastrophes humanitaires. Depuis les années 1990, de plus en plus
souvent les Etats interviennent, à l’aide de leurs moyens militaires, pour mettre en place
des couloirs humanitaires. Deux opérations sont les illustrations de ce type
d’interventions : l’opération « Restore Hope259 » en Somalie de décembre 1992 à fin 1993
visant à sauver les populations menacées et sinistrées, et l’opération « Turquoise » au
Rwanda en juillet et août 1994 au profit des populations réfugiées. Ce type d’opération,
bien qu’illégale sous l’angle du droit public international260, trouvent leur légitimité aux
yeux de l’opinion publique par son caractère humaniste. Les services de santé des armées
sont un des outils fondamentaux de ce genre d’action, puisqu’ils prodiguent les soins
médicaux aux populations. Sans ce volet médical, la justification de ces interventions s’en
trouverait atteinte.
Enfin, l’opinion publique entend que les services de santé militaires soient solidaires de la
communauté médicale dans son ensemble. C’est pourquoi, le service de santé des armées
français a depuis 2005 une mission duale : le soutien des forces et la participation au
service public. Le Livre Blanc de 2008, dans son approche globale de la sécurité nationale,
réaffirme la complémentarité des acteurs civils et militaires. Ceci découle notamment de la
pression de l’opinion publique qui n’entend pas que tout moyen étatique ne soit pas mis à
sa disposition en cas de crise nationale. Cette action combinée concerne les catastrophes
naturelles où le service de santé des armées vient en complément des plans de secours
civils et, en cas de pandémie, où il lui revient une place importante dans la préparation et la
gestion de la crise. Il est inséré dans les réseaux d’alerte, il participe à la production, au
stockage et à la distribution des contre-mesures, et contribue aux soins. C’est le cas
actuellement dans le cadre de la pandémie de grippe A apparue au printemps 20009. Cette
solidarité médicale a pour but d’empêcher que la crise sanitaire ne dégénère en crise
humanitaire, économique, sécuritaire, voire institutionnelle. Les pouvoirs publics ne
257 Cette notion trouve d'ardents défenseurs257 dont Bernard Kouchner, docteur en médecine, et Mario Bettati, docteur en droit, qui l'ont formulée en 1987 lors d'une conférence sur le thème « droit et morale humanitaire », mais elle effraie les juristes compte tenu des dérives éventuelles vers des interventions unilatérales partiales que cela pourrait engendrer. 258 Ce dernier correspond au droit qu’auraient des Etats de bafouer la souveraineté nationale d'un autre Etat, en cas de violation massive des droits de la personne. A cela s'ajoute la notion de devoir d'ingérence qui est l'obligation morale faite à un Etat de fournir son assistance en cas d'urgence humanitaire. Cependant, l'ingérence n'est pas un concept juridiquement consacré et de plus, l'article 2, paragraphe 7, de la Charte de l'ONU pose le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat comme principe pacificateur des relations internationales. Actuellement, l'Assemblée générale de l'ONU invite les Etats à faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire mais ne permet en aucun cas de l'imposer. Cependant, l'article 70 du protocole I des conventions de Genève précise que « les offres de secours qui ont un caractère humanitaire impartial ne doivent pas être considérées comme une ingérence ou un acte hostile ». 259 Le nom étant particulièrement significatif : « Restaurer l’espoir ». 260 Violation du principe fondamental de souveraineté des Etats.
139
peuvent pas ne pas utiliser tout le personnel soignant compétent ainsi que les
infrastructures hospitalières du territoire national. De plus, le citoyen exige d’être informé,
c’est donc là aussi que le domaine santé prend toute sa place de conseiller auprès des
autorités : « le citoyen est aveugle sans les lunettes de l’expert261 ».
L’opinion publique est finalement un vecteur de transformation de l’approche du domaine
santé par les autorités, qu’elles soient politiques ou militaires. On voit bien aujourd’hui que
la majorité des limites qui se sont opposées par le passé à l’utilisation pleine et entière de la
fonction santé dans la stratégie sont tombées sous son impulsion. L’environnement culturel
est fondamentalement tourné vers l’homme, les décisions de commandement sont
influencées par la vision populaire du résultat et enfin, la stratégie devient globale étant
donné la fusion de la stratégie militaire, de la diplomatie et de la politique publique.
C. La diplomatie médicale
« Medical Diplomacy » est un concept américain qui envisage le domaine médical comme
un vecteur des relations entre les états et les peuples. L’idée est de développer des relations
de confiance basées sur l’aide médicale. Cette approche s’applique aussi bien dans les
domaines militaires que civils et procède d’une stratégie globale de l’approche des
relations internationales.
L’objectif est de développer des coopérations, des échanges ou des aides dans le cadre
médical, qui est relativement facile à mettre en œuvre et très marquant. En effet, les pays
en voie de développement ont souvent un tissu sanitaire extrêmement pauvre et l’aide au
développement et aux soins de la population sont réellement bien perçus. Pour cela, les
Etats-Unis participent à des programmes pour la lutte contre le SIDA, contre le paludisme,
à des campagnes de vaccination partout dans le monde, et plus particulièrement en Afrique
où ils cherchent à s’ancrer plus fortement. L’intervention médicale est donc une
composante importante de la stratégie diplomatique pour acquérir ou regagner l’autorité
morale des actions américaines.
Dans le domaine militaire qui nous préoccupe, la « diplomatie médicale » correspond à peu
de choses prés au pan santé de la stratégie indirecte pour réaliser des actions de contre-
261 Michel Godet, Démocratie ou démagogie, Le monde 2007 ; janvier 1924, p 18.
140
insurrection. Mao Tse-tung décrivait les insurgés « comme des poissons nageant dans
l’eau de la population262 ». L’objectif est donc de séparer le poisson de l’eau.
On peut étendre ce concept, d’utilisation du domaine santé militaire, aux relations entre les
états, au delà de la relation du fort au faible. En effet, l’aide médicale est perçue comme un
levier politique pour les pays occidentaux vis à vis des nations où se déroulent les combats
asymétriques ou vis à vis de nations faillies, mais le domaine médical peut aussi devenir un
enjeu politique entre nations occidentales. Nous avons vu que les opérations ne peuvent
pas, aujourd’hui, se dérouler sans soutien santé et que les aspects médicaux font
directement partie de la stratégie d’action. Or les opérations sont, à présent, réalisées la
majorité du temps au sein de coalitions ad hoc ou sous l’égide d’organisations
internationales. C’est pourquoi, disposer d’un service de santé des armées fort, capable de
mettre en place sur le terrain une chaîne santé complète est un atout diplomatique
important. A l’heure actuelle, trois services de santé des armées disposent de tous les
maillons de la chaîne : les Etats-Unis, l’Allemagne et la France. Il existe donc une véritable
opportunité de devenir des « nations médicales ». Des faiblesses capacitaires se font
cruellement sentir pour le soutien médical des opérations actuelles, notamment celles de
l’OTAN. L’Alliance atlantique cherche des solutions pour combler son manque de
moyens. En devenant un contributeur majeur de capacités de soins, les nations gagnent une
influence importante auprès de l’OTAN et des autres nations soutenues. Détenir un niveau
médical élevé confère aux forces armées autonomie et influence sur les autres nations.
De petits pays ont choisi, à la mesure de leurs moyens, de développer des niches
d’expertise médicale, tels que les capacités de soins de niveau 1 ou 2 et des moyens
NRBC, ce qui leur permet d’afficher une participation aux opérations.
La diplomatie médicale est la capacité pour une nation d’utiliser ses moyens médicaux
pour gérer ses relations internationales. L’hôpital Bouffard, géré par le service de santé des
armées français à Djibouti, est un exemple de structure à vocation politique. 80% de son
activité est réalisée au profit des forces armées djiboutiennes, de leurs familles et de la
population en général. Ce service sert donc majoritairement le ministère des affaires
étrangères et la politique d’aide publique au développement.
La différence entre la médicostratégie et la diplomatie médicale se situe dans l’utilisation
que l’on fait du domaine médical. Ces deux notions sont naturellement intriquées et
complémentaires. La médicostratégie s’occupe de fournir des avantages stratégiques au
262 Donald. F.Thompson, The role of Medical Diplomacy in Stabilizing Afghanistan, Defense Horizons, N°63, May 2008, cite p 3.
141
commandement militaire, la diplomatie médicale se hisse au niveau politique. Cependant, à
l’image de la conduite politico-stratégique de Aron, les deux se confondent lorsqu’il s’agit
d’utiliser le domaine santé dans le cadre de la stratégie indirecte ou des leviers politiques.
Les services de santé des armées sont, aujourd’hui, parfois utilisés en dehors de leur
vocation opérationnelle, dans le cadre de grandes catastrophes naturelles ou
humanitaires, pour gérer les opinions publiques nationales et internationales et enfin
pour obtenir des avantages diplomatiques conséquents. Ils sont actuellement
instrumentalisés par les pouvoirs publics mais à l’inverse, cela leur ouvre des
opportunités de transformation. Après avoir gagné les combats de la reconnaissance,
de l’autonomie, de la technologie, de l’efficacité ou encore de l’organisation, les
services de santé des armées sont à présent face au défi d’acquérir les dimensions
interministérielles et internationales, qui assureront leur pérennité dans le nouvel
ordre mondial. En effet, il est devenu indispensable, au delà du fait d’assurer au
blessé « qu’il n’ait aucune perte de chance », de rentabiliser l’outil étatique. Les
services de santé des armées sont, à présent, face au challenge du retour sur
investissement. Ce dernier passera surement par la complémentarité des moyens des
services publics nationaux, l’interopérabilité des capacités de soutien santé lors des
opérations multinationales et l’acquisition d’une valorisation financière de certaines
niches d’expertises263.
263 Remboursement des prestations de soins, production et vente de certains médicaments stratégiques, rentabilisation internationale des HIA, etc…
142
CONCLUSION
Le titre du livre de Michel Goya, « La chair et l’acier », illustre bien toute la différence qui
caractérise le domaine santé, d’un côté, et la guerre de l’autre. Le premier terme représente
la fragilité et la vie, l’autre le choc et la froideur de la mort. Rien ne les lie à priori, et
pourtant le combat ne peut pas se mener sans les hommes. Même si dans un avenir
lointain, on peut imaginer la déshumanisation de la guerre, qui serait alors menée par des
machines, il y aura forcément un impact humain. Cela fait donc de nombreux siècles que la
médecine et les armées cohabitent, mais elles ne se regardent vraiment en face que depuis
peu. Très longtemps, le facteur humain n’était pas la motivation des sociétés et des
commandements militaires qu’elles avaient engendrés.
Ce n’est que depuis la fin des guerres napoléoniennes que ce facteur est considéré comme
stratégique. « Les tenants de la prépondérance du feu privilégient les troupes légères
combattant en ordre dispersée, mais, pour cela, ces troupes doivent être formées à
l’initiative et au courage individuel. Les partisans du choc par les masses, croient de leur
côté, à la nécessité d’un moral élevé pour surmonter le feu adverse264 ». L’homme apparaît
enfin au centre du dispositif. Son bien-être devient une condition de succès.
Cette révolution ne peut pas avoir lieu sans le domaine santé. Il est le garant de l’intégrité
physique et morale du combattant. Il se doit pour cela de « prévoir, savoir et vouloir, tel est
le maître mot d’ordre de celui qui a assumé la tâche de garder intacte la belle moisson de
jeunesse confiée à sa vigilance265». Les progrès techniques extraordinaires des sciences
médicales offrent, à présent, la possibilité au domaine santé militaire de donner sa pleine
capacité. Il fut très longtemps handicapé par son manque d’efficacité et il est
compréhensible qu’il ait subi, en conséquence, le doute et le manque de confiance des
autorités militaires. Il dispose, par ailleurs, d’un autre atout dans son jeu, il s’agit de
« l’obligation de résultats », qui lui permet de convaincre du bien fondé de ses demandes
capacitaires, lui évitant ainsi les déconvenues du temps où les services de santé étaient sous
264 Michel Goya, La chair et l’acier, L’armée française et l’invention de la guerre moderne (1914-1918), Tallander, cité p 50. 265 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
143
la coupe de l’administration. Le dernier point de progrès fondamental, que les
enseignements du passé ont permis de réaliser, correspond à l’ouverture des états-majors
aux conseillers « santé ». Le dialogue, par ce biais, a pu s’instituer et la prise en compte
des besoins de chacun a été réalisée. La compréhension des cultures respectives n’est pas
encore parfaite, d’autant plus qu’intrinsèquement les intérêts parfois divergent. L’évolution
de la connaissance mutuelle est constante mais il n’est pas encore naturel de considérer le
domaine santé comme un domaine militaire à part entière. Sa participation opérationnelle
est indéniable, le niveau tactique le comprend bien et cherche souvent à l’intégrer mais
c’est encore difficile dans le domaine de la théorie stratégique. Le chef militaire ne pense
pas « santé », l’aspect médical reste encore un élément abordé en fin de réflexion, à qui il
est accordé quelques secondes seulement dans un briefing. Il ne s’agit naturellement pas de
lui offrir la place de choix, au détriment de la manœuvre militaire, mais bien plus
d’intégrer d’emblée cet aspect dans la réflexion, qui de l’aveu de beaucoup de chefs est de
plus en plus dimensionnant.
Au cours de cette étude, il a été montré que le domaine santé a un véritable potentiel
stratégique, qui a toujours existé à travers les siècles mais qui était difficilement
exploitable en raison de limites conjoncturelles. Il s’avère, aujourd’hui, être un acteur qui
est en mesure d’offrir au commandement une puissance accrue, une liberté d’action et une
certaine garantie de sûreté dans sa manœuvre. Il dispose d’autres atouts, notamment ceux
favorisant la stratégie indirecte. A ce titre, il est un excellent levier pour isoler l’adversaire
de sa population et l’affaiblir moralement, ouvrant la voie à la victoire « sans combattre ».
Ce type de stratégie devient prépondérant face aux conflits asymétriques où l’humain a pris
le pas sur les « armées techniciennes266 ».
Face à tous ces changements, la médicostratégie trouve désormais sa place pleine et
entière. Ardant du Picq l’avait pressenti en 1870 en écrivant qu’« une organisation
militaire doit être construite non pas seulement pour maximiser l’efficacité des armes,
mais aussi – ou d’abord – dans le but de minimiser l’effet des faiblesses humaines267 ». Par
cet énoncé, il se penchait surtout sur les réactions humaines mais lorsqu’on y réfléchit tout
est lié, l’esprit ne peut être efficace et serein que si le physique le lui permet. De plus, au
delà de la réaction du combattant, les civilisations actuelles se focalisent sur les réactions
de l’opinion publique qui ont un pouvoir immense sur le monde politique et par voie de
conséquence le monde militaire. Ces deux milieux se sont séparés, pour la grosse majorité
266 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 52. 267 Charles Ardant du Picq, Etudes sur le combat – combat antique et combat moderne, Economica, 2004.
144
des pays, dans l’exercice de leurs fonctions mais un lien étroit persiste. L’art de la guerre
est là pour promouvoir le projet politique d’une communauté. C’est la raison pour laquelle,
les armées représentent un outil à la disposition du politique. Il est de plus en plus utilisé
comme tel. Pour ce faire, les militaires sont employés à des tâches qui ne sont plus de
mener des guerres mais de résoudre des crises complexes en gérant des aspects politiques,
économiques, environnementaux, etc. Le domaine santé trouve ici une place privilégiée en
tant que levier politique. Il peut être facilement utilisé, non plus pour affirmer le « hard
power » traditionnellement militaire mais plutôt pour jouer avec le « soft power268 », pan
entier que les armées développent par l’intermédiaire du concept civilo-militaire. Le
domaine santé est, par ailleurs, un outil de valorisation pour les armées vis à vis du pouvoir
politique. Par sa participation aux catastrophes humanitaires, par son affichage de capacités
militaires envoyées dans une coalition ou enfin par sa capacité à apaiser l’opinion
publique.
La médicostratégie existe maintenant dans les faits, il reste à l’intégrer systématiquement
dans le raisonnement et la pensée des autorités militaires. Le domaine santé est parvenu à
maturité, son combat n’est plus technique, il s’agit, à présent d’un enjeu de positionnement
pour se faire accepter pleinement et trouver sa juste place au sein des états-majors et des
forces armées. Dans cette optique, l’acquisition du raisonnement militaire pour bien
concevoir les manœuvres santé et apprécier finement le besoin est indispensable, tout
autant que son intégration par le commandement. La progression fut lente mais le domaine
santé est aujourd’hui au faîte de sa capacité dans la mesure des connaissances scientifiques,
il serait regrettable de ne pas l’utiliser. Un jour peut-être l’homme ne sera plus au cœur de
la problématique militaire, il n’est pas alors exclu de penser que c’est parce que la guerre
n’existera plus.
En attendant ce jour, les services de santé des armées doivent poursuivre leur
transformation afin d’être en mesure de répondre aux exigences de leurs nations et de leurs
alliés. Le rythme des évolutions s’est fortement accéléré, comparé aux siècles précédents,
et la médicostratégie, non encore réellement intégrée dans la pensée militaire, doit
envisager régulièrement des adaptations. Notamment, le concept récent de diplomatie
médicale, issu des crises sanitaires, des catastrophes humanitaires et des problématiques
santé des guerres en Irak et en Afghanistan, doit être assimilé. Ce point est essentiel pour
acquérir une dimension d’influence, tant sur le plan national qu’international.
268 Joseph Nye, né en 1937, est un géopoliticien spécialisé en relations internationales. Professeur à la Kennedy School of Government de l’université de Harvard.
145
Le domaine santé a mis prés de vingt siècles à acquérir une reconnaissance stratégique et
même, à l’heure actuelle, politique. Cette évolution fut très progressive et suivit celle de
nos sociétés. La guerre n’est pas encore morte mais le facteur humain a pénétré l’espace de
la violence absolue. L’ère médicale est ouverte, car il est peut-être « une vertu supérieure à
l’amour de la Patrie, et cette vertu, c’est l’amour de l’humanité269 ».
269 Abbé Gabriel Bonnot de Mably (1709-1789) : philosophe français.
146
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nos jours, Médecine et armées, 1980, 8, 10. 44. J.Guillermand, L’Iliade ou le commencement, Médecine et armées, 1980, 8, 6. 45. D.Moysan, M.Bernicot, Le service de santé des armées et l’évolution du concept hospitalier en
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65. R.Tymen, Equipements techniques modulaires du service de santé des armées – Mise au point, Médecine et armées, 1994, 22, 5.
66. J.Y.Kervella, C.Perraudin, G.Nedelec, Hygiène des denrées alimentaires et de la restauration collective au cours de l’opération Daguet : soutien vétérinaire, Médecine et armées, 1992, 20, 1.
67. B.Lafont, D.Raingeard, Psychiatre dans le Golfe, Médecine et armées, 1992, 20, 3. 68. F.Perello, Soutien sanitaire au cours de l’opération ONUSOM II – Contribution du détachement de
l’ALAT, Médecine et armées, 1995, 23, 1. 69. P.Barriot, J.N.Ferret, Ch.Mourareau, L.Dechazal, Y.Le Gallou, Réflexion sur la médicalisation de
l’avant en ambiance chimique, Médecine et armées, 1990, 18, 8. 70. P.Godart, Peut-on parler de stratégie opérationnelle du soutien santé ?, Médecine et armées, 2007,
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commandement, Médecine et armées, 1995, 23, 4. 72. F.Pons, S.Rigal, Ch.Dupeyron, Opération Turquoise – Antenne chirurgicale parachutiste à Goma,
Médecine et armées, 1995, 23, 4. 73. J.M.Rousseau, M.Galzin, J.L.Marle, D.Morin, Opération ORYX – Antenne Médico-chirurgicale en
Somalie, Médecine et armées, 1995, 23, 4. 74. J.P.Boutin, Approche de la communication sanitaire en situation de crise, Médecine et armées,
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exploratoire sur l’état de stress post-traumatique dans deux unités opérationnelles de l’armée de terre, Médecine et armées, 2005, 33, 5.
76. P.Clervoy, Soutien psychologique d’une force navale en opération, Médecine et armées, 2005, 33, 5.
77. D.Vallet, J.-D.Favre, Spécificités de la psychiatrie dans les armées, Médecine et armées, 2005, 33, 5.
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Autres revues
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2. Michel Godet, Démocratie ou démagogie, Le monde 2007 ; janvier 1924. 3. Le service de santé en temps de guerre, France militaire 24.4.25. 4. La crise de la médecine militaire, France militaire, 02 février 1927. 5. R.Picqué, L’état actuel de l’aviation sanitaire, Revue de l’aéronautique militaire, 1925. 6. Chirurgie de guerre :la leçon des Malouines, Quotidien du médecin, 1983, 3003. 7. Earl W.Mabry M.D., Robert A.Munson MD, Londe A.Richardson MD, The Wartime Need for
Aeromedical Evacuation Physicians: The U.S Air Force Experience During Operation Desert Storm, Aviation, Space and Environmental Medicine, Technical note, October 1993.
8. Terence J.Lyons MD, M.P.H, Susan B.Connor, R.N.S.C, M.S.N, Increased Flight Surgeon Role in Military Aeromedical Evacuation, Aviation, Space and Environmental Medicine, Vol 66, No. 10, October 1995.
9. Jean Timbal, Le service de santé de l’Air d’Afrique du Nord. De novembre 1942 à la fin de la guerre, Médecine aéronautique et spatiale, Tome 47, n°176, 2006.
10. David M.Lam, To pop a Balloon : Aeromedical Evacuation in the 1870 Siege of Paris, Aviation, Space and Environmental Medicine, Historical Note ,October 1988.
11. Jay.B.Baker, Medical Diplomacy in full-spectrum operations, Military Review, Sept-Oct 2007. 12. Donald. F.Thompson, The role of Medical Diplomacy in Stabilizing Afghanistan, Defense Horizons,
N°63, May 2008. 13. Michael McNerney, Stabilization and reconstruction in Afghanistan: are PRTs a Model or a
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14. Jay B.Baker, La médecine américaine est une “arme de la paix” puissante dans l’arsenal national contre les terroristes et les forces d’oppression, Military Review, Sept-Oct, 2007.
III- Les documents historiques et les archives Les documents historiques
79. Edit du ROY, donné à Versailles au mois de janvier 1708, enregistré au parlement le 22 mars 1708. 80. XI ème livre d’Ambroise Paré sur les plaies par arquebuses et bastons à feu, XVIème siècle. 81. Pigafetta, Il viaggio fatto da gli Spagnivoli a torno a’l mondo. Traduction G.Bolliet. 82. Manuscrit espagnol n°214, Fol.31r° et v°-Bibliothèque Nationale. 83. Deutéronome, XXIII, 12. et XX, 10-20. Traduction du rabbinat français. 84. Voltaire, XIème lettre philosophique, 1734. 85. Catinat, Mémoire contenant les moyens de faire la guerre offensivement dans le piémont en 1694
adressé au roi. 86. Tite-Live, Histoire romaine, Livre XL, chapitres XXXII et XXXIII. Traduction V.Verger. 87. Ordonnance portant sur le règlement général des hôpitaux militaires, éditée en 1747 après la
bataille de Fontenoy, 88. Ordonnance royale créant les « hôpitaux amphithéâtres », du 04 août 1772.
Archives du service historique de la défense, direction de l’armée de terre Côte provisoire 9NN621
1. Lettre du Dr Martin-Sisteron au ministère de la guerre, 24 janvier 1936. 2. Général Huntziger, commandant supérieur des troupes du Levant, Lettre au service de santé des
armées, en 1936. Côte provisoire 9NN624
1. Circulaire n°1921 B du 20 mars 1924. Côte provisoire 9NN631
1. Projet de loi sur le SSA, 1922. 2. Projet de loi sur le SSA, 1927. 3. Décret du 29 mars 1811.
Côte provisoire 9NN634
1. Bulletin officiel des médecins en réserve, juillet 1912, p 1102. Côte provisoire 9NN637
1. Correspondance de la direction des troupes coloniales, 1er bureau, bureau technique, n°2.354-1/8-1er octobre 1924.
2. Décret du 04 novembre 1903 relatif à l’organisation des services de santé coloniaux, BO p 1627. Côte provisoire 9NN656
1. La défense sanitaire, 1917. Côte provisoire 9NN670
1. Correspondance officielle. 2. Rapport de l’Etat-major de l’Armée, 1919. 3. Bilan du service de santé. 4. Document écrit par le Médecin Major de première classe Coudray, 1923. 5. Document de l’Etat-major Général / direction de l’arrière 1663 DA. 6. Correspondance du Médecin Principal de 2ème classe Mellies, juin 1917. 7. Rapport sur les progrès accomplis dans le fonctionnement du service de santé pendant la guerre, 1922.
Côte provisoire 9NN671
1. Rapport mensuel du mois de septembre 1916 du médecin inspecteur Ruotte, chef supérieur du service de santé des armées alliées en Orient.
2. Rapport du Médecin major de 1ère classe Robert Picqué, affecté du 02 août 1914 au 20 janvier 1919 à l’A.3/18 comme médecin chef et chirurgien consultant du 18ème Corps d’Armée.
151
Côte provisoire 9NN691
1. Lettre du sous-secrétaire d’Etat de la guerre « Artillerie et Munitions » au sous-secrétaire d’Etat du service de santé militaire, 21 août 1915.
Côte provisoire 9NN704
1. Rapport du général Voruz, attaché militaire à l’ambassade de France à Londres, relatif à l’historique sommaire du service de santé britannique, au 2ème bureau de l’état-major de l’Armée, le 14 septembre 1932.
2. Rapport de mission des médecins principaux de 1ère classe Visbecq et Duguet, 1923. 3. Général Lanne, Bases et principes de tactique sanitaire, 9 novembre 1934.
IV. Textes réglementaires
1. Instruction n°1826/DEF/EMA/SLI/PSE du 13 septembre 2005, relative à l’hygiène et la sécurité en opération.
2. Directive de 1997, relative aux ACM au Kosovo. 3. Décret 2005-520 du 21 mai 2005 fixant les attributions des chefs d’état-major. 4. Instruction n° 12 du 05 Janvier 1999 relative au concept interarmées du soutien sanitaire des forces en
opération. 5. Décret n°91-685 du 14 juillet 1991 fixant les attributions du service de santé des armées. 6. Décret n° 81-60 du 16 janvier 1981, relatif au code de déontologie médico-militaire. 7. PIA-03.154, relative au concept interarmées d’intervention extérieure de secours d’urgence (IESU),
10 janvier 2008. 8. PIA-04.101, relative au concept interarmées d’évaluation sanitaire des risques, juin 2008. 9. PIA-09.101, relative à la doctrine interarmées de l’aide médicale aux populations, 15 mai 2009. 10. AJP4.10, relative à la doctrine du soutien médical allié interarmées. 11. PIA-00-300, relative au contrat opérationnel, du 1er août 2008.