la malédiction des faibles (Éric zemmour, 2013)

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La malédiction des faibles Éric Zemmour Le Spectacle du monde n o 606 de décembre 2013. L A France est un pays fondamentalement bonapartiste qui recherche les hommes forts pour mieux les contester, comme un adolescent turbulent cherche à affronter son père pour mieux grandir. Les pouvoirs faibles l’angoissent et la rendent hargneuse, la poussant aux violences révolutionnaires. Ces consi- dérations de psychologie collective, qu’on croyait simplistes et désuètes, sont en train de revenir dans les esprits par la grâce de François Hollande. Les comparaisons avec Louis XVI deviennent monnaie courante sous la plume d’historiens et d’essayistes. Les deux hommes, intelligents et fins, ont en com- mun une difficulté à décider et à s’imposer. Leur souci de bien faire n’est pas en cause, mais ils semblent incapables, l’un et l’autre, d’habiter des institutions de fer que leur a léguée l’Histoire (monarchie absolue de Louis XIV pour l’un, V e République gaullo-mitterrandienne pour l’autre). La dette et la fiscalité sont au cœur de leurs tourments. On pourrait même filer la comparaison plus encore, en notant que la mondialisation et le grand marché européen, qui font souffrir l’industrie française, sont à Hollande ce que fut le traité de libre-échange de 1786 entre la France et l’Angleterre. Louis XVI comme Hollande parviennent sans le vouloir à liguer contre eux des oppositions diverses et même fort contradictoires, comme le montre par exemple la révolte des « bonnets rouges » bretons contre l’écotaxe. les deux hommes paient — en partie injustement — le prix de crises non résolues depuis des décennies, de plaies qui se sont gravement infectées, faute d’avoir été prises à temps. C’est la malédiction des faibles. Pour le malheur de François Hollande, quatre crises s’emboîtent les unes dans les autres et se cumulent : crises économique, sociale, sociétale et ethnique. Les unes sont surexposées, les autres celées. La crise économique est la plus évidente. Inutile de s’y attarder : chômage de masse, déficits croissants de la balance commerciale et des paiements, endet- tement énorme, désindustrialisation, etc. Depuis trente ans, la France s’est jetée 1

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La malédiction des faibles par Éric Zemmour in Le Spectacle du monde no 606 de décembre 2013.

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Page 1: La malédiction des faibles (Éric Zemmour, 2013)

La malédiction des faibles

Éric Zemmour

Le Spectacle du monde no 606 de décembre 2013.

LA France est un pays fondamentalement bonapartiste qui recherche leshommes forts pour mieux les contester, comme un adolescent turbulent

cherche à affronter son père pour mieux grandir. Les pouvoirs faibles l’angoissentet la rendent hargneuse, la poussant aux violences révolutionnaires. Ces consi-dérations de psychologie collective, qu’on croyait simplistes et désuètes, sont entrain de revenir dans les esprits par la grâce de François Hollande.

Les comparaisons avec Louis XVI deviennent monnaie courante sous la plumed’historiens et d’essayistes. Les deux hommes, intelligents et fins, ont en com-mun une difficulté à décider et à s’imposer. Leur souci de bien faire n’est pasen cause, mais ils semblent incapables, l’un et l’autre, d’habiter des institutionsde fer que leur a léguée l’Histoire (monarchie absolue de Louis XIV pour l’un,Ve République gaullo-mitterrandienne pour l’autre). La dette et la fiscalité sontau cœur de leurs tourments. On pourrait même filer la comparaison plus encore,en notant que la mondialisation et le grand marché européen, qui font souffrirl’industrie française, sont à Hollande ce que fut le traité de libre-échange de 1786entre la France et l’Angleterre. Louis XVI comme Hollande parviennent sans levouloir à liguer contre eux des oppositions diverses et même fort contradictoires,comme le montre par exemple la révolte des « bonnets rouges » bretons contrel’écotaxe. les deux hommes paient — en partie injustement — le prix de crisesnon résolues depuis des décennies, de plaies qui se sont gravement infectées, fauted’avoir été prises à temps.

C’est la malédiction des faibles.

Pour le malheur de François Hollande, quatre crises s’emboîtent les unes dansles autres et se cumulent : crises économique, sociale, sociétale et ethnique. Lesunes sont surexposées, les autres celées.

La crise économique est la plus évidente. Inutile de s’y attarder : chômagede masse, déficits croissants de la balance commerciale et des paiements, endet-tement énorme, désindustrialisation, etc. Depuis trente ans, la France s’est jetée

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tête baissée dans la mondialisation en ne voulant renoncer à rien, comme si l’onpouvait concilier les 35 heures et l’euro, le grand marché européen et une pro-tection sociale de plus en plus coûteuse. Les partis de gouvernement, de droitecomme de gauche, ont tout à la fois refusé la potion libérale et le remède protec-tionniste. Depuis dix ans, ce refus de choisir se paie au prix fort : les ajustementsque nous faisions naguère par les dévaluations à répétition se font désormais parle chômage, la stagnation des salaires et l’endettement massif de l’État. Hollandecontinue sur la lancée de Chirac, Jospin et Sarkozy.

Les Français n’ont pas subi les rudes ajustements de nos voisins espagnols ougrecs, mais une part croissante de la population connaît une lente et inexorablepaupérisation. Les causes sont multiples : concurrence des pays émergents et dé-localisations, accroissement des cotisations sociales, augmentations de la pressionfiscale, locale et d’État, hausse démesurée des dépenses contraintes (logement, es-sence, électricité, etc.). La mondialisation a mécaniquement aggravé les inégalitésdans tous les pays : la France, assoiffée d’idéal égalitaire, a contenu davantagequ’ailleurs l’accroissement des inégalités, au prix d’un endettement public massiflà où les autres pays privilégiaient l’endettement privé. Mais ce choix a encoreaffaibli la compétitivité d’entreprises françaises qui doivent déjà subir un euro tropfort pour une industrie qui avait, contrairement à leur concurrent allemand, visé lemoyen de gamme, mis à part quelques secteurs d’exception : luxe, le nucléaire oul’aéronautique.

Mais ce substrat économique et social, sans cesse mis en lumière par les mé-dias, n’est pourtant pas l’essentiel, et ce aux yeux même des Français. Ceux-cisont convaincus que la crise est avant tout morale. C’est ce qu’ont révélé de ma-nière spectaculaire les manifestations contre le « Mariage pour tous » ; jamais de-puis l’école libre, en 1984, et la manifestation gaulliste du 30 mai 1968, autant demonde n’était descendu dans la rue.

Dans des pays comme l’Espagne ou la Belgique, le mariage homosexueln’avait pourtant guère suscité d’émotions. Mais chez nous, cette question sembleclore un cycle né en Mai 68 : celui de l’extension indéfinie des droits de l’individuau nom d’une vision hédoniste, égocentrique de la société. Ce progressismesociétal illimité, porté par des minorités très organisées, est de moins en moinssupporté par une part croissante de la société qui, jusqu’alors, tolérait enmaugréant la destruction tranquille de toutes les structures traditionnelles.Famille, morale, ordre, éducation, mérite, effort, toutes ces valeurs désuètessont à la hausse. On peste contre la grossièreté autant que contre l’assistanat.La gauche est particulièrement prise à revers. Le progressisme sociétal issu ducélèbre slogan « il est interdit d’interdire » est tout ce qui lui reste après quel’Europe l’eut contrainte d’abandonner ses traditions étatistes et sociales.

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La contestation de cet hédonisme individualiste vient du cœur de son ancienélectorat, ouvriers et employés, qui comprend instinctivement, sans avoir besoinde lire les analyses savantes et brillantes de Jean-Claude Michéa, que l’extensionillimitée des droits des individus, jusqu’au caprice, n’est que la consécration del’individu-roi, consommateur et producteur, dans la théorie libérale du marché.L’activisme en faveur du mariage homosexuel, de la théorie du genre à l’école oude la pénalisation des clients de prostituées, montre bien que nous avons affaire àun projet global, totalitaire, qui a pour objectif fondamental d’abattre la « normehétérosexuelle et patriarcale », d’aligner de force la sexualité masculine sur lasexualité féminine, et de détruire l’idée même de complémentarité des sexes.

Cette alliance entre libéraux et libertaires, qui transperce le clivage droite-gauche et domine la société française depuis les années 1970, a fini par susciterune contre-alliance encore balbutiante, entre conservateurs de droite et sociaux-étatistes de gauche.

Les élites contestées traitent par le mépris et l’insulte cette opposition« populiste ». Mais cet affrontement prend une ampleur démesurée et explosivedans le cadre de la quatrième crise : l’ethnique. Celle dont on parle le moinset qui, sans doute, est la plus profonde. Comme l’a admirablement démontréChristophe Guilluy dans son livre devenu un classique Fractures françaises, cettecrise a déjà pris ses quartiers dans la géographie française. Les Français desclasses populaires se sont séparés à la fois des immigrés en fuyant la banlieue,et des classes dominantes (économiques ou culturelles) en renonçant auxgrandes métropoles. Cette séparation géographique entraîne inévitablement uneséparation sociologique, politique, presque philosophique. Les classes populaires,rassemblées dans le fameux périurbain, s’efforcent de « refaire France » enrejetant « les puissants », les « assistés » et les « étrangers », tous ceux qui, selonelles, ne respectent pas les valeurs du pays. Ce qui explique la montée du Frontnational dans ces zones-là

Dans le camp d’en face, le cercle de réflexion Terra Nova a pris le pouvoir ausein du PS et du gouvernement en les encourageant à se séparer définitivement deson électorat traditionnel pour forger un nouveau front composé de jeunes diplô-més, de femmes (surtout les femmes seules) et d’enfants de l’immigration. Cettealliance a en grande partie provoqué la victoire de François Hollande en 2012.Les membres de Terra Nova préparent aujourd’hui la nouvelle politique d’inté-gration du pouvoir socialiste qui assume franchement une ligne multiculturalisted’accommodements raisonnables avec l’Islam.

Cette sécession des classes populaires pousse les élites bien-pensantes à re-lancer une campagne hargneuse de culpabilisation contre le prétendu racisme desFrançais qui refusent le programme irénique de métissage généralisé qu’elles lui

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promettent. C’est ainsi qu’il faut comprendre, au-delà du souci de promotion per-sonnelle, l’incroyable barrage autour de Christiane Taubira.

Cette fureur des élites devant une réalité qui se dérobe et un peuple qui serebelle, aggrave encore le ressentiment des populations qui se sentent meprisées.

Cette situation ressemble encore une fois à celle qu’a connue Louis XVI,lorsque les nobles, lentement dépossédés de leurs privilèges depuis Louis XIV,ont profité de la faiblesse du roi pour imposer une « réaction nobiliaire »à la grande fureur des bourgeois. Pour l’instant, l’affrontement est mimé,presque symbolique. Mais déjà, la violence se répand partout : révoltes fiscales,manifestations, sifflets contre le président lors de la commémoration du 11-Novembre... Dans un pays coutumier des guerres civiles, certains signes doiventêtre pris très au sérieux.

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