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la leçon de Jérusalem Boréal Monique LaRue

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monique laruela leçon de JérusalemLe 6 juillet 2013, Monique LaRue assiste à une projection du film de Mar-garethe von Trotta, Hannah Arendt, centré sur la controverse suscitée par le livre Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. Elle en sort métamorphosée. Elle qui résistait depuis des années à se pencher sur une autre controverse dans laquelle elle avait été impliquée – la fameuse « affaire LaRue », où l’un de ses textes avait fait l’objet d’une lecture aber-rante – retrouve sa liberté de parole. « Je suis infiniment reconnaissante à Margarethe von Trotta et à son film d’avoir fait en sorte que soit un jour représentée sous mes yeux […] la mésaventure intellectuelle d’une femme intelligente et imparfaite, qui se sert de son intuition, se fie à son jugement, développe sa réflexion et dit ce qu’elle pense dans sa langue naturelle et avec confiance, en se plaçant dans les conditions du dialogue cohérent et de la liberté de pensée. »

Cette « leçon de Jérusalem » n’est que le point de départ d’un propos beau-coup plus vaste. Monique LaRue se demande quelles sont les conditions nécessaires à la « vie de l’esprit » dans une société, et plus particulière-ment dans la sienne, le Québec. Cela l’amène notamment à s’interroger sur le rapport complexe qu’entretiennent les Québécois avec la langue et sur la situation concrète dans laquelle une femme qui a choisi la maternité mène une carrière intellectuelle.

Mariant réflexion et fiction, faisant éclater à chaque phrase le plaisir de penser et d’écrire, voici un livre hors norme qui est une véritable fête de l’intelligence.

Romancière et essayiste, Monique LaRue a reçu le Grand Prix

du Journal de Montréal pour La Démarche du crabe (Boréal,

1995). Elle a également obtenu le Prix du Gouverneur général

du Canada pour son roman La Gloire de Cassiodore (Boréal,

2002) et le prix Jacques-Cartier du roman de langue française

pour L’Œil de Marquise (Boréal, 2009).

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Boréal

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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LA LEÇON DE JÉRUSALEM

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du même auteur

La Cohorte fictive, L’Étincelle, 1979; Les Herbes rouges, 1986.

Les Faux Fuyants, Québec Amérique, 1982.

Copies conformes, Lacombe/Denoël, 1989; Boréal, coll. «Boréal com-pact», 1998.

Promenades littéraires dans Montréal (en collaboration avec Jean-François Chassay), Québec Amérique, 1989.

La Démarche du crabe, Boréal, 1995.

La Gloire de Cassiodore, Boréal, 2002; coll. «Boréal compact», 2004.

De fil en aiguille, Boréal, coll. «Papiers collés», 2007.

L’Œil de Marquise, Boréal, 2009.

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Monique LaRue

la leçon de jérusalem

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2015

Dépôt légal: 3e trimestre 2015

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

LaRue, Monique, 1948-

La leçon de Jérusalem

Comprend des références bibliographiques.

isbn 978-2-7646-2387-9

I. Titre.

ps8573.a738l42 2015 c848’.54 c2015-941657-4

ps9573.a738l42 2015

isbn papier 978-2-7646-2387-9

isbn pdf 978-2-7646-3387-8

isbn epub 978-2-7646-4387-7

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La leçon de Jérusalem

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Ce n’était pas de la stupidité, mais un

manque de pensée…

hannah arendt

Novembre 2013, retour de Jérusalem

Le 6 juillet 2013, au cinéma Excentris à Montréal, j’ai vu le film de Margarethe von Trotta, Hannah Arendt, film centré sur la controverse suscitée par le livre Eichmann à Jérusa-lem, rapport sur la banalité du mal. Je ne suis pas sortie de ce film remuée mais métamorphosée. Je résistais depuis des années à me pencher sur une controverse survenue dans mon existence, comme on évite de repenser à un acci-dent fâcheux. En deux heures, j’ai franchi une étape et quand je suis sortie du cinéma je n’étais plus la même qu’en y entrant. Des «affects», comme dit la psychanalyse, avaient été libérés.

J’ai été happée par le personnage interprété par Bar-bara Sukowa, une femme aux traits plus fins, au visage plus

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moderne et séduisant, au corps plus élégant que ce que montrent les photos d’Arendt à cinquante-cinq ans. J’ai adhéré à cette Arendt qui n’est pas Arendt, emportée à l’écran vers un «Idéal du Moi» datant de l’époque où j’ai découvert la philosophie, au collège Marie-de-France, quand j’ai pour la première fois formé une image cohé-rente de moi comme femme intelligente, sans soupçonner à quel point ce nouvel «Idéal» qui s’offrait par la vertu de la Révolution tranquille aux Québécoises de ma généra-tion était et resterait problématique. J’aurais pu me définir comme «belle femme», mais cela ne s’est pas produit.

Depuis que l’intelligence des filles et son égalité à celle des garçons est clairement établie, cette intelligence s’af-firme de génération en génération, parce que la qualité de l’éducation qu’on donne aux filles augmente – ce qui n’était pas chose très difficile à réaliser. Mais on ne sait toujours pas vers quoi et comment la diriger. On n’a pas encore pensé entièrement, ni suffisamment, son rapport avec le corps féminin. Non seulement le divorce, non nécessaire, entre l’intelligence d’une femme et la beauté de son corps reste-t-il terriblement délétère, comme en témoigne le destin de Nelly Arcan et de tant d’autres, mais le rapport entre le cerveau d’une femme et l’intérieur de l’enveloppe qui la distingue reste encore moins exploré. Ce corps interne, réglé par un programme complexe de cycles et d’intermittences, nid d’invisibles incrustations, siège de lourds parasitages, d’expulsions violentes, d’écoulements de tout ordre, et sa «servitude volontaire» dans la repro-duction biologique ne s’arriment pas encore à des récits de vies réelles ou fictives qui seraient aussi puissants par leur forme que le grand schéma de la quête, élaboré par des

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cerveaux implantés dans des corps masculins tendus vers une tout autre fin. La grande Simone de Beauvoir a spéci-fiquement lancé le féminisme moderne en refusant claire-ment d’utiliser son intelligence pour penser la maternité et en soustrayant son corps à cette fonction, ce qui consti-tue une manière de rechercher, voire d’atteindre l’«éga-lité» biographique avec les hommes, mais non pas de développer une pensée de l’intelligence féminine, et par là je n’entends rien d’autre que la faculté d’un cerveau humain relié par un système hormonal et glandulaire à un corps humain mammifère et féminin.

Intelligence et maternité sont si disparates qu’il a fallu ce film pour que, à plus de soixante ans, je reprenne contact avec ma vie antérieure. La projection et l’identification cinématographiques m’ont fait revenir dans la peau de la jeune femme née comme sujet autonome quand je me suis échappée du système d’enseignement québécois féminin pour me retrouver face à des enseignantes qui n’étaient pas des religieuses mais des femmes modernes et libres, après avoir accédé par mes seules forces, en réussissant un exa-men d’entrée plutôt dissuasif, au collège Marie-de-France, où j’ai découvert le dialogue cohérent.

Chacun de ces mots – dialogue, cohérence – désignait, avant cet atterrissage en France chemin Queen-Mary à Montréal, une réalité inconnue. Mon «Moi» retardé, infirme, empêché, fabulateur, se réfugiait dans la lecture de romans. Et la lecture de romans n’est pas l’apprentissage de la vie. Comprendre un être humain dans la réalité des relations interpersonnelles concrètes et comprendre un personnage romanesque sont deux activités distinctes. Au collège Marie-de-France, où personne ne me connaissait,

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j’ai manipulé pour la première fois la langue française comme instrument producteur d’un sens commun au locuteur et à l’interlocuteur, et comme instrument produc-teur de nouveauté. Sauf exceptions (il y en avait), les reli-gieuses ne croyaient pas à la nécessité de l’enseignement supérieur pour des filles destinées à se marier et à avoir des enfants, elles n’avaient pas été formées pour former d’autres femmes en vue de leur insertion dans un milieu et des professions qu’elles ne connaissaient pas non plus.

Personne dans mon entourage ne connaissait le sys-tème d’enseignement français, je n’avais encore jamais rencontré de «Français de France» si ce n’est une voisine, la fille de l’écrivain Franc-Nohain, qui avait vécu dans les beaux quartiers de Paris et avait échoué dans notre rue. Pour les fêtes d’enfants, elle nous conviait à un «goûter» de meringues à la Chantilly comme chez les petites filles modèles. En entrant à Marie-de-France, j’ai été éblouie comme Dante entrant au paradis, je me suis retrouvée dans un roman français et je suis devenue un personnage de roman qui mangeait des nouilles au beurre et se mettait en bouche la langue de madame de Ségur, de La Semaine de Suzette, des quelques romans français – Mauriac, Alphonse de Châteaubriant, Daniel-Rops – que mon père tolérait dans sa bibliothèque. J’avais atterri dans un monde séculier. Dans cette France du collège Marie-de-France, les mots voulaient dire ce qu’ils veulent dire et la parabole n’avait pas libre cours.

Une enseignante a bien voulu me démontrer que, n’ayant pas suivi le cursus scolaire français, je ne connais-sais pas la langue française: elle se trompait, et n’a fait que renforcer ma conviction que savoir écrire serait ma force

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et ma revanche. Je ne connaissais pas les règles de la disser-tation à la française, je ne prononçais pas le latin de la même manière que les Français, j’ai obtenu en français des notes sous la moyenne, mais j’étais à ma place dans ce collège. Les Françaises, Québécoises francophones, Qué-bécoises anglophones que j’y ai rencontrées me parais-saient plus sympathiques car plus franches, au sens pre-mier du terme, qui signifie «libre», moins chipies, moins futures épouses, moins conformistes, moins dressées, moins obéissantes, moins hypocrites, moins chipoteuses, moins rivales, moins «madames». Certaines étaient de milieu plus modeste que moi, filles d’ouvriers, de petits commerçants arrivés ici après la guerre. Elles parlaient déjà de double appartenance, de double identité, de leur déchi-rement entre la France et le Québec. Le sport était enseigné sérieusement, le corps soumis à l’exercice et à la compéti-tion. Les filles savaient non seulement sprinter, sauter le cheval d’arçon, mais elles se battaient pour gagner. J’ai découvert les repas à trois services, la moutarde française, l’existence d’Arcachon où l’on produisait des huîtres et des asperges. L’une était née là, à Arcachon! Une autre était la fille d’un grand rabbin. Une Québécoise qui avait l’air d’un ange couchait avec un homme qui avait l’âge de son père.

Au bout d’un mois, quand nous avons reçu les résul-tats de la première «composition» de philosophie, j’ai obtenu la meilleure note et la certitude que je cherchais. Contrairement au prof de français, madame Colette Scott, normalienne fraîchement émoulue, tout juste arrivée à Montréal, ne savait pas que j’avais fréquenté des établisse-ments scolaires dont elle ne connaissait pas non plus la réputation qu’on leur fait dans les collèges français mont-

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réalais. Seize sur vingt. Aucune faute, sauf pour avoir écrit: «s’avérer vrai». Un pléonasme pour lequel j’avais perdu un point. Ah! J’avais quelque chose à me mettre sous la dent avec ce genre de révélation, avec ce genre de précision. À la fin de cette année en France à Montréal, j’ai mis ma plus belle robe pour recevoir le premier prix de philo-sophie, une Pléiade Paul Valéry, des mains d’un haut diplomate, au Pavillon français de l’Exposition universelle de 1967.

C’est à cette venue au monde par la raison et par la langue de France que me ramenait le personnage char-mant, brillant, d’Hannah Arendt fumant ses cigarettes en série à l’écran. Sémillante, hyperactive, ordonnée, cohé-rente, elle était une femme comme j’aurais voulu en être une pour mes enfants dans une existence romanesque – bien mise, soignée, occupée à lire et écrire dans son bureau vitré, à chercher la vérité. Taille moyenne, cheve-lure mi-longue, ni maigre ni grosse, jolies jambes, cette Arendt avait aussi des défauts que je connaissais: ironie, brusquerie, imprudence, hâte, une certaine incapacité à prévoir l’effet de sa pensée sur les autres, attribuable à sa quête, à son indépendance, à sa spontanéité, plus fortes que le désir de convaincre ou que le souci de diplomatie. Une intelligence qui fait confiance au langage mais s’in-carne dans une manière d’être différente, sans doute, de celle que des siècles d’éducation mâle européenne avaient construite chez ses camarades philosophes.

À la différence d’Arendt, j’ai choisi d’avoir des enfants alors que, apparemment pour des raisons liées à la Seconde Guerre mondiale, elle a entièrement vécu dans la sphère publique comme intellectuelle, philosophe, journaliste,

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essayiste, aux plus hauts niveaux. Son personnage à l’écran me montrait, sans rien me faire regretter, une femme comme j’aurais pu le devenir et que je suis en partie. Une femme intelligente.

Dans la salle de ce cinéma d’art et d’essai, un des rares qui restent à Montréal, j’ai comme d’habitude noté la pré-sence de figures culturelles ou familières, Robert Lévesque, ex-critique au journal montréalais Le Devoir, et, à quelques rangs devant nous, une amie proche avec laquelle nous avons vécu «comme» vivent Hannah Arendt et ses amis au début de ce film: en intellectuels, à discuter l’actualité la plus féroce autour de repas bourgeois et très arrosés à Montréal, Paris. Ces amitiés montréalaises n’ont jamais eu, cela va sans dire, l’intérêt historique de celles que pré-sente le film de von Trotta. Question de lieu de naissance. Mais le film donnait tout de même une image élevée, «idéale», de ce que nous avions essayé d’être, comme les héros de L’Éducation sentimentale aiment la révolution et le romantisme. Et pourquoi n’avons-nous pas réussi comme petit groupe à mener une authentique «vie de l’esprit» – car la quête intellectuelle de chacun est autre chose?

À cette question je répondais jusque-là automatique-ment: «Parce que nous étions au Québec.» Le livre d’en-tretiens de Jacques Godbout, Le tour du jardin1, m’em-pêche maintenant de répondre aussi simplement. Il était et il est encore possible de mener au Québec une véritable

1. Jacques Godbout et Mathieu Bock-Côté, Le tour du jardin, Montréal, Boréal, 2014.

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«vie de l’esprit». Godbout l’a fait, indubitablement, entre Montréal et Paris, trouvant des milieux à la hauteur de ses désirs, des amis de son calibre, dans les revues Liberté, L’ac-tualité, à l’ONF, dans l’édition. Jacques Godbout est le petit-neveu d’un premier ministre du Québec, le produit de l’élite masculine. Son collègue et ami François Ricard, dans Mœurs de province 2, raconte lui aussi ses amitiés intellectuelles et la riche vie de l’esprit qui a été la sienne, choisi par Gabrielle Roy et Milan Kundera pour voir aux intérêts de leur œuvre. Je n’ai pas trouvé, comme ces deux hommes que je connais un peu, ou comme Arendt dans le film de von Trotta, un milieu intellectuel capable de conci-lier l’amitié, les plaisirs de la convivialité et les exigences des professions intellectuelles. Les groupes que j’ai fré-quentés de ma jeunesse à maintenant ont entretenu (moi y compris) un manque de courage et de volonté à penser jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la discussion suivie, méthodique, approfondie et âpre, jusqu’à la divergence affirmée et au risque de l’amitié, les convictions idéolo-giques, artistiques et culturelles de chacun. Malgré le tra-vail souvent remarquable effectué par les individus, un phénomène de gêne et d’autodérision, une force plus grande que nos volontés empêchait, comme cela se passe chez les antihéros de Flaubert, de mener la vie intellec-tuelle selon les termes et les exigences que nous admirions et idéalisions chez Sartre, Beauvoir, le groupe de Blooms-bury – des modèles qui avaient certes leurs faiblesses mais

2. François Ricard, Mœurs de province, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2014.

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qu’on ne peut accuser d’avoir évité de penser. J’en prends pour simple exemple l’absence de discussion ferme et approfondie de l’idéologie marxiste à laquelle une partie d’entre nous a adhéré, puis a cessé d’adhérer, sans que les causes et conséquences d’un tel engagement, et désenga-gement, soient discutées à fond – même s’il y a eu des indi-vidus pour faire l’autocritique de nos attitudes3. Nous nous lisions les uns les autres mais les (faux) besoins de l’amitié empêchaient la vérité de se faire jour. Je pourrais exprimer les mêmes regrets à propos de l’idéologie fémi-niste ou nationaliste.

J’ai par contre créé trois enfants dont l’intelligence et la formation sont à la hauteur de mes désirs et les dépas-sent parfois, avec lesquels j’ai des relations intellectuelles qui me font évoluer, des divergences politiques et éthiques réelles, que nous parvenons à dégager de nos liens émotifs. Oppositions, informations, échanges de textes, constata-tion de différences idéologiques et professionnelles irré-conciliables, prise en compte de l’altérité générationnelle, sexuelle: des échanges comme, du moins j’imagine, les grands professeurs des grandes universités en ont avec leurs disciples. Mais une famille n’est pas un réseau intel-lectuel.

Capitulations et démissions font sans doute partie de la réalité ordinaire de la pensée. Elles ne sont rien, en tout cas, en regard de la veulerie, de la mollesse, de l’indifférence à la vérité et au respect du langage que j’ai découvertes avec

3. Louis-Bernard Robitaille, Erreurs de parcours. Essais sur la crise des socialismes, Montréal, Boréal, 1982.

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tant de surprise autour de moi, non pas dans l’amitié mais dans l’inimitié, lorsqu’une revue intitulée Tribune juive m’a offensée en affichant mon nom et le titre De LaRue à la poubelle, en couverture de son numéro de mars 19974.

Quelles sont les conditions de la «vie de l’esprit» dans une société? On peut penser qu’il faut pour cette vie un environnement dans lequel non seulement le dialogue cohérent est possible parce que les lois et la pratique en sont protégées et transmises, mais dans lequel l’Idéal du Moi inclut la sociabilité, l’urbanité, la compagnie des autres, le désir d’avoir de l’influence par le biais de la pen-sée et de la vie intellectuelle, la quête de vérité au sein de revues, de groupes liés par diverses affinités et par une éthique, des objectifs communs. En d’autres termes, il faut ce que les sociologues appellent un «habitus», une série de conduites qui «se détermine en fonction d’un avenir probable qu’il [l’habitus] devance et qu’il contribue à faire advenir5». Cette sociabilité qu’inculquaient si bien les collèges classiques à une poignée d’hommes québécois leur était réservée comme à des brahmanes. Une femme devait jus qu’à 1964 au Québec demander la permission de son mari pour travailler à l’extérieur de la maison. Si bien que l’«illusion biographique», comme dit Bourdieu, qui consiste, pour la caste des brahmanes, à entrevoir la vie comme la quête ascensionnelle d’un monde dont ils sont le ferment et la sève, se retourne un jour, chez la néo-brahmane, en la surprise de sortir d’un cinéma avec la

4. Tribune juive, vol. XIV, no 3, mars 1997.

5. Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1980, p. 104.

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conscience claire d’avoir été le sujet d’une histoire insen-sée, mais non pas insignifiante.

Emportée par l’adrénaline, transportée sur les ailes de l’identification, je me suis demandé à la fin de ce film si la controverse sur Eichmann à Jérusalem avait rappelé aux spectateurs montréalais aperçus dans l’ombre la chicane dont j’ai été l’objet et que ce film m’a fait revivre. Le malaise d’Arendt face aux réactions suscitées par la déportation et le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 venait en effet de me rappeler, avec une grande similitude émotive, le malaise qui, en 1995, m’a conduite à écrire une petite conférence intitulée L’Arpenteur et le Navigateur qui m’a valu de me faire traiter de raciste.

La cinéaste localise le début de cette controverse au sein d’un groupe d’amis en train de discuter dans un appartement de New York. La quête d’une pensée person-nelle sépare peu à peu Arendt de son groupe. Je reconnais-sais ce schéma narratif, cet aparté invisible qui éloigne un individu des autres, puis le revirement spectaculaire des forces discursives, le plafonnement du langage, l’échec du dialogue cohérent. Récit analogue, forme analogue, dans deux milieux, deux contextes et deux époques sans com-mune mesure mais non indépendants: Jérusalem, Mont-réal. Qu’Hannah Arendt, élève et amante de Martin Hei-degger, amie proche de l’écrivaine Mary McCarthy, des grands philosophes Hans Jonas, Karl Jaspers, ait été vic-time d’une attaque aussi têtue me permettait de mettre entre parenthèses, comme dans une équation complexe, le facteur féminin commun, et la valeur intellectuelle des protagonistes, non éclairante, apparemment, dans des blo-cages de ce type.

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Table des matières

1 • La leçon de Jérusalem 7

2 • La qualité des langues 103

3 • Le roman et la vie privée 193

4 • Trois femmes 243

5 • Méandre et curriculum 263

Note de l’auteur 297

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CréditS et remerCiementS

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des arts du Canada pour son soutien financier ainsi que le Fonds du livre du Canada (FLC).

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Couverture: FrankRamspott/iStockphoto.com

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miSe en PageS et tyPograPhie: leS éditionS du boréal

aChevé d’imPrimer en SePtembre 2015 Sur leS PreSSeS de marquiS imPrimeur

à montmagny (québeC).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

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monique laruela leçon de JérusalemLe 6 juillet 2013, Monique LaRue assiste à une projection du film de Mar-garethe von Trotta, Hannah Arendt, centré sur la controverse suscitée par le livre Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. Elle en sort métamorphosée. Elle qui résistait depuis des années à se pencher sur une autre controverse dans laquelle elle avait été impliquée – la fameuse « affaire LaRue », où l’un de ses textes avait fait l’objet d’une lecture aber-rante – retrouve sa liberté de parole. « Je suis infiniment reconnaissante à Margarethe von Trotta et à son film d’avoir fait en sorte que soit un jour représentée sous mes yeux […] la mésaventure intellectuelle d’une femme intelligente et imparfaite, qui se sert de son intuition, se fie à son jugement, développe sa réflexion et dit ce qu’elle pense dans sa langue naturelle et avec confiance, en se plaçant dans les conditions du dialogue cohérent et de la liberté de pensée. »

Cette « leçon de Jérusalem » n’est que le point de départ d’un propos beau-coup plus vaste. Monique LaRue se demande quelles sont les conditions nécessaires à la « vie de l’esprit » dans une société, et plus particulière-ment dans la sienne, le Québec. Cela l’amène notamment à s’interroger sur le rapport complexe qu’entretiennent les Québécois avec la langue et sur la situation concrète dans laquelle une femme qui a choisi la maternité mène une carrière intellectuelle.

Mariant réflexion et fiction, faisant éclater à chaque phrase le plaisir de penser et d’écrire, voici un livre hors norme qui est une véritable fête de l’intelligence.

Romancière et essayiste, Monique LaRue a reçu le Grand Prix

du Journal de Montréal pour La Démarche du crabe (Boréal,

1995). Elle a également obtenu le Prix du Gouverneur général

du Canada pour son roman La Gloire de Cassiodore (Boréal,

2002) et le prix Jacques-Cartier du roman de langue française

pour L’Œil de Marquise (Boréal, 2009).

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