la justice peut-elle se passer de mise en scène? quelques réflexions sur le cadre symbolique du...

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JULIE ALLARD LA JUSTICE PEUT-ELLE SE PASSER DE MISE EN SCÈNE? QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE CADRE SYMBOLIQUE DU PROCÈS. REVIEW OF ANTOINE GARAPON’S “BIEN JUGER. ESSAI SUR LE RITUEL JUDICIAIRE” A. Garapon, Bien Juger. Essai sur le rituel judiciaire (Paris: Odile Jacob, 1997). En 1963, Hannah Arendt ouvrait ainsi les pages d’un livre qui a fait scandale: “La Cour. Ces mots nous firent lever d’un bond. Prononcés par l’huissier du palais de justice, ils annonçaient l’entrée des trois juges qui, tête nue, en robes noires, pénétrèrent dans la salle par une porte latérale et prirent place sur la partie supérieure de l’estrade. [...] Juste en dessous des magistrats se tenaient les traducteurs. [...] Sur le gradin inférieur à celui des traducteurs se trouvait l’accusé dans sa cabine de verre. Il faisait face à la barre des témoins. De la salle on ne le voyait, de même que les témoins, que de profil. Au bas de l’estrade siégeaient enfin, le dos au public, le procureur [...] et la défense”. 1 Cette présence du rituel qui désigne à chacun sa place dans la pratique judiciaire n’est pourtant pas ou peu expliquée par les théoriciens du droit. 2 Elle est généralement perçue comme un aspect secondaire du procès, voire comme l’une de ses caractéristiques regrettables. Tout au plus, le rituel est conçu comme un rideau de fumée qui empêche de bien comprendre le fondement de la pratique judiciaire – la règle. Antoine Garapon 3 soutient dans Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire l’hypothèse inverse: le rituel ne serait pas un accident de la pratique judiciaire, mais en déterminerait au contraire l’essence. C’est pourquoi le spectateur profane qui entre pour la première fois dans un tribunal pour assister à un procès n’est pas frappé par le droit, la procédure ou la discussion juridique, mais par le spectacle et les robes qui en constituent la mise en scène. 1 H. Arendt, Eichmann ` a J´ erusalem (Paris: Gallimard, 1966), pp. 11–12. 2 Elle revêtait au contraire pour Arendt une importance capitale dans le rôle symbolique qu’´ etait appel´ e` a exercer le proc` es d’Adolf Eichmann, “concepteur” de la solution finale. 3 A. Garapon est Secr´ etaire G´ en´ eral de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice. Il est l’auteur, notamment, de: Le gardien des promesses. Justice et d´ emocratie (Paris: Odile Jacob, 1996). International Journal for the Semiotics of Law Revue Internationale de S´ emiotique Juridique 15: 203–215, 2002. © 2002 Kluwer Law International. Printed in the Netherlands.

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JULIE ALLARD

LA JUSTICE PEUT-ELLE SE PASSER DE MISE EN SCÈNE?QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE CADRE SYMBOLIQUE DUPROCÈS. REVIEW OF ANTOINE GARAPON’S “BIEN JUGER.

ESSAI SUR LE RITUEL JUDICIAIRE”

A. Garapon, Bien Juger. Essai sur le rituel judiciaire (Paris: Odile Jacob,1997).

En 1963, Hannah Arendt ouvrait ainsi les pages d’un livre qui a faitscandale: “La Cour. Ces mots nous firent lever d’un bond. Prononcés parl’huissier du palais de justice, ils annonçaient l’entrée des trois juges qui,tête nue, en robes noires, pénétrèrent dans la salle par une porte latérale etprirent place sur la partie supérieure de l’estrade. [. . .] Juste en dessousdes magistrats se tenaient les traducteurs. [. . .] Sur le gradin inférieurà celui des traducteurs se trouvait l’accusé dans sa cabine de verre. Ilfaisait face à la barre des témoins. De la salle on ne le voyait, de mêmeque les témoins, que de profil. Au bas de l’estrade siégeaient enfin, ledos au public, le procureur [. . .] et la défense”.1 Cette présence du rituelqui désigne à chacun sa place dans la pratique judiciaire n’est pourtantpas ou peu expliquée par les théoriciens du droit.2 Elle est généralementperçue comme un aspect secondaire du procès, voire comme l’une de sescaractéristiques regrettables. Tout au plus, le rituel est conçu comme unrideau de fumée qui empêche de bien comprendre le fondement de lapratique judiciaire – la règle. Antoine Garapon3 soutient dans Bien juger.Essai sur le rituel judiciaire l’hypothèse inverse: le rituel ne serait pasun accident de la pratique judiciaire, mais en déterminerait au contrairel’essence. C’est pourquoi le spectateur profane qui entre pour la premièrefois dans un tribunal pour assister à un procès n’est pas frappé par le droit,la procédure ou la discussion juridique, mais par le spectacle et les robesqui en constituent la mise en scène.

1 H. Arendt, Eichmann a Jerusalem (Paris: Gallimard, 1966), pp. 11–12.2 Elle revêtait au contraire pour Arendt une importance capitale dans le rôle symbolique

qu’etait appele a exercer le proces d’Adolf Eichmann, “concepteur” de la solution finale.3 A. Garapon est Secretaire General de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice. Il

est l’auteur, notamment, de: Le gardien des promesses. Justice et democratie (Paris: OdileJacob, 1996).

International Journal for the Semiotics of LawRevue Internationale de Semiotique Juridique 15: 203–215, 2002.© 2002 Kluwer Law International. Printed in the Netherlands.

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Cet essai sur le rituel judiciaire défend donc une thèse pour le moinsoriginale: la mise en scène du procès, bien que vouée aux apparences,est nécessaire à la justice. L’auteur s’en explique dès l’introduction: lajustice n’étant pas rendue sans jugement, “pour rendre justice, il fautparler, témoigner, argumenter, prouver, écouter et décider, [et] pour toutcela il faut d’abord être en situation de juger”.4 Le jugement, en tantqu’événement, suppose une situation propice à son accomplissement, uncadre qui lui soit favorable. Le premier geste de la justice [par conséquent]consiste à dégager un espace sensible occupé par des acteurs, que l’auteurcompare à la tragédie, ainsi qu’un temps pour la réflexion. Ce geste, spec-taculaire, place le juge en situation de juger. C’est cette “mise en situation”qu’Antoine Garapon présente et interprète.

Dans un premier temps, il dépeint les éléments rituels du procès, qui ledéterminent en tant qu’expérience sensible: espace, temps, robes, paroles,acteurs, gestes. Il démontre que le rituel judiciaire revêt simultanémentau moins trois fonctions indissociables les unes des autres: rompre avecl’expérience ordinaire, purifier cette expérience des crimes qui s’y sontaccomplis et représenter et commémorer l’autorité légitime. En tant querupture, le rituel judiciaire met en scène et recompose une expériencepropre au procès, artificielle et non plus naturelle. La circonscription d’unespace extraordinaire par exemple aboutit à l’instauration d’un temple dejustice – le Tribunal – imposant, austère et clos.5 De même, l’écoulementdu temps naturel est interrompu de manière théâtrale: coup de marteau surla porte, coup de sonnette, annonce solennelle, silence de l’auditoire qui selève à l’entrée de la Cour, etc. Cette dramatisation de la scène judiciaire apour vocation de purifier, de recomposer et donc de maîtriser l’écoulementdu temps,6 de sorte que le rituel parvient, en recréant un temps artificiel, àfaire vivre le passé au présent. Sur le plan symbolique, c’est comme si lasociété pouvait revivre sa propre création,7 car sont représentées les étapesqui jalonnent l’instauration progressive du droit: le chaos, l’affrontementdu bien et du mal, et le retour à la paix. Le crime ou le délit sontracontés et actualisés symboliquement, puis exorcisés par une confronta-

4 A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire (Paris: Odile Jacob, 1997), p. 19.5 La clôture de l’espace judiciaire est symbolisee par de nombreuses grilles et une

succession de portes, ainsi qu’une surelevation graduelle des differents lieux qui menentau juge.

6 Maîtrise, ce temps commence et termine par une annonce (“l’audience est ouverte”,“l’audience est close”).

7 Certains symboles du proces traduisent cette recherche d’un temps originel: dans lesregimes de Common Law par exemple, on trouve encore douze jures, comme les douzeapôtres lors de la cene. De même, les membres du jury sont mêlees a l’ensemble du public,puis appelees ensuite par tirage au sort.

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tion figurée entre la victime et le coupable, devenus parties. Après cettephase d’affrontement, le jugement réaffirme la paix.8 C’est l’aspect puri-ficateur du rituel, que l’auteur appelle “l’effet cathartique du procès”.9 Larobe, quant à elle, permet d’identifier les acteurs judiciaires.10 AntoineGarapon lui attribue trois fonctions principales. Purifier, en premier lieu, lapersonne ordinaire avant qu’elle n’investisse son rôle institutionnel, afin demarquer la rupture entre la vie et le procès. Protéger ensuite cette personnedu crime, lui rendre possible un sentiment de supériorité, et par conséquentla dédouaner de la violence légitime qu’elle est appelée à exercer. Signifier,enfin, la victoire de l’apparaître sur l’être, de l’institution sur la personne:c’est l’habit qui fait le juge et l’avocat. Le port de la robe sépare ainsila mise en œuvre du droit d’autres domaines pratiques comme la morale.Dans sa fonction représentative, le rituel transforme l’avocat et le juge enpersonnages de théâtre. Le procès n’est pas l’affrontement réel des parties,mais seulement la mise en scène d’un débat entre leurs représentants.

La symbolique du procès est également enrichie de gestes consacrés.Le serment, par exemple, repose sur un geste rituel hautement symbol-ique: on lève la main droite vers le ciel en guise de bonne foi et on jure“au nom de”.11 Or dans un monde désacralisé, le serment peut paraîtredénué de sens s’il ne renvoie pas à des symboles partagés de tous.12 C’est

8 Dans Le juste, P. Ricœur soutient egalement que la pratique du droit, par oppositionaux pratiques politiques, est essentiellement pacificatrice. Voir P. Ricœur, Le juste (Paris:Esprit, 1995).

9 A. Garapon, op. cit., p. 65.10 Le port de la robe judiciaire est le plus ancien usage civil qui soit encore de rigueur

en France. Antoine Garapon souligne qu’il a marque le langage public: on dit volontiersdes politiques ou des juges qu’ils “retournent leur veste”. La monarchie instaure le port dela robe en s’inspirant du costume royal afin de renforcer le pouvoir des magistrats, sorte declercs royaux, au detriment des feodalites. Les magistrats ne sont donc pas les representantsdu peuple, comme les elus, mais les representants du Souverain.

11 L’auteur souligne a raison que “dans la racine indo-europeenne, l’adjectif designantla main droite est le même que celui qui designe le droit au sens juridique du terme” (A.Garapon, op. cit., p. 121). Ce symbole, lie a une conception bipolaire de l’homme et dumonde (Bien/Mal, droite/gauche, etc.), represente l’engagement du temoin et des acteursdu côte de l’honnêtete.

12 C’est l’une des raisons pour lesquelles sa forme se voit peu a peu renouvelee, et cesur deux axes. D’une part, l’activite du juge est pensee en terme de reflexivite, de sorte quece dernier, par un serment, s’engage a bien juger et soumet son jugement au jugement desautres, comme le suggerent les Ecritures: “comme vous jugez vous serez juges”! D’autrepart, l’engagement s’insere desormais dans le cadre d’une negociation. On encourage parexemple les epoux a organiser eux-mêmes leur separation et a s’engager l’un envers l’autre.Par ce biais, l’institution judiciaire propose aux justiciables une alternative au proces: unengagement de leur part envers la partie adverse les soustrait a l’epreuve penible de la salled’audience. Dans cet echange, le rituel judiciaire sert seulement de repoussoir.

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pourquoi naît progressivement l’idée que le rituel judiciaire gagnerait àinvestir moins les gestes théâtraux que le langage et la communicationeux-mêmes. La parole est d’ailleurs au fondement de la justice: les mots“juge” et “justice”, par exemple, renvoient aux termes ius dicere. Cetteparole, cependant, demeure une parole physique dont la voix est le vecteuressentiel: on parle même des “ténors” du barreau. Dans la mesure où lavaleur de la parole judiciaire dépend plus de la forme que du contenu,celle-ci a besoin de mise en scène.13 Reposant sur une parole sensible(la voix et la formule plutôt que le concept juridique), dominé par larépétition et la symétrie (il suffit de songer aux “attendus” qui rythmentles décisions), le rituel judiciaire semble impropre à la communication entant que telle. De plus, le droit est rédigé en termes ésotériques: l’utilisationde mots latins, langue à la fois morte et sacrée, enracine le discours horsde la vie ordinaire. La récurrence des paraphrases précises et immuablesengendre en outre un conformisme préoccupant: on interroge les suspectsen essayant de faire correspondre leur récit à des définitions juridiquesstrictes, quitte peut-être à distordre leur discours. La justice réclame enquelque sorte un acte de soumission au langage ritualisé. “Le premieracte d’allégeance à l’égard d’un ordre juridique est d’en reconnaître levocabulaire”.14 Cette parole imposée est pourtant essentielle à la fonction“pacificatrice” de la justice. En invitant les parties à débattre et en lescontraignant à s’affronter en parlant un langage formel mais commun, lecadre rituel parvient à marquer une trêve dans leur conflit: il “apaise lestensions et désamorce la violence en transformant le combat réel en luttesymbolique”.15 La prédominance de la forme sur le fond, en rappelant lecaractère conventionnel de la vérité judiciaire, aboutit donc au compromiset à la solution du conflit.

Cette soumission aux formes conventionnelles du rituel ne va pour-tant pas de soi. En magnifiant la fonction plus que la personne, le rituelplace certes les protagonistes en position d’égalité: tout le monde porteun costume et les deux avocats portent la même robe, par exemple. Maisseuls les “officiants” portent la toge, comme pour rappeler qu’ils sontétrangers au conflit. De même, on les appelle toujours de manière anonymepar leur titre – “Monsieur le procureur”, et non: “Monsieur Dupont”. En

13 Comme l’a bien vu J.-L. Austin, la formule judiciaire est un “performatif”: prononcedans les circonstances appropriees, dans le cadre d’un rituel qui l’habilite, le parole judici-aire est agissante. En droit français par exemple, le prononce du divorce dissout ipso factole mariage. Un divorce prononce par un greffier en bras de chemise du fond de la salleet avant que les debats n’aient commence n’aurait en revanche aucune valeur. Voir J.-L.Austin, Quand dire c’est faire (Paris: Seuil, 1970).

14 A. Garapon, op. cit., p. 137.15 Ibid., p. 142.

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face, la position de l’accusé apparaît radicalement dissymétrique: face àl’anonymat de ceux dont les mains détiennent son destin, on ne cesse de luirappeler son identité (“répondez, Monsieur Durant!”). Au milieu des offici-ants en tenue d’apparat, il est en civil et mis à nu symboliquement (fouilléavant d’entrer en salle, interrogé en détail sur son histoire et sa person-nalité, etc.). Enfin, isolé, il est exposé aux regards dans un box surélevé.Pour spectacle, nous n’avons alors affaire qu’au “théâtre de l’absurde”.On lui demande de répondre poliment, de se soumettre à l’ordre rituel,comme si le fait d’être un bon accusé, de bien tenir son rôle, lui offraitl’occasion d’obtenir une “bonne peine”. Il est jugé en fonction de soncomportement au procès et non en fonction de son crime véritable. Cettesituation aliénante aboutit à une “construction de l’accusé” conforme àune image sociale: il apparaît malhabile, timide, égaré, primaire, marginal,car il est soumis à des règles juridiques et rituelles dont il ne connaîtrien. Le procès est pour lui comme un rite de passage qui confirme sonstatut de coupable. Le public, de son côté, authentifie les rites pratiquéset permet un échange symbolique: les spectateurs font vivre le procès,tandis que l’existence de la salle dépend à son tour du spectacle.16 Lerituel judiciaire apparaît comme une mise en scène à travers laquelle lasociété, le public, est représentée et peut se contempler. C’est pourquoi lefaste des officiants comme le sacrifice de l’accusé ne flattent pas seulementles juges, procureurs et avocats dont on peut dénoncer le pouvoir, maismagnifient la société tout entière. Antoine Garapon dresse donc le bilandes dérives potentielles du rituel judiciaire. La mise en scène n’entrave-t-elle pas parfois l’exercice de la justice? Le discours juridique et le filtresymbolique ne sont-ils là que pour travestir ou dissimuler la cruauté?

C’est le second moment de la réflexion de l’auteur. Ce dernier attribueau rituel judiciaire une fonction de sublimation de la violence inhérente augroupe social. Cette fonction se comprend mieux selon lui à la lumière dela tragédie et de la psychanalyse. Théâtre et procès sont semblables parceque tous deux se déroulent sur une scène spécifique, opposant des acteurset un public, des représentants et des représentés. Tous deux mettent égale-ment en scène la confrontation entre un homme et un événement qu’il nemaîtrise pas. On ne sait jamais si l’accusé et le héros tragique sont lesvictimes ou les acteurs du destin: les parents maltraitants, par exemple, ontsouvent été des enfants maltraités. L’institution judiciaire n’échappe donc

16 H. Arendt interprete cette relation de l’acteur aux spectateurs a la lumiere de saconception du jugement politique. Ce dernier est a la portee de tout un chacun et s’exercedonc dans le monde des hommes ordinaires, le monde de l’apparaître. Ce sont lesspectateurs qui constituent, au sens phenomenologique, ce monde au sein duquel l’acteuragit, et qu’Arendt qualifie “d’espace public d’apparition”. Voir H. Arendt, Juger. Sur laphilosophie politique de Kant, Paris, Seuil, 1991.

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pas au tragique, puisqu’en voulant rétablir la justice, elle risque de prêtermain-forte au destin. L’effet pacificateur du procès dépend pourtant decette mise en scène tragique, car il faut que la violence s’exprime pour êtrepurgée.17 L’auteur recourt aux avancées de la psychanalyse pour éclairer le“soubassement imaginaire de la justice”18 et l’effet cathartique du procès.Il compare les symboles judiciaires et l’inconscient, deux langages incon-trôlés qui donnent lieux à deux formes de rituels comparables, le ritueljudiciaire et la névrose obsessionnelle. A l’instar de cette dernière, lediscours juridique exprime la toute-puissance de la pensée sur le réel.En accordant une valeur quasi magique aux mots et en multipliant lesénoncés performatifs, le droit fait en effet agir la volonté directement surla réalité. Cette dernière est reconstruite conformément aux désirs – dujuge, de la société, etc. – par le biais des symboles judiciaires – robes,gestes, etc. Le rituel permet ainsi au refoulé et aux fantasmes de réinté-grer le champ conscient et la réalité.19 Cependant, ce “troc inconscient”entre, d’un côté, les pulsions du juge et de la société et, de l’autre, leurassouvissement symbolique, se fait aux dépens de l’accusé. C’est pour-quoi, selon Antoine Garapon, la psychanalyse lève le voile sur la fonctionessentiellement sacrificielle du procès: un coupable est désigné pour portersymboliquement les passions refoulées de la communauté.

Face aux dérives qui résultent à l’évidence du rituel, Antoine Garaponévoque l’émergence de nouveaux modèles de justice épurés des avatarssacrificiels de la pratique judiciaire. Apparaît par exemple une justice

17 Antoine Garapon illustre son propos grâce aux Eumenides d’Eschyle, ou l’on peutvoir une mise en scene du proces: Oreste ayant tue sa mere pour venger le meurtre deson pere Agamemnon, il est poursuivi par les Erinyes, symboles du matriarcat, et defendupar Apollon, interprete de Zeus. Le dilemme (Oreste devait-il obeissance et devouement ason pere ou a sa mere?) est resolu lorsque Athena met en place un tribunal au sein duquella discussion doit lui permettre de se forger une opinion juste. Ecoutant les recits, elledecide de chercher la conciliation. “A force de persuasion, elle finit par les convaincre etun pacte est conclu, au terme duquel elles [les Erinyes] auront en charge la protection de lafecondite de la Cite a condition d’abandonner l’antique Loi du talion” (Ibid., p. 189). Autre-ment dit, Athena convainc les Erinyes d’abandonner la vengeance pour sa sublimation. Lacruaute et la violence, loin d’être chassees, sont seulement domestiquees et stabilisees parle rituel. Les images de la scene judiciaire ne sont d’ailleurs pas douces mais violenteset vengeresses (lions, corps transperces, objets tranchants, femmes tenant un glaive, etc.).Cette symbolisation de la violence a en fait un rôle de dedommagement: elle nous liberede l’agressivite en nous la restituant sous une forme acceptable.

18 Ibid., p. 208.19 Selon Freud, le systeme penal naît de ce rapport au tabou: l’interdiction naît d’un

desir qu’il faut reprimer, qui ne peut être dit, si ce n’est sous la forme d’une transgression.Comme le rituel obsessionnel, le rituel judiciaire serait donc un voile pour mieux voir, a lafois repression et realisation de la pulsion de cruaute. Antoine Garapon parle même d’un“troc” inconscient: le juge renonce a l’immediatete de ses pulsions pour mieux les assouvir.

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informelle, c’est-à-dire une justice centrée sur la réalité concrète et nonsur les apparences. Au rituel judiciaire fait de robes et de gestes symbol-iques, on substitue la proximité, le dialogue, les enquêtes psychologiqueset les expertises. Car ce qui compte avant tout, c’est de comprendre pourmieux juger. Si l’on connaît bien la réalité sociale ou psychologique desjusticiables, on obtient donc des critères de justice: “Il n’y a pas de meilleurjuge pour le couple que le couple lui-même!”20 Le procès n’est plus conçucomme une représentation mise en scène mais comme la compréhension,voire la révélation, d’un état de fait.21 On préfère donc au judiciaire et àses symboles des éléments “plus naturels”. Or, selon Antoine Garapon, lesfaits juridiquement décisifs n’apparaissent plus clairement. Tout comporte-ment devient objet d’enquête et source de jugement, si bien que l’on ne saitplus vraiment ce qui est interdit. Ni la loi ni ses représentants ne sont plusidentifiables. Il devient même difficile de savoir avec certitude qui décide:le juge entend dialoguer avec les parties auxquelles il délègue la responsa-bilité de bien juger. De ce fait, sa décision ne prétend plus être la bonne etn’a plus besoin d’être justifiée. Ces pratiques de proximité finissent doncselon l’auteur par opacifier le processus décisionnel. Remplissant à la foisles rôles de juge, de partie et de psychologue, le magistrat devient surpuis-sant. Dans la discrétion22 de son cabinet, il ne porte plus de robe, il n’estplus le représentant de la Loi, il est la Loi elle-même. C’est pourquoi,“alors que le relâchement du formalisme dans la justice de cabinet estcensé améliorer le sort des justiciables, il favorise au contraire un contrôleplus grand de l’Etat”.23

Antoine Garapon épingle également la délocalisation du lieu où sejoue la vie démocratique qui résulte de l’apparition de nouveaux moyensde communication. La rapidité et l’efficacité technologiques permettentde “juger” les affaires dans les médias avant toute mise en scène judi-ciaire. Ce qui compte, c’est que toute la vérité soit sue et tout de suite.Les médias prétendent révéler ainsi des vérités, des informations, sans lestravestir. C’est donc encore une fois le caractère artificiel du rituel qui estdénoncé. On lui reproche de dédoubler la réalité, de la représenter et d’unecertaine manière de la transformer en la symbolisant. Les médias cherchentà protéger les citoyens de ces apparences. Ils voient dans la transparence

20 Ibid., p. 259.21 Les acteurs du proces – officiants, victimes ou accuses – sont par ce biais prives de

la capacite a jouer un autre personnage et voient ainsi leur intimite reduite a une peau dechagrin.

22 Rappelons que le terme “discretion” designe a la fois le calme, le silence de ceux quisavent se taire et se faire oublier, et le jugement autonome des autorites institutionnellesquand une decision leur revient de maniere exclusive.

23 A. Garapon, op. cit., p. 263.

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un progrès de la démocratie, un droit de chaque citoyen de savoir et d’êtreinformé. L’auteur considère pourtant cette attitude des médias à l’égarddu rituel comme une impasse. Selon lui, le droit à la transparence n’estinscrit nulle part. Antoine Garapon distingue donc la “transparence” desmédias de la publicité proprement dite. Le principe de publicité, inscritdans le droit, suppose le débat contradictoire dans un espace circonscrit etdans le respect de certaines règles. La transparence, en revanche, reposeuniquement sur ce qui va de soi, c’est-à-dire sur les évidences dont lesens est immédiat et n’a pas besoin de mise en scène. “La transparenceest une perception, la publicité est un spectacle”.24 Tout oppose selonlui transparence et publicité: l’une livre, expose, émeut; l’autre élabore,construit et met en forme l’action collective. L’auteur exprime sa craintede voir les médias confondre transparence et publicité et priver les citoyensd’un espace public véritable, où ce sont les arguments et non les émotionsqui comptent. Parce qu’ils cherchent sans cesse à toucher le bon sens,les médias “maîtrisent moins bien le langage de la réconciliation et del’apaisement que celui de l’indignation”.25 Ils risquent fort de réveillerl’appétit de vengeance et de faire du spectateur un sujet émotionnel, plutôtqu’ un sujet politique.26

A cet égard, il faut souligner un paradoxe, peut-être insuffisamment misen avant par l’auteur: bien que les médias jugent les affaires, les recours audroit ne cessent de croître et la justice est de plus en plus sollicitée. Ce nesont donc pas seulement les médias qui prennent la place de la justice, maisaussi la justice qui investit l’espace public – dont les médias demeurentun vecteur indéniable. Certes, les médias “jugent” eux aussi, mais c’esten partie parce que la logique du rituel judiciaire (la volonté de “toutjuger”) les a colonisés. L’auteur montre très bien que ce rituel, une foisque les médias s’en emparent, est privé d’un espace et d’un temps propres.La logique du sacrifice y est pourtant maintenue: on continue de livrerdes coupables à l’opinion publique dans le seul but de se dédouaner.27

24 Ibid., p. 268.25 A. Garapon, op. cit., p. 272.26 Il leur manque dans tous les cas le temps necessaire pour “construire” la verite et

elaborer une parole de justice. Selon D. Bensaïd, le temps judicaire est bouleverse pardeux tendances contradictoires qui rehabilitent au sein du droit la notion de vengeance:d’une part l’urgence mediatique, d’autre part l’etirement de la duree de la culpabilite quiresulte de la notion d’imprescriptibilite. Voir D. Bensaïd, Qui est le juge? Pour en finiravec le tribunal de l’Histoire (Paris: Fayard, 1999).

27 Dans la mesure ou les questions qui touchent l’homme en tant que tel – euthanasie,peine de mort, etc. – ne sont plus reservees a la religion ou a la morale mais sont confieesa la justice, le rituel peut aussi devenir synonyme d’oppression. C’est ce que montre,selon l’auteur, Le proces de Kafka. On y decouvre un proces dont le rituel est aussi vide

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Pour pouvoir attribuer à la pratique judiciaire ritualisée un rôle politiquedémocratique, il faut selon Antoine Garapon que sa mise en scène évitedeux écueils: un détournement par l’Etat d’une part, qui en ferait un outilde domination, et un mécanisme sacrificiel d’autre part, dont la logiqueserait essentiellement celle du bouc émissaire. L’auteur montre commentces deux dérives potentielles du rituel judiciaire investissent le droit dèsqu’il est sacralisé sans être par ailleurs réfléchi et critiqué. La premièredérive s’illustre dans le procès politique stalinien,28 tandis que la seconderésulte de la pénalisation générale du politique.29 Le procès pénal contem-porain et le procès politique totalitaire ont en commun un dévoiement,une instrumentalisation de la scène judiciaire. Or dans la mesure où leprocès entretient de troubles relations avec le sacrifice, cet écueil peut-ilêtre évité?

Antoine Garapon ne renonce pas au cadre symbolique du procès. Laquestion du rituel lui semble inéluctable: “L’homme a besoin de spectaclepour accéder à la vérité”.30 C’est pourquoi il dénonce le recours des médiasau “droit à la transparence”, qui n’est selon lui qu’une idéologie poli-tique.31 Il y voit l’illusion de la démocratie directe, qui consiste à croire

qu’arbitraire: le sacre n’y correspond plus a aucun Dieu, mais seulement a une etiquette.Le rituel est donc perverti et aboutit a l’inverse de ce qu’il cherche a figurer: plus de tempset d’espaces circonscrits, mais partout le crime; plus de frontieres entre le prive et le public,mais une intrusion permanente dans l’intimite; etc. C’est la culpabilite qui, dedans commedehors, envahit tout l’espace. De plus, le temps est paralyse, voire inverse. “La culpabiliteanticipe le jugement, le châtiment precede le crime” (Ibid., p. 298).

28 Proces a grand spectacle, il n’est que parodie: mis en scene a outrance, il est repeteet “fabrique”, chacun y tenant un rôle ecrit d’avance et appris par cœur. On peut y voir unretour du conflit a la paix, mais il s’agit d’un faux conflit, car la dissidence est pourchassee.Le proces stalinien represente donc selon l’auteur “la perversion typiquement moderne duproces” (Ibid., p. 234), parce qu’il presuppose une societe ou le droit positif et la justiceritualisees sont devenus des valeurs en soi. Voir aussi M. Merleau-Ponty, Humanisme etterreur, Paris: Gallimard, 1947. Merleau-Ponty decrit notamment les aveux des accusesqui sont prêts a reconnaître presque n’importe quel crime et analyse la dimension tragiquede cette soumission.

29 L’intensification du recours a la justice dans les affaires de mœurs coïncide en effetavec l’avenement du proces comme seul espace public possible. “Le droit penal est lanouvelle grille d’intelligibilite des rapports sociaux” (Ibid., p. 240). En temoigne selonl’auteur le recours accru a la notion de securite, qui renvoie au contrat social hobbesien:l’association politique est conçue exclusivement comme une protection mutuelle contrela violence. L’opinion publique reagit des lors aux faits divers plus qu’aux evenementspolitiques proprement dits. Antoine Garapon evoque l’affaire du sang contamine, mais ilsuffit de songer a “l’affaire Monica Lewinski”.

30 Ibid., p. 288.31 Il faut distinguer la presse en tant que telle, dont la pratique est essentielle a la

democratie, de l’ideologie que certains construisent sur la base de son influence croissantesur la scene publique. Comme pour la justice informelle, l’auteur montre qu’en supprimant

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que les représentations et les médiations ne sont pas indispensables à lajustice, voire entravent son exercice. Selon lui, le droit et sa légitimitédépendent au contraire de représentations fictives et artificielles, commele contrat social par exemple.32 Il reconnaît en revanche qu’il n’y a pasune forme imposée et immuable de rituel. Il milite donc en faveur d’unrenouvellement de l’ordre symbolique dans lequel s’ancre le droit, en vued’améliorer la mise en scène des institutions qui ressemble [trop souvent]à une farce. Il enjoint les démocraties à réinventer de nouvelles mises enscène qui soient à la hauteur de leurs récits mythiques. Des mises en scènequi rendraient désirables les constructions artificielles du droit.

En rappelant le caractère hautement symbolique de la pratique judi-ciaire, cet essai ne propose pas moins qu’une interprétation constructivede l’inflation du droit dans les sociétés contemporaines.33 Dans saperspective, la position du juge ne doit pas être considérée indépendam-ment de toute pratique rituelle. “Ce n’est pas la personne du juge quicompte, comme le pensent trop de politiques aujourd’hui, mais sa figuresymbolique, c’est-à-dire la nouvelle scène de la démocratie qu’il incarne.[. . .] Le juge est un personnage symbolique qui n’a le plus souvent pasde réalité physique, c’est une entité fictive comme celle du législateur”.34

En tant que figure symbolique, le juge rend possible une pratique judiciaire

le rituel judiciaire, on risque aussi de mettre a mal les conditions d’un exercice legitime dela justice.

32 C’est pourquoi on ne sort de l’impasse dans laquelle nous confine la mediatisation dela justice qu’en institutionnalisant les medias. Il faudrait en effet eviter que les medias,comme le marche d’ailleurs, n’echappent a l’Etat de droit. On peut dans ce cadre lesobliger a respecter le secret de l’instruction, si souvent critique et viole, car le droita la transparence ne s’oppose pas au droit tout court. En outre, Antoine Garapon jugeque les medias n’assument pas la partialite de leur propre point de vue (il denoncentl’artificialite de celui des autres sans admettre la leur propre). I. Stengers a developpe,a propos des disciplines universitaires, une critique de cette incapacite a reconnaître sapropre finitude, qu’elle rattache au caractere “partiel” des affirmations que l’on porte. I.Stengers montre tres bien comment cet aveuglement sur les verites que l’on defend conduitdu partiel au “partial” et au fond, du point de vue du droit, a l’injustice. Voir I. Stengers,“Disciplines: savoirs partiels, savoirs partiaux?”, in L’universite en questions. Marche dessavoirs, nouvelle agora, tour d’ivoire? ed. J. Allard, G. Haarscher et M. Puig (Bruxelles:Editions de l’Universite de Bruxelles, 2001).

33 Dans Le gardien des promesses, Antoine Garapon avait deja developpe cette fonctionde la justice dans nos democraties, ainsi que les conditions de sa legitimite, notammentcomme autorite par rapport aux autres “pouvoirs”. Bien juger. Essai sur le rituel judiciairecontinue un peu plus avant la demonstration en insistant sur le caractere (re)constructifdu droit et en presentant la pratique judiciaire comme un processus de reconnaissancesymbolique.

34 Ibid., p. 228.

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définie par l’échange contradictoire arbitré par un tiers désintéressé.35 Maisréinventer le rituel est la condition préalable de cet exercice du jugement,car bien juger suppose un engagement: être sensible au rituel et en mêmetemps capable de le critiquer. L’auteur ne cesse de le rappeler: le rituel,seul, ne garantit pas la justice, car il peut être instrumentalisé et détournéBien juger par conséquent “réclame autant un acte qu’une abstention”.36

En tant qu’abstention, le jugement est une distanciation du juge par rapportaux passions, aux émotions et aux déterminismes. Par un rite intérieur quine peut être total, il tente de se faire tiers en lui-même et par rapport à lui-même pour juger de manière désintéressée. Cette abstention présupposeen outre le souci de bien juger. Bien juger réclame donc aussi un acte,mais un acte politique et contre nature. A la racine du jugement légitimese trouverait cet engagement du juge à bien juger, c’est-à-dire à juger demanière désintéressée. Par son biais, le juge reconnaîtrait publiquement sapropre difficulté de juger et le caractère artificiel du rituel. Son engage-ment s’accompagnerait donc d’un deuil: il devrait renoncer à une justicepurement rationnelle.

Lorsqu’il évoque la justice sans forme, sans mise en scène et au fondune pratique judiciaire libérée du rituel, Antoine Garapon dit aussi dujuge qu’il devient surpuissant. A notre époque, où le rôle des juges etdu droit croît sensiblement, l’idée semble essentielle: les juges doiventreprésenter la loi, c’est-à-dire en être la bouche selon l’expression célèbrede Montesquieu, mais au sens sensible et symbolique du terme. L’ouvraged’Antoine Garapon a le grand mérite non seulement de rappeler cet aspectsi souvent méprisé et ignoré de la pratique judiciaire – son inscriptionau sein d’un ordre symbolique et sensible –, mais aussi d’en faire l’unedes conditions de sa légitimité dans les sociétés que le philosophe JürgenHabermas qualifie de “post-conventionnelles”.37 De ces réflexions sur le

35 “Au court-circuit de la vengeance, la justice substitue la mise a distance des protago-nistes, dont l’etablissement d’un ecart entre le crime et le châtiment est le symbole endroit penal. Or comment un tel ecart peut-il être institue sinon par l’entree en scene d’untiers qui ne serait plus l’un des protagonistes?” (P. Ricoeur, op. cit., p. 2. C’est nous quisoulignons). La relation triangulaire est en droit, comme dans tout systeme symbolique,constituante: deux points ne forment qu’un trait, tandis qu’un troisieme point est necessairepour constituer un espace. En retrait, le juge permet la (re)constitution d’un espace socialsymbolique. A ce titre, le proces est une scene politique legitime, parce qu’il offre a lademocratie une scene decentralisee et figuree, qui n’appartient a personne en particulier etou les conflits ne sont pas reprimes mais sublimes.

36 Ibid., p. 314.37 Voir J. Habermas, Droit et democratie, Paris, Gallimard, 1997. Les societes “post-

conventionnelles” se definissent en opposition aux societes au sein desquelles un accordconventionnel sur les grandes valeurs et les grands principes moraux partages peut êtrelegitimement espere.

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droit et sa mise en scène, sur les rapports du symbolique au bien juger,il faudra donc retenir quelques enseignements importants. Le premierd’entre eux est que le rituel judiciaire n’a rien d’une pratique archaïque. Aucontraire, attaché à l’avènement de la justice, il est le fruit d’un effort pourtenir la violence à distance. La mise en scène instaure une rupture entrele procès où le droit s’exerce et le “monde réel” où se joue le crime, afinqu’il nous soit possible de distinguer la violence-vengeance de la violence-punition, et de pacifier, sublimer, transcender, bref, socialiser. Le rituel, ladémonstration est convaincante, est le cadre indispensable de la justice ou,en termes strictement philosophiques, sa condition de possibilité.

La rupture avec le monde ordinaire et naturel entraîne aussi la domina-tion de l’apparaître sur l’être et la suprématie de l’espace sensible dereprésentation sur les concepts. Alors qu’on peut penser le langage commeun acte intellectuel reflétant la réalité tel un miroir, la parole judiciaire està l’inverse un acte sensible qui nécessite un support, c’est-à-dire un corpsdans l’espace et dans le temps, ainsi qu’une bouche qui la prononce: lavoix compte autant que ce qui est dit. L’apparence semble donc le maîtremot de la pratique judiciaire, mais elle ne peut, pense-t-on généralement,porter la justice elle-même. Pourtant, qu’est-ce que la justice? Tel estjustement le second enseignement de cet essai: la justice n’est pas uneentité “réelle”, qui préexisterait et que l’on pourrait appliquer. Elle seréalise à chaque nouveau cas à travers des conditions sensibles mises enplace par un rituel symbolique, de sorte que le droit n’est pas juste avant leprocès. La justice est une entité artificielle et construite, exprimée par unjugement qui dépend d’une mise en situation. De plus, on peut toujours“mal juger”. Le rituel, d’une part, impose la rupture qui rend possiblede distinguer la vengeance de la punition, le mal du bien, l’injustice del’équité, et témoigne d’autre part du caractère conventionnel et partiel deces distinctions, qui ne sont pas dans la nature. Mal et bien, injustice etéquité sont distingués par les hommes de manière artificielle, si bien queles frontières qui les départagent peuvent à tout moment être mises enquestion. C’est pourquoi le juge doit adhérer à ces distinctions, tenter de“bien juger”, et toujours en même temps garder à l’esprit que la décision àlaquelle il aboutit est conventionnelle.

La conclusion principale d’Antoine Garapon – il faut réinventer le ritueljudiciaire – pourrait à cet égard nous “laisser sur notre faim”: il n’estpas toujours évident, à la lecture, de bien saisir en quoi consisteraientces formes de renouveau. De même, les lecteurs ne seront pas tousconvaincus de la capacité du rituel à imposer au juge la modestie querequiert sa tâche. Cette réinvention du rituel judiciaire signifie surtout quela pratique judiciaire ne peut s’exercer sans imagination, sans réflexion et

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sans critique. On ne peut donc que regretter que Bien juger. Essai sur lerituel judiciaire ne débouche véritablement sur une théorie du jugementqui ferait la part belle à la réflexion. Car c’est son troisième enseignement:bien juger exige une forme de réflexion. Non seulement réfléchir pourprendre la bonne décision, mais également se réfléchir, comme dans unmiroir. La mise en scène et le spectacle ne sont pas destinés aux seulsjuges mais permettent à la société tout entière de se regarder elle-même.L’existence du groupe, en tant que groupe social, dépend de ce processusd’extériorisation: “L’existence collective ne se réalise que dans la mesureoù elle s’objective par le spectacle”.38

Enfin, quatrième enseignement et non des moindres: ce livre, d’uneérudition rare, est aussi le récit de notre propre histoire politique etjudiciaire. La logique du sacrifice devrait par conséquent nous renvoyerà nous-mêmes. Chaque lecteur trouvera donc, c’est certain, dans Bienjuger. Essai sur le rituel judiciaire une source remarquable de réflexionet d’autocritique.

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38 Ibid., p. 114.