la guerre de troie n'aura pas lieu

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La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) Ce n'est pas la déclaration d'une guerre que nous raconte Giraudoux, non pas même celle de la Seconde Guerre Mondiale qui menace en cette belle année de 1935, ni même celle de la Première qui a marqué si profondément l'auteur, mais c'est la guerre elle-même. Ce sont les mécanismes de la Guerrequi sont représentés sur scène., Giraudoux sait que les spectateurs connaissent l'issue de la pièce : la guerre aura bien lieu. Dans la pièce s’affrontent deux partis : les bellicistes et les pacifistes. De même, elle est partagée en deux réseaux. Le réseau positif comporte l'amour, la paix, la vérité qui constitue soit la beauté soit la réalité inévitable, l'acceptation de la condition humaine et la dignité de l'homme. Le réseau négatif implique tout d'abord le fantôme de la guerre, les impératifs religieux personnifiant le Destin et l'adultère. Le mythe de la guerre de Troie est l'occasion pour Giraudoux d'une réflexion sur un destin qui a emprunté les traits d'Hélène . Cause de la guerre de Troie, , elle incarne dans l'Iliade la divine beauté mais se sent aussi victime du marché conclu par Pâris avec la déesse Aphrodite. Giraudoux la présente comme étrangère aux autres et à elle-même, à la fois présente et absente, elle va et vient à travers le drame, aimable et terrifiante, "ne refusant jamais rien et ne consentant pas davantage", représentation de la fatalité, image à la fois forte et faible du destin. Les métaphores qui la concernent se trouvent dans les schémas négatifs de l'adultère et des impératifs religieux en tant que symboles de la beauté arrogante et sans pitié qui accepte ses instincts sans scrupules, sans pudeur et s'exprime à l'aide d'images des objets quotidiens, de l'univers et de la destinée humaine, des oiseaux et des jeux de hasard : "Je n'aime pas beaucoup connaître les sentiments des autres. Rien ne gêne comme cela. C'est comme au jeu quand on voit dans le jeu de l'adversaire. On est sûr de perdre. ... Je ne les [les hommes] déteste pas. C'est agréable de l es frotter contre soi comme de grands savons" . (Acte I, scène 8, p.496). Il ne faut d'ailleurs pas trop accabler Hélène. Il est vrai qu'elle est futile, et qu'elle ignore tout, comme le lui reproche Andromaque, de ce que peut être l'amour véritable, qui ne consiste pas, comme le croit Hélène, à trouver l'autre "agréable", mais qui est lutte et passion. Pourtant elle n'est pas pour autant de mauvaise volonté, et son apparente apathie cache une certaine lucidité. Sous son apparente insignifiance, il y a même en elle quelque chose de pathétique. D'ailleurs, ce signe de l'absurde et de l'indifférence

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La Guerre de Troie n'Aura Pas Lieu

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  • La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935)

    Ce n'est pas la dclaration d'une guerre que nous raconte Giraudoux, non pas mme

    celle de la Seconde Guerre Mondiale qui menace en cette belle anne de 1935, ni

    mme celle de la Premire qui a marqu si profondment l'auteur, mais c'est la

    guerre elle-mme. Ce sont les mcanismes de la Guerrequi sont reprsents sur

    scne., Giraudoux sait que les spectateurs connaissent l'issue de la pice : la guerre

    aura bien lieu.

    Dans la pice saffrontent deux partis : les bellicistes et les pacifistes. De mme, elle

    est partage en deux rseaux.

    Le rseau positif comporte l'amour, la paix, la vrit qui constitue soit la beaut soit

    la ralit invitable, l'acceptation de la condition humaine et la dignit de l'homme.

    Le rseau ngatif implique tout d'abord le fantme de la guerre, les impratifs

    religieux personnifiant le Destin et l'adultre.

    Le mythe de la guerre de Troie est l'occasion pour Giraudoux d'une rflexion sur un

    destin qui a emprunt les traits d'Hlne. Cause de la guerre de Troie, , elle incarne

    dans l'Iliade la divine beaut mais se sent aussi victime du march conclu par Pris

    avec la desse Aphrodite. Giraudoux la prsente comme trangre aux autres et

    elle-mme, la fois prsente et absente, elle va et vient travers le drame, aimable

    et terrifiante, "ne refusant jamais rien et ne consentant pas davantage",

    reprsentation de la fatalit, image la fois forte et faible du destin. Les mtaphores

    qui la concernent se trouvent dans les schmas ngatifs de l'adultre et des

    impratifs religieux en tant que symboles de la beaut arrogante et sans piti qui

    accepte ses instincts sans scrupules, sans pudeur et s'exprime l'aide d'images des

    objets quotidiens, de l'univers et de la destine humaine, des oiseaux et des jeux de

    hasard : "Je n'aime pas beaucoup connatre les sentiments des autres. Rien ne gne

    comme cela. C'est comme au jeu quand on voit dans le jeu de l'adversaire. On est

    sr de perdre. ... Je ne les [les hommes] dteste pas. C'est agrable de les frotter

    contre soi comme de grands savons" . (Acte I, scne 8, p.496). Il ne faut d'ailleurs

    pas trop accabler Hlne. Il est vrai qu'elle est futile, et qu'elle ignore tout, comme le

    lui reproche Andromaque, de ce que peut tre l'amour vritable, qui ne consiste pas,

    comme le croit Hlne, trouver l'autre "agrable", mais qui est lutte et passion.

    Pourtant elle n'est pas pour autant de mauvaise volont, et son apparente apathie

    cache une certaine lucidit. Sous son apparente insignifiance, il y a mme en elle

    quelque chose de pathtique. D'ailleurs, ce signe de l'absurde et de l'indiffrence

  • semble avoir des moments d'motion o il expose la puissance de l'amour et la

    mentalit des tres humains. "Mais je suis commande par lui, aimante par lui.

    L'aimantation, c'est aussi un amour, autant que la promiscuit. C'est une passion

    autrement ancienne et fconde que celle qui s'exprime par les yeux rougis de pleurs

    ou se manifeste par le frottement. Je suis aussi l'aise dans cet amour qu'une toile

    dans sa constellation. J'y gravite, j'y scintille, c'est ma faon moi de respirer et

    d'treindre". (Acte II, scne 8, p.520). N'explique-t-elle pas elle-mme que si elle est

    insensible aux malheurs des autres, c'est qu'elle n'a pas non plus de piti pour elle-

    mme, qu'elle ne considre pas "sa sant, sa beaut et sa gloire comme suprieure

    leur misre", qu'elle n'a aucune illusion sur elle-mme et sur l'avenir qui l'attend :

    elle sait qu'elle n'est rien d'autre qu'un instrument, "une de ces cratures que le

    destin met en circulation pour son usage personnel" (Acte II, scne 13, p.535).

    Hector lui est l'ternel humain par excellence, sensible et profond comme seule

    l'exprience de la souffrance peut rendre un homme. la fois jeune et terriblement

    vieux, il incarne le dsir de vivre, d'aimer. Il est celui qui s'oppose ses concitoyens

    dcids se battre pour garder dans leurs murs le symbole de la beaut et de

    l'amour, bien que l'amour ait disparu entre Pris et Hlne. Ses images dvoilent

    qu'il a une grande exprience de la guerre et de ses consquences ainsi que de la

    fatalit. Mais Hector, conscient de l'impact que la vrit de la beaut pure impose

    aux humains, fait la guerre la guerre. Lui aussi aime se rfrer aux objets de la vie

    de tous les jours, l'art de la guerre et de la chasse. Nanmoins la logique et

    l'nergie d'Hector sont annihiles par le calme de la princesse Hlne, simple miroir

    reflter le malheur.

    "Vous doutez-vous [Hlne] que votre album de chromos est la drision du monde?

    Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure

    qui soit nous, vous tes l feuilleter vos gravures prtes de toute ternit!...

    Qu'avez-vous? laquelle vous arrtez-vous ces yeux aveugles? celle sans doute

    o vous tes sur ce mme rempart, contemplant la bataille?" (Acte I, scne 9, p.498).

    Au fond, ce qui semble manifeste, c'est que la guerre est une sorte de grand

    sacrifice, au cours duquel tout ce que l'Homme a rvl de plus prcieux, sa culture,

    sa gnrosit, sa tendresse, est ostensiblement dtruit. Aussi n'est-il pas tonnant

    que ce soit tout particulirement Hector (plutt qu'Ulysse), que l'on sente guett par

    la mort. Cest lui qui "pse" "la chasse, le courage, la fidlit, l'amour, la force de

  • vivre, la confiance dans la vie, l'lan vers ce qui est juste et naturel, le chne

    phrygien, le faucon qui regarde le soleil en face" (Acte III, scne 13, p.532), lui qui

    ralise avec Andromaque le couple parfait, il est la victime idale dont le ciel, dans sa

    cruaut, a besoin.

    En tout cas, Hector n'est pas totalement seul dans cet affrontement contre la guerre.

    Andromaque, sa femme sage et tendre, l'image de la fidlit vient fortifier le schma

    positif de l'amour mais elle participe aussi au rseau des impratifs religieux et de la

    guerre. En gnral, ses images sont charges d'humanit, dsignant le corps et la

    vie conjugale tant donn qu'elle pse non seulement le poids de sa situation

    d'pouse honnte mais encore celui d'un enfant natre. l'oppos d'un amour

    plutt charnel et d'une attraction sexuelle borne, elle loue l'amour en tant que

    rapprochement mutuel des mes, en sacrifice et en souci.

    "On ne s'entend pas dans l'amour. La vie de deux poux qui s'aiment, c'est une perte

    de sang-froid perptuelle. La dot des vrais couples est la mme que celle des

    couples faux : le dsaccord originel. Hector est le contraire de moi. Il n'a aucun de

    mes gots. Nous passons notre journe ou nous vaincre ou nous sacrifier. Les

    poux amoureux n'ont pas le visage clair" (Acte II, scne 8, p.519).

    Giraudoux sait bien que pour dnoncer la guerre, il faut proposer une conception

    positive de la vie, et montrer en particulier o se trouve le vritable hrosme. Il est

    en fait l'apanage de ceux qui acceptent de vivre "dignes, actifs, sages", faisant leur

    travail d'humain avec conscience et humilit, et qui autant et plus que les autres

    "meurent pour leur pays" - ce qui raffirme la thse du Contrleur d'Intermezzo,

    selon laquelle le plus naturel des chemins vers la mort est la vie -; celui de ces

    couples aussi qui s'aiment pleinement et discrtement, au point mme "d'avoir

    convenu de moyens secrets de se rejoindre" si tout espoir de vivre ensemble est

    perdu. Ainsi l'amour d'Andromaque et d'Hector rpte, avec sans doute plus

    d'quilibre et de symtrie, celui d'Alcmne et d'Amphitryon, et implique comme lui le

    vu de mourir plutt que de trahir. Cet hrosme est enfin et surtout lapanage de

    ceux "qui prfrent avoir l'air d'tre lches devant les autres plutt que d'tre lches

    devant eux-mmes" (Acte I, scne 6, p.491), et sont prts, pour sauver la paix,

    feindre mme de n'avoir pas d'honneur personnel. C'est lorsque Hector, le plus

    vaillant des Troyens, que nul ne peut souponner de couardise, accepte de se

  • laisser gifler par Oiax sans ragir, qu'il fait preuve du courage le plus sublime. La

    vertu suprme est celle du guerrier pacifiste, de celui qui, prcisment parce qu'il n'a

    pas peur de mourir, et parce qu'il n'a pas besoin de faire la preuve de sa force d'me

    (n'oublions pas que le "prcieux" Giraudoux est lui-mme en fait un hros de guerre,

    deux fois bless au combat et abondamment mdaill), est capable de sacrifier

    jusqu' son amour-propre pour dfendre les forces de vie contre les forces de mort.

    Le couple royal, Priam et Hcube, est spar et chacun prend part un camp

    oppos. Hcube, au nom d'un bon sens plus populaire que royal, prend la direction

    du clan de la paix. Toutefois, ses mtaphores parlent de la guerre et des impratifs

    religieux et elle fait preuve d'une prdilection en faveur des objets familiers, du

    vocabulaire et du rgne animal. travers son esquisse orale de la guerre, elle

    exprime sa rpulsion complte. A quoi ressemble la guerre, " un cul de singe.

    Quand la guenon est monte l'arbre et nous montre un fondement rouge, tout

    squameux et glac, ceint d'une perruque immonde, c'est exactement la guerre que

    l'on voit, c'est son visage". (Acte II, scne 5, p.516). S'il y a des hypocrites et mme

    des nvrotiques qui, faute d'tre capables d'amour vritable, croient que le devoir de

    l'homme est de clbrer la Femme en se battant pour elle, ce sont prcisment des

    femmes, comme Hcube et Andromaque, qui dnoncent le dni leur gard que

    reprsente cette pseudo-idalisation, et qui constatent que "faire la guerre pour une

    femme, c'est la faon d'aimer des impuissants".

    Priam dirige le camp de la guerre par admiration amoureuse pour Hlne, l'amante

    de son fils Pris. Par consquent, il fonctionne dans l'ensemble mtaphorique de

    l'amour et de la vrit considre comme beaut parfaite ainsi que de la guerre. Son

    imaginaire est rempli des attraits exercs par la femme et le visage. "Hector, ne sois

    pas de mauvaise foi. Il t'est bien arriv dans la vie, l'aspect d'une femme, de

    ressentir qu'elle n'tait pas seulement elle-mme, mais que tout une flux d'ides et

    de sentiments avait coul en sa chair et en prenait l'clat" (Acte I, scne 6, p.486).

    D'ailleurs, les rflexions du vieux roi montrent une attirance exerce non seulement

    par la beaut mais par une aspiration forte surmonter le quotidien.

    Le refus de la tentation potique appelle parmi ses consquences pratiques la

    dnonciation de la guerre. Celle-ci reprsente en effet la forme la plus radicale de la

    rvolte contre la prose de tous les jours. Elle est le lieu du courage et de l'exploit, de

  • l'vnement unique et imprissable, elle est l'endroit o l'gosme et l'attachement

    la vie sont dpasss au nom des valeurs les plus hautes. Ce que sait le guerrier est

    exprim par le vieux roi et gnral, Priam, et c'est que "cette occupation terne et

    stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mpris que les hommes ont

    d'elle" (Acte I, scne 6, p.491) et "qu'il n'est qu'une faon de se rendre immortel ici-

    bas, c'est d'oublier qu'on est mortel" (Acte I, scne 6, p.491). Face cette fte

    intense, qui nous dlivre paradoxalement "de l'espoir, du bonheur, des tres les plus

    chers", pour nous faire accder une sorte de dimension tragique suprieure, la paix

    est insignifiante et morne. Non seulement elle est vide d'vnements et de passion,

    mais elle n'est que l'expression de l'attachement la vie, qui tmoigne seulement de

    ce qu'il y a de plus animal et de moins noble en l'homme, et qui de toute faon est

    vou la frustration, puisque, terme, la mort est toujours la plus forte.

    Pris, le fils de Priam qui a enlev Hlne, est totalement indiffrent et seulement

    soucieux de son image. Son imaginaire rside dans le rseau ngatif de l'adultre et

    de la guerre avec une courte rfrence l'amour vu sa faon. On pourrait dire que

    lui aussi reprsente "un simple instrument du destin" afin de pousser les vnements

    leur droulement invitable.

    "J'ai assez des femmes asiatiques. Leurs treintes sont de la glu, leurs baisers des

    effractions, leurs paroles de la dglutition. mesure qu'elles se dshabillent, elles

    ont l'air de revtir un vtement plus chamarr que tous les autres, la nudit, et aussi,

    avec leurs fards, de vouloir se dcalquer sur nous. Et elles se dcalquent. Bref, on

    est terriblement avec elles... Mme au milieu de mes bras, Hlne est loin de moi"

    (Acte I, scne 4, p.481).

    Cassandre, prophtesse de malheurs dans l'Iliade, la plus belle des filles de Priam et

    d'Hcube, devient chez Giraudoux un trs grand personnage tragique, lucide et

    amer. Toutes ses mtaphores touchent au motif de l'amour et de la vrit et la fin

    son image clt le drame en annonant la dclaration de la guerre. Les handicaps,

    les oiseaux, le destin et l'art potique constituent des sources pour son inspiration.

    "Moi, je suis comme un aveugle qui va ttons. Mais c'est au milieu de la vrit que

    je suis aveugle. Eux tous voient, et ils voient le mensonge. Je tte la vrit" (Acte I,

    scne 10, p.501).

  • Ulysse, seul reprsentant avec Oiax de l'ambassade grecque, apparat comme un

    homme prudent et modr, fier de peser exactement le poids de sa personne et celui

    de son peuple ; un chef bienveillant qui voudrait que la raison triomphe de la

    violence, l'intelligence de la btise et l'amiti de la haine. Avant tout, Ulysse est un

    homme mr et expriment et ses mtaphores le prouvent. Elles donnent le got de

    l'adultre, de la guerre, des impratifs religieux mais de la paix galement et elles

    paraissent rudites car elles sont prises dans les domaines des Poids et Mesures, de

    la musique et des arts en gnral, de la politique et du destin.

    "Comprenez-moi, Hector!... Mon aide vous est acquise. Ne m'en veuillez pas

    dinterprter le sort. J'ai voulu seulement lire dans ces grandes lignes que sont, sur

    l'univers, les voies des caravanes, les chemins des navires, le trace des grues

    volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne

    cherchons pas si leur leon est la mme. Admettons que les trois petites rides au

    fond de la main d'Hector disent le contraire de ce qu'assurent les fleuves, les vols et

    les sillages. Je suis curieux de nature, et je n'ai pas peur. Je veux bien aller contre le

    sort" (Acte II, scne 13, p.535).

    Giraudoux, qui met en prsence les deux plus beaux et les plus symboliques hros

    d'Homre le range finalement dans le camp d'Hector, parmi les vaincus de la cause

    de la paix.

    Giraudoux sait malgr tout que son vibrant plaidoyer pour la paix est inutile. Il est des

    moments o la guerre semble voulue par le destin, et o tous les efforts des hommes

    de bonne volont sont vous l'chec. En vain Ulysse, d'abord rticent, acceptera-t-

    il d'utiliser son habilet au profit de la cause que dfend Hector. Il sait ds le dpart

    que la tentative est sans espoir. Le "duo avant l'orchestre" (Acte II, scne 13, p.533)

    qu'il forme, dans la plus belle scne de la pice, avec celui qui sera son adversaire,

    n'a pour sens que de faire sentir quel point ceux qui vont s'affronter dans un

    combat sans merci taient faits en ralit pour s'entendre et pour se respecter.

    Toutefois on ne peut rien contre "cette espce de consentement la guerre que

    donnent l'atmosphre, l'acoustique, et l'humeur du monde" (Acte II, scne 13, p.535).

    Ce qui attire en particulier sur une nation les coups impitoyables du sort, c'est en

    effet d'abord, non les crimes dont elle peut se rendre coupable, mais les "fautes"

    qu'elle commet. L'enlvement d'Hlne, beaut indiffrente, inintelligente et

    insensible, qui n'aime pas Pris est l'exemple mme d'une telle "faute". Peut-tre,

  • pourtant, s'il s'agissait de dfendre un vritable amour, la guerre aurait-elle un sens,

    peut-tre d'ailleurs n'aurait-elle pas lieu, cest du moins ce que pense Andromaque.

    Dans le camp de la guerre, Dmoks, le pote troyen, personnage politiquement

    inquitant et adepte du conflit, s'exprime par des images de la vrit c'est--dire de la

    beaut pure et de la guerre.

    "Je la connais la guerre. Tant qu'elle n'est pas l, tant que ses portes sont fermes,

    libre chacun de l'insulter et de la honnir. Elle ddaigne les affronts du temps de

    paix. Mais, ds qu'elle est prsente, son orgueil est vif, on ne gagne sa faveur, on

    ne la gagne, que si on la complimente et la caresse. C'est alors la mission de ceux

    qui savent parler et crire, de louer la guerre, de l'aduler chaque heure du jour, de

    la flatter sans arrt aux places claires ou quivoques de son norme corps, sinon on

    se l'aline. Voyez les officiers : Braves devant l'ennemi, lches devant la guerre, c'est

    la devise des vrais gnraux" . (Acte II, scne 4, p.507).

    La racine la plus fondamentale du bellicisme, plus que la cupidit ou le dsir de

    dominer, c'est l'idalisme. C'est pourquoi ce sont les potes et les intellectuels qui

    sont, en un sens, ses reprsentants les plus dangereux. Ils enseignent, comme

    Dmoks, que le ralisme est mprisable, qu'il faut apprendre voir, dans les

    choses et les tres, les symboles d'essences idales et de principes abstraits pour la

    dfense desquels c'est l'honneur de l'tre humain que d'tre prt donner sa vie. Et

    quelle idalit plus prcieuse que la beaut, dont Hlne est la personnification?

    "Hlne est une espce d'absolution. Elle prouve tous ces vieillards que tu vois l,

    celui qui a vol, celui qui trafiquait des femmes, celui qui a manqu sa vie,

    qu'ils avaient au fond d'eux-mmes une revendication secrte, qui est la beaut.

    Hlne est leur pardon, et leur revanche, et leur avenir" (Acte I, scne 6, p.488).

    Dans cette pice, le rseau positif est abondant en ce qui concerne les thmes:

    l'amour, la paix, la vrit, l'acceptation de la condition humaine. Dans les champs

    mtaphoriques de l'amour et de l'acceptation de la condition humaine ceux qui

    excellent sont surtout les femmes alors que la paix et la vrit sont dfendues

    notamment par les hommes.

    L'amour rassemble 7 hros et hrones au total tandis que l'acceptation de la

    condition humaine ne prsente quun seul personnage : Hlne.

  • Le rseau ngatif ne regroupe que trois champs : la guerre, les impratifs religieux et

    l'adultre, mais on y trouve assez de dfenseurs, surtout des hommes. Le champ

    smantique de la guerre recrute la plupart des protagonistes tant masculins que

    fminins (10 personnages). Celui des impratifs religieux semble plus mince -5

    personnages seulement mais pas du tout insignifiants comme Andromaque, Hector,

    Ulysse ou Hlne. Cette dernire joue galement un rle principal dans le rseau de

    l'adultre, accompagne de son partenaire Pris.

    La guerre de Troie n'aura pas lieu nous montre Troie divise en deux clans : celui

    qui, ayant fait la guerre, ne la dsire pas, et celui qui, ne courant pas le risque de la

    faire, la dsire. Dans le premier clan se rangent le prudent Hector, au bras infaillible,

    les femmes, et quelques reprsentants du peuple comme Busiris, Olpids et Le

    Gabier qui prne le fdralisme humain,

    l'oppos, ce sont les vieillards, les discoureurs, les impuissants, et la fatalit que

    des mains sans scrupules savent gouverner. Beau prtexte guerroyer qu'Hlne,

    ravie Mnlas par Pris ! Le parti belliciste comprend, outre les noms frappants

    dj tudis, de simples citoyens tels qu'Abnos, Le Gomtre et Oiax, un solide

    guerrier grec qui ne dessaoule pas. Les dieux sont galement prsents dans la pice

    par leurs messages dlivrs par Iris, leur messagre, qui se place dans le rseau

    ngatif des impratifs religieux. Somme toute, les dieux se contredisent et laissent

    l'homme face son destin. Hector malgr sa bonne volont, commet la faute finale, il

    s'est laiss gifler par l'ennemi, le grec Oiax et il tue l'adversaire intrieur, le troyen

    Dmoks, en provoquant le conflit qu'il voulait tout prix viter. Victime de ses

    impulsions, il fait scrouler en quelques secondes l'difice patiemment lev. Ainsi,

    arrivons-nous estimer que l'humeur querelleuse des peuples ou de leurs chefs, la

    stupidit et la vanit des hommes, les bourrages de crne qui font croire une nation

    qu'elle est l'lue de la destine, plus les intrts privs de quelques-uns, sont

    simplement les instructions dont use la fatalit. Il ne faut donc pas se leurrer : pour

    toutes sortes de raisons, la mort est attirante (ce que montrait dj Intermezzo).

    Cela n'empche pas Giraudoux de consacrer toutes ses forces la combattre, de

    lutter de toute la passion dont il est capable pour dfendre la vie. Et cela d'abord en

    dmasquant l'hypocrisie qui se cache toujours derrire l'idalisation de la guerre.

    Hypocrites et de mauvaise foi sont par exemple ceux qui vantent l'hrosme du

    guerrier et occultent la ralit atroce de la guerre, faite de carnages et de

    dferlement de cruaut. Hypocrites ceux qui chantent la gloire des soldats

  • vainqueurs, alors que selon Andromaque, ceux "qui dfilent sous les arcs de

    triomphe sont ceux qui ont dsert la mort ; (...) ceux qui se sont agenouills au

    moins une fois devant le danger" (Acte I, scne 6, p.491). Hypocrites encore ceux

    qui, tout en profitant de la vie, "de la chaleur et du ciel", feignent d'honorer les morts

    et d'en faire des hros - c'est contre eux qu'Hector prononce son fameux discours

    aux morts, triste et tendre sous son apparence d'irrespect ; et ceux qui, faute de

    savoir faire quelque chose de leur vie, trouvent sublime et patriotique d'envoyer les

    autres la mort.

    Autant et plus que les fauteurs de guerre traditionnels, comme ces soudards que

    personnifie ici Oiax, ou comme ces Grecs avides qu'attirent l'or de Troie et la

    richesse de ses plaines, les vrais ennemis de la paix troyenne sont comme Busiris, le

    juriste formaliste, irresponsable et insensible, d'autant plus pointilleux sur le point

    d'honneur que lui-mme ne risque rien ; comme les vieillards de Troie (dont Priam)

    prts sacrifier au nom d'une beaut qu'en fait ils ne peuvent en fait plus aimer, ceux

    qui possdent encore la jeunesse qu'ils ont perdue, et qu'ils jalousent secrtement ;

    et surtout ceux comme Dmoks, le pote vaniteux, verbeux et lche, qui ne sait

    s'exalter qu' chanter une guerre qu'il ne risque de toute faon pas d'affronter, et qui

    est prt sacrifier le monde pour la gloire que lui rapportera un beau pome. C'est

    lui d'ailleurs qui aura le rle le plus dterminant, et fera basculer l'Histoire encore

    hsitante dans le sens qu'il dsire.

    Pour Giraudoux, le destin semble par ailleurs avoir une prdilection pour des conflits

    mettant aux prises non de simples ennemis, mais des peuples qui se sont montrs

    capables d'laborer avec un gal mrite des cultures et des visions du monde

    concurrentes. Ce qui fait la valeur essentielle de La guerre de Troie n'aura pas lieu,

    ce que nous y entendons, c'est la voix lucide et dsespre de ceux qui sentent

    qu'ils vont tre les vaincus, de ceux qui aprs avoir vcu dans la civilisation, le

    bonheur et la paix voient, impuissants malgr leurs efforts, la barbarie et la violence

    venir les submerger et les anantir.