la france : Économie, sÉcuritÉ

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LA FRANCE :

ÉCONOMIE, SÉCURITÉ

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La série « Intervention » propose dans le cadre d'Hachette-Pluriel des textes inédits sur des sujets d actualité et rend compte des événements majeurs ou des faits de civilisation qui marquent le monde aujour- d'hui.

Imprimé en France par la Société Nouvelle Firmin-Didot Dépôt légal: 9174, février 1994

N° d'édition: 94021/27392 - N° d'impression: 24894 ISBN: 2-01-278698-7 - ISSN: 1158-4408

27-29-8698-01/6

© 1 9 9 4 , H a c h e t t e .

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Collection Pluriel fondée par Georges Liébert et dirigée par Pierre Vallaud

HENRI PRÉVOT

LA FRANCE : ÉCONOMIE, SÉCURITÉ

Économie mondialisée, Sécurité nationale, Union européenne

Préface de RAYMOND LÉVY

HACHETTE

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Du même auteur :

L'Économie de la forêt, mieux exploiter un patrimoine, EDISUD.

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PRÉFACE

L'effondrement de l'Empire soviétique, daté symbolique- ment de la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, a pu paraître ouvrir pour notre monde jusque-là figé dans l'équi- libre de la terreur l'ère des certitudes.

Certitudes politiques d'abord. La fin du danger à l'Est pouvait être confondue avec la fin de tous les dangers - n'a-t-on pas parlé de la « fin de l'Histoire » ? -, avec l'aube d'une ère de paix mondiale dont les grandes puissances non communistes, États-Unis, Europe, Japon, pouvaient immé- diatement tirer, sur le plan de leur sécurité, les « divi- dendes ». Et le triomphe de la démocratie libérale à l'occidentale fournissait à la planète entière le modèle capable d'apporter à tout État qui voudrait bien s'en inspirer la solution de ses problèmes politiques ou sociaux, quelle qu'en fût la nature ou la gravité.

Certitudes économiques ensuite. Il était facile de confondre l'échec patent, tant de fois annoncé et si évidem- ment inévitable, de l'économie socialiste avec l'affirmation de l'irrésistible succès d'un capitalisme libéral qui, pourtant, connaissait autant de définitions que de régimes écono- miques dans les pays démocratiques et n'avait pas démontré sa capacité à résoudre toutes nos difficultés, dont au premier rang - nous le voyons aujourd'hui - celle du chômage.

Ce triomphe du libéralisme trouvait son couronnement le

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15 décembre 1993 dans l'accord de portée mondiale qui mettait un terme à l'« Uruguay Round » du GATT, sous le signe du « free trade », de la libre circulation des marchan- dises et de la libre concurrence. De ces deux notions, l'Europe nouvelle, celle de Bruxelles, avait choisi de longue date pour elle-même une mise en œuvre exemplaire. Le traité de Maastricht pouvait bien parler de politiques com- munes au niveau européen, qu'il s'agît de politique indus- trielle ou de politique étrangère et de défense : les partenaires européens étaient loin de pouvoir donner à ces définitions un contenu concret qui les satisfît tous. Et il y avait quelque justification à considérer que l'Europe se lais- sait en fait guider par une définition par trop idéale des liber- tés économiques, de nature à satisfaire davantage nos partenaires que nous-mêmes.

Ce faisceau de certitudes, si tant est qu'il ait été autre chose qu'un argument publicitaire, ne devait pas attendre très longtemps avant d'être ébranlé par quelques dures réali- tés.

Sur le plan politique, sans même parler de Tian An Men, les suites peu engageantes de la guerre du Golfe, la malheu- reuse affaire somalienne, le drame yougoslave, montraient bien que tout n'était pas si simple, et que nous étions encore loin d'un ordre planétaire policé fondé sur notre idée des droits de l'homme. Et les résultats d'un certain nombre d'élections à l'Est, sans même parler de l'apparition en force d'un Jirinovski, montraient bien que tout danger politique n'était pas écarté de ce côté-là.

Mais surtout, à l'équilibre de la terreur succédaient de nouvelles menaces pesant sur l'intégrité même de nos nations : prolifération nucléaire, intégrismes religieux, mon- tée de la drogue et des mafias, voire même grandes migra- tions susceptibles, appuyées par quelques-unes des menaces précédentes, de bouleverser nos organisations et nos genres de vie.

Contre toutes ces menaces, il faudra bien se protéger, et

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les « dividendes de la paix » ne resteront pas intacts... L'éra- dication des maladies infectieuses qui faisaient les malheurs de nos familles jusqu'au milieu de ce siècle n'a pas pour autant rendu la médecine inutile, et le sida pourrait bien avoir avantageusement remplacé la peste.

En même temps que ce retour aux réalités politiques, un retour aux réalités économiques n'est pas inutile. Notre Europe, élève modèle en matière de circulation des biens et des personnes, peut découvrir que les États-Unis se sont faits en deux siècles, consolidés par la fin de la guerre de Sécession depuis près de cent trente ans, et que leur organi- sation intérieure sait traiter les principales difficultés comme les principaux dangers inhérents à cette libre circulation. L'article 301 du Code du Commerce. les règles de préfé- rence de pavillon, le Buy American Act et maintes disposi- tions semblables de préférence impériale, les restrictions mises de tout temps à l'entrée des personnes et des capitaux, au moins vis-à-vis de certaines activités considérées comme stratégiques, ne sont pas une découverte pour nous. La fer- meture étanche assurée par le Japon dans la plupart des domaines par sa culture ou ses structures, nous en avons fait l 'expérience. Enfin, paradoxalement, au sein du pays d'Europe continentale pour lequel le libéralisme économique constitue presque un tabou, je veux parler de l'Allemagne, nous savons bien que le capitalisme est difficilement péné- trable aux ingérences extérieures.

Et voilà nos certitudes du lendemain de la chute du mur de Berlin dissoutes dans le doute, et sources de fortes ques- tions. Et ce sont ces questions qu'Henri Prévot a choisi d'aborder dans cet ouvrage.

Énoncées et examinées sans complaisance par l'auteur sous l'angle de la sécurité, au sens le plus large du terme, elles sont la suite naturelle de ce retour aux réalités esquissé plus haut.

Questions économiques d'abord. Le libéralisme écono- mique étendu à toute la planète a-t-il un sens lorsque

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l'Europe est malade de son chômage, lorsque l'Afrique se meurt, lorsque des peuples entiers cherchent à gagner l'accès à nos niveaux de vie qu'ils convoitent au prix de conditions sociales dramatiques, lorsque, enfin, la moindre manipula- tion monétaire rend dérisoires des années de discussion sur l'abaissement des tarifs douaniers ? Et plutôt qu'un « free trade » généralisé, n'est-il pas temps de songer à une organi- sation commerciale mondiale, dont les termes ont été avan- cés du bout des lèvres en fin de négociation du GATT, sans qu'il soit donné encore un contenu à cette idée nouvelle ?

Une telle organisation devrait chercher à concilier le souci de stabilité sociale des uns avec la légitime ambition des autres, et à promouvoir une aide véritable à ces derniers sans pour autant conduire les premiers à un chaos que, accord du GATT ou pas, ils finiront par ne pas accepter, quitte à se battre économiquement, voire même à se battre tout court. Il y va peut-être de la sécurité même de notre Europe en face de peuples qui n'accepteront pas d'attendre éternellement les bienfaits du libéralisme économique. L'idée d'un nouveau « plan Marshall » a été maintes fois évoquée : elle suppose bien autre chose qu'une libre circula- tion vue de façon simpliste. Elle supposerait par exemple une organisation commune aux trois grandes puissances éco- nomiques que sont les États-Unis, l'Europe et le Japon, pour favoriser l'importation de produits des pays de l'Est dans des conditions acceptables pour tous. Nous sommes loin d'une telle idée aujourd'hui.

Une image simpliste pour illustrer ce qui précède : Bruxelles nous impose de laisser entrer beaucoup plus libre- ment que ne l'aurait permis l'Accord Europe-Japon du 31 juillet 1991 des voitures japonaises en Europe : les Russes n'auraient-ils pas davantage besoin de vendre des Lada que le Japon des Toyota ?

Mais Henri Prévot aborde également un problème qui lui paraît plus préoccupant encore, et qui sous-tend sans doute tous les autres, celui de notre stabilité politique et de notre

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sécurité au sens classique du terme. La libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux était il y a peu enco re , p h y s i q u e m e n t l imi tée . Tel n ' e s t p lus le cas aujourd 'hui , avec les progrès que nous connaissons des moyens de transport et de télécommunication. Ne faut-il pas s'interroger sur les conséquences, qui sont loin d'être toutes bénéfiques, de cette disparition des obstacles physiques ? Notre sécurité n'est-elle pas menacée si, par exemple, des capitaux étrangers, voire hostiles ou mafieux, peuvent mettre la main sur le système nerveux ou circulatoire d'une nation ? Et c 'est à juste titre que l 'auteur nous fait remarquer que, dans l'activité économique banale, les entreprises sont loin de rechercher toujours le meilleur coût, et donnent un prix non nul à la confiance et au partenariat. Et pourquoi cela ? Sinon parce que, pour les entreprises comme pour les États, la sécurité a un prix.

La sécurité a un prix, qui peut être politique ou militaire. Les hommes de ma génération n'ont pas cessé de regretter l 'absence de réaction à la réoccupation de la rive gauche du Rhin par Hitler en 1936 ; puissent les Européens ne pas nourrir semblable regret dans l'avenir, du fait de l'incapacité actuelle de l 'Europe à arrêter, face aux nouveaux dangers rappelés plus haut, une position ferme commune, et à traiter des d rames tels que celui que symbo l i s e a u j o u r d ' h u i Sarajevo.

La sécurité a aussi son prix économique, et l 'auteur nous le montre avec beaucoup de conviction et d'efficacité, en ne négligeant aucun des aspects de ce prix. Le projet européen n'est pas absent de cette démonstration, au contraire. Il est traité avec un réalisme qui devrait tout à la fois satisfaire ceux qui sont convaincus que, au milieu de plus de cinq mil- liards d'habitants d'une planète constamment rétrécie, cha- cun des cons t i tuan ts de l 'Eu rope , face n o t a m m e n t au concurrent américain ou japonais, n 'a guère de chance hors de l 'Union européenne, et satisfaire également tous ceux qui ont voté contre Maastricht parce qu' i ls considéraient que

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l 'Europe de Bruxelles ne traite pas, ou ne traite pas bien, les problèmes évoqués par Henri Prévot.

Bien plus q u ' à la « fin de l 'H i s to i r e », c ' e s t à une immense mue que nous assistons aujourd'hui, et tout parti- culièrement nous, peuples européens, qui sentons bien les attributs principaux de la souveraineté glisser entre les mains des États pris individuellement, sans pour autant se retrouver encore dans un État fédéral, mot qu'aucun homme politique n 'ose actuellement prononcer. Et c 'est avec beaucoup d ' à propos que l'auteur a choisi dans les premières pages de son texte l ' image du changement de carapace d 'un crustacé pour illustrer les risques auxquels nous avons aujourd'hui à faire face, et pour nous préparer à entendre tout ce qu'il a à nous dire sur la façon de répondre à ces risques-là.

Lisons donc ce qu'il a à nous dire : nous n 'en serons pas déçus.

Raymond LÉVY

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I N T R O D U C T I O N

Un jeune malacostracé, un Carcer vulgaris, un crabe pour tout dire, vivait paisiblement au fond de l'eau. A l'abri de sa robuste carapace et à l 'aide de ses organes spécialisés, il gérait parfaitement ses relations avec le milieu extérieur. Et même, il ignorait ce qu'est une secousse.

Mais voilà qu'un jour il fut pris d'une sourde inquiétude. C'est qu 'un caillou était tombé sur lui. Certes, ce n'était pas la première fois ; il les voyait venir, de ses yeux pédonculés, et rebondir sur sa carapace sans qu'il sentît rien ; il en riait.

Or cette fois-ci - oh, ce n'était pas grave - , il a senti quelque chose.

Il court se mettre à l'abri, se cogne contre une pierre ; et là, il se fait mal. Notre jeune crabe commence à avoir très peur : c'est tout son système de défense qui se démolit.

Il veut savoir exactement ce qu'il en est ; il se déplace len- tement, repère précisément où cela le blesse et où cela tient encore. Il essaie de comprendre ; la mer serait-elle devenue acide et dissoudrait-elle le calcaire de sa carapace ? Il relance au maximum la secrétion des hormones qui fixent le calcaire, mais rien n 'y fait ; le mal progresse. Inexorablement. Il voit passer à proximité un drôle d'animal, une espèce de diptère ; il lance sa pince qui retombe lourdement : il s'aperçoit alors que même son système endosquelettique, où s'accrochent les muscles qui actionnent ses pattes et ses pinces, que son sque- lette lui aussi tombe en déliquescence.

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Alors, il est pris de panique, il s'agite en tous sens, invec- tive les dieux, Neptune et les tritons. Puis il tombe dans une profonde dépression.

Mais soudain, sursaut de l ' instinct, il se bande, s 'arc-

boute ; il fait sauter cette carapace ramollie, s 'en dégage et pour un moment se t rouve nu, sans protection. Et il se gonfle, boit, avale autant d ' eau qu ' i l le peut, double de vo lume et de po ids ; et se dépêche , se dépêche de se construire une magnifique nouvelle armure, un bouclier à toute épreuve. En même temps, il reconstruit son squelette interne, où s'accrochent les muscles qui actionnent ses pattes et ses pinces.

Telle est l'histoire véridique d 'un des plus spectaculaires phénomènes de la biologie, la mue d 'un décapode.

Or le plus gros des décapodes, le Macrocheira Kemfoeri, mesure 45 cm de diamètre ; son envergure atteint 4 m ; ce magnifique oxhyrinque habite les mers du Japon.

Disons enfin que le crabe mou est un mets apprécié dans les r e s t a u r a n t s de F lo r ide , à q u e l q u e s e n c a b l u r e s de Washington.

Peut-on dire qu'il y a une autre façon, non pour un bra- chioure mais pour un anoure, de doubler de volume ? Celle qu'emprunta la grenouille de M. de La Fontaine.

Comparaison n'est pas raison ; mais notre pays traverse une phase de sourde inquiétude ; il sent que des moyens d'agir qui relevaient de sa « souveraineté », de son pouvoir, lui échappent, qu'il n 'est plus en mesure de concevoir et de produire seul tous les systèmes d'armes, de maîtriser toutes les technologies dont son industrie et son armée auront besoin. Certes, ces diptères qu'une société nationale voulait absorber (le fabr icant d ' av ions canadien de Havi l land) n'étaient sans doute pas nécessaires à sa prospérité, mais il est vexant, et fort inquiétant, de sentir que l 'on n ' a plus les moyens de choisir ses « proies », que l 'on est surveillé dans ses m o i n d r e s fa i t s et ges tes . Et que d e v i e n n e n t nos

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frontières ? Elles ne formaient pas une carapace, bien sûr, mais une membrane tout de même qui permettait de contrô- ler les échanges avec l'extérieur et quelquefois de les filtrer ; sur la moitié de leurs longueurs, elles disparaissent, ouvertes aux vents venus des pays limitrophes : ces pays, dont dépend notre sécurité, sauront-ils filtrer les entrées et les sorties en

tenant compte, non seulement de leurs intérêts, mais aussi des nôtres ? Sauront-ils mettre suffisamment d'ordre chez

eux pour ne pas exporter chez nous leur désordre? La France aura-t-elle la liberté d'intervenir à l'extérieur pour sa sécu- rité sans en référer... à qui ? Ou devra-t-elle attendre un improbable accord... de qui ?

Pendant que nous nous interrogeons, d'autres malacostra- cés, équipés d'impénétrables carapaces en matériaux compo- sites et d'antennes et de pinces qui font le tour de l'univers, agissent sans vergogne et répandent le bruit de la « forteresse Europe » ! Quelle ironie ! Il a fallu donner des gages comme pour se disculper, mais au nom de quelle morale ?

Et d'autres, dans des négociations internationales sur le commerce ou sur les droits de trafic aérien, glissent une pointe habile dans les parties affaiblies de notre enveloppe.

L e s É ta t s , g a g e s de stabi l i té

La situation de chaque pays, de la France en particulier, est au fond encore plus délicate que celle d ' un crabe en mue : lui s'inquiète des moyens dont il dispose pour se mou- voir, s ' adap te r à son envi ronnement , se pro téger et se nourrir ; nul n ' a jamais mis en doute que c ' e s t bien un crabe ; nul n 'a contesté son identité. Or la condition pre- mière pour invoquer sa sécurité est d'être sûr de son iden- tité.

Préserver la sécurité d 'une personne, c'est l'art de préser- ver la bonne santé, l 'existence, la vie même de cette per- sonne.

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Or chaque personne est en pe rmanence en relation, directe ou non, avec d'autres personnes ; chaque personne fa i t ainsi part ie de groupes ; c 'est pour elle une nécessité psychologique, une nécessité vitale. Car c 'est par les rela- tions que la personne entretient au sein de ces groupes et par les relations que les groupes entretiennent avec l'extérieur que la personne agit, s'exprime, bref se réalise.

Préserver la sécurité d 'un groupe organisé, c 'est l 'art de préserver la vie des personnes qui le composent et aussi de préserver l'existence du groupe. On ne peut donc parler de la sécurité d ' un groupe que si l 'existence de ce groupe est réelle, s ' i l est doté d ' une identité. Certains éléments du

groupe n'accepteront de se sacrifier pour lui ou pour d'autres membres du groupe, c'est-à-dire d 'y consacrer de leur peine et jusqu'à leur vie, que si l'identité du groupe est suffisam- ment forte. En retour, ces sacrifices renforcent l'identité du

groupe. Il y a une relation évidente, forte et essentielle, entre sécurité et identité ; la sécurité protège l'identité ; l'identité précède la sécurité.

C 'es t si vrai que certains, constatant que l 'agressivité peut venir d 'un sentiment d'insécurité, l ' imputent en défini- tive au besoin d'identité. Pour ceux-là, il faudrait que cha- cun, que chaque groupe se fonde, se dissolve... dans quoi ? Dans une société plus vaste, dans l'Europe, et l 'Europe dans le monde, dans une économie de marché sans frontière ?

Dans l'ensemble de ces groupes qui peuvent se croiser et s'emboîter, il y a une catégorie particulière, forgée pour nous par des siècles d'histoire, la nation, structurée p a r un État.

Ce qui fait l'identité d'une nation, et particulièrement de la France, est tel lement riche et profond q u ' o n ne peut l 'exprimer en quelques mots - il serait utile sans doute de se le rappeler plus fréquemment. Parmi les composantes de l'identité de la France, si l 'on veut bien oublier ses défauts, il doit y avoir un équilibre entre le « niveau de vie », la qualité de la vie en commun, du tissu social, un patrimoine commun (littéraire, artistique...), un héritage religieux et, pour beau-

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coup, une foi, une capacité d'accueil, d '« intégration à la française », de générosité, la fierté de pouvoir se distinguer et se défendre.

Cette énumération bien imparfaite a pour but de montrer que « le niveau de vie », dont on parle tant, n 'est qu 'un aspect de l '« identité nationale », probablement pas l'essen- tiel, comme l 'histoire l ' a montré et comme le suggèrent l 'exemple de la Pologne dont les agriculteurs se sont privés pendant quarante ans du progrès technique pour pouvoir refuser la collectivisation, et celui d'autres pays animés par une passion fondamentaliste que nous comprenons mal.

Et lorsque la nation est structurée par un État, il appar- tient à cet État de préserver la sécurité des citoyens car, juri- diquement, il a le monopole de la violence : violence interne avec par exemple la police, le droit de lever l'impôt, et vio- lence externe, c'est-à-dire la guerre.

Le mot est lâché ; les États-nations seraient donc les fau-

teurs de guerre. En réalité, dire que l '« État-nation a le monopole de la violence », c'est dire deux choses : certes les États-nations ont le droit de recourir à la violence, mais en

contrepartie les autres formes de groupe n'ont pas droit à la violence. Ainsi le génie français a su depuis longtemps évi- ter que ne se créent au sein du pays des « communautés » qui ressentiraient le besoin d'affirmer et de défendre leur identité par la violence.

Les États-nations ont été la cause de guerres ; ils peuvent aussi les contrôler et les éviter.

Ce que l 'on voit aujourd'hui de par le monde le démontre a contrar io : guerres tribales, affrontements entre « sei- gneurs de la guerre », entre bandes, gangs, cartels ou mafias, guerres prétendument religieuses ; au sein de grandes agglo- mérations comme Los Angeles, de graves affrontements se calquent sur des « communautés » rivales ou jalouses ; il y a aussi les collectivités qui ont le sentiment de former une nation et qui ne sont pas reconnues comme telles par l'État dont elles relèvent.

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Ces désordres confirment que des nations qui ont une identité parfaitement établie et reconnue sous forme d 'un État peuvent être les meilleurs gages d 'un monde paisible. Elles doivent donc être en mesure de préserver leur sécurité.

Pour cela, elles disposent des moyens de la diplomatie, des armées et de la police ; nous n 'en parlerons pas car nous considérons ici les conditions économiques nécessaires à la sécurité nationale, c'est-à-dire la sécurité de la population et de l 'État - dans la suite, on emploiera indistinctement les express ions de « sécurité nat ionale », de « sécurité du pays », de « sécurité de l 'État » ou encore de « sécurité publique », expressions que l 'on rencontre, avec une même signification, dans les textes européens.

E n t r e vie économique et sécur i té d u pays, u n e mutue l le dépendance et u n éca r t qu i r i sque de s ' é l a r g i r

Le temps n 'est plus où la bougie suffisait à remplacer l'électricité, où la charrette à cheval, la bicyclette pouvaient remplacer la voiture en panne de carburant ou le téléphone défaillant. Les entreprises se « mondialisent » et le temps n'est plus où l'État, en cas de crise, pouvait prendre les com- mandes de la vie économique. Les entreprises « civiles » développent et maîtrisent des techniques dont l 'État a besoin pour fabriquer des armes, et le temps n 'est plus où l 'État finançait un secteur de l 'armement qui pouvait vivre sans guère de relations avec le secteur « civil » et sans les indus- tries d'autres pays.

Nouvel les re la t ions , nouvel les dépendances , nouvel les vulnérabil i tés

Vulnérabilité des réseaux et terrorisme international pro- fitant de la liberté de circulation des personnes ; liberté de

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circulation des capitaux et pénétration du capital d'entre- prises essentielles à la sécurité nationale par des capitaux d'origine incertaine ; culture de la drogue dans les pays en voie de développement ; dissémination des techniques dan- gereuses et liberté de circulation des produits ; nécessaire politique industrielle, une politique à long terme qui sache intégrer des objectifs non économiques : de plus en plus la sécurité nationale dépend de l'économie.

Il appartient à l'Etat, responsable de la sécurité du pays et de sa popula t ion , d ' e n r éun i r les condi t ions écono- miques ; or le dynamisme économique ignore /' objectif de sécurité et s'alimente de décisions multiples prises p a r des acteurs qui oublient la dimension nationale.

Entre sécurité du pays et dynamisme économique, il y a une double et remarquable distance. Chaque acteur écono- mique, personne ou entreprise, qu ' i l produise ou qu ' i l consomme, cherche à amél iorer sa propre satisfaction. Certes la théorie démontre que si certaines conditions sont réunies, cette quête individuelle et multiple, lorsqu'elle est libre de toute contrainte, conduit à une situation que l 'on peut qualifier d'« optimale » et qu'aucune planification cen- tralisée ne permet d'atteindre ; c 'est le fondement théorique du « libéralisme » ; l 'exemple soviétique donne une confir- mation a contrario de son efficacité. Mais il est très frappant que l 'on fasse confiance à cette organisation de l'économie même si l 'on se trouve très loin des conditions pour les- quelles la théorie démontre son efficacité ; or cette confiance aveugle en la concurrence a sur la sécurité du pays des conséquences lourdes, directes et indirectes, dont on donnera des exemples.

Et l 'action de la Communauté économique européenne, la CEE, a amplifié les effets de cette évolution. Aujourd'hui, depuis la mise en application du traité sur l 'Union euro- péenne, cette Communauté s'appelle la « Communauté euro- péenne » ; ni ce changement de dénomination ni les autres modifications apportées au traité de Rome par le traité sur

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l'Union n'ont d'incidences significatives sur les relations entre économie et sécurité publique.

Une Communauté qui n'est pas responsable de la sécurité des États

L'objectif de la Communauté est économique, il est d'améliorer le niveau de vie des populations, cela par le moyen du marché. Pour réaliser ce marché, à l'initiative constante de la Commission, la Communauté stimule la concurrence et défait les liens entre les entreprises et les États. La Commission s'y emploie avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle y est encouragée de multiples façons : la théorie du libéralisme lui apporte un confort intel- lectuel ; de très nombreuses dispositions du traité de Rome et de la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg lui procurent le substrat juridique et la base de son pouvoir ; enfin, l'affaiblissement des États qu'induit le libéralisme est à ses yeux la voie obligée pour qu'apparaisse la nouvelle entité supranationale qu'elle appelle de ses vœux.

Il n'est pas surprenant que cette action communautaire ait un effet sur la sécurité des États et leurs intérêts à long terme, malgré les précautions inscrites dans le traité de Rome ; il en est ainsi, par exemple, lorsqu'elle s'attaque à des secteurs qui sont liés à la sécurité des États, que ce soit l'énergie - gaz, électricité, pétrole -, les transports aériens ou maritimes, les télécommunications ou encore les secteurs industriels qui développent les techniques nécessaires à une défense efficace.

Comme le droit communautaire prime le droit national, comme la sécurité du pays, directement ou indirectement,

1. Depuis la ratification du traité sur l'Union européenne, on parle habituellement de l'« Union européenne » et non plus de « Communauté ». L'« Union » est fondée sur la « Communauté européenne » et sur des « formes de coopérations » intergou- vernementales. Cf. chapitre XII.

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i m m é d i a t e m e n t o u à t e r m e , p e u t ê t r e a t t e i n t e , u n e c r i t i q u e r a d i c a l e - c ' e s t - à - d i r e à l a r a c i n e - d e l ' a c t i o n d e l a

C o m m u n a u t é e t d e s e s p r é s u p p o s é s t h é o r i q u e s e s t s a n s d o u t e

u t i l e ; n o u s e s s a i e r o n s d ' e n f a i r e l ' a n a l y s e a u x p l a n s j u r i -

d i q u e , t e c h n i q u e , é c o n o m i q u e e t i n s t i t u t i o n n e l . O n y v e r r a

u n e g r a n d e u n i t é d e d é m a r c h e , u n e d é m a r c h e g u i d é e p a r u n

b u t q u i n ' e s t p a s t o u j o u r s e x p l i c i t é . C e t t e a n a l y s e e s t n é c e s -

s a i r e : p o u r p o u v o i r o r i e n t e r l a d é m a r c h e c o m m u n a u t a i r e , i l f a u t e n v o i r c l a i r e m e n t l e s r e s s o r t s .

D ' a u t r e s f o r m e s d e c o o p é r a t i o n e n t r e l e s É t a t s

O n v e r r a a u s s i q u e l a c o o p é r a t i o n e n t r e l e s É t a t s m e m b r e s

d e l a C o m m u n a u t é n e s e f a i t p a s s e u l e m e n t s u r l e m o d e

c o m m u n a u t a i r e ; i l e x i s t e d é j à u n e E u r o p e c o m p l e x e , f a i t e d e

C o m m u n a u t é e t d e c o o p é r a t i o n s i n t e r g o u v e r n e m e n t a l e s .

C i r c u l a t i o n d e s p e r s o n n e s a v e c l e s a c c o r d s d e S c h e n g e n , c i r -

c u l a t i o n d e s p r o d u i t s « p r o l i f é r a n t s », f a b r i c a t i o n d e s a r m e s ,

c o n s t r u c t i o n a é r o n a u t i q u e a v e c A i r b u s s o n t t r a i t é e s s u r l e

m o d e d e l a c o o p é r a t i o n e n t r e É t a t s . M a i s c ' e s t p o u r a i n s i

d i r e d e f a ç o n h o n t e u s e , e t l a C o m m i s s i o n s ' e s t d o n n é l e

d r o i t , il e s t a s s e z p i q u a n t d e le r e m a r q u e r d a n s c h a q u e c a s ,

d e t r a i t e r c e s c o o p é r a t i o n s a v e c u n e c e r t a i n e h a u t e u r , c o m m e

u n e p r a t i q u e d é s u è t e q u ' e l l e v e u t b i e n t o l é r e r , m a i s q u ' e l l e

p o u r r a i t f a i r e r e v e n i r d a n s le d r o i t c h e m i n c o m m u n a u t a i r e , s i e l l e l e v o u l a i t .

C a r l a c o n s t r u c t i o n e u r o p é e n n e n ' a v a i t p a s c r é é d e l i e u o ù

p u i s s e ê t r e é t a b l i e l a c o h é r e n c e e n t r e l e s o b j e c t i f s é c o n o -

m i q u e s d e l a C E E e t l e s p r é o c c u p a t i o n s d e s é c u r i t é d e s É t a t s ,

a l o r s q u e l ' i n t é g r a t i o n é c o n o m i q u e r e n d r a d e p l u s e n p l u s

i n o p é r a n t e s l e s m e s u r e s q u e c h a q u e É t a t d e v r a p r e n d r e a u

n o m d e l a s é c u r i t é d u p a y s . I l n e p a r a î t p a s s u f f i s a n t d e f a i r e

l e c o n s t a t p a s s i f d e l a d i m i n u t i o n d e s m o y e n s l a i s s é s a u x É t a t s . . .

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l'Union pour atteindre ses nouveaux objectifs, ce sera l'équi- libre interne à l'Union entre Communauté et coopération entre États, entre le développement économique et la poli- tique, la vraie, notre place dans le monde, nos relations avec les autres grandes puissances, avec les pays en voie de déve- loppement, etc. Le marché intérieur étant aujourd'hui suffi- samment réalisé, peut-être verra-t-on l'Europe progresser à la façon dont l'avait imaginé le plan Fouchet - hypothèse émise par Jacques Delors lui-même

Certes une politique ne peut pas être guidée seulement par le besoin de sécurité : « Celui qui ne pense qu'à sa sécu- rité est déjà mort », disait Goethe ; mais une réflexion sur la sécurité du pays permet d'alerter, de montrer des points de faiblesse - la confiance excessive dans le libéralisme et le « dépérissement des États » maintes fois annoncé et fré- quemment souhaité en sont quelques-uns - et de proposer des orientations, en mettant le doigt sur les risques.

Que l'on cherche sans se lasser à rapprocher les visions stratégiques des États de l'Union, sans se dissimuler les divergences.

Que l'on dessine les domaines sur lesquels sont vraiment solidaires tous les États de l'Union européenne ou, à défaut, quelques-uns d'entre eux seulement, que l'on veille à ce que la recherche de l'efficacité technique ou économique, guidée par l'objectif légitime mais limité du bien-être, n'en vienne pas à affaiblir les moyens de la sécurité du pays, et que l'on bâtisse, de façon souple et pragmatique, des coopérations adéquates qui permettront aux États et aux entreprises en qui ils peuvent avoir confiance de réunir les conditions écono- miques, technologiques et industrielles de la sécurité des pays de l'Union européenne.

1. « En matière de politique étrangère et de sécurité le contenu du traité est assez proche du célèbre plan Fouchet, défendu naguère par le général De Gaulle. » Le Figaro du 18 juin 1992. La date est-elle fortuite ?

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B I B L I O G R A P H I E

A notre connaissance, il n'y a guère de livres sur la relation entre sécurité des États et économie dans le contexte de la

CEE ou de l'Union européenne (par contre, bien des articles de revue abordent certains aspects de la question) ; il y a de nombreux ouvrages sur une « défense européenne » au sens de « défense militaire », y compris la fabrication d'arme- ments. On trouve également des livres sur la relation entre la puissance économique et la puissance militaire, sur la « mondialisation » de l'économie, sur les nouvelles formes de menace. La bibliographie sur la Communauté écono- mique européenne et sur l'Union européenne, quant à elle, est immense.

On se borne ici à citer quelques-uns des titres dont nous avons connaissance, pour illustrer les différents aspects de la question.

Les changements stratégiques

Jean-Marie GUÉHENNO, La Fin de la démocratie, Flammarion.

Paul KENNEDY, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot.

Pierre LELLOUCHE, Le Nouveau Monde, de l'ordre de Yalta au désordre des nations, Grasset ; Hachette-Pluriel.

Bernard DE MONTFERRAND, La Vertu des nations, Hachette Pluriel.

Jean-Christophe RUFIN, L'Empire et les nouveaux bar- bares, Lattès ; Hachette-Pluriel.