la fÉe aux miettes

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« LA FÉE AUX MIETTES » DE CHARLES NODIER Communication de M. Brian G. ROGERS (Johannesbourg) au XXXIe Congrès de l'Association, le 26 juillet 1979. Pour Charles Nodier, le fantastique et le surnaturel en littérature sont synonymes d'onirisme. Son univers est incompréhensible si on ne le considère comme une tentative pour exprimer sa foi en une réalité révélée par la vie nocturne. Angoissé par ce qu'il appelle sa dualité, vivant dans un monde auquel il ne croit guère, et s'échappant par ses rêves dans un nouvel univers qu'il ne saurait partager, Nodier s'efforce de recréer ses illusions réconfortantes par les moyens d'une écriture qui reproduit quelques-unes des qualités hallucinatoires trouvées dans le sommeil. Smarra, par exemple, est la description d'une suite de cauchemars. Trilby est la juxtaposition tragique de l'amour trouvé dans les rêves et de l'amour terrestre. La Fée aux Miettes, le chef-d'œuvre incontesté de Nodier, décrit le pèlerinage difficile du héros Michel, qui, aidé par Saint-Michel et par la vision de la femme idéale, traverse en somnambule un monde hostile, semé de pièges et de déceptions, à la recherche de la clef qui résoudra le dilemme du rêveur qui a peur de la réalité qu'apporte le réveil. Conte fantastique, conte onirique, dont l'atmosphère irréelle est l'expression d'une réalité recomposée. Ce sont quelques-unes des techniques introduites par Nodier pour reproduire consciemment la cohérence de ses rêves que nous nous proposons d'examiner ici. Il s'agit, dans la plupart des cas, de leitmotive symboliques — de la répétition de noms, de dates, de chiffres presque cabalistiques, et, surtout, du refrain central de la Mandragore qui chante. 152 BRIAN G. ROGERS

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Page 1: LA FÉE AUX MIETTES

« LA FÉE AUX MIETTES » DE CHARLES NODIER

Communication de M. Brian G. ROGERS

(Johannesbourg) au XXXIe Congrès de l'Association, le 26 juillet 1979.

Pour Charles Nodier, le fantastique et le surnaturel en littérature sont synonymes d'onirisme. Son univers est incompréhensible si on ne le considère comme une tentative pour exprimer sa foi en une réalité révélée par la vie nocturne. Angoissé par ce qu'il appelle sa dualité, vivant dans un monde auquel il ne croit guère, et s'échappant par ses rêves dans un nouvel univers qu'il ne saurait partager, Nodier s'efforce de recréer ses illusions réconfortantes par les moyens d'une écriture qui reproduit quelques-unes des qualités hallucinatoires trouvées dans le sommeil. Smarra, par exemple, est la description d'une suite de cauchemars. Trilby est la juxtaposition tragique de l'amour trouvé dans les rêves et de l'amour terrestre. La Fée aux Miettes, le chef-d'œuvre incontesté de Nodier, décrit le pèlerinage difficile du héros Michel, qui, aidé par Saint-Michel et par la vision de la femme idéale, traverse en somnambule un monde hostile, semé de pièges et de déceptions, à la recherche de la clef qui résoudra le dilemme du rêveur qui a peur de la réalité qu'apporte le réveil. Conte fantastique, conte onirique, dont l'atmosphère irréelle est l'expression d'une réalité recomposée. Ce sont quelques-unes des techniques introduites par Nodier pour reproduire consciemment la cohérence de ses rêves que nous nous proposons d'examiner ici. Il s'agit, dans la plupart des cas, de leitmotive symboliques — de la répétition de noms, de dates, de chiffres presque cabalistiques, et, surtout, du refrain central de la Mandragore qui chante.

152 BRIAN G. ROGERS

La Fée aux Miettes, vieille mendiante de Granville, donne son portrait à Michel le charpentier. Il y découvre les traits de la reine de Saba dont le regard lui fait concevoir la possibilité d'un amour idéal. Rien ne rattache le visage de Bel- kiss à celui de sa vieille amie, mais quand il lui demande si elle sait comment il pourrait accéder à la femme de ses rêves :

Elle est devant tes yeux, répondit la Fée aux Miettes, et ne la reconnais-tu pas? (1)

C'est ainsi que Nodier pose, d'une façon toute nouvelle, le problème qu'il aborde dans presque tous ses écrits : comment concilier avec la réalité ordinaire un besoin permanent de s'évader dans un autre univers correspondant à ses désirs les plus intimes ? Ces désirs, il ne cesse de les projeter dans un

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univers imaginaire, composant ainsi romans, contes et « souvenirs », situés tous à mi-chemin entre rêve et réalité. Dans La Fée aux Miettes, le portrait de la veuve de Salomon est le symbole pour Michel de son rêve d'une femme idéale, comme la composition de la nouvelle est le moyen pour Nodier de se plonger dans un autre monde. L'écrivain ne le cherche plus que dans une vie parallèle à la réalité, ou dans l'espoir d'une vie future correspondant à ses rêves. Quand Michel trouve le ressort qui révèle, à l'intérieur du médaillon de la Fée aux Miettes, l'image de la Reine de Saba, il s'engage dans un chemin au bout duquel il apprendra que Belkiss et la Fée aux Miettes sont la même femme, et que les deux portraits peuvent se fondre dans un univers magique dont la porte s'ouvre devant les appels de la mandragore qui chante — allégorie du voyage de Nodier à travers le dédale de ses propres désirs et déceptions. Au moment d'écrire son chef- d'œuvre, Nodier a atteint un équilibre étrange et précaire, qui lui permet de concilier avec la réalité ses chères illusions, dont il reconnaît maintenant que leur caractère transitoire sur terre annonce un avenir mystique où l'illusion deviendra réalité.

(1) Contes, Sommaire biographique, Introduction, Notices, Notes, Bibliographie et appendice critique par Pierre-Georges Castex, Paris, Gamier, 1961, p. 225.

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Pour peindre ce voyage à travers sa vie secrète, Nodier a recours à une forme et à un langage qu'il perfectionnait depuis longtemps. La transposition de rêves éveillés et d'illusions fournies par l'inconscient nécessitait l'emploi d'un canevas • onirique qui permettrait de transposer sa propre histoire en l'équivalent littéraire d'un songe — approche presque instinctive qu'il n'a cessé de suivre depuis la composition de Smarra. Il fallait, pour transcrire ses balbutiements de somnambule, une forme d'écriture appropriée à l'ambiguïté du sujet — l'irruption du rêve dans la réalité diurne, thème dont La Fée aux Miettes est l'illustration, comme De Quelques phénomènes du sommeil en est une tentative d'analyse. C'est pourquoi l'histoire des « demi-confidences » de Michel et de son créateur prend rapidement le caractère d'un « labyrinthe fantastique ». (2)

La structure du récit établit une complicité étroite entre Michel et le lecteur. Un « fou » raconte son histoire, non telle que l'on peut la résumer, comme si elle était narrée par un témoin objectif, mais telle qu'elle s'est présentée à son esprit naïf et sincère. Nodier nous fait pénétrer dans un dédale qui, comme tous les labyrinthes — ou comme tous les rêves — , possède sa propre logique — qui renforce la certitude de Michel, du narrateur, de l'auteur, et enfin du lecteur lui-même, que l'homme a accès à une seconde réalité.

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L'histoire de Michel est conçue comme une « suite de notions claires et certaines » (3) dont l'enchaînement possède une cohérence qui reste inexplicable au héros, enfermé dans son asile, tant qu'il n'a pas trouvé la mandragore qui chante. Les événements qui composent sa vie passée, dont la fleur mystique lui révélera la clef, possèdent cependant la clarté d'un rêve éveillé dont l'auteur reproduit consciemment l'atmosphère et le caractère. Un certain nombre de leitmotive, que nous nous proposons d'examiner maintenant créent, à l'intérieur du roman, une logique que nous pourrions appeler soit onirique, soit fantastique.

2.) Ibid, p. 183-184. 3) Ibid, p. 184.

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La réverbération du nom de Michel, par exemple, est caractéristique de l'atmosphère irréelle de son histoire. Les aventures de Michel et de la Fée aux Miettes sont placées sous le signe de saint Michel. Le narrateur rencontre le jeune homme dans le jardin de l'asile de Glasgow le jour de la saint Michel, et le temps de sa narration s'étend depuis le matin jusqu'au coucher du soleil du vingt-deuxième anniversaire du héros. Les étapes principales de sa vie sont marquées par le retour inexorable de la fête de son saint patron. C'est le jour de la saint Michel que son oncle annonce au garçon de quinze ans qu'il doit choisir un métier pour se protéger contre les hasards d'une Providence qui lui a déjà enlevé ses parents (4). C'est sur les grèves du Mont Saint-Michel, presque à l'ombre de cette « église miraculeuse » (5) qu'il a l'habitude de rencontrer la Fée aux Miettes, car elle a « une grande dévotion à saint Michel » (6). C'est le jour de la saint Michel qui marque son seizième anniversaire qu'il fait présent à son amie de ses économies pour la première fois, que son oncle annonce son départ et qu'il commence seul son nouveau métier de charpentier (7). C'est deux ans plus tard, toujours à la même date, qu'il retrouve la Fée aux Miettes sur les grèves du Mont Saint-Michel, lui sauve la vie, lui donne pour la deuxième fois les économies que son oncle a cachées dans les boutons de son habit, et consent à l'épouser un jour. Le même soir, il rêve de la Fée aux Miettes, transformée en une multitude de princesses jeunes et belles, avant de partir sans argent pour les ports normands, où il passe deux années difficiles (8). Il s'embarque sur La Reine de Saba « le propre jour de la saint Michel » (9) ; le lendemain, il retrouve la Fée aux Miettes, lui sauve la vie pour la deuxième fois, lui donne ses économies pour la troisième fois, et reçoit le portrait de Belkiss (10). Deux jours avant le retour de son anniversaire.

(4) ibid, p. 188.

(5) Ibid, p. 197. Щ Ibid, p. 198.

Page 4: LA FÉE AUX MIETTES

(7) Ibid, p. 200-205.

(8) Ibid, p. 209-221.

(9) Ibid, p. 220.

(10) Ibid, p. 222-229.