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91 Réfractions 27 « La lutte politique, c’est aussi la lutte pour l’appropriation des mots. » Jacques Rancière* D ans une phrase de Humain, trop humain, intitulée «L’époque des constructions cyclopéennes », Nietzsche affirme : « La démocratisation de l’Europe est irrésistible : qui veut l’entraver use des moyens que l’idée démocratique a été la première à mettre entre les mains de chacun et rend ces moyens eux-mêmes plus commodes à manier et plus efficaces: les adversaires convaincus de la démocratie (je veux dire les esprits révolutionnaires) ne semblent exister que pour pousser les différents partis, par la peur qu’ils inspirent, toujours plus loin dans les voies démocratiques. » 1 Le titre de la sentence est bien clair puisque métaphoriquement il compare la démocratie à ces énormes blocs polis qui servaient de véritables murailles défensives dans l’Antiquité. La démocratie est une construction cyclopéenne car elle annule la possibilité du dehors : le démocrate n’aime que le démocrate. En tant que point de vue totalisant, la démocratie absorbe toute différence dans son intérieur. C’est la raison pour laquelle même ses adversaires exercent leur antagonisme par des voies démocratiques. La démocratie s’universalise tellement qu’elle supprime toute alternative : rien n’existe en dehors d’elle, puisqu’elle se consolide comme le seul sens possible de la réalité politique. Cette intuition nietzschéenne aiguë a une résonance actuelle aux oreilles de notre société politique, puisque, comme le soutient Alain Badiou, la démocratie est actuellement un emblème, qui se présente La critique anarchiste de la démocratie : Bakounine et le « moment machiavélien » Diego Paredes Goicochea Dossier * « Les démocraties contre la démocratie » (entretien) in Démocratie, dans quel état ? G. Agamben, A. Badiou et al. Paris, La fabrique, 2009 p. 97. 1 F. Nietzsche : Humain, trop humain, Le voyageur et son ombre, 275, p. 654, Le livre de poche, Paris, 1995.

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«La lutte politique,c’est aussi la lutte pour l’appropriation des mots.»

Jacques Rancière*

Dans une phrase de Humain, trop humain, intitulée «L’époquedes constructions cyclopéennes», Nietzsche affirme:

«La démocratisation de l’Europe est irrésistible : qui veut l’entraver usedes moyens que l’idée démocratique a été la première à mettre entre lesmains de chacun et rend ces moyens eux-mêmes plus commodes à manieret plus efficaces : les adversaires convaincus de la démocratie (je veux direles esprits révolutionnaires) ne semblent exister que pour pousser lesdifférents partis, par la peur qu’ils inspirent, toujours plus loin dans lesvoies démocratiques.»1

Le titre de la sentence est bien clair puisque métaphoriquement ilcompare la démocratie à ces énormes blocs polis qui servaient devéritables murailles défensives dans l’Antiquité. La démocratie est uneconstruction cyclopéenne car elle annule la possibilité du dehors : ledémocrate n’aime que le démocrate. En tant que point de vuetotalisant, la démocratie absorbe toute différence dans son intérieur.C’est la raison pour laquelle même ses adversaires exercent leurantagonisme par des voies démocratiques. La démocratie s’universalisetellement qu’elle supprime toute alternative : rien n’existe en dehorsd’elle, puisqu’elle se consolide comme le seul sens possible de la réalitépolitique. Cette intuition nietzschéenne aiguë a une résonance actuelleaux oreilles de notre société politique, puisque, comme le soutient AlainBadiou, la démocratie est actuellement un emblème, qui se présente

La critique anarchiste de la démocratie :Bakounine et le « moment machiavélien »Diego Paredes Goicochea

Dossier

* «Les démocraties contre la démocratie » (entretien) in Démocratie, dans quel état ?G. Agamben, A. Badiou et al. Paris, La fabrique, 2009 p. 97.

1 F. Nietzsche : Humain, trop humain, Le voyageur et son ombre, 275, p. 654, Le livrede poche, Paris, 1995.

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2 Voir Daniel Guérin, La lutte de classes sous laPremière République. 1793-1797, Paris,Gallimard, 1968.

3 Platon, Œuvres complètes, T.I. VIII, 557 b,Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1950.

4 Théorie générale de la Révolution. Textesassemblés et annotés par E. Lesourd d’aprèsG.P. Maximov, Les nuits rouges, 2001, p. 215.

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comme « l’intouchable d’un systèmesymbolique». L’axiome de cet emblèmeest que «tout le monde» est démocrate etne pas l’être est mal vu par « tout lemonde». Au fond la démocratie souffred’une endogamie politique qui manifesteen même temps un rejet de ce qui estradicalement étranger et une volontéd’intégrer ce qui est différent. Cependant,comme l’affirme aussi Badiou, cetemblème qui d’après Nietzsche estdevenu une aeterna veritas doit êtredestituée.

Pour commencer à destituerl’emblème, tout d’abord il faut recon-naître que son sens est fluide, changeant,et que, par conséquent, au fond la démo-cratie n'a pas un caractère immuablemais qu’il y a une controverse sur sa signi-fication. La démocratie contemporaine,celle qui se présente comme unemblème, est la démocratie libérale parle-mentaire, cette forme de gouvernementpropre au capitalisme et donc,fonctionnelle à l’économie de marché.Notre démocratie actuelle n’a rien à voir,alors, avec la politique immanente aupeuple, avec l’égalité matérielle quipermet que quiconque puisse prendre encharge les affaires de la communauté,mais avec le domaine de l’individuégoïste qui ne veut que des garantiespour son bonheur et son bien-être privé.Ainsi, notre démocratie libérale estbeaucoup plus proche de celle que Platoncritique dans le livre VIII de la Républiqueque de la démocratie directe qui plongeses racines dans la Révolution française2.Platon reconnaît que la démocratie est

une certaine forme de constitution maisil met l’accent non pas tellement sur laforme que sur le citoyen qui «ordonneradans le privé sa propre existence selontelle ordonnance qui lui conviendra»3. Cedémocrate cherche alors, son proprebien-être et c’est pour cela qu’ilconsidère, d’une part, que tout estdisponible et d’autre part que son but estd’agir comme il le désire. Autrement dit,le démocrate poursuit son propre bien àsa façon. L’attitude du démocrate quePlaton critique est similaire au mode devie que défend aujourd’hui toutdémocrate libéral ; celui qui déteste laparticipation publique et qui appelletotalitaire tout appel au «commun».

II.

D’habitude l’anarchie est pensée commel’autre du despotisme, de la monarchie,mais aussi de la démocratie. L’anarchie,définie comme an-arkhé est précisément« l’absence de gouvernement », et ellen’est donc pas équivalente au gouver-nement du demos. Cependant, laprécision étymologique d’an-arkhé n’apas le dernier mot. Un cas paradig-matique peut être celui de MichelBakounine qui, comme on le verra plusloin, fait une critique lapidaire dusystème représentatif de la démocratietout en reconnaissant que si «ce mot dedémocratie ne (veut) dire autre chose quele gouvernement du peuple, par lepeuple et pour le peuple […] dans cesens nous sommes certainement tousdes démocrates »4. Que veut direBakounine avec cette affirmation ?Reconnaîtrait-il qu’il y a une sorte depont entre l’anarchisme et ladémocratie?

Cette affirmation apparaît dans uncontexte très particulier, puisque sonobjectif, dans le passage dont la dernièrecitation est tirée, est de montrer que l’État

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5 Ibid. p. 215.6 Voir mon article « L’anarchisme entre

libéralisme et moment machiavélien »,Réfractions 24, mai 2010.

7 Voir J.G.A. Pocock, Le moment machiavélien. Lapensée politique florentine et la traditionrépublicaine atlantique. Paris, P.U.F., 1997.

8 M. Abensour : La démocratie contre l’État. Marxet le moment machiavélien. PUF, Paris, 1997, p. 7.

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démocratique est une contradiction dansles termes. Comment peut-on qualifierl’État de démocratique alors qu’il est basésur la force, l’autorité, la domination etl’inégalité et que la démocratie est legouvernement de tous où, précisément, iln’y a pas de gouvernés5 ? L’idée deBakounine serait que dans une véritabledémocratie, où de fait tous gouvernent,on doit se passer de l’État. Ainsi, ce queBakounine réfute de la démocratie n’estpas le gouvernement du demos – qu’ilentend réellement comme l’autogouver-nement de la masse de citoyennes et decitoyens – mais son lien contradictoireavec l’État. C’est-à-dire, outre la classiquecritique anarchiste de l’État, n’y a-t-il pasdans ces affirmations de Bakounine unetentative pour montrer qu’une com-munauté politique ne peut s’auto-gouverner démocratiquement que si ellerefuse l’exploitation, les inégalités,l’autorité et la prévalence inhérentes àl’État? Les connaisseurs de la traditionanarchiste peuvent répondre immé-diatement que parler de politique dansl’anarchisme est déjà une contradiction,puisque pour Bakounine et pour toute latradition anarchiste du XIXe et du débutdu XXe siècle, la politique est équivalenteà l’État, et par conséquent, on n’a jamaischerché une révolution politique maistoujours une révolution sociale.Cependant, en dissociant la démocratiede l’État n’est on pas en train de suggérerque ce qui est en jeu dans la révolutionsociale est précisément une autre façonde penser la communauté politique?

Dans ce texte, je voudrais défendreprécisément l’idée que dans Bakounineil y a un questionnement sur la politiqueelle-même, sur l’être de la politique et enparticulier sur la politique démocratique.Cependant, ceci ne veut aucunementdire que Bakounine s’inscrit dans latradition de la démocratie libérale. Bienau contraire, l’auteur rejette la tendance

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libérale classique et à sa place, ilrevendique la vie active et la libertépublique du peuple. C’est en cela,comme je l’ai déjà écrit ailleurs6, queBakounine peut être inscrit dans ce qu’onappelle le « moment machiavélien ».Cette expression, originairement forgéepar John G.A. Pocock7, a été utiliséerécemment par Miguel Abensour pourmontrer que Machiavel est le fondateurd’une philosophie politique moderne quiréhabilite la nature politique de l’êtrehumain dans le cadre d’un paradigmecivique, humaniste et républicain. Ceparadigme est la « face cachée » de lamanière habituelle d’aborder la politiquedu point de vue du modèle juridico-libéral puisqu’il assigne comme objectifde la politique «non pas la défense desdroits mais la mise en pratique de la‘politicité’ première sous la forme d’uneactive participation citoyenne dans lachose publique»8.

Abensour définit le « momentmachiavélien» à partir de trois éléments.Le premier est basé sur la réactivation,pendant la première époque de lamodernité occidentale, de l’ancien biospolitikos, c’est-à-dire, la reconnaissancede l’être humain comme un animalpolitique qui consacre sa vie à l’actionpublique et qui n’atteint son excellencequ’en tant que citoyen. Cette réhabi-litation de la vie active, qui reconnaît lanature langagière de l’être humainorientée vers la prise de décisions encommun, impulse un humanismecivique situé aux antipodes de la vie

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contemplative de l’être humainmédiéval.

Le deuxième élément soutient quecette revendication de l’animal politiquene se satisfait que dans la forme-république où le vivere civile est primor-dial et où se révèle une historicité.Finalement, le troisième élément argu-mente que cette forme-républiqueinaugure un type de temporalité quirejette l’éternité de l’Empire ou de laMonarchie universelle.

La forme-république assume lafinitude temporelle et crée un ordremondain qui n’échappe pas à lacontingence propre à l’événement.

Cette participation active aux affairescommunes de la cité, caractéristique du« moment machiavélien », a peud’importance dans la conception de l’Étatlibéral, dans laquelle ce qui est central estla protection des droits considérés commeinnés et inaliénables. Bien qu’il y aitplusieurs sortes de libéralismes, laplupart d’entre eux partage l’idée, depuisLocke, que la société politique advientprécisément pour assurer ces droitsinviolables de l’individu. Ces droits sontdes limites que ni d’autres individus niles pouvoirs publics ne peuventoutrepasser. C’est pour cela que lelibéralisme politique soutient que « l’Étatdispose de pouvoirs et de fonctionslimités»9. Dans ce cas, le souverain n’estpas legibus solutus, n’est pas au-dessusdes lois, mais il est inexorablementsoumis à elles. Ainsi donc le présupposéde droits naturels et imprescriptiblesdétermine que la souveraineté ne peutpas avoir d’incidence envers une partiede l’existence humaine et même, qu’elledoit se limiter à les protéger. Ainsi, l’État

9 Norberto Bobbio : Libéralisme et démocratie,p. 11. Paris, Les éditions du Cerf, 1996.

10 Ibid., p. 12.11 Ibid., p. 13.

ne doit pas imposer un idéal ou uneconception substantive de bonne viemais établir les conditions pour que lescitoyens aient la liberté de chercher leurspropres idéaux. En quelques mots, lepouvoir souverain ne peut pas déter-miner les intérêts, les goûts, les préfé-rences des individus, mais sauvegarder lapluralité des modes de vie en évitant qu’ily ait des conflits entre eux. Cetteconception met en évidence le type deliberté que défend le libéralisme : celleappelée liberté de ou liberté négative, c’est-à-dire la liberté que l’État n’interfère pasdans la vie privée des individus. Cetteliberté négative peut être comparée àcelle que Benjamin Constant appelle la« liberté des modernes ». Constantaffirme que:

«Le but des modernes est la sécurité dansles jouissances privées et ils nommentliberté les garanties accordées par lesinstitutions à ces jouissances.»10

Il est évident que ce type de libertélibérale est pré-politique, puisqu’elle selimite à la jouissance privée. La pluralitéd’intérêts ne se vit que dans le forintérieur de l’individu et c’est pour celaque l’État doit garantir un espace neutredans lequel la sécurité, la concorde et lapaix des citoyens soient préservées. C’està partir de là que Constant signale quenotre liberté, en tant que modernes «doitse composer de la jouissance paisible del’indépendance privée »11. Ainsi donc,l’État libéral rend possible l’existenced’une sphère de vie dans laquellel’individu peut faire ce qu’il veut tant qu’iln’interfère pas dans la liberté des autres.

Tout ce qui vient d’être dit montre quela relation entre libéralisme et démocratien’est pas évidente. Même si noussommes habitué-e-s à l’existenceactuelle de la démocratie libérale, cetteforme d’État et de gouvernement paraîten principe contradictoire. Commentconcilier la souveraineté populaire avec

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12 Alain Badiou : D’un désastre obscur. (Droit, État,Politique), p. 37, éditions de l’aube, La Tourd’Aigues 1991.

13 Ibid., p. 37.14 Voir D.Guérin, L’anarchisme, de la doctrine à

l’action, Paris, Gallimard, 1965 et R.Rocker,Nationalisme et culture, Les éditionslibertaires-éditions CNT-R.P., Pais, 2008.

15 M.Bakounine, Œuvres complètes, vol. 8, p. 165.

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la défense des droits inaliénables? PourConstant, par exemple, la distribution dupouvoir politique parmi tous les citoyenspeut aboutir à la soumission de l’individuà l’autorité du corps collectif. C’est pourcela que l’union entre libéralismepolitique et démocratie ne peut réussirqu’en acceptant une souveraineté limitéeet relative et en plaçant l’individu aucentre de ce système d’État et de gouver-nement. La démocratie libérale est alorsun équilibre, un compromis qu’à traversles mécanismes de représentation, ladécision par majorité et la division etl’indépendance des pouvoirs, essaied’accorder la souveraineté populaire avecla défense des droits individuels.

Ceci dit, comme on le disait plus haut,cette primauté et centralité des intérêtsindividuels et des jouissances privées estétroitement connectée avec l’économiede marché. La liberté de cette démocratielibérale n’est pas une liberté publique, departicipation collective, mais une libertéd’élection, soit de certains produits ouservices du marché, soit de plaisirs privés.La démocratie libérale doit assurer lesdroits d’opinion, de presse, d’association,mais aussi d’entreprise et de propriété.Ainsi, ce type de démocratie « exigecomme condition régulatrice l’auto-nomie du capital, les propriétaires, lemarché»12. Mais, en plus, elle fonctionneuniquement sous la formule de lareprésentation parlementaire et, parconséquent, ne peut penser la politiquequ’à travers la forme-État.Autrement dit,la démocratie libérale est en même tempsune forme de gouvernement subor-donnée à l’État et fonctionnelle àl’accumulation capitaliste. Alain Badiouappelle ce type de démocratie, enparticulier dans sa forme actuelle,«capitalo-parlementarisme». Pour le direavec ses mots, ce «régime est « le modetendanciellement unique de la politique,le seul à combiner l’efficacité écono-

mique (donc le profit des propriétaires)et le consensus populaire»13.

III.

La conséquence théorique de lalimitation que le libéralisme politiqueexerce sur la souveraineté est, sans nuldoute, le postulat de l’État minimal. Laliberté individuelle est protégée dans lamesure où est contrôlée l’ingérence dupouvoir politique dans les affaires privéesdes citoyens. Cet antagonisme dulibéralisme et de l’État a fait que plusieursthéoriciens, par exemple NoamChomsky et Rudolf Rocker14, ont postuléune relation directe entre le libéralismeet l’anarchisme. Dans cette version,l’anarchisme, en préconisant l’abolitionde l’État, serait une radicalisation dulibéralisme politique qui chercherait àréduire au minimum le pouvoir de l’État.Cependant, même si les deux courantssont issus des Lumières et de laRévolution française, leurs points dedépart sont complètement différents.

Dans Dieu et l’État, Bakouninereconnaît que les doctrinaires libéraux, enpartant de la liberté individuelle, appa-raissent comme des adversaires de l’État.«Ce sont eux qui ont dit les premiers quele gouvernement, c’est-à-dire le corpsdes fonctionnaires organisé d’unemanière ou d’une autre et chargéspécialement d’exercer l’action de l’État,était un mal nécessaire et que toute lacivilisation consistait en ceci, d’endiminuer toujours davantage les attributset les droits. »15 Cependant, pour

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Bakounine cette opposition est trom-peuse puisqu’elle cache le culte incondi-tionnel que les libéraux doctrinairesrendent à l’État. Ce culte a deux compo-santes, une théorique et une pratique. Lapremière dépend des intérêts de classe.La plupart des doctrinaires libérauxappartiennent à la bourgeoisie et sous ladevise laissez faire, laissez passer défendentune économie de marché dont ils sont lesseuls bénéficiaires et qui, en dernièreinstance, a besoin de l’État poursoumettre la masse et empêcher touteinsurrection.

La deuxième composante est enrapport avec le point de départ du libé-ralisme. Les libéraux partent de la libertéindividuelle et « ils doivent arriver, parune fatale conséquence, à la recon-naissance du droit absolu de l’État »16.Bakounine fait référence ici, en particulierau contractualisme moderne qui essaiede construire la légitimité de l’ordreétatique à partir du présupposé d’uneliberté individuelle pré-politique.

Alors, en termes théoriques, l’anar-chisme s’éloigne du libéralisme parceque ses présupposés sont différents.Tandis que les libéraux affirment que lesindividus ne sont pas un produit de lasociété, et par conséquent, qu’ils sontvraiment libres en dehors de l’ordresocial, Bakounine soutient que le pointde départ de toute civilisation humaineest la société, puisqu’elle est « le seulmilieu dans lequel puisse réellementnaître et se développer la personnalité etla liberté des hommes»17. En disant cela,Bakounine réaffirme que la libertéabstraite n’existe pas, qu’on ne peut laconcevoir qu’avec la liberté d’autrui. Lelibéralisme part d’une liberté absolue à

16 Ibid,. p. 166.17 Ibid., p. 166.18 Ibid., p. 173.19 Théorie générale de la Révolution, op. cit., p. 199.

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l’état naturel et après il renonce à elleavec la création de l’État. Ceci ne veut pasdire que dans l’État il n’y a pas de libertémais que la liberté originaire se voitréduite à une liberté négative. Ce queBakounine met en évidence est que lelibéralisme se contredit lui-même sur sespropres présupposés. Partir d’une libertéindividuelle asociale le conduit, à traversle contrat, à l’aliénation de cette liberténaturelle dans un tiers, c’est-à-dire, dansl’État. Ainsi donc, avec cette critique dulibéralisme Bakounine ne cherche pas,par conséquent, à défendre une liberténaturelle absolue, puisque l’anarchisterusse ne dit pas que le problème dulibéralisme soit l’aliénation de la libertéasociale, mais que cette liberté estinexistante. Autrement dit, la critique deBakounine vise les racines de la question,à savoir le présupposé libéral d’uneliberté individuelle préalable aux lienssociaux. Il soutient, face à cela, que laliberté anarchiste n’est possible que«dans la société et seulement par l’actioncollective de la société » et que l’êtrehumain « n’est « vraiment libre quelorsque tous les êtres humains qui[l’]entourent, hommes et femmes, sontégalement libres »18. Comme on le saitbien, cette critique aux présupposés dulibéralisme est étroitement liée à lacritique que fait Bakounine de l’État. Leproblème du libéralisme politique estqu’il peut devenir tout aussi absolutisteque la monarchie puisqu’au fond luiaussi il organise la société au bénéfice desclasses possédantes privilégiées. Ainsi,aussi bien le libéralisme que lamonarchie, et même la démocratie,trouvent leur fondement dans l’existencede l’État qui n’est «pas autre chose dansson essence, que le gouvernement desmasses de haut en bas»19. C‘est pour celaque Bakounine considère que « l’État, estprécisément synonyme de contrainte, dedomination par la force, camouflée si

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20 Ibid., p. 199.21 Ibid., p. 212.22 Ibid., p. 197.23 Ibid., p. 201.

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possible, au besoin brutale et nue »20.Ainsi, l’anarchiste russe se proposed’aller à la racine du pouvoir politique etconsidère que la domination ne dépendpas des différentes formes du gouver-nement mais du principe même de l’État,un principe qui même s’il peut sedéguiser sous des formes démocratiques,est toujours despotique. Ce despotismes’exerce parce que le pouvoir de l’Étatn’est compatible qu’avec la liberté desclasses qu’il représente dans la mesureoù « il n’a d’autre mission que deprotéger l’exploitation du travail par lesclasses économiquement privilégiées»21.Dans le même sens que Marx, Bakounineconsidère que l’État est le dernier garantde l’exploitation du travail humain, et, parconséquent, il s’oppose à la liberté dupeuple. Il ne représente ni le bien-êtrecollectif ni la liberté de tous, maisseulement les intérêts de la classe quiexploite.

Pour Bakounine, la forme degouvernement qui exerce le mieux cettedomination est précisément la démo-cratie libérale puisqu’elle cache sonpouvoir despotique sous le manteau dela volonté populaire et des droitspolitiques. Dans le capitalisme, cettevolonté du peuple est toujours unefiction, puisqu’elle ne s’exerce pas sousdes conditions d’égalité, de justice et deliberté. De fait, la volonté populaire nefonctionne qu’à l’intérieur du cadre d’unsystème représentatif qui place toujoursles intérêts des gouvernants au-dessusdes aspirations populaires. Pour le direavec les mots de Bakounine:

«L’industrie capitaliste et la spéculationbancaire s’accommodent parfaitement dela démocratie dite représentative ; carcette structure moderne de l’État, fondéesur la pseudo-souveraineté de la pseudo-volonté du peuple prétendument expri-mée par de soi-disant représentants dupeuple dans de pseudo-assemblées

populaires réunit les deux conditionspréalables qui leur sont nécessaires pourarriver à leurs fins, savoir la centralisationétatique et l’assujettissement effectif dupeuple souverain à la minorité intellec-tuelle qui le gouverne, soi-disant lereprésente, et l’exploite infailliblement.»22

Comme la citation le met en évidence,le système représentatif est, pourBakounine, une illusion. Dans la démo-cratie représentative, où prospèrent laproduction capitaliste et la spéculationbancaire, le peuple ne possède pas lesconditions matérielles pour s’occuper desaffaires du gouvernement. Il n’a non plusni le temps, ni l’expérience ni l’éducationnécessaires. C’est pour cela que lesfonctions du gouvernement restent entreles mains des classes privilégiées, c’est-à-dire de la bourgeoisie qui ditreprésenter les intérêts de l’ensemble dela société. Cependant, comme Bakouninele signale constamment, la bourgeoisieest guidée par ses propres intérêts et nereprésente que sa propre classe. Étantdonné que la démocratie représentativeest fondée sur l’inégalité économique, iln’y a pas moyen pour que le peuplepuisse exercer sa volonté. C’est ainsi que,des victoires démocratiques aussiimportantes que le suffrage universel, nesont que des acquis partiels, puisque, tantque le peuple est dominé par uneminorité qui contrôle les moyens deproduction, les résultats des élections parle suffrage universel seront toujours« antidémocratiques et absolumentopposés aux besoins, aux instincts et à lavolonté réelle des populations»23. Ainsi,la critique de Bakounine à la démocratielibérale parlementaire est basée sur sonrejet de l’État. Mais, de surcroît, étantdonné que tout pouvoir politique estdespotique et que tout droit politique

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24 Ibid., p. 215.25 Ibid., p. 215.26 M.Bakounine, Œuvres complètes, vol 8, p. 173.

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implique un privilège, la seule politiquevalable pour Bakounine serait celle quicherche finir avec la politique. C’est-à-dire que la seule politique recevable auxyeux de l’anarchiste russe est unepolitique négative qui a comme objectif ladémolition des institutions du gouvernementen général et de l’État.

IV

Nonobstant, pour penser avecBakounine au-delà de Bakounine, aprèsla destructrice critique de l’État, tout cequi reste ne doit pas être une politiquenégative. Lorsque Bakounine s’exprimecontre la démocratie représentative il nele fait pas contre toute forme dedémocratie, mais contre la démocratielibérale qui ne fonctionne que dans lecadre de l’État. C’est précisément pourcela que, comme nous le disions au débutde ce texte, « l’État démocratique » estpour lui une contradiction dans lestermes. Ainsi, dans l’anarchisme deBakounine l’acratie est le pouvoir dudemos qui s’érige contre l’État24 :

« L’État, le droit politique ou étatique,signifie force, autorité, domination; […]cela suppose en fait l’inégalité. Là où toutle monde gouverne, il n’y a pas degouvernés, il n’y a pas d’État ; là où tousles individus jouissent des mêmes droitsde l’homme tous les droits politiquess’abolissent d’eux-mêmes. Le droitpolitique signifie privilège; mais là où toutle monde dans une égale mesure estprivilégié, les privilèges cessent d’existeret le droit politique est réduit à néant.Aussi bien, les mots : État démocratiqueet égalité des droits politiques signifientni plus ni moins abolition de l’État etsuppression de tous les droits politiques.»C’est ici que fait son apparition

l’événement machiavélien : Bakounine,

au lieu de nier la politique, la réhabiliteen tant que vie active s’occupant énergi-quement de la chose publique. L’êtrehumain exerce sa liberté, qui est toujourscollective, à travers l’action dans unespace commun basé sur « la plus étroiteégalité et solidarité de chacun avec tous»(ibid.). Dans cet espace « tous gou-vernent» et «tous ont les mêmes privi-lèges ». Ce qui, selon Bakounine, setraduit par la non existence dans cetespace partagé d’une différence entregouvernants et gouvernés et aussi parl’absence de privilèges. Cependant, c’estici où l’être humain exerce vérita-blement la démocratie et où se produitl’abolition aussi bien de l’État que dudroit politique. Ce qui permet àBakounine de conclure :

« Ce mot de démocratie ne (veut) direautre chose que le gouvernement dupeuple par le peuple et pour le peuple, encomprenant sous cette dernière déno-mination toute la masse de citoyens – etaujourd’hui il faudrait ajouter, descitoyennes aussi – qui forment unenation. Dans ce sens nous sommescertainement tous démocrates.»25

C’est de cette façon que Bakouninefavorise le pouvoir du demos. Ici l’anar-chisme n’est que synonyme d’absence degouvernement tant qu’on fasse référenceà l’autogouvernement, puisque ce n’estque quand le peuple s’occupe de sespropres affaires que la distinction entregouvernants et gouvernés est éliminée.De plus, dans ce cas, la liberté n’est pasindividuelle ni négative (elle ne se définitpas comme limite constitutionnelle aupouvoir de l’État, mais éminemmentpublique. La liberté est un produit socialbasé sur la reconnaissance réciproque entreles êtres humains, puisque « la libertéd’autrui, loin d’être une limite ou lanégation de ma liberté, en est aucontraire la condition nécessaire et laconfirmation»26.

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27 Théorie générale de la Révolution, op. cit., p. 199.28 Dans un commentaire à mon essai « Anar-

chisme, libéralisme et ‘moment machia-vélien’», Jean Christophe Angaut soutient quela politique pour Bakounine est toujoursnégative, c’est une politique qui se fait pouren finir avec la politique ou plutôt, « unepolitique qui prétend l’absorption dupolitique dans le social » (Réfractions 24, mai2010, version en espagnol : www.cilep.net/discussion.pdf). Mon propos, dans ce texte estprécisément celui de montrer que le rejetbakouninien de la politique est principa-lement un rejet de l’État et que dans sonaffirmation du pouvoir du demos et dans sadéfense de la liberté publique se mettent enmarche une action et une discussion sur lecommun qui montre comment Bakounines’occupe de l’être de la politique. Parconséquent, chez Bakounine il n’y a pasd’absorption du politique dans le social, maisune association des deux domaines : oncherche à mettre un terme à la transcendancede la politique, mais pas à son existence. Defaçon très subtile Bakounine montre que lepolitique et le social ne sont pas deuxdomaines séparés.

Cette liberté publique, digne dumoment machiavélien, se développecomme une véritable démocratie directede participation continue et d’auto-gestion du public. C’est une démocratiequi s’établit contre l’État car elle annule lepouvoir de la représentation et remplacece mécanisme par une libre organisationdes intérêts du peuple «de bas en haut,sans aucune immixtion, tutelle oucontrainte d’en haut»27. Mais, de surcroît,elle est une démocratie contre l’Étatparce qu’elle est basée sur le présupposéque la liberté ne peut exister sans l’égalitéet que, par conséquent, tout organismequi cherche à préserver l’exploitationd’une classe sur l’autre doit être aboli.Autrement dit, la démocratie défenduepar Bakounine n’a de sens que dans lecadre d’une société où l’exploitation dutravail est impossible et où chaquepersonne peut jouir de la richesse socialeproduite par le travail collectif. La démo-cratie anarchiste est, alors, anticapitaliste

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et, plus précisément, socialiste. Cecipourrait nous emmener à penser que cequi est en jeu dans cette démocratie n’estpas une réhabilitation de la politiquemais une absorption du politique dans lesocial. Mais ne c’est pas précisément lecas. Ce qui s’observe dans lesprécédentes affirmations de Bakounineest que la politique entendue en tantqu’action et discussion sur le commun dansun cadre d’égalité et de liberté, n’a de placeque dans une relation étroite avec le social28.

Inscrire Bakounine dans le momentmachiavélien et essayer de penser ladémocratie à partir de sa critique de l’Étatn’est pas un simple exercice académique,mais une immersion directe dans unconflit politique qui commence avec lalutte pour l’appropriation des mots. Anotre époque, la démocratie entenduecomme le pouvoir du demos ne peut exis-ter que comme la négation de la démo-cratie libérale, parlementaire, capitaliste.

Diego Paredes Goicochea

Traduit de l’espagnol par HeloísaCastellanos

Ce texte a été présenté mercredi 6 avril 2011 à la« Cátedra Libre » de l’Université de Tolima(Colombie). Je remercie les assistant-e-s pourleurs nombreux commentaires et les membres duCentro de Investigación Libertaria y de Edu-cación Popular (Cilep) pour leurs pertinentesremarques.

Doctorant en Philosophie de l’UniversitéNationale de Colombie, l’auteur a enseigné la

philosophie politique dans plusieurs universitésdu pays. Parmi ses publications, La crítica deNietzsche a la democracia (Unal, 2009), Eleterno retorno de lo mismo en Nietzsche

(CESO, 2005). Il est chercheur associé duCentro de Investigación Libertaria y de

Educación Popular (www.cilep.net).

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Dessin de Fabio Santin