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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014/2015 1 LA CONSOMMATION EN TANT QUE PHÉNOMÈNE SOCIAL Dans son acception la plus générale, la consommation des ménages se définit, au sens de la comptabilité nationale (donc au niveau macroéconomique), comme la valeur des biens et des services marchands utilisés pour la satisfaction des besoins individuels. La consommation est à la fois plus large et plus étroite que la dépense des ménages. Elle est en effet plus large car elle inclut l’autoconsommation des produits alimentaires, les avantages en nature versés par les entreprises, les loyers fictifs que paieraient les propriétaires s’ils étaient locataires de leur logement et les dépenses de santé remboursées par la Sécurité sociale à l’exception des frais d’hospitalisation. Elle est aussi plus restreinte car la comptabilité nationale ne classe pas dans la consommation des ménages les achats de logements, considérés comme investissements, ni les achats de ménage à ménage (les voitures d’occasion par exemple). 1 Les consommations finales, celles des ménages, entraînent la destruction immédiate des biens (alimentation) ou leur usure progressive (équipements électroménagers). La consommation est, à côté de la production et de la répartition, l’un des trois volets du domaine de l’économie. Elle est avant tout un acte économique qui dépend des prix des biens et services ainsi que des revenus des consommateurs. En faire un phénomène social ne suppose-t-il pas de l’appréhender d’abord comme un produit de l’histoire qui varie selon les époques considérées ? Cependant l’explication économique laissant apparaître certains vides, la vocation de la sociologie ne reviendrait-elle pas à combler ces interstices ? La société de consommation qui trouve son plein épanouissement pendant les « trente glorieuses » a-t-elle permis l’uniformisation de la consommation ? L’objet du propos se déclinera en trois points. Tout d’abord, il conviendra de prendre la mesure du caractère historique des besoins et donc de la consommation (I). Ensuite, il nous faudra combiner l’approche économique et sociologique de la consommation pour cerner au plus près le phénomène en remarquant que l’approche sociologique permet de combler les vides de l’analyse économique (II). Enfin, on se demandera dans quelle mesure la société de consommation de masse a permis une uniformisation de la consommation (III). 1 - Villieu (Patrick), Macroéconomie : consommation et épargne, Paris, La Découverte, 1997

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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014/2015

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LA CONSOMMATION EN TANT QUE PHÉNOMÈNE SOCIAL

Dans son acception la plus générale, la consommation des ménages se

définit, au sens de la comptabilité nationale (donc au niveau macroéconomique), comme la valeur des biens et des services marchands utilisés pour la satisfaction des besoins individuels. La consommation est à la fois plus large et plus étroite que la dépense des ménages. Elle est en effet plus large car elle inclut l’autoconsommation des produits alimentaires, les avantages en nature versés par les entreprises, les loyers fictifs que paieraient les propriétaires s’ils étaient locataires de leur logement et les dépenses de santé remboursées par la Sécurité sociale à l’exception des frais d’hospitalisation. Elle est aussi plus restreinte car la comptabilité nationale ne classe pas dans la consommation des ménages les achats de logements, considérés comme investissements, ni les achats de ménage à ménage (les voitures d’occasion par exemple).1 Les consommations finales, celles des ménages, entraînent la destruction immédiate des biens (alimentation) ou leur usure progressive (équipements électroménagers).

La consommation est, à côté de la production et de la répartition, l’un des trois volets du domaine de l’économie. Elle est avant tout un acte économique qui dépend des prix des biens et services ainsi que des revenus des consommateurs. En faire un phénomène social ne suppose-t-il pas de l’appréhender d’abord comme un produit de l’histoire qui varie selon les époques considérées ? Cependant l’explication économique laissant apparaître certains vides, la vocation de la sociologie ne reviendrait-elle pas à combler ces interstices ? La société de consommation qui trouve son plein épanouissement pendant les « trente glorieuses » a-t-elle permis l’uniformisation de la consommation ?

L’objet du propos se déclinera en trois points. Tout d’abord, il conviendra de prendre la mesure du caractère historique des besoins et donc de la consommation (I). Ensuite, il nous faudra combiner l’approche économique et sociologique de la consommation pour cerner au plus près le phénomène en remarquant que l’approche sociologique permet de combler les vides de l’analyse économique (II). Enfin, on se demandera dans quelle mesure la société de consommation de masse a permis une uniformisation de la consommation (III). 1 - Villieu (Patrick), Macroéconomie : consommation et épargne, Paris, La Découverte, 1997

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I/ LA CONSOMMATION COMME PRODUIT DE L’HISTOIRE Au-delà de la définition de la comptabilité nationale, il s’agit de

s’intéresser ici à un processus, la genèse et le développement de la « société de consommation ».2 L’expression évoque la diffusion, l’achat et l’usage d’un nombre croissant de biens par une proportion croissante d’hommes et de femmes.

A/ DE LA RÉVOLUTION DES CONSOMMATEURS À LA SOCIÉTÉ

DE CONSOMMATION DE MASSE Le dix-huitième siècle semble marqué par un accès, modeste certes, à une

petite consommation de produits industriels de la plus grande partie de la population même si les classes supérieures et moyennes consomment l’essentiel de la production (ENCADRÉ 1). C’est la « révolution des consommateurs » décrite par les historiens britanniques. Il faudra cependant attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour parler de consommation de masse.

1/ La consommation au dix-huitième et au dix-neuvième siècle Au dix-huitième siècle, les pratiques de consommation dépendent

fortement des situations sociales. Dans les milieux populaires, des stratégies de survie prévalent et, dans les campagnes, la tendance est à l’autoconsommation des produits de l’agriculture, ce qui n’interdit pas le recours au marché lors des foires et des marchés locaux. À l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, les familles aristocratiques urbaines vivent dans le luxe et la recherche permanente de distinction (différenciation élégante).

Les pratiques de consommation opposent donc une logique de survie dans les milieux populaires, incapables d’une prise de distance avec la nécessité, à la prodigalité aristocratique. Des transformations s’amorcent cependant : une plus grande richesse se répand dans l’ensemble de la société. Une nouvelle pensée économique, libérale et mercantiliste, met en valeur la demande intérieure et les consommations de luxe. Les vices privés font les vertus publiques, le luxe devient nécessaire pour enrichir l’ensemble de la société.3 Enfin les méthodes de production, de commercialisation se transforment. La publicité (almanachs, cartes publicitaires) élargit les marchés des commerçants. Ces transformations ne sont cependant pas à l’origine de la consommation de masse. Pour cette dernière, il faudra attendre le vingtième siècle.

2 - La paternité de l’expression est généralement attribuée à Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue Esprit, dans les années 1960. 3 - Mandeville (Bernard), 1714, La fable des abeilles, Paris, Librairie philosophique J.Vrin, 1990

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Si le dix-neuvième siècle est celui de l’industrialisation et de la révolution des transports, il est aussi celui de l’apparition des grands magasins : le Bon marché (1852), Le Printemps (1863), La Samaritaine (1865), les Galeries Lafayette (1893). Véritables « cathédrales » de la consommation, ils allient prix fixes et affichés, entrée libre, marge faible et volume de ventes importants. Dans les campagnes cependant, les foires et les marchés restent le mode d’accès des ruraux aux produits manufacturés.

ENCADRÉ 1

La « révolution des consommateurs » au dix-huitième siècle

Les recherches des historiens, dans une perspective plutôt anthropologique qu’économique, ont prouvé qu’en Grande-Bretagne, qu’en France ou aux États-Unis, les ménages populaires possédaient beaucoup plus de biens matériels en 1780 qu’en 1680. Une nouvelle culture des objets se faisait jour dans laquelle la consommation devenait un objectif plus désirable.

Une « révolution des consommateurs » ?

Les historiens britanniques n’hésitent pas à évoquer une « révolution des consommateurs » pour marquer le changement d’attitude vis-à-vis de la consommation au cours du dix-huitième. Cette expression signifie non un accès de tous à une large consommation (la « consommation de masse » du vingtième siècle), mais un accès modeste à une petite, mais régulière consommation de produits industriels pour la plus grande partie de la population, même si l’essentiel de la production est consommé par les classes supérieures ou moyennes.

En Angleterre, à la fin du dix-septième siècle, les paysans moyens achètent aux colporteurs des tissus, des images, des rubans. Mais les progrès de la consommation sont surtout le fait de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ils concernent largement les classes populaires urbaines et rurales. Désormais, un réseau de boutiques permet de distribuer une production diversifiée (tissus, quincaillerie, boutons, boucles) dans toutes les petites villes qui maillent le territoire de l’Angleterre.

En France et dans les Treize colonies (les futurs Etats-Unis), le mouvement est moins marqué, mais repérable néanmoins dans la seconde moitié du dix-huitième siècle.

Les mécanismes de diffusion

Un mécanisme d’imitation par chacun de la consommation des catégories sociales légèrement supérieures favorise la diffusion de la consommation. Des formes de publicité l’encouragent déjà dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Pour fonctionner, il suppose une société relativement continue, où il existe des catégories sociales intermédiaires entre une minorité de consommateurs très riches et une grande masse de population pauvre n’achetant que très peu. Les domestiques, catégorie sociale très nombreuse dans ces sociétés anciennes, ont joué un rôle dans la diffusion vers le bas de la consommation aristocratique.

(Patrick Verley, La première révolution industrielle, Paris, Armand Colin, 2010)

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2/ La société de consommation de masse au vingtième siècle La société de consommation de masse française voit le jour vers 1900,

mais ne prend son envol qu’à la fin des années 1950. Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux experts américains tentent d’exporter leur modèle fondé sur la distribution de masse d’un produit à bon marché, mais se heurtent aux résistances des consommateurs européens qui ne semblent pas prêts à s’équiper en appareils électroménagers pendant que les patrons ne veulent pas mieux payer les ouvriers.

En France, la société de consommation de masse se développe dans un contexte de guerre froide et de lutte idéologique entre l’est et l’ouest. Le taux d’équipement des ménages augmente entre 1953 et 1981. L’offre comporte aussi des services marquant ainsi l’importance prise par le secteur tertiaire. La consommation de masse repose sur de nouvelles formes de crédit. Les réformateurs du dix-neuvième siècle condamnaient le crédit chez les ouvriers et leur conseillaient d’épargner. Il est désormais encouragé et considéré comme une forme d’épargne, source de contraintes et d’efforts.

Les traits principaux de la société de consommation de masse sont, pour Georges Katona, l’abondance des consommateurs, leur pouvoir sur l’économie ainsi que leur psychologie du point de vue de la structure de la demande. Si, autrefois, posséder des biens d’équipement était un signe de richesse, ne pas les posséder aujourd’hui devient un signe de pauvreté. Dans les dernières décennies, Georges Katona (1901-1977) écrit en 1964, à partir de travaux commencés aux Etats-Unis à la fin de la deuxième guerre mondiale, que de larges masses de consommateurs ont accédé à une position d’abondance et de sécurité relative.4

Une classe moyenne de consommateurs se forme et certains estiment que la consommation de masse éradique la pauvreté (qui devient résiduelle) durant les « trente glorieuses » en intégrant les classes populaires à la société. Dans la deuxième moitié du vingtième siècle en France, l’État, par son action législative, contribue à mettre en place une protection du consommateur : protection contre la publicité mensongère (1963), réglementation du démarchage à domicile et de la vente directe (1972), possibilité pour les associations de consommateurs d’ester en justice, réglementation du crédit (1978), instauration d’un code de la consommation (1993), réforme du crédit à la consommation (2010).

L’avènement d’une consommation de masse est souvent présenté comme une américanisation du monde. Cette dernière n’est pourtant que relative. En 1930, un sociologue français de la mouvance durkheimienne Maurice Halbwachs fait un voyage d’étude à Chicago, haut lieu de la sociologie américaine. Dans une lettre à son épouse, il écrit avec étonnement : « La tête me 4 - Katona (Georges), 1964, La société de consommation de masse, Paris, Éditions hommes et techniques, 1966.

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tournait. Je suis entré dans une grande cafétéria. C’est inouï. J’ai été pris dans une file de gens que j’ai imités machinalement (…) J’ai pris un plateau de métal. J’y ai posé une serviette qui contenait deux cuillers, deux fourchettes et un couteau ».5 Trente ans plus tard les premières cafétérias faisaient leur apparition en France. L’Amérique ne ferait que nous montrer le visage de notre avenir.

En 1986, The Economist propose une nouvelle mesure de parité de pouvoir d’achat (PPA), l’indice Big Mac. Depuis, chaque année le journal dresse la liste des prix, en monnaie locale et en dollars du hamburger dans différents pays tant il est devenu un produit de consommation courante universel. Cet indice illustre le rôle joué par l’exemple américain dans la construction de la société de consommation. Les expressions ne manquent pas pour désigner cette américanisation du monde : macdonalisation, cocacolonisation, macworld. Cette américanisation doit être nuancée.

Dans le domaine de la consommation, les USA offrent un modèle qui n’est pas repris tel quel. Les récepteurs jouent un rôle actif, l’appropriation est sélective. Partout dans le monde, le consommateur est incité à manger des hamburgers et à boire du Cocacola, mais il peut aussi, par esprit de résistance boire du Pepsi-cola ou des colas alternatifs par choix politiques. En Iran, il peut boire du Zam Zam-cola, en Europe du Mecca-cola, en Grande-Bretagne du Qibla-Cola, autant de boissons « islamiques » par réaction anti-américaine. En Turquie Cola Turka affiche son nationalisme. Les consommateurs résistent à l’américanisation, on peut parler de métissage culturel, d’hybridation.

B/CROISSANCE ET DIVERSIFICATION DE LA CONSOMMATION

François Perroux (1903-1987) disait en substance que tout changeait en augmentant. L’exemple de la consommation peut servir à illustrer cette affirmation.

1/ L’histoire de la consommation est celle de sa croissance

L’histoire de la consommation est celle de sa croissance. L’examen des taux d’équipement des ménages de 1953 à 1981 l’atteste. La part des ménages équipés en réfrigérateurs, téléviseurs noir et blanc, lave-linge, automobile, téléphone, téléviseurs couleur, congélateur et lave-vaisselle, n’a cessé d’augmenter tout au long de la période. En 1981, les courbes indiquent un phénomène de saturation pour les équipements les plus anciens (réfrigérateurs, téléviseurs noir et blanc, lave-linge, automobile). Cet essoufflement des taux 5 - Lettre du 4 octobre 1930, citée par Marcel (Jean-Christophe), « Maurice Halbwachs à Chicago ou les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien » in Maurice Halbwachs et les ssciences humaines de son temps, Revue d’Histoire des Sciences Humaines, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires Septentrion, 1999

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d’équipement est relayé par l’apparition d’équipements nouveaux dès le début des années 1970.

La croissance économique des « trente glorieuses » est portée par cette demande de biens durables. Comment l’expliquer ? Du côté de l’offre des innovations de produits dont les prix finissent par baisser du fait de la production en série. Du côté de la demande, des augmentations de salaires qui suivent les gains de productivité, la montée des revenus de transfert qui diminuent les risques sociaux (chômage, maladie, retraite) de baisse de revenus, le développement du crédit. On a pu parler, au niveau macroéconomique, de cercle vertueux du fordisme qui articule production de masse, productivité et consommation de masse.

2/ En augmentant, la consommation se diversifie

Il est possible de prendre la mesure de cette diversification en observant

l’évolution de la dépense des ménages par poste de consommation (alimentation, logement transport etc.…). La part (en %) d’une dépense particulière dans la dépense totale porte le nom de coefficient budgétaire. De 1960 à 2007, certains coefficients budgétaires ont diminué : alimentation et habillement. D’autres ont augmenté : logement, transport, santé, communication, loisirs (TABLEAU 1). Durant la même période, les dépenses totales de consommation (en volume par habitant) ont progressé de 2,5 % par an. On retrouve les enseignements des travaux d’Ernst ENGEl, économiste et statisticien allemand (1821-1896). Il énonce, dans une étude du budget des familles publiée en 1857 et complétée en 1895, une première loi : « Plus un individu, une famille, un peuple sont pauvres, plus grand est le % de leur revenu qu’ils doivent consacrer à leur entretien physique dont la nourriture représente la part la plus importante ». 6

Quand les revenus d’un ménage ou d’un pays augmentent, les dépenses d’alimentation augmentent moins rapidement que les dépenses totales. L’alimentation est en effet le premier besoin que l’on cherche à satisfaire et il n’est donc pas surprenant que la part de l’alimentation dans la dépense totale soit importante. Quand le revenu augmente et avec lui les possibilités de consommation, la part de l’alimentation dans la dépense totale diminue et la consommation peut s’orienter vers la satisfaction de besoins secondaires (santé, 6 On attribue parfois abusivement à Engel la paternité de plusieurs autres lois : - deuxième loi : la part des dépenses consacrées aux vêtements est approximativement la même quel que soit le revenu - troisième loi : la part des dépenses consacrées à l’habitation, au chauffage et à l’éclairage est invariable quel que soit le revenu - quatrième loi : la part des dépenses diverses (éducation, santé, loisir) s’accroît avec le revenu Engel ne les a pas présentées comme des lois, à la différence de la première parce que le résultat de ses enquêtes ne l’autorisait pas à affirmer la constance et la généralité des relations sous-jacentes.

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culture, loisirs). En coupe instantanée, les ouvriers dont les revenus sont inférieurs à ceux des cadres supérieurs, ont un coefficient budgétaire pour l’alimentation moins élevé : par exemple, en 1989, il est de 23,2% contre 15, 8% pour les cadres supérieurs. TABLEAU 1 Évolution de la dépense des ménages en France (1960-2007) à travers les coefficients budgétaires Coefficients budgétaires 1960 1975 1990 2007 ALIMENTATION 38 30 27 25 LOGEMENT 16 20 18 19 TRANSPORTS 11 15 18 18 HABILLEEMENT 14 13 11 9 SANTÉ 2 2 3 4 COMMUNICATION, LOISIRS ET CULTURE

10 12 13 16

SERVICES DIVERS 7 8 9 11 TOTAL 100 100 100 100

Source : INSEE, comptes nationaux, base 2000. C/ L’AVÉNEMENT DES CONSOMMATIONS COLLECTIVES

En définissant la consommation finale comme une dépense d’acquisition

d’un bien ou d’un service destiné à satisfaire un besoin, la comptabilité nationale exclut du champ de la définition des services qui contribuent néanmoins au bien-être des ménages. De façon similaire en définissant les consommations intermédiaires comme des dépenses d’acquisition de biens et de services destinés à être transformés dans le processus de production, la comptabilité nationale exclut des consommations intermédiaires les services non-marchands utilisés par le producteur.

1/ La consommation effective

Les services non-marchands fournis par les administrations publiques (État,

collectivités territoriales et Sécurité sociale) et consommés par les entreprises et les ménages ne sont pas comptabilisés. La plupart de ces consommations sont gratuites (utilisation des routes), certaines sont néanmoins fournies contre un paiement symbolique compte tenu du coût réel du service rendu. Les services rendus par les hôpitaux publics relèvent également des consommations collectives. Les patients ne paient pas intégralement les frais occasionnés par les soins qui sont couverts par les cotisations sociales versées à la Sécurité sociale.

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La dépense de consommation des ménages est égale à la valeur de leurs dépenses en biens et services de consommation. Elle comprend la part qu’ils supportent des dépenses de santé ou d’éducation par exemple. La consommation effective des ménages recouvre l’ensemble de leur consommation et on l’obtient en ajoutant aux dépenses de consommation supportées par les ménages celles que supporte la collectivité, mais qui sont individualisables, c’est-à-dire celles dont le bénéficiaire peut être clairement identifié. C’est le cas pour la santé et l’éducation.

En revanche, les dépenses pour l’administration générale, la défense nationale, la sécurité ne font pas partie de la consommation effective des ménages. Elles sont retracées dans un poste intitulé consommation collective. L’INSEE calcule un agrégat qui permet de mesurer les consommations collectives : c’est la « dépense collective de consommation des administrations publiques ».

2/ Il existe une contrepartie aux consommations collectives

Ce sont les prélèvements obligatoires, impôts et cotisations sociales qui

permettent de les financer. Le financement par l’impôt introduit une rupture entre celui qui utilise le service correspondant à cette consommation collective et celui qui finance et supporte le prélèvement. Les ménages qui n’ont pas d’enfants scolarisés financent cependant la consommation collective de service d’éducation. Les consommations collectives mettent donc en évidence les choix faits par une Nation. Ces choix relèvent plus de principes éthiques et de décisions politiques que de contraintes économiques. La santé pourrait très bien relever du secteur marchand, mais alors tout le monde ne pourrait pas se payer ces services.

Les consommations collectives se sont beaucoup développées dans la plupart des pays dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Cette augmentation s’accompagne d’un accroissement des prélèvements obligatoires puisqu’il faut financer ces dépenses publiques croissantes. Cependant, le poids relatif des consommations collectives reste très variable d’un pays à l’autre.

Dans un pays comme la France, le taux de prélèvements obligatoires a augmenté depuis 1970. Cette augmentation globale du taux de prélèvements obligatoires résulte principalement de la hausse des prélèvements destinés aux administrations de sécurité Sociale passées de 13,1% du PIB en 1970 à 21,4 % en 2000. Elle est à mettre sur le compte de l’aggravation du chômage (entrée dans un chômage de masse dans la deuxième moitié des années 1970), de l’augmentation structurelle des dépenses de santé (médecine de plus en plus technologique) et du vieillissement de la population (augmentation du poids des retraités). La progression du taux des prélèvements obligatoires provient, dans une moindre mesure de l’augmentation de prélèvements obligatoires destinés aux collectivités territoriales, passés de 3, 4% du PIB en 1970 à 5,2%

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en 2000. Quant à la part des prélèvements obligatoires destinés à l’État, aux administrations centrales et à l’Union Européenne, elle est restée stable (1 8, 6% en 1970, 18, 5% en 2000).

Le taux des prélèvements obligatoires apparaît plus élevé en France que dans les principaux pays développés. Cependant, au Danemark le taux de prélèvements obligatoires est plus élevé qu’en France (48,6 % contre 45 % en 2014). Le taux élevé de ces prélèvements exprime le degré de solidarité (via la protection sociale) pour lequel un pays s’est prononcé, par choix collectif. Ce taux est plus faible dans un pays comme les États-Unis où l’assurance maladie et les régimes de retraite sont très largement privés. Les cotisations sont alors versées à des mutuelles, des assurances ou des fonds de retraite privés et ne constituent pas des prélèvements obligatoires

Il s’avère instructif de s’intéresser à la structure des prélèvements obligatoires. La France est, en effet, un pays qui, de ce point de vue, se singularise. La part des cotisations sociales dans le PIB y est la plus élevée (16, 3 % en 2006 contre 13, 7% pour l’Allemagne, 6,9% pour le Royaume-Uni, 6,7 % pour les USA). En revanche la part des impôts sur le revenu y est relativement faible (en 2006 10,7% du PIB contre 10,8% en Allemagne, 19,4% en Suède et 29,5 % au Danemark). Le travail apparaît donc plus taxé en France par le biais des cotisations sociales. On voit donc que la baisse des prélèvements obligatoires, souhaités par certains, ne peut se réaliser qu’en réduisant le niveau de protection sociale et des consommations collectives. II/ L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE DE LA CONSOMMATION PERMET DE COMBLER LES VIDES DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE.

L’analyse économique fait de la consommation un acte qui dépend des prix et des revenus. Ce faisant, elle laisse comme un vide explicatif dans la mesure où la consommation serait sous l’influence d’autres variables que les prix et les revenus et dépendrait également de variables sociales. De plus, les théories sociologiques vont mettre en avant diverses fonctions de la consommation.

A/ LES VIDES DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE Que l’on adopte une perspective microéconomique ou macroéconomique,

la consommation apparaît sous la dépendance des prix et des revenus.

1/ Le consommateur de la microéconomie

Le consommateur est, à côté du producteur, le deuxième personnage central de la microéconomie. Cette dernière a pour ambition d’étudier le

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comportement économique d’agents individuels, producteurs et consom-mateurs, dont les interactions se déroulent essentiellement sur des marchés.

Un postulat essentiel de la microéconomie pose comme principe celui de la rationalité des agents économiques en général et du consommateur en particulier. L’hypothèse de rationalité implique que les individus recherchent la satisfaction maximale. Le consommateur exploite toujours la possibilité d’améliorer sa situation.

Dans cette perspective, les besoins (un besoin est un manque) et les désirs sont illimités. Seuls font défaut les moyens pour satisfaire l’ensemble des besoins et des désirs. Le comportement du consommateur relève d’un choix sous contrainte. En effet, comme les moyens du consommateur (son revenu) sont limités, il est conduit à faire des choix. Il arbitre entre les différentes possibilités que lui permet son revenu et il est amené à substituer entre eux les différents biens et services marchands.

Le consommateur rationnel, souverain et autonome, fait toujours le choix qui lui procure le maximum de satisfaction. Pour desserrer la contrainte budgétaire, il peut arbitrer entre travail et loisirs. En « choisissant » de travailler davantage, il augmentera son revenu. Libre de toute détermination sociale, le consommateur utilise au mieux l’ensemble de ses ressources. Il a un comportement maximisateur d’utilité.

Comment se satisfaire d’une telle vision de la consommation ? Le

consommateur n’est pas un personnage sans passé, sans famille, sans classe sociale. Comment parler de choix pour certaines catégories populaires qui ne mangent peut-être pas à leur faim ou qui renoncent aux soins médicaux, faute de pouvoir avancer le prix de la consultation ou celui des médicaments ? Comment mettre en avant la rationalité du consommateur quand certaines décisions d’achat relève de la toquade ou de la contagion ?

2/ La fonction de consommation de la macroéconomie

L’analyse macroéconomique s’intéresse à l’interaction entre des variables économiques considérées au niveau global. Exemples de ces grandeurs significatives au niveau de l’économie nationale : produit intérieur brut (PIB), chômage, consommation des ménages.

Dans ces conditions, la consommation au niveau global dépend, au-delà d’une consommation dite incompressible et qui correspond au minimum vital, du revenu de la collectivité. Tel est le sens de la fonction de consommation chez Keynes (1883-1945). Elle dépend essentiellement du montant du revenu national et du comportement des individus face à l’alternative : consommer ou épargner.

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La fonction de consommation keynésienne a subi des critiques et des extensions. Dans sa reformulation de la fonction keynésienne de consommation, James Duesenberry (1818-2009) essaie d’introduire, en 1949, l’effet de démonstration et d’imitation exercé par les catégories supérieures (généralement, la catégorie immédiatement supérieure). De son côté, Franco Modigliani (1963) relie consommation et cycle de vie.

Avec Duesenberry et Modigliani, on assiste à une tentative, certes timide, de faire intervenir des facteurs sociaux (démonstration, imitation, cycle de vie) à côté du revenu. La prise en compte de l’imitation et de la démonstration montre que l’influence de variables sociales vient combler les vides de l’analyse économique.

B/ LES VARIABLES SOCIALES DE LA CONSOMMATION Les variables sociales qui agissent sur la consommation sont l’âge, la

génération, le diplôme, le genre et la catégorie sociale. Bien entendu, il faut neutraliser l’effet du revenu en raisonnant à revenu constant.

1/ Âge, génération et diplôme

L’effet d’âge renvoie à l’explication d’un phénomène social, ici la consommation, par l’âge des individus concernés. Il faut le distinguer de l’effet de génération, la génération désignant l’ensemble des individus nés la même année. L’effet de génération suppose que l’on n'a pas eu le même âge à la même époque. Il est parfois difficile de distinguer la part respective des deux effets.

Les études sur la consommation suggèrent qu’elle diminue avec l’âge, et de fortes incertitudes pèsent sur la consommation dans les décennies à venir du fait du vieillissement de la population si, l’âge venant, la consommation diminue. Ces études comparant des générations différentes à une même date, l’effet du vieillissement sera plus faible dans la mesure où ce sont les générations du « baby boom » qui arrivent à la retraite et qui ne renonceront pas forcément à leur niveau de vie. Ces générations ont en effet toujours vécu dans la société de consommation.

À revenu et taille du ménage donnés, la consommation diminue avec l’avancée en âge. La consommation, maximale à 49 ans, décroît par la suite : à 70-74 ans, elle représente 89 % de celle d’un ménage de 40-44 ans de même niveau de vie. À 80-84 ans, elle n’en représente plus que 74 %. L’explication tiendrait à la décroissance des besoins avec l’âge.7 À revenu, taille du ménage et âge égaux, la consommation des ménages est d’autant plus élevée que les

7 - Bodier (Marcelline), « Les effets d’âge et de génération sur le niveau et la structure de la consommation », Économie et statistiques n° 324-325, 1999.

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ménages sont plus diplômés. Cela traduit le fait que le niveau de consommation dépend moins du niveau de revenu perçu au cours de la période que d’un « revenu permanent », entendu comme le niveau de revenu anticipé par les individus sur l’ensemble de leur vie

Dans les années 1990, on remarque que les retraités, qui ont le même niveau de vie que l’ensemble de la population, consomment moins (effets d’âge et de génération), mais qu’ils aident financièrement leurs descendants et qu’ils poursuivent leur effort d’épargne. Comment actualiser ce portrait ?

L’ensemble des retraités a un niveau de vie moyen qui s’élève à environ 102 % de celui de l’ensemble de la population. L’écart est plus marqué pour les hommes alors que les femmes ont un niveau de vie à peu près égal à celui de l’ensemble de la population. En 2011, la consommation totale par ménage (hors santé et hors loyer) s’élève à 96,8 % de leur revenu disponible. Cette part est en augmentation par rapport à 2001.

La structure de la consommation des retraités est différente de celle de la population et semble indiquer un repli sur la sphère domestique. Les coefficients budgétaires concernant l’habitation (hors loyer), les produits alimentaires et les dépenses de santé sont relativement élevés. Les coefficients budgétaires relativement faibles concernent l’habillement, les transports et communications, la culture et les loisirs ainsi que l’hôtellerie et la restauration. Les dépenses de santé à la charge des ménages augmentent avec l’âge dès 50 ans et ne montrent pas de rupture avec le passage à la retraite.

Au total, on peut dresser les caractéristiques du comportement des retraités dans les années 2000/2010 :

- même niveau de vie que l’ensemble de la population - une sous-consommation moins marquée liée à des besoins de

consommation différents et expliquée par des effets d’âge et de génération

- aide financière aux descendants et poursuite de l’épargne mais avec un taux équivalent à celui de l’ensemble de la population

- ils disposent d’un moindre équipement (automobiles, nouvelles technologies), ne sont pas plus souvent à l’aise que le reste de la population, mais ont moins souvent des difficultés financières.8

2/ Le genre

La notion de genre, née dans les années 1970 aux États-Unis, a profondément fait évoluer, à travers les « gender studies », l’étude des rapports entre hommes et femmes. Les études sur le « genre », en mettant l’accent sur

8 - « Consommation et épargne des retraités », Conseil d’orientation des retraites, séance plénière du 24 septembre 2014.

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les aspects sociaux et culturels des rapports hommes/femmes, postulent que la différence de sexe résulte d’abord d’une construction sociale. Aujourd’hui, les hommes et les femmes consomment de manière différente, ils ne consomment pas les mêmes produits, n’ont pas les mêmes critères de choix ni les mêmes priorités.

Plus présentes dans la sphère de la consommation, les femmes ont une consommation plus « engagée ». En 2013, elles font preuve d’une plus grande attention aux critères de fabrication locale, aux labels de qualité, au soutien des causes humanitaires. Par exemple, en 2013, 80 % des femmes sont beaucoup (ou assez) incitées à acheter un produit fabriqué en France contre 68 % des hommes. On trouve un même écart hommes/femmes (en points) pour les produits portant un label de qualité, pour ceux qui sont fabriqués dans sa région ou encore pour ceux dont le fabricant soutient financièrement une cause humanitaire.9

Les femmes indiquent une préférence pour l’habillement. L’achat de vêtement apparaît comme un loisir prioritairement féminin, moment de plaisir hors des impératifs de temps. Les hommes vivent ces achats comme des actions utilitaires et il s’agit donc, pour eux, de passer le moins de temps possible dans les magasins. Les dépenses des femmes seules sont plus importantes en habillement-chaussures que celles des hommes (1813 € contre 1010 en 2006).10 L’image sociale de la femme autour du « paraître » s’impose encore avec force. La présence de filles dans les ménages de plus d’une personne a conduit à dépenser plus pour ce poste.

En revanche, que ce soit pour les dépenses en boissons alcoolisées ou en tabac, les dépenses sont nettement plus importantes, pour les hommes vivant seuls ou les ménages comprenant plus d’hommes, que dans les ménages fortement féminisés. Les jeunes générations de femmes consomment plus de tabac, mais en ce qui concerne l’alcool, de nombreuses femmes des jeunes générations sont abstinentes. La transmission de ce comportement de genre perdure : l’alcool est associé à l’homme.

La présence d’hommes dans un ménage induit des dépenses en transport : l’objet automobile et l’image de la vitesse sont plus investis par les hommes. Dans les ménages masculins, le poids des dépenses en Hôtels-restaurants est beaucoup plus important en 1979 que dans les ménages plus féminins. Cependant, l’écart est moins significatif en 2006.11

Un trait masculin consiste à expérimenter les nouveaux outils de communication, au côté ludique desquels les hommes sont sensibles. Sans

9 - Source : CRÉDOC, Enquête consommation 2013. La relation entre consommation et genre s’appuie sur Mathe (Thierry), Hebel (Pascal), « Comment consomment les hommes et les femmes ? », CRÉDOC : cahier de recherche, décembre 2013. 10 - Source : Enquête BDF, 2006, INSEE, traitements CRÉDOC 11 - Source : Enquêtes BDF, 1979 et 2006, INSEE traitements CRÉDOC

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surprise, ce sont les hommes les plus jeunes qui sont attirés par la nouveauté. Dans la tranche d’âge des 18-34 ans, les produits comportant une innovation technologique incitent à l’achat 52 % des hommes contre seulement 28 % des femmes. L’écart est encore important dans la tranche 55 ans et plus, bien que plus resserré : 41 % pour les hommes, 26 % pour les femmes.

Les courses pour l’alimentation sont encore majoritairement effectuées par des femmes dans les ménages avec enfants. C’est, le plus souvent en tant que mère que la femme prend en charge cette activité, une mère qui est censée mieux connaître les besoins de ses enfants que le père. Il arrive que le père soit accompagnateur. En tout état de cause, la part des conjoints effectuant les courses ne cesse d’augmenter alors, qu’à l’inverse, la part de ceux qui ne les font jamais baisse.

L'intérêt des femmes pour l'art et la culture est aujourd'hui supérieur à celui des hommes : plus nombreuses à privilégier le contenu culturel des émissions de télévision ou des articles de presse, elles lisent plus de livres, surtout quand il s'agit de fiction, ont une fréquentation des équipements culturels à la fois plus diversifiée et plus assidue. Cette situation n’a rien de naturel. Pour s'en convaincre, il faut comparer les comportements et les consommations culturelles des femmes et des hommes à quarante ans de distance. Les femmes ont dépassé les hommes dans la plupart des domaines culturels. Les générations nées à partir des années 1960 sont plus diplômées que leurs homologues masculins, ont une formation plus souvent littéraire ou artistique, sont plus nombreuses à occuper des emplois induisant un rapport privilégié aux loisirs culturels. Dans l’espace domestique, elles sont en charge de la production ou la reproduction du « désir de culture ».12 Cette féminisation des pratiques culturelles a toutes les chances de se poursuivre.13

3/ La catégorie sociale Maurice Halbwachs a mis à l’épreuve, par deux fois, en 1912 et 1933, les

conclusions d’Engel (ENCADRÉ 2). Si la première loi, à savoir la diminution du coefficient budgétaire de l’alimentation avec l’augmentation du revenu, et la quatrième qui indique que les dépenses diverses (éducation, santé, loisirs) sont

12 - Donnat (Olivier), « La féminisation des pratiques culturelles » in Développement culturel, Ministère de la culture, direction de l’administration générale, Paris, France (1969-2006) 13 On entend par pratiques culturelles les activités individuelles en relation avec les différentes formes d’expression artistique. Elles sont regroupées en six domaines :

- l’information : presse écrite et audiovisuelle - télévision - musique : supports et genres musicaux - livre et lecture - sorties et visites : cinéma, théâtre, concerts, musées - pratiques amateurs : participation aux associations artistiques et culturelles

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confirmées, la deuxième (constance du coefficient budgétaire de l’habillement) et la troisième (constance du coefficient budgétaire de l’habitation, de l’éclairage et du chauffage) ne le sont guère. Il est vrai cependant qu’Engel ne considérait que la première relation entre le coefficient budgétaire de l’alimentation et le revenu comme une loi.

En 1912, Maurice Halbwachs est conduit à une première comparaison entre employés et ouvriers.14 À niveau de revenu identique, la proportion de la dépense pour la nourriture (le coefficient budgétaire de l’alimentation) est nettement plus faible chez les employés que chez les ouvriers. On ne peut donc voir dans cette faiblesse l’effet d’un revenu plus élevé puisqu’il raisonne à revenu constant. Alors qu’ils disposent du même revenu, les employés et les ouvriers ne le dépensent pas de la même façon.

On pourrait penser que le besoin de nourriture est primitif alors que les autres besoins (culture, distraction) s’avéreraient sociaux. Les préoccupations sociales ne sont pourtant pas absentes des dépenses de nourriture. Halbwachs ne croit pas que la structure de la consommation résulte mécaniquement de l’augmentation du revenu. L’organisation du budget familial est un fait social qui renvoie, certes, à l’influence du revenu, mais jamais directement. Son action s’exerce à travers les goûts et les préférences que les individus se sont forgés dans leur milieu. Les goûts y ont été modelés par les conditions sociales du travail, les traditions familiales, la culture locale. Ces dispositions qu’Halbwachs nomme « représentations sociales » parce qu’elles correspondent à « l’opinion que chaque groupe social a de lui-même », d’autres plus tard (Pierre Bourdieu) utiliseront le terme d’ « habitus » pour les désigner.15

En 1956, Paul-Henry Chombard de Lauwe précisera la nature des goûts ouvriers pour l’alimentation, poste prédominant dans leur structure de la consommation.16 Ayant à effectuer un travail physique durant de longues journées de travail, les ouvriers optent pour des plats copieux et des aliments nourrissants. Il s’agit de donner des forces au corps à travers la nourriture et la boisson (le vin ou l’alcool).17

De 1956 à 1979, le coefficient budgétaire de l’alimentation est passé de 51 % à 29 % dans le budget ouvrier. Malgré cette baisse qui traduit une augmentation de leur revenu, l’alimentation est aux yeux de Pierre Bourdieu un poste budgétaire à part pour les ouvriers, à la différence des autres dépenses pour lesquelles la consommation ouvrière est peu spécifique et s’analyse comme 14 - Halbwachs (Maurice), 1912, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Gordon & Breach, 1970. 15 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Maurice Halbwachs : consommation et société, Paris, PUF, 1994. 16 - Chombart de Lauwe (Pierre), La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, CNRS, 1956 17 - Herpin (Nicolas), Verger (Nicolas), La consommation des Français, Paris, La Découverte, 1988.

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l’effet de la modestie de leur revenu : « l’art de boire et de manger reste sans doute un des seuls terrains sur lesquels les classes populaires s’opposent explicitement à l’art de vivre légitime ». 18

À la recherche de la sobriété et de la minceur caractéristique du haut de la hiérarchie sociale, les ouvriers « opposent une morale de la bonne vie ».19 Le bon vivant renvoie à celui qui aime boire, manger et entrer dans une relation simple et libre permise par le « manger en commun ».20

18 - Bourdieu (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 19 - Bourdieu (Pierre), op cit 20 - ibid

ENCADRÉ 2

Maurice Halbwachs et l’expérience américaine (1933)

En 1912, dans La classe ouvrière et les niveaux de vie, lors d’une enquête menée à partir de statistiques allemandes, Maurice Halbwachs avait remarqué, outre le fait que le coefficient budgétaire de l’alimentation était plus faible chez les employés que chez les ouvriers alors que les uns et les autres disposent d’un même niveau de revenu, que ce qui est frappant chez les ouvriers tient à la modération de la dépense de logement. Il en concluait que, de tous les besoins économiques ressentis par les ouvriers, c’est le besoin de logement qui s’avérait le moins développé, ce qui contribuait à isoler la classe ouvrière de la classe supérieure. Le logement apparaît chez les ouvriers comme une dépendance et un prolongement de la rue.

Quelque vingt années plus tard, en 1930, alors qu’il est invité, en tant que Visiting Professor, au Département de sociologie de Chicago, il s’aperçoit que les conditions d’existence des ouvriers américains n’ont plus rien à voir avec celles qui ont cours en Europe. De ce côté de l’Atlantique, une fois payé la nourriture, l’habillement, un maigre loyer pour un pauvre logement, il ne reste dans la poche de l’ouvrier que « la part du glaneur ». Aux États-Unis, au contraire, du fait de l’augmentation des salaires et de la diminution de leur consommation alimentaire, les ouvriers américains ont pu orienter le surplus de revenu ainsi dégagé vers des consommations nouvelles dans leur classe sociale.

La découverte de tels ouvriers aux Etats-Unis s’avère incompatible avec certaines conclusions de 1912. Maurice Halbwachs y indiquait que les conditions de travail des ouvriers ne leur permettraient jamais de ressentir, d’exprimer et de satisfaire des besoins « civilisés », ceux de logement en particulier. L’exemple américain prouve, au contraire, qu’une classe ouvrière peut être intégrée et n’est pas condamnée à camper sur les marges de la société du fait de la nature de son travail (seul groupe social à se trouver au contact de la matière inanimée).

D’après Maurice Halbwachs, 1912, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Gordon & Breach, 1970 ; Christian Baudelot et Roger Establet, Maurice Halbwachs : consommation et société, Paris, PUF, 1994.

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C/ THÉORIES SOCIOLOGIQUES DE LA CONSOMMATION Les biens ne sont pas seulement consommés en raison de leur utilité

directe, mais aussi pour leur effet de signe. Ce signe peut-être l’indice d’une participation sociale ou, dans les théories critiques de la consommation, celui d’une manipulation et d’une domination.

1/ L’effet de signe de la consommation

Dès 1905, Georg Simmel (1858-1918), un des grands noms de la sociologie allemande, le montre à travers l’exemple de la mode.21

La mode satisfait un besoin de différence et en ce sens elle est une tendance à la différenciation, à la distinction. Dans le même temps, elle repose sur l’imitation d’un modèle social, celui de la couche supérieure. Les modes sont donc « toujours des modes de classe » : les modes des couches supérieures se distinguent de celles de la couche inférieure et sont abandonnées dès que cette dernière commence à se l’approprier.

Tendance à la différenciation et à la variation individuelle, la mode relève également d’une tendance à l’égalisation sociale. Elle est à la fois rattachement à ceux qui partagent la même position et détachement par rapport à ceux qui sont inférieurs. En bas de la hiérarchie sociale, c’est la chasse à l’imitation, au sommet de la hiérarchie sociale, c’est la fuite vers le nouveau.

Au total, on comprend pourquoi parler d’effet de signe pour la consommation, de langage social, dans la mesure où elle est une manière de parler aux autres, une façon de tenir son rang et de l’afficher.

Un économiste américain d’origine norvégienne, Thorstein Veblen (1857-1929), a magistralement développé la dimension ostentatoire de la consommation. Autrefois, travailler était une marque d’infériorité tandis que le loisir entendu, ni comme repos, ni comme paresse, mais comme consommation improductive du temps, était un signe de distinction et d’honorabilité. La tendance actuelle est à valoriser la consommation plus que le loisir, et notamment la consommation du superflu, pour améliorer sa réputation.

Le motif conscient d’un homme qui s’habille « c’est le besoin de se conformer honorablement à l’usage établi et au modèle du goût » (ENCADRÉ 4). Il s’agit également d’acheter un vêtement de prix dans la mesure où il faut « consommer pour la montre » (ENCADRÉ 3).22 Dans ces conditions, le bon marché est sans valeur. Ses travaux ont fortement influencé un sociologue contemporain comme Pierre Bourdieu, même si ce dernier n’a pas toujours reconnu la dette intellectuelle qu’il avait contractée à l’égard de Veblen.

21 - Simmel (Georg), 1905, « La mode » in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989. 22 - Veblen (Thorstein), 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970

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2/ La consommation comme participation sociale

La consommation est une forme de participation sociale. Les différences de revenus n’expliquent pas tout en matière de consommation et la société modèle les besoins dont la hiérarchie est lisible dans la structure des budgets. La théorie sociologique de la consommation développée par Halbwachs se concentre dans la notion de niveau de vie.

Ce dernier ne désigne pas, comme aujourd’hui, une aisance matérielle plus ou moins grande, mais prend une autre signification chez Halbwachs, plus qualitative, qui indique le degré d’intégration et de participation des individus à la vie sociale. Les différentes classes sociales ne participent pas de la même façon à la vie sociale. Elles expriment « la situation de l’homme dans la société, c’est-à-dire le degré auquel il participe à la vie collective sous ses formes les plus appréciées ».23

La société se présente comme un ensemble de cercles concentriques emboîtés les uns dans les autres, chaque cercle se définissant par la distance qui

23 - Halbwachs (Maurice), Les classes sociales, Paris, PUF, 2008. Il s’agit d’une édition à partir des cours donnés à Paris, à la Sorbonne, par Maurice Halbwachs. Ces cours avaient fait l’objet de trois éditions ronéotypées en 1937, 1942 et 1946.

ENCADRÉ 3

Dans toute société industrielle, l’assise la plus fondamentale du bon renom, c’est la puissance pécuniaire ; le moyen de briller en ce domaine, et par là de se faire ou de se garder une réputation, c’est d’avoir du loisir et de consommer pour la montre. Ces deux méthodes sont en faveur du haut de l’échelle jusqu’au plus bas échelon possible ; et dans la plus humble des strates où les deux méthodes sont conjointement employées, ces soins sont pour l’essentiel délégués à l’épouse et aux enfants.

Plus bas encore, là où la femme ne dispose plus d’aucune espèce de loisir, même en apparence, reste la consommation ostensible, dont la femme et les enfants sont chargés. L’homme de la maison peut faire et fait ordinairement quelque effort en ce sens. Enfin quand on s abaisse aux divers niveaux de l’indigence, aux confins des taudis, l’homme et les enfants eux-mêmes cessent pratiquement de rien consommer de coûteux qui pourrait sauver les apparences, et la femme demeure seule à représenter la décence pécuniaire des siens. Aucune classe de la société, même si elle se trouve dans la pauvreté la plus abjecte, ne s’interdit toute habitude de consommation ostentatoire.

On ne renonce aux tous derniers articles de cette catégorie que sous l’empire de la plus implacable nécessité. (Thorstein Veblen, 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970)

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le sépare du « feu de camp ».24 Près de ce dernier, les classes les plus instruites, les plus riches, les plus intégrées, c’est-à-dire, prises dans un réseau de relations sociales. À la périphérie, les classes ouvrières, seules déléguées au contact avec la matière inanimée alors que les autres classes sont en relation permanente avec d’autres hommes. Ces distances plus ou moins grandes au « feu de camp » engendrent des niveaux de vie, des degrés inégaux de participation sociale. Ces derniers peuvent se mesurer et indiquent comment les besoins se hiérarchisent dans les différentes classes sociales et comment un groupe d’individus s’intègre dans la société dans laquelle il vit.

L’apport d’Halbwachs a donc consisté à souligner le rôle de la consommation dans ce qui fonde une classe sociale. La consommation, plus que le travail, différencie classes supérieures et ouvriers dans la mesure où les uns et les autres ne sont pas obligés aux mêmes sacrifices.25

3/ La critique de la société de consommation

Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973), deux représentants de l’École de Francfort pensaient que l’offre massive de produits, plus particulièrement de produits culturels « bas de gamme» contribuerait à démobiliser la classe ouvrière. La consommation tendrait alors à uniformiser valeurs et pratiques dans une culture de masse. Cette dernière apparaît comme une entreprise de duperie du consommateur, privé de son libre-arbitre par le marketing, les sondages d’opinion, la publicité. Herbert Marcuse (1898-1979), un autre représentant de l’École de Francfort, reprend l’argument de la manipulation du consommateur par la publicité qui a pour fonction de maintenir les classes populaires dans une situation de dépendance à l’égard des produits de consommation de masse.26

Jean Baudrillard (1929-2007), analysant la logique sociale de la consommation, reprend l’idée que les objets de consommation ont tendance à n’exister que comme signes et qu’ils auraient perdu ainsi tout rapport avec leur valeur d’usage (leur utilité). La consommation apparaît comme l’équivalent d’un langage qui affilie à un groupe ou démarque d’un autre.27 Pour les basses classes, l’aspiration « surconsommative » ne ferait que compenser l’échec vécu du non accomplissement sur l’échelle sociale de leur condition. La société de croissance, parce qu’elle est une société de production de privilèges avant 24 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Maurice Halbwachs : consommation et société, Paris, PUF,1994. 25 - Dubuisson-Quellier (Sophie), « La consommation comme pratique sociale » in Traité de sociologie économique (sous la direction de Philippe Steiner et François Vatin), Paris, PUF, 2013. 26 - Marcuse (Herbert), L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Minuit, 1968. 27 - Baudrillard (Jean), 1970, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1979.

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d’être une société de production de biens, apparaît comme le contraire d’une société d’abondance car le privilège suppose la pénurie.

Pour Pierre Bourdieu, la consommation et le goût des individus

s’expliqueraient par la position qu’ils occupent dans l’espace social ainsi que par le volume et la structure du capital détenu, qu’il soit économique, culturel ou social. Les classes sociales se définiraient donc par la spécificité de leur style de vie. Le mode de consommation réunirait donc les individus qui sont le produit de conditions d’existence semblables et les distinguerait des autres. Le goût est d’abord un « dégoût du goût des autres ». La classe moyenne accepte les goûts culturels de la bourgeoisie comme légitimes et la domination de la bourgeoisie s’exerce à travers cette acceptation. L’individu devient la cible de

ENCADRÉ 4

Nul ne fait de difficulté pour accorder ceci, qui est d’ailleurs un lieu commun : dans toutes les classes de la société, la plus grande partie de la dépense que l’on engage dans le vêtement va aux apparences respectables et non au souci de couvrir le corps. Il est rare que l’on se sente aussi miteux qu’aux moments où l’on est au-dessous du niveau prescrit par l’usage en fait d’habillement. Une chose est plus vraie encore dans ce domaine que dans tous les autres, c’est que les gens s’imposeront des privations sévères afin de conserver les moyens d’une dépense considérée comme décente, qui est un gaspillage ostensible. Il arrive souvent, sous un climat rude, que les gens sortent mal vêtus pour paraître bien habillés. Quant aux marchandises qui entrent dans la fabrication des vêtements, leur valeur commerciale se divise en deux parties :l’une, de beaucoup la plus importante, est consacrée à l’élégance, à l’honorabilité de ces marchandises ; l’autre, plus modeste, va aux services pratiques et à la fonction de vêtir. Le besoin de s’habiller est par excellence un besoin « supérieur », un besoin spirituel.

Ce besoin n’est pas entièrement ni même principalement une propension naïve à dépenser pour briller. Si la loi du gaspillage ostentatoire oriente la consommation, vestimentaire ou autre, c’est surtout au second degré, en formulant les canons du goût et de la décence. Dans la plupart des cas, le motif conscient d’un homme qui se vêt ou fait l’emplette d’un vêtement ostensiblement coûteux, c’est le besoin de se conformer honorablement à l’usage établi et au modèle du goût. Il ne s’agit pas seulement d’observer la bienséance vestimentaire par souci d’éviter les commentaires défavorables et mortifiants, bien que ce motif ait sa grande importance ; il s’agit en outre d’obéir aux exigences de cherté, car elles imprègnent si bien nos idées en matière d’habillement que d’instinct nous trouvons tout accoutrement odieux qui n’a pas coûté un bon prix. Nous ne réfléchissons pas, nous n’analysons pas, nous sentons que le bon marché est sans valeur.

(Thorstein Veblen, 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970)

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cette domination qui s’exerce par la diffusion descendante des normes de consommation.28

III/ UNIFORMISATION DE LA CONSOMMATION ?

Poser une telle question implique nécessairement de se livrer à une discussion. Il faut examiner la thèse de l’uniformisation de la consommation « à charge et à décharge » comme le ferait un juge d’instruction pour décider de l’inculpation ou non d’un justiciable. Après avoir examiné la portée de la thèse, il conviendra d’en faire apparaître les limites.

A/ LES ÉLÉMENTS QUI MILITENT EN FAVEUR D’UNE UNIFORMISATION DE LA CONSOMMATION

Les éléments qui donnent à penser que la consommation s’uniformise ou

s’homogénéise tiennent à la prise en compte de la progression des taux d’équipement des ménages qui permet un rapprochement des modes de vie des différentes catégories sociales.29

1/ La progression des taux d’équipement

On assiste depuis le milieu des années 1950 à une progression des taux d’équipement des ménages (% des ménages équipés) en biens durables pour atteindre, en ce qui concerne certains biens, le seuil de saturation dans les années 1980. Les premiers équipements portaient sur le réfrigérateur, le téléviseur noir et blanc, le lave-linge. Le relais a été pris dans les années 1970 par le téléviseur couleur, l’autoradio, le congélateur et le lave-vaisselle.

Les appareils électroniques ont tiré la croissance de la consommation à la hausse depuis cinquante ans, avec des phases cycliques, qui correspondent aux grandes phases d’équipement des ménages : téléviseurs en noir et blanc puis en couleurs dans les années 1960 et 1970, appareils photos dans les années 1970, magnétoscopes et caméscopes dans les années 1980, ordinateurs et téléphones mobiles depuis la fin des années 1990, enfin, tout récemment, télévisions à écran plat.

Le seuil de saturation étant atteint pour certains équipements, les achats se limitent désormais à leur renouvellement (demande de renouvellement). Certains produits récents comme le téléphone portable ont très rapidement

28 - Bourdieu (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 29 - La notion de mode de vie ou de genre de vie est, contrairement à celle de niveau de vie qui est d’ordre quantitatif, une notion qualitative. Elle renvoie à l’ensemble des manières de vivre d’un groupe humain : par exemple, les formes d’habitat, les façons de consommer, le type de loisirs.

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conquis un très grand nombre de ménages tandis que d’autres produits comme l’automobile ou le lave-vaisselle se sont diffusés plus lentement, mais continûment. Par ailleurs, la très grande sensibilité des achats de ces biens à la variation de leur prix d’une part, à celle du pouvoir d’achat d’autre part, illustre le caractère généralement non indispensable de ces produits.

Les biens apparus au cours de ces années, achetés au départ par une minorité de ménages (généralement les catégories les plus aisées), se sont par la suite diffusés à l’ensemble de la population. On peut expliquer cette diffusion par un mécanisme de prix : la production en série permet, en faisant baisser les prix, d’accéder à des catégories de consommateurs jusque-là découragés par le niveau élevé des prix. On comprend alors que la diffusion de l’équipement s’effectue des ménages à hauts revenus vers les ménages aux revenus plus modestes.

Le sens de la diffusion s’explique également par des facteurs d’ordre sociologiques : la contagion et l’imitation. Si la contagion relève d’une conception holiste, on ne peut rien contre elle, elle paraît peu appropriée pour rendre compte de l’équipement des ménages qui est le fruit d’une décision individuelle. Elle indique, cependant, que le consommateur obéit à une norme de consommation qui exerce une contrainte sur lui. L’imitation renverrait à une conception plus individualiste qui voit dans la décision de s’équiper le comportement d’un consommateur souverain à défaut d’être autonome puisqu’il cherche à imiter les catégories supérieures. Gabriel Tarde (1843-1904), qui faisait de l’imitation le fondement du social, pensait que l’imitation se propageait du haut en bas de la hiérarchie sociale.30

2/ Le rapprochement des modes de vie

On peut parler d’homogénéisation des modes de vie dans la mesure où

celui des agriculteurs et des ouvriers se rapproche du mode de vie des classes moyennes. Le mode de vie urbain a gagné les campagnes (équipement du foyer, automobile, consommation) alors que « jusqu’à la fin des années soixante, l’acquisition d’un poste de télévision, d’un réfrigérateur, d’un aspirateur ou d’une machine à laver n’était pas chose courante pour le paysan ». 31 Ce dernier ne consommait pas de biens culturels ou de loisirs, et ne partait que rarement en week-end ou en vacances.

À la fin des années 1980, les agriculteurs partent quatre fois plus en vacances que par le passé, ils montrent certes un goût plus affirmé pour l’épargne que les autres catégories sociales, mais l’équipement ménager de leur foyer et son agencement interne prouvent leur très large accès à la société du 30 - Tarde (Gabriel), 1895, Les lois de l’imitation, Paris-Genève, Ressources, 1979. 31 - Mann (Patrice), « Exploitants agricoles : les nouveaux modes de vie » in Encyclopaedia Universalis, Universalia, 1993.

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confort. L’achat d’un congélateur renvoie au maintien d’une tradition ancienne d’autoconsommation. La diminution des petits commerces de village a contraint les agriculteurs à s’approvisionner dans les grandes surfaces périurbaines, comme les autres catégories sociales. L’approvisionnement dans les mêmes lieux constitue un puissant facteur d’homogénéisation et d’uniformisation de la consommation. De plus, de nombreux jeunes exploitants adoptent aujourd’hui le rythme et la composition des repas citadins.

Les ouvriers ont accédé à la consommation de masse, la logique des barrières (quand les modes de vie séparent les groupes sociaux) s’est estompée.32 La consommation ne distingue plus autant que par le passé les ouvriers et les cadres. Dans les années 1970, l’alimentation des ouvriers soulignait leur enracinement rural. Dans les années 1980, l’approvisionnement alimentaire des familles ouvrières perd de sa ruralité, les disparités se réduisent pour les produits alimentaires de luxe (alcool, plats préparés, pâtisserie). Les ouvriers ont rapproché leur alimentation de celle des cadres. Leur mode de vie qui en faisait un milieu social à part a perdu sa spécificité.

Depuis quarante ans, l’argument de l’homogénéisation des structures de consommation et de l’amoindrissement des différences de modes de vie entre cadres et ouvriers est central pour asseoir l’hypothèse selon laquelle les classes sociales ont perdu de leur pertinence. Raymond Aron (1905-1983) écrivait, en son temps, que « Les distinctions de classes sont affaiblies à la fois par l’hétérogénéité croissante à l’intérieur des vastes ensembles (ouvriers de l’industrie), qui seuls méritent le nom de classes, et par l’homogénéité d’un mode de vie ou de consommation, caractéristique de la bourgeoisie, petite ou moyenne, auquel accèdent un nombre croissant de familles ». 33

De plus, un aspect important de l’homogénéisation de la consommation concerne l’aspect géographique. Autrefois le cloisonnement régional impliquait des habitudes culturelles nettement différentes d’un lieu à un autre. L’homogénéisation s’inscrit dans un mouvement plus large d’unification culturelle, lui-même dû à de nombreux facteurs : décloisonnement des régions, école pour tous, diffusion des médias, mobilité géographique, publicité.

Durant les « trente glorieuses », les différences de consommation entre les

PCS se sont aussi fortement amoindries. Cette homogénéisation est particulièrement marquée pour l’équipement des ménages en biens durables. Elle est aussi due à la diminution des disparités de revenus jusqu’au milieu des années 1970. Les salaires ont fortement augmenté, l’État providence (au sens strict de protection sociale autour de l’assurance-maladie, de l’indemnisation du 32 - Je fais référence ici à l’ouvrage d’Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Paris, Alcan, 1925. 33 - Aron (Raymond), Les désillusions du progrès, essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969.

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chômage et de la retraite par répartition) a largement redistribué la richesse produite et l’extension du crédit a permis à de nombreux ménages de se procurer des biens durables qui jusqu’alors leur étaient inaccessibles.

B/ DES DISPARITÉS SE MAINTIENNENT L’homogénéisation des modes de vie ne signifie cependant pas la fin des

inégalités intellectuelles et économiques. Les disparités se maintiennent et les inégalités n’ont pas disparu.

1/ La logique des niveaux s’est substituée à celle des barrières La consommation demeure hétérogène et la crise a ravivé les inégalités. Si

la possession d’une automobile ou d’un téléviseur s’est banalisée, force est de constater que les biens sont souvent de qualité différente : ce n’est plus la possession d’une automobile, mais la marque ou le type de l’automobile qui distingue les catégories.

La logique des niveaux s’est substituée à celle des barrières.34 Alors qu’autrefois, une barrière se dressait entre ceux qui consommaient (cadres) et ceux qui ne consommaient pas (ouvriers), aujourd’hui les ouvriers consomment le même type de bien mais ni du même prix, ni de la même qualité. La consommation ne sépare plus radicalement les individus ou les groupes sociaux, mais elle les classe selon un certain nombre de niveaux.

2/ Différences dans la structure de la consommation Les dépenses Restauration et hôtel occupent une part plus importante de

la dépense chez les cadres que chez les ouvriers (9,8 % contre 5,2 % en 2011). Les dépenses de culture, de loisirs, d’éducation demeurent très différentes. Le coefficient budgétaire de la santé est sensiblement le même chez les cadres et chez les ouvriers. (1,7 % pour les cadres, 1,6 % pour les ouvriers). Le coefficient budgétaire Loisirs et culture des agriculteurs exploitants, 8 % en 2011, est à peu près le même que celui des ouvriers (7,9 %), mais reste notablement inférieur à celui des cadres (11,8 %) et des professions intermédiaires (9,8 %) ainsi qu’à celui des employés bien que dans une moindre mesure (8,5 %). 35

Les sorties au cinéma au théâtre ou au concert conservent, en revanche, un caractère exceptionnel. Les agriculteurs ont la possibilité de se déplacer plus vite et plus loin dans l’espace géographique, mais l’offre locale de loisirs ne leur procure pas l’occasion de se distraire ou de se cultiver. « Le handicap culturel dont souffre l’agriculture de montagne et, plus généralement, les zones rurales

34 - Référence à Edmond Goblot, op cit. 35 - Source : INSEE, enquête budget de famille 2011.

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en voie de désertification ne doit pas être négligé ». 36 Ainsi, en 2000, la part des agriculteurs exploitants qui sont allés, au moins une fois, au cinéma, au musée, au théâtre ou au concert, est la plus faible comparée à l’ensemble des catégories socioprofessionnelles (TABLEAU 2).

TABLEAU 2 Quelques pratiques culturelles (cinéma, Musée, théâtre ou concert) à l’âge adulte

au cours des douze derniers mois.

PCS Cinéma Musée, exposition, monument historique

Théâtre ou concert

Agriculteurs exploitants

12

24

12

Artisans, commerçants, chefs d’entreprise

40

41

24

Cadre et professions libérales

71

76

60

Professions intermédiaires

62

61

41

Employé 49

44

25

Ouvrier 29

27

14

Étudiant 94

53

44

Chômeurs et inactifs

34

29

16

(Source : D’après Enquête Permanente sur les conditions de vie d’octobre 2000, INSEE in Chloé Tavan, « Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l’enfance » in INSEE Première, n° 883, février 2003).

36 - Mann (Patrice), « Exploitants agricoles : les nouveaux modes de vie » in Encyclopaedia Universalis, Universalia, 1993.

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La consommation s’homogénéise, mais elle reste loin d’être homogène. Depuis le milieu des années 1970 et l’entrée dans la croissance molle, la consommation continue de progresser, mais à un rythme inférieur à celui des « trente glorieuses ». Avec la crise, une société à deux vitesses se développe (dualisme)). Ainsi, alors qu’une partie de la population peut maintenir des dépenses élevées de consommation, de nombreuses personnes touchées par la pauvreté sont exclues de la consommation " normale " (pauvreté relative). Elles ne peuvent plus suivre la norme de consommation. En 2012, selon l’INSEE, le nombre de pauvres varie de 5 millions à 8,6 millions selon que l’on utilise le seuil de pauvreté à 50 % ou à 60 % du revenu médian.37 Dans le premier cas, le taux de pauvreté est de 8,2 %, alors que dans le second, il s’élève à 14 %. Pour une personne seule, il est de 828 € mensuels avec le seuil à 50 % et de 993 € avec le seuil à 60 %.

CONCLUSION

La consommation est donc un produit de l’histoire dans la mesure où elle

change selon les époques et révèle le caractère historique des besoins. On a coutume de dire que l’homme satisfait d’abord des besoins primaires comme la nourriture avant de passer à la satisfaction de besoins secondaires (santé, loisirs, culture) qui seraient des besoins sociaux. Cette distinction présente un caractère artificiel. En effet l’alimentation est également un besoin social et la réflexion de sociologues comme Halbwachs et Bourdieu l’a bien montré. La logique sociale de la consommation s’est construite sur les vides de l’analyse économique : on ne peut guère se satisfaire du modèle de comportement du consommateur, rationnel, souverain et autonome capable de procéder à un choix sous contrainte qui débouche toujours sur la satisfaction maximale. La macro économie avait cependant commencé à prendre en compte des facteurs sociaux dans la reformulation de la fonction keynésienne de consommation par la référence à l’effet de démonstration (Duesenberri) ou de l’influence du cycle de vie (Modigliani). La consommation est donc soumise à des variables sociales (âge, genre, génération, catégorie sociale). Passée au crible de la critique menée par certaines théories, la consommation apparaît comme un fait social et le consommateur comme un être déterminé par les besoins de sa classe sociale, voire manipulé par la société de consommation.

On aurait pu, une fois encore, indiquer que le « nouveau consommateur », celui des temps de crise et de la croissance molle, savait se montrer plus rationnel dans ses choix même si sa rationalité pouvait apparaître « limitée »

37 - Le revenu médian d’une population est tel que la moitié de la population gagne moins et l’autre moitié plus.

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sans remettre en cause l’intentionnalité de l’acteur. Il aurait été possible d’indiquer que le consommateur, loin d’être réduit à l’image d’un acteur isolé sur un marché concurrentiel, s’est organisé et que les mouvements de consommateurs, sur le modèle des syndicats sur le marché du travail, avaient pu l’aider dans sa recherche d’informations ou dans les recours juridiques qu’il est en droit, parfois, d’intenter. On aurait dû enfin s’interroger sur les conditions d’émergence d’une consommation « éthique». Une consommation « citoyenne » est-elle possible ? Est-elle l’indice d’un retour des préoccupations « holistes » dans la consommation ?

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