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Mars 2001 La chute de la maison Usher Edgar Allan Poe

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Mars 2001

La chute de la maisonUsher

Edgar Allan Poe

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Son coeur est un luth suspendu;Sitôt qu'on le touche, il résonne.

De Béranger

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Pendant toute la journée d'automne, journée fuligineuse,sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dansle ciel, j'avais traversé seul et à cheval une étendue depays singulièrement lugubre et, enfin, comme les ombresdu soir approchaient, je me trouvai en vue de lamélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela sefit, mais, au premier coup d'oeil que je jetai sur lebâtiment, un sentiment d'insupportable tristesse pénétramon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n'étaitnullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dontl'essence poétique fait presque une volupté, et dont l'âmeest généralement saisie en face des images naturelles lesplus sombres de la désolation et de la terreur. Je regardaisle tableau placé devant moi et, rien qu'à voir la maison etla perspective caractéristique de ce domaine, les murs quiavaient froid, les fenêtres semblables à des yeux distraits,quelques bouquets de joncs vigoureux, quelques troncsd'arbres blancs et dépéris, j'éprouvais cet entieraffaissement d'âme, qui, parmi les sensations terrestres, nepeut se mieux comparer qu'à l'arrière-rêverie du mangeurd'opium, à son navrant retour à la vie journalière, àl'horrible et lente retraite du voile. C'était une glace aucoeur, un abattement, un malaise, une irrémédiabletristesse de pensée qu'aucun aiguillon de l'imagination nepouvait raviver ni pousser au grand. Qu'était donc - jem'arrêtai pour y penser - qu'était donc ce je ne sais quoi

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qui m'énervait ainsi en contemplant la Maison Usher?C'était un mystère tout à fait insoluble, et je ne pouvaispas lutter contre les pensées ténébreuses quis'amoncelaient sur moi pendant que j'y réfléchissais. Jefus forcé de me rejeter dans cette conclusion peusatisfaisante, qu'il existe des combinaisons d'objetsnaturels très simples qui ont la puissance de nous affecterde cette sorte, et que l'analyse de cette puissance gît dansdes considérations où nous perdrions pied. Il étaitpossible, pensais-je, qu'une simple différence dansl'arrangement des matériaux de la décoration, des détailsdu tableau, suffit pour modifier, pour annihiler peut-êtrecette puissance d'impression douloureuse; et, agissantd'après cette idée, je conduisis mon cheval vers le bordescarpé d'un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile,s'étalait devant le bâtiment; et je regardai, mais avec unfrisson plus pénétrant encore que la première fois, lesimages répercutées et renversées des joncs grisâtres, destroncs d'arbres sinistres, et des fenêtres semblables à desyeux sans pensée.

C'était néanmoins dans cet habitacle de mélancolie queje me proposais de séjourner pendant quelques semaines.Son propriétaire, Roderick Usher, avait été l'un de mesbons camarades d'enfance; mais plusieurs années s'étaientécoulées depuis notre dernière entrevue. Une lettrecependant m'était parvenue récemment dans une partielointaine du pays, une lettre de lui, dont la tournurefollement pressante n'admettait pas d'autre réponse que

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ma présence même. L'écriture portait la trace d'uneagitation nerveuse. L'auteur de cette lettre me parlait d'unemaladie physique aiguë, d'une affection mentale quil'oppressait, et d'un ardent désir de me voir, comme étantson meilleur et véritablement son seul ami, espéranttrouver dans la joie de ma société quelque soulagement àson mal. C'était le ton dans lequel toutes ces choses etbien d'autres encore étaient dites, c'était cette ouvertured'un coeur suppliant, qui ne me permettait pas l'hésitation;en conséquence, j'obéis immédiatement à ce que jeconsidérais toutefois comme une invitation des plussingulières.

Quoique dans notre enfance nous eussions étécamarades intimes, en réalité, je ne savais pourtant quefort peu de chose de mon ami. Une réserve excessive avaittoujours été dans ses habitudes. Je savais toutefois qu'ilappartenait à une famille très ancienne, qui s'étaitdistinguée depuis un temps immémorial par unesensibilité particulière de tempérament. Cette sensibilités'était déployée, à travers les âges, dans de nombreuxouvrages d'un art supérieur et s'était manifestée, de vieilledate, par les actes répétés d'une charité aussi large quediscrète, ainsi que par un amour passionné pour lesdifficultés, plutôt peut-être que pour les beautésorthodoxes, toujours si facilement reconnaissables, de lascience musicale. J'avais appris aussi ce fait trèsremarquable que la souche de la race d'Usher, siglorieusement ancienne qu'elle fût, n'avait jamais, à

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aucune époque, poussé de branche durable; en d'autrestermes, que la famille entière ne s'était perpétuée qu'enligne directe, à quelques exceptions près, trèsinsignifiantes et très passagères. C'était cette absence,pensais-je, tout en rêvant au parfait accord entre lecaractère des lieux et le caractère proverbial de la race, eten réfléchissant à l'influence que dans une longue suite desiècles l'un pouvait avoir exercer sur l'autre, c'était peut-être cette absence de branche collatérale et la transmissionconstante de père en fils du patrimoine et du nom, quiavaient à la longue si bien identifié les deux, que le nomprimitif du domaine s'était fondu dans la bizarre etéquivoque appellation de Maison Usher, appellationusitée parmi les paysans, et qui semblait dans leur esprit,enfermer la famille et l'habitation de famille.

J'ai dit que le seul effet de mon expérience quelque peupuérile, c'est-à-dire d'avoir regardé dans l'étang, avait étéde rendre plus profonde ma première et si singulièreimpression. Je ne dois pas douter que la conscience de masuperstition croissante, pourquoi ne la définirais-je pasainsi? n'ait principalement contribué à accélérer cetaccroissement. Telle est, je le savais de vieille date, la loiparadoxale de tous les sentiments qui ont la terreur pourbase. Et ce fut peut-être l'unique raison qui fit que, quandmes yeux, laissant l'image dans l'étang, se relevèrent versla maison elle-même une étrange idée me poussa dansl'esprit, une idée, si ridicule, en vérité, que, si j'en faismention, c'est seulement pour montrer la force vive des

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sensations qui m'oppressaient. Mon imagination avait sibien travaillé que je croyais réellement qu'autour del'habitation et du domaine planait une atmosphère qui luiétait particulière, ainsi qu'aux environs les plus proches,une atmosphère qui n'avait pas d'affinité avec l'air du ciel,mais qui s'exhalait des arbres dépéris, des muraillesgrisâtres et de l'étang silencieux, une vapeur mystérieuseet pestilentielle, à peine visible, lourde, paresseuse etd'une couleur plombée.

Je secouai de mon esprit ce qui ne pouvait être qu'unrêve, et j'examinai avec plus d'attention l'aspect réel dubâtiment. Son caractère dominant semblait être celui d'uneexcessive antiquité. La décoloration produite par lessiècles était grande. De menues fongosités recouvraienttoute la face extérieure et la tapissaient, à partir du toit,comme une fine étoffe curieusement brodée. Mais toutcela n'impliquait aucune détérioration extraordinaire.Aucune partie de la maçonnerie n'était tombée, et ilsemblait qu'il y eût une contradiction étrange entre laconsistance générale intacte de toutes ses parties et l'étatparticulier des pierres émiettées, qui me rappelaientcomplètement la spécieuse intégrité de ces vieillesboiseries qu'on a laissées longtemps pourrir dans quelquecave oubliée, loin du souffle de l'air extérieur. A part cetindice d'un vaste délabrement, l'édifice ne donnait aucunsymptôme de fragilité. Peut-être l'oeil d'un observateurminutieux aurait-il découvert une fissure à peine visiblequi, partant du toit de la façade, se frayait une route en

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zigzag à travers le mur et allait se perdre dans les eauxfunestes de l'étang.

Tout en remarquant ces détails, je suivis à cheval unecourte chaussée qui me menait à la maison. Un valet dechambre prit mon cheval, et j'entrai sous la voûte gothiquedu vestibule. Un domestique, au pas furtif, me conduisiten silence à travers maint passage obscur et compliquévers le cabinet de son maître. Bien des choses que jerencontrai dans cette promenade contribuèrent, je ne saiscomment, à renforcer les sensations vagues dont j'ai déjàparlé. Les objets qui m�entouraient, les sculptures desplafonds, les sombres tapisseries des murs, la noirceurd'ébène des parquets et les fantasmagoriques trophéesarmoriaux qui bruissaient, ébranlés par ma marcheprécipitée, étaient choses bien connues de moi. Monenfance avait été accoutumée à des spectacles analogues,et, quoique je les reconnusse sans hésitation pour deschoses qui m'étaient familières, j'admirais quelles penséesinsolites ces images ordinaires évoquaient en moi. Sur l'undes escaliers, je rencontrai le médecin de la famille. Saphysionomie, à ce qu'il me sembla, portait une expressionmêlée de malignité basse et de perplexité. Il me croisaprécipitamment et passa. Le domestique ouvrit alors uneporte et m introduisit en présence de son maître.

La chambre dans laquelle je me trouvais était trèsgrande et très haute les fenêtres, longues, étroites, et à unetelle distance du noir plancher de chêne qu'il étaitabsolument impossible d'y atteindre. De faibles rayons

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d'une lumière cramoisie se frayaient un chemin à traversles carreaux treillissés et rendaient suffisamment distinctsles principaux objets environnants; l'oeil néanmoinss'efforçait en vain d'atteindre les angles lointains de lachambre ou les enfoncements du plafond arrondi en voûteet sculpté. De sombres draperies tapissaient les murs.L'ameublement général était extravagant, incommode,antique et délabré. Une masse de livres et d'instruments demusique gisait éparpillée çà et là, mais ne suffisait pas àdonner une vitalité quelconque au tableau. Je sentais queje respirais une atmosphère de chagrin. Un air demélancolie âpre, profonde, incurable, planait sur tout etpénétrait tout.

A mon entrée, Usher se leva d'un canapé sur lequel ilétait couché tout de son long et m'accueillit avec-unechaleureuse vivacité, qui ressemblait fort - telle fut, dumoins, ma première pensée - à une cordialité emphatique,à l'effort d'un homme du monde ennuyé, qui obéit à unecirconstance. Néanmoins, un coup d'oeil jeté sur saphysionomie me convainquit de sa parfaite sincérité.Nous nous assîmes, et pendant quelques moments, commeil restait muet, je le contemplai avec un sentiment moitiéde pitié et moitié d'effroi. A coup sûr, jamais hommen'avait aussi terriblement changé, et en aussi peu detemps, que Roderick Usher! Ce n'était qu'avec peine queje pouvais consentir à admettre l'identité de l'homme placéen face de moi avec le compagnon de mes premièresannées. Le caractère de sa physionomie avait toujours été

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remarquable. Un teint cadavéreux, un oeil large, liquideet lumineux au-delà de toute comparaison, des lèvres unpeu minces et très pâles, mais d'une courbemerveilleusement belle, un nez d'un moule hébraïque, trèsdélicat, mais d'une ampleur de narines qui s'accorderarement avec une pareille forme, un menton d'un modèlecharmant, mais qui, par un manque de saillie, trahissait unmanque d'énergie morale, des cheveux d'une douceur etd'une ténuité plus qu'arachnéennes, tons ces traits,auxquels il faut ajouter un développement frontal excessif,lui faisaient une physionomie qu'il n'était pas faciled'oublier. Mais actuellement, dans la simple exagérationdu caractère de cette figure et de l'expression qu'elleprésentait habituellement, il y avait un tel changement,que je doutais de l'homme à qui je parlais. La pâleurmaintenant spectrale de la peau et l'éclat maintenantmiraculeux de l'oeil me saisissaient particulièrement etmême m'épouvantaient. Puis il avait laissé croîtreindéfiniment ses cheveux sans s'en apercevoir et, commecet étrange tourbillon aranéeux flottait plutôt qu'il netombait autour de sa face, je ne pouvais, même avec de labonne volonté, trouver dans leur étonnant style arabesquerien qui rappelât la simple humanité.

Je fus tout d'abord frappé d'une certaine incohérence,d'une inconsistance dans les manières de mon ami, et jedécouvris bientôt que cela provenait d'un effort incessant,aussi faible que puéril, pour maîtriser une trépidationhabituelle, une excessive agitation nerveuse. Je

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m'attendais bien à quelque chose dans ce genre, et j'yavais été préparé non seulement par sa lettre, mais aussipar le souvenir de certains traits de son enfance et par desconclusions déduites de sa singulière conformationphysique et de son tempérament. Son action étaitalternativement vive et indolente. Sa voix passaitrapidement d'une indécision tremblante, quand les espritsvitaux semblaient entièrement absents, à cette espèce debrièveté énergique, à cette énonciation abrupte, solide,pausée et sonnant le creux, à ce parler guttural et rude,parfaitement balancé et modulé, qu'on peut observer chezle parfait ivrogne ou l'incorrigible mangeur d'opiumpendant les périodes de leur plus intense excitation.

Ce fut dans ce ton qu'il parla de l'objet de ma visite, deson ardent désir de me voir, et de la consolation qu'ilattendait de moi. Il s'étendit assez longuement ets'expliqua à sa manière sur le caractère de sa maladie.C'était, disait-il, un mal de famille, un mal constitutionnel,un mal peur lequel il désespérait de trouver un remède,une simple affection nerveuse, ajouta-t-il immédiatement,dont, sans doute, il serait bientôt délivré. Elle semanifestait par une foule de sensations extranaturelles.Quelques-unes, pendant qu'il me les décrivait,m'intéressèrent et me confondirent; il se peut cependantque les termes et le ton de son débit y aient été pourbeaucoup. Il souffrait vivement d'une acuité morbide dessens; les aliments les plus simples étaient pour lui lesseuls tolérables; il ne pouvait porter, en fait de vêtements,

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que certains tissus; toutes les odeurs de fleurs lesuffoquaient; une lumière, même faible, lui torturait lesyeux; et il n'y avait que quelques sons particuliers, c'est-à-dire ceux des instruments à corde, qui ne lui inspirassentpas d'horreur.

Je vis qu'il était l'esclave subjugué d'une espèce deterreur tout à fait anormale. " Je mourrai, dit-il, il faut queje meure de cette déplorable folie. C'est ainsi, ainsi, et nonpas autrement, que je périrai. Je redoute les événements àvenir, non en eux-mêmes, mais dans leurs résultats. Jefrissonne à la pensée d'un incident quelconque, du genrele plus vulgaire, qui peut opérer sur cette intolérableagitation de mon âme. Je n'ai vraiment pas horreur dudanger, excepté dans son effet positif, la terreur. Dans cetétat d'énervation, état pitoyable, je sens que tôt ou tard lemoment viendra où la vie et la raison m'abandonneront àla fois, dans quelque lutte inégale avec le sinistre fantôme:la peur! "

J'appris aussi, par intervalles, et par des confidenceshachées, des demi-mots et des sous-entendus, une autreparticularité de sa situation morale. Il était dominé parcertaines impressions superstitieuses relatives au manoirqu'il habitait, et d'où il n'avait pas osé sortir depuisplusieurs années, relatives à une influence dont iltraduisait la force supposée en des termes trop ténébreuxpour être rapportés ici, une influence que quelquesparticularités dans la forme même et dans la matière dumanoir héréditaire avaient, par l'usage de la souffrance,

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disait-il, imprimée sur son esprit, un effet que le physiquedes murs gris, des tourelles et de l'étang noirâtre où semirait tout le bâtiment, avait à la longue créé sur le moralde son existence.

Il admettait toutefois, mais non sans hésitation, qu'unebonne part de la mélancolie singulière dont il était affligépouvait être attribuée à une origine plus naturelle etbeaucoup plus positive, à la maladie cruelle et déjàancienne, enfin, à la mort évidemment prochaine d'unesoeur tendrement aimée, sa seule société depuis delongues années, sa dernière et sa seule parente sur la terre." Sa mort, dit-il, avec une amertume que je n'oublieraijamais, me laissera, moi, le frêle et le désespéré, dernier del'antique race des Usher. " Pendant qu'il parlait, ladyMadeline, c'est ainsi qu'elle se nommait, passa lentementdans une partie reculée de la chambre, et disparut sansavoir pris garde à ma présence. Je la regardai avec unimmense étonnement, où se mêlait quelque terreur; maisil me sembla impossible de me rendre compte de messentiments. Une sensation de stupeur m'oppressait.Pendant que mes yeux suivaient ses pas qui s'éloignaient.Lorsque enfin une porte se fut fermée sur elle, mon regardchercha instinctivement et curieusement la physionomiede son frère; mais il avait plongé sa face dans ses mains,et je pus voir seulement qu'une pâleur plus qu'ordinaires'était répandue sur les doigts amaigris, à travers lesquelsfiltrait une pluie de larmes passionnées.

La maladie de lady Madeline avait longtemps bafoué la

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science de ses médecins. Une apathie fixe, un épuisementgraduel de sa personne, et des crises fréquentes, quoiquepassagères, d'un caractère presque cataleptique, en étaientles diagnostics très singuliers. Jusque-là, elle avaitbravement porté le poids de la maladie et ne s'était pasencore résignée à se mettre au lit; mais, sur la fin du soirde mon arrivée au château, elle cédait, comme son frèreme le dit dans la nuit avec une inexprimable agitation, àla puissance écrasante du fléau, et j'appris que le coupd'oeil que j'avais jeté sur elle serait probablement ledernier, que je ne verrais plus la dame, vivante du moins.

Pendant les quelques jours qui suivirent, son nom ne futprononcé ni par Usher ni par moi et durant cette périodeje m'épuisai en efforts pour alléger la mélancolie de monami. Nous peignîmes et nous lûmes ensemble; ou bienj'écoutais, comme dans un rêve, ses étrangesimprovisations sur son éloquente guitare. Et ainsi, àmesure qu'une intimité de plus en plus étroite m'ouvraitplus familièrement les profondeurs de son âme, jereconnaissais plus amèrement la vanité de tous mes effortspour ranimer un esprit, d'où la nuit, comme une propriétéqui lui aurait été inhérente, déversait sur tous les objets del'univers physique et moral une irradiation incessante deténèbres.

Je garderai toujours le souvenir de maintes heuressolennelles que j'ai passées seul avec le maître de laMaison Usher. Mais j'essaierais vainement de définir lecaractère exact des études ou des occupations dans

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lesquelles il m'entraînait ou me montrait le chemin. Uneidéalité ardente, excessive, morbide, projetait sur touteschoses sa lumière sulfureuse. Ses longues et funèbresimprovisations résonneront éternellement dans mesoreilles. Entre autres choses, je me rappelledouloureusement une certaine paraphrase singulière, uneperversion de l'air, déjà fort étrange, de la dernière valsede von Weber. Quant aux peintures que couvait salaborieuse fantaisie, et qui arrivaient, touche par touche,à un vague qui me donnait le frisson, un frisson d'autantplus pénétrant que je frissonnais sans savoir pourquoi,quant à ces peintures, si vivantes pour moi que j'ai encoreleurs images dans mes yeux, j'essaierais vainement d'enextraire un échantillon suffisant, qui pût tenir dans lecompas de la parole écrite. Par l'absolue simplicité, par lanudité de ses dessins, il arrêtait, il subjuguait l'attention.Si jamais mortel peignit une idée, ce mortel fût RoderickUsher. Pour moi, du moins, dans les circonstances quim'entouraient, il s'élevait, des pures abstractions quel'hypocondriaque s'ingéniait à jeter sur sa toile, une terreurintense, irrésistible, dont je n'ai jamais senti l'ombre dansla contemplation des rêveries de Fuseli lui-même,éclatantes sans doute, mais encore trop concrètes.

Il est une des conceptions fantasmagoriques de mon amioù l'esprit d'abstraction n'avait pas une part aussiexclusive, et qui peut être esquissée, quoique faiblement,par la parole. C'était un petit tableau représentantl'intérieur d'une cave ou d'un souterrain immensément

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long, rectangulaire, avec des murs bas, polis, blancs, sansaucun ornement, sans aucune interruption. Certainsdétails accessoires de la composition servaient à fairecomprendre que cette galerie se trouvait à une profondeurexcessive au-dessous de la surface de la terre. Onn'apercevait aucune issue dans son immense parcours; onne distinguait aucune torche, aucune source artificielle delumière; et cependant une effusion de rayons intensesroulait de l'un à l'autre bout et baignait le tout d'unesplendeur fantastique et incompréhensible.

J'ai dit un mot de l'état morbide du nerf acoustique, quirendait pour le malheureux toute musique intolérable,excepté certains effets des instruments à corde. C'étaientpeut-être les étroites limites dans lesquelles il avaitconfiné son talent sur la guitare qui avaient, en grandepartie, imposé à ses compositions leur caractèrefantastique. Mais quant à la brûlante facilité de sesimprovisations, on ne pouvait s'en rendre compte de lamême manière. Il fallait évidemment qu'elles fussent etelles étaient, en effet, dans les notes aussi bien que dansles paroles de ses étranges fantaisies, car il accompagnaitsouvent sa musique de paroles improvisées et rimées, lerésultat de cet intense recueillement et de cetteconcentration des forces mentales, qui ne se manifestent,comme je l'ai déjà dit, que dans les cas, particuliers de laplus haute excitation artificielle. D'une de ces rhapsodiesje me suis rappelé facilement les paroles. Peut-êtrem'impressionna-t-elle plus fortement, quand il me la

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montra, parce que dans le sens intérieur et mystérieux del'oeuvre je crus découvrir pour la première fois qu'Usheravait pleine conscience de son état, qu'il sentait que sasublime raison chancelait sur son trône. Ces vers, quiavalent pour titre Le Palais hanté, étaient, à très peu dechose près, tels que je les cite: I Dans la plus verte de nos vallées,Par les bons anges habitée,Autrefois un beau et majestueux palais,Un rayonnant palais dressait son front.C'était dans le domaine du monarque Pensée,C'était là qu'il s'élevait!Jamais séraphin ne déploya son aileSur un édifice à moitié aussi beau.

II Des bannières blondes, superbes, dorées,A son dôme flottaient et ondulaient;(C'était, tout cela, c'était dans le vieux,Dans le très vieux temps.)Et, à chaque douce brise qui se jouaitDans ces suaves journées,Le long des remparts chevelus et pâles,S'échappait un parfum ailé.

III Les voyageurs, dans cette heureuse vallée,

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A travers deux fenêtres lumineuses, voyaientDes esprits qui se mouvaient harmonieusementAu commandement d'un luth bien accordé.Tout autour d'un trône, où, siégeantUn vrai Porphyrogénète, celui-là!Dans un apparat digne de sa gloire,Apparaissait le maître du royaume.

IV Et tout étincelante de nacre et de rubisÉtait la porte du beau palais,Par laquelle coulait à flots, à flots, à flots, Et pétillait incessammentUne troupe d'Échos dont l'agréable fonctionÉtait simplement de chanter, Avec des accents d'une exquise beauté,L'esprit et la sagesse de leur roi.

V Mais des êtres de malheur, en robes de deuil,Ont assailli la haute autorité du monarque.Ah! pleurons! Car jamais l'aube d'un lendemainNe brillera sur lui, le désolé!Et tout autour de sa demeure, la gloireQui s'empourprait et florissaitN'est plus qu'une histoire, souvenir ténébreuxDes vieux âges défunts.

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VI Et maintenant les voyageurs, dans cette vallée,A travers les fenêtres rougeâtres, voientDe vastes formes qui se meuvent fantastiquementAux sons d'une musique discordante;Pendant que, comme une rivière rapide et lugubre,A travers la porte pâle,Une hideuse multitude se rue éternellement;Qui va éclatant de rire, ne pouvant plus sourire.

Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant decette ballade nous jetèrent dans un courant d'idées, aumilieu duquel se manifesta une opinion d'Usher que jecite, non pas tant en raison de sa nouveauté, car d'autreshommes ont pensé de même, qu'à cause de l'opiniâtretéavec laquelle il la soutenait. Cette opinion, dans sa formegénérale, n'était autre que la croyance à la sensitivité detous les êtres végétaux. Mais dans son imaginationdéréglée, l'idée avait pris un caractère encore plusaudacieux, et qui empiétait, dans de. certaines conditions,jusque sur le règne inorganique. Les mots me manquentpour exprimer toute l'étendue, tout le sérieux, toutl'abandon de sa foi. Cette croyance toutefois se rattachaitcomme je l'ai déjà donné à entendre, aux pierres grises dumanoir de ses ancêtres. Ici, les conditions de sensitivitéétaient remplies, à ce qu'il imaginait, par la méthode quiavait présidé à la construction, par la dispositionrespective des pierres, aussi bien que de toutes les

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fongosités dont elles étaient revêtues, et des arbres ruinésqui s'élevaient à l'eritour, mais surtout par l'immutabilitéde cet arrangement et par sa répercussion dans les eauxdormantes de l'étang. La preuve, la preuve de cettesensitivité se faisait voir, disait-il, et je l'écoutais alorsavec l'inquiétude, dans la condensation graduelle maispositive, au-dessus des eaux, autour des murs, d'uneatmosphère qui leur était propre. Le résultat, ajoutait-il, sedéclarait dans cette influence muette, mais importune etterrible qui, depuis des siècles avait pour ainsi dire mouléles destinées de sa famille, et qui le faisait, lui, tel que jele voyais maintenant, tel qu'il était. De pareilles opinionsn'ont pas besoin de commentaires, et je n'en ferai pas.

Nos livres, les livres qui depuis des années constituaientune grande partie de l'existence spirituelle du malade,étaient, comme on le suppose bien, en accord parfait avecce caractère de visionnaire. Nous analysions ensemble desouvrages tels que le VertVert et La Chartreuse, deGresset; le Belphégor, de Machiavel; Les Merveilles duCiel et de l'Enfer, de Swedenborg; Le Voyage souterrainde Nicholas Klimm, par Holberg; La Chiromancie, deRoben Flud, de Jean d'Indaginé et de De la Chambre; LeVoyage dans le Bleu, de Tieck, et La Cité du Soleil, deCampanella. Un de ses volumes favoris était une petiteédition in-octavo du Directorium Inquisitorium, par ledominicain Eymeric de Gironne; et il y avait des passagesdans Pomponius Méla, à propos des anciens satyresafricains et des aegipans, sur lesquels Usher rêvassait

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pendant des heures. Il faisait néanmoins ses principalesdélices de la lecture d'un in-quarto gothiqueexcessivement rare et curieux - le manuel d'une égliseoubliée, les Vigiliae Mortuorum Secundum ChorumEcclesiae Maguntinae.

Je songeais malgré moi à l'étrange rituel contenu dansce livre et à son influence probable sur l'hypocondriaque,quand, un soir, m'ayant informé brusquement que ladyMadeline n'existait plus, il annonça l'intention deconserver le corps pendant une quinzaine, en attendantl'enterrement définitif dans un des nombreux caveauxsitués sous les gros murs du château. La raison humainequ'il donnait de cette singulière manière d'agir était une deces raisons que je ne me sentais pas le droit de contredire.Comme frère, me disait-il, il avait pris cette résolution enconsidération du caractère insolite de la maladie de ladéfunte, d'une certaine curiosité importune et indiscrète dela part des hommes de science, et de la situation éloignéeet fort exposée du caveau de famille. J'avouerai que,quand je me rappelai la physionomie sinistre de l'individuque j'avais rencontré sur l'escalier, le soir de mon arrivéeau château, je n'eus pas envie de m'opposer à ce que jeregardais comme une précaution bien innocente, sansdoute, mais certainement fort naturelle.

A la prière d'Usher, je l'aidai personnellement dans lespréparatifs de cette sépulture temporaire. Nous mîmes lecorps dans la bière et, à nous deux, nous le portâmes à sonlieu de repos. Le caveau dans lequel nous le déposâmes -

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et qui était resté fermé depuis si longtemps que nostorches, à moitié étouffées dans cette atmosphèresuffocante, ne nous permettaient guère d'examiner leslieux - était petit, humide, et n'offrait aucune voie à lalumière du jour; il était situé à une grande profondeur,juste au-dessous de cette partie du bâtiment où se trouvaitma chambre à coucher. Il avait rempli probablement, dansles vieux temps féodaux, l'horrible office d'oubliettes et,dans les temps postérieurs, de cave à serrer la poudre outoute autre matière facilement inflammable; car une partiedu sol et toutes les parois d'un long vestibule que noustraversâmes pour y arriver étaient soigneusement revêtuesde cuivre. La porte, de fer massif, avait été l'objet desmêmes précautions. Quand ce poids immense roulait surses gonds, il rendait un son singulièrement aigu etdiscordant.

Nous déposâmes donc notre fardeau funèbre sur destréteaux dans cette région d'horreur; nous tournâmes unpeu de côté le couvercle de la bière qui n'était pas encorevissé, et nous regardâmes la face du cadavre. Uneressemblance frappante entre le frère et la soeur fixa toutd'abord mon attention et Usher, devinant peut-être mespensées, murmura quelques paroles qui m'apprirent que ladéfunte et lui étaient jumeaux, et que des sympathiesd'une nature presque inexplicable avaient toujours existéentre eux. Nos regards, néanmoins, ne restèrent paslongtemps fixés sur la morte, car nous ne pouvions pas lacontempler sans effroi. Le mal qui avait mis au tombeau

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lady Madeline dans la plénitude de sa jeunesse avaitlaissé, comme cela arrive ordinairement dans toutes lesmaladies d'un caractère strictement cataleptique, l'ironied'une faible coloration sur le sein et sur la face, et sur lalèvre ce sourire équivoque et languissant qui est si terribledans la mort. Nous replaçâmes et nous vissâmes lecouvercle et, après avoir assujetti la porte de fer, nousreprîmes avec lassitude notre chemin vers lesappartements supérieurs, qui n'étaient guère moinsmélancoliques.

Et alors, après un laps de quelques jours pleins duchagrin le plus amer, il s'opéra un changement visibledans les symptômes de la maladie morale de mon ami. Sesmanières ordinaires avaient disparu. Ses occupationshabituelles étaient négligées, oubliées. Il errait de chambreen chambre d'un pas précipité, inégal, et sans but. Lapâleur de sa physionomie avait revêtu une couleur peut-être encore plus spectrale; mais la propriété lumineuse deson oeil avait entièrement disparu. Je n'entendais plus ceton de voix âpre qu'il prenait autrefois à l'occasion; et untremblement qu'on eût dit causé par une extrême terreurcaractérisait habituellement sa prononciation. Il m'arrivaitquelquefois, en vérité, de me figurer que son esprit.incessamment agité, était travaillé par quelque suffocantsecret, et qu'il ne pouvait trouver le courage nécessairepour le révéler. D'autres fois, j'étais obligé de concluresimplement aux bizarreries inexplicables de la folie; car jele voyais regardant dans le vide pendant de longues

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heures, dans l'attitude de la plus profonde attention,comme s'il écoutait un bruit imaginaire. Il ne faut pass'étonner que son état m'effrayât, qu'il m'infectât même. Jesentais se glisser en moi, par une gradation lente maissûre, l'étrange influence de ses superstitions fantastiqueset contagieuses.

Ce fut particulièrement une nuit, la septième ou lahuitième depuis que nous avions déposé lady Madelinedans le caveau, fort tard, avant de me mettre au lit, quej'éprouvai toute la puissance de ces sensations. Lesommeil ne voulait pas approcher de ma couche; lesheures, une à une, tombaient, tombaient toujours. Jem'efforçai de raisonner l'agitation nerveuse qui medominait. J'essayai de me persuader que je devais ce quej'éprouvais, en partie sinon absolument, à l'influenceprestigieuse du mélancolique ameublement de la chambre,des sombres draperies déchirées, qui, tourmentées par lesouffle d'un orage naissant, vacillaient çà et là sur lesmurs, comme par accès, et bruissaient douloureusementautour des ornements du lit.

Mais mes efforts furent vains. Une insurmontableterreur pénétra graduellement tout mon être; et à la longueune angoisse sans motif, un vrai cauchemar, vint s'asseoirsur mon coeur. Je respirai violemment, je fis un effort, jeparvins à le secouer; et, me soulevant sur les oreillers, etplongeant ardemment mon regard dans l'épaisse obscuritéde la chambre, je prêtai l'oreille - je ne saurais direpourquoi, si ce n'est que j'y fus poussé par une force

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instinctive - à certains sons bas et vagues qui partaient jene sais d'où, et qui m'arrivaient à de longs intervalles, àtravers les accalmies de la tempête. Dominé par unesensation intense d'horreur, inexplicable et intolérable, jemis mes habits à la hâte, car je sentais que je ne pourraispas dormir de la nuit, et je m'efforçai, en marchant çà etlà à grands pas dans la chambre, de sortir de l'étatdéplorable dans lequel j'étais tombé.

J'avais à peine fait ainsi quelques tours, quand un pasléger sur un escalier voisin arrêta mon attention. Jereconnus bientôt que c'était le pas d'Usher. Une secondeaprès, il frappa doucement à ma porte, et entra, une lampeà la main. Sa physionomie était, comme d'habitude, d'unepâleur cadavéreuse, mais il y avait en outre dans ses yeuxje ne sais quelle hilarité insensée, et dans toutes sesmanières une espèce d'hystérie évidemment contenue. Sonair m'épouvanta; mais tout était préférable à la solitudeque j'avais endurée Si longtemps, et j'accueillis saprésence comme un soulagement.

- Et vous n'avez pas vu cela? dit-il brusquement, aprèsquelques minutes de silence et après avoir promené autourde lui un regard fixe, vous n'avez donc pas vu cela? Maisattendez! Vous le verrez! Tout en parlant ainsi, et ayantsoigneusement abrité sa lampe, il se précipita vers une desfenêtres, et l'ouvrit toute grande à la tempête.

L'impétueuse furie de la rafale nous enleva presque dusol. C'était vraiment une nuit d'orage affreusement belle,une nuit unique et étrange dans son horreur et sa beauté.

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Un tourbillon s'était probablement concentré dans notrevoisinage; car il y avait des changements fréquents etviolents dans la direction du vent, et l'excessive densitédes nuages, maintenant descendus si bas qu'ils pesaientpresque sur les tourelles du château, ne nous empêchaitpas d'apprécier la vélocité vivante avec laquelle ilsaccouraient l'un contre l'autre de tous les points del'horizon, au lieu de se perdre dans l'espace. Leurexcessive densité ne nous empêchait pas de voir cephénomène; pourtant nous n'apercevions pas un brin delune ni d'étoiles, et aucun éclair ne projetait sa lueur. Maisles surfaces inférieures de ces vastes masses de vapeurscahotées, aussi bien que tous les objets terrestres situésdans notre étroit horizon, réfléchissaient la clartésurnaturelle d'une exhalaison gazeuse qui pesait sur lamaison et l'enveloppait dans un linceul presque lumineuxet distinctement visible.

- Vous ne devez pas voir cela! Vous ne contemplerezpas cela! dis-je en frissonnant à Usher; et je le ramenaiavec une douce violence de la fenêtre vers un fauteuil. Cesspectacles qui vous mettent hors de vous sont desphénomènes purement électriques et fort ordinaires, oupeut-être tirent-ils leur funeste origine des miasmes fétidesde l'étang. Fermons cette fenêtre; l'air est glacé etdangereux pour votre constitution. Voici un de vosromans favoris. Je lirai, et vous écouterez; et nouspasserons ainsi cette terrible nuit ensemble.

L'antique bouquin sur lequel j'avais mis la main était le

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Mad Trist, de Sir Launcelot Canning; mais je l'avaisdécoré du titre de livre favori d'Usher par plaisanterie;triste plaisanterie, car, en vérité, dans sa niaise et baroqueprolixité, il n'y avait pas grande pâture pour la hautespiritualité de mon ami. Mais c'était le seul livre quej'eusse immédiatement sous la main; et je me berçais duvague espoir que l'agitation qui tourmentaitl'hypocondriaque trouverait du soulagement (car l'histoiredes maladies mentales est pleine d'anomalies de ce genre)dans l'exagération même des folies que j'allais lui lire. Aen juger par l'air d'intérêt étrangement tendu avec lequelil écoutait ou feignait d'écouter les phrases du récit,j'aurais pu me féliciter du succès de ma ruse.

J'étais arrivé à cette partie si connue de l'histoire oùEthelred, le héros du livre, ayant en vain cherché à entrerà l'amiable dans la demeure d'un ermite, se met en devoirde s'introduire par la force. Ici, on s'en souvient, lenarrateur s'exprime ainsi:

" Et Ethelred, qui était par nature un coeur vaillant, etqui maintenant était aussi très fort, en raison de l'efficacitédu vin qu'il avait bu, n'attendit pas plus longtemps pourparlementer avec l'ermite, qui avait, en vérité, l'esprittourné à l'obstination et à la malice, mais, sentant la pluiesur ses épaules, et craignant l'explosion de la tempête, illeva bel et bien sa massue, et avec quelques coups frayabien vite un chemin, à travers les planches de la porte, àsa main gantée de fer; et, tirant avec sa mainvigoureusement à lui, il fit craquer, et se fendre, et sauter

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le tout en morceaux, si bien que le bruit du bois sec etsonnant le creux porta l'alarme et fut répercuté d'un boutà l'autre de la forêt."

A la fin de cette phrase je tressaillis et je fis une pause;car il m'avait semblé, mais je conclus bien vite à uneillusion de mon imagination, il m'avait semblé que d'unepartie très reculée du manoir était venu confusément àmon oreille un bruit, qu'on eût dit, à cause de son exacteanalogie, l'écho étouffé, amorti, de ce bruit de craquementet d'arrachement si précieusement décrit par sir Launcelot.Évidemment, c'était la coïncidence seule qui avait arrêtémon attention; car, parmi le claquement des châssis desfenêtres et tous les bruits confus de la tempête toujourscroissante, le son en lui-même n'avait rien vraiment quipût m'intriguer ou me troubler. Je continuai le récit:

" Mais Ethelred, le solide champion, passant alors laporte, fut grandement furieux et émerveillé den'apercevoir aucune trace du malicieux ermite, mais enson lieu et place un dragon d'une apparence monstrueuseet écailleuse, avec une langue de feu, qui se tenait ensentinelle devant un palais d'or, dont le plancher étaitd'argent; et sur le mur était suspendu un bouclier d'airainbrillant, avec cette légende gravée dessus:

Celui-là qui entre ici a été le vainqueur;Celui-là qui tue le dragon, il aura gagné le bouclier,

" Et Ethelred leva sa massue et frappa sur la tête dudragon, qui tomba devant lui et rendît son souffle empestéavec un rugissement si épouvantable, si âpre et si perçant

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à la fois, qu'Ethelred fut obligé de se boucher les oreillesavec ses mains, pour se garantir de ce bruit terrible, telqu'il n'en avait jamais entendu de semblable."

Ici je fis brusquement une nouvelle pause, et cette foisavec un sentiment de violent étonnement, car il n'y avaitpas lieu à douter que je n'eusse réellement entendu (dansquelle direction, il m'était impossible de le deviner) un sonaffaibli et comme lointain, mais âpre, prolongé,singulièrement perçant et grinçant, l'exacte contrepartie ducri surnaturel du dragon décrit par le romancier, et tel quemon imagination se l'était déjà figuré.

Oppressé, comme je l'étais évidemment lors de cetteseconde et très extraordinaire coïncidence, par millesensations contradictoires, parmi lesquelles dominait unétonnement et une frayeur extrêmes, je gardai néanmoinsassez de présence d'esprit pour éviter d'exciter par uneobservation quelconque la sensibilité nerveuse de moncamarade. Je n'étais pas du tout sûr qu'il eût remarqué lesbruits en question, quoique bien certainement une étrangealtération se fût depuis ces dernières minutes manifestéedans son maintien. De sa position primitive, juste vis-à-vis de moi, il avait peu à peu tourné son fauteuil demanière à se trouver assis la face tournée vers la porte dela chambre; en sorte que je ne pouvais pas voir ses traitsd'ensemble, quoique je m'aperçusse bien que ses lèvrestremblaient comme elles murmuraient quelque chosed'insaisissable. Sa tête était tombée sur sa poitrine;cependant, je savais qu'il n'était pas endormi; l'oeil que

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j'entrevoyais de profil était béant et fixe. D'ailleurs, lemouvement de son corps contredisait aussi cette idée, caril se balançait d'un côté à l'autre avec un mouvement trèsdoux, mais constant et uniforme. Je remarquai rapidementtout cela, et je repris le récit de sir Launcelot, quicontinuait ainsi:

" Et maintenant, le brave champion ayant échappé à laterrible furie du dragon, se souvenant du bouclier d'airain,et que l'enchantement qui était dessus était rompu, écartale cadavre de devant son chemin et s'avançacourageusement, sur le pavé d'argent du château, versl'endroit du mur où pendait le bouclier, lequel, en vérité,n'attendit pas qu'il fût arrivé tout auprès, mais tomba à sespieds sur le pavé d'argent avec un puissant et terribleretentissement."

A peine ces dernières syllabes avaient-elles fui meslèvres, que, comme si un bouclier d'airain étaitpesamment tombé, en ce moment même, sur un plancherd'argent, j'en entendis l'écho distinct, profond, métallique,retentissant, mais comme assourdi. J'étais complètementénervé; je sautai sur mes pieds; mais Usher n'avait pasinterrompu son balancement régulier. Je me précipitaivers le fauteuil où il était toujours assis. Ses yeux étaientbraqués droit devant lui, et toute sa physionomie étaittendue par une rigidité de pierre. Mais, quand je posai lamain sur son épaule, un violent frisson parcourut tout sonêtre, un sourire malsain trembla sur ses lèvres, et je visqu'il parlait bas, très bas, un murmure précipité et

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inarticulé, comme s'il n'avait pas conscience de maprésence. Je me penchai tout à fait contre lui, et enfin jedévorai l'horrible signification de ses paroles:

- Vous n'entendez pas? Moi j'entends, et j'ai entendupendant longtemps, longtemps, bien longtemps, bien desminutes, bien des heures, bien des jours, j'ai entendu,mais je n'osais pas, oh! pitié pour moi, misérable infortunéque je suis! je n'osais pas, je n 'osais pas parler! Nousl'avons mise vivante dans la tombe! Ne vous ai-je pas ditque mes sens étaient très fins? Je vous dis maintenant quej'ai entendu ses premiers faibles mouvements dans le fondde la bière. Je les ai entendus, il y a déjà bien des jours,bien des jours, mais je n'osais pas, je n'osais pas parler! Etmaintenant, cette nuit, Ethelred, ha! ha ! la porte del'ermite enfoncée, et le râle du dragon, et le retentissementdu bouclier! Dites plutôt le bris de sa bière, et legrincement des gonds de fer de sa prison, et son affreuselutte dans le vestibule de cuivre! Oh !où fuir? Ne sera-tellepas ici tout à l'heure? N'arrive-t-elle pas pour mereprocher ma précipitation? N'ai-je pas entendu son passur l'escalier? Est-ce que je ne distingue pas l'horrible etlourd battement de son coeur? Insensé! Ici, il se dressafurieusement sur ses pieds et hurla ses syllabes, comme sidans cet effort suprême il rendait son âme: Insensé! jevous dis qu 'elle est maintenant derrière la porte!

A l'instant même, comme si l'énergie surhumaine de saparole eût acquis la toute-puissance d'un charme, lesvastes et antiques panneaux que désignait Usher

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entrouvrirent lentement leurs lourdes mâchoires d'ébène.C'était l'oeuvre d'un furieux coup de vent; mais derrièrecette porte se tenait alors la haute figure de lady MadelineUsher, enveloppée de son suaire. Il y avait du sang sur sesvêtements blancs et toute sa personne amaigrie portait lestraces évidentes de quelque horrible lutte. Pendant unmoment elle resta tremblante et vacillante sur le seuil;puis, avec un cri plaintif et profond, elle tombalourdement en avant sur son frère, et dans sa violente etdéfinitive agonie elle l'entraîna à terre, cadavre maintenantet victime de ses terreurs anticipées.

Je m'enfuis de cette chambre et de ce manoir, frappéd'horreur. La tempête était encore dans toute sa ragequand je franchissais la vieille avenue. Tout d'un coup,une lumière étrange se projeta sur la route, et je meretournai pour voir d'où pouvait jaillir une lueur sisingulière, car je n'avais derrière moi que le vaste châteauavec toutes ses ombres. Le rayonnement provenait de lapleine lune qui se couchait, rouge de sang, et maintenantbrillait vivement à travers cette fissure à peine visiblenaguère, qui, comme je l'ai dit, parcourait en zigzag lebâtiment depuis le toit jusqu'à la base. Pendant que jeregardais, cette fissure s'élargit rapidement; il survint unereprise de vent, un tourbillon furieux; le disque entier dela planète éclata tout à coup à ma vue. La tête me tournaquand je vis les puissantes murailles s'écrouler en deux. Ilse fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme lavoix de mille cataractes, et l'étang profond et croupi placé

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à mes pieds se referma tristement et silencieusement surles ruines de la Maison Usher.