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« Dossier réalisé en partenariat avec BFM Business Des études notariales 2.0 I l a l’air méchamment soluble, oui ! » Le constat de l’écono- miste Sophie Harnay, univer- sitaire et spécialiste de l’écono- mie du droit et des institutions, fait sourire ( jaune) l’assemblée de notaires à qui elle s’adresse, en ce matin de débat au Conseil supérieur du notariat sur l’avenir de la profession dans un monde juridique désormais numérique. Que fait le notaire ? Il conserve, donc stocke et sécurise, les don- nées de ses clients, authentifie les échanges, garantit leur infal- sifiabilité. Que fait la blockchain ? Elle stocke, sécurise les données, authentifie les échanges, garan- tit leur infalsifiabilité, voire leur indestructibilité. À première vue, il y a donc concurrence au mieux et menace au pire ! Avant d’aller plus loin, il convient de tenter de définir ce qui se cache sous cet anglicisme difficilement tradui- sible que de nombreux acteurs, entreprises ou institutionnels souhaitent s’approprier. Une forme de registre informatique inviolable Le concept apparaît pour la pre- mière fois en 2008, quand un homme dont on ne connaît rien d’autre que le pseudo – Satoshi Nakamoto – invente le bitcoin, première monnaie numérique qui circule de pair à pair sans banque. La blockchain est un algorithme qui permet de s’échan- ger de la valeur sans intermédiaire. Cette technologie ultrasécuri- sée s’apparente à une forme de registre informatique inviolable. C’est littéralement une « chaîne de blocs » reliés les uns aux autres et qui regroupent les transactions effectuées par les utilisateurs du réseau. À l’époque, le monde entier s’emballe : plus de deux milliards d’adultes non bancarisés sont désormais susceptibles de s’échan- ger de l’argent entre eux. Bien sûr, la quasi-totalité des transactions en bitcoins a lieu dans les pays en développement, où posséder un compte en banque n’est pas une évidence. Aujourd’hui, la valeur de tous les jetons en circulation s’élève à 11 milliards de dollars, et un bitcoin vaut plus de 7 500 euros. La blockchain est en ce moment en expérimentation dans de nombreux secteurs. Elle pour- rait par exemple révolutionner l’industrie musicale, en permet- tant à l’artiste de gérer ses droits en temps réel, et d’être directe- ment rémunéré à chaque télé- chargement. Elle peut aussi éta- blir un cadastre sécurisé dans les pays qui n’en ont pas : au Ghana, l’ONG Bitland travaille à enre- gistrer les titres de propriété sur la blockchain et à résoudre les conflits fonciers. En bref, faire confiance à un algorithme plu- tôt qu’à un être humain semble séduire les foules. Or, Sophie Harnay rappelle que pour créer de la richesse dans une société il faut de la confiance, défi- nie par des Prix Nobel d’économie comme Kenneth Arrow ou George Akerlof comme un « lubrifiant des échanges », un bien public facilita- teur des relations économiques. Le notaire, en tant qu’officier minis- tériel, joue ce rôle de producteur de confiance. La blockchain vient donc télescoper cette activité, et apparaît comme une concurrente directe quant aux deux fonctions essentielles du notaire : la conserva- tion et la certification. Elle semble donc menacer la notion de tiers de confiance centralisé. L’économiste nuance cependant ce constat : « Le notaire est pour l’instant le seul à pouvoir s’assurer de l’exactitude et de la qualité des informations qui seraient susceptibles d’entrer dans la blockchain, donc le seul à pouvoir garantir leur validité. » Par ailleurs, les actes notariés s’appuient sur des dispositifs institutionnels forts dont ne bénéficie pas la blockchain : la déontologie, la discipline profes- sionnelle et la force des actes de l’autorité publique. La blockchain ne garantit qu’une confiance techno- logique pas encore éprouvée, quand le notariat produit une confiance institutionnelle. Les deux notions sont néanmoins complémentaires, et non pas substituables l’une à l’autre. Plus que de la « solubilité », Sophie Harnay voit dans la relation notaires-blockchain une émulsion. Sans autorité centrale, pas de régulation « La blockchain peut être un progrès, mais certainement pas un change- ment. » Marie-Anne Frison-Roche, professeure de droit économique à l’IEP de Paris, est plus radicale quant au rôle de la technologie dans le processus de vie d’un acte. Cette spécialiste du droit de la régu- lation voit la blockchain comme une photocopieuse 2.0 qui, en bout de chaîne, vient reproduire avec une grande fiabilité ce qui a été dit une première fois, autrement dit l’élabo- ration de l’acte, pour laquelle rien ne peut remplacer l’être humain : « Juges, notaires, commissaires de justice sont des personnages publics par lesquels l’État a organisé sa décentralisation. Ils remplissent en cela la même fonction que la block- chain. Les notaires sont eux-mêmes des blockchains, à la différence qu’ils ne sont pas des machines. En cela supérieurs, si l’État leur demande de faire d’une façon déconcentrée des actes authentiques, c’est-à-dire incontestables dans les mentions, c’est parce qu’en tant qu’êtres humains ils vont vérifier que ce qui est écrit est conforme à la réalité. Ce souci de conformité à la réalité est inconnu de la blockchain. » Élaboration, conservation, duplication : on aura compris que les notaires sont indispensables à la première étape, quand la block- chain est performante en tant que mécanisme sécurisé de conserva- tion et de duplication. Marie-Anne Frison-Roche souligne que la pro- fession notariale doit se positionner non seulement en amont, comme elle le fait déjà lors de l’élaboration, mais aussi en aval, dans la produc- tion non plus de copies mais de ces originaux permanents infalsifiables. C’est à la profession d’en décider, et Jean-François Humbert confirme que le notariat y travaille : fichiers numériques, copies authentiques de titres de propriété ou d’un acte ; le président du Conseil supérieur du notariat confirme que le rôle du notaire est plus dans la production et dans l’intelligence que dans la conservation, fonction potentiel- lement assurée par les machines. Quid du rôle de l’État ? Marie- Anne Frison-Roche rappelle que le déni de régulation a conduit dans le passé à la crise des subprimes et s’inquiète d’un système basé sur le code et non sur la loi. Sans autorité centrale, pas de supervision, pas de régulation, plus de droit… donc l’anarchie. C’est non sans humour que Jean-François Humbert explique que les notaires travaillent pour développer un outil créé par des anarchistes ! La blockchain est dangereuse si on l’érige en base d’un système économique. Elle devient efficace si elle garde sa place d’outil technologique performant au ser- vice d’un secteur d’activité. y CHLOÉ ROSSIGNOL RETROUVEZ LES éMISSIONS DU « CLUB DU DROIT » SUR BFMBUSINESS.COM Le Club du droit est né d’une double ambition : démocratiser la connaissance et l’accès au droit, anticiper et débattre de ses évolutions. Aux côtés de notaires qui partageront leur expertise, le JDD tentera de répondre aux questions juridiques que se posent les Français, des plus classiques aux plus inattendues. Alliant cas pratiques et sujets de fond et de prospective, ces rendez-vous sont déclinés dans nos colonnes et sur BFM Business. Rendez-vous La blockchain : quel avenir pour les notaires ? L’ACTU BLOCKCHAIN * Source IDC (International Data Corporation) L’UNIVERS DE LA BLOCKCHAIN Naissance du bitcoin, première cryptomonnaie échangeable sans intermédiaire, et de la technologie sur laquelle elle s’appuie, la blockchain 2 ordonnances françaises légitiment la blockchain Histoire 2008 2016 et 2017 Le vocabulaire blockchain Comment ça marche ? Les notaires travaillent sur une blockchain privée de consortiums, une plateforme d’échanges entre notaires et organismes publics ou privés Le budget mondial alloué à la blockchain devrait représenter 2,9 milliards de dollars en 2019* En France, EDF, Engie, La Poste et la Caisse des dépôts s’allient en 2019 pour lancer un service de certification de factures et d’attestations basé sur la technologie blockchain Token : actif numérique émis et échangeable sur une blockchain Smart contract : programme informatique déployé sur une blockchain Ethereum : blockchain la plus utilisée après celle du bitcoin Les transactions sont regroupées dans un bloc Le bloc est validé par les nœuds du réseau au moyen de techniques cryptographiques Le bloc est daté et ajouté à la chaîne de blocs (blockchain) à laquelle tous les utilisateurs ont accès A effectue une transaction vers B B reçoit la transaction de A 1 2 3 5 4 BURGER/PHANIE SERGII IAREMENKO/SCIENCE PHOTO LIBRARY/AFP Maître Sophie Sabot-Barcet, notaire en Haute-Loire Maître Jean-Michel Boisset, notaire dans la communauté urbaine de Caen * * Le notariat dans l’ère numérique Les notaires et la transformation digitale « Quel est le rôle de l’ADSN ? C’est une structure de 450 collaborateurs dont le seul actionnaire est le notariat, qui a permis de développer des supports numé- riques et techniques pour la profession, comme par exemple le réseau sécurisé d’échanges REAL, ou la signature élec- tronique. Depuis 2008, plus de 10 mil- lions d’actes électroniques sont stockés par l’ADSN. Les notaires ont dû s’équi- per, et aujourd’hui plus de 90 % d’entre eux disposent d’une identité numérique reconnue. Statistiques immobilières, fichier des testaments, services de vérification de la conformité des études au RGPD : tout est centralisé par l’ADSN, qui met à la dis- position des notaires et des clients des outils performants et sécurisés. Qu’ont changé ces outils technologiques dans la relation client ? C’en est fini de l’image d’Épi- nal du notaire qui fait signer à la plume d’oie ! Signer sur une tablette permet une plus grande interaction. Le client en visioconférence recueille plus d’informations que lorsqu’il fait une procura- tion. Près de 1 000 notaires sont équipés en ce sens, c’est exponentiel. Cette technologie permet la signature d’un acte à distance, d’un notaire à l’autre. Trois logiciels ont été lancés, l’un fonctionne déjà et les deux autres sont en test. Le notariat réfléchit à une solution sécurisée pour que le client puisse signer un acte à l’autre bout du monde. L’adaptation des notaires à ces outils technologiques a-t-elle été facile ? Il y a toujours des pôles de résistance. Mais les premiers notaires à se lancer ont influencé les autres ! Ces outils sont déve- loppés pour les notaires par les notaires. Rien ne remplace le professionnel du droit, pas même les legaltechs. Dans d’autres domaines, c’est plus compliqué, un médecin a par exemple du mal à être référencé s’il n’utilise pas Doctolib. Chez nous, l’ADSN a mis en place un système de rendez-vous en ligne, nous ne sommes donc pas prisonniers d’un prestataire externe et les données ne sont ni traitées ni revendues. Le Conseil supérieur du notariat a d’ailleurs établi un label notarial et une charte éthique pour accompagner les start-up. Les notaires se sentent-ils menacés par la blockchain ? Nous avons constaté les dérives des cryp- tomonnaies, et nous avons gardé la techno- logie de la blockchain comme un outil dans le processus de dématérialisation numérique. Elle permet d’enregistrer bloc après bloc des éléments qui deviennent infalsifiables. La seule chose qui circule sur la blockchain, c’est l’empreinte numérique du document éta- bli par le notaire, certaine- ment pas un titre de propriété, par exemple. Nous sommes au stade du développement d’une blockchain privée, d’un consortium, en accord avec les banques et les huissiers, sur un principe de recon- naissance mutuelle. C’est un travail de gouvernance, et le notaire n’a rien à craindre : il continue à être celui qui authentifie. Quel est l’avenir du notariat dans un monde digitalisé ? Nous sommes dans un environnement « phygital » : le parcours notarial du client peut commencer dans un contexte tout numérique, puis physique chez le notaire, pour terminer par voie dématérialisée s’il a besoin d’informations complémentaires. Nous ne faisons pas du digital pour faire moderne, l’objectif est d’apporter un service client optimal. Nous sommes des officiers ministériels publics et une profession libé- rale, c’est notre ADN. y PROPOS RECUEILLIS PAR C.R. À quel moment le notariat a-t-il pris le virage du numérique ? Avec la loi du 13 mars 2000, mise en œuvre par la profession, qui a introduit l’acte authen- tique électronique. Le déploiement a pris du temps et le premier acte électronique a été signé en 2008. Onze ans plus tard, tous les notaires sont équipés et tendent vers le zéro papier. Le Conseil supérieur du notariat et l’ADSN [Association pour le développement du service notarial] dispensent de nombreuses formations, et les notaires se regroupent au niveau local pour anticiper les révolutions technologiques en cours. Quelles sont les autres grandes étapes de la transformation numérique ces dernières années ? La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a été un tournant. Les profes- sionnels du droit s’adaptent progressivement à la dématé- rialisation des circuits d’infor- mation, notamment avec les partenaires institutionnels. Aujourd’hui, nous demandons par exemple nos états civils par voie numérique. Comment s’est organisée la transformation digitale des instances représentatives du notariat, avant celui des études ? Nous nous rassemblons deux fois par an en assemblée générale et nous organisons des formations sur le terrain. Ces échanges et la collaboration avec la Direction des finances publiques ont notamment permis un travail en cours sur l’accès des notaires au fichier immobilier [ANF], fichier détenu par l’administration fiscale dans lequel est publié chaque acte notarial immobilier. Les notaires peuvent déjà, depuis le 1 er janvier 2018, déposer leurs actes en ligne grâce au téléacte. Et demain, en 2020, ils pourront eux-mêmes consulter ce fichier, sans délais d’attente ou de traitement. Ces outils nous aident dans notre quotidien, ce sont autant de tâches administratives chronophages qui sont peu à peu éliminées. Qu’est-ce que la dématérialisation apporte à la profession ? Un travail facilité, des flux simplifiés avec les collectivités, et un gain de temps qui permet de se consacrer davantage au client. Notre prochain challenge est la dématérialisation des échanges avec lui, ce n’est pas évident compte tenu de la sensibilité des données et du secret professionnel. Il faut sécuriser ces échanges, créer des plateformes. Les legal- techs font partie de la solution pour fluidifier la relation client. Quel est le rôle des legaltechs ? Ces sociétés innovantes apparues dans les années 2000 font le lien entre nous, les professionnels du droit, et le client. En ce qui nous concerne, on devrait plutôt parler de « notatechs » ! Ce sont ces start-up qui gravitent autour des notaires pour développer de nouveaux outils de gestion de la relation client. Nous souhaitons créer un écosystème numérique, avec des obligations et des garan- ties également applicables aux start-up, qui doivent s’engager sur la discrétion et l’interdic- tion de commercialisation des données. Comment les notaires appréhendent-ils la blockchain ? Elle a pu faire peur. On l’a sou- vent opposée au notaire, mais à tort. La blockchain est une base de données, et les notaires créent des bases de données ! En revanche, ce n’est pas cette technologie qui garantit l’authenticité. Nous aurons toujours besoin d’un tiers pour vérifier la véracité et la capacité des parties. Quels sont les outils numériques en développement ? Après la révolution de l’acte électronique vient celle de l’acte électronique à dis- tance, voté l’année dernière. Les clients sont très mobiles, et les procurations ne sont pas satisfaisantes. Aujourd’hui, la visioconférence est une première étape réussie, mais nous voulons aller plus loin, avec une signature à distance, notamment pour nos clients qui vivent à l’étranger. Depuis le 1 er janvier 2019, les consulats ne font plus les actes notariés, c’est donc à nous de nous adapter et de simplifier au maximum les démarches de nos clients. Comment voyez-vous le notariat dans dix ans ? Nous sommes une profession d’avenir ! Dans dix ans, l’étude notariale sera un bureau digital mais néanmoins humain. y PROPOS RECUEILLIS PAR C.R. « Nous sommes dans un environnement “phygital” » Actes électroniques, gestion de dossiers juridiques en ligne, dématérialisation des échanges et de la relation client : la profession notariale est entrée dans l’ère numérique. L’étape supérieure fait néanmoins peur : la blockchain peut-elle se substituer aux services de l’officier ministériel public ? Réflexions sur un virage digital imminent et inéluctable Le notaire est-il « soluble » dans la blockchain ? Sécuriser les transactions, mais surtout, décentraliser la confiance : les promesses techniques de la blockchain soulèvent la question de la suppression de l’intermédiation humaine. Quel sera demain l’impact réel de cet outil sur les professions réglementées ? « Notre prochain challenge : la dématérialisation des échanges avec le client » ROMUALD MEIGNEUX « Nous souhaitons créer un écosystème numérique » ARNAUD FÉVRIER « Plus de 90 % des notaires disposent d’une identité numérique »

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Dossier réalisé en partenariat avec BFM Business

Des études notariales 2.0

I l a l’air méchamment soluble, oui ! » Le constat de l’écono-miste Sophie Harnay, univer-

sitaire et spécialiste de l’écono-mie du droit et des institutions, fait sourire ( jaune) l’assemblée de notaires à qui elle s’adresse, en ce matin de débat au Conseil supérieur du notariat sur l’avenir de la profession dans un monde juridique désormais numérique.

Que fait le notaire ? Il conserve, donc stocke et sécurise, les don-nées de ses clients, authentifie les échanges, garantit leur infal-sifiabilité. Que fait la blockchain ? Elle stocke, sécurise les données, authentifie les échanges, garan-tit leur infalsifiabilité, voire leur indestructibilité. À première vue, il y a donc concurrence au mieux et menace au pire ! Avant d’aller plus loin, il convient de tenter de définir ce qui se cache sous cet anglicisme difficilement tradui-sible que de nombreux acteurs, entreprises ou institutionnels souhaitent s’approprier.

Une forme de registre informatique inviolableLe concept apparaît pour la pre-mière fois en 2008, quand un homme dont on ne connaît rien d’autre que le pseudo – Satoshi Nakamoto – invente le bitcoin, première monnaie numérique qui circule de pair à pair sans banque. La blockchain est un algorithme qui permet de s’échan-ger de la valeur sans intermédiaire. Cette technologie ultrasécuri-sée s’apparente à une forme de registre informatique inviolable. C’est littéralement une « chaîne de blocs » reliés les uns aux autres et qui regroupent les transactions effectuées par les utilisateurs du réseau. À l’époque, le monde entier s’emballe : plus de deux milliards d’adultes non bancarisés sont désormais susceptibles de s’échan-ger de l’argent entre eux. Bien sûr, la quasi-totalité des transactions en bitcoins a lieu dans les pays en développement, où posséder un compte en banque n’est pas une évidence. Aujourd’hui, la valeur de tous les jetons en circulation s’élève à 11 milliards de dollars, et un bitcoin vaut plus de 7 500 euros.

La blockchain est en ce moment en expérimentation dans de

nombreux secteurs. Elle pour-rait par exemple révolutionner l’industrie musicale, en permet-tant à l’artiste de gérer ses droits en temps réel, et d’être directe-ment rémunéré à chaque télé-chargement. Elle peut aussi éta-blir un cadastre sécurisé dans les

pays qui n’en ont pas : au Ghana, l’ONG Bitland travaille à enre-gistrer les titres de propriété sur la blockchain et à résoudre les conflits fonciers. En bref, faire confiance à un algorithme plu-tôt qu’à un être humain semble séduire les foules.

Or, Sophie Harnay rappelle que pour créer de la richesse dans une société il faut de la confiance, défi-nie par des Prix Nobel d’économie comme Kenneth Arrow ou George Akerlof comme un « lubrifiant des échanges », un bien public facilita-teur des relations économiques. Le notaire, en tant qu’officier minis-tériel, joue ce rôle de producteur de confiance. La blockchain vient donc télescoper cette activité, et apparaît comme une concurrente directe quant aux deux fonctions essentielles du notaire : la conserva-tion et la certification. Elle semble donc menacer la notion de tiers de confiance centralisé. L’économiste nuance cependant ce constat : « Le notaire est pour l’instant le seul à pouvoir s’assurer de l’exactitude et de la qualité des informations qui seraient susceptibles d’entrer dans la blockchain, donc le seul à pouvoir garantir leur validité. » Par ailleurs, les actes notariés s’appuient sur des dispositifs institutionnels forts dont ne bénéficie pas la blockchain : la déontologie, la discipline profes-sionnelle et la force des actes de l’autorité publique. La blockchain ne garantit qu’une confiance techno-logique pas encore éprouvée, quand le notariat produit une confiance institutionnelle. Les deux notions sont néanmoins complémentaires, et non pas substituables l’une à l’autre. Plus que de la « solubilité », Sophie Harnay voit dans la relation notaires- blockchain une émulsion.

Sans autorité centrale, pas de régulation« La blockchain peut être un progrès, mais certainement pas un change-ment. » Marie-Anne Frison-Roche, professeure de droit économique à l’IEP de Paris, est plus radicale quant au rôle de la technologie dans le processus de vie d’un acte. Cette spécialiste du droit de la régu-lation voit la blockchain comme une photocopieuse 2.0 qui, en bout de chaîne, vient reproduire avec une grande fiabilité ce qui a été dit une première fois, autrement dit l’élabo-ration de l’acte, pour laquelle rien ne peut remplacer l’être humain : « Juges, notaires, commissaires de justice sont des personnages publics par lesquels l’État a organisé sa décentralisation. Ils remplissent en cela la même fonction que la block-chain. Les notaires sont eux-mêmes des blockchains, à la différence qu’ils ne sont pas des machines. En cela supérieurs, si l’État leur demande de faire d’une façon déconcentrée des actes authentiques, c’est-à-dire incontestables dans les mentions, c’est parce qu’en tant qu’êtres humains ils vont vérifier que ce qui est écrit est conforme à la réalité. Ce souci de conformité à la réalité est inconnu de la blockchain. »

Élaboration, conservation, duplication : on aura compris que les notaires sont indispensables à la première étape, quand la block-chain est performante en tant que mécanisme sécurisé de conserva-tion et de duplication. Marie-Anne Frison-Roche souligne que la pro-fession notariale doit se positionner non seulement en amont, comme elle le fait déjà lors de l’élaboration, mais aussi en aval, dans la produc-tion non plus de copies mais de ces originaux permanents infalsifiables. C’est à la profession d’en décider, et Jean-François Humbert confirme que le notariat y travaille : fichiers numériques, copies authentiques de titres de propriété ou d’un acte ; le président du Conseil supérieur du notariat confirme que le rôle du notaire est plus dans la production et dans l’intelligence que dans la conservation, fonction potentiel-lement assurée par les machines.

Quid du rôle de l’État ? Marie-Anne Frison-Roche rappelle que le déni de régulation a conduit dans le passé à la crise des subprimes et s’inquiète d’un système basé sur le code et non sur la loi. Sans autorité centrale, pas de supervision, pas de régulation, plus de droit… donc l’anarchie. C’est non sans humour que Jean-François Humbert explique que les notaires travaillent pour développer un outil créé par des anarchistes ! La blockchain est dangereuse si on l’érige en base d’un système économique. Elle devient efficace si elle garde sa place d’outil technologique performant au ser-vice d’un secteur d’activité. y

Chloé Rossignol

RetRoUvez leS éMiSSionS DU « ClUB DU DRoit » SUR BFMBUSineSS.CoMLe Club du droit est né d’une double ambition : démocratiser la connaissance et l’accès au droit, anticiper et débattre de ses évolutions. Aux côtés de notaires qui partageront leur expertise, le JDD tentera de répondre aux questions juridiques que se posent les Français, des plus classiques aux plus inattendues. Alliant cas pratiques et sujets de fond et de prospective, ces rendez-vous sont déclinés dans nos colonnes et sur BFM Business.

Rendez-vous

La blockchain : quel avenir pour les notaires ?

L’ACTU BLOCKCHAIN

* Source IDC (International Data Corporation)

L’UNIVERS DE LA BLOCKCHAIN

Naissance du bitcoin, première cryptomonnaie échangeable sans intermédiaire, et de la technologie sur laquelle elle s’appuie, la blockchain

2 ordonnances françaises légitiment la blockchain

Histoire

2008

2016 et

2017

Le vocabulaire blockchain

Comment ça marche ?

Les notaires travaillent sur une blockchain privée de consortiums, une plateforme d’échanges entre notaires et organismes publics ou privés

Le budget mondial alloué à la blockchain devrait représenter 2,9 milliards de dollars en 2019*

En France, EDF, Engie, La Poste et la Caisse des dépôts s’allient en 2019 pour lancer un service

de certification de factures et d’attestations basé sur la technologie blockchain

Token : actif numérique émis et échangeable sur une blockchain Smart contract : programme informatique déployé sur une blockchainEthereum : blockchain la plus utilisée après celle du bitcoin

Les transactions sont regroupées dans un bloc

Le bloc est validé par les nœuds du réseau au moyen de techniques cryptographiques

Le bloc est daté et ajouté à la chaîne de blocs (blockchain) à laquelle tous les utilisateurs ont accès

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* *

Le notariat dans l’ère numérique

Les notaires et la transformation digitale

«Quel est le rôle de l’ADSN ?C’est une structure de 450 collaborateurs dont le seul actionnaire est le notariat, qui a permis de développer des supports numé-riques et techniques pour la profession, comme par exemple le réseau sécurisé d’échanges REAL, ou la signature élec-tronique. Depuis 2008, plus de 10 mil-lions d’actes électroniques sont stockés par l’ADSN. Les notaires ont dû s’équi-per, et aujourd’hui plus de 90 % d’entre eux disposent d’une identité numérique reconnue. Statistiques immobilières, fichier des testaments, services de vérification de la conformité des études au RGPD : tout est centralisé par l’ADSN, qui met à la dis-position des notaires et des clients des outils performants et sécurisés.

Qu’ont changé ces outils technologiques dans la relation client ?C’en est fini de l’image d’Épi-nal du notaire qui fait signer à la plume d’oie ! Signer sur une tablette permet une plus grande interaction. Le client en visioconférence recueille plus d’informations que lorsqu’il fait une procura-tion. Près de 1 000 notaires sont équipés en ce sens, c’est exponentiel. Cette technologie permet la signature d’un acte à distance, d’un notaire à l’autre. Trois logiciels ont été lancés, l’un fonctionne déjà et les deux autres sont en test. Le notariat réfléchit à une solution sécurisée pour que le client puisse signer un acte à l’autre bout du monde.

L’adaptation des notaires à ces outils technologiques a-t-elle été facile ?Il y a toujours des pôles de résistance. Mais les premiers notaires à se lancer ont influencé les autres ! Ces outils sont déve-loppés pour les notaires par les notaires. Rien ne remplace le professionnel du droit, pas même les legaltechs. Dans d’autres domaines, c’est plus compliqué, un médecin

a par exemple du mal à être référencé s’il n’utilise pas Doctolib. Chez nous, l’ADSN a mis en place un système de rendez-vous en ligne, nous ne sommes donc pas prisonniers d’un prestataire externe et les données ne sont ni traitées ni revendues. Le Conseil supérieur du notariat a d’ailleurs établi un label notarial et une charte éthique pour accompagner les start-up.

Les notaires se sentent-ils menacés par la blockchain ?Nous avons constaté les dérives des cryp-tomonnaies, et nous avons gardé la techno-

logie de la blockchain comme un outil dans le processus de dématérialisation numérique. Elle permet d’enregistrer bloc après bloc des éléments qui deviennent infalsifiables. La seule chose qui circule sur la blockchain, c’est l’empreinte numérique du document éta-bli par le notaire, certaine-ment pas un titre de propriété, par exemple. Nous sommes au stade du développement d’une blockchain privée, d’un consortium, en accord avec les banques et les huissiers, sur un principe de recon-naissance mutuelle. C’est un travail de gouvernance, et le notaire n’a rien à craindre : il

continue à être celui qui authentifie.

Quel est l’avenir du notariat dans un monde digitalisé ?Nous sommes dans un environnement « phygital » : le parcours notarial du client peut commencer dans un contexte tout numérique, puis physique chez le notaire, pour terminer par voie dématérialisée s’il a besoin d’informations complémentaires. Nous ne faisons pas du digital pour faire moderne, l’objectif est d’apporter un service client optimal. Nous sommes des officiers ministériels publics et une profession libé-rale, c’est notre ADN. y

PRoPos ReCueillis PaR C.R.

À quel moment le notariat a-t-il pris le virage du numérique ?Avec la loi du 13 mars 2000, mise en œuvre par la profession, qui a introduit l’acte authen-tique électronique. Le déploiement a pris du temps et le premier acte électronique a été signé en 2008. Onze ans plus tard, tous les notaires sont équipés et tendent vers le zéro papier. Le Conseil supérieur du notariat et l’ADSN [Association pour le développement du service notarial] dispensent de nombreuses formations, et les notaires se regroupent au niveau local pour anticiper les révolutions technologiques en cours.

Quelles sont les autres grandes étapes de la transformation numérique ces dernières années ?La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a été un tournant. Les profes-sionnels du droit s’adaptent progressivement à la dématé-rialisation des circuits d’infor-mation, notamment avec les partenaires institutionnels. Aujourd’hui, nous demandons par exemple nos états civils par voie numérique.

Comment s’est organisée la transformation digitale des instances représentatives du notariat, avant celui des études ?Nous nous rassemblons deux fois par an en assemblée générale et nous organisons des formations sur le terrain. Ces échanges et la collaboration avec la Direction des finances publiques ont notamment permis un travail en cours sur l’accès des notaires au fichier immobilier [ANF], fichier détenu par l’administration fiscale dans lequel est publié chaque acte notarial immobilier. Les notaires peuvent déjà, depuis le 1er janvier 2018, déposer leurs actes en ligne grâce au téléacte. Et demain, en 2020, ils pourront eux-mêmes consulter ce fichier, sans délais d’attente ou de traitement. Ces outils nous aident dans notre quotidien, ce sont autant de tâches administratives chronophages qui sont peu à peu éliminées.

Qu’est-ce que la dématérialisation apporte à la profession ?Un travail facilité, des flux simplifiés avec les collectivités, et un gain de temps qui permet de se consacrer davantage au client. Notre prochain challenge est la dématérialisation des échanges avec lui, ce n’est pas évident

compte tenu de la sensibilité des données et du secret professionnel. Il faut sécuriser ces échanges, créer des plateformes. Les legal-techs font partie de la solution pour fluidifier la relation client.

Quel est le rôle des legaltechs ?Ces sociétés innovantes apparues dans les années 2000 font le lien entre nous, les professionnels du droit, et le client. En ce qui nous concerne, on devrait plutôt parler de « notatechs » ! Ce sont ces start-up qui

gravitent autour des notaires pour développer de nouveaux outils de gestion de la relation client. Nous souhaitons créer un écosystème numérique, avec des obligations et des garan-ties également applicables aux start-up, qui doivent s’engager sur la discrétion et l’interdic-tion de commercialisation des données.

Comment les notaires appréhendent-ils la blockchain ?Elle a pu faire peur. On l’a sou-vent opposée au notaire, mais à tort. La blockchain est une base de données, et les notaires créent des bases de données !

En revanche, ce n’est pas cette technologie qui garantit l’authenticité. Nous aurons toujours besoin d’un tiers pour vérifier la véracité et la capacité des parties.

Quels sont les outils numériques en développement ?Après la révolution de l’acte électronique vient celle de l’acte électronique à dis-tance, voté l’année dernière. Les clients sont très mobiles, et les procurations ne sont pas satisfaisantes. Aujourd’hui, la visioconférence est une première étape réussie, mais nous voulons aller plus loin, avec une signature à distance, notamment pour nos clients qui vivent à l’étranger. Depuis le 1er janvier 2019, les consulats ne font plus les actes notariés, c’est donc à nous de nous adapter et de simplifier au maximum les démarches de nos clients.

Comment voyez-vous le notariat dans dix ans ?Nous sommes une profession d’avenir ! Dans dix ans, l’étude notariale sera un bureau digital mais néanmoins humain. y

PRoPos ReCueillis PaR C.R.

« Nous sommes dans un environnement “phygital” »

Actes électroniques, gestion de dossiers juridiques en ligne, dématérialisation des échanges et de la relation client : la profession notariale est entrée dans l’ère numérique.

L’étape supérieure fait néanmoins peur : la blockchain peut-elle se substituer aux services de l’officier ministériel public ? Réflexions sur un virage digital imminent et inéluctable

Le notaire est-il « soluble » dans la blockchain ?Sécuriser les transactions, mais surtout, décentraliser la confiance : les promesses techniques de la blockchain soulèvent la question de la suppression de l’intermédiation humaine. Quel sera demain l’impact réel de cet outil sur les professions réglementées ?

« Notre prochain challenge : la dématérialisation des échanges avec le client »

ROM

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« nous souhaitons créer

un écosystème numérique »

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« Plus de 90 % des notaires

disposent d’une identité numérique »