l 31 35 magazine · gabriela blumer kamp, ethno-logue et guide du musée riet-berg. de taille plus...

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MAGAZINE 29 LA LIBERTÉ MARDI 13 FÉVRIER 2018 L’archéologie éclaire d’une lumière nouvelle les célèbres géoglyphes de la civilisation Nasca Des offrandes de sable pour les dieux K AUDE-MAY LEPASTEUR Pérou L Ce n’est pas la pre- mière fois que le Musée Rietberg consacre une exposition aux Nasca. Cette énigmatique civili- sation précolombienne, qui marqua de son empreinte les plateaux désertiques au sud de l’actuel Pérou, était à l’honneur à Zurich il y a vingt ans déjà. Mais depuis lors, l’archéologie, aidée d’autres sciences, a avan- cé à pas de géant, permettant d’éclairer d’une lumière nou- velle, si ce n’est de résoudre, bien des mystères. Que sait-on aujourd’hui de ces gens qui, n’ayant pas d’écriture, ne nous ont laissé nul récit? Le point en quelques assertions. 1 Les géoglyphes ne sont pas tombés du ciel Certains croyaient dur comme fer à leur origine extraterrestre. Pourtant, les célèbres géo- glyphes, ces gigantesques fi- gures tracées dans le désert, ne sont pas tombés du ciel. On en trouve les prémices, déjà, chez les Paracas, civilisation ayant précédé les Nasca dans la région. Le site de Palpa, par exemple, en est la preuve concrète. Sur les flancs de montagnes furent tracées, entre 800 et 200 avant Jésus-Christ, les lignes d’êtres anthropomorphes. «On pense qu’ils servaient de repères pour les voyageurs», explique Gabriela Blumer Kamp, ethno- logue et guide du Musée Riet- berg. De taille plus réduite, ces images n’en sont pas moins impressionnantes. Pour dessiner leurs géo- glyphes, les Nasca dégageaient, sur le sol du désert, les pierres noires d’origine volcanique, laissant apparaître le sable clair. La précision des traits s’explique sans doute par l’utilisation de ficelles, et de connaissances en géométrie. «Parfois, on re- marque qu’un géoglyphe a été réorienté. Sans doute s’étaient- ils rendu compte qu’ils avaient fait des erreurs de calcul. Ils ont alors tracé de nouvelles lignes par-dessus les anciennes», note Gabriela Blumer Kamp. D’abord représentatifs, les géoglyphes se feront au fil du temps toujours plus abstraits, atteignant des dimensions impressionnantes (plus d’un kilomètre et demi pour un des trapèzes). 2 Ces figures étaient des lieux de culte Contrairement aux géoglyphes des Paracas, les images des Nasca étaient tracées à plat. On en dé- duit ainsi qu’elles n’étaient pas destinées à être admirées par les hommes. L’analyse du sol a per- mis de révéler que des proces- sions avaient lieu dans les géo- glyphes, le sable étant plus tassé à cet endroit. La découverte d’autels, avec des offrandes à proximité, avait déjà indiqué qu’il s’agissait de lieux de culte. On pense que les Nasca se rendaient en pèlerinage dans le désert, pour invoquer les divinités afin que ces dernières amènent la pluie. 3 Les Nasca pratiquaient les sacrifices humains Comme nombre d’autres cultures précolombiennes, les Nasca pratiquaient les sacrifices humains. On en retrouve maintes traces dans leurs pote- ries, souvent ornées de têtes tranchées. Les rituels compre- naient également la consom- mation de mescaline, drogue hallucinogène extraite du cac- tus de San Pedro, permettant aux pèlerins d’entrer en transe, de la musique et des offrandes de coquillages, soulignant l’im- portance de l’eau. 4 Ils ne vivaient pas dans le désert Vivant en petites communautés villageoises, les Nasca s’étaient établis dans les vallées fertiles qui bordent le désert. Grâce à un système élaboré de canalisa- tions, ils cultivaient différents céréales et fruits, et pratiquaient l’élevage. C’est la découverte, puis la fouille de ces lieux de vie, mais également des cimetières à proximité, qui ont permis de révéler l’extraordinaire habileté artisanale des Nasca (voir ci- contre). Les siècles passant, le climat s’est fait toujours plus aride, jusqu’à condamner la présence humaine en certains lieux. Les géoglyphes ont grandi d’autant, comme un geste de désespoir en direction de dieux devenus aveugles. 5 Il n’y avait pas d’orques sur les terres des Nasca Le choix des modèles pour les géoglyphes conserve sa part de mystère. A côté d’une fourmi, d’un arbre ou d’un chien, on distingue la forme plus exotique d’un colibri ou d’une orque. Or, on ne trouvait pas ces animaux dans le territoire Nasca. On pense que des commerçants, venant de la côte ou de l’Amazo- nie, ramenèrent des représenta- tions de ces derniers, voire des animaux vivants. Les riches tissus et poteries nous indiquent que le culte Nasca leur accor- dait une grande importance. Alors qu’un être de forme féline (souvent incarné par le prêtre) dominait la terre, l’orque repré- sentait l’eau, là où l’oiseau rap- pelait le ciel. L OBJETS D’EXCEPTION POUR UNE EXPO EXCEPTIONNELLE L’exposition présentée par le Musée Rietberg de Zurich est bien plus qu’un simple étalage d’objets. Fruit d’un partenariat étroit avec le Museo de Arte de Lima, elle a permis l’organisation d’un colloque réu- nissant les plus éminents spécialistes du domaine, ainsi que la restauration de certains tissus sublimes, qui attendaient depuis des décennies un bain de jouvence. «C’est la première fois que nous collabo- rons de manière si étroite avec un autre musée. L’exposition a été réalisée par deux curateurs (ndlr, l’un péruvien et l’autre de l’institution zurichoise) et nous sommes ravis du résultat», se réjouit Albert Lutz, directeur du Musée Rietberg. Il y a de quoi, en effet, afficher un grand sourire. Cer- taines pièces n’avaient jamais été montrées hors du pays, et parfois jamais exposées au public. En grand nombre, les objets exceptionnels témoignent du pro- digieux talent artistique de ces arpenteurs du désert. «Ils ne connaissaient pas le fer, mais leur maîtrise dans le domaine de la poterie, avec des peintures avant cuisson, et dans celui du tissage et de la bro- derie est extraordinaire», s’enthousiasme Gabriela Blumer Kamp, guide du Musée Rietberg. Et de fait, si l’on prend le temps de savourer les nuances, mo- tifs et détails, on ne saurait ressortir déçu de cette immersion dans un autre âge, et dans une cosmogo- nie d’une richesse remarquable. En plus des nombreux instruments de musique, des vêtements miraculeusement préservés, des gourdes à double bec, on découvrira de distrayants courts- métrages, réalisés pour certains au Pérou, pour d’autres en Suisse. Mention particulière à la carte géante permettant de s’envoler pour Nasca, à la ren- contre du singe, du héron ou de la grenouille, et of- frant au visiteur une vue bien meilleure que s’il se trouvait sur place, les deux pieds cloués au sol. AML F Nasca, à la recherche de traces dans le désert, Musée Rietberg, Zurich, jusqu’au 15 avril. Géoglyphe en forme d’orque. Alfonso Casabonne EN DATES IX e -III e av. J-C La civilisation Paracas vit dans le sud du Pérou. II e av.- VII e ap. J-C Les Nasca occupent les vallées adjacentes au désert de Nasca. 1946 La mathémati- cienne allemande Maria Reiche croit voir dans les géoglyphes un calendrier astronomique. 1994 Inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco. Page Jeunes Gare à la schnouff, qui sous ses airs innocents et festifs peut déboucher sur une réelle dépendance. L 31 Un goût de pneu brûlé dans le vin Gastronomie. Jérôme Douzelet et Gilles-Eric Séralini ont fait déguster des pesticides à des œnologues, chefs et vignerons. Verdict: le glyphosate sent l’essence et le Roundup rappelle le bois putréfié. L 35 De g. à dr.: flûte de Pan en terre ornée de têtes coupées, plaque décorative en or représentant un serpent à deux têtes, tissus ornés de prêtres volants, bouteille à double goulot. Daniel Giannoni/Museo de Arte de Lima

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Magazine 29LA LIBERTÉ

MaRDi 13 FÉVRieR 2018

L’archéologie éclaire d’une lumière nouvelle les célèbres géoglyphes de la civilisation Nasca

Des offrandes de sable pour les dieuxK AUDE-MAY LEPASTEUR

Pérou L Ce n’est pas la pre-mière fois que le Musée Rietberg consacre une exposition aux Nasca. Cette énigmatique civili-sation précolombienne, qui marqua de son empreinte les plateaux désertiques au sud de l’actuel Pérou, était à l’honneur à Zurich il y a vingt ans déjà. Mais depuis lors, l’archéologie, aidée d’autres sciences, a avan-cé à pas de géant, permettant d’éclairer d’une lumière nou-velle, si ce n’est de résoudre, bien des mystères. Que sait-on aujourd’hui de ces gens qui, n’ayant pas d’écriture, ne nous ont laissé nul récit? Le point en quelques assertions.

1 Les géoglyphes ne sont pas tombés du ciel

Certains croyaient dur comme fer à leur origine extraterrestre. Pourtant, les célèbres géo-glyphes, ces gigantesques fi-gures tracées dans le désert, ne sont pas tombés du ciel. On en trouve les prémices, déjà, chez les Paracas, civilisation ayant précédé les Nasca dans la région. Le site de Palpa, par exemple, en est la preuve con crète. Sur les f lancs de montagnes furent tracées, entre 800 et 200 avant Jésus-Christ, les lignes d’êtres anthropomorphes. «On pense qu’i ls servaient de repères pour les voyageurs», explique Gabriela Blumer Kamp, ethno-logue et guide du Musée Riet-berg. De taille plus réduite, ces images n’en sont pas moins impressionnantes.

Pour dessiner leurs géo-glyphes, les Nasca dégageaient, sur le sol du désert, les pierres noires d’origine volcanique, laissant apparaître le sable clair. La précision des traits s’explique sans doute par l’utilisation de ficelles, et de connaissances en géométrie. «Parfois, on re-marque qu’un géoglyphe a été réorienté. Sans doute s’étaient-ils rendu compte qu’ils avaient fait des erreurs de calcul. Ils ont alors tracé de nouvelles lignes par-dessus les anciennes», note Gabriela Blumer Kamp. D’abord représentatifs, les géoglyphes se feront au fil du temps toujours plus abstraits, atteignant des

dimensions impressionnantes (plus d’un kilomètre et demi pour un des trapèzes).

2 Ces figures étaient des lieux de culte

Contrairement aux géoglyphes des Paracas, les images des Nasca étaient tracées à plat. On en dé-duit ainsi qu’elles n’étaient pas destinées à être admirées par les hommes. L’analyse du sol a per-mis de révéler que des proces-sions avaient lieu dans les géo-glyphes, le sable étant plus tassé à cet endroit. La découverte d’autels, avec des offrandes à proximité, avait déjà indiqué qu’il s’agissait de lieux de culte. On pense que les Nasca se rendaient en pèlerinage dans le désert, pour invoquer les divinités afin que ces dernières amènent la pluie.

3 Les Nasca pratiquaient les sacrifices humains

C o m m e no m b r e d’aut r e s cultures précolombiennes, les Nasca pratiquaient les sacrifices hu ma i ns. On en ret rouve maintes traces dans leurs pote-ries, souvent ornées de têtes tranchées. Les rituels compre-naient également la consom-mation de mescaline, drogue hallucinogène extraite du cac-tus de San Pedro, permettant aux pèlerins d’entrer en transe, de la musique et des offrandes de coquillages, soulignant l’im-portance de l’eau.

4 Ils ne vivaient pas dans le désert

Vivant en petites communautés villageoises, les Nasca s’étaient établis dans les vallées fertiles qui bordent le désert. Grâce à un système élaboré de canalisa-tions, ils cultivaient différents céréales et fruits, et pratiquaient l’élevage. C’est la découverte, puis la fouille de ces lieux de vie, mais également des cimetières à proximité, qui ont permis de révéler l’extraordinaire habileté artisanale des Nasca (voir ci-contre).

Les siècles passant, le climat s’est fait toujours plus aride, jusqu’à condamner la présence humaine en certains lieux. Les géoglyphes ont grandi d’autant, comme un geste de désespoir en direction de dieux devenus aveugles.

5 Il n’y avait pas d’orques sur les terres des Nasca

Le choix des modèles pour les géoglyphes conserve sa part de mystère. A côté d’une fourmi, d’un arbre ou d’un chien, on distingue la forme plus exotique d’un colibri ou d’une orque. Or, on ne trouvait pas ces animaux dans le territoire Nasca. On pense que des commerçants, venant de la côte ou de l’Amazo-nie, ramenèrent des représenta-tions de ces derniers, voire des animaux vivants. Les riches tissus et poteries nous indiquent que le culte Nasca leur accor-dait une grande importance. Alors qu’un être de forme féline (souvent incarné par le prêtre) dominait la terre, l’orque repré-sentait l’eau, là où l’oiseau rap-pelait le ciel. L

OBJETS D’EXCEPTION POUR UNE EXPO EXCEPTIONNELLEL’exposition présentée par le Musée Rietberg de zurich est bien plus qu’un simple étalage d’objets. Fruit d’un partenariat étroit avec le Museo de arte de Lima, elle a permis l’organisation d’un colloque réu-nissant les plus éminents spécialistes du domaine, ainsi que la restauration de certains tissus sublimes, qui attendaient depuis des décennies un bain de jouvence. «C’est la première fois que nous collabo-rons de manière si étroite avec un autre musée. L’exposition a été réalisée par deux curateurs (ndlr, l’un péruvien et l’autre de l’institution zurichoise) et nous sommes ravis du résultat», se réjouit albert Lutz, directeur du Musée Rietberg.il y a de quoi, en effet, afficher un grand sourire. Cer-taines pièces n’avaient jamais été montrées hors du pays, et parfois jamais exposées au public. en grand nombre, les objets exceptionnels témoignent du pro-digieux talent artistique de ces arpenteurs du désert. «ils ne connaissaient pas le fer, mais leur maîtrise

dans le domaine de la poterie, avec des peintures avant cuisson, et dans celui du tissage et de la bro-derie est extraordinaire», s’enthousiasme gabriela Blumer Kamp, guide du Musée Rietberg. et de fait, si l’on prend le temps de savourer les nuances, mo-tifs et détails, on ne saurait ressortir déçu de cette immersion dans un autre âge, et dans une cosmogo-nie d’une richesse remarquable.en plus des nombreux instruments de musique, des vêtements miraculeusement préservés, des gourdes à double bec, on découvrira de distrayants courts-métrages, réalisés pour certains au Pérou, pour d’autres en Suisse. Mention particulière à la carte géante permettant de s’envoler pour nasca, à la ren-contre du singe, du héron ou de la grenouille, et of-frant au visiteur une vue bien meilleure que s’il se trouvait sur place, les deux pieds cloués au sol. AMLF Nasca, à la recherche de traces dans le désert, Musée Rietberg, Zurich, jusqu’au 15 avril.

Géoglyphe en forme d’orque. Alfonso Casabonne

EN DATESIXe-IIIe av. J-CLa civilisation Paracas vit dans le sud du Pérou.

IIe av.- VIIe ap. J-CLes nasca occupent les vallées adjacentes au désert de nasca.

1946La mathémati-cienne allemande Maria Reiche croit voir dans les géoglyphes un calendrier astronomique.

1994inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Page Jeunes Gare à la schnouff, qui sous ses airs innocents et festifs peut déboucher sur une réelle dépendance. L 31

Un goût de pneu brûlé dans le vinGastronomie. Jérôme Douzelet et gilles-eric Séralini ont fait déguster des pesticides à des œnologues, chefs et vignerons. Verdict: le glyphosate sent l’essence et le Roundup rappelle le bois putréfié. L 35

De g. à dr.: flûte de Pan en terre ornée de têtes coupées, plaque décorative en or représentant un serpent à deux têtes, tissus ornés de prêtres volants, bouteille à double goulot. Daniel Giannoni/Museo de Arte de Lima