kierk lacan

5
Imprimer Envoyer Existence et ex-istence ("Le Trimestre psychanalytique", numéro 1, 1989) Auteur : Marie-Charlotte Cadeau 03/04/2012 Notes Dans le séminaire R.S.I., Lacan rappelle que c’est avec Kierkegaard que se promeut dans la philosophie l’existence comme telle, existence qui « émerge pour moi, pour que moi j’en fasse quelque chose qui s’écrit autrement ». Lacan reconnaît ainsi l’avancée de Kierkegaard, mais c’est aussi dans la rupture qu’il situe l’écriture de l’existence par le nœud borroméen. Il s’agit ici d’aborder le rapport de Lacan à Kierkegaard, en cernant à travers l’œuvre de ce dernier le surgissement de la notion d’existence, dont Lacan nous semble jouer et se jouer tout au long du séminaire. Le séminaire R.S.I. fait valoir l’ex-istence comme ce qui tourne autour du consistant, ce qui fait intervalle, jeu, erre. Il ne s’agit cependant pas de confondre l’existence avec ce qui n’aurait pas été englobé dans l’intérieur du rond ; la présentation de l’existence implique donc l’ouverture de l’un des cycles en droite infinie, balayant ainsi le « champ d’ex-istence ». L’ouverture de chacun des cycles permet alors le repérage des « cornes » de l’angoisse, du symptôme et de l’inhibition. Inversement, en se refermant, la droite se faisant cycle opère des points de coinçage qui permettent de désigner une « couronne » d’existences : Jouissance phallique, jouissance Autre, sens, et objet a. C’est dans ce jeu de coinçage et d’erre que R.S.I. aborde la notion d’ex-istence, et il est remarquable que dans une approximation analogique, les textes de Kierkegaard exposent un éventail d’existences incarnées par des personnages mythiques ou réels dont il tente d’explorer comment et en quoi elles sont organisées par des limites, des points de coinçage. « Il n’y a plus de philosophes, mais seulement des professeurs de philosophie », disait Kierkegaard. Les dits professeurs lui retournèrent volontiers le compliment en l’excluant, tel Heidegger, de la philosophie. Ex-it d’emblée de Søren Kierkegaard, le plus fin des psychologues avant Freud selon Lacan. Fut-il un penseur religieux, un écrivain, un psychologue ? L’homme aux multiples pseudonymes, à qui Dieu, prétendait-il, avait donné la force de vivre selon une énigme, a laissé une œuvre en « intimité bizarre » avec sa vie ; intimité bizarre puisqu’elle est composée de textes philosophiques et autobiographiques, ou pseudo-autobiographiques ; malgré la publication de son Journal, Kierkegaard laissera dans l’ombre « ce qui constitue d’une façon totale et essentielle, de la façon la plus intime, mon existence ». L’œuvre de Kierkegaard sera écrite entre 1843 et 1855, sur fond de romantisme allemand et d’hégélianisme exacerbé. Les Miettes philosophiques et le Post-scriptum final non scientifique aux Miettes philosophiques, qui sont les ouvrages les plus formellement élaborés dans le discours philosophique, développent précisément une critique acerbe de ce qu’il est convenu d’appeler des « systèmes » philosophiques. Kierkegaard s’élève contre l’idée d’une harmonie du sujet et de son monde, l’idée d’une co-naissance, et contre l’idée d’un épuisement de la « réalité » par la pensée : la pensée abstraite, nous dit-il, ne peut penser ni l’acte ni la temporalité, ni l’Éthique, ni l’existence. La pensée philosophique s’offre comme un savoir qui réduit la réalité à un possible, assurant ainsi l’unité de la pensée et de l’être et la vérité comme adéquation de l’esprit et de la chose. Hegel, en particulier, qui pense l’Histoire du monde comme totalité close, achevée, élimine d’avance toute contradiction, toute alternative, tout « ou bien, ou bien » ; l’humanité y est déjà morte. Les hégéliens comprennent tout, sauf leur propre existence, dira Kierkegaard.

Upload: julien-laize

Post on 29-Nov-2015

6 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Kierk Lacan

• Imprimer • Envoyer

Existence et ex-istence ("Le Trimestre psychanalytique", numéro 1, 1989)

Auteur : Marie-Charlotte Cadeau 03/04/2012

Notes

Dans le séminaire R.S.I., Lacan rappelle que c’est avec Kierkegaard que se promeut dans la philosophie l’existence comme telle, existence qui « émerge pour moi, pour que moi j’en fasse quelque chose qui s’écrit autrement ». Lacan reconnaît ainsi l’avancée de Kierkegaard, mais c’est aussi dans la rupture qu’il situe l’écriture de l’existence par le nœud borroméen.

Il s’agit ici d’aborder le rapport de Lacan à Kierkegaard, en cernant à travers l’œuvre de ce dernier le surgissement de la notion d’existence, dont Lacan nous semble jouer et se jouer tout au long du séminaire.

Le séminaire R.S.I. fait valoir l’ex-istence comme ce qui tourne autour du consistant, ce qui fait intervalle, jeu, erre. Il ne s’agit cependant pas de confondre l’existence avec ce qui n’aurait pas été englobé dans l’intérieur du rond ; la présentation de l’existence implique donc l’ouverture de l’un des cycles en droite infinie, balayant ainsi le « champ d’ex-istence ». L’ouverture de chacun des cycles permet alors le repérage des « cornes » de l’angoisse, du symptôme et de l’inhibition. Inversement, en se refermant, la droite se faisant cycle opère des points de coinçage qui permettent de désigner une « couronne » d’existences : Jouissance phallique, jouissance Autre, sens, et objet a. C’est dans ce jeu de coinçage et d’erre que R.S.I. aborde la notion d’ex-istence, et il est remarquableque dans une approximation analogique, les textes de Kierkegaard exposent un éventail d’existences incarnées par des personnages mythiques ou réels dont il tente d’explorer comment et en quoi elles sont organisées par des limites, des points de coinçage.

« Il n’y a plus de philosophes, mais seulement des professeurs de philosophie », disait Kierkegaard. Les dits professeurs lui retournèrent volontiers le compliment en l’excluant, tel Heidegger, de la philosophie. Ex-it d’emblée de Søren Kierkegaard, le plus fin des psychologues avant Freud selon Lacan. Fut-il un penseur religieux, un écrivain, un psychologue ? L’homme aux multiples pseudonymes, à qui Dieu, prétendait-il, avait donné la force de vivre selon une énigme, a laissé une œuvre en « intimité bizarre » avec sa vie ; intimité bizarre puisqu’elle est composée de textes philosophiques et autobiographiques, ou pseudo-autobiographiques ; malgré la publication de son Journal, Kierkegaard laissera dans l’ombre « ce qui constitue d’une façon totale et essentielle, de la façon la plus intime, mon existence ».

L’œuvre de Kierkegaard sera écrite entre 1843 et 1855, sur fond de romantisme allemand et d’hégélianisme exacerbé. Les Miettes philosophiques et le Post-scriptum final non scientifique aux Miettes philosophiques, qui sont les ouvrages les plus formellement élaborés dans le discours philosophique, développent précisément une critique acerbe de ce qu’il est convenu d’appeler des « systèmes » philosophiques. Kierkegaard s’élève contre l’idée d’une harmonie du sujet et de son monde, l’idée d’une co-naissance, et contre l’idée d’un épuisement de la « réalité » par la pensée : lapensée abstraite, nous dit-il, ne peut penser ni l’acte ni la temporalité, ni l’Éthique, ni l’existence. La pensée philosophique s’offre comme un savoir qui réduit la réalité à un possible, assurant ainsi l’unité de la pensée et de l’être et la vérité comme adéquation de l’esprit et de la chose. Hegel, en particulier, qui pense l’Histoire du monde comme totalité close, achevée, élimine d’avance toute contradiction, toute alternative, tout « ou bien, ou bien » ; l’humanité y est déjà morte. Les hégéliens comprennent tout, sauf leur propre existence, dira Kierkegaard.

Page 2: Kierk Lacan

Qu’est-ce donc qu’exister ? C’est une tâche ardue, car l’individu n’existe pas comme membre d’uneclasse. Il est « intéressé à exister », et cet intérêt est passion de la subjectivité pour la réalité. Le philosophe qui se veut maître par la pensée des passions « a perdu le sens du comique », car on ne peut dire, comme Descartes, que le sujet pensant est, mais seulement qu’il est pensant : le sujet, lui existe.

L’existence s’annonce donc comme ce qui fait obstacle à la pensée logique. Existence pathétique, certes, mais en ce qu’elle est éthique. Cette position éthique de la subjectivité s’appréhende dans un malaise, dont nous cherchons les « raisons » avec ridicule. La cause de cette souffrance précisémentsans raisons doit plutôt s’appréhender dans le rapport de la subjectivité avec un infini, non pas cette éternité abstraite de la philosophie, mais « un infini concret » qui va faire de la culpabilité l’expression décisive de cette subjectivité pathétique.

Sans doute nous est-il devenu familier que le rapport du sujet à l’Autre soit vécu dans la culpabilité ; cependant, Kierkegaard va déployer sur ce point une finesse psychologique remarquable, sans qu’il puisse faire autre chose, en tant que sujet, que de se laisser squeezer dans le nœud de sa propre aliénation jusqu’à mourir, témoin, « héros d’une cause perdue », selon l’expression de Lacan dans les Écrits.

Rappelons ici quelques points intenses de la vie de Kierkegaard. Søren était le septième enfant d’un bonnetier de Copenhague qui avait fait fortune. Enfant de la vieillesse, Søren parlera toujours de son père comme d’un magnifique et noble vieillard qui, retiré des affaires, lui consacrait beaucoup de temps. Issu d’une famille de pauvres paysans du Jutland, province désolée du Danemark, Michael Kierkegaard devait son nom de famille à la ferme (gaard) près de l’église (Kirke) qui constituait le très maigre héritage familial. La « ferme près de l’église », c’est aussi le cimetière, double sens de son patronyme sur lequel Kierkegaard n’a pas manqué de jouer.

Michael Kierkegaard devenu bonnetier à Copenhague avait épousé une jeune femme qui mourut très rapidement, il se remaria alors avec sa servante, dont le premier enfant naquit bien avant que neuf mois se soient écoulés après la mort de sa première femme. Sur sa mère, Søren restera très discret.

Son père en revanche était féru de théologie, et très redoutable dialecticien. Luthérien, autodidacte, il était attiré par la doctrine des Frères Moraves, cette secte originaire de Bohême et dont la source remonte aux Cathares. D’un christianisme très strict, austère, prônant la justice sociale, elle consacre l’opposition du monde et de la religion, et met le Christ souffrant et ensanglanté au centre de son culte.

Søren, quant à lui, fut dans les années 1830 un dandy spirituel, brillant, appartenant à la jeunesse dorée de Copenhague. Trois événements vont venir d’après le Journal ponctuer son existence. D’abord le « Grand tremblement de terre » de 1838 : il apprend que son père, lorsqu’il était enfant et qu’il gardait quelque troupeau, torturé par la faim et le froid, aurait maudit Dieu ; péché dont le souvenir aurait hanté Michael Kierkegaard en l’accablant d’une mélancolie angoissée, dont Søren va faire son héritage. Cependant, quelques notes du Journal pourraient laisser supposer que le péchédu père aurait été aussi quelque injure faite à la mère dont Søren aurait été témoin. Le père, MichaelKierkegaard, meurt cette même année. Le second événement sera celui de ses fiançailles avec Régine Olsen, jeune fille d’une bonne famille, la « Reine de son cœur », la « divine Régine »... Fiançailles dont il se dégagera moins d’un an après, alors qu’il l’aimait et qu’elle le suppliait de n’en rien faire. Enfin, ayant acquis une certaine notoriété comme écrivain et philosophe, les dernières années de Kierkegaard verront se déchaîner une polémique contre le clergé luthérien dont il dénonce le semblant ; la cible en sera l’évêque Mynster, ex-ami intime de son père, qu’il va jusqu’à injurier sur sa tombe. Il meurt lui-même quelques semaines après, en témoin de « la vraie religion ».

C’est donc dans la faute du père que Lacan désigne l’héritage paternel dans le Séminaire XI. De quoi brûle l’enfant sinon du poids des péchés du père ? Kierkegaard, dans Ou bien, ou bien, nous

Page 3: Kierk Lacan

fait part de ce qu’il a appris dans la chambre des enfants : « L’individu découvre... qu’il a une histoire... qu’il se trouve en rapport avec d’autres individus de la famille et toute la famille. Cette histoire contient quelque chose de douloureux et cependant, ce n’est que par elle qu’il est ce qu’il est. Ce n’est qu’en me choisissant moi-même comme coupable que je me choisis moi-même au sensabsolu... et si c’était la faute du père qui avait été transmise en héritage au fils, il se repentirait de cette faute et c’est ainsi qu’il se choisirait... son soi-même se trouve en dehors et pourtant doit lui être acquis ».

Le drame de Kierkegaard sera de ne pouvoir choisir ce qu’il appelle « la sphère d’existence éthique », celle du travail et du mariage, sans pour autant appartenir à la « sphère d’existence esthétique » comme le séducteur Johannes ni à « la sphère d’existence religieuse » comme Abraham. C’est que l’héritage du père est à différencier de l’estampille du Nom du Père qui soutient la structure du désir avec la loi.

De ce qu’il ne pouvait ou voulait épouser Régine, Kierkegaard devait l’expliquer, se l’expliquer : coupable d’esthétisme, séducteur ? innocent comme Abraham, le Chevalier de la foi qui crut que Dieu lui rendrait Isaac ? ou bien encore coupable-innocent comme le héros tragique ? C’est à travers des figures réelles et imaginaires que Kierkegaard cherche à saisir ce qu’il en est de sa position de sujet et de sa jouissance.

Il est remarquable que c’est la question du tragique qui orienta Kierkegaard, tout comme elle sollicita Lacan à chaque fois qu’il voulut faire saisir à ses auditeurs que le champ du désir devait être arraché à celui du bonheur et du besoin, à l’imaginaire d’une organisation humaine harmonieusement réconciliée entre le besoin et la raison.

Dans un texte du recueil Ou bien, Ou bien, reflet du tragique ancien sur le moderne, Kierkegaard cherche à définir le propre d’une tragédie moderne, c’est-à-dire marquée par le christianisme. Quel est le mystère de l’étrange lien qui se noue entre l’individu et les iniquités de sa famille ? Pourquoi ne les supporte-t-il pas, mais plutôt en participe-t-il ? La tragédie antique s’ordonnait autour de la peine du héros. S’il y a faute subjective, Antigone désobéit à Créon, la faute originelle, celle d’Œdipe, n’est pas subjectivée ; aussi bien Antigone agit-elle par piété, non par amour ; elle reste soutenue par l’ensemble de la communauté. L’Antigone moderne serait mélancolique ; Œdipe seraitresté aux yeux de tous le vainqueur magnifique de la Sphinge ; Antigone seule connaîtrait le secret de sa faute, et rien d’autre que la nécessité de taire ce secret l’aurait éloignée des hommes, le père une fois mort. Elle tairait ce secret par amour « cet amour qui la traîne d’elle-même en-dedans de la faute du père » et « la voue par son silence absolu de tous les jours à lui rendre les derniers honneurs ».

Partager le secret du père, c’est tenter d’introduire un lien sans faille entre lui et l’enfant ; l’effacement imaginaire de la faille permet à l’Antigone moderne de rejoindre son père, ou mieux de s’en faire le tombeau, le « cimetière ». Que ce secret soit celui d’une faute l’empêche cependant, selon la remarque de Lacan, de comparaître devant Dieu pour un Jugement dernier ; mort, il ne cesse d’exprimer sa plainte. L’existence, pour Kierkegaard , c’est d’abord celle de cette Ombre.

Il n’a pas échappé au Danois qu’était Kierkegaard que son Antigone ressemblait étrangement à Hamlet. Tous trois nomment leur symptôme « mélancolie », tous trois sont pris dans les rets de cettefigure du père idéal, « combattant mais ancien, héros mais châtré », figure déchirée du père dont Lacan voit monter l’étoile au moment précis où le Père entre dans le champ de la figure du maître hégélien, de celui qui veut le savoir sur la vérité.

Que savent les enfants et les pères ? Que ce soit un secret montre combien Kierkegaard soupçonnaitque ce savoir concernait l’ordre du langage. Le fantôme d’Hamlet le révèle : c’est qu’il est lui, le père, un imposteur, et que la loi n’est pas garantie. Il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

Le vrai Père est mort et silencieux ; c’est d’ailleurs avec un certain soulagement que Kierkegaard accueille la mort de son père : temps de rémission de sa mélancolie pendant lequel il put soutenir sa thèse de Doctorat.

Page 4: Kierk Lacan

Mais le secret demeure entre son père et lui, et ce faux impossible à dire vient imaginariser le Réel du refoulement originaire, alors qu’en ce lieu serait attendu le signifiant paternel qui viendrait lui faire métaphore. Toute l’œuvre de Kierkegaard sera un long commentaire de ce secret qui vient à imaginariser ce lieu d’où ça continue à parler. Le secret fait trou, faux trou, faux cimetière au père qui échapperait enfin à la castration, à la sphère d’existence éthique en venant la garantir. Que Kierkegaard écrive sous des pseudonymes peut être compris en ce sens ; le sujet disparaît sous un secret et non sous un signifiant : il effectue dans l’imaginaire que du lieu d’où il parle le « je » ne peut y advenir. Il existe, mais n’ex-iste pas.

Kierkegaard était trop fin cependant pour que l’héritage du père soit perçu exclusivement comme événementiel. L’héritage du père, la faute du père, c’est le péché originel.

De l’héroïne tragique, Kierkegaard disait qu’elle connaissait l’angoisse et la mélancolie, celles mêmes dont il faisait l’obstacle qui le séparait de Régine, au point qu’il craignit qu’elle ne se crût, une fois mariée, responsable de sa mort. Or la mélancolie est selon l’Église, un péché capital, la mère de tous les péchés, car elle est la cruauté même. Aussi bien c’est dans la figure de Néron que Kierkegaard voit l’incarnation d’une telle faute : c’est par mélancolie qu’il brûle Rome, par angoisse qu’il se fait tyran. Mais ce péché révèle ici son essence : il est délectation de l’angoisse. C’est le péché de tous ceux qui appartiennent à la « sphère esthétique », « une jouissance de soi », dit Kierkegaard, dont ils ne s’aperçoivent pas que la condition est hors d’eux, dans l’altérité d’un objet qui échappe. Néron, Don Juan, et même Antigone appartiennent à cette sphère d’existence gouvernée par cette impasse : jouir du péché originel.

Cette impasse, Kierkegaard va l’explorer plus avant dans Le concept d’angoisse. Le péché c’est « l’inconcevable, l’impénétrable, le secret du monde, précisément parce qu’il est sans fondement, parce qu’il est rupture sans raison, l’inconcevabilité dans son essence ». Le péché est saut, instant, mais par ce saut, l’individu existe, devient une subjectivité. De ce saut, il ne peut-être parler que mythiquement, car il n’est, pour Kierkegaard, rien d’autre que l’intervention de l’Esprit, c’est-à-direle surgissement de l’ordre symbolique ex nihilo.

C’est une parole venue de rien, et qui fait cesser l’innocence avant de faire des coupables en faisant surgir l’angoisse.

L’existentialisme ultérieur interprétera ce point comme vertige du sujet s’angoissant devant la possibilité de la faute dès lors qu’un interdit est proféré ; Kierkegaard est beaucoup plus fin : la parole entendue fait surgir l’angoisse parce qu’elle pose l’être du non-être, c’est-à-dire une « puissance du rien », que Kierkegaard désigne d’un « comme si », comme si c’était, ce rien, non le serpent, mais le regard du serpent, c’est-à-dire l’altérité pure.

Cette angoisse est l’essence de l’existence, et le philosophe n’en veut rien savoir.

Dans R.S.I., Lacan avance que l’angoisse, partant du Réel, donne son sens à la nature de la Jouissance, sous petit a, du recoupement mis en surface du Réel et du Symbolique, c’est-à-dire quand la jouissance propre à l’objet se trouve menée à terme.

Aussi bien Kierkegaard va-t-il montrer que l’angoisse est le biais d’une relation à Dieu, d’une relation solitaire et silencieuse, même si celle-ci s’offre d’abord sous la forme d’une jouissance démoniaque ; on se souvient que Luther conseillait de pécher. Pour Kierkegaard, il n’y a d’autre preuve de l’existence de Dieu que l’angoisse, car menée à terme, elle révèle l’indignité de notre êtreet la vanité de tous les biens. Le monde devient alors « pays déserts, provinces dévastées, partout entourés d’une horrible destruction, de villes brûlées et ruines fumantes ».

Une autre jouissance peut alors advenir, celle de la sphère d’existence religieuse. L’angoisse en effet, remarquera Lacan, borde cette jouissance de l’Autre. Pour Kierkegaard, cette jouissance est celle de la foi infinie accomplie dans le silence de la relation à Dieu, et qui n’a rien à voir avec la norme imposée par l’Éthique et la loi. Ce n’est pas la foi des théologiens, et Kierkegaard n’est pas loin d’affirmer comme Lacan que les théologiens étaient les seuls athées parce que de Dieu, ils en

Page 5: Kierk Lacan

parlent. Cette foi silencieuse est un « scandale » dont il voulut témoigner en cette sorte de duel final avec l’Église luthérienne.

Le paradoxe est cependant que Kierkegaard lui aussi, de cette foi, il ne cessa d’en parler ; certes, il n’eut pas la foi d’Abraham, le héros de Crainte et Tremblement ; il restera plus proche, lui, le fils dela servante, d’Ismaël, celui qui souffre simplement d’exister. Il restera, de son propre aveu, un humoriste.

Aussi bien Lacan suggère-t-il dans Encore que ç’ait été de Régine qu’il ait appris cette rencontre qualitative à Dieu, cette existence d’un Dieu hors langage. Dans une page de Ou bien Ou bien, Kierkegaard remarque que la prière des femmes et des hommes n’est pas la même : l’homme prie toujours pour son désir ou pour avoir la force d’y renoncer, il court derrière l’infini. En revanche, la femme est dans l’infini, tout est possible à Dieu : n’est-ce pas là la foi d’Abraham ?

Ce qui semble certain cependant, c’est que ce Dieu dont il n’aurait fallu rien dire, ce scandale, l’empêchait d’épouser Régine et constitua plutôt son appréhension propre de l’absence du rapport sexuel. L’angoisse dit encore Lacan dans R.S.I., « c’est ce qui de l’intérieur du corps ex-iste quand quelque chose l’éveille et le tourmente, quand il se trouve que se rend sensible l’association d’un corps et de la jouissance phallique ». Régine dès lors ne pouvait qu’être maintenue dans la position de La Femme en tant qu’elle n’existe pas, c’est-à-dire en ce lieu que R.S.I. désigne comme trou du Réel. C’est ce que suggère le Journal de Kierkegaard : Régine devait être quelqu’un qui en un sens ne fut personne.

Notes