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38 CHALLENGES N°510 - 23 FÉVRIER 2017 En couverture Les politiques, à gauche comme à droite, ne manquent pas de s’inspirer du grand homme, surtout en période électorale. Sacrilège ? Caricature ? Sur sept thèmes majeurs, Challenges a demandé au Cercle des économistes d’apprécier la pertinence de leurs références. International Monetary Fund/AFP John Maynard Keynes, à Bretton Woods (Etats-Unis), 1 er juillet 1944. Sa théorie des « plans de relance » est toujours la plus retenue aujourd’hui. Le grand retour KEYNES de

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Page 1: KEYNES - PREPA ECO CARNOT · Lettre à nos petits-enfants (éditions LLL), écrite en 1930. ... Donald Trump, président des Etats-Unis, le 9 novembre 2016. Notre objectif n’est

38 ! CHALLENGES N°510 - 23 FÉVRIER 2017

En couverture

Les politiques, à gauche comme à droite, ne manquent pas de s’inspirer du grand homme, surtout en période électorale. Sacrilège ?

Caricature ? Sur sept thèmes majeurs, Challenges a demandé au Cercle des économistes d’apprécier la pertinence de leurs références.

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John Maynard Keynes, à Bretton Woods (Etats-Unis), 1er juillet 1944. Sa théorie des « plans de relance » est toujours la plus retenue aujourd’hui.

Le grand retourKEYNESde

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J e n’ai rien inventé, c’est Keynes qui le dit, et madame Lagarde… » En présentant son plan d’investissements pu-blics de 100 milliards

d’euros (lire page 6), à financer via un emprunt à la Banque centrale européenne, Jean-Luc Mélenchon n’hésite pas à se prévaloir de l’œuvre de l’économiste et de la… directrice générale du Fonds monétaire inter-national (FMI) « qui n’est pas vrai-ment une communiste ». Dans La déconnomie (Seuil), violente charge contre l’école libérale et le Nobel d’économie Jean Tirole, Jacques Généreux, professeur à Sciences Po et proche de Mélenchon, enfonce le clou : « Keynes avait raison et reste toujours pertinent. » Le marxiste André Orléan explique, lui, dans l’Humanité, qu’il « apprécie Keynes ». Et s’est offert le luxe de

préfacer la nouvelle traduction de sa Lettre à nos petits-enfants (éditions LLL), écrite en 1930.L’appropriation par la gauche de la gauche de l’œuvre de Keynes – tom-bée dans le domaine public depuis janvier – n’étonne pas Alain Minc : « A la différence d’Hamon et de sa pensée décliniste, Mélenchon a une idée du progrès. » Pour le biographe de John Maynard Keynes (Une sorte de diable, Grasset), c’est bien le seul point commun entre le candidat de La France insoumise et le dandy de Cambridge. Pour le reste, « Keynes serait horrifié par le keynésia-nisme ». Une thèse défendue par Alexis Karklins-Marchay qui montre dans son Histoire impertinente de la pensée économique (Ellipses) que « Keynes n’était pas keynésien ».Des trente-trois volumes de l’œuvre du génie, la classe politique fran-çaise n’a retenu que la mécanique """

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IMF-

AFP

Dossier réalisé en partenariat

avec

Le grand retourdes « plans de relance », qui permet-trait d’augmenter la demande et donc la croissance. Les articles du Cercle des économistes réalisés pour Challenges prouvent que ré-duire la pensée keynésienne à ce concept est au mieux caricatural, au pire sacrilège. « Il y a quarante ans que nous sommes en déficit, et ça ce n’est pas une idée keynésienne », tonne Hippolyte d’Albis, l’un de nos contributeurs, qui fut sacré en 2012 meilleur jeune économiste de France par le Cercle. Cette France championne du déficit, de la dette et de la dépense publique est issue de l’histoire économique de la Ve Répu-blique, jalonnée de laxisme et de grands plans « keynésiens » : Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac en 1975, François Mitterrand et Pierre Mauroy en 1981, Nicolas Sar-kozy et François Fillon en 2009 ont creusé les trous, même si ce

Nous allons réparer nos villes et reconstruire nos autoroutes, ponts, tunnels, aéroports, écoles et hôpitaux.

Donald Trump, président des Etats-Unis, le 9 novembre 2016.

Notre objectif n’est pas de faire de l’austérité pour de l’austérité.

Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international, le 11 octobre 2012.

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En couverture

dernier s’est dédouané en par-lant de « faillite » pour finalement remporter la primaire de la droite sur le thème de la rigueur et de la réforme. Le candidat Emmanuel Macron, lui aussi, refuse de chausser les pantoufles keynésiennes, au risque d’assumer le social-libéra-lisme et la politique de l’offre qui a marqué le quinquennat de François Hollande depuis 2013.

Echapper aux vieilles idéesQuitte à citer des classiques, on pré-férera du côté de Macron se référer à Pierre Mendès France, « apôtre de la rigueur », ou à Joseph Schumpe-ter, qui détestait Keynes. Quant au revenu universel de Benoît Hamon, on en trouve nulle trace dans les écrits du Britannique, et ses origines sont plutôt à chercher du côté des utopistes (Thomas Paine) et des li-béraux (Milton Friedman). Marine Le Pen, elle, assume un programme vintage avec des grands travaux, une relance de la consommation, des baisses d’impôts et une bonne dose de protectionnisme. « Elle est avec Mélenchon, la candidate key-nésienne », assène Alain Minc. Son programme ressemble en tout cas à celui de Donald Trump. Est-ce à dire que ce dernier est keynésien ? Personne n’imagine que le président des Etats-Unis ait ouvert un jour La théorie générale. Et pourtant, son plan de relance à 1 000 milliards est considéré comme crédible par Wall Street, mais aussi par le FMI qui, sous la houlette de son ex-écono-miste en chef Olivier Blanchard (lire ci-contre) s’est converti au keyné-sianisme. Christine Lagarde, lors de l’assemblée générale du FMI, le 7 octobre dernier à Washington, a cité d’emblée Keynes : « La diffi-culté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées anciennes. » Dans la fou-lée des accords de Bretton Woods, le grand homme s’était lui aussi fendu d’un speech solennel pour la pre-mière AG du FMI. Un discours un peu confus où il parlait de « sor-cières », de « bonnes fées » et de « sommeil éternel ». Quelques mois plus tard, il était emporté par une crise cardiaque, le 21 avril 1946. De-puis, son cœur fait toujours vibrer les politiques. Surtout en période électorale. Pierre-Henri de Menthon

La consolidation budgétaire peut avoir des effets désastreux

Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, tire les leçons des politiques d’austérité

mises en œuvre en Europe à partir de 2010.

L e Français, économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI) de 2008 à 2015 et keynésien

revendiqué, a contribué à faire évo-luer la doctrine de l’institution, no-tamment pendant la gestion de la

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crise économique et financière de la zone euro. Il est aujourd’hui senior fellow au Peterson Institute for In-ternational Economics, l’un des plus importants think tanks de Washing-ton et chercheur associé au Natio-nal Bureau of Economic Research.

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Quelles leçons tirer des politiques de rigueur mises en œuvre à partir de 2010 en Europe ?Elles ont trop misé sur des effets indirects favorables, sur l’idée qu’une forte austérité rassurerait les marchés, les consommateurs et les entreprises. La vieille idée que « re-mettre la maison en ordre » ramène-rait l’optimisme. Ça n’a pas été le cas. La consolidation budgétaire a été trop rapide. Il faut cependant être clair et éviter la démagogie. On ne pouvait pas laisser filer les défi-cits comme on l’avait fait, à juste titre, pendant la période de crise ai-guë. Il fallait les réduire, et éventuel-lement stabiliser la dette. Il fallait une certaine austérité. Mais il aurait fallu le faire plus doucement.Les politiques keynésiennes de relance budgétaire sont-elles pour autant efficaces ?Il y a des choses qu’on sait, et des choses qu’on cerne moins bien. On

sait, sans ambiguïté, qu’une consoli-dation budgétaire, par exemple une augmentation de l’impôt sur le reve-nu, ou une diminution des dépenses d’infrastructure ont un effet direct négatif sur la demande et donc sur l’activité.On sait aussi que l’effet direct est plus ou moins fort en fonction des mesures spécifiques. Les baisses de dépenses d’infrastructure ont des effets plus négatifs qu’une augmen-tation des impôts sur les riches. Les effets sont plus forts quand l’écono-mie est largement fermée et que la demande se porte sur la production domestique, plus faibles quand l’économie est largement ouverte et qu’une partie de la demande se porte plus sur les importations. Les effets sont plus forts quand le sys-tème financier fonctionne mal, qu’il est difficile d’emprunter, et qu’une diminution du revenu oblige les consommateurs ou les entreprises à réduire fortement leur demande.L’incertitude est sur les effets indi-rects, qui vont dans l’autre direc-tion. Si la banque centrale peut dimi-nuer ses taux, elle peut réduire ou même éliminer l’effet négatif de la consolidation budgétaire sur l’acti-vité. Si la situation budgétaire ini-tiale était perçue comme dange-reuse, et la consolidation est perçue par les investisseurs comme l’indi-cation d’une politique plus respon-sable du gouvernement, ils peuvent réduire les primes de risque sur les obligations d’Etat, ce qui peut relan-cer la demande. De même, si la poli-tique est perçue comme coura-geuse, elle peut ramener la confiance, et accroître la demande des consommateurs et des entre-prises.Dans de rares cas, ces effets indi-rects peuvent de fait dominer les effets directs et amener à une aug-mentation plutôt qu’à une diminu-tion de l’activité. C’est très rare, très difficile à déterminer à l’avance, mais ça peut arriver…Les économistes ont-ils appris de la crise ?

On a réalisé beaucoup de choses… On a compris que la consolidation budgétaire, quand elle ne peut être partiellement compensée par la po-litique monétaire parce que les taux d’intérêt sont déjà à zéro, et que le système financier fonctionne mal, peut avoir des effets macroécono-miques désastreux. Pour utiliser le jargon des économistes, les multi-plicateurs peuvent être très élevés, beaucoup plus élevés qu’en temps normal. On a aussi compris que dans un environnement de taux d’intérêt très bas, le niveau de dette publique qu’un pays peut supporter est plus élevé, qu’il n’y a pas de chiffre magique unique au-delà du-quel la dette explose nécessaire-ment. Ce qui compte, ce n’est pas la dette elle-même, mais le service de la dette, c’est-à-dire le produit de la dette et du taux d’intérêt.La réaction des institutions internationales, dont le FMI, a-t-elle été assez rapide ?Rétrospectivement, non. Il a fallu trop de temps pour comprendre que, vu l’incapacité de la politique monétaire à soutenir la demande, l’incapacité du système financier à absorber le choc, et l’absence d’ef-fets psychologiques favorables, les effets négatifs de la consolidation étaient très forts. Le FMI l’a réalisé plus vite que ses partenaires euro-péens, mais plus tôt eût été encore mieux.Peut-on considérer que la thèse keynésienne du multiplicateur budgétaire a été réhabilitée ?Il n’y a jamais eu beaucoup de dé-saccord sur les effets directs de la politique budgétaire, sur l’idée que l’effet direct d’une consolidation soit de ralentir la demande. La pro-position « d’équivalence Ricar-dienne », selon laquelle les consom-mateurs comprennent qu’une diminution des impôts implique une augmentation des impôts dans le futur, et donc ne dépensent pas plus quand leurs impôts sont diminués, n’a jamais été prise au sérieux comme proposition empirique.Ce que l’évidence due a la crise a tué, c’est l’idée que les effets indi-rects, les effets psychologiques d’une consolidation budgétaire puissent facilement dominer les ef-fets directs. Ça n’a pas été le cas. Propos recueillis par Thierry Fabre

Olivier Blanchard, à Washington, en octobre 2014. Pour l’ancien chef économiste du FMI, les politiques de rigueur ont trop misé sur l’austérité pour rassurer les marchés, les consommateurs et les entreprises.

« On a aussi compris que dans un environ-nement de taux d’intérêt très bas, le niveau de dette publique qu’un pays peut supporter est plus élevé. »Olivier Blanchard, senior fellow au Peterson Institute for International Economics.

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En couverture

Si la politique monétaire s’avère incapable de re-lancer une croissance satisfaisante, le recours

à une politique budgétaire expan-sionniste de nature keynésienne s’imposera. Le risque est grand alors que, comme ce fut le cas souvent dans le passé, les gouvernements veuillent affi cher leur détermination en agissant rapidement pour infl é-chir les anticipations des acteurs. Les services administratifs ressorti-ront alors des placards tous les pro-jets écartés des années précédentes. Une « anti-sélection » implacable s’exercera, qui conduira à la mise en œuvre des projets les plus ineffi-caces. L’objectif macroéconomique sera rempli sur le moment, mais au prix d’une destruction de valeur et d’un impact négatif sur la crois-sance potentielle future.Keynes aurait-il approuvé une lec-ture aussi mécanique de la Théorie générale ? Dans le contexte des an-nées 1930, dans lequel la dépression se nourrissait des anticipations de dépression, amputant la demande

Enfi n, les institutions ont progressé dans ce sens. Ainsi la Cour des comptes a vu son rôle en la matière intégré à la Constitution (article 47-2). Le Commissariat général à l’in-vestissement a mis en œuvre de fa-çon prometteuse, comme l’a montré sa récente évaluation triennale, l’évaluation socio-économique des investissements publics. Le Conseil d’État, par sa décision historique du 15 avril 2016 relative à la ligne à grande vitesse Poitiers-Limoges, a introduit l’évaluation dans le juge-ment porté sur l’utilité pour la col-lectivité d’une décision publique.Alors, pourquoi y a-t-il encore tant de décisions publiques manifeste-ment ineffi caces ? Pourquoi tous ces projets d’infrastructures de trans-port dont les perspectives de trafi c sont extrêmement faibles ? Pourquoi le choix fréquent de technologies peu matures et donc coûteuses pour développer les énergies renouve-lables ? Il peut se trouver de bonnes raisons en ce sens. Le calcul écono-mique ne peut pas ambitionner de prendre en compte l’ensemble des

Ministère de l’Economie et des Finances, à Paris. Une politique budgétaire expansionniste peut s’imposer si la politique monétaire ne réussit pas à relancer la croissance. Encore faut-il se préoccuper de l’utilité et de l’effi cacité des dépenses publiques…

effective, la réponse aurait proba-blement été positive. Mais au-jourd’hui, il serait irresponsable de ne pas se préoccuper aussi de l’uti-lité et de l’effi cacité des dépenses publiques.

Question de méthodeOr beaucoup de circonstances favo-rables sont réunies pour aller dans ce sens. D’abord, la recherche éco-nomique s’intéresse beaucoup à l’évaluation des politiques pu-bliques. À l’instar d’Esther Dufl o en matière de politiques de développe-ment, de nombreux chercheurs ont perfectionné les outils et les pra-tiques d’évaluation. Ensuite, en pro-fi tant de la disponibilité croissante de riches bases de données, les éco-nomistes pratiquent de façon crois-sante l’évaluation. Un consensus s’est forgé sur les bonnes méthodes, bien résumées par exemple dans l’excellent guide intitulé Comment évaluer l’impact des politiques pu-bliques ? rédigé par Rozenn Des-platz et Marc Ferracci sous l’égide de France Stratégie.

Il faut mieux évaluer les dépenses publiques

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

JEAN-MICHEL CHARPIN, INSPECTEUR GÉNÉRAL DES FINANCES

" CE QUE DIT KEYNES

L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

" CE QUE D ES

Augmenter les défi cits, donc la

dette, est un outil de gestion de la demande visant à réguler le cycle

économique : pour contrer une récession et éviter une spirale de défl ation qui pren-

drait racine dans un défi cit de demande aiguë, une politique budgétaire active et temporaire

est nécessaire. A contrario, il est naturel de se désendetter en période de croissance pour re-constituer des marges de manœuvre. Par ail-

leurs, une hausse des défi cits ne peut ré-pondre à un choc d’offre négatif, comme un repli de la production

dû à des coûts du travail élevés.

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RELANCE BUDGÉTAIRE

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Manifestation à Athènes, en juin 2015. En Europe, la crise monétaire a vite étouffé la politique de relance de 2009.

En 2009, dans le sillage d’Olivier Blanchard, alors chef économiste du FMI (lire l’interview

page 40), nombre d’experts ont ap-pelé à une relance concertée, tempo-raire et ciblée sur la demande. Face à une chute du PIB inquiétante, les économistes ont plaidé pour éviter une spirale déflationniste semblable à celle des années 1930, en activant une politique monétaire ultra-ac-commodante couplée à une relance budgétaire conséquente. Le raison-nement était clair : la politique mo-nétaire peut être actionnée très rapi-dement ; les taux bas permettent à la politique budgétaire de pleinement se déployer dans un second temps, ses délais d’action étant plus longs. Cela nécessite d’identifier des pro-jets, puis de déployer les moyens pour les mettre en œuvre. Au total, l’effet conjugué des deux politiques de gestion du cycle a été efficace puisque, quelques années plus tard, la croissance est repartie…Mais les taux de croissance n’ont pas retrouvé les niveaux d’avant crise et l’endettement public a sé-rieusement augmenté. Parmi les explications, l’économiste Larry Summers en a fourni une s’appuyant

sur la faiblesse de l’investissement dans les pays développés et notam-ment aux Etats-Unis. Ce type d’argu-ment s’est retrouvé dans la cam-pagne présidentielle américaine sous la forme d’un plan d’investisse-ment en infrastructures, de taille variable suivant l’orientation poli-tique des candidats. Nous nous écar-tons néanmoins de la théorie origi-nale : il ne s’agit plus ici de combattre une récession, mais de tenter d’éle-ver le potentiel de croissance de l’économie, qui dépend du stock de capital, du travail, ou de l’innova-tion. Néanmoins, cette politique doit permettre de renouer avec la crois-sance et de faire baisser l’endette-ment à terme, comme dans une re-lance budgétaire contra-cyclique.En Europe, la politique semble avoir été plus brouillonne et laisse tou-jours planer beaucoup de risques sur la zone euro où la crise a considéra-blement mis en danger la reprise, laissant une situation de fragilité économique et politique. La relance de 2009 a été étouffée très rapide-ment par l’austérité budgétaire de 2010, ainsi que par la crise souve-raine qui a touché d’abord la Grèce, puis l’Irlande et le Portugal, avant de contaminer l’Espagne. Enfin,

arguments pertinents. Ainsi la poli-tique d’accessibilité aux personnes handicapées peut-elle se trouver justifiée pour des raisons de prin-cipe, même si son coût est élevé et son bénéfice économique faible. De même, la décision relative à la ligne Lyon-Turin doit-elle légitimement intégrer des considérations prenant en compte son rôle européen et la relation bilatérale avec l’Italie.Mais la raison principale tient à la relation malsaine entre politiques et économistes. Les premiers consi-dèrent à juste titre qu’ils portent la responsabilité des décisions et qu’ils sont les mieux placés pour arbitrer en prenant en compte l’ensemble des paramètres. Les seconds les soupçonnent de soutenir des inté-rêts particuliers et mettent en avant la rigueur de leurs méthodes.Pour progresser, les économistes devraient apprendre la modestie. Et les politiques devraient reconnaître que les analyses des économistes pourraient les aider à mieux servir le bien commun.

L’Europe n’a pas clos le débat

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

LAURENCE BOONE, CHEF ÉCONOMISTE D’AXASP/

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En couverture

la Banque centrale euro-péenne (BCE) n’a pu déployer tout son arsenal que tardivement, plu-sieurs années après les banques cen-trales américaine et britannique. Le résultat a été une reprise plus molle et avec des hoquets, très inégale en zone euro selon la capacité des pays à exporter en dehors de la zone no-tamment, et entachée d’incertitudes.

Crise de confi ance en EuropeA ce stade, le débat sur l’utilisation de la politique budgétaire en zone euro n’est pas résolu : il va au-delà de l’économie conjoncturelle et de l’opportunité de soutenir une de-mande toujours faible dans cer-taines régions, pour toucher aux fondements politiques et écono-miques des différents pays. Le pro-blème fondamental est celui d’une absence de confi ance, notamment de l’Allemagne, dans la capacité de certains à redresser leurs fi nances publiques s’ils utilisaient l’outil bud-gétaire. Cette crainte repose sur l’évidence historique : depuis plu-sieurs décennies, nombre de pays de la zone euro n’ont pas profi té des périodes de croissance pour recons-tituer des marges de manœuvre bud-gétaires. Autrement dit, si l’esprit keynésien s’est bien manifesté par le creusement des défi cits en période de ralentissement, il s’est évaporé lorsque les périodes de croissance auraient permis de resserrer les défi -cits. Au total, les dettes ont augmen-té sans que les niveaux de crois-sance n’augmentent.Face à ce blocage, la pertinence de la politique keynésienne prend une autre dimension en Europe : il s’agit d’abord de sortir de cette spirale de défi ance pour que les outils écono-miques puissent de nouveau être utilisés au mieux lorsque les condi-tions cycliques le permettent. Seul un engagement volontaire des Etats membres à une discussion ouverte et transparente sur les origines du déficit de croissance, et sur les moyens d’y remédier, permettra l’utilisation appropriée des outils monétaires et budgétaires. Et cela est d’autant plus urgent qu’aucune marge de manœuvre monétaire n’existe à ce stade si la zone euro venait à ralen-tir, ou pire, à entrer en récession.

Keynes était un risk lover : il a in-vesti et spéculé à la fois sur les devises, les marchés fi nanciers et les marchés à terme de marchan-

dises (blé, coton, etc.). Il n’est donc pas sur-prenant qu’il défende l’utilité de la spécula-tion qui permet d’apporter la liquidité nécessaire au fonctionnement des marchés : « si on enlevait aux achats individuels de valeurs leur caractère liquide, de sérieuses diffi cultés pourraient en résulter pour l’in-vestissement », lit-on dans la Théorie géné-rale. Sans marché fi nancier liquide, il serait diffi cile de fi nancer l’économie réelle. La spéculation remplit une autre fonction essentielle, plus particulièrement sur les mar-chés à terme : elle permet de mieux répartir les risques. Pour Keynes, le spéculateur est un « porteur de risque », par opposition au producteur agricole dont l’activité est pertur-bée par les fl uctuations de prix et qui a donc besoin de se couvrir contre ce risque.La récurrence des débats théoriques, empi-riques, voire philosophiques, relatifs à la spé-culation tend à faire oublier un problème crucial : celui de sa défi nition. Sur les mar-chés à terme, une opération de spéculation est défi nie à partir d’une prise de risque vo-lontaire, par opposition à une opération de couverture dont l’objectif est de réduire un risque initial issu d’une activité économique. Mais cette défi nition n’est pas utile pour les marchés fi nanciers. Keynes introduit implici-tement l’idée d’horizon temporel, mais, même après élimination des durées extrêmes, il est

impossible de défi nir quelle est la durée pré-cise de détention d’un actif pour que cela cor-responde à un placement financier. Il est donc également impossible de mesurer l’am-pleur de la spéculation, et donc de défi nir la spéculation « excessive ».« Les spéculateurs peuvent être aussi inof-fensifs que des bulles d’air dans un courant régulier d’entreprise. Mais la situation de-vient sérieuse lorsque l’entreprise n’est plus qu’une bulle d’air dans le tourbillon spécu-latif. Lorsque dans un pays le développe-ment du capital devient le sous-produit de l’activité d’un casino, il risque de s’accom-plir en des conditions défectueuses », pour-suit-il dans la Théorie générale, où l’entre-prise est, dans cette partie, défi nie comme l’activité qui consiste à prédire le rendement des actifs sur toute leur durée de vie, par op-position à la spéculation. C’est cette capacité déstabilisatrice des marchés qui est à la base des controverses. Il est effectivement justifi é que la spéculation ne puisse atteindre une ampleur telle qu’elle engendre une volatilité accrue des prix. Hélas, les innombrables tra-vaux, tant théoriques qu’empiriques, ne sont pas unanimes quant à ses conséquences sys-tématiques. La seule certitude, mise en évi-dence par Keynes, est qu’il faut éviter toute spéculation excessive. La seule méthode effi -cace est de réduire l’effet de levier autorisé, effet de levier dont Keynes a su « profi ter » au cours de trois dé-cennies de placements fi nanciers et de spéculation !

Les spéculateurs sont utiles mais…

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

CATHERINE LUBOCHINSKY (UNIVERSITÉ PARIS 2 PANTHÉON-ASSAS).

" CE QUE DIT KEYNES

L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

" C DIT KEYNES« Le spécula-teur peut rendre des

services utiles et presque es-sentiels… Le commerce tout entier

pourra bénéfi cier d’avantages tels ceux qui sont procurés au commerce du coton où

l’on négocie à terme sur les marchés de New York et de Liverpool. Là où le risque existe d’une manière inévitable, il est préférable qu’il

soit supporté par ceux qui sont désireux de l’encourir, plutôt que par les négociants qui ne sont point qualifi és pour agir en spécu-

lateurs, et dont l’esprit serait détourné de leurs réelles affaires. » Extrait

de La Réforme monétaire (1923).

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MARCHÉSFINANCIERS

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23 FÉVRIER 2017 - CHALLENGES N°510 ! 45

D’abord, un point d’his-toire économique. Après la guerre de 1914-1918, la restauration de la

convertibilité-or des monnaies s’est faite à des niveaux ne correspondant plus aux prix précédant le confl it.

Cré

dit

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Les gouvernants se sont donc re-trouvés confrontés à un dilemme : ajuster les prix (défl ation), abandon-ner la référence à l’or (laisser la monnaie se déprécier) ou limiter les importations (et donc les sorties d’or). La référence à l’or enlevait en

effet l’instrument de la politique monétaire à une époque où l’ortho-doxie budgétaire était un dogme,

laissant comme seule issue le protectionnisme. C’est ainsi

que dans le chaos des années 1930, les pays ayant le plus augmenté leurs droits de douane sont ceux attachés à la convertibilité-or de leur monnaie.Entre trois maux, Keynes choisit le dernier : pre-nant acte de la politique défl ationniste adoptée par la Banque d’Angleterre

pour maintenir la parité-or du sterling, il promeut fi nale-

ment l’instauration de droits de douane, ajoutant qu’il faudrait

revenir au libre-échange après la tempête. La fin de l’histoire est connue : la Banque d’Angleterre se résolut fi nalement à rompre le lien à l’or le 19 septembre 1931 et Keynes écrivit immédiatement une lettre au Times : « La proposition d’instau-rer des tarifs élevés n’est plus prio-ritaire. » La politique monétaire étant libérée, c’était à elle de com-battre la dépression.Ce rappel historique établit la diffé-rence fondamentale entre l’argu-mentaire correct de Keynes et le constat erroné de Donald Trump lorsqu’il affi rme dans son discours d’investiture : « Nous devons proté-ger nos frontières contre les

A la frontière américano-mexicaine, près de Tijuana. Le protectionnisme de Trump n’a rien à voir avec celui prôné de façon temporaire par Keynes. Les Etats-Unis sont au plein-emploi et ne sont pas dans une crise défl ationniste.

" CE QUE DIT KEYNES

" CE QUE DIT KEYNESeffet l’instrument de la politique monétaire à une époque où l’ortho-doxie budgétaire était un dogme,

laissant comme seule issue le protectionnisme. C’est ainsi

que dans le chaos des années 1930, les pays ayant le plus

pour maintenir la parité-or du sterling, il promeut fi nale-

ment l’instauration de droits de douane, ajoutant qu’il faudrait

revenir au libre-échange après la tempête. La fin de l’histoire est connue : la Banque d’Angleterre se résolut fi nalement à rompre le lien à

" CE QU YNES

C’est l’une des principales critiques du keynésianisme : il

ne serait pas adapté à la mondialisa-tion. Et il est surtout conçu pour des éco-

nomies fermées. La pensée de l’économiste sur le sujet a évolué. D’abord défenseur du

libre-échange (« S’il y a une chose que le protec-tionnisme ne peut pas faire, c’est régler le pro-blème du chômage »), Keynes fait volte-face et défend en 1931 l’idée que si le libre-échange

marche bien au plein-emploi, « pour une économie empêtrée dans le chômage,

il se pourrait bien qu’il aggrave les choses ».

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Trump, la prospérité et les mirages

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

LIONEL FONTAGNÉ (UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON SORBONNE, ECOLE D’ECONOMIE DE PARIS, CEPII) S

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PROTEC-TIONNISME

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46 ! CHALLENGES N°510 - 23 FÉVRIER 2017

En couverture

La situation décrite dans la Théorie générale est celle où la politique monétaire n’embraye

plus sur la demande fi nale et l’éco-nomie réelle. La banque centrale a beau injecter massivement des liqui-dités additionnelles, ces liquidités ne servent pas à financer plus de consommation et d’investissement

car elles sont thésaurisées, gonfl ant ainsi la demande de monnaie. Elles alimentent la « trappe ».Pendant longtemps, la trappe à liqui-dité a été envisagée comme un concept sans grande portée pra-tique. Il a fallu attendre l’expérience du Japon dans les années 1990 pour trouver une application très concrète de l’hypothèse keyné-

ravages d’autres pays qui fabriquent nos produits, volent nos entreprises et détruisent nos em-plois. La protection mènera à une grande prospérité. » L’Amérique de Trump n’est pas en défl ation, et le dollar a abandonné toute référence à l’or… depuis près d’un demi-siècle. Avec une crois-sance économique de 1,6 % en vo-lume (2,9 % en valeur) en 2016, et un taux de chômage inférieur à 5 %, c’est une économie au plein-emploi. Les Etats-Unis ont même créé en termes nets plus de 200 000 emplois en janvier 2017.

Un effet richesse… négatifMais Trump ne s’intéresse pas au plein-emploi : son point de départ est le ressenti de l’Amérique désin-dustrialisée : le rust belt (Trump a emporté le Michigan, la Pennsylva-nie et le Wisconsin qui n’avaient pas penché faveur d’un républicain de-puis Reagan). La ville de Detroit (Michigan) est emblématique : elle a perdu en quinze ans l’équivalent de la population de Montpellier. Les emplois ne sont pas créés là où ils sont supprimés et la Californie – qui a créé deux millions d’emplois et ramené le taux de chômage de 12 % à 5 % depuis la crise – vote démo-crate sans discontinuer depuis 1992. Si l’économie politique donne rai-son à Trump, la macroéconomie lui donne tort. Même en supposant que le protectionnisme américain n’en-traîne pas de rétorsion commerciale et n’augmente pas le coût de fabri-cation des produits exportés par les Etats-Unis, redresser les comptes extérieurs ne résoudra pas le pro-blème de l’emploi industriel améri-cain. Dans une économie au plein-emploi et en changes fl exibles, cela entraînera une appréciation du dol-lar, laquelle dégradera fi nalement la compétitivité-prix des Etats-Unis. Finalement, les dettes extérieures des Etats-Unis étant essentielle-ment libellées en dollar, et leurs avoirs étrangers essentiellement en monnaie étrangère, l’appréciation du dollar s’accompagnera d’un effet richesse négatif qui pèsera sur la consommation et l’investissement américains. Le protec-tionnisme n’apportera pas la prospérité aux Etats-Unis.

Mario Draghi, en 2016. Malgré un taux à 0 %, la BCE peine à fi nancer l’économie réelle car la monnaie créée est thésaurisée.

La zone euro dans la trappe à liquidité

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

CHRISTIAN DE BOISSIEU (UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE)

POLITIQUE MONÉTAIRE

" CE QUE DIT KEYNES

L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

" CE QUE D ES

« Des circonstances peuvent se présenter où un ac-

croissement même considérable de la quantité de monnaie n’exerce qu’une in-

fl uence relativement faible sur le taux de l’in-térêt. » Lorsque le taux d’intérêt est très bas, s’ouvre une « trappe à liquidité » qui annihile la

politique monétaire. Cela se produit quand, dans l’esprit des agents économiques, le taux ne

peut que remonter. Ces agents préfèrent alors conserver de plus en plus de mon-naie plutôt que d’acheter des titres qui

vont être dévalorisés par la remon-tée attendue des taux.

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sienne. La Banque du Japon se trou-vait alors, et est encore aujourd’hui, dans un contexte où elle lâche tout sans arriver à relancer vraiment l’activité, l’emploi et les prix.Quelle est la valeur plancher du taux d’intérêt, celle en dessous de la-quelle la création monétaire supplé-mentaire se résout en demande de monnaie additionnelle ? Keynes esti-mait ce seuil à 2 % pour la Grande-Bretagne de la première moitié des années 1930. Depuis, les études em-piriques ont confirmé que le seuil diffère selon les pays et les périodes. La Banque centrale européenne (BCE) a, vu la gravité de la crise, ra-mené son principal taux de refi nan-cement à 0 %, donc à un niveau infé-rieur, selon toute vraisemblance, au seuil de la trappe.

« Monnaie hélicoptère »Comment la politique monétaire peut-elle retrouver, dans ce contexte précis, de l’effi cacité en surmontant le problème de la transmission de ses impulsions vers l’économie réelle ? En recourant à des moyens non conventionnels. Un peu partout, dans l’après-2008, les achats massifs de titres par les banques centrales (le « quantitative easing » ou « QE ») ont arrosé nos économies en liquidi-tés. Mais, comme le disait Dennis Robertson, l’adversaire privilégié de Keynes à Cambridge, « la monnaie qui n’est nulle part doit quand même se trouver quelque part ». Ces injections massives de liquidités ont nourri la demande de monnaie, mais aussi une forte demande d’actifs pro-voquant certaines bulles. L’autre volet du QE, moins incertain, via les achats massifs de titres est de faire baisser les taux longs ou de les em-pêcher de monter, ce qui peut en-courager la demande…D’aucuns proposent aujourd’hui de franchir une étape de plus, avec la « monnaie hélicoptère ». Ce ne se-rait pas une recette miracle. Car dis-tribuer directement du pouvoir d’achat supplémentaire aux agents ne garantit pas qu’il sera remis dans le circuit. Comme disait Dostoïev-ski, « la monnaie, c’est de la liberté frappée ». Chacun exerce cette li-berté comme il l’entend. Il n’y a rien de méca-nique ou de préfi xé dans tout cela.

Le talent de Keynes fut sa capa-cité à modifi er sa pensée à la lu-mière de l’évolution de la trajec-toire de l’économie mondiale.

Dans les années 1910, constatant une baisse des rendements depuis 1900 et une crois-sance démographique pouvant mener à une surpopulation mondiale, Keynes reprit à son compte les principes antinatalistes de Thomas Malthus, mais non sa méthode puisqu’il préconisait… la contraception et non l’abstinence. Dans le contexte de ralentissement de la croissance mondiale des années 1930, il soutient alors que la décélération démogra-phique remet en cause la relation malthu-sienne entre croissance démographique et péril économique. Lors d’une conférence donnée en 1937, Keynes se référa à Malthus pour ses travaux sur la demande effective et non pour ses positions sur la population, dénonçant « le diable du sous-emploi qui surgit d’une diminution de la demande effective ». En réalité, il ne s’opposait pas totalement à Malthus mais tenait simplement pour insuf-fi sante l’idée selon laquelle une population stationnaire ou en déclin peut améliorer sa condition matérielle, car le déclin démogra-phique n’est profi table que s’il ne réduit pas la demande effective.

Revenons aux faits. La vision néomalthu-sienne s’est révélée inexacte. Passant de 1,6 milliard d’habitants en 1900 à 7 milliards en 2011, la population mondiale a connu une progression exceptionnelle, en même temps que le PIB mondial était multiplié par près de quarante. Mais, surtout, le sujet n’est plus tant l’importance de la population que sa répartition entre les générations. C’est alors, ô miracle, que l’approche démographique reprend ses droits. Dans la tradition d’Alvin Hansen, le penseur de la stagnation sécu-laire d’avant-guerre, beaucoup de ceux qui défendent cette thèse, aujourd’hui si impor-tante aux Etats-Unis, s’appuient sur l’impact négatif pour la croissance d’une population âgée. S’ils pensent à l’offre de travail et à la faiblesse des gains de productivité, ils ou-blient trois éléments majeurs du débat : le coût accru des retraites et des dépenses de santé, le ralentissement de l’innovation et, surtout, l’extrême difficulté à orienter l’épargne détenue majoritairement par les retraités vers des investissements risqués.Nous assistons bien à un retour triomphal du rôle de la démographie, mais pas sur le ter-rain qu’avait défriché le couple Malthus/Keynes. La réfl exion aujourd’hui devra porter sur la mise en place d’un véritable contrat intergéné-rationnel.

Une vision malthusienne inadaptée

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

JEAN-HERVÉ LORENZI, PRÉSIDENT DU CERCLE DES ÉCONOMISTES

DÉMO-GRAPHIE

" CE QUE DIT KEYNES

" CE QUE DIT KEYNES

L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

" CE Q T KEYNES

Dès 1914, dans Population, puis 1919 dans Les conséquences économiques de la paix et, enfi n, en

1930 dans Perspectives économiques pour nos petits-enfants, l’évolution de la population fut au cœur des réfl exions de Keynes. Fasciné

par cette course permanente entre la croissance démographique et celle des moyens de produc-

tion, il remit à la mode les théories antinata-listes de Thomas Malthus (1766-1834) : « Malthus mit un diable en pleine lumière.

Il semble qu’à présent nous l’ayons délivré de nouveau. »

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En couverture

Plusieurs points té-moignent de la moder-nité de Keynes : une vi-sion, dont l’éthique n’est

pas absente, d’un monde qui saurait rompre avec une course effrénée à la production de « biens inutiles » ; la critique de l’amour de l’argent pour l’argent (en miroir de la célèbre thé-matique des « esprits animaux » du chapitre 12 de la Théorie générale). Et puis il y a sa réfl exion sur les ef-fets des avancées technologiques, qui font écho aux enjeux d’au-

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jourd’hui : « Nous sommes atteints d’un mal nouveau, le chômage technologique. Ce dernier apparaît lorsque nous découvrons plus rapi-dement de nouveaux moyens d’éco-nomiser la main-d’œuvre que de nouvelles façons de l’utiliser. Mais il ne s’agit que d’une phase tempo-raire de désajustement. »La préoccupation de l’emploi tra-verse l’œuvre de Keynes : « Les deux vices marquants du monde économique sont le premier que le plein-emploi n’y est pas assuré, le

second que la répartition de la for-tune y est arbitraire et manque d’équité. » Du message keynésien, le monde académique retient surtout la rupture avec le dogme d’un mar-ché du travail sur lequel prévaudrait la simple rencontre de l’offre et de la demande. A rebours de cette vision centrée sur la variable salariale, ce sont les anticipations des entrepre-neurs qui sont le paramètre-clé. On retrouve les débats actuels sur la faible effi cacité des mesures sur le coût du travail lorsque les carnets de commandes des entrepreneurs ne sont pas assez remplis et que leurs prévisions restent pessimistes. Il n’est pas sûr que Keynes eût soutenu une politique de l’emploi centrée sur la baisse des charges sur les bas sa-laires. Il aurait en revanche apprécié les mesures qui recréent de la confi ance et permettent de croire en la reprise de l’investissement – tel un taux d’imposition sur les sociétés avantageux pour les TPE-PME –, pour autant que les carnets de com-mandes se remplissent.Quant au grand public, il a peut-être entendu parler de ces chômeurs qu’il vaut mieux payer à creuser puis à remplir des trous plutôt qu’à ne rien faire. L’effet multiplicateur peut alors s’enclencher, donnant nais-sance à « une prospérité cumula-tive »… sous réserve d’un certain degré de protectionnisme. De ce point de vue, les politiques actives de l’emploi, destinées à favoriser l’entrée ou la réinsertion dans le marché du travail (apprentissage, formation tout au long de la vie), répondent à leur manière aux préoc-cupations keynésiennes. Les efforts en matière de construction ou de rénovation des infrastructures, créa-trices d’emplois, s’inscrivent dans la même veine ; tel est l’esprit du plan Juncker (2015-2019) et des investis-sements dans l’économie verte.Chez Trump, on rencontre des pa-rentés avec le projet keynésien de grands travaux, mais accompagnés d’une foi sans nuance dans le protec-tionnisme. Et avec cette autre diffé-rence : Keynes écrivait en 1923 qu’« on ne peut supporter l’homme d’affaires que pour autant que ses bénéfi ces semblent être en relation avec l’apport que son activité a pro-curé à la société ».

Robot industriel dans une usine Foxconn. Les baisses de charges ne suffi sent pas à contenir l’impact négatif des technologies sur l’emploi.

Tout dépend des entrepreneurs

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

FRANÇOISE BENHAMOU (UNIVERSITÉ PARIS 13)

" CE QUE DIT KEYNESEn couverture

L’ANALYSE

" CE QUE D ESIl faut lire la

Lettre à nos petits-en-fants, publiée en 1930, qui

vient d’être rééditée par les éditions Les Liens qui libèrent. Dans ce texte

court, un brin provocateur, Keynes entend se départir d’hypothèses supposées consen-

suelles et propose des réfl exions prospectives audacieuses, servies par une remarquable capa-

cité de s’adresser à tous. C’est ainsi qu’il se risque à une hypothèse un peu folle : celle d’un monde où l’on aurait atteint la satis-

faction des besoins élémentaires, et où l’on pourrait se contenter d’une

semaine de travail de… 15 heures.

EMPLOI

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Page 12: KEYNES - PREPA ECO CARNOT · Lettre à nos petits-enfants (éditions LLL), écrite en 1930. ... Donald Trump, président des Etats-Unis, le 9 novembre 2016. Notre objectif n’est

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Avec les votes en faveur du Brexit et de Donald Trump, l’année 2016 a représenté, pour beau-

coup d’analystes, l’entrée dans une nouvelle ère d’incertitudes. Nos temps troublés apparaîtraient néan-moins bien calmes à Keynes qui a vécu la crise de 1929, deux guerres mondiales et l’émergence de ré-gimes dictatoriaux aux portes de chez lui. Les recettes mécaniques que l’on a retenues de Keynes sont en fait à l’opposé de ce qui constitue

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le cœur de l’œuvre d’un économiste aux prises avec son époque. Toute sa réfl exion s’inscrit dans un monde et un futur qu’il perçoit comme im-prévisibles. S’il faut, aujourd’hui, relire Keynes c’est qu’il livre aux décideurs un véritable guide de sur-vie pour les temps incertains.Le premier message de Keynes est qu’il ne faut pas faire comme si on savait. C’est pourtant ce que fai-saient nombre de banques centrales ou commerciales avant la crise des subprimes. L’éventualité d’une ex-

plosion de la bulle et d’un effondre-ment du marché était considérée comme possible mais elle était asso-ciée, dans leurs modèles de prévi-sion sophistiqués, à une probabilité faible. L’indication était donc d’aller de l’avant et de ne pas s’inquiéter. On reprochera, a posteriori, aux écono-mistes de ne pas avoir « prévu » la crise, mais c’est plutôt le contraire qui s’est produit. Elle était « trop » prévue, et tout comme un événe-ment qui se répète souvent, on avait quantifi é son occurrence. L’erreur étant de croire qu’un événement qui n’est pas arrivé depuis longtemps, comme la faillite d’une banque cen-tenaire à Wall Street, a peu de chances de se produire. Keynes nous mettait pourtant en garde en affirmant que ce qui est incertain n’est pas improbable et nous invitait à penser différemment l’avenir.Le second message de Keynes dé-coule du premier : ce n’est pas parce qu’on ne sait pas quantifi er l’occur-rence des événements incertains, qu’il faut les ignorer. L’erreur étant justement de n’agir que sur ce que l’on maîtrise. Le changement clima-tique, dont les causes et consé-quences sont encore incertaines, en est un bon exemple. Et l’interpréta-tion erronée que l’on fait souvent du principe de précaution en pensant qu’il conduit à l’immobilisme révèle la diffi culté que les décideurs ont à penser dans l’incertain.

Tours d’illusionnistesA l’angoisse qu’engendre l’incertain, on répond trop souvent par une ac-cumulation de chiffres et de prévi-sions toutes plus précises les unes que les autres. Avec au moins deux chiffres après la virgule pour une projection en 2050… Ces exercices ne sont que des tours d’illusionnistes qui gênent plutôt qu’ils n’aident à la décision, car ils laissent penser que l’on peut prévoir l’avenir. Ne pas faire de prévision n’implique pas que l’on n’ait pas de vision de l’avenir et il ne faut pas hésiter à se tourner vers ceux qui ont des avis moins tranchés. Churchill racontait que s’il mettait deux économistes dans une pièce, il obtenait deux avis… à moins que l’un d’entre eux ne soit Lord Keynes car, alors, il obtenait trois avis.

A la Bourse de New York. On reprochera, a posteriori, aux économistes de ne pas avoir « prévu » la crise des subprimes. Mais c’est plutôt le contraire qui s’est produit, elle était « trop » prévue…

Guide de survie pour temps incertains

" L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

HIPPOLYTE D’ALBIS (UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE, CNRS ET ECOLE D’ECONOMIE DE PARIS)

" CE QUE DIT KEYNES

L’ANALYSE DE L’ÉCONOMISTE

" DIT KEYNES

Féru de mathématiques, Keynes publie en 1921 un Traité de probabili-

tés, qui lui vaut une jolie polémique avec notre ministre mathématicien Emile Borel, et

qui irriguera toute son analyse économique. La conviction de Keynes est que l’on ne peut pas

donner une valeur au risque. Certes, si l’on joue à pile ou face, on sait que l’on a 50 % de

chances de gagner. Mais dans la « vraie vie » économique, les décideurs ne savent pas quelles sont les probabilités de succès

de leurs entreprises.

PRÉVISIONS

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