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Kerenski s'explique Il m'avait reçu, la première fois, avec rudesse... "Que voulez-vous encore savoir ? Tout est dans mes livres." J'insistai, lui rappelai son destin malheureux adulé naguère, il n'était plus qu'un homme seul, livré aux attaques de ses ennemis qui, depuis cinquante ans, disposaient de tout l'appareil de leur propagande pour l'accuser, la gauche, d'avoir trahi les idéals de la révolution, les émigrés, d'avoir été le fourrier du bolchevisme. Il était resté à m'écouter, planté comme un chêne, me barrant l'entrée de sa maison. Par Marc Ferro A la fin son visage se radoucit. "Allons, venez vous asseoir par là..." Il me prit la main pour que je le conduise : à 86 ans, Alexandre Fedorovitch ne voyait plus. Je lui racontai alors une merveilleuse histoire, celle de sa jeunesse révolutionnaire, de ses espérances ; je lui rappelai tous ses discours à la Douma. Il m'interrompait fréquemment, ajoutant un détail, rectifiant une erreur, et, petit à petit, il enchaîna : Oui, c'était lui qui avait appelé les soldats à manifester devant la Douma, le 27 février 1917, jour de l'insurrection de Petrograd. Mais, au lieu de se solidariser avec le mouvement, les députés tergiversaient ; il avait fallu que lui, Kerenski, et Chkeidze, le leader menchevik, s'élancent au-devant des manifestants pour les saluer au nom de l'assemblée. Plus tard, apprenant la formation

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"Kerenski s'explique", un article de Marc Ferro paru dans la Quinzaine littéraire.

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Page 1: Kerenski s'explique

Kerenski s'explique

Il m'avait reçu, la première fois, avec rudesse... "Que voulez-vous encore savoir ? Tout est dans mes livres." J'insistai, lui rappelai son destin malheureux adulé naguère, il n'était plus qu'un homme seul, livré aux attaques de ses ennemis qui, depuis cinquante ans, disposaient de tout l'appareil de leur propagande pour l'accuser, la gauche, d'avoir trahi les idéals de la révolution, les émigrés, d'avoir été le fourrier du bolchevisme. Il était resté à m'écouter, planté comme un chêne, me barrant l'entrée de sa maison.

Par Marc Ferro

A la fin son visage se radoucit. "Allons, venez vous asseoir par là..." Il me prit la main pour que je le conduise : à 86 ans, Alexandre Fedorovitch ne voyait plus.

Je lui racontai alors une merveilleuse histoire, celle de sa jeunesse révolutionnaire, de ses espérances ; je lui rappelai tous ses discours à la Douma. Il m'interrompait fréquemment, ajoutant un détail, rectifiant une erreur, et, petit à petit, il enchaîna : Oui, c'était lui qui avait appelé les soldats à manifester devant la Douma, le 27 février 1917, jour de l'insurrection de Petrograd. Mais, au lieu de se solidariser avec le mouvement, les députés tergiversaient ; il avait fallu que lui, Kerenski, et Chkeidze, le leader menchevik, s'élancent au-devant des manifestants pour les saluer au nom de l'assemblée. Plus tard, apprenant la formation d'un soviet, les députés s'étaient ravisés et avaient décidé de prendre le pouvoir. Mais cette fois, ce fut au tour des leaders socialistes de ne pas oser participer au gouvernement : ils disaient que la révolution était par nature "bourgeoise", faute de pouvoir réaliser leur programme, ils se seraient discrédités à assumer des responsabilités ministérielles. Kerenski se rappelait très bien tout cela. Vice-président du soviet, il s'était querellé avec ses "doctrinaires" et leur avait forcé la main en acceptant de devenir ministre de la Justice.

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Entré dans le cabinet du prince Lvov comme "avocat de la démocratie", Kerenski n'avait rien d'un nihiliste. Il appartenait à la société cultivée de Petrograd, n'avait jamais connu les amertumes de l'exil, et, animé par le souci du bien public, il voulait se montrer homme de gouvernement dans les cadres d'un Etat politiquement rénové. Il rêvait pour la Russie d'un régime de type parlementaire, à l'occidentale, et voulait laisser à une assemblée constituante le soin de procéder à des réformes de structure. Etant donné la composition de la société russe, la paysannerie et le prolétariat des villes y délégueraient une majorité écrasante de révolutionnaires de toutes tendances. Le passage au socialisme se ferait ainsi dans la légalité et suivant les principes démocratiques qui étaient ceux de la bourgeoisie, la Russie donnant au monde l'exemple unique d'une révolution non sanglante. Mais pour qu'une constituante élue selon ces principes pût se réunir, il fallait que tous les vainqueurs du jour préparassent les modalités de son élection. L'opposition du soviet semblait à Kerenski le comble de l'aberration. Aussi fit-il tout son possible pour le supprimer de la vie politique : il voulait forcer ses membres à entrer au gouvernement et il n'aura de cesse qu'il n'y soit parvenu.

Son action pendant les journées de mars l'avait rendu très populaire. On l'aimait parce qu'il symbolisait l'élan romantique de la Russie nouvelle et que cet homme de 1789 ressentait mieux que les autres la grandeur et l'ivresse d'une révolution triomphante. Lorsque le 29 mars 1917, "la grand-mère de la révolution", Catherine B. Breschovskaïa, âgée de 80 ans, revint à Petrograd, une foule immense l'attendait : elle parla de la révolution, de l'idéal de liberté, l'émotion était intense, la Breschovskaïa se tourna vers Kerenski, lui saisit brusquement la main, l'embrassa, et, comme pour lui transmettre un héritage, ajouta "camarade, oui nous t'aimons et mourrons pour toi".

Kerenski s'était tu au souvenir de cette scène. Il s'anima brusquement quand je lui demandai pourquoi le gouvernement n'avait pas promulgué plus de réformes. "Des réformes ? En deux mois on en a fait plus qu'aucun régime... D'ailleurs, une bonne partie des réformes dites bolcheviks ont été élaborées sous le gouvernement provisoire." Il les énumère... "Mais les patrons refusaient de comprendre la situation et, chaque fois qu'on allait outre, les bolcheviks nous accusaient de ne pas aller assez loin,

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chaque parti faisait de la surenchère, et personne n'était satisfait, tout le monde voulait commander."

"Croyez-vous avoir commis des erreurs en poursuivant la guerre, en n'arrêtant pas Lénine, comme on vous l'a reproché ?" "Je ne voulais pas et je ne pouvais pas l'arrêter, nous n'avions pas instauré la liberté pour la supprimer aussitôt... quant aux hostilités, il fallait les poursuivre car la nation était hostile à une paix séparée." En vérité, ajoute Kerenski, "j'ai commis l'erreur d'accepter le ministère de la Guerre. Si j'étais resté à Petrograd, j'aurais pu stimuler les autres ministres, comme j'avais réussi avant avril à influer sur la politique extérieure du gouvernement, réalisant un accord avec le soviet sur les buts de guerre de la Russie ; mais alors, que serait devenue l'armée ?"

Effectivement, elle se décomposait : depuis la proclamation du fameux prikaze I les officiers n'avaient plus aucune autorité sur les soldats, et ils n'avaient pu empêcher la naissance du mouvement de fraternisation.

Alors, Kerenski était arrivé. Il avait déplacé quelques généraux, en avait relevé d'autres, mesures destinées à donner le change car le nouveau ministre jugeait irréalisable, en pleine guerre, la constitution d'une armée révolutionnaire. Les Allemands de 1917 étaient différents des Prussiens de 1792 ; loin de rester passifs, ils accroissaient le nombre de leurs divisions sur le front russe, craignant, plus que de mesure, l'action de l'armée démocratique de Kerenski. Le ministre avait conscience de la difficulté de sa tâche "Préparer les troupes à l'action quand l'action signifiait contre-révolution ou trahison, tolérer la propagande empoisonnée des bolcheviks, ressusciter la volonté de se battre après trois années de combats malheureux." Kerenski s'élança néanmoins dans l'arène. M'entraînant sur ces pelouses d'Oxford qui lui rappellent le Champ de Mars à Petrograd, il me répète : "Je leur ai dit : Camarades, depuis dix ans vous avez su souffrir et rester silencieux, vous saviez comment remplir les obligations que vous imposait un régime haï. Vous saviez comment tirer sur le peuple quand le régime le demandait. Et que se passetil maintenant ? Ne pourriez-vous souffrir plus longtemps ? Ou bien estce que la libre, Russie est devenue un Etat d'esclaves en révolte ?

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Oui, camarades, je ne sais pas mentir, je ne sais pas cacher la vérité... Ah, camarades, quelle tristesse de ne pas être mort il y a deux mois... alors je serais mort avec le plus beau des rêves, que pour toujours une nouvelle vie avait commencé pour notre pays, qu'il n'y avait plus besoin de fouet pour se respecter les uns les autres et pour sauver la patrie." Il s'était rappelé d'un trait cette apostrophe, qui avait fait sangloter Krylenko, leader bolchevik venu lui porter la contradiction et qui lui avait répondu : "Si tu l'ordonnes, Kerenski, je marcherai à l'ennemi, seul s'il le faut..."

Cette ferveur, cette autorité, le charme de sa voix avaient conquis la Russie. Cinquante années plus tard, c'est moi que Kerenski veut conquérir.

Allons, faites comme Cachin et Moutet, chantons ensemble... voyons... quel air était-ce ? Ah... le Chant du départ.

Et, comme avec entrain il entonne les premières strophes, je me rappelle ce mot de Lénine "Kerenski, la balalaïka du régime..."

Pensiez-vous, en avril 1917, que Lénine deviendrait un jour le maître de la Russie ?

Certainement pas. Au moment de la catastrophe, les bolcheviks n'étaient pas très populaires.

La catastrophe ? En octobre ?

Non, quand Nicolas a abdiqué.

_ Ah !

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Et puis, les propos de Lénine faisaient rire : il avait dit qu'il fallait arrêter les plus gros capitalistes ; était-ce cela du marxisme ?

Alors, comment expliquez-vous son succès ?..

La démagogie, les bolcheviks promettaient tout ce que vous vouliez. La paix, et il y a eu la guerre civile ; la terre aux paysans, et on leur a confisqué les produits ; la gestion ouvrière, et elle n'a pas duré six mois ; plus encore de libertés et Lénine les a supprimées une à une. Ensuite, il y a eu le complot des militaires. L'insurrection de Kornilov a affaibli l'autorité du gouvernement ; plus tard, les bolcheviks ont pu frapper...

Les bolcheviks vous accusent d'avoir été de connivence avec Kornilov...

C'est faux La vérité, c'est que Kornilov avait avec lui la droite, les militaires, les alliés. Je ne pouvais le neutraliser qu'en l'appelant à collaborer avec moi. Ensuite il a préparé le putsch... J'avais déclaré qu'il avait toute ma confiance et j'ai trop attendu pour me dégager... Peut-être la peur du ridicule. En France, vous avez connu une situation identique, de Gaulle a su éviter la guerre civile.

Ensuite, Kornilov vaincu, vous n'avez pas pu vous appuyer sur la droite contre les bolcheviks ?

C'est cela... Mais c'est assez maintenant...

L'ancien président du Conseil n'aime pas se rappeler les dernières heures de la "Kerenschina"... l'insurrection bolchevik, la fuite, l'exil... jusqu'au dernier instant, la foule l'acclama, car jamais il n'avait fait couler le sang.

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Quand j'ai quitté le Palais d'Hiver, j'ai vu, écrit en gros : "A bas le juif Kerenski, vive Trotsky". Il rit...

L'heure est venue de nous quitter, il se fait tard et je veux ramener le vieillard jusqu'à son domicile, il refuse :

Par ici, par ici...

Il me tire vers ces pelouses qui le fascinent, et comme une prière, il me dit ces derniers mots :

Allons, entonnons encore une fois le Chant du départ !

Oxford 1963 Paris 1966

1. Kerenski a écrit une dizaine d'ouvrages. Le plus pénétrant est The catastrophe, New York, 1927, 377 p. Le dernier en date est intitulé The Kerenski's memoirs, Russia and history turning point, London, 1966, 550 p. qui apporte peu d'éléments nouveaux sur la révolution elle-même, mais contient des informations intéressantes sur l'avant-guerre et sur les événements postérieurs à octobre 1917.