keith / riboud interview

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- Vous habitez où ? me demande-t-il. - Dans le 10ème. - C'est loin ? Visiblement, c'est un quartier qui lui est étranger. Il ajoute : “Vous avez trouvé votre chemin?” Une fois rassuré, il tape dans ses mains et s'exclame : “Allez, on y va !” Partageant son enthousiasme, je me lance franchement : - OK, allons-y ! Vous exposez à la galerie Polka quinze portraits de femmes. Est-ce un sujet qui vous tient à coeur ? - Mais non, ça n’est pas moi qui ai choisi le sujet ! Il reprend. Moi, si vous voulez, j'aurais eu envie quelques fois d'avoir une petite affaire avec des jeunes femmes, des trucs sentimentaux… Mais ma timidité m'a toujours fait passer à côté de ces envies. Je tente de recentrer l'interview. Parlons voyage. J'aimerais qu'il me raconte sa première expédition : - L'Inde, ça doit être une formidable source d'inspiration pour un photographe ? - Ouais ouais… Bon… Essayons les conflits actuels : - Si il n'y avait pas la barrière de l'âge, seriez-vous parti couvrir les révoltes qui sévissent en Afrique du Nord ? La formulation de ma question était quelque peu maladroite. Sa réponse fut par conséquent complètement incongrue : - Non, moi je m'aperçois qu'il y a eu des barrières dans mes ren- contres dans un sens comme dans l'autre. On a été arrêté parce que la voiture était en panne. Je me trouvais à côté d'un militaire qui gardait un poste. Il était avec sa femme et il voulait absolument persuader ma sœur de coucher avec lui. Il s'arrête soudainement et fait mine de prendre une photo en for- mant un rectangle avec ses doigts : - Mais… il est où mon film ? Une fois son argentique dans les mains, je m'écarte pour lui lais- ser le champ libre. - Mais non ! Mais restez comme ça. Ne bougez pas. Surprise et flattée à la fois, je m'efforce de prendre un air dégagé. Il commente : - Il faudra voir ce que ça donne parce que depuis tout à l'heure, je ne vous vois absolument pas... La séance terminée, je le relance sur le sujet : - Donc le militaire veut coucher avec votre sœur ? - Oui et alors ? - Racontez moi la suite… que s'est-il passé ? - Rien ! - Ah bon… Inutile de ressasser de vieux souvenirs. Un sujet plus global, en l'occurrence l’une de mes épreuves au concours de Science-Po, serait peut-être plus susceptible de capter son attention. Je lui soumets la question : - Est-ce la fin du grand reportage ? - Un grand reporter c'est celui qui part pour un grand voyage et qui veut rapporter des grandes photos. Voilà. Je joue ma dernière carte : - Roland Barthes disait : “Les grands photographes sont de grands mythologues.” Qu'en pensez vous ? - Vous parlez de Bach ? - Non, de Roland Barthes. - Vous pouvez l'épeler ? - R-O-L-A-N-D B-A-R- T- H- E- S ? - Ah oui, oui je vois… Exaspéré par mes questions trop scolaires, il décide d'inverser les rôles : - Qu'est-ce que vous voyez quand vous regardez en face de vous ? Un peu étonnée, je lui réponds : - Je vous vois vous. - Mais encore ? - Un grand reporter ? (Excusez la réponse niaise…) - C'est triste, vous ne m'avez même pas regardé, soupire t-il. Après un long silence, il avoue : - Je suis très lunatique. Mon humeur dépend des jours, des heures… On a envie de rentrer en contact avec quelqu'un et puis quelque part, on a aussi envie de rester sans parler. Voilà, c'est bizarre. Je lui réponds : - Visiblement, vous êtes dans un de vos mauvais jours ? Il esquive ma question et divague : - Moi j'ai envie de partir quelque part. On est quel jour ? Je vais bientôt partir dans un lieu qui est à 200 km d'ici. - Qu'est-ce que vous allez y faire ? - Oh, mais vous êtes bien indiscrète ! Je vais faire ce que je fais quand je suis dans cette maison qui est une maison où je fais ce que je sens que je peux faire de façon sérieuse. Mais d'ici une dizaine de jours, je pars encore plus loin. Je vais faire 70h d'avion environ… - 70h, ça me paraît bien long pour un trajet en avion… - Oh bah, on fait ce qu'on peut ! Je vais rejoindre Jean Babilée. Ca vous dit quelque chose ? - Non… - Inculte ! - Qui est-ce ? - C'est un grand ballet ! Euh…un grand balleitiste ? Il se mure dans un profond silence puis reprend : - Non mais il faut faire des choses ! Là par exemple, ce serait très intéressant si vous décriviez ces photos (des clichés posés sur un bureau)… A condition de ne pas foutre le bordel ! Il prend un cliché dans sa main et me demande ce que j'y vois. - Un volcan ? - Mais non ! C'est de la poussière. Quand les routes ne sont pas goudronnées, je fais plein de poussière avec ma Land Rover. Marc se lève, me fait un baise-main, puis conclut : - Inventez ce que vous voulez ! E.P. RIRA BIEN QUI RIBOUD LE DERNIER Le photojournaliste Marc Riboud a aujourd’hui 90 ans. Quand je le rencontre, il ne souhaite pas revenir sur son parcours photographi- que. A quoi bon ? Ce serait du radotage. Non, cette fois-ci, Marc veut s'amuser. Il veut m'entraîner dans un jeu de rôle. Je suis une jeune fille ignare et lui un vieil homme railleur. Un dialogue digne d'une pièce de Beckett.

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RIRA BIEN QUI RIBOUD LE DERNIER

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Page 1: KEITH / RIBOUD INTERVIEW

- Vous habitez où ? me demande-t-il.- Dans le 10ème.- C'est loin ? Visiblement, c'est un quartier qui lui est étranger. Ilajoute : “Vous avez trouvé votre chemin?”Une fois rassuré, il tape dans ses mains et s'exclame : “Allez, on y va !”Partageant son enthousiasme, je me lance franchement :- OK, allons-y ! Vous exposez à la galerie Polka quinze portraits defemmes. Est-ce un sujet qui vous tient à coeur ?- Mais non, ça n’est pas moi qui ai choisi le sujet ! Il reprend. Moi,si vous voulez, j'aurais eu envie quelques fois d'avoir une petiteaffaire avec des jeunes femmes, des trucs sentimentaux… Maisma timidité m'a toujours fait passer à côté de ces envies.Je tente de recentrer l'interview. Parlons voyage. J'aimerais qu'ilme raconte sa première expédition : - L'Inde, ça doit être une formidable source d'inspiration pour unphotographe ?- Ouais ouais… Bon… Essayons les conflits actuels : - Si il n'y avait pas la barrière de l'âge, seriez-vous parti couvrir lesrévoltes qui sévissent en Afrique du Nord ?La formulation de ma question était quelque peu maladroite. Saréponse fut par conséquent complètement incongrue : - Non, moi je m'aperçois qu'il y a eu des barrières dans mes ren-contres dans un sens comme dans l'autre. On a été arrêté parceque la voiture était en panne. Je me trouvais à côté d'un militairequi gardait un poste. Il était avec sa femme et il voulait absolumentpersuader ma sœur de coucher avec lui.Il s'arrête soudainement et fait mine de prendre une photo en for-mant un rectangle avec ses doigts : - Mais… il est où mon film ?Une fois son argentique dans les mains, je m'écarte pour lui lais-ser le champ libre.- Mais non ! Mais restez comme ça. Ne bougez pas.Surprise et flattée à la fois, je m'efforce de prendre un air dégagé.Il commente : - Il faudra voir ce que ça donne parce que depuis tout à l'heure, jene vous vois absolument pas...La séance terminée, je le relance sur le sujet : - Donc le militaire veut coucher avec votre sœur ?- Oui et alors ?- Racontez moi la suite… que s'est-il passé ?- Rien ! - Ah bon…Inutile de ressasser de vieux souvenirs. Un sujet plus global, enl'occurrence l’une de mes épreuves au concours de Science-Po,serait peut-être plus susceptible de capter son attention. Je luisoumets la question : - Est-ce la fin du grand reportage ? - Un grand reporter c'est celui qui part pour un grand voyage etqui veut rapporter des grandes photos. Voilà. Je joue ma dernière carte : - Roland Barthes disait : “Les grands photographes sont degrands mythologues.” Qu'en pensez vous ?- Vous parlez de Bach ?- Non, de Roland Barthes.- Vous pouvez l'épeler ?- R-O-L-A-N-D B-A-R- T- H- E- S ?- Ah oui, oui je vois…Exaspéré par mes questions trop scolaires, il décide d'inverser lesrôles : - Qu'est-ce que vous voyez quand vous regardez en face de vous ?Un peu étonnée, je lui réponds : - Je vous vois vous. - Mais encore ?- Un grand reporter ? (Excusez la réponse niaise…)- C'est triste, vous ne m'avez même pas regardé, soupire t-il. Après un long silence, il avoue : - Je suis très lunatique. Mon humeur dépend des jours, des heures… Ona envie de rentrer en contact avec quelqu'un et puis quelque part, on a

aussi envie de rester sans parler. Voilà, c'est bizarre.Je lui réponds : - Visiblement, vous êtes dans un de vos mauvais jours ?Il esquive ma question et divague : - Moi j'ai envie de partir quelque part. On est quel jour ? Je vaisbientôt partir dans un lieu qui est à 200 km d'ici. - Qu'est-ce que vous allez y faire ?- Oh, mais vous êtes bien indiscrète ! Je vais faire ce que je faisquand je suis dans cette maison qui est une maison où je fais ceque je sens que je peux faire de façon sérieuse. Mais d'ici unedizaine de jours, je pars encore plus loin. Je vais faire 70h d'avionenviron…- 70h, ça me paraît bien long pour un trajet en avion…- Oh bah, on fait ce qu'on peut ! Je vais rejoindre Jean Babilée. Cavous dit quelque chose ?- Non…- Inculte ! - Qui est-ce ?- C'est un grand ballet ! Euh…un grand balleitiste ? Il se mure dans un profond silence puis reprend : - Non mais il faut faire des choses ! Là par exemple, ce serait trèsintéressant si vous décriviez ces photos (des clichés posés sur unbureau)… A condition de ne pas foutre le bordel !Il prend un cliché dans sa main et me demande ce que j'y vois.- Un volcan ?- Mais non ! C'est de la poussière. Quand les routes ne sont pasgoudronnées, je fais plein de poussière avec ma Land Rover.Marc se lève, me fait un baise-main, puis conclut : - Inventez ce que vous voulez !

E.P.

RIRA BIEN QUI RIBOUDLE DERNIERLe photojournaliste Marc Riboud a aujourd’hui 90 ans. Quand je lerencontre, il ne souhaite pas revenir sur son parcours photographi-que. A quoi bon ? Ce serait du radotage. Non, cette fois-ci, Marc veuts'amuser. Il veut m'entraîner dans un jeu de rôle. Je suis une jeunefille ignare et lui un vieil homme railleur. Un dialogue digne d'unepièce de Beckett.