juliette et le roi de naples

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JULIETTE ET

LE ROI DE NAPLES

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DANS LA MÊME COLLECTION

Déjà parus : CLAUDE ULLIN. — Cécile et la vedette grise. MARIANNE MONESTIER. — Catherine du Lézard. ' JOSÉ LA GARENNE. — Pia dans le jardin clos. ÉDOUARD OLLIVRO. — Picou, fils de son père. MARTINE MAIZIÈRES. — Les Gitans ça vole les poules. CLAUDE ULLIN. — Blanche-Marie du Liban. VETTE JEANDET. — Sylvie et l'inconnu de Caramagne. JANINE PAPY. — Les Marionnettes de minuit. PIERRE DE LATIL. — Championne de ski. JEAN LE GUÉVEL. — Leïla, la fiancée des blés. MARIANNE MONESTIER. — Gris-Souris.

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Les sentiers de l'aube

BERNARD CAZÈLES

J U L I E T T E ET

LE ROI DE NAPLES roman

P A R I S

LIBRAIRIE PLON LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT Imprimeurs-Éditeurs - 8, rue Garancière, 6

Page 5: Juliette et le roi de Naples

Copyright 1955 by Librairie Plon. Droits de reproduction et de traduction réservés

pour tous pays, y compris l'U. R. S. S.

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I

E N dépit de l'hiver, le soleil accroche des écharpes de nuages dorés aux sommets arrondis des montagnes napolitaines et baigne de gloire le Vésuve pelé d'où

s'échappe, bien droit, un mince champignon de fumée. Et, sous ce ciel insolemment bleu, près de cette mer calme, ce volcan dévoreur de villes a l'aspect bénin d'un jouet d'en- fant.

Les vagues molles de la baie caressent avec douceur les rochers blancs sur lesquels court, droite et relativement large, la route de Castellamare. Au grand trot, un landau rouge et noir, attelé d'une paire de mecklembourgeois bais, se dirige vers Portici.

Sous des ombrelles anachroniques en pareille saison, trois femmes occupent les coussins amarante de la voiture, trois femmes en manteaux de soie et cabriolets évasés. Deux de ces visages auréolés de si charmante manière sont jeunes, très jeunes, même, dix-sept à dix-huit ans tout au plus. L'autre porte allègrement une quarantaine qui refuse de s'avouer.

La plus jolie des jeunes filles, celle qui a des boucles brunes et des yeux noirs, tend une main gantée de bleu pâle vers le cap rocheux, coiffé de verdure, qui s'allonge tout là-bas en direction d'une île escarpée. Et de sa bouche, petite et bien dessinée, s'échappent des mots lourds de poésie et d'histoire :

— Le cap de Sorrente ! Puis Capri... la Capri de Tibère ! — Sorrente ! Capri ! répond l'autre, ses prunelles claires

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posées sur la mer dont les voiles de quelques balancelles de pêche aux coques écarlates animent seules, tout en la rame- nant à l'échelle humaine, la trop écrasante splendeur.

Mais la plus âgée des trois voyageuses, souriant à l'en- thousiasme qui fait briller les yeux de sa blonde voisine, l'interroge doucement :

— Eh bien, Hélène, Naples vous plaît-elle? — C'est-à-dire, madame, que je ne trouve pas de mots

assez forts pour exprimer toute l'admiration que je ressens ! — Ne l'écoutez pas, maman, reprend vivement Juliette

en secouant sa tête brune. Elle a su, et fort bien, analyser cette odeur, si spéciale à la ville, que l'on respire dans les vicoli des quartiers ouvriers.

— C'est, répond Hélène, un mélange de sueur, de pous- sière et de crottin auquel se superpose je ne sais quel arôme, à la fois pénétrant et violent, qui rend les autres suppor- tables.

— Bien jugé, mon enfant ! Au reste, comme nous toutes, vous serez vite envoûtée par ce pays. Il étonne un peu, les premiers jours, par ce beau temps perpétuel qui fait quel- quefois regretter les pluies mélancoliques de notre vieille France et les promenades d'automne sur le tapis des feuilles rouillées, à l'ombre des grandes hêtraies. Et cette popula- tion instable, exubérante et tumultueuse de lazzaroni, de joueurs de flûte et de guitare, de traîne-misère qui dînent d'un oignon ou d'une tomate et se croient plus heureux que des rois ! Lorsque après avoir été appelé à commander la cavalerie de l'Armée de Naples, le général de Nancray nous a fait venir ici, votre amie Juliette et moi, nous avons eu d'abord quelque peine à nous acclimater... — Maintenant, nous serions, l'une et l'autre, désolées de nous en aller, ajoute Juliette. Et sous peu tu diras comme nous, Hélène !

— Je n'ai pas besoin d'être convertie, moi, répond dans un éclat de rire la jeune fille blonde. Cependant je suis un peu intimidée d'aller ainsi, presque au débarqué, présenter mes devoirs à la Reine. Le Roi sera-t-il lui aussi au Palais?

— Il ne fera guère, à son habitude, que traverser les salons. Même lorsqu'il était jeune marié, il ne dansait pas. Mais qu'il est beau ! A mon avis, seul le général Lassalle peut rivaliser pour la prestance avec le Roi Murât !

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— Le Roi Joachim-Napoléon ! rectifie Mme de Nancray. — Vous avez raison, maman, mais, voyez-vous, je suis

incorrigible. Le Roi Murât ! Ça sonne clair comme un choc d'épées, comme une fanfare ! Tandis que Joachim-Napoléon !

— Taisez-vous, petite sotte, répliqua la générale en frap- pant d'un léger coup d'éventail les doigts de sa fille. Vous parlez trop souvent à tort et à travers ! Vous savez cepen- dant combien la Reine Caroline tient à l'étiquette. Ne donnez pas le mauvais exemple à votre amie, sans cela le colonel Lamarque ne nous la confiera plus !

— Père me sait en de trop bonnes mains quand je suis auprès de vous, madame, pour se permettre pareille chose !

Mme de Nancray s'autorise un sourire approbateur. Le landau, cependant, vient d'entrer dans le village de Por- tici, attirant au seuil des portes, trous noirs éternellement ouverts sur la route, de jour comme de nuit, été comme hiver, une marmaille pouilleuse couverte d'invraisemblables haillons, des cochons noirs, des poules étiques et, brochant sur le tout, des paysannes aux jupons effilochés et aux coiffes carrées et plates, qui fustigent de leurs bras sales, avec des imprécations fulgurantes, leur indocile progéniture. Sans les tournoiements de fouets du postillon et du cocher, il ne manquerait pas, en effet, de gamins assez téméraires pour venir quémander uno soldi jusque sous les pieds des chevaux ou dans les roues de la voiture.

Lourds et vastes, les bâtiments du château royal super- posent un peu plus loin, derrière une cour d'honneur, leurs longues façades régulières, leurs terrasses à balustrades et leurs toitures presque plates. Dans un claquement de talons, deux grenadiers-vélites en habit blanc, agrandis encore par l'ourson empanaché d'écarlate, présentent les armes et, sous la main experte du cocher, le landau décrit une large courbe avant de s'arrêter devant les marches du perron.

Svelte, au milieu d'un peuple de valets de pied et de laquais poudrés en livrée rouge et jaune, un chambellan se précipite pour accueillir les trois femmes. Et, par son inter- médiaire, toute une gerbe de phrases laudatives, parfumées de l'accent chantant de Naples, apporte à la baronne de Nancray, à Juliette et à Hélène, la bienvenue de Caroline Murat.

Des girandoles de cristal tremblent, innombrables, aux

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lustres épanouis comme d'énormes bouquets transparents, les colonnes du vestibule arrondissent leurs fûts polis sur les marqueteries de marbre des parois ; aux fresques des pla- fonds en rotonde répondent les arabesques des mosaïques. Parmi les salons en enfilade dont les dorures récemment rajeunies proclament que la Reine Caroline a pris à cœur de rendre aux palais de Naples leur opulence d'antan, la baronne et les jeunes filles s'avancent, enveloppées d'excla- mations, de compliments, d'œillades. Aux toilettes claires des femmes — décolletés carrés, manches à gigot, tailles hautes — se mêlent les fracs pistache, zinzolin, bleu-pastel ou mauves et les hautes collerettes des élégants, les uni- formes des fonctionnaires, les pelisses vertes des chasseurs à cheval, les dolmans jaunes des guides de la Garde Royale, les habits brodés d'or des généraux. Des éperons cliquettent, la soie ou les dentelles des robes de cour frôlent le fourreau brillant des sabres et les éventails peints de miniatures pal- pitent au bout de doigts parfumés.

Au fond d'une pièce ovale, dans un grand fauteuil doré, les vingt-sept ans de Caroline Murat resplendissent. La Reine de Naples, la sœur préférée de Napoléon, porte avec autant d'aisance la triple couronne de la beauté, de la grâce et de l'esprit que le diadème aux perles énormes qui serre les innombrables boucles de sa chevelure sombre. Dans son visage régulier au profil grec, aux traits éblouissants, la flamme des grands yeux noirs répond à la fraîcheur des lèvres. Son cou et ses bras, dont le soleil napolitain n'a pas su altérer la célèbre blancheur, ruissellent de joyaux. Cein- turée d'or, sa robe à taille haute corrige par l'ampleur de la jupe de satin vert impérial précieusement brodée l'exiguïté du corsage composé seulement de l'étroite bande d'étoffe qui enserre le bas du buste et de courtes manches de mous- seline posées sur chaque épaule comme une coquille. Au reste, Napolitaines ou Françaises, duchesses de Civitella ou d'Atri, baronnes Exelmans ou Petit-Colbert, les jolies femmes qui entourent la Reine arborent, tout aussi géné- reusement qu'elle, les larges décolletés carrés à la mode. L'archevêque de Tarente, Mgr Campocelatro, devenu de ministre de l'Intérieur Gouverneur du prince héritier Achille, ne songe point à s'en offusquer, car l'âge, en dégarnissant ses tempes, l'a rendu indulgent aux faiblesses des Cours. Il

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s'entretient d'art, sa grande passion, avec l'ambassadeur de France, le duc d'Aubusson La Feuillade, installé à côté de lui dans l'embrasure d'une fenêtre qui s'ouvre sur les éblouissements de la baie. Cependant que Bibikoff, le Mi- nistre de Russie, récemment arrivé dans la capitale, pro- mène de groupe en groupe sa hargne à l'égard des Français, pourtant les alliés du Tzar Alexandre, son maître, et chu- chote à des oreilles souvent amusées, scandalisées aussi quel- quefois, des propos et des commérages ironiques ou fielleux.

Flanquée des deux jeunes filles que des caméristes dili- gentes ont débarrassées de leurs manteaux et de leurs ca- briolets, Mme de Nancray est parvenue au cercle qui entoure Caroline et se ploie dans la triple révérence exigée par le protocole. Puis elle présente à la Reine Hélène Lamarque toute rougissante, dont les doigts pincent un peu nerveuse- ment le velours bleu ciel de la robe.

— Baronne, dit Caroline sitôt les premiers compliments échangés, il vient d'arriver depuis quelques jours en notre ville une étrangère, du reste charmante, qui a le plus vif désir de se créer des relations parmi la société napolitaine. En l'accueillant, vous nous obligerez, car nous tenons à lui être agréable. Elle se nomme la comtesse Zicky et porte l'un des plus grands noms de Hongrie ; au reste, elle a de proches alliances avec certaines familles de notre noblesse.

Derechef, Mme de Nancray s'incline, et son sourire est un acquiescement.

— Approchez-vous, comtesse, reprend Caroline en se re- tournant à demi sur son siège d'apparat. La baronne de Nancray, femme du général commandant la cavalerie du royaume, se fera une joie de vous introduire dans les salons de notre capitale dont vous ne tarderez pas à être, et pour longtemps j'espère, un des plus ravissants ornements.

Une femme s'avance, longue, mince : elle a des cheveux d'un châtain presque doré qui semble le reflet de sa robe écarlate, et des yeux gris-bleu, immenses... inquiétants. La bouche est petite, avec de fines lèvres dures. Hélène, dont le regard ne peut se détacher de cette splendide créature, songe inconsciemment à ces panthères élégantes et cruelles dont elle a admiré parfois, sur les planches en couleur de son Buffon, la silhouette racée.

Cependant Mme de Nancray et la comtesse Zicky ont

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échangé quelques-unes de ces phrases aimablement banales qui, dans l'escrime mondaine, servent en quelque sorte à tâter le fer. Et Hélène de remarquer pour elle-même que la voix de la Hongroise a de singulières résonances de métal.

Un brouhaha subit détourne son attention, cependant que s'agitent toilettes de gala, uniformes et fracs multicolores : — Le Roi ! Voici le Roi !

Un sourire fleurit l'aimable visage de Caroline : si l'affec- tion mutuelle des deux époux a connu bien des hauts et des bas depuis neuf ans qu'ils sont unis, la communauté de leurs intérêts et, surtout, une grande amitié, plus vivace et durable que l'amour, les lie étroitement l'un à l'autre et la Reine ne néglige aucune occasion de se montrer en public une épouse dévouée, et même tendre. Ne faut-il pas lutter contre les bruits malveillants qui courent salons et boudoirs touchant les prétentions de Joachim d'écarter Caroline de toute activité politique, l'ambition de celle-ci de jouer les Catherine II et les Marie-Thérèse et les divergences inces- santes qui opposent les vues de Napoléon à celles de ce beau-frère trop prompt à oublier qu'il doit son trône à l'Empereur?

Le fils de l'aubergiste de La Bastide a fait son chemin depuis le temps, bien proche encore, où il vendait de la cassonade à Saint-Céré, dans une boutique d'épicier et, de tous ceux que l'Aigle a entraînés dans son ascension triom- phale, nul n'est monté plus haut. Qui reconnaîtrait dans ce Maréchal de France, dans ce Grand Amiral, l'ancien sous- officier aux chasseurs des Ardennes que son colonel cassa pour insubordination en 1789? Grand-duc de Clèves et de Berg, lieutenant de l'Empereur en Espagne, Roi de Naples, il ne se satisfait cependant pas de cette destinée prodigieuse et rêve de sceptres plus magnifiques encore : Espagne, Pologne, qui sait?

Sa grosse tête bouclée, dont un collier de barbe, noire comme ses cheveux, encadre les traits énergiques, a quelque chose de puissant et de léonin dont s'étonnent ceux qui connaissent le monarque, splendide au feu, d'une intrépi- dité quasi surhumaine à la tête de ses escadrons, mais per- pétuellement irrésolu et vacillant partout ailleurs que sur les champs de bataille. Il arbore un uniforme fantaisiste et somptueux, qui rendrait tout autre que lui ridicule, mais

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rehausse sa prestance : habit bleu foncé à lourdes épaulettes couvert d'un véritable plastron de brandebourgs d'or larges et plats, pantalon collant à sous-pieds, blanc et garni d'une double bande amarante. A la main gauche, il porte la coif- fure qu'il a adoptée depuis la campagne de Friedland : la schapska de peau blanche, ruisselante d'or, d'où jaillit, d'une floraison de plumes d'autruche, une aigrette de diamants.

— Qu'il est beau ! dit tout bas Hélène à Juliette. Je suis sûre qu'il tourne la tête à toutes les femmes d'ici !

Juliette rit : — Mais, reprend son amie, on le dirait distrait, Regarde :

quelque chose, je ne sais quoi, l'intéresse dans la cour du Palais ; ses yeux ne quittent pas la fenêtre de droite !

Juliette tend le cou dans la direction indiquée : — Il n'y a rien, pourtant. Rien que quelques guides de

la Garde qui pansent leurs chevaux. — Oh, mais c'est curieux, reprend Hélène. Comme il a

l'air impatienté ! Il piaffe littéralement. Je suis certaine qu'il n'accorde aucune attention au discours que lui débite le grand escogriffe en vert !

— Chut ! murmure tout bas Juliette. C'est le Ministre de Hollande, le général de Dédem !

— Eh bien, il en sera pour ses frais. En effet, contrairement à son habitude, car il met un

point d'honneur, malgré sa répugnance pour les monda- nités, à montrer une grande courtoisie dans les moindres détails de son métier de souverain, Murat néglige visible- ment son interlocuteur pour jeter vers l'extérieur des regards de minute en minute plus agacés. Le bout de son pied tapote inlassablement les mosaïques et il froisse les gants de peau blanche que tient sa forte main de sabreur.

Hélène perçoit une bribe de phrase jetée par Bibikoff à l'oreille d'Hector d'Aubusson La Feuillade. — Qu'arrive-t-il au Roi? Je gagerais qu'il va faire explo- sion ! La Feuillade rit des yeux, en grand seigneur désinvolte

qui, échappé à la tourmente révolutionnaire, s'efforce tant bien que mal de s'adapter à cette Cour étrange où se cou- doient et s'affrontent nobles ruinés de l'Ancien Régime, parvenus dorés sur tranche du nouveau et ces aristocrates napolitains, à la fois dédaigneux et empressés, hautains

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et courtois, dont on ne sait jamais ce qu'ils pensent. Le général de Dédem a, sur une inclination profonde, ter-

miné sa harangue. A son tour, Bibikoff se précipite. Mais Murat ne l'a pas attendu. Son visage, basané par le

soleil d'Egypte ou les neiges polonaises, est devenu cra- moisi. Les gants, la schapska à aigrette voltigent à travers la pièce, en même temps que le Roi de Naples par-dessus la balustrade de la fenêtre. D'instinct, dames et dignitaires se sont précipités aux croisées.

Tourbillon vivant, S. M. Joachim-Napoléon a traversé la cour et, avec la même fougue qui le précipitait à Eylau, à la tête de 12 000 sabres, sur les masses compactes de l'in- fanterie russe, il fonce sur l'un des guides.

— Maraud ! Abruti ! Bourreau ! Je vais te montrer, moi, comment on soigne un cheval !

Échappée des mains de l'homme béant et terrifié, la brosse de chiendent que serrent les doigts du monarque passe et repasse, avec une énergie mitigée de délicatesse, sur les flancs de l'alezan qui hennit de plaisir. Et Murat met tant de zèle à sa démonstration que les pans de son bel habit brodé fouettent, avec la régularité d'un double pendule, ses mollets gainés de blanc.

Stupéfiés, les courtisans regardent, cependant que Caro- line contient mal son agacement et que, se penchant dere- chef vers l'Ambassadeur de France, le haineux Bibikoff susurre :

— Grattez le Roi, le sous-officier reparaîtra ! — Grattez le Russe et vous retrouverez le Cosaque !

réplique du tac au tac, en se perdant dans la foule, un capi- taine de hussards qui a entendu.

Et des rires fusent, sans qu'on sache à qui ils sont des- tinés, tandis que Bibikoff rougit et que des douairières, offusquées par l'incartade de Joachim-Napoléon, échangent derrière leurs éventails des œillades chargées de toute la réprobation dont déborde leur cœur aristocratique.

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II

Mais les invités de la Reine Caroline n'ont pas été les seuls à bénéficier du spectacle entièrement gratuit dont les a régalés le beau-frère de l'Empereur : un homme qui se disposait à traverser la cour pour aller frapper modeste- ment à la porte des petits appartements du Palais y a, lui aussi, assisté. Et l'étonnement qu'il en a ressenti l'a cloué un instant sur place.

Le curieux personnage que ce nouveau venu ! Grand, large d'épaules, bien pris dans une redingote vert olive dont les pans retombent sur des bas de fil blanc soigneusement tirés, il a un noble visage latin pareil à ceux de ces Mercure ou de ces Hermès de marbre que l'on commence à retirer des ruines de Pompéi. Mais de grosses lunettes noires et une perruque brune terminée sur la nuque par une queue à la mode d'il y a vingt ans, déparent nettement un ensemble qui, sans cela, ne laisserait pas que d'être agréable. Sous le bras gauche, il porte un vaste carton rectangulaire et un chapeau à trois cornes, cependant que sa main droite s'ap- puie sur une canne à pomme d'ivoire.

Quel âge peut-il avoir? Guère plus de trente ans, à en juger par l'allure et la silhouette, davantage probablement, s'il faut en croire la tignasse archaïque. Toutefois, jeune ou mûr, l'arrivant ne manque ni d'usage, ni de prudence car, à l'aspect du Roi étrillant le cheval d'un de ses gardes, nul sourire irrévérencieux n'a passé sur ses lèvres saines. Et c'est d'un pas tranquille qu'un instant plus tard il se dirige vers une porte cintrée ouverte dans un angle de la cour.

Au grand flandrin de valet, important et dédaigneux, qui vient à sa rencontre, il tend, avec une petite inclination de

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tête fort polie, une lettre qu'il a extraite de la poche de sa redingote : — Pour Madame la duchesse de Gallo !

— Sa Grâce est en ce moment auprès de Sa Majesté et il m'est défendu d'aller la déranger ! réplique péremptoire- ment le laquais après avoir toisé son interlocuteur.

— Je pense que Sa Grâce vous saurait mauvais gré de n'avoir pas transmis sur-le-champ ce billet ! répond l'homme à perruque sur un ton toujours courtois, mais passablement autoritaire.

Maté, le domestique grommelle : — C'est bon, j'y vais. Demeuré seul, l'inconnu jette autour de lui un regard

attentif ; un sourire découvre ses dents très blanches. Puis, de son chapeau à cornes, négligemment, il s'évente.

Déjà le valet reparaît, empressé, déférent : — Si monsieur le professeur veut bien me suivre, Sa

Grâce l'attend dans le salon de musique ! dit-il. Au centre d'une pièce ovale où des harpes tutoient des

clavecins de bois rares ou des pianos d'Angleterre, Madda- lena Mastrillo, duchesse de Gallo, femme du Ministre de l'Intérieur et dame du Palais, accueille l'homme à la redin- gote verte avec l'amabilité distante qu'une personne de son rang juge suffisante pour un lointain subalterne :

— Si j'ai bien compris, monsieur, vous vous nommez Enrico Tossizza et M. Acerbo, chanteur en titre de la Cour, malade et dans l'impossibilité de prendre part au concert de ce soir, vous recommande à moi comme son remplaçant momentané.

— C'est cela même, Votre Grâce, dit Tossizza en se rele- vant après une profonde révérence. J'ajouterai qu'Alberto Acerbo est mon ami et qu'il ne me juge point indigne de tenir son rôle, ce qui, en vérité, m'honore infiniment.

— J'ai la plus grande confiance dans les appréciations de M. Acerbo dont j'apprécie le jugement non moins que le talent. Toutefois, Sa Majesté étant fort difficile pour tout ce qui concerne la musique et le chant, comme du reste tous les autres arts, vous admettrez qu'il est de mon devoir de m'assurer de vos possibilités. Je suis d'ailleurs persuadée que cette épreuve vous sera entièrement favorable. — Les désirs de Votre Grâce sont des ordres, dit le pro-

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fesseur en s'inclinant derechef. Je lui ferai remarquer tou- tefois que je n'ai point amené mon accompagnateur habituel et que mon chant eût gagné à être soutenu par quelque musique.

La duchesse daigne sourire : — Les circonstances atténuantes vous seront largement accordées. — En ce cas, madame, il ne me reste plus qu'à m'exécuter. Oh la belle voix chaude ! Elle évoque la pulpe juteuse et

sucrée des raisins qui mûrissent à l'automne sur les collines d'Itri ou de Mola di Gaéta, les laves du Vésuve encerclant de ruisseaux de feu les flancs dénudés du volcan ou l'écra- sante splendeur du soleil de midi sur les bois d'orangers. Elle monte le long des colonnes corinthiennes faites de marbre de Carrare, elle escalade les corniches, frôle les fresques du plafond et s'évade dans l'espace comme une caresse de rêve.

Les strophes succèdent aux strophes, enlaçant la duchesse qui se sent défaillir. Cette voix est un baiser, un parfum, un vin plus capiteux que le Falerne ; elle enivre, elle ensor- celle... Jamais Acerbo n'eût été capable d'atteindre cette profondeur, cette qualité-là !

Mais des portes s'ouvrent à deux battants ; un flot de femmes, jeunes et belles pour la plupart, déferlent à tra- vers la pièce. De salon en salon, le bruit s'est répandu qu'un chanteur extraordinaire faisait, de sa voix magni- fique, palpiter les pierres même du vieux Palais. Et les dames, curieuses, se sont précipitées, entraînant avec elles Mme de Nancray et sa fille, la comtesse Zicky, Hélène et la Reine elle-même.

Sans se laisser déconcerter, Tossizza achève sa romance dont un tonnerre d'applaudissements, ponctués d'exclama- tions enthousiastes en français et en italien, salue le dernier vers.

— Encore ! Encore ! De ses prunelles invisibles sous les lunettes noires, Tos-

sizza contemple la Reine qui, plus haut encore que les autres, manifeste son admiration. Mais est-ce bien la Reine qu'il regarde ou, derrière elle, l'inquiétante comtesse hon- groise? Les verres, épais et sombres, gardent jalousement leur secret.

Et derechef une barcarolle s'échappe des lèvres de l'homme

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à la redingote olive et submerge l'assistance sous de nou- velles vagues d'harmonies. Seule, la comtesse semble résister à l'émotion qui étreint les autres auditeurs : une seconde, sa main gantée se lève à hauteur de son front. Comme emporté par son propre jeu, le chanteur répète le geste. L'étrangère sourit. Personne n'a remarqué quoi que ce soit.

Timidement, à un angle de la pièce, une porte s'entre- bâille. Caroline se doute-t-elle que, dans l'escalier dérobé que le battant dissimule, caméristes, laquais, servantes de toute espèce, troublés jusqu'au fond de l'âme, écoutent eux aussi, avec cette passion de la musique et des chants que tout vrai Napolitain porte au fond de lui-même...

Il semble que les cœurs aient cessé de battre et que, seules, des centaines d'oreilles, longuement, délicieusement vibrent.

Mais le charme est rompu : un peu haletant, malgré tout, de l'effort qu'il vient de fournir, Tossizza achève sa dernière roulade. Un tourbillon de visages rosis par l'émotion, d'yeux bleus ou noirs qui brillent, de jolies mains suppliantes, de soie, de mousseline, de dentelles, de parfums, l'assiège de toutes parts :

— Monsieur le professeur, pouvez-vous me donner des leçons : duchesse de Calabrita?

— Inscrivez-moi aussi, de grâce : baronne d'Arlincourt ! — J'ai un concert vendredi au Palais Belmonte, mon-

sieur Tossizza, je vous en prie, acceptez d'y participer ! Mais, plus preste encore que toutes les autres, la comtesse

Zicky a agrippé l'homme par le revers de sa redingote : — Je vous attends demain chez moi, à trois heures, Palais

Torretta, à Chiaja ! — A vos ordres, madame, a-t-il répondu, sans doute sub-

jugué par l'impérieuse audace de la Hongroise, à la grande jalousie de quelques dames moins heureuses dans leurs ten- tatives pour accaparer le nouvel astre si inopinément surgi dans le firmament mondain de Naples.

Juliette ne se laisse pas rebuter par l'insuccès qui a suivi les démarches de ses voisines : entraînant sa mère au plus épais de la cohue, avec une résolution digne de son intré- pide cavalier de père, elle parvient à Tossizza et, plus jolie encore que les autres dans l'éclat émouvant de sa jeunesse, elle supplie :

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Napoléon, partout vainqueur, maître de l'Europe, a placé sur le trône de Naples son beau-frère le Maréchal Murat. Mais, quand un lazzaroni parle du « Roi de Naples », il s'agit d'un tout autre homme, d'un conspirateur habile et introuvable qui a décidé de rendre le royaume à son ancien possesseur détrôné, contre la promesse d'une constitution. Voilà l'intrigue en face de laquelle se trouvera Juliette dès son arrivée dans la merveilleuse ville du Sud italien. Fine et intrépide, tendre et courageuse, parce qu'elle ne saura pas rester indifférente au charme et à la loyauté du « Roi de Naples », parce qu'elle ne pourra pas admettre un sentiment qui la lie à l'ennemi de son pays, elle aura l'idée toute simple de le rallier à Murat et à la France. Idée toute simple mais à la réalisation dange- reuse et presque impossible. Qu'adviendra-t-il de Juliette et de son amie Hélène qu'elle entraînera après elle dans le cadre lumineux et menaçant de Naples, parmi les fastes éclatants de la cour de Murât ?

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