juifs et québécois, 200 ans d'histoire commune

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Jacques LANGLAIS, c.s.c. et David ROME Respectivement chercheur au Centre interculturel Monchanin, d’une part, et historien, d’une part. (1986) Juifs et Québécois français: 200 ans d'histoire commune Un document produit en version numérique par Madame Paule-Renée Villeneuve, bénévole, Épouse de Monsieur Jean Duhaime, professeur émérite, Université de Montréal Courriel: Jean Duhaime : [email protected] Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Page 1: Juifs et Québécois, 200 ans d'histoire commune

Jacques LANGLAIS, c.s.c. et David ROMERespectivement chercheur au Centre interculturel Monchanin, d’une part,

et historien, d’une part.

(1986)

Juifs etQuébécois français:

200 ans d'histoire commune

Un document produit en version numérique par Madame Paule-Renée Villeneuve, bénévole,Épouse de Monsieur Jean Duhaime, professeur émérite, Université de Montréal

Courriel: Jean Duhaime : [email protected]

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 2

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

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L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Madame Paule-Renée Villeneuve, bénévole, épouse de Jean Duhaime, professeur émérite à l’Université de Mont-réal, à partir de :

Jacques LANGLAIS et David ROME

JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

Montréal : Les Éditions Fides, 1986, 286 pp. Collection : Rencontre des cultures. Section Essais.

Ce livre est diffusé avec l’autorisation des ayants droits de l’œuvre de Jacques Langlais, soit la Congrégation de Sainte-Croix, par l’intermédiaire de Madame Nadine Li Lung Hok, archiviste, Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix, autorisation accordée le 30 avril 2014 et par l’ayant droit de l’œuvre de David Rome, soit la fille de l’auteur, Madame Tibie Rome-Flanders, qui nous a accordé son autorisation le 14 avril 2014, de diffuser ce livre dans Les Clas-siques des sciences sociales.

Courriels :1) La Congrégation de Sainte-Croix, ayants droits de l’oeuvre de Jacques Lan-glais, c.s.c. : [email protected]

2) Madame Tibie Rome-Flanders, ayant droit de l’œuvre de David Rome :[email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 17 juin 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 4

Nous sommes profondément reconnaissant à Monsieur Jean Duhaime, professeur émérite, Faculté de théologie et de sciences des religions à l’Université de Montréal, non seule-ment de nous avoir proposé ce livre, mais surtout d’avoir fait toutes les démarches auprès des ayants droit, soit la Congréga-tion de Sainte-Croix (pour l’œuvre de Jacques Langlais), d’une part, et auprès de Madame Tibie Rome-Flanders, la fille de Da-vid Rome, afin d’obtenir leur autorisation de diffuser ce livre, en accès libre et gratuit à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.

Enfin, nous voulons remercier l’épouse de Monsieur Jean Duhaime, Madame Paule-Renée Villeneuve, qui a révisé béné-volement avec beaucoup de minutie le texte numérisé pour cette édition numérique.

Sans le précieux travail de Madame Paule-Renée Ville-neuve, ce livre ne serait pas en ligne. Avec toute notre recon-naissance.

Madame Paule-René Villeneuve est originaire d’un magni-fique village sur le Saguenay, Sainte-Rose du Nord.

Courriel : :Jean Duhaime : [email protected]

Jean-Marie Tremblay,Sociologue, C.Q.Fondateur, Les Classiques des sciences sociales.Dimanche, le 17 juin 2014.

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David ROME et Jacques LANGLAISRespectivement historien, d’une part, et chercheur au Centre interculturel Monchanin, d’autre part.

Juifs et Québécois français200 ans d’histoire commune

Montréal : Les Éditions Fides, 1986, 286 pp. Collection : Rencontre des cultures. Section Essais.

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[2]

La collection Rencontre des cultures comporte trois sections :

— Essais : cette section regroupe des ouvrages portant sur des groupes culturels divers vivant au Canada.

— Profils culturels : cette section propose des études définissant le profil d'une communauté ethnique vivant au Canada.

— Création littéraire : comme son nom l'indique, cette section comporte des oeuvres littéraires (poésie, roman, théâtre, etc.) écrites en français ou publiées en traduction, d'auteurs d'origine ethnique di-verse.

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[iv]

Rome, David, 1910-Juifs et Québécois français : 200 ans d'histoire commune(Collection Rencontre des cultures. Section Essais)Bibliogr. : p.2-7621-1311-31. Juifs — Québec (Province) — Histoire. 2. Antisémitisme —

Québec (Province) — Histoire. I. Langlais, Jacques, 1921-II. Titre. III. Collection.

Juifs et Québécois français 200 ans d’histoire commune

FC2950.J5R65 1986 F1055.J5R65 1986971.4'004924C86-096124-9

Maquette de la couverture : Yves LabontéDépôt légal : 2e trimestre 1986, Bibliothèque nationale du Québec.Composition et mise en pages : Helvetigraf, Québec.

Achevé d'imprimer le 16 avril 1986, à Louiseville, à l'Imprimerie Gagné Limitée, pour le compte des Éditions Fides.

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[xix]

Table des matières

Quatrième de couvertureAvant-propos [vii]Liminaire [xiii]

I.GENÈSE DE LA PRÉSENCE JUIVE AU QUÉBEC

1627-1882 [1]

Interdits de séjour en Nouvelle-France [4]Les premières familles juives [7]

Les Hart [10]La première génération des Juifs nés au pays [11]

La première communauté anglo-séfarade [13]

La congrégation-mère, Shearith Israël [16]

Premières contributions à l'histoire politique [18]

Les luttes constitutionnelles (1763-1832) [20]La bataille pour l'égalité [21]Une première anglo-saxonne, « l'émancipation de 1832 » [23]

Les Juifs et la guerre au Québec [26]

Un précédent historique : les Gradis et les Frank [26]Compagnons d'armes pour la première fois [30]La rébellion de 1837-38 [31]

Essor de la première congrégation   : les De Sola [32]La réforme de 1882 [34]Les associations ou l'avènement d'un judaïsme nouveau [37]

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II.LA GRANDE MIGRATION YIDDISH

1880-1940 [45]

Du Shtetl à l'Amérique [47]

L'exode vers l'Ouest [48]Le Shtetl en ébullition [49]L'immigrant yiddish [51]

L'implantation au Québec [54]

L'étonnant prolétariat yiddish à Montréal [55]

Les institutions sociales [56]Les institutions pédagogiques [57]La bataille de la langue yiddish à Montréal [58]Les institutions culturelles [60]

Réaction de la communauté juive des origines [63]

Premiers défis [65]

Les Juifs et la révolution industrielle [68]

Le Québec industriel, fin 19e siècle [69]Les immigrants du Shtetl [69]La floraison des petites entreprises [71]Les « sweat shops » [71]Le mouvement ouvrier et le syndicalisme [74]La carrière symbolique de David Lewis [78]

Coupure d'avec l'Europe [80]

Le dilemme de la guerre de 1914 [80]La révolution russe, une immense déception [83]

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III.LA RÉACTION DU QUÉBEC FRANÇAIS

1880-1940 [91]

Un phénomène nouveau   : l'antisémitisme [93]

Le Juif de la littérature au Québec français [96]Les racines de l'antisémitisme au Québec [99]

L'héritage médiéval [100]L'héritage du régime français [101]

Le contentieux européen [103]L'ultramontanisme [103]Le mouvement raciste [104]

Les précurseurs québécois [105]

Zacharie Laçasse [107]Jules-Paul Tardivel [108]Une certaine presse catholique [109]L'Association Catholique de la Jeunesse Canadienne (A.C.J.C.) [111]Les théologiens [112]Le scandale Ernesto Nathan [114]L'affaire Plamondon [114]Conclusion [118]

L'école juive [119]

Un problème de survie [120]La charte de l'écolier juif [122]Amorce de la crise [123]Réaction des catholiques [128]La « Loi David » de 1930 [130]Une réaction en chaîne [134]Épilogue [137]

L'antisémitisme des années ‘30 [140]

Le contexte canadien [141]Blocage de l'immigration juive [141]La propagande antisémite d'un océan à l'autre [143]Au Québec [144]Chez les francophones [145]

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Le mouvement nazi d'Adrien Arcand [148]L'antisémitisme des nationalistes [153]L'Achat chez nous [158]Les Jeune-Canada [163]La riposte juive [169]Résistance québécoise française à l'antisémitisme [171]

IV.LA RÉVOLUTION TRANQUILLE DES JUIFS QUÉBÉCOIS

1945-1976 [189]

Une révolution culturelle [190]

L'école juive d'aujourd'hui [193]Du yiddish à l'anglais... et au français [196]

L'émancipation économique [198]

Le syndicalisme [200]La nouvelle géographie de la communauté [202]

L'Église et la Synagogue au Québec [206]

L'initiative d'un jeune Jésuite [207]Amorce d'une évolution [209]Le dialogue judéo-chrétien à Montréal [209]

La crise religieuse [214]

Les insatisfaits [217]Les Hassidim [218]

Le néo-hassidisme [219]Une relève inattendue [220]

L'arrivée des Juifs francophones [220]

L'option culturelle [222]Objectif école française/synagogue séfarade [224]La réponse de la société québécoise [226]Le Centre communautaire juif [227]L'insertion des séfarades en milieu québécois [228]Précurseurs d'une nouvelle rencontre franco-juive [230]

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La crise de 1976 [230]Le nouvel esprit de la communauté [237]

L'appel juif unifié [238]Le Congrès juif canadien [239]

V.OÙ VA LA COMMUNAUTÉ JUIVE   ? [245]

Le défi de la continuité [247]Dans le Québec d'aujourd'hui [249]L'ambivalence du nationalisme des années 1970 [250]Un exode de la jeunesse juive ? [251]D'un nationalisme ethnocentrique vers un nationalisme culturel [253]« L'avenir appartient aux Québécois » [254]

Chronologie [259]Index [275]

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JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Retour à la table des matières

Ce livre est le fruit du dialogue de deux hommes que séparent et unissent à la fois des millénaires de traditions soeurs. Son but n'est pas tant de répondre aux questions qu'on se pose généralement sur les Juifs ou sur les Québécois français que de susciter un questionnement qui soit davantage collé à la réalité québécoise, aux faits et aux com-munautés en présence. Plutôt qu'un double monologue qui tiendrait un discours sur l'autre, à la place de l'autre, le dialogue qui a nourri ces pages part avant tout d'une écoute de l'autre.

Originaire de Lithuanie, David Rome est Canadien depuis 1921. Arrivé au Québec en 1942, il a servi sa communauté comme directeur de la Bibliothèque juive de Montréal. Très tôt il est devenu l'un des in-terprètes de la communauté juive auprès des Québécois français et il a été mêlé aux origines du dialogue entre chrétiens et juifs. Aujourd'hui, il est attaché au Congrès juif canadien à titre d'historien.

Quant à Jacques Langlais, il s'est engagé, lui aussi, dans les voies de l'ouverture oecuménique et, dès 1963, il ouvrait à Montréal un centre d'écoute et de rencontre des cultures et des religions, le Centre Interculturel Monchanin, où il poursuit toujours sa recherche.

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[vii]

JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

AVANT-PROPOS

Retour à la table des matières

Attention au titre !Ce livre se présente comme la mise en commun, ou plus précisé-

ment la somme, du savoir, du talent et finalement du jugement de deux auteurs, à partir d'un thème de leur choix. Voilà ce qu'ils ont si-gné de part et d'autre, du moins en apparence.

Pourtant la réalité est tout autre. Ce livre est le fruit d'une double expérience, celle de deux hommes très différents que la géographie a réunis. Différents ont été leurs cheminements personnels, dans des contextes historiques d'une grande complexité, pleins de malentendus, et qui ont marqué profondément leurs existences.

L'un est prêtre catholique, membre d'une congrégation d'origine française, chercheur en missiologie spécialisé dans les religions asia-tiques, un Québécois nationaliste, amoureux du folklore canadien-français et voué à la cause de la rencontre interculturelle.

L'autre est un sioniste consacré à la communauté juive d'ici, un ar-chiviste passionné d'histoire québécoise, qui s'intéresse en particulier à la période de malentendu et d'hostilité entre le Québec et les Juifs, et en général aux holocaustes qui jalonnent l'histoire juive.

Les deux hommes se sont rencontrés d'abord en étrangers, puis en voisins désireux de se connaître en toute sincérité, [viii] comme le

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veulent les relations de bon voisinage. Bien vite, ils ont compris qu'ils devaient éviter le piège des controverses courantes et explorer en pro-fondeur à la fois leurs différences et les points qu'ils ont en commun. Ce qui les a amenés à raconter brièvement l'histoire de la communauté juive au sein de la communauté québécoise et plus spécifiquement québécoise française qui l'a accueillie.

Ils ont voulu l'écrire en des termes aussi justes, aussi appropriés et, souhaitons-le, de façon aussi lucide pour leurs lecteurs qu'il leur était possible. Nombreux sont les liens de parenté qui unissent leurs deux collectivités. Toutes deux ont été marquées par leur condition minori-taire. Toutes deux ont été et sont encore menacées dans leur survie et toujours, plus ou moins, en état d'alerte. Toutes deux sont profondé-ment imprégnées de culture religieuse. Elles sont humanistes dans leurs objectifs de fond. Toutes deux nourrissent un nationalisme, c'est-à-dire pour les Juifs un sionisme complexe. Toutes deux professent un idéal de paix et d'équité. Toutes deux placent leur langue et la tradi-tion ancestrale au premier rang.

Si les auteurs avaient entrepris, chacun de leur côté, la rédaction de ces pages, la tâche aurait été facile. Chacun aurait donné sa propre version des faits, sans aucun doute fidèle et intéressante. Il en serait résulté deux livres différents, probablement valables et utiles, mais comportant aussi des éléments de controverse.

L'ouvrage qu'ils vous présentent est tout autre. Il est au fond l'oeuvre d'un tiers, en l'occurrence celle de deux frères siamois que la chirurgie des circonstances avait séparés, mais qui restent fusionnés en profondeur en une tierce personne. Celle-ci ne peut s'exprimer qu'en termes jugés acceptables par les deux autres, et ces termes sont les seuls, finalement, qui leur soient apparus possibles.

Il a fallu des mois pour mener à bien le projet, et davantage même qu'il n'y paraît. L'expérience s'est avérée fascinante, difficile aussi, et même pénible à l'occasion, mais toujours fructueuse. Le lecteur pourra y participer, s'il le désire, en notant les passages qui ont donné aux au-teurs du fil à retordre, de même que les solutions qu'ils ont trouvées. [ix] Il pourra même prendre plaisir à vérifier s'ils ont abordé les ques-tions importantes et s'ils n'en ont pas esquivé quelques unes.

Il y a des « coutures » assez visibles dans le texte. Elles ne sont pas là par inadvertance. Elles peuvent aider le lecteur à repérer les réalités

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profondes dont vivent les deux sociétés en présence et dont l'impor-tance dépasse de loin la simple proximité interculturelle de l'une et de l'autre.

Mais le défi le plus sérieux n'est pas là. Compte tenu de la pluralité ethno-culturelle du Québec d'aujourd'hui, chacun peut reprendre à son compte l'expérience des auteurs en faisant sa propre analyse avec un voisin de palier de culture différente de la sienne. Non pas en essayant de le convaincre ou de le convertir, encore moins par jeu, mais en affi-nant son langage et son discours traditionnels, de façon a grandir dans la connaissance de son ami et de soi-même, dans le miroir de l'autre.

Voilà l'expérience gratifiante que les auteurs ont tentée et dont vous avez entre les mains le résultat.

Pour eux, elle a été un défi passionnant, celui de répondre au destin particulier du Québec.

Pour chacun de nous, elle voudrait être une raison additionnelle d'aimer davantage ce jeune pays.

David Rome

Mon premier contact avec David Rome date des années 50. Il avait donné une conférence au Collège Brébeuf de Montréal. C'était la pre-mière fois que j'entendais un Juif de langue anglaise parler, dans ma langue, des relations entre Québécois juifs et Québécois français. Je n'ai pas retenu le détail de son discours, mais j'en ai gardé l'impression d'un événement inaugural pour les deux communautés.

Depuis lors, le nom de David Rome resta associé pour moi aux idées d'ouverture, de dialogue, de connaissance aussi et d'intelligence exceptionnelles de nos histoires respectives.

[x]Quelque trente ans plus tard, nos chemins se sont croisés à nou-

veau, cette fois au Centre Interculturel Monchanin. L'occasion ? Un colloque entre membres de diverses communautés ethnoculturelles sur le thème « Qui est Québécois ? ». La publication, l'année suivante, des

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principales interventions de cet échange 1 me conduisait à David Rome pour la mise au point de son texte. Une entrevue avec David Rome ne peut se réduire à l'examen d'une question isolée. Irrésistible-ment, l'archiviste et l'historien prennent l'initiative de la conversation et promènent l'interlocuteur dans les arcanes du passé avec l'aisance et la munificence de l'érudit plongé dans son sujet au point de revivre le passé avec l'intensité du présent. À l'issue de l'entretien qui a duré des heures, la résolution était prise : écrire ensemble l'histoire des Juifs au Québec.

Pourquoi les Juifs ? Parce que de toutes les communautés venues partager le sort des nations autochtones et des « deux peuples fonda-teurs », la communauté juive est la plus ancienne 2, la plus étroitement mêlée, aussi, aux luttes parlementaires et juridiques pour assurer au Québec les libertés politiques, économiques et scolaires. À cause éga-lement, et peut-être surtout, des décennies d'antisémitisme, de 1880 à 1945, qui pèsent toujours sur les mémoires collectives.

Pourquoi David Rome ? En ce qui me concerne, parce qu'il me dé-couvrait, à moi Québécois de naissance, tant de choses sur les Juifs que j'avais vécues sans comprendre, tant de choses aussi sur le Qué-bec et sur moi-même. Parce qu'il se révélait une source sûre, intaris-sable, où puiser l'information exacte, détaillée. Et surtout parce qu'il avait la sensibilité et l'expérience nécessaires à une lecture à la fois honnête et pénétrante des faits, des motivations et du contexte de cette histoire de famille dont certaines pages brûlent les doigts.

L'expérience s'est avérée pleine de surprises, difficile par moments et toujours passionnante. Écrire sur l'autre, avec l'autre, quand cet autre est devenu hypersensible par suite d'un vécu dont vous ne sau-riez en aucun moment vous dissocier, quand chaque pas vers lui, avec lui, vous lie davantage à son passé et à son devenir, c'est plus qu'une [xi] aventure, plus même qu'une expérience inoubliable. C'est une

1 Robert Vachon et Jacques Langlais, éditeurs, Qui est Québécois !, Coll. « Rencontre des cultures », Montréal, Fides, 1979, 160 p.

2 La plus ancienne en tant que communauté dûment constituée. On sait que dès le régime français il y eut au Québec des esclaves noirs (voir Léo Bertly « L'histoire du Québec vue par un Québécois noir » dans R. Vachon et J. Langlais, ibid., n. 1, pp. 85-97). En plus du fait que ces Noirs n'étaient pas des immigrants, ils ne formaient pas encore une communauté à propre-ment parler.

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conversion (con-vertere, se tourner vers l'autre), avec tout ce que ce mot implique de découvertes, de bouleversements, d'angoisses et, ulti-mement, de croissance.

Étrange rencontre que cette rencontre interculturelle qui n'a rien épargné de ce que j'étais ou pensais être pour m'amener à la conscience toujours plus claire de ce que je suis en profondeur : un être dont la vérité passe par la vérité de l'autre et, dans le cas présent, la vérité de ces Québécois à part entière que sont mes amis juifs.

Jacques Langlais

[xii]

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[xiii]

JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

LIMINAIRE

Retour à la table des matières

Ce livre s'adresse d'abord aux Québécois français 3.Pas plus qu'ils ne peuvent ignorer les autochtones qui les ont précé-

dés de plusieurs millénaires, les descendants des colons venus de France ne peuvent oublier les premiers immigrants venus ici par choix, les Juifs. Ils ne peuvent oublier que ces éclaireurs ont été, avec les autochtones et les Anglais, les premiers partenaires dans la construction du pays tel qu'il leur est parvenu.

Pour les Québécois français, cet oubli est d'autant plus impensable qu'il y a entre eux et la communauté juive des affinités de parenté reli-gieuse, d'expériences politiques, de situation comme minorités, qui les lient dans un même devenir historique. Par son choix du Québec comme terre de refuge et d'immigration, elle leur a signifié la confiance qu'elle a dans les lois et les institutions du pays, dans l'ou-

3 « Québécois français » au sens des descendants du premier peuplement français venu il y a bientôt quatre siècles dans ce coin de terre appelé au-jourd'hui le Québec. L'expression « Québécois français » veut préciser l'aire géographique de leur habitat, par rapport au terme générique « Canadien français », en même temps qu'elle rappelle leur souche culturelle qui les dif-férencie des autres communautés qui partagent le territoire du Québec et se considèrent « québécoises » à part entière, quelles que soient leurs origines.

Par ailleurs, les termes « le Québec », « la société québécoise », « les Québécois », français ou autres, ne s'appliquent pas à ceux qui refusent comme c'est le cas des autochtones traditionnels, les frontières géoécono-miques et le régime politique imposés par la collectivité « québécoise » à la Terre mère. Voir Ka-ien-ta-ron-Kwen (Ernie Benedict), Préface, dans Va-chon et Langlais, op. cit., n. l, pp. 9-13.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 20

verture également de ses habitants. Son histoire cinq fois millénaire lui a appris à discerner les peuples qui lui sont hospitaliers et ses mou-vements migratoires constituent un véritable baromètre du climat so-cial qui règne dans les diverses régions du monde.

Comparé à beaucoup de peuples, le peuple juif est peu nombreux. Il est en outre fragmenté en une multitude de communautés réparties dans les grandes villes du monde occidental et dans un nombre consi-dérable de pays. L'État d'Israël n'a pas mis fin à sa dispersion. D'ailleurs, celui-ci compte, aujourd'hui encore, deux fois moins de Juifs [xiv] (3 062 000 h. en 1971) que les États-Unis et même l'agglo-mération new-yorkaise. Cette diaspora forme, en revanche, un réseau unique d'échanges économiques et culturels à travers le monde occi-dental, y compris en Amérique du Nord, avantage dont certains em-pires ont su profiter.

Ce livre s'adresse également aux autres communautés qui ont choi-si le Québec comme terre d'adoption. Comme les Québécois français dans l'ensemble canadien, ces Québécois sont minoritaires au Québec. C'est dire qu'à chaque génération ils ont à faire face à un éventail de choix qui peut aller de la ghettoïsation à l'assimilation, en passant par des formes de partage dans le respect de l'identité culturelle des autres, dont certaines n'ont pas encore été explorées. Les Juifs d'ici ont été les premiers à faire leur choix. Ils ont opté dans l'ensemble pour la solu-tion traditionnelle dans les diasporas : une insertion qui laisse intact leur héritage culturel. Ils se sont dotés de toutes les institutions d'une sous-société : congrégations, synagogues, cimetières, écoles, centres de loisirs et d'accueil aux immigrants. On peut voir dans leur refus de l'assimilation la confiance implicite que le Québec, comme société d'accueil, entend respecter les différences de ses communautés ethno-culturelles. Ils se présentent à elle en peuple jaloux de son identité, mais aussi en peuple frère qui veut construire, sur la base de l'égalité, une société d'un type nouveau.

Aujourd'hui, le Québec compte six millions d'hommes et de femmes. La majorité (8097b) se définit comme française de culture, tout en devenant de plus en plus diversifiée ethniquement. C'est ainsi qu'elle compte plus de 20 000 Juifs séfarades. Quant à la collectivité anglophone, elle assurait au Québec, jusqu'à récemment et presqu'à elle seule, la pluralité culturelle et religieuse propre à l'Amérique du

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Nord. Quelque 80,000 Juifs, la plupart de tradition ashkénase, en font partie.

Ensemble, ces 100,000 Juifs québécois, ashkénases et séfarades, anglophones et francophones, forment l'une des diasporas les plus im-portantes après celle de New York 4. Fait plus significatif encore, leur histoire est celle des premiers immigrants du pays.

[xv]

Parents, partenaires et voisins

De fait, les Juifs font partie de l'horizon québécois depuis les ori-gines du peuplement français. Bien qu'interdits de séjour dans la colo-nie, leurs capitaux avaient contribué à l'économie de la Nouvelle-France, à sa résistance aussi aux attaques de la marine anglaise. Plus profondément, ils ont occupé une place unique dans l'univers religieux des « Canadiens ». Juifs et chrétiens se reconnaissent une parenté spi-rituelle par Abraham, père des croyants, et surtout par les origines juives du christianisme.

De parents, les Juifs sont devenus, avec la Conquête de 1760, par-tenaires et voisins. Ils ont lutté aux côtés des Canadiens pour la conquête des libertés civiles et religieuses du Québec. Ils ont contri-bué à mettre Montréal sur la carte commerciale et industrielle du monde.

Aujourd'hui, ashkénases et séfarades forment la communauté la plus représentative, à maints égards, du caractère bilingue et à prédo-minance biculturelle de la société québécoise, un milieu d'une richesse culturelle étonnante, une sous-société qui s'est formée par couches successives d'éléments originaires d'Europe, d'Afrique du Nord et du Proche-Orient. Dès la Conquête, on retrouve le milieu de tradition an-gloséfardique qui a fourni au pays des hommes remarquables dans di-vers secteurs de pointe, en politique, en administration, dans l'indus-trie et le commerce, y compris le commerce international.

À partir de 1880 et jusque dans la seconde moitié du 20e siècle, c'est la grande migration yiddish d'Europe de l'Est, la première des mi-4 Voir cependant, infra, Partie V, p. 251 et note 6.

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grations allophones en provenance du vieux continent. Ce peuple yid-dish, dont la production scientifique et littéraire va briller bientôt d'un éclat étonnant et faire de Montréal une des capitales culturelles du monde juif, prend la tête du « défilé des peuples », de part et d'autre du boulevard Saint-Laurent.

Elle et sa voisine (parfois aussi sa partenaire), la communauté fran-cophone, ont une communauté de destin, une histoire commune qu'elles vont vivre sans jamais se connaître vraiment, ni surtout se re-connaître. Toutes deux ont [xvi] connu le déracinement, l'une du sol de l'Ukraine, de la Pologne, de la Roumanie, l'autre du sol laurentien, le choc brutal aussi de l'industrialisation naissante et encore sauvage. Côte à côte, leurs femmes et leurs filles se ruineront à travailler aux mêmes machines, dans les mêmes « sweat shops », à vivre dans les mêmes quartiers. Toutes deux se retrouveront affrontées au même problème complexe du syndicalisme canadien ou américain. Parallèle-ment aussi, elles se battront pour la sauvegarde de leur langue, de leur foi, de leur littérature, de leurs coutumes.

Deux nationalismes méconnus, de part et d'autre analysés, procla-més, vécus avec passion, souvent à quelques rues de distance. Deux sociétés qui ont envahi, aux grandes heures de leur vie collective, le même édifice boulevard Saint-Laurent, le Monument National, ren-dez-vous des représentants parmi les plus illustres de leurs cultures respectives, orateurs, poètes, écrivains, savants, gens de théâtre.

Les décennies de la rupture

Le voisinage et la parenté n'empêchent jamais les malentendus et les préjugés d'élever des murs de méfiance et d'hostilité entre commu-nautés qui partagent à maints égards un sort commun. Certains cha-pitres de cet ouvrage rappellent les décennies d'antisémitisme qui ont déchiré le Québec, de 1880 à 1940. Contagion d'une épidémie origi-naire d'Europe qui devait embraser tout l'Occident et culminer dans l'horreur nazie.

Ces années de cauchemar vont marquer profondément les généra-tions qui les ont vécues. Il faudra la guerre pour sonner le réveil brutal à l'incroyable réalité du racisme. Le Québec la découvrira par les yeux

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d'un journaliste prestigieux, René Lévesque, au lendemain de la vic-toire, à Dachau.

Les libérations de l'après-guerre

Puis viendra dans les années 1950 le choc en retour de l'après-guerre. Aux libérations multiformes des collectivités et des individus à l'échelle du monde, va correspondre dans [xvii] la société québécoise française une véritable débâcle printanière. On l'a appelée la Révolu-tion tranquille et elle aura son équivalent dans la société juive.

Suite à l'ouverture à la modernité et au pluralisme dans le milieu francophone, les Juifs anglophones adoptent une attitude nettement plus réaliste vis-à-vis les aspirations profondes des Québécois fran-çais : usage croissant du français dans le commerce, présence poli-tique au Conseil des ministres, organismes de dialogue religio-cultu-rel, services hospitaliers ouverts au grand public, organes d'informa-tion. Les oeuvres d'un Naïm Kattan, des films comme Lies My Father Told Me 5 sont, de ce point de vue, des occasions privilégiées de dé-couverte mutuelle.

Un autre facteur qui touche de près les Québécois français est l'ar-rivée, à partir de 1958, des Juifs séfarades en provenance d'Afrique du Nord. C'est au moment où Gérard Pelletier lance dans Cité libre son cri de « Feu l'unanimité ». Cet apport considérable de francophones d'une autre culture vient confirmer de façon éclatante le diagnostic de Pelletier. Il révèle en même temps le manque tragique de structures d'accueil du milieu francophone. Mais plus important que tout, il va changer l'image que le Québécois français s'était faite du Juif, celle de l'anglophone habile en affaires, éternel absent de la vie socioculturelle française. Les Juifs nord-africains sont partout en milieu francophone, dans l'industrie, le commerce, à l'université, dans les hôpitaux, les centres de loisirs et même dans les familles québécoises françaises.

5 Jan Kadar, réalisateur et Ted Allen, scénariste, Lies my Father Told me (Les mensonges que mon père me racontait), Montréal, Pentacle VIII, Pro-duction 1975.

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* * *

Le dialogue qui s'annonce entre Québécois de toutes cultures, et donc entre les Québécois français et leurs partenaires juifs, ne sera possible qu'en passant par le crible d'une autocritique rigoureuse qui réponde à la question fondamentale : l'autre m'intrigue, me fait pro-blème ou m'indiffère ; mais au fait, de quel autre s'agit-il ? De celui que moi je me suis fabriqué à partir de mes notions d'histoire, des pré-jugés de mon milieu, de mes présupposés culturels ? Ou plutôt [xviii] à partir de celui qui est là à mes côtés, qui vit depuis des siècles, des millénaires, sa réalité à lui ? La question est fondamentale, car si le dialogue devait mener à une véritable rencontre, cette rencontre ne se fera pas à travers l'image ou par le truchement du miroir que je me suis donné. Je n'y trouverais qu'un reflet de moi-même. Cette ren-contre se fera dans la découverte mutuelle de nos réalités respectives.

Ce livre est précisément le fruit d'un dialogue, un cheminement vers une rencontre en profondeur de deux communautés que séparent et unissent à la fois des traditions soeurs. Son but n'est pas tant de ré-pondre aux multiples questions qui se posent à propos de leurs cultures respectives que de susciter un questionnement davantage col-lé à la réalité, celle des faits, ce qui implique une certaine démarche d'autocritique et surtout une écoute de l'autre.

Sortir de son horizon à la découverte de cet autre, de sa réalité à lui, et du même coup entrevoir sa réalité à soi, dans la transparence de sa propre communication avec lui, telle est l'ambition des pages qui suivent.

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[1]

JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

Première partie

GENÈSE DE LA PRÉSENCE JUIVEAU QUÉBEC

1627-1882

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[2]

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[3]

1627-1882Genèse de la présence juive

au Québec

Pour comprendre l'histoire parfois paradoxale des relations entre les communautés juive et québécoise française d'aujourd'hui, il faut partir de l'absence des Juifs et des protestants au cours de la pénétra-tion française le long du Saint-Laurent et du Mississipi. C'est là un fait dont on n'a pas encore mesuré toute la portée. L'ambassadeur portu-gais au Canada, Eduardo Brazao, faisait remarquer, il y a quelques an-nées, que le Portugal aurait pu inscrire un chapitre important aux pre-mières pages de l'histoire du Nouveau Monde s'il n'avait commis l'er-reur d'exiler ses ressortissants juifs. Lisbonne était alors le centre d'un immense empire commercial.

Par l'expulsion des Juifs en 1496, nous nous sommes privés, d'une part, de la seule classe de la société qui détenait la clé de notre économie domestique ; d'autre part, nous nous sommes aliénés la plus puissante des francs-maçonneries internationales : celle des Juifs qui contrôlait la fi-nance et le commerce européens.

Et l'ambassadeur d'appliquer ce raisonnement à la France de Col-bert. Si elle avait été plus puissante et avait pu mobiliser les intérêts commerciaux juifs dans son commerce avec les Antilles et le Canada, l'histoire de ce pays aurait pu s'avérer différente. Mais le sentiment an-tijuif a prévalu, malgré le réalisme de Colbert qui refusait de prêter l'oreille aux propos contre les Juifs, ajoutant que la France devrait [4]

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ignorer la jalousie des marchands catholiques à l'endroit des Juifs et des protestants :

Il est important de juger sainement si le commerce qu'ils contrôlent, grâce aux contacts qu'ils entretiennent dans toutes les parties du monde avec ceux de leur secte, est de nature à bénéficier à l'état. 6

Au plan économique, les suites négatives de cette absence ne sont sans doute pas faciles à évaluer. Un fait cependant donne raison à l'ambassadeur portugais : grâce à la mentalité plus ouverte de l'empire français, un rameau de ces familles juives expulsées du Portugal, les Gradis de Bordeaux, jouera, comme nous le verrons, un rôle important dans l'économie et la défense de sa colonie nord-américaine face à la concurrence des établissements anglais de la côte atlantique. Mais c'est surtout au plan socioculturel que les retombées de l'absence juive sont discernables dans l'histoire du premier peuplement français au Québec.

Interdits de séjour en Nouvelle-France

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Ce peuplement se fait sous le signe de l'homogénéité la plus stricte. Le projet de la Nouvelle-France dans l'idée de ses initiateurs est clair : établir en Amérique une colonie où seuls les catholiques, à partir de 1627, auront le droit d'émigrer. Les Compagnies auxquelles est confiée la responsabilité de l'opération « s'engagent au nom du roi à subvenir aux frais du culte et au soutien de ses ministres ». 7

Catholique et française, telle est au point de départ et telle sera jus-qu'à nos jours la définition traditionnelle de la communauté cana-dienne-française. Cette homogénéité a été haussée, au cours de ses 400 ans d'histoire, à la dignité de mythe national. Les manuels ont peu

6 Cornélius J. Jaenen, « Le Colbertisme », dans Revue d'histoire de l'Amé-rique française, vol. 18, 1964, p. 252-266.

7 Denis Vaugeois et J. Lacoursière, Canada-Québec : synthèse historique, Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 1978, p. 44.

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appuyé sur les apports importants qui sont venus enrichir, en cours de route, la texture ethnoculturelle du peuple québécois français ; celui, en premier lieu, des nations autochtones, mais également, même s'ils sont souvent de moindre importance quantitative, ceux de nombreuses ethnies européennes : écossaise, irlandaise, allemande, suisse, anglaise aussi, ou, plus tardivement, italienne, sans oublier, du plus loin qu'on remonte [5] dans l'histoire du Régime français, l'apport des Noirs 8 et, tout récemment, des Asiatiques ou des Maghrébins.

Dans cette optique, « l'autre » prend une importance d'autant plus grande qu'on a besoin de l'exclure pour s'identifier. « L'autre », c'est d'abord le « sauvage », celui qui vit en marge de la « civilisation », puis l'Anglais, celui qui ne partage ni la langue ni la religion, et finale-ment, l'immigrant, l'étranger, le « déraciné ».

Le Juif, cependant, présente quelque chose de paradoxal. D'une part, il est officiellement banni de la colonie. 9 Cette exclusion n'a pas de quoi surprendre les colons habitués, depuis le Moyen Âge, à le voir soumis à un régime d'aliénation juridique. L'image qu'ils ont de lui est celle du Juif errant, exclu de la classe paysanne parce que la propriété terrienne lui est interdite, exclu des charges publiques parce que sou-vent il ne peut habiter la capitale. Privé de toute forme de stabilité, il a été forcé d'investir son avoir dans les biens meubles, facilement trans-portables et négociables, argent, or, pierres précieuses. Il se spécialise volontiers dans certains métiers et dans le trafic de l'argent, par le prêt ou les banques, et plus généralement dans le commerce et les affaires. Cette mobilité l'amènera, par ailleurs, à cultiver cette solidarité inter-

8 Voir Avant-propos, p. iv, n. 2. Les Noirs excellaient à remplir le rôle d'interprètes auprès des autochtones amérindiens. (Léo Bertley, op. cit., p. iv, n. 2).

9 L'article 3 de l'édit du Cardinal de Richelieu, en date du 7 mai 1627, spé-cifie que les associés de la compagnie créée par le premier ministre de Louis XIII pour la Nouvelle-France « ne pourront y faire passer que des Français catholiques ». Le Code Noir de 1685 comporte cet article : « Nous enjoi-gnons à tous nos officiers de faire sortir de nos îles tous les Juifs qui s'y sont installés. En tant qu'ennemis du nom chrétien, nous leur ordonnons de partir dans les trois mois sous peine de confiscation du corps et des biens et des galères ». (Jean-Paul de Lagrave, « La présence juive au Québec », Bulletin du Cercle juif ; B. G. Sack, History of the Jews in Canada, Montréal, Har-vest House, 1965, p. 1-2).

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nationale que favorisent les relations de famille et d'amitié dans la dia-spora, solidarité indispensable à sa survie en temps de persécution. 10

Pourtant, malgré l'interdit qui pèse sur lui, le Juif est présent en Nouvelle-France d'une double façon. Au plan administratif, il parti-cipe, depuis la métropole, au financement de la colonie en investissant dans les compagnies chargées par le roi du développement de ses pos-sessions d'Amérique. Sa présence s'affirme également au plan reli-gieux. Présence ambiguë, puisque le Juif représente pour le peuple chrétien le meilleur et le pire. Le meilleur par tout ce que l'Église a de plus sacré : la Sainte Famille de Nazareth, les apôtres, les premières communautés chrétiennes et, comme toile de fond, les grandes figures de la Bible qui ont préparé cet âge d'or. Le pire par le rappel insistant, dans la liturgie, de l'affrontement de Jésus avec les chefs de la nation juive et surtout du dénouement tragique de la Passion. Ce grand [6] absent de la colonie, on en parle dans les sermons qui répercutent les malédictions de la piété médiévale. En fait, l'écho de ces malédictions retentira, d'année en année, dans les églises du Québec, jusqu'à Vati-can II.

Cette double empreinte d'une présence mythique du Juif des Écri-tures et de l'absence du Juif contemporain dans ce Nouveau Monde à construire va marquer profondément l'image que se fait de lui-même et des autres le Québécois français. Le Québec est pour lui la terre d'élection, essentiellement monoculturelle, qu'il a pour mission de gar-der dans la fidélité à ses origines catholiques et françaises.

Si bien que l'insertion des nouveaux arrivés dans cette population enracinée depuis Champlain dans la vallée du Saint-Laurent constitue un défi en réalité plus grand pour elle que pour eux. Alors que pour les Juifs il s'agit du nième épisode de l'aventure trois fois millénaire qui les a menés de leur terre ancestrale aux quatre coins du monde, le « Canadien » de l'époque doit apprendre à vivre avec d'autres et, pour commencer, avec les Anglais qui jouissent d'un avantage marqué aux plans économique et politique et peut-être aussi au plan socioculturel. D'où son acharnement à cultiver son identité et à lutter pour sa survie et pour ses droits. Fait à noter, il s'appuiera pour y parvenir non seule-ment sur sa tradition catholique et française, mais également sur le

10 Voir J. P. Agus, L'évolution de la pensée juive, des temps bibliques au début de l'ère moderne, Paris, Payot, 1961, p. 398.

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droit et la jurisprudence britanniques. Il en viendra même à créer le mythe d'un âge d'or, d'une époque idyllique d'avant la Conquête, celui d'un peuple issu d'une cohorte de saints fondateurs et exclusivement catholique et français. C'est de ce mythe que naîtra un certain nationa-lisme à connotation raciste qu'une politique partisane et soi-disant pa-triotique utilisera au profit d'intérêts supposément religieux mais en fait volontiers extrémistes.

Ce mythe d'une société homogène a fait que le Québec français n'a pas cherché à associer les autres à son rêve et à ses projets d'avenir. Il n'a pas trouvé de formule pour assurer aux autres un espace culturel où ils puissent s'épanouir.

En ce sens, l'absence des protestants et des Juifs, lors de la pre-mière implantation européenne au pays, a posé aux [7] Québécois français un défi historique auquel ils n'ont pas encore trouvé de ré-ponse adéquate.

Le cas de la communauté juive en est un premier exemple. Quand viendra la minute de vérité et que certaines questions se poseront en termes concrets, l'accueil des immigrants, par exemple, et la place à leur faire dans la vie collective du Québec, il ne faudra pas se sur-prendre de voir une certaine intelligentsia québécoise française, aussi bien dans l'Église catholique que dans les formations politiques et les associations patriotiques, s'opposer farouchement à l'autonomie sco-laire ou à l'émancipation économique de ces nouveaux venus. L'oppo-sition sera d'autant plus vive que ceux-ci sont tout aussi déterminés à préserver leur patrimoine religio-culturel.

Les premières familles juives

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Au départ, cependant, cet affrontement n'aura pas lieu. Au contraire, tout se passe, avec l'arrivée des premiers immigrants juifs, comme si la population voyait dans ces tiers un intermédiaire ou plus exactement un tampon entre elle et le nouveau pouvoir. Si bien qu'entre Juifs et « Canadiens », on peut parler d'une sorte de lune de miel qui va se prolonger durant un siècle, de 1760 à 1870. Nulle part

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ailleurs, a-t-on dit, les Juifs n'auront connu, à l'époque, un accueil, une liberté et une sécurité comparables.

Le rideau se lève, pour l'entrée en scène des Juifs au Québec, sur la Conquête anglaise. L'année 1760 n'annonce pas seulement la fin de la Nouvelle-France et le départ d'une bonne partie de l'élite française, dé-capitant le petit peuple face aux vainqueurs. C'est également et sur-tout, pour celui-ci, l'entrée dans un univers nouveau, le monde anglo-saxon. L'Amérique du Nord est désormais anglaise du nord au sud et le pôle politique et économique en est Londres. Rapidement, le port de Montréal sera intégré au grand réseau commercial que constitue l'empire britannique établi sur tous les continents.

Les nouveaux administrateurs exercent, il va sans dire, un contrôle absolu sur les grandes sources de la richesse [8] publique : la traite des fourrures, la production agricole et manufacturière et surtout l'impor-tation et l'exportation dont la loi britannique de 1763 assure l'exclusi-vité à l'Angleterre et à ses colonies. Et comme le rappellent les histo-riens de cette époque, les grands bénéficiaires du nouveau régime se-ront les « quelques centaines d'aventuriers anglais qui accourent au pays pour en exploiter les ressources ». 11

C'est au moment de cette mutation économique qu'arrivent les quelques familles juives du nouveau régime. Pour bien mesurer l'im-pact de cette mutation, il faut se rappeler, avec B. K. Sandwell, ce qu'elle signifiait :

Une transition d'une économie où l'argent et le crédit étaient sans im-portance, et où existait une relation féodale entre les exploitants du sol et les seigneurs du manoir, à une économie dans laquelle tout était réglé par le prix du marché.

Les seigneurs n'avaient aucune compétence dans cette sorte d'écono-mie et ils furent rapidement doublés par les « hommes d'affaires » — par-mi lesquels les quelques Juifs alors en Amérique se distinguaient par leur énergie exceptionnelle, leur vision et leurs disponibilités financières. 12

11 Vaugeois et Lacoursière, op. cit., n. 2, p. 194.12 Saturday Night, 11 fév. 1939.

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Exclus par Londres de la propriété terrienne et même du simple service militaire, comme leurs cousins de France l'étaient alors par Pa-ris, les Juifs anglais étaient essentiellement des commerçants, c'est-à-dire qu'ils servaient de courroie de transmission entre l'administration coloniale ou les grandes compagnies et les clients canadiens.

Ceci était vrai en premier lieu de l'armée. Contrairement à nos forces armées contemporaines, les armées du 18e siècle n'assumaient pas directement l'approvisionnement en fournitures militaires et en vivres. Elles le confiaient par contrat à des particuliers, à charge pour ceux-ci d'acheminer les marchandises sur les lieux mêmes des opéra-tions.

C'est ainsi que les Frank 13 de New York ont joué un rôle important, comme fournisseurs des troupes anglaises, au cours des opérations mi-litaires pour la conquête de la Nouvelle-France. En 1758, Samuel Ja-cobs suit les Anglais depuis le fort Cumberland jusqu'à Québec et Aa-ron Hart et [9] quelques-uns de ses coreligionnaires accom-pagnent Amherst en 1760. 14

Les premières familles juives, les Hart, les Joseph, les Frank, les David, les Judah, les Hays, les Solomon, les Mayers, les Lyon, les Abraham, se sont établies à Québec, Montréal, Trois-Rivières, Ber-thier, Rivière-du-Loup (aujourd'hui Louiseville), Yamachiche ou Saint-Denis, et y ont joué un rôle le plus souvent obscur, mais essen-tiel dans la période d'occupation et de réorganisation du territoire.

Presque tous avaient apporté un capital avec eux. Ils étaient mar-chands, importateurs, fournisseurs de l'armée, exportateurs de blé, prê-teurs, grossistes, banquiers et pionniers dans l'expédition outre-mer, comme plus tard ils le seront pour le téléphone, le télégraphe et l'aque-duc. 15

13 Nom qui indique l'origine française chez les ashkénases. Pour les séfa-rades, le nom correspondant chez les Arabes et même chez les Juifs autoch-tones était Franco.

14 Vaugeois et Lacoursière, op. cit., n. 2, p. 340.15 D. Rome, « On the Early Harts » Part 2, Canadian Jewish Archives, new

séries, no 16, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1980, p. 107.

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En somme, ils faisaient partie des premières générations juives à être reconnues, après 2000 ans, comme des êtres humains à part en-tière, des êtres libres. Ailleurs dans le monde, on en était toujours aux coutumes moyenâgeuses du servage, des ghettos et des rançons. Quelques décennies les séparaient encore de la Révolution française et de l'ère napoléonienne. Ce statut de liberté, déjà implicite dans le Trai-té de Paris de 1763 16, devait être bientôt inscrit dans la Constitution de la Province de Québec, avant l'Acte de Québec de 1774 qui reconnaît le droit à l'existence à des communautés de langue, de tradition légale et de religion autres que celles du peuple anglais. Comme le remarque Hilda Neatby : « L'Acte de Québec du Canada peut être cité comme un exemple des libertés humaines les plus chères, la liberté de conscience et la liberté de culte ». 17 Nous sommes en présence, ajoute-t-elle, de « la première grande charte de la liberté religieuse » que l'Occident ait connue jusqu'alors.

Les quelques familles juives qui viennent s'établir sur les bords du Saint-Laurent entretiennent avec leur parenté de New York et des autres villes d'outre-frontières d'étroites relations qui vont de l'impor-tation de livres ou de marchandises à l'envoi des enfants pour parfaire leur éducation. Cet échange de bons offices préfigure l'époque encore lointaine de la grande migration d'Europe centrale où les diasporas de [10] New York et de Montréal seront en constantes relations commer-ciales et culturelles l'une avec l'autre.

Ces familles forment déjà ce que des historiens ont appelé une troi-sième société ou un « intergroupe ». Dès le départ, elles ne sont pas identifiées aux Anglais. Elles ne font pas partie de l'administration, en ce sens qu'elles ne participent pas à la vie politique, aux privilèges et aux bénéfices de la colonie, comme c'est le cas des actionnaires de la Hudson Bay ou des compagnies de transport. Elles ne font pas partie de la société des Anglais, ni par le sang, ni par la religion, ni par la communauté d'intérêts. Elles ont une synagogue à Montréal, autre-

16 Il garantissait aux catholiques le libre exercice de la religion de l'Église de Rome sous la suprématie du roi d'Angleterre.

17 Hilda Neatby, Chelsea Journal, vol. 1, no 1 (janv. 1975), pp. 41-47. Même en Grande-Bretagne, les Anglais, les Irlandais et les Écossais devront attendre encore un demi-siècle pour obtenir ces libertés.

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ment dit, aux yeux des Canadiens, « clocher » sur rue, et elles sont ap-parentées les unes aux autres par de multiples mariages.

Leurs affinités culturelles avec l'occupant datent de leur migration en Angleterre au 17e siècle, en provenance de la Lithuanie, de la Po-logne et de l'Allemagne. Elles retracent leurs racines à Londres, Ports-mouth et Plymouth d'où leurs membres fondateurs s'embarquèrent pour l'Amérique. Certains, comme les Calneck et les Clément, avaient gagné la Nouvelle-Ecosse dès avant la chute de Québec.

Les Hart

Parmi ces familles fondatrices dont l'influence marquera le milieu canadien, il y en a une qui se distingue nettement, tant à cause de sa prodigieuse expansion généalogique que par son enracinement dans l'histoire du Québec français. Il s'agit des Hart.

Aaron Hart (1724?-1800) serait né à Londres de parents d'origine allemande dont le nom original aurait été Hirsch, c'est-à-dire « hart » en anglais. Après un séjour en Jamaïque, on retrouve Aaron à New York où il a de la parenté. Nous sommes en 1756. Il est bientôt rejoint par ses frères Harmon et Bernard, alors que son frère Léman restera à Londres pour voir à l'organisation d'une distillerie.

Avec l'établissement d'Aaron à Trois-Rivières, la famille se trouve solidement implantée dans trois régions-clés de l'empire britannique d'Atlantique Nord : l'Angleterre, la Nouvelle-Angleterre et le Canada.

[11]Alors que Jacobs et Levy qui accompagnaient les militaires dans

leur marche sur Montréal s'établissent, le premier à Québec puis à Saint-Denis, le second à New York, Aaron Hart se fixe, en 1761, à Trois-Rivières. Son choix s'explique peut-être par son amitié pour le gouverneur de l'endroit, Haldimand, mais sans doute aussi en raison du site qui lui apparaît excellent pour le commerce des fourrures. De fait, il va y prospérer et donner du fil à retordre à ses concurrents de Québec et de Montréal. Il entre en correspondance avec des mar-chands de Londres et de Liverpool et fait l'échange avec eux de four-rures contre des armes, des meubles, des vêtements, des articles ména-

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gers, des rideaux, des bijoux, etc. qui serviront à son commerce avec la population locale et autochtone.

En 1768, Aaron épouse sa cousine Dorothy Catherine Judah à Portsmouth, Angleterre. Ce mariage lui vaudra la venue à Trois-Ri-vières de ses cousins et beaux-frères Uriah et Samuel et surtout une nombreuse postérité : quatre garçons — Moses, Ezékiel, Benjamin et Alexander — et cinq filles éduquées chez les Ursulines de Trois-Ri-vières. L'une d'elles, Chavah, épousera un Judah et deux autres, Sarah et Charlotte, les fils de Lazarus David de Montréal, Samuel et Moses.

Aaron Hart connaîtra la richesse et la renommée avant de quitter les siens, en l'année 1800. Son testament est une liste impressionnante de legs à sa femme et à ses enfants. 18 II dote ses fils qui d'une seigneu-rie, qui d'un terrain ou d'une maison dans le quartier central de Trois-Rivières. Cet homme d'initiative qui avait connu des débuts difficiles laissait à sa famille un commerce florissant et un capital que ses en-fants sauront faire fructifier.

La première génération des Juifs nés au pays

De toutes les familles juives qui s'implantent au pays en ces débuts du Régime anglais, les David, les Frank, les Joseph, les Judah, les So-lomon, ce sont les Hart qui présentent le cas le plus spectaculaire d'adaptation aux réalités locales et de contribution à l'essor de la jeune colonie.

[12]Les deux premiers fils d'Aaron, Moses et Ezekiel, demeureront à

Trois-Rivières et consolideront les entreprises du père avec accent, pour le premier, sur l'industrie de la bière et, pour le second, sur la traite des fourrures. Moses acquerra plusieurs seigneuries dont celles de Grondines et de Gaspé et s'emploiera à promouvoir la navigation à vapeur. Il lancera deux navires, le Hart et le Toronto. De son côté, Ezékiel goûtera à la politique, comme nous le verrons. Élu député de Trois-Rivières, le 11 avril 1807, avec l'appui du clergé tant catholique 18 Raymond Douville, dans son Aaron Hart, récit historique (Trois-Ri-

vières, Éditions du Bien Public, 1938, 194 p.), reproduit une bonne partie du document, p. 146 ss.

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que protestant, il posera des jalons importants, malgré l'échec apparent de son aventure dans l'arène parlementaire de Québec, vers l'accession de la communauté juive à la pleine reconnaissance de ses droits ci-viques. Mais il deviendra essentiellement un homme d'affaires. Il sera l'un des fondateurs de la Banque de Montréal.

Quant à Benjamin et Alexander, ils s'établiront à Montréal et y fe-ront prospérer divers commerces. Tous deux deviendront armateurs. Alors qu'Alexander finira ses jours en Angleterre, Benjamin jettera les bases de la congrégation Shearith Israël, notamment par la construc-tion d'une synagogue. Comme Ezekiel, il se lancera dans une aventure politique qui devait mal tourner. Il prendra fait et cause pour le mou-vement d'annexion aux États-Unis qui agitait à l'époque certains élé-ments du milieu anglais de Montréal. Au point qu'il s'aliénera le gou-vernement et devra s'exiler à New York jusqu'à sa mort.

Ainsi, dès la première génération, la famille ou plutôt le clan Hart s'enracine au coeur du Québec, en plein milieu francophone. Il va contribuer à faire de Montréal la plaque tournante du commerce natio-nal et international. Mais c'est à Trois-Rivières qu'il va surtout s'iden-tifier. Aaron y avait relancé la traite des fourrures qui semble avoir eu à soutenir, à l'époque, la concurrence de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Ses affaires l'amèneront à établir, grâce à ses liens de pa-renté avec, notamment, les Levy et les Judah, des relations commer-ciales entre sa ville, New York et surtout Liverpool. Il introduira de nouveaux concepts d'économie, tels l'établissement de marchés pu-blics, le recouvrement des dettes d'après les principes de la législation commerciale [13] anglaise, la réglementation du poids des pièces d'or. 19 De son côté, Ezékiel fondera une banque à Trois-Rivières.

Mais peut-être le trait le plus attachant de cette famille vient-il de son étonnante créativité. Ezékiel caressait un rêve : « L'établissement d'une banque internationale, avec succursales et comptoirs commer-ciaux dans les principales villes du monde ». 20 Quant à Moses Hart, il était lui aussi habité par un rêve, celui de jeter les bases d'une religion universelle inspirée des écrits du politicologue américain Thomas Payne et d'Andrew Dean. On retrouve cette passion pour les mouve-

19 Douville, op. cit., n. 13, p. 89.20 Douville, op. cit., n. 13, p. 186.

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ments de salut universalistes aux diverses époques de l'histoire juive, depuis Isaïe jusqu'à Karl Marx.

Grâce à ces quelques familles juives comme les Hart, les fils des 60 000 paysans « canadiens » de 1760 entreront plus rapidement dans l'ère des grandes transformations socio-économiques qui caractérise-ront le 19e siècle : l'industrialisation, le commerce international et bientôt les mouvements syndicalistes et socialistes qui vont préparer le monde du travail aux affrontements majeurs du 20e siècle.

La descendance d'Aaron Hart devait, en quelques générations, dé-border largement le Québec et s'étendre à toute l'Amérique du Nord. On rencontre aujourd'hui des Hart protestants ou catholiques, anglo-phones ou le plus souvent francophones, au même titre que les Smith, les Ryan ou les O'Leary. C'est ce qui rend, entre autres facteurs, le clan des Hart inextricablement lié aux racines mêmes du peuple qué-bécois et en fait une part indivise de son patrimoine.

La première communautéanglo-séfarade

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Si le peuple juif a pu traverser les siècles jusqu'à nous, c'est d'abord qu'il a su d'instinct maintenir vivant le réseau de ses communautés, tels des îlots flottants sur les mers du monde. Les communautés juives forment entre elles une sorte de tissu organique d'une résistance éton-nante où s'entrecroisent d'un pays à l'autre les liens familiaux, écono-miques, culturels et religieux. Certes, les Juifs ne sont pas les seuls à vivre en diaspora : il en est de même des Chinois, des [14] Indiens, des Arméniens, des Bohémiens, pour ne citer que les plus connus. Mais ce qui rend leur cas unique, c'est qu'ils ont dû apprendre à sur-vivre dans des conditions hostiles, souvent intenables, et ce depuis l'Egypte et la Mésopotamie, en dépit des exodes, des ghettos, de l'In-quisition, des interdictions d'immigration, des pogroms de l'Europe orientale et, tout près de nous, de l'Holocauste nazi.

Qu'est-ce alors que la communauté juive ? Une cellule du peuple juif qui grandit et s'épanouit grâce à un ensemble de structures so-

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ciales : la synagogue d'abord, puis l'école, les associations et, pour ceux qui partent, la « maison de vie », ce que l'Occident appelle le ci-metière.

S'il est un peuple en mesure de comprendre la force que représente la communauté juive, c'est bien le peuple français du Québec. Outre que sa religion présente avec le judaïsme des traits communs d'hérédi-té spirituelle, l'histoire de sa survie et de l'occupation de son territoire offrent des analogies avec l'histoire du peuple juif en terre d'Amé-rique. Regroupé, lui aussi, par communautés qu'il a appelées ses « pa-roisses », il forme un réseau serré où s'entremêlent les liens de parenté avec les relations de voisinage et d'activités socio-économiques. Les cellules éloignées, répandues en diaspora dans le Nord québécois, l'Ontario, les États-Unis et jusque dans l'Ouest canadien, demeureront, du moins pour quelques générations, soudées aux cellules mères du Vieux Québec.

Qu'était la paroisse ? Un clocher, avec son curé, ses notables, son école, ses associations et ses morts reposant à l'ombre de l'église. La cohérence de cette cellule était telle qu'on a vu, à certaines époques, des groupes partir, curé en tête, pour s'établir tantôt aux États-Unis ou dans l'Ouest canadien, tantôt en Abitibi ou dans le Nord de l'Ontario.

La « paroisse » juive, c'est la congrégation. Sitôt un certain nombre de familles établies dans un lieu donné (une dizaine suffit), elles se re-groupent naturellement en congrégation. La première initiative de la congrégation sera généralement de construire une synagogue et d'y in-viter un instituteur, un ministre ou un rabbin. Viennent se greffer à ce [15] noyau l'école, où les enfants apprennent leur tradition religieuse, les diverses associations qui répondent aux besoins culturels et so-ciaux de la communauté et le cimetière.

Mais il y a entre Québécois juifs et Québécois français davantage qu'un simple parallélisme structural. Les deux communautés ont fait preuve d'une remarquable faculté à la fois d'adaptation et de résistance aux milieux dissolvants et souvent hostiles à leur culture, bref d'une même capacité de survie. À une différence près, et elle est de taille : si déjà on a pu parler du « miracle canadien-français » après deux siècles d'isolement culturel, que ne doit-on dire de la survie juive après les dix-neuf siècles qui séparent la diaspora d'aujourd'hui de l'ultime ré-sistance de Massada ?

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L'histoire a voulu que ces deux communautés, l'une et l'autre mino-ritaires et menacées dans leur identité socioculturelle, cheminent côte à côte, depuis 1760, sur ce coin de terre qui s'appelle le Québec. Cette « convivance » historique les a amenées tantôt à lutter ensemble pour leurs droits, tantôt à s'affronter comme dans le cas des écoles juives, mais toujours, finalement, fondamentalement, à se rapprocher, à se rendre de plus en plus présentes l'une à l'autre.

Évidemment, 1760 n'a pas la même signification pour les Français et pour les Juifs. De gré ou de force, les Français changeront d'allé-geance. Les décisions majeures ne viendront plus de Paris mais de Londres. Le pouvoir parle désormais anglais et il est protestant. Il se méfie de leur rattachement culturel à la France, particulièrement à l'approche de la Révolution française. Il ambitionne même, au départ, d'« angliciser » ce petit peuple de 60 000 paysans, décapité de son in-telligentsia politique. Il se méfie en outre de son allégeance religieuse à l'Église de Rome. Par contre, les Juifs entreront au pays avec cette administration anglaise dont ils vivent et qui est satisfaite de leurs bons offices. Sans doute leurs rapports avec elle sont-ils excellents. Mais ils sont loin de jouir de l'égalité des droits pour laquelle ils lutte-ront bientôt aux côtés des « Canadiens ». Traditionnellement, ils ne peuvent compter que sur un régime de privilèges, tels que la possibili-té pour eux de remplir certaines fonctions publiques. Jamais ils n'accé-deront aux hautes sphères [16] d'influence de la colonie. Ce statut in-termédiaire entre les « Anglais » et les « Canadiens » servira leur rôle de courroie de transmission entre le pouvoir et la base de la société québécoise.

La congrégation-mère : Shearith Israël

Très tôt après l'établissement des premières familles dans les prin-cipaux centres de la colonie, on voit naître et grandir la communauté juive. Dès 1768, Montréal devient le berceau de la première congréga-tion du Canada. Son nom : Shearith Israël (Restes d'Israël). De fait, cette première communauté juive est formée d'immigrés d'origine al-lemande venus d'Angleterre et des colonies anglaises. Bien que de li-gnée ashkénaze (ashkénaze veut dire allemand en yiddish), ces Juifs avaient adopté le rite séfarade (du mot hébreu médiéval Sefarad pour

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Espagne) et ils affilieront tout naturellement leur congrégation mont-réalaise à la congrégation « séfarade » ou plus précisément anglo-séfa-rade 21 de Londres, affiliation rituelle dont s'honore encore aujourd'hui leur synagogue de la rue Lemieux.

En 1777, la congrégation de Montréal est en mesure de construire, rue Notre-Dame, la première synagogue canadienne, instrument indis-pensable de croissance et de transmission de la tradition juive d'une génération à l'autre. Aussitôt, un autre besoin se fait sentir, la « mai-son de vie », besoin auquel la congrégation pourvoit dès 1781. Cette acquisition va donner lieu à un remarquable document qui met en cause les seigneurs de l'île de Montréal, les MM. de Saint-Sulpice. In-titulé Déclaration du Fief et Seigneurie de Montréal au Papier Terrier du Domaine de Sa Majesté en la Province de Québec en Canada, faite le 3 Février 1781 par Jean Brassier, p.s.s., le document se termine par ce paragraphe :

21 Anglo-séfarade, en ce sens que les vrais séfarades sont originaires de la péninsule ibérique. Il faut se rappeler qu'à partir de leurs régions d'origine, Babylonie, Palestine, Egypte, les Juifs pénétrèrent en Europe par deux voies principales : celle du nord-ouest qui les conduisit, vers l'an 1000, aux fron-tières de la France et de l'Allemagne actuelle, et de là en Pologne ; et celle de l'ouest qui les mena, vers la même époque, jusqu'en Espagne. Alors que les séfarades adopteront le ladino, les ashkénazes parleront un patois alle-mand qu'ils appelleront yiddish-allemand et plus tard yiddish. Les deux branches se répandront ultérieurement dans les empires dont elles relève-ront, souvent loin des capitales où s'élaboraient et s'appliquaient des poli-tiques répressives à leur égard, comme l'Inquisition. C'est ainsi qu'on re-trouve des Juifs séfarades en Hollande, au temps où celle-ci relevait de Ma-drid. Ces Séfarades hollandais établirent une communauté à Londres, dans les années 1660. Un siècle plus tard, cette communauté sera submergée par une vague d'immigrants ashkénazes en provenance des pays slaves. La pre-mière communauté juive de Montréal, et de tout le Canada, restera fidèle à cette tradition séfarade londonienne dans sa synagogue hispano-portugaise.

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« Le Reste de la Terre de quatre Arpens Sept Perches de front sur envi-ron quatre Arpens de profondeur, le Tout en Désert sans Bâtimens, est possédé par les Héritiers Décarris qui ont vendu trente Pieds quarés pour Le Cimetière des Juifs. » 22.

[17]« Maison de vie » disent les Juifs du lieu de leur dernier repos. Ex-

pression paradoxale de leur foi qui nous fait entrevoir le prix qu'ils at-tachent à la grande continuité de la communauté par-delà la mort. Voici, tel que rapporté en 1882 par un hébraïsant haskalah 23, le témoi-gnage d'un groupe d'immigrants européens, éduqués et isolés dans la Prairie canadienne. Ce texte nous donne une idée de l'horreur qu'ins-pire au Juif la perspective d'un décès sans sépulture rituelle :

Nous voulions venir ici... dans une région où nous ne serions pas tour-nés en ridicule par nos voisins Gentils ni exposés à leurs moqueries à cause de notre foi et de notre apparence. ... Il est évident que dans notre si-tuation, personne ne peut songer à quelque chose de plus élevé, telle la lecture d'un journal ou d'un livre, comme nous étions habitués à faire chez nous. Nous n'avons pas non plus le temps de faire nos prières quoti-diennes. Nous arrivons à la maison à la nuit tombée, soucieux, épuisés et le sommeil nous surprend avant même d'avoir mangé. Nous mourrons tous ici et nous n'aurons même pas une sépulture juive. L'enfant d'un immigrant est mort ici aujourd'hui et il n'y a pas de lieu de sépulture pour lui ! 24

22 Édité par Claude Perrault et publié à Montréal, chez C. B. Payette (1969, xviii, 495 p.). Ce cimetière était situé rue Saint-Janvier, près du Square Do-minion actuel.

23 La Haskalah (« La lumière ») fut un mouvement laïcisant et universa-liste visant à libérer les Juifs de leur condition de perpétuels errants par une insertion dans la culture européenne.

24 Benjamin G. Sack, « History of the Jews in Canada », in Arthur Daniel Hart, éd., The Jew in Canada, Toronto, 1926, p. 63.

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L'importance accordée aux rites funéraires est telle chez ces immi-grants que souvent l'acquisition de la « maison de vie » précède l'orga-nisation de la congrégation. Si bien que le rattachement à la syna-gogue, bien que volontaire, devient une nécessité, ne serait-ce que pour s'assurer d'une sépulture rituelle.

Très tôt, ce premier groupe se dispersera, soit par mariages mixtes, soit par émigration, vers New York, Philadelphie, Newport. Les fa-milles qui resteront seront généralement de souche ashkénaze, venues d'Allemagne, de Grande-Bretagne et de ses colonies, et ne seront séfa-rades que par association.

Ainsi la première congrégation canadienne présente-t-elle une cer-taine ambivalence culturelle qui la rend à la fois fragile et plus ouverte à la pluralité du milieu juif embryonnaire. Tradition fragile si l'on songe qu'alors que le rituel est strictement séfarade, la seule langue, à part l'anglais, que ces gens connaissent pour la plupart est le yiddish. Et bien [18] que leurs ministres portent des noms ibériques : de Lara, Piza, de Sola, on ne trouve pas un seul phonème ladino dans leurs écrits. Au surplus, ils s'identifient eux-mêmes par le terme yiddish Shool. Cette ambivalence permettra précisément de réunir les élé-ments disparates de la jeune communauté et de maintenir des liens avec les deux grands pôles spirituels de la diaspora nord-américaine : Londres et New York.

La congrégation de Montréal pourvoira longtemps aux besoins de la communauté juive de la colonie. Communauté minuscule si l'on songe que 65 ans après la Conquête, soit en 1825, elle ne compte en-core que 90 personnes dans le Bas-Canada.

Deux événements majeurs vont bientôt en changer profondément la vie et le visage : la loi de 1831 et l'arrivée, dans les années 1840, d'une nouvelle vague d'immigrants en provenance de l'Allemagne et de l'Europe de l'Est.

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Premières contributionsà l'histoire politique

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La participation des Juifs à la vie politique québécoise est celle d'une minorité infime par rapport à l'ensemble de la population (la communauté n'a jamais dépassé 2%). Pourtant cette minorité a joué, surtout à l'origine, un rôle politique hors de proportion avec son nombre. Peut-être doit-elle ce dynamisme en partie au fait qu'elle s'est toujours vue et comportée comme une troisième société qui se meut dans un univers socioculturel propre.

Dès le départ, cette société composée surtout de commerçants évo-luera entre les deux majorités « blanches » : l'establishment anglais et la population française. Plus spécifiquement, elle sera et demeurera pour les Anglais une alliée et pour les Français une voisine ou, plus exactement, la première et longtemps la seule communauté d'immi-grants au Québec.

De fait, les Juifs sont venus au Canada non pas comme les pre-miers colons de l'empire français, ni comme les colonialistes anglais, mais comme les immigrants d'un Nouveau Monde, en quête de liberté, qui abordent un contexte social [19] où la lutte pour l'égalité et les droits de la personne est possible. Et ces immigrants sont arrivés au moment où les premiers défricheurs, les conquis de 1760, devaient eux aussi se battre pour leurs droits, leur religion et leur égalité devant la loi.

Ceci dit, la contribution juive à la vie politique du Québec apparaît d'autant plus riche qu'elle émane d'une communauté d'une étonnante diversité socioculturelle. Relativement homogène au début, elle va suivre une courbe évolutive qui rappelle par maints côtés la commu-nauté française, sauf que le rythme en est incomparablement plus ra-pide. Aussi longtemps qu'ils n'auront qu'une congrégation à Montréal, les Juifs du Bas-Canada, venus de divers pays occidentaux, accuseront des traits religio-culturels communs : ceux d'un judaïsme de rite séfa-rade bien acculturé à l'univers anglo-saxon. De leur côté, leurs voisins

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français présenteront eux aussi une diversité d'origine ethno-culturelle, française majoritairement et amérindienne dans une certaine propor-tion, même si la presque totalité professent la foi catholique romaine.

Avec la fondation de la congrégation allemande ashkénaze en 1846, la pluralité de la communauté juive ne cessera de s'accentuer. Elle annonce le raz de marée imminent des années 1870-1880, avec l'arrivée des immigrants du Shtetl de langue yiddish, dont le rite est différent et la culture marquée par la grande diversité ethnique et lin-guistique de l'Europe de l'Est.

Pareille diversité n'adviendra à la population francophone du Cana-da que beaucoup plus tard, par les protestants de France et de Suisse d'abord, mais surtout avec l'immigration francophone des années 1950-1960, celle des Juifs et des musulmans d'Afrique du Nord, celle des chrétiens et des autochtones d'Afrique noire et des Antilles, celle des bouddhistes de l'Asie du Sud-Est.

Sur le plan politique, cette diversité culturelle vaudra à la commu-nauté juive une variété d'options idéologiques sans parallèle dans l'his-toire des deux groupes majoritaires, anglais et français. À tel point qu'elle jouera dans l'histoire politique du Québec un rôle d'éveilleur auprès de la communauté [20] francophone longtemps minorisée par les structures politico-économiques et, de ce fait, engagée souvent dans les mêmes combats.

Les luttes constitutionnelles (1763-1832)

Dès 1763, on voit apparaître des signatures juives au bas des péti-tions qui partent de la colonie pour Londres. La première est celle d'Eleazer Levy pour appuyer un mémoire qui rappelle au roi que « notre établissement dans cette colonie, en ce qui concerne la plupart d'entre nous, date de sa reddition aux armes de Votre Majesté » et le prie d'accorder à cette colonie une Assemblée. Les pétitionnaires re-viennent à la charge en 1770. Aaron Hart se joint à eux. En 1773, nou-velle pétition, cette fois de résidents de Montréal, au nombre desquels ont signé Samuel Jacobs, Levy Solomons et Ezekiel Solomons. Les mêmes signataires juifs répètent leur geste quelques mois plus tard.

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Même s'il soulève le mécontentement des Canadiens, l'Acte de Québec de 1774 dote le Canada d'un Conseil législatif et, de ce fait, constitue une étape dans la conquête des libertés civiles, notamment au plan de la religion. Dès la même année, les signataires prient le roi de rappeler cette loi au profit d'une Chambre d'assemblée élective. Quelque quinze Juifs sont au nombre des signataires dont de nou-veaux noms : Lazarus David, Simon Levy, Andrew Hays, David Sa-lesby Frank, Isaac Judah.

La révolution américaine (1775-1783) arrête le mouvement, mais dès 1784, une nouvelle pétition part pour Londres demandant une constitution et un gouvernement fondés sur « des principes solides et libéraux ». Cette fois, 25 Juifs signent, dont ces nouveaux noms : Elias Solomons, Hyam Myers, David Jacobs, Abraham Hart, Moses Hart, Ezekiel Hart, John Franks, David David, Isaac Abrams, Uriah Judah.

Ces hommes qui plaident depuis vingt ans, avec leurs collègues an-glais et canadiens, pour obtenir de la métropole la liberté politique, nous les retrouvons aux divers tournants de la vie économique, so-ciale, politique et religieuse de la [21] colonie. 25 Leur acharnement au-près de Londres finira par l'emporter. En 1791, l'Acte constitutionnel dotera la colonie d'un gouvernement constitutionnel et d'une Assem-blée législative. La première manche est gagnée.

La bataille pour l'égalité

Les idées généreuses qui devaient aboutir à la Révolution française et à son slogan de « Liberté, égalité, fraternité » étaient dans l'air de-puis un bon moment. En France, il y avait eu la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que des droits civils et politiques ac-cordés aux Juifs (1791), tandis que, cette même année, les États-Unis

25 L'un d'eux, David Salesby Frank, devait connaître une vie politique mouvementée. Arrêté d'abord pour insolence à l'égard de l'autorité civile, il soutint ouvertement les Américains lors de l'occupation de Montréal par Montgomery. Il devint par la suite une des vedettes mineures de la Révolu-tion américaine. Grâce à sa connaissance du français, il fut envoyé à deux reprises par le Congrès en mission diplomatique, en 1781 et en 1784, et fina-lement à Marseilles, à titre de vice-consul américain.

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adoptaient le Bill of Rights et qu'en 1808, Napoléon déclarait le ju-daïsme religion d'État.

« Dès le départ, écrit l'historien Sack, la vieille Province de Québec était destinée à jouer un rôle prédominant dans la vie des Juifs en Amérique du Nord britannique, car c'est là qu'ils gagnèrent leur pre-mière reconnaissance officielle et qu'ils apportèrent leur plus grande contribution au pays. Par conséquent, c'est là également que se posa pour la première fois sous une forme quelconque la question juive au Canada. » 26

Celui qui devait la poser n'était autre que le fils du célèbre Triflu-vien Aaron Hart, Ezekiel. Lors d'élections complémentaires, le 11 avril 1807, Ezekiel Hart était élu député par les Trifluviens, curé en tête. Qu'un Juif s'engage ainsi dans la politique est déjà une première en Occident. Qu'il soit élu à Trois-Rivières témoigne du degré d'inser-tion des Juifs dans la société canadienne-française de l'époque. Mais l'aventure de Hart devait bientôt devenir un test à la fois politique et social d'une importance historique considérable.

Pour situer l'événement dans ses justes perspectives, il faut se rap-peler qu'en 1808 la Chambre d'assemblée est le théâtre d'une bataille rangée entre le Parti canadien d'une part et celui du gouverneur, Sir James Henry Craig, de l'autre. Ezekiel Hart étant un ami personnel de Craig — il sera parrain, en 1811, de l'un de ses enfants, Ira James Craig — il devient une cible tout indiquée pour le chef du Parti cana-dien, [22] Pierre Bédard. Le 29 janvier 1808, Hart est assermenté se-lon l'usage sur la Bible, mais à la manière juive, tête couverte. La Chambre est aussitôt saisie d'une motion notant que le nouveau député n'a pas prêté serment « en la coutume ordinaire ». Mais Bédard va plus loin. Il s'objecte à l'admission de Hart à la Chambre parce que les membres de la religion juive sont exclus du Parlement britannique. Hart est finalement expulsé de la Chambre par un vote de 21 contre 5.

Réélu par ses compatriotes de Trois-Rivières, le député réitère son serment, cette fois à la manière chrétienne. Rien n'y fait. Un long dé-bat s'amorce en Chambre pour aboutir une fois de plus à l'expulsion, le 5 mai, d'Ezekiel Hart, « professant la religion judaïque ». Un fait cependant demeure : cette motion est contrée par le Conseil exécutif qui répond aux questions que lui pose le gouverneur Craig concernant

26 B. G. Sack, op. cit., n. 4, p. 73.

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l'éligibilité d'un membre de la religion judaïque à la Chambre d'As-semblée :

Le Comité est d'avis qu'un Juif peut être élu pour la Chambre d'Assem-blée de cette province et qu'il peut y siéger et y voter après avoir prêté le serment requis par la loi, conformément à la coutume. 27

L'idée fait son chemin de l'égalité de tous devant la loi, sans égard à la culture ou à la religion.

Ainsi des Canadiens français récusent le choix de leurs compa-triotes de Trois-Rivières en s'appuyant sur l'argument venu tout droit du Moyen Âge (« Cujus regio, ejus religio ») 28 à savoir que le Canada étant un pays chrétien, il ne saurait être gouverné que par des chré-tiens et que, par conséquent, les membres des autres religions ne sau-raient prétendre aux mêmes droits.

Curieusement, cet argument d'un autre âge sera repris un siècle plus tard par les opposants, aussi bien protestants que catholiques, à l'école juive séparée. On sera bien prêt à accorder aux Juifs un statut d'hôtes, voire d'hôtes privilégiés, et on ira jusqu'à accueillir leurs en-fants dans les écoles, mais de là à reconnaître à ceux-ci l'égalité des droits et à leurs parents l'accès comme administrateurs aux commis-sions scolaires, il y a un abîme à franchir, celui d'une révolution [23] en profondeur des conceptions socio-politiques d'un peuple.

L'affaire Hart cependant revêt un double aspect positif : côté fran-çais, elle révèle une pluralité d'opinions sur la question de l'émancipa-tion des Juifs ; côté juif, elle constitue une étape du combat entrepris par les Canadiens-français pour l'obtention d'une société plus juste et plus ouverte, où tous puissent être membres à part entière. De fait, à partir de cette date, les Juifs ne cesseront de marquer des points.

27 D. Rome, « On the Early Harts » Part 4, Canadian Jewish Archives, new séries, no 18, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1980, p. 364 (v. pp. 363-367).

28 « Qui prend région, prend religion ».

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Une première anglo-saxonne :« l'émancipation » de 1832

Vingt ans plus tard, la question des droits des Juifs en matière de religion reviendra devant la Chambre. Cette fois, l'atmosphère des dé-bats est complètement transformée et les Juifs trouvent chez les « Ca-nadiens » de précieux alliés, dont leur leader parlementaire, Louis-Jo-seph Papineau.

Jusqu'ici, les Juifs n'ont pu légalement tenir leurs propres registres de naissance, de mariage et de sépulture, ce qui peut causer des ennuis sérieux pour les règlements de succession et les transactions de biens immobiliers.

Bien avant les autres nations du monde — sauf la France de 1791 avec sa déclaration des droits humains — le Conseil législatif de Qué-bec va se pencher sur un projet de loi qui vise à établir le principe de l'égalité de statut religieux pour les citoyens de religion juive, leur conférant les mêmes droits qu'aux adeptes des deux confessions chré-tiennes officiellement reconnues, l'anglicanisme et le catholicisme. La loi est adoptée sans difficulté durant la session de 1830 et sanctionnée par Londres dès le 13 janvier 1831. Ce succès va mener immédiate-ment à la même libération juridique pour les autres groupes chrétiens comme les Wesleyens et les Presbytériens.

Si importante que soit cette étape vers leur complète émancipation, il reste aux Juifs et à leurs amis à tirer toutes les conséquences légales de la nouvelle loi. Profitant du mouvement libéral d'origines française et américaine qui gagne les milieux politiques québécois, les porte-pa-role de la [24] communauté juive multiplient les pétitions pour que leur soient reconnus, dans toutes les sphères de la vie civile, des droits égaux à ceux de leurs concitoyens d'autres origines. Le 31 janvier de la même année, M. Neilson, membre de l'Assemblée et directeur de la Québec Gazette, présente devant l'Assemblée une pétition aux fins d'accorder aux Juifs le droit d'accepter et de remplir toute fonction pu-blique disponible dans la province, la religion juive n'étant pas une raison suffisante pour les en écarter. De même, le 7 février, un petit-fils d'Aaron Hart, Samuel Bécancour Hart, dépose une pétition priant la Chambre de lever l'incapacité juridique dont lui et ses frères de reli-gion sont victimes de la part du Colonial Executive. Il n'a pu, en effet,

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accepter un poste de juge de paix sous prétexte qu'il ne peut, en tant que Juif, recevoir le serment requis par la loi. La pétition est appuyée par nul autre que Louis-Joseph Papineau, alors orateur de l'Assem-blée, et reçoit un accueil chaleureux de la part des deux Chambres.

Les deux pétitions aboutiront à l'adoption sans discussion 29 par les deux Chambres, le 16 mars 1831, d'une seconde loi stipulant « que les personnes qui professent le judaïsme ont le bénéfice de tous les droits et privilèges des autres sujets de Sa Majesté en cette Province ». 30

Cette loi sera sanctionnée par Londres le 12 avril 1832, vingt-sept ans avant que l'Angleterre n'adopte une loi semblable. Les Juifs du Canada la regarderont comme la grande charte de leur émancipation. Comme le remarquait, en 1870, l'historien Joseph Tassé :

Le Juif, Ezekiel Hart, vécut assez longtemps pour voir l'adoption de la loi et jusqu'où les idées avaient progressé depuis les jours où le Parlement lui avait fermé ses portes et l'avait forcé de renoncer à sa vie politique. Le Canada, par l'émancipation politique des Juifs, était très en avance sur l'Angleterre en matière de justice et de libéralité ; en fait on discutait encore, à Westminster, en 1847, 1850, 1857, 1858, la question de savoir si on devrait accorder aux Juifs les droits poli-tiques. 31.

Le principe de base étant admis, les partisans de l'égalité juridique des Juifs devront en tirer les conséquences pratiques. [25] La nomina-tion au poste de juge de Paix de deux Juifs, Moses J. Hays et Benja-min Hart, en fournira une première occasion. Faute de précisions, à leur avis, sur le serment d'office, aux termes de la loi de 1832, et de-vant la décision d'un comité de la Chambre de maintenir le texte de la loi comme exprimant clairement la volonté du législateur, ils devront refuser le poste et attendre jusqu'en 1837, alors que la reine Victoria les nommera personnellement au Magisterial Bench. Ce sera la confir-mation que désormais les Juifs du Canada jouissent de tous les droits attachés aux sujets britanniques.

29 Au point qu'elle passera inaperçue dans la presse de l'époque, distraite par une épidémie de choléra qui ravage la population.

30 D. Rome, « Samuel Bécancour Hart and 1832 », Canadian Jewish Ar-chives, no 25, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1982, p. 24.

31 Joseph Tassé, « Droits politiques des Juifs au Canada », La Revue cana-dienne, v. 7, juin 1870, p. 407-425.

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Cette loi de 1832 permet de mesurer le chemin parcouru depuis l'Acte de Québec de 1774 dont on a dit qu'il constituait la première charte au Canada et peut-être en Occident à garantir la liberté reli-gieuse complète et à reconnaître l'égalité civile aux deux grandes tra-ditions chrétiennes. 32 Sans doute cette loi devait bénéficier d'abord aux « Canadiens ». Mais elle ne pouvait que profiter à l'autre commu-nauté qui luttait elle aussi pour ses droits fondamentaux, la commu-nauté juive. C'est ce qui explique que, même privée de statut légal, celle-ci ait pu bâtir en 1777 une synagogue, rue Saint-Jacques, la pre-mière au Canada, et jouir paisiblement de la tolérance du pouvoir.

Mais la législation de 1832, déjà très en avance sur celle de l'An-gleterre, à la même époque, signifie pour les Juifs l'émancipation ci-vile et politique et la fin d'une inégalité qui remontait au Moyen Âge. Aussi pourront-ils, dès 1838 et en toute légalité, remplacer la syna-gogue de la rue Saint-Jacques, disparue vers 1820, par une nouvelle, rue Chenneville près de Lagauchetière, la seule synagogue, à l'époque, de toute l'Amérique. L'avenir de la petite communauté repose désor-mais sur des bases légales solides qui lui permettront de relever les grands défis qui l'attendent.

Avec le recul du temps, on voit mieux ici la quasi-juxtaposition de deux étapes que l'on retrouve dans tout cheminement interculturel : d'un côté, la double expulsion d'Ezechiel Hart par la députation « ca-nadienne » en 1807 et 1808, et de l'autre, l'adoption unanime et quasi naturelle, en 1831, par cette même députation pourtant nationaliste, du [26] principe de l'égalité des droits civils pour les Juifs du Bas-Cana-da. À vingt ans d'intervalle, un tel retournement des esprits ne peut que confirmer que les oppositions et les affrontements, pour vifs et passionnés qu'ils soient, peuvent être les préliminaires d'un rapproche-ment entre les groupes et les communautés. Les opposants d'hier peuvent revenir sur leurs prises de position avec d'autant plus d'em-pressement qu'ils gardent un goût amer de l'absurdité, sinon toujours de l'injustice, de leur première attitude.

Les Juifs et la guerre au Québec32 Hilda Neatby, op. cit., n. 12, pp. 41-47.

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Rarement dans leur histoire les Juifs ont pris les armes dans les conflits internationaux et le Québec a été peut-être le premier endroit au monde où ils ont été amenés à le faire. Jamais au cours des quinze siècles de leur diaspora avaient-ils eu accès à la carrière des armes. De sorte que les traditions et les connaissances de l'art militaire leur était demeurées étrangères. À une exception près, la logistique.

Au 18e siècle, les militaires ne considéraient pas la logistique comme étant de leur ressort. Ils confiaient à des civils le soin de ravi-tailler l'armée en hommes, vivres et munitions. D'où la présence de grands commerçants auprès des unités en déplacement sur le front, parfois même précédant l'armée en territoire ennemi pour lui assurer les fournitures requises. Ainsi, durant le siège de Québec en 1759, un navire chargé de vivres et battant pavillon anglais, le Betsy, se trouvait parmi les navires de la flotte. Wolfe acheta le vaisseau avec sa cargai-son à son propriétaire, le Juif Jacobs, qui se trouvait à bord.

Un précédent historique : les Gradis et les Franks

Les dernières décennies qui précédèrent la chute de la Nouvelle-France offrent un bon exemple de ce type de participation. On re-trouve des Juifs des deux côtés de la barricade. En France, il y a les Gradis de Bordeaux, une famille d'armateurs illustrée surtout par Abraham Gradis dont l'historien français Camille Jullian a dit qu'il « parut protéger et représenter la France plus que la royauté elle-même ». 33

[27]Son intervention dans l'histoire québécoise est une saga mêlée de

patriotisme, d'initiative commerciale, de haute stratégie financière et même politique, dont la documentation est conservée dans les ar-chives de la famille Gradis, de la marine française et dans celles du Québec. Elle reflète la forme d'intervention de la finance dans la poli-tique étrangère et les guerres de cette époque.

33 Camille Jullian, Histoire de Bordeaux, 1894, p. 542.

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La première opération commerciale et militaire d'Abraham Gradis vise Louisbourg, clé du système de défense des possessions françaises en Amérique du Nord. Dès 1744, Gradis affrète le Fort-Louis en vue de l'expédition du duc d'Anville contre la forteresse récemment tom-bée aux mains des Anglais ; puis il envoie le David et le Superbe (1748) pour consolider la défense de l'île Royale, le Cap Breton d'au-jourd'hui. Mais à partir de 1748, c'est la Nouvelle-France qui va passer au premier rang de ses préoccupations. Il fonde une société commer-ciale, la Société du Canada, destinée à assurer les communications entre Bordeaux et Québec. C'est ainsi qu'il sauvera la colonie de la fa-mine en 1752, en lui faisant parvenir, à la demande de Paris, un char-gement de farine à bord du Benjamin.

Averti par les conseillers de Louis XV de la gravité de la situation, l'armateur décide d'affréter tous les navires qu'il peut trouver. Il en éprouvera de sérieuses difficultés financières, mais il gagnera la ba-taille de la mer, malgré le harcèlement des Anglais. Il songe même à étendre son réseau de communication maritime à la Louisiane et aux Antilles lorsque la Guerre de Sept Ans (1756-1763) vient anéantir ses projets. Il comprend que la Nouvelle-France ne sera sauvée qu'au prix d'un effort désespéré. Investi par Paris de la fonction d'agent de la Ma-rine du Roi, avec tous les pouvoirs et prérogatives attachés, il devient, après M. de Rostan, la grande autorité du pays en matière de marine.

Il arme en hâte une escadre, y joint son meilleur navire, le Robuste qui s'est déjà mesuré avec succès à la flotte anglaise, ainsi que le Prince Noir, propriété d'un proche, David Alexander de Bayonne. Tout au long de cette guerre, Gradis pourra compter sur la collabora-tion d'autres Juifs [28] souvent membres de sa famille pour organiser ses expéditions au Canada.

Quand Paris commence à éprouver des difficultés de recrutement pour l'armée de Montcalm, c'est encore Gradis qui vient à la res-cousse. 34 II s'emploie à lever des troupes, les équiper et les transporter. Dès 1757, il peut envoyer 400 soldats avec leurs officiers, ce qui lui coûte, au retour, la perte du David.

34 Comme en témoigne son journal personnel, il entretient des rapports étroits avec Montcalm. La confiance de celui-ci en Gradis est évidente. Il écrit à sa mère, en 1757 : « M. de la Porte, le directeur du Bureau de la Ma-rine, est si négligent que je dois vous prier de ne plus correspondre par son intermédiaire, mais par celui de M. Gradis, de Bordeaux ».

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En 1758, nouvelle expédition, cette fois de quatorze vaisseaux. Gradis nolise des unités appartenant à deux autres armateurs juifs, Ra-phaël Klende et Benjamin Gradis. Au retour, la flottille est attaquée par les Anglais et un seul navire regagne Bordeaux. Gradis a perdu dans l'aventure les huit navires qui lui appartenaient. Cette catastrophe ne le décourage pas.

Les communications entre Québec et la France devenant de plus en plus précaires, Montcalm ne peut compter, par moments, que sur Gra-dis pour le ravitailler en hommes, en vivres et en armes. C'est ainsi qu'il doit aux renforts de Gradis sa victoire sur le général Abercromby, à Ticonde-roga. Il mentionne à plusieurs reprises l'aide qu'il reçoit de celui qui est son bras droit à Bordeaux. Bientôt le blocus des Anglais se resserre et les seuls secours qui lui viendront de France, ses seuls contacts aussi avec la métropole et avec sa famille, il les devra à Gra-dis.

En novembre 1758, la situation est désespérée. Gradis écrit à M. Marin de la Guadeloupe :

« Depuis 20 mois, rien n'a été fait si ce n'est de laisser détruire notre marine. Nous venons de perdre l'île Royale et maintenant le Canada est menacé. Il ne nous reste plus un seul navire de guerre (...) et il est impos-sible d'envoyer un seul vaisseau aux colonies. » 35

L'armateur continue quand même de coopérer avec le ministre français de la Marine, lui trouve plusieurs vaisseaux, s'occupe des pri-sonniers français en Angleterre et s'acquitte des missions que lui confie Montcalm.

La cession de la Nouvelle-France à l'Angleterre par le Traité de Pa-ris (1763) coupera les liens de la famille Gradis [29] avec Québec. Sa contribution pourtant énorme — d'après l'historien Benjamin G. Sack, il aura prolongé de plusieurs années le Régime français sur les rives du Saint-Laurent — échappera aux Français canadiens, peut-être en partie par suite des exactions de l'intendant Bigot qui détournait à son profit les arrivages de Bordeaux. Mais, en France, David Gradis et son

35 Jean de Maupassant, Un grand armateur de Bordeaux, Abraham Gradis, Bordeaux, Féret et fils, 1917, p. 76.

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fils Abraham reçurent de Louis XVI, en 1779, une reconnaissance non équivoque des services rendus depuis qu'ils avaient été « chargés de tous les approvisionnements du Canada et d'île Royale depuis mil sept cent quarante-huit jusqu'au temps où ces vastes contrées ont eu le mal-heur de tomber sous la domination des Anglais. » 36 Ils se virent accor-dés tous les droits et privilèges des autres citoyens français, y compris le droit de propriété dans les colonies.

Si l'on se transporte dans le camp anglais, on constate également l'action de personnalités juives de premier plan. Au Gradis de Mont-calm correspond le Frank de Wolfe.

Moses Frank de New York, son père Jacob et son frère David, tous trois en association avec Isaac Levy, étaient d'importants pourvoyeurs de l'armée anglaise. Durant la guerre de Sept Ans, Frank fonda à Londres une association avec Arnold Nesbitt et les frères James et George Colebrook. Cette société devint l'un des grands pourvoyeurs de l'armée britannique en Amérique du Nord.

Certains pourront trouver étrange que des Juifs se retrouvent ainsi de part et d'autre de la ligne de feu. On a même accusé un Frank de déloyauté. Ce serait oublier les guerres entre peuples de même langue dont l'Europe nous donne de nombreux exemples : en Allemagne, en France, en Angleterre et, tout près de nous, en Irlande. D'ailleurs, cette guerre de Sept Ans qui changea le cours de l'histoire en Occident n'était au fond qu'une querelle d'Occidentaux partageant le même fonds religio-culturel. Quoi d'étonnant, alors, que les Juifs soient par-tagés dans leurs allégeances « nationales » ? On sait que les Juifs de France et d'Allemagne acclamèrent Napoléon comme le champion de leur émancipation, alors que ceux d'Angleterre voyaient en lui le tyran à abattre. Lors de la victoire de Nelson à Trafalgar [30] (1806), les Juifs de Montréal participèrent aux réjouissances officielles ordonnées par le gouvernement. Ce conflit entre Juifs anglophiles et Juifs franco-philes illustre bien la loyauté des Juifs envers leurs nations respec-tives.

36 « Archives Gradis. Recueil des lettres de 1757. Correspondance com-merciale d'Abraham Gradis », Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour 1957-58 et 1958-59, p. 11, 128.

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Compagnons d'armes pour la première fois :1812

Si la guerre, au moment de la Conquête anglaise, a paru opposer les premiers arrivants juifs aux Français de la Nouvelle-France, la guerre va bientôt les réunir autour d'une même cause. Cette guerre, c'est l'invasion américaine de 1812. Pour repousser les trois armées, le gouverneur lève en hâte des troupes de volontaires. C'est ainsi que se retrouveront côte à côte avec les Canadiens français des Juifs pour la plupart nés au pays : David David, Henry Joseph, Benjamin Hart, Alexander Hart, Isaac Phineas, Jacob Frank, Benjamin Frank, Benja-min Solomon et Myers Michael. Ezekiel Hart qui s'était distingué comme officier de milice est promu lieutenant dans le 8e bataillon de Trois-Rivières. Samuel David sera capitaine puis major du 2e ba-taillon de volontaires de Montréal composé surtout de Canadiens fran-çais. Tous participeront à la bataille de Chateauguay, aux côtés de Sa-laberry et de ses voltigeurs, et contribueront à sauver le Canada de l'annexion aux États-Unis. 37

Nous sommes en présence ici d'un phénomène social nouveau dans l'histoire juive européenne : la présence d'un nombre considérable de Juifs parmi des soldats chrétiens dans le cadre d'une campagne mili-taire. Cette situation implique une évolution importante dans les rela-tions interpersonnelles au coeur d'une société, quand ce ne serait que la pratique concrète de sa religion, comme la messe dominicale pour les uns et l'observance du sabbat ou l'interdiction de manger du porc pour les autres. Or ces aventures communes entre compagnons d'armes de traditions différentes n'ont jamais fait problème au Québec, alors qu'en 1812, trois ans seulement se sont écoulés depuis l'affaire Ezekiel Hart et que vingt ans séparent ces hommes de la grande charte de 1832.

[31]

La rébellion de 1837-1838

37 B. G. Sack, op. cit., n. 4, p. 95-96.

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Homme aux idées libérales, Louis-Joseph Papineau s'était pronon-cé spontanément en faveur des droits de la communauté juive, entraî-nant du même coup l'appui de ses partisans canadiens-français. Mais tous les Juifs ne pourront suivre longtemps sa ligne révolutionnaire et celle de ses partisans sur la voie de l'émancipation politique dont il rêve pour le Canada. Fortement influencé par la Révolution améri-caine, Papineau a trouvé dans William Lyon Mackenzie du Haut-Ca-nada un allié dans sa lutte pour instaurer le long du Saint-Laurent une république à l'image de la république voisine. Tous deux vont se heur-ter à deux obstacles majeurs : l'opposition de l'Église catholique chez les Français du Bas-Canada et le loyalisme des Anglais auquel sous-crivent largement les Juifs. Des siècles de persécution leur ont appris à se méfier des poussées nationalistes, de même qu'à apprécier la stabi-lité et les libertés que leur garantit le régime anglais. Aussi se trouvent-ils divisés dans leurs sympathies lorsque le mouvement des Patriotes prend de l'ampleur. La majorité d'entre eux va demeurer loyaliste, mais une minorité se rangera du côté de Papineau.

À Trois-Rivières, Moses Hart et Henry Judah, amis de Papineau, font des discours enflammés contre les abus du régime. Ezekiel Hart ouvre sa demeure de Trois-Rivières aux chefs de la rébellion, Papi-neau, Viger, Roy de Porte-lance. À Montréal, Me Adolph Mordecai Hart défend les rebelles en cour, après leur arrestation, ce qui le range parmi les sympathisants. Il faut mentionner également le Juif Louis Marchand, né Lévi Koopman et originaire de Hollande. Établi à Saint-Mathias sur Richelieu, il épousera la cause des Patriotes. Il parle fré-quemment dans leurs assemblées et participe, à titre de délégué de sa localité, à la réunion des six comtés, à Saint-Charles, les 23 et 24 oc-tobre 1837. Finalement, il passe à l'action, le 11 novembre, en partici-pant à l'attaque d'un détachement de cavalerie et d'artillerie à Saint-Jean. Repéré comme agitateur, il doit passer la frontière. Son exil du-rera jusqu'à l'amnistie de Durham, en 1838.De retour au pays, il s'éta-blira à Montréal en 1844 et deviendra un homme d'affaires entrepre-nant. Étroitement [32] associé à Louis-Hyppolyte Lafontaine, il pour-suivra une carrière politique et occupera d'importantes positions à la Société Saint-Jean-Baptiste.

Cet appui juif à la cause des Patriotes, pour minoritaire qu'il soit, n'en prend pas moins valeur de symbole. Symbole de l'ouverture tradi-tionnelle, chez les Juifs, aux idées radicales en matière d'évolution so-

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cio-politique. Symbole aussi des rapports particulièrement heureux qui existaient entre « Canadiens » et Juifs au cours du premier siècle de régime anglais.

Essor de la première congrégation :les De Sola

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L'arrivée en 1847 d'Abraham De Sola prend aussi valeur de sym-bole. Descendant d'une vieille famille rabbinique de Londres, savant, cultivé, orateur, Abraham De Sola aura été probablement le premier ministre séfarade à s'établir au pays. En plus de desservir sa congréga-tion pendant 35 ans, cet homme va produire des oeuvres scientifiques sur le judaïsme, enseigner à l'Université McGill les sciences reli-gieuses, les langues orientales et l'espagnol, s'adonner à des activités culturelles et scientifiques.

Le présence de cette grande figure va mettre Montréal sur la carte intellectuelle du monde juif. Montréal va devenir bientôt le foyer d'une famille d'esprits créateurs de stature mondiale : le poète yiddish J. I. Segal, le folkloriste (rabbin) J. L. Zlotnik, le poète anglophone A. M. Klein, Léonard Cohen, la voix de la jeunesse mondiale, les yiddi-shisants A. A. Robaek, Melech Rawitch et Rachel Korn, l'hébraïsant Reuben Brainin, le peintre Jean Menses, le romancier Saul Bellow, le musicologue Israël Rabinowitch, le démographe Louis Rosenberg, le talmudiste Simchah Petrushko, le pédagogue Shloimek Wiseman.

Abraham De Sola laissera deux fils : Meldola qui lui succédera dans le ministère de la synagogue pendant quarante ans et Clarence, homme d'affaires, leader de la communauté juive au Canada, fonda-teur du sionisme au pays et comme tel président de la première institu-tion nationale juive, la Fédération canadienne des organismes sio-nistes. Le [33] prestige conféré par cette famille aux Juifs québécois comme à ceux de tout le Canada a confirmé la place prépondérante du Montréal juif dans la société canadienne.

À l'heure même où la congrégation Shearith Israël voyait sa re-nommée confirmée, la formation à Montréal d'une communauté ger-

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mano-polonaise annonçait un changement radical dans la vie commu-nautaire juive. Benjamin Hart l'avait prévu, une décennie plus tôt, alors qu'un petit nombre d'ashkénazes faisaient leur apparition sur la scène québécoise. Il y voyait une menace pour la tradition séfarade londonienne. Peu à peu, le nombre de ces ashkénazes avait grandi et bientôt le milieu anglo-séfardique montréalais serait noyé même à la synagogue. Pour prévenir ce danger, Hart avait jeté les bases légales, en 1847, d'une congrégation ashkénaze. Demeurée inopérante pendant dix ans, cette structure servit d'assises, finalement, à la congrégation germano-polonaise qui prit le nom de Shaar Hashomayin.

Ce que Benjamin Hart ne pouvait prévoir, c'est la grande migration ashkénaze qui devait déferler sur l'Amérique, entre 1870 et 1960, en provenance de l'Europe orientale. Montréal en sera un des ports d'en-trée et l'une des grandes plaques tournantes après New York. Cette migration débordera bientôt et finira par marginaliser la communauté-mère de Montréal. Des problèmes de langue, de niveau de vie 38, de rite et bientôt de nombre amèneront les arrivants à se regrouper dans certains quartiers populaires. Les séfarades se montreront réticents à leur endroit et, encore en 1859, leur ministre Abraham De Sola, pour-tant si éclairé, refusera de participer à la pose de la première pierre de leur synagogue ashkénaze.

On peut s'étonner de l'existence de deux synagogues dans une ville relativement petite comme le Montréal de l'époque, alors que la popu-lation juive atteint à peine 150 personnes. C'est que les groupes en présence sont profondément attachés à leurs traditions respectives et le milieu juif est particulièrement rompu à ce genre de pluralisme. Les chrétiens peuvent le comprendre, eux qui sont partagés et parfois pro-fondément divisés entre Églises de confessions différentes, voire, comme il arrivera au Canada, entre gens [34] de même communion religieuse, comme ce fut le cas souvent entre catholiques français et catholiques irlandais.

38 Désormais, la communauté juive de Montréal aura son « up-town Je-wry », son aristocratie, et son « Yiddish gass », ses nouveaux arrivés. À To-ronto en 1934, on parle encore du « Jewish working class » et du « Jewish Yahudim », des travailleurs et de la bourgeoisie, celle-ci de souche pseudo-allemande.

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La Réforme de 1882

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Comme si la petite communauté juive de Montréal n'était pas assez partagée entre tant de tendances, un autre éclatement va survenir en 1882 avec la fondation de la première congrégation réformée. Cet éclatement devance de plus de quatre-vingts ans celui que les catho-liques québécois appelleront leur « aggiornamento », à la suite de Va-tican II, et qui présente avec la Réforme juive plus d'une analogie. 39

Les deux communautés l'ont vécu comme une sorte de révolution so-cioreligieuse.

Introduite par Mendelssohn (1729-1786), cette Réforme se pré-sente, dans la pensée de ses initiateurs, comme une forme légitime de judaïsme. Elle se veut davantage en continuité avec la Tradition qu'en rupture avec elle. Dans les faits, les différences entre traditionnalistes et innovateurs se cristalliseront dans des confessions théologiques auxquelles on donnera les termes (chrétiens) d'Orthodoxie et de Ré-forme. Par la suite, ces différences s'atténueront.

Au Canada, le jeune mouvement réformiste va sortir du milieu plus libéral et moins conformiste de la congrégation séfarade, depuis long-temps acculturée au monde anglo-saxon. 40 Non pas que celle-ci soit plutôt de tendance allemande, encore moins mendelssohnienne. Les immigrants de la première heure qui l'avaient fondée étaient plutôt de tradition orthodoxe ouest-européenne. Mais elle avait fait preuve de

39 Les catholiques qui ont vécu ce virage religieux des années 1960 savent la commotion qu'a causée au Québec l'introduction du français dans la litur-gie, les eucharisties à la guitare qu'on a appelées « messes à gogo », de même que l'abandon de l'uniforme religieux par le clergé et, plus profondé-ment, la réorientation de certaines perspectives doctrinales traditionnelles qui ont fait dire à plus d'un : « L'Église s'en va chez le diable », comme l'a ti-tré l'éditeur d'un livre sur la question.

40 Les signes précurseurs de la Réforme vont se manifester bien avant la construction des premières synagogues réformées. Ainsi dès 1857, G. I. Ascher de Montréal, un Juif écossais d'une orthodoxie farouche, voulait faire don à la congrégation de Toronto d'un rouleau de la loi et d'un Yod. Il sentit cependant le besoin d'exiger des récipiendaires qu'ils demeurent dans la tradition orthodoxe. Or le don ne fut accepté qu'après une sérieuse dis-cussion de leur part.

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souplesse dans l'adaptation de ses traditions au contexte nord-améri-cain et, de ce fait, avait pu accueillir des Juifs de toutes tendances. Longtemps les partisans de la Réforme pourront s'accommoder, non sans quelques difficultés il est vrai, des adaptations et des concessions de la vénérable institution : accent sur le décorum auquel les disciples de Mendelssohn étaient sensibles, omission, les jours de sabbat, de la célébration du mussaf, sermons du ministre en anglais.

Ce n'est qu'en 1882, avec l'organisation du Temple Emanu-El, que naît à Montréal la première congrégation [35] réformée du Canada. Elle compte une soixantaine de membres qui se réunissent dans une vieille église de la Côte du Beaver Hall. Contrairement aux syna-gogues orthodoxes, on y utilise les bancs familiaux et l'orgue, sans al-ler toutefois jusqu'à prier tête nue, comme on le fera par la suite.

Pour comprendre les implications de ces nouveautés, il faut se sou-venir d'un principe de la Réforme mendelssohnienne qui va bien au-delà de l'organisation de ses temples : sa définition de la religion et de l'État. La vie juive doit s'harmoniser, dans ses expressions extérieures, avec la façon de vivre de la grande société. Ainsi le lieu de prière juif doit ressembler à une église, de même que l'aspect d'un Juif dans la rue ne doit pas différer de celui des autres citoyens.

À la racine de ce mouvement se retrouve une conception séculari-sée de la société. Alors que pour l'orthodoxe d'Europe orientale la reli-gion imprègne la vie du Juif jusqu'à la fibre de son être, elle n'est pour le réformé qu'un aspect de l'existence. Le monde dont rêve celui-ci est un monde où les diverses religions sont parallèles et nettement sépa-rées des autres aspects de la vie politique, sociale, culturelle, écono-mique. Cette conception va se refléter notamment dans l'éducation re-ligieuse des enfants, alors qu'ils réduiront le Cheder, le Yeshivah et le Chevrah à une école du dimanche calquée sur celle des Églises protes-tantes. Elle se reflétera également dans l'acceptation du contrôle des naissances et dans une appartenance moins engagée au judaïsme, du moins au judaïsme religieux.

Aucune objection légale à la nouvelle synagogue n'est soulevée par les deux congrégations aînées, Shearith Israël et Shaar Hashomayim. Le Star, la Gazette et le Witness publient cependant des protestations de lecteurs orthodoxes s'élevant contre les allusions du rabbin réformé « aux bandelettes de l'ignorance » dont les Juifs n'ont pas toujours été

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exempts. La Réforme, ajoutait le rabbin, est la libération « de la peti-tesse et de l'étroitesse des nombreuses formules de prières vides et des doctrines païennes, grossiers vestiges du passé ». 41

Encore en 1897, lors de la convention nationale de la Central Conférence of American Rabbis, à Montréal, le [36] Witness décrit les congressistes comme « ces gens qui ont oublié le roc d'où ils ont été tirés » et il ajoute : « leurs célébrations diffèrent très peu du service méthodiste ». 42

La Réforme juive ne trouvera aucun appui dans la forteresse yid-dish où l'orthodoxie n'a de rivaux idéologiques que les athées. La Ré-forme acquerra de ce fait un caractère ouest-européen et demeurera in-timement liée à la classe juive des premiers arrivants d'Angleterre et d'Allemagne. D'ailleurs, cette identification à une classe sociale la marque encore de nos jours.

Paradoxalement, cette opposition du milieu orthodoxe facilitera par ricochet la tâche des promoteurs de la Réforme à Montréal. Ceux-ci voulaient se tourner vers la communauté des Gentils pour se faire re-connaître et accepter. Très tôt ils inviteront des ministres chrétiens, des francophones, des dignitaires de l'État à venir parler à la congréga-tion. Phénomène particulier au groupe réformé de Montréal, la congrégation en viendra à écarter toute association avec le reste de la communauté juive et son rejet du judaïsme orthodoxe propre aux im-migrants du Shtetl s'avérera particulièrement fort. 43

41 D. Rome, notes inédites, cahier 10, p. 59. On sent, à travers cette polé-mique, la perception péjorative qu'avaient ces réformés de leurs coreligion-naires du Shtetl et qui est à mettre en relation avec leurs niveaux socio-éco-nomiques respectifs. (Voir American Israélite, hebdomadaire de New York, 11 mai 1983).

42 D. Rome, notes inédites, cahier 10, p. 72. En fait, les mouvements réfor-mistes du 19e siècle voyaient d'un bon oeil que les synagogues ressemblent aux églises chrétiennes pour les cérémonies, l'architecture, la tenue et le comportement, tendance à laquelle n'échappaient pas les orthodoxes.

43 D. Rome, notes inédites, cahier 10, p. 73. Peut-être le témoignage d'un contemporain appelé aux funérailles d'un ami juif pourra-t-il donner une idée de la difficulté de lecture d'une culture à l'autre et permettre, même à un non-juif, d'intuitionner les traumatismes que peut causer le choc de deux tra-ditions à des années lumières l'une de l'autre, dans un monde à la fois aussi vaste et diversifié et aussi cohérent dans ses croyances fondamentales que le peuple juif. Le texte a paru dans le Leader du 26 mai et dans le Mirror du 29

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Avec le temps, cependant, la vaste majorité des orthodoxes se ren-dra compte de l'importance, et donc de la possibilité canonique, d'adapter au milieu les formes extérieures de leur style de vie et celles de leurs synagogues, sauf bien entendu pour une minorité d'observants plus stricts qu'on rencontre fréquemment dans les rues de Montréal. De leur côté, les réformés devront tenir compte de la montée socio-économique des immigrants orthodoxes et les accepter sur le plan so-cial. 44

Ainsi, plus d'un demi-siècle avant leurs compatriotes catholiques, les Juifs du Québec vivent, et d'une façon peut-être plus aiguë, le dé-chirement d'une crise religieuse et culturelle au sein de leur commu-nauté. Les immigrants fraîchement arrivés des ghettos du Shtetl cher-cheront d'instinct à reproduire le genre de société qu'ils ont toujours connu. Orthodoxes et sécularisés s'entendent sur ce point. Les ortho-doxes le considère essentiel pour la continuité de la religion juive dans

mai 1857. L'auteur se trouve subitement transporté dans un univers étrange et totalement différent de l'univers anglo-saxon, un univers baigné de la phi-losophie et du folklore de la judaïcité biblique et babylonienne élaborés en Europe orientale. Il note les haltes du cortège funèbre et la manière de chan-ter, il est frappé par l'absence de décorum, le désordre apparent, le mépris des règles musicales, le peu de familiarité des gens avec l'hébreu. Aucune uniformité, aucun chant à l'unisson. Le rituel est expédié d'une façon méca-nique au mépris de toute solennité. Notre homme n'en est pas particulière-ment impressionné. « Mais en regardant les yeux humides des participants, nous ne pouvions pas ne pas remarquer qu'ils étaient saisis par l'émotion. Bien sûr, dans une langue que l'on comprend et qui n'est pas la nôtre, il passe toujours un courant de sentiments que la nature artificielle du langage tend à exagérer. » L'auteur avait éprouvé au début un certain malaise. Il lui a fallu se rendre compte qu'il assistait à quelque chose d'étranger à sa culture mais très significatif quand il vit le cercueil ouvert, les enfants soulevés pour regarder, et quand les parents eux-mêmes eurent jeté de la terre à tour de rôle sur la dépouille de leur cher défunt. (Reproduit dans Asmonean, 20 mai 1857)

44 Après le schisme post-salomonique, les Juifs ont eu les scissions en hor-reur et ils ont tout fait pour garder les déviants dans la communion. En dépit de l'expérience du karaïsme, le judaïsme a tenu à garder dans son sein les sé-farades, les kabbalistes, les hassidim, les réformés, les conservateurs, les sio-nistes, les reconstructionnistes, etc. Dès le départ, la Réforme juive elle-même n'a pas été homogène. Elle a pris diverses formes, des formes souvent plus intransigeantes. Le rabbin David Corcos a été aussi radical dans son ré-formisme que l'était le rabbin Meldola de Sola, quarante ans plus tôt, dans son orthodoxie.

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le Nouveau Monde. Les sécularisés l'estiment [37] précieux pour la survie de la culture juive, de son nationalisme, de sa cohésion, de ses langues : l'hébreu et le yiddish. Ils poursuivent cet objectif avec d'au-tant plus d'acharnement qu'ils abordent un monde travaillé en profon-deur par le libéralisme et la sécularisation naissante de la société nord-américaine.

Amorce laborieuse mais inévitable d'une rencontre interculturelle, celle de la vieille tradition juive enrobée dans la culture yiddish du Shtetl et d'une sous-culture occidentale agressivement libérale, celle de la jeune Amérique anglo-saxonne.

Les associations ou l'avènementd'un judaïsme nouveau

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Avec la pluralité des synagogues devaient apparaître dans la com-munauté montréalaise des termes inédits. Aux mots « immigration » et « migration des démunis » allaient s'associer désormais ceux de « philanthropie » et d'« organisation », deux innovations qui polarise-ront de plus en plus, par-delà la foi traditionnelle, la dévotion du Juif québécois, comme celle de ses frères d'outre-frontières.

C'est ainsi que séparés au niveau de leurs congrégations, les Juifs de Montréal se retrouveront au sein d'associations qu'ils devront mettre sur pied pour répondre aux besoins croissants de leurs immi-grants. C'est le cas de la Hebrew Philanthropie Society (Chevrah Ezrat Evioné Israël) fondée à Montréal en 1847 par le jeune Abraham De Sola tout juste débarqué d'Angleterre pour prendre charge de la congrégation séfarade. Cet été-là, une trentaine d'immigrants pauvres, la plupart originaires d'Allemagne, dont plusieurs avec leurs familles, recevront l'aide de la société bénévole. 45

45 Le mot « philanthropie » est rattaché à la conception victorienne de l'aide aux démunis qui prévalait à l'époque et visait à favoriser le nécessiteux respectable, soumis et honteux d'avoir à quémander plutôt que le gueux pro-fessionnel exploitant la charité d'autrui par son insistance intempestive et conscient de sa dignité personnelle. Cette conception « bourgeoise » persis-tera tout au long des années difficiles de la ruée des immigrants en prove-

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Il faut se rappeler que les Juifs émigrant en Amérique du Nord, à la différence de ceux qui se destinent à la Palestine, ne sont guidés, au départ, par aucun organisme de sélection, ni soutenus, à l'arrivée, par un organisme d'accompagnement. Les agences juives se bornent à procurer aux démunis leurs billets de bateau ou de train et à parer aux situations d'urgence.

[38]Une communauté encore modeste comme celle de Montréal sera

vite débordée par ce flot de misère humaine qui va s'élargissant. Cer-taines statistiques donnent à réfléchir. Il y a au Canada, en 1871, 1300 Juifs. Trente ans plus tard, ils sont 16 401. Si l'on tient compte des dé-cès et des arrivants de passage, cet accroissement de 15 000 personnes représente un minimum de 20 000 immigrants, soit une moyenne de 700 par année, que les communautés des diverses régions cana-diennes, et au premier chef celle de Montréal, doivent accueillir, dé-panner et aider à se doter d'institutions communautaires, y compris des écoles. En fait, sur les milliers d'immigrants qui viennent s'établir dans une ville comme Montréal, seule une petite proportion reçoit ou sollicite de l'aide. Le budget annuel de la communauté affecté à ce poste est de l'ordre, au début, de 1000 $ et, à la fin du siècle, de 2 000 $.

Ce sont donc les immigrants eux-mêmes qui vont se débrouiller et c'est là, si l'on peut parler de miracle, que se produira le miracle de vi-talité de la communauté juive en Amérique. Un fait à première vue d'importance minime, mais qui révèle l'esprit d'honnêteté et d'entraide de ces petites gens. En 1883, un système de prêt est instauré pour dé-panner les réfugiés russes qui s'établissent à Montréal. Les prêts va-rient entre 10 $ et 30 $ par personne. Or les livres témoignent que ces prêts sont rapidement remboursés, ce qui permet à la société de bien-faisance de venir plus efficacement au secours des démunis de pas-sage.

nance de l'Europe orientale. Elle aura tendance à « écrémer » ce troupeau humain qui déferlait sur les points d'embarquement d'Europe et les ports d'entrée d'Amérique. En Europe, on verra des agences juives, comme la Mansion House de Londres, tenter de rapatrier bon nombre d'immigrants de l'Europe de l'Est dans leurs pays d'origine, alors qu'en Amérique on ne ces-sera de protester contre l'envoi massif vers le Nouveau Monde de cas pro-blèmes, menaçant même de leur fermer la porte.

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Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer le rôle des associations de secours à l'immigrant. Chacune répond à des besoins spécifiques. Ainsi la Young Men's Hebrew Benevolent Society (Y.M.H.B.S.), fon-dée en 1863, accueille les réfugiés juifs en provenance des États-Unis alors en pleine guerre de Sécession (1861-1865). Cette société devien-dra le Baron de Hirsch Institute (1890), alors que l'Association de co-lonisation juive, également fondée à Londres et à Paris par le Baron de Hirsch, créera un mouvement migratoire vers la Prairie canadienne.

Avec la mise en route de ces organismes, la communauté juive de Montréal entre dans une nouvelle phase de [39] son développement. Elle n'est plus restreinte à une ou deux synagogues, avec son école et ses associations féminines. Elle élargit son horizon aux dimensions de la ville, du pays, et même du monde entier. Elle rejoint tous les ci-toyens juifs, quelles que soient leurs options personnelles, leur offrant la possibilité de répondre aux besoins de ses membres, de participer comme volontaires à ses programmes, de s'exprimer sur les questions concernant sa vie collective.

Ce décloisonnement marque l'avènement d'un judaïsme nouveau, le judaïsme du 20e siècle, sans précédent dans l'histoire juive.

On peut dire que la fondation de la Y.M.H.B.S. aura changé l'image que la judaïcité canadienne avait d'elle-même. Pour la pre-mière fois, le judaïsme canadien se définit par autre chose que la reli-gion. Ses membres disposent d'un nouveau cadre de références pour adhérer à la communauté juive, quelles que soient leurs solidarités ci-viques ou idéologiques. Aucune organisation, aucune structure, fût-ce la synagogue, n'a priorité sur les autres. Chacune représente un aspect de la réalité juive et un moyen d'identification à la judaïcité. Globale-ment, le judaïsme est désormais la somme de tous ces groupes dispa-rates. Cette somme s'accroîtra avec le temps et l'horizon du judaïsme s'élargira d'autant.

Le Montréal du 19e siècle aura été le berceau de cette mutation. Bientôt, ses associations « philanthropiques » serviront de modèles et souvent de cellules initiales aux autres associations juives du Canada. Elles établiront également et maintiendront le contact avec la commu-nauté juive mondiale.

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[NOTE. Les notes en fin de chapitre, aux pages 39 à 43, ont été converties en notes de bas de page. JMT.]

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JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

Deuxième partie

LA GRANDE MIGRATION YIDDISH1880-1940

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[46]

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[47]

Du shtetl à l'Amérique

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Tout a commencé dans la partie orientale de l'Europe : Russie, Po-logne, Roumanie. Une humanité juive venue d'Occident s'y est taillé, depuis le Moyen Âge, une véritable patrie culturelle, le Shtetl. 46 On y parle le yiddish, sorte de patois allemand adopté par les ancêtres chas-sés d'Angleterre (1290), d'Allemagne et d'ailleurs, dans leur marche vers l'Est.

Chevauchant trois empires : russe, allemand, austro-hongrois, la judaïcité yiddish avait survécu à sept siècles d'adversité comme peut en subir une minorité plusieurs fois millénaire et qui refuse de mou-rir : pogroms, rapts d'enfants, passage, au gré des traités entre Mos-cou, Berlin et Vienne, de l'administration polonaise à l'administration russe, de la nationalité autrichienne à la nationalité roumaine ou alle-mande. Elle avait fini par trouver son point d'insertion dans cette mo-saïque de nations en gestation dont elle formait environ 10% de la po-pulation totale. S'appuyant d'instinct sur le pouvoir impérial, elle fai-sait office d'intermédiaire entre ces diverses ethnies opprimées. Plus éduqués que la moyenne de leurs compatriotes ukrainiens, polonais, estoniens ou moraviens, les Juifs leur servaient tantôt d'interprètes, tantôt de scribes ou de porte-parole. Exclus depuis toujours des capi-tales ainsi que de la propriété terrienne et donc de l'agriculture, ils for-maient une classe [48] d'artisans, de tailleurs, de cordonniers et de pe-tits marchands, de colporteurs ou de prêteurs, répartie dans les cam-pagnes et les petites villes.

46 Shtetl (pluriel Stetlach) veut dire village. Il est de même origine que stadt, state, état. Les Juifs de cette région de l'Europe habitaient les villages pour des raisons historiques et sociologiques.

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L'exode vers l'Ouest

Soudain, sans causes vraiment établies, comme la débâcle d'une ri-vière au printemps, ce peuple va s'ébranler vers l'Ouest. La date ? On mentionne souvent 1880, lors d'une série de pogroms comme il s'en produira au début du siècle (1903, 1905, 1917 et, plus près de nous, en 1938, 1942, jusqu'à aujourd'hui), un de ces cataclysmes antisémites déclenchés périodiquement avec la complicité du synode de l'Église orthodoxe et celle du tsar et qui ont remué profondément la conscience européenne.

Spontanément, par milliers et dizaines de milliers, sans moyens, sans voix, sans chefs, les Juifs du Shtetl vont commencer à déferler vers l'Ouest, dans une fuite éperdue qui ne s'arrêtera jamais plus, sauf lors des deux guerres mondiales, réaction de masse instinctive à une intolérance annonciatrice du pire qui se prépare à l'horizon.

Les historiens ont analysé depuis ce nouvel exode. Ils en font re-monter les causes à la Révolution française qui a secoué dans le monde entier les bases séculaires des sociétés monarchiques, hiérar-chisées. Le cri de « Liberté, égalité, fraternité » s'est répercuté jus-qu'au fond des campagnes européennes. La marche victorieuse de Na-poléon jusqu'à Moscou a concrétisé ce tournant de l'histoire dans toute cette Europe de l'Est encore à l'heure médiévale, éveillant les ethnies aux idées d'autodétermination et de nationalisme. Par la trouée napo-léonienne s'est engouffré le courant irréversible de la modernité avec son cortège : science, universalisme, techniques, mégapoles. De Rous-seau à Schopenhauer, Hegel et Marx, c'est la perspective révolution-naire d'une humanité nouvelle qui séduit la jeunesse européenne.

À cela viendra s'ajouter bientôt un nouvel antisémitisme de type raciste, plus exterminateur et plus acharné que l'antisémitisme reli-gieux des temps médiévaux. Cet antisémitisme [49] qui empruntera dans sa version occidentale le visage de l'ultramontanisme, prendra en Europe orientale la forme de pogroms-éclairs programmés dont nul ne sait où et quand ils s'arrêteront.

Il aura suffi qu'à cette toile de fond vienne se superposer le mythe d'une Amérique paradisiaque, l’Eldorado, le Golden America, l’Ame-

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rican Frontier, pour fasciner cette humanité besogneuse pour qui la vieille Europe est devenue la terre du désespoir.

Cette conjoncture historique, jointe à des mouvements spiritua-listes comme le hassidisme 47 et le sionisme 48, va provoquer dans le peuple un bouillonnement d'idées et d'actions sans précédents, au point que les chefs de la société traditionnelle vont se trouver littérale-ment dépassés.

Le Shtetl en ébullition

Pour la première fois dans l'histoire juive, un déchirement se pro-duit dans le tissu social du monde yiddish, un conflit de générations. Les jeunes, les esprits entreprenants, les révolutionnaires, les traqués aussi et les désespérés se mettent à rêver de l'Amérique et d'un monde américanisé. On parle maintenant, dans les familles, de judaïsme, de sionisme, d'industrialisation, de sciences, d'art et de littérature hé-braïques et yiddish, de syndicalisme juif, de révolution antitsariste, de social-démocratie et de socialisme, de migration, d'éducation juive moderne, de sciences du judaïsme, d'organisations juives internatio-nales, de planification communautaire, de philanthropie et de philan-thropisme, d'assimilation, d'art, de musique et de théâtre juifs, de ré-forme, de presses, des judaïcités de l'Europe occidentale et des Amé-riques.

Aux yeux des traditionnalistes, des conservateurs, des croyants, ces solutions coupées des racines historiques de l'ancienne diaspora n'ont aucune valeur. Après dix-sept siècles de survie dans des conditions in-tolérables, ils jugent qu'elles ne peuvent répondre aux problèmes juifs.

47 Mouvement religieux mystique très répandu parmi les Juifs observants d'Europe depuis la fin du 18e siècle. Il fait remonter son origine au Reb Is-raël Ba'al Shem Tov (Maître du Bon Nom, 1700-1760). Le hassidisme prône la diffusion des traditions kabbalistiques et mystiques. Le mouvement a sa contrepartie dans le mitnagdim, également répandu chez les observants, par-mi ceux qui observent l'antique loi qui défendait la vulgarisation des ensei-gnements kabbalistiques.

48 Mouvement juif nationaliste qui préconisait l'établissement d'un État juif en Israël (Sion). Son fondateur, le Dr Théodore Herzl, convoqua son pre-mier congrès international à Bâle en 1897.

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Ils s'accrochent, comme ils le feront plus tard devant le spectre d'Au-schwitz, aux formes traditionnelles de la résistance [50] juive : détour-ner son attention du mal, même de celui des pogroms et des holo-caustes et la fixer sur Dieu, sur sa Thora, sur son Peuple. Cette non at-tention au mal l'évacue de tous les niveaux correspondants de la réali-té. Elle le réduit à néant (bitul) ou encore le ridiculise en l'affublant du terme yiddish miklomersht (soi-disant) qu'on utilise, à propos des postes importants, pour suggérer que leurs détenteurs n'ont pas vrai-ment d'autorité. Dans cette perspective, les forces du monde supposé-ment au pouvoir n'ont aucune réalité face au monde qu'elles op-priment.

Des siècles de tradition religieuse ashkénaze inspirée de Rashi 49

avait permis l'épanouissement, au Shtetl, d'une culture et d'une société juives bien différentes de celles qu'avaient bâties leurs prédécesseurs méditerranéens de la période gaonique 50 ou leurs contemporains séfa-rades de l'école de Maïmonide. Rashi centrait son enseignement sur le Talmud. Il proposait une pédagogie originale, une méthode pour l'étude du Talmud, un folklore nourri de science talmudique, une so-ciologie basée sur la primauté du savant talmudique, une linguistique yiddish. Le tout s'ajoutait à la tradition ancienne réglant chaque mo-ment et chaque action de la vie et codifiée dans la version ashkénase du Chulchan Aruch qui a survécu dans une littérature à base de ques-tions et de réponses, le Sheolot u'Tshuvot. Cette vie askhénase toute pénétrée de religion était centrée sur la parole de Dieu telle qu'inter-prétée traditionnellement. Le Juif s'imprégnait des textes sacrés et de l'héritage des commentaires et des subtilités d'écoles qui lui était transmis oralement : le Talmud, le folklore, la langue yiddish, de même que l'hébreu et l'araméen. Cette étude s'accompagnait de la prière qui était, elle aussi, un examen attentif des volontés divines. D'où la science de la casuistique pour déterminer la valeur des actions,

49 Rashi est la vocalisation des initiales hébraïques de Rabbin Salomon ben Isaac (1040-1105) de Troyes, en France. Ses commentaires de la Bible et du Tal-mud de Babylone sont reconnus comme classiques. L'école de Troyes a fait autorité, en particulier, parmi les écoles religieuses du nord de l'Europe et elle est devenue le centre culturel du monde ashkénaze.

50 De gaon (éminence) titre des chefs des écoles juives de Babylone (589-1038). Le gaon veillait à l'interprétation et au développement de la loi tal-mudique.

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bonnes ou mauvaises. D'où les normes et la structure de cette ortho-doxie yiddish.

Pour combattre les « révolutionnaires de la Lumière » (Haskalah), cette tradition va figer la morphologie de la loi, durcir sa résistance à toute adaptation et ultimement sacraliser le mode de vie de l'époque érigé en norme de l'orthodoxie.

[51]Telle est la religion du Shtetl à l'époque de la grande migration,

une religion traditionnaliste opposée aux réformes mendelssohniennes qui s'instaurent en Allemagne et en Amérique, la religion des obser-vants qui peupleront Montréal. Leurs chefs religieux n'interviendront à peu près pas dans l'histoire du sionisme, de la science nouvelle, du Congrès juif canadien, de la littérature yiddish ou hébraïque, du jour-nalisme, de l'urbanisation, du combat contre l'antisémitisme, de la po-litique, de la philanthropie.

Et pourtant, presque tous les activistes qui feront l'histoire juive de l'époque moderne seront profondément imprégnés par la culture et la science traditionnelles. La communauté yiddish du Québec ne fera pas exception, qu'il s'agisse de savants comme le grand-père de Mordecai Richler, le père de Leah Rosenberg, rebbe Judah Rosenberg, ou de ci-toyens qu'on rencontre dans la rue ou dans les petites synagogues ou « chapelles de prière » comme le père de Irving Leyton.

L'immigrant yiddish

Tels seront les initiateurs de la migration de cette fin de siècle qui vont prendre la suite des 50 000 éclaireurs partis pour l'Allemagne entre 1830 et 1870. Ils vont marcher vers la Terre promise américaine, le « dernier grand espoir de l'humanité ». Nous sommes en 1880, l'an-née de fondation du Hovèvé Zion (les « Amants de Sion ») et, quelques années plus tard, du Bilui (« Maison de Jacob, levons-nous et partons ») qui enverront vers la Palestine les premiers colons juifs de Russie.

Un observateur du temps, le Roumain D. Juresco, a cherché à com-prendre la réaction spontanée de ces va-nu-pieds qui laissent leur pays

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par milliers pour chercher asile dans des terres inconnues, dont le Ca-nada :

Qu'est-ce qui pousse tous ces Juifs, jeunes et vieux, à se lever et à fuir le pays sans savoir où ils vont, comme Loth de Gomorrhe ?

(...)

[52]Eux qui sont des modèles de patience et de résignation devant la force

irrésistible des circonstances, ils n'auraient jamais quitté le pays de leur naissance s'ils n'avaient perdu tout espoir d'améliorer leur sort.

La sinistre propagande antisémite menée par les cadres gouvernemen-taux, forts qu'ils sont des politiques de l'État et de l'indifférence des meilleurs parmi les nationaux roumains, répand la haine contre nous. De sorte que les Juifs sont privés de toutes les nécessités de la vie et que la misère va s'aggravant. Elle pourrait bien empirer, si l'on s'en tient aux avis des barbares d'ici : l'extermination des Juifs est devenue l'un des idéaux du siècle nouveau.

C'est l'instinct de survie personnelle qui est à l'origine de cette migra-tion. 51

En fait, cette migration va poser les bases de la communauté juive de Montréal telle que nous la connaissons aujourd'hui. Tout comme il arrivera à Londres, Paris, Buenos Aires, Chicago, Johannesburg, Jéru-salem. Elle sauvera des millions de Juifs de l'extermination, au Shtetl et dans l'Europe nazie. Elle reconstituera, de ce côté-ci de l'océan, le tissu humain et le caractère fondamental du peuple juif.

De tout ce flot d'immigrants qui mettent le cap sur l'Amérique, un certain nombre échoue dans les pays qu'ils traversent ou dans les ports d'embarquement européens, d'autres en Amérique latine, en Australie ou en Afrique du Sud. Mais la plupart finissent par prendre un billet pour l'Amérique de leur rêve, l'Amérique du Nord. Pendant des décen-nies, États-Unis et Canada formeront, dans leur esprit, un tout indiffé-rencié. Les uns débarquent à Halifax ou à Montréal et vont rejoindre

51 Dr. O. Juresco, dans Emigrantul, Bucarest, no 1 (21 mai 1900). Traduit par J. Fuchs.

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par chemin de fer leurs parents de Milwaukee ou de Chicago. D'autres passent par New York pour continuer jusqu'à Montréal ou Toronto. Comme les autres peuples, les Québécois apprendront à connaître ces réfugiés du Shtetl, témoins et victimes des horreurs du nouvel antisé-mitisme.

Qu'ont-ils de particulier, ces immigrants ? Que viennent-ils faire en Amérique ? Comment vont-ils s'y adapter ?

À première vue, on pourrait les confondre avec la masse des Russes, des Polonais, des Roumains, des Italiens, [53] des Ukrainiens ou des Galiciens qui s'engouffrent dans les bureaux d'immigration américains ou canadiens. Ne sont-ils pas, autant que ceux-ci, des Eu-ropéens ? Ne parlent-ils pas souvent l'une ou l'autre de leurs langues ? Et pourtant, ils ont un désavantage marqué sur les autres passagers : ils sont déjà coupés d'eux par le poids même de leur passé, lourd des rejets et des sévices de l'antisémitisme.

Ils ont par contre une richesse unique : leur culture juive d'expres-sion yiddish et hébraïque, faite de traditions religieuses et folklo-riques, une histoire commune, celle du peuple hébreu, et surtout, enra-cinée dans cette culture, une foi dans l'avenir, indomptable, irrépres-sible. L'espérance juive a traversé les siècles, les exils, les conquêtes, les inquisitions, les pogroms, les génocides. Elle survit aux Auschwitz et aux Dachau.

Ils abordent l'Amérique comme une Terre promise, « où coulent le lait et le miel ». Ils l'abordent avec l'audace de ceux qui n'ont rien à perdre, matériellement et psychologiquement. Ces hommes et ces femmes, ceux surtout de la première vague, sont en général ceux qui n'attendent pas d'héritage ou qui n'ont pas de vieux parents à soutenir, qui peuvent davantage passer outre à la tradition. Ils sont les mieux préparés à relever le défi de leur implantation dans une terre inconnue, sauvage, brutale par certains côtés, au climat de liberté sans limites, où seuls les plus vigoureux ont une chance de survivre.

Ces immigrants ne sont encadrés par aucune des organisations qui viendront en aide à l'immigrant du 20e siècle. Ils passent du navire au marché du travail, sans connaissance de l'anglais. Un bon nombre d'entre eux sont dirigés sur l'Ouest américain où ils retrouveront quelque chose des campagnes du Shtetl, souvent aussi les mêmes communautés ethniques : ukrainienne, lithuanienne, polonaise. Mais

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la plupart devront se débrouiller dans le ghetto urbain, commencer au bas de l'échelle dans les sweat shops, ces petites entreprises manufac-turières où les conditions de travail sont affreuses et les salaires im-pensables aujourd'hui. 52

Chez un peuple capable de relever un défi de cette ampleur, motivé qu'il est par des aspirations aussi viscérales [54] et profondes, on ne peut se surprendre de voir surgir nombreuses des personnalités de va-leur exceptionnelle. S'il est quelque chose de surprenant, ce n'est pas leur qualité mais leur nombre. Toute une constellation de penseurs et de leaders remarquables va présider à la naissance des institutions pé-dagogiques, culturelles et sociales dont se doteront graduellement les communautés yiddish du Nouveau Monde.

L'implantation au Québec

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Telle est cette humanité yiddish venue, pour une part, chercher au Québec sa place au soleil. Certains ont abouti au Canada par le hasard du premier bateau en partance pour l'Amérique. D'autres, de plus en plus nombreux, arrivent par l'Angleterre où on leur a parlé du Domi-nion, de sa prairie qui rappelle l'Ukraine. L'écrivain anglais d'origine russe, Israël Zangwill (1864-1926), qu'on a surnommé le Dickens juif, leur parle de son rêve, l’ITO-Land qu'il situe dans l'Ouest canadien.

Historiquement, le Québec qu'ils abordent n'est guère préparé à cette irruption démographique, la première immigration non anglaise qu'il ait connue depuis la Conquête. Au surplus, cette population yid-dish est totalement démunie, divisée, inorganisée, ignorante des réali-tés économiques et industrielles du Nouveau Monde, coupée par la langue de son nouveau milieu. Souvent elle ne sait même pas le nom de sa patrie d'adoption, bien qu'elle l'aime, dès le premier jour, d'un amour féroce, parce qu'elle y découvre la liberté.

52 On y travaillait jusqu'à 80 heures par semaine dans des réduits insa-lubres. À Montréal, les couturières qui travaillaient à la maison recevaient, pour 60 heures d'ouvrage réparties sur la semaine, de 2,00 $ à 3,00 $, c'est-à-dire le salaire quotidien d'un menuisier.

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Comme partout en Amérique du Nord, elle se regroupe, tout natu-rellement, dans les mêmes quartiers. À Montréal et jusqu'en 1914, elle adopte l'ancien quartier Crémazie, au sud de la rue Ontario, avec comme pivot central l'actuel boulevard Saint-Laurent. C'est d'ailleurs le long de cette artère commerciale, véritable épine dorsale de la ville, qu'elle remontera vers le nord, décennies après décennies, débordant de chaque côté, entre l'avenue du Parc à l'ouest et la rue Saint-Denis à l'est. Dès 1921, elle atteint le carré Saint-Louis, et en 1931, les rues Mont-Royal et Esplanade, dans Laurier, devançant les vagues d'immi-grants qui, plus tard, viendront de Grèce ou du Portugal. 53

[55]Mais la raison fondamentale est que nul parmi eux ne songerait un

instant à désavouer sa judaïté, quelles que soient les définitions qu'en donnent ses intellectuels. Bien avant sa survie matérielle, c'est à cette continuité dans la tradition de ses pères que sera consacrée son his-toire québécoise, comme l'a été l'expérience collective de son voyage et de ses attentes. Ainsi l'ont fait ses ancêtres depuis Abraham. D'au-tant qu'à la différence des autres immigrants, il n'est pas question pour lui de retourner après quelques années refaire sa vie dans son pays d'origine. Le Québec est sa Terre promise, pays bilingue, foyer d'eth-nies diverses qui ne lui demande pas de s'assimiler et de disparaître dans l'homogénéité d'une autre culture, francophone ou anglophone, catholique, protestante ou athée, patrie où il se sent libre de rester soi-même.

53 Les raisons de ce regroupement sont multiples : les Juifs orthodoxes et, en général, les pratiquants recherchent le voisinage de la synagogue, les éta-lages de viande kasher et tous veulent demeurer à proximité d'écoles où leurs enfants puissent garder contact avec la tradition. La collectivité a be-soin, pour survivre, d'institutions, de services, de leadership et tout simple-ment de se voir et de se parler de son expérience multiforme, du passé, du présent et de l'avenir. Un phénomène qui subsiste encore aujourd'hui, sous la forme du regroupement spontané des familles originaires du même patelin, de la même région.

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L'étonnant « prolétariat » yiddishde Montréal

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Ces immigrants cachent sous leur pauvreté matérielle un trésor culturel : une foi de haute antiquité, une tradition nationale et littéraire en plein essor, un système d'éducation universelle obligatoire pour leurs fils, ce dont l'État québécois mettra encore un demi-siècle à se doter, sans compter dix-sept siècles de vie collective en diaspora.

Au Shtetl, la société traditionnelle n'a pas cultivé le sens de l'orga-nisation, au contraire, par exemple, de sa voisine la communauté alle-mande. En revanche, elle est très marquée, peut-être la plus marquée de toutes les migrations qu'aura connues le Québec, par la force du lien familial. Chacun trime dur, du matin à la nuit tombée, pour que son fils vive libre et heureux dans son nouveau pays, ou encore pour qu'un frère, un beau-frère, les vieux parents puissent les rejoindre.

Sous la pression des besoins cependant, les urgences sont quoti-diennes, depuis le nouvel arrivé qui cherche un abri jusqu'au patron improvisé d'une petite usine à vêtements dont la main-d'oeuvre n'a que ce travail pour survivre. Les initiatives surgissent de partout.

[56]

Les institutions sociales

Ce qui très tôt va marquer cette société yiddish, malgré un départ difficile, c'est un réseau d'institutions culturelles et socio-économiques bien à elle et toutes orientées vers sa survie ethnoculturelle, face au rouleau compresseur de la civilisation nord-américaine. Toutes iront bien au-delà de la réponse utilitaire au défi immédiat. Elles donneront à la communauté et au pays une génération de savants, de médecins, de sociologues, d'historiens, de journalistes, d'avocats, de rabbins, de poètes, de penseurs, d'hommes d'affaires aussi, artisans de la révolu-tion sociale qui amènera la communauté, en deux générations, des tau-

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dis du boulevard Saint-Laurent aux quartiers résidentiels du nord-ouest de Montréal.

Cette masse d'immigrants démunis, exploités, va créer, à côté de ses institutions culturelles comme la Bibliothèque juive et le quotidien Canader Adler, tout un réseau d'associations de bénévolat et de socié-tés d'aide mutuelle dont plusieurs survivront, soit sous leur appellation et leur structure originales, soit par l'esprit qui les animait au départ. Ces organismes vont se multiplier à Montréal et accomplir des mi-racles, à la manière des Caisses populaires Desjardins. C'est le cas de l'Association hébraïque du prêt d'honneur qui prête sans intérêts, même aux non Juifs. Le remboursement des intérêts est laissé à la gé-nérosité du bénéficiaire. Telle la petite agence de voyages du quartier qui avance l'argent pour faire venir quelqu'un de la famille. Ou encore le comité d'entraide qu'ils appellent landsmanns-chafften et dont le symbole est souvent la poignée de main. Ces centres sociaux re-groupent des immigrants des mêmes régions, polonaises, roumaines, ukrainiennes, russes, et deviendront des caisses de prêt mutuel comme il en subsiste encore aujourd'hui. 54 Elles organisent pour leurs membres des cimetières, des centres de prière, des systèmes d'assu-rance-vie ou de maladie, des réseaux de soins aux malades. C'est la fa-mille élargie qui cherche à se reformer comme au temps du Shtetl. On va à la même synagogue, on s'inscrit au même syndicat ou à la biblio-thèque yiddish, on fait partie du même club d'échecs.

[57]Cette solidarité de plus en plus organisée va permettre au grand

nombre de se tailler une place au soleil. Les uns iront dans l'industrie du vêtement encore à sa phase sauvage, celle des sweatshops. C'est la moitié de la communauté, celle qui n'a ni métier ni connaissance de la langue, qui tirera sa subsistance de cet enfer. L'autre moitié formera la multitude des colporteurs, petits commerçants, restaurateurs, agents d'assurances et d'immeubles, enseignants qui s'affairent dans les rues voisines du boulevard Saint-Laurent.

Le foisonnement des groupements populaires dans le Montréal yid-dish servira de courroie de transmission pour atteindre la masse des

54 Les noms de ces institutions perpétuent au coeur du Québec une topony-mie slave qui l'apparente aux régions du Shtetl d'où lui viennent ses commu-nautés juives.

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immigrants et s'assurer au besoin de son appui, qu'il s'agisse des mani-festations du 1er mai ou encore des consultations sur des programmes nouveaux : convocation du Congrès juif, action syndicale à mener, établissement d'un conseil communautaire, d'une bibliothèque ou d'une école. Ces consultations des « societies », comme les appellent un peu dédaigneusement les intellectuels, feront partie de la vie com-munautaire de cette société immigrante tout au long de son implanta-tion.

Les institutions pédagogiques

Au coeur de cet immense travail d'implantation, le peuple yiddish n'a cessé de privilégier l'enfant et plus précisément son éducation. Les attentes et les exigences qui pèsent sur l'enfant juif sont énormes : complexité de sa tradition, pressions de la communauté pour assurer à travers lui sa continuité, double existence à la maison et dans la rue, double éducation, celle initiant à la vie québécoise et celle préparant à la vie juive dans le cadre du cheder. 55 Chose inédite au Québec de l'époque, tous les jeunes Juifs fréquentent l'école, secondaire aussi bien que primaire. Ainsi le veut leur tradition religieuse dont la pre-mière obligation est l'étude. Aujourd'hui encore, la proportion juive dans les collèges, les universités et les écoles de haut savoir au Qué-bec est impressionnante.

Si ancrée est cette tradition que même les révolutionnaires en rup-ture de banc avec les ghettos du Shtetl respecteront [58] le cheder qui en est le symbole, autant pour son contenu que pour son efficacité. Longtemps ils hésiteront avant de proposer des solutions de rechange, tant il est difficile de séparer le culturel du religieux dans le judaïsme.

Grâce à ses penseurs et à ses chefs de file, la communauté yiddish ne tardera pas à se doter d'institutions pédagogiques de pointe. Lors d'un sommet des travailleurs sionistes d'Amérique du Nord en 1910, elle créera un réseau d'écoles modernes yiddish, socialistes et sionistes qui comptent parmi les premières du genre. Ces écoles seront dirigées

55 Le cheder (« la chambre ») est l'école traditionnelle, d'une grande exi-gence, où le jeune Juif étudie le Talmud, les premiers livres de la Bible ou les prières.

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par des philosophes comme Shloimeh Wiseman, Samson Dunsky, Ja-cob Zipper, Léon Rubinstein, H. Nowek, W. Chaitman qui prendront rang parmi les pédagogues juifs les plus connus au monde. Ces hommes seront aussi les premiers en Occident à mettre au point un système d'écoles inspiré de l'école paroissiale des catholiques améri-cains et offrant sous une même direction une formation à la fois géné-rale et confessionnelle. Ces initiatives seront reprises outre-frontières et étendues aux autres secteurs de l'éducation juive.

Ce peuple qui souffrait jadis d'anarchie chronique en viendra, à Montréal, à ériger « l'organisationnisme » en quasi religion, comme son instrument de salut national. L'apogée de ce mouvement sera sans aucun doute le chapeautage, en 1919, des organismes de la commu-nauté par une super-organisation, le Congrès juif canadien, fédération qui sera réorganisée définitivement en 1934.

La bataille de la langue yiddish à Montréal

On a parlé de la langue et de la culture françaises comme d'une af-faire de coeur pour les Québécois français. Il existe au Québec une autre affaire de coeur, celle du yiddish pour les Juifs montréalais ori-ginaires du Shtetl.

Étrange aventure que celle de la langue yiddish. Durant des siècles, elle n'aura pas de nom. On l'assimilera à l'allemand, au « judéo-alle-mand » ou même à un jargon. Puis, au dernier siècle de son histoire qui coïncide avec son implantation à Montréal, le peuple du Shtetl se reconnaîtra en elle et l'appellera tout simplement le yiddish, c'est-à-dire [59] « le juif », comme si l'hébreu, l'araméen, le ladino n'exis-taient pas, comme s'il ne s'était rien passé d'Abraham à Maimonide.

La langue et la littérature yiddish portent un caractère essentielle-ment populaire. Autant l'hébreu est la langue de la science, de la reli-gion, de la recherche universitaire, de la scolastique, de l'antiquité et de l'archéologie, autant le yiddish échappe au contrôle des académies et des universités, y compris l'Université hébraïque de Jérusalem. Sans tradition de grammaire ni de règles établies par les siècles ou les aca-démiciens, le yiddish s'est « inventé » littéralement, selon les règles inédites des échanges humains. Et quand le temps fut venu de le struc-

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turer et de l'asseoir sur une base académique rigidement contrôlée, le peuple n'a pas confié cette tâche aux universités. Il a créé, au coeur même de la civilisation du Shtetl, un institut mondial populaire, presque yiddishiste d'idéologie et animé par des laïcs engagés, l'Insti-tut Scientifique Yiddish (YIVO) de Vilno en Lithuanie. 56 Cet institut devint un pôle culturel d'où rayonnait une pensée et une action pro-fondes qui ont fécondé la science juive pour plus d'un demi-siècle.

Dans ce contexte socio-culturel, il n'est pas surprenant de voir le peuple lire ses écrivains — et le peuple s'entend ici au sens numérique du terme. Des milliers de petites gens les connaissent, leur parlent, car les écrivains sont souvent des voisins, des compagnons de travail, des enseignants. On ne sera pas davantage surpris de voir Montréal deve-nir une des capitales culturelles du monde yiddish.

Aujourd'hui le yiddish a perdu la guerre des langues dans l'univers juif au profit de l'hébreu et des langues officielles du pays. Mais à l'époque de la grande migration, il a lutté magnifiquement au Québec contre l'hébreu, contre l'anglais, et il s'est mérité une place de choix au panthéon littéraire juif, avec des romanciers comme M. Shmuelson, des poètes comme J. I. Segal, un des grands écrivains de la littérature millénaire juive, comme Rachel Korn, Melech Rawitch, Mordecai Husid, tous de Montréal. On peut même sentir dans le parler yiddish montréalais, dans sa structure [60] dialectale, dans son allure, une cer-taine couleur locale, facilement identifiable.

Les institutions culturelles

Une des créations montréalaises les plus représentatives du génie yiddish aura été la Bibliothèque juive. Dès son ouverture, rue Saint-Urbain, elle est flanquée d'une institution jumelle au nom insolite d'« Université populaire ». Ainsi la désigne la charte que le gouverne-ment québécois lui accorde en 1914. Comme son nom l'indique, cette institution dépasse de loin le prêt des livres. Dès le départ, elle devient

56 Aujourd'hui incorporé à l'U.R.S.S. par suite de la dernière guerre, Vilno a été surnommée la Jérusalem de la Lithuanie. La ville entière devint le centre le plus important de la culture juive de langues hébraïque et yiddish. La création de l'YIVO remonte à 1925.

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un temple laïque populaire de la culture juive, probablement le plus respecté au monde, même si la direction doit, pendant la saison froide, quémander du charbon pour entretenir les poêles. Il aura fallu toute une succession de grands esprits pour concevoir ce projet et le mainte-nir pendant des décennies : un Reuben Brainin, historien de la langue et de la littérature hébraïques modernes, un Yehudah Kaufmann, his-torien de la philosophie juive et de la poésie hébraïque, un Melech Ra-witch, le maître attitré de la littérature juive en Pologne et l'un des grands poètes de la langue yiddish. Il aura fallu également une petite armée de bénévoles indéfectibles pour maintenir vivante, pendant trois quarts de siècle, cette bibliothèque unique en son genre, à une époque, faut-il préciser, peu propice aux bibliothèques publiques et aux universités populaires.

Cette société yiddish, à la fois populaire, intellectuelle, religieuse, politisée, anarchique, révolutionnaire, institutionnalisée, émotive, amie des arts, dispose d'un carrefour où elle discute, réfléchit, agit, ré-agit : son journal, le CanaderAdler (« L'Aigle canadien ») qui paraîtra pendant plus de soixante-dix ans. Ce grand quotidien yiddish dispose d'une équipe exceptionnelle, avec comme rédacteur H. Wolofsky et, comme directeur, Israël Rabinovitch, musicologue, de même que l'his-torien B. G. Sack, le fabuliste et journaliste H. Hirsch, l'hébraïsant et activiste R. Brainin, directeur de son propre journal Der Veg (« La Voix ») et l'un des fondateurs du Congrès juif canadien, le critique de théâtre J. B. Goldstein, l'idéologue sioniste S. Schneour, le spécialiste de [61] Maimonide H. Kruger, en plus d'une pléiade de littérateurs, d'artistes, d'idéologues, de pédagogues, d'animateurs sociaux, de rab-bins. Les microfilms de ce journal 57, qui a paru de 1907 à nos jours, constituent les archives d'une époque importante de l'histoire du Qué-bec, au moment où prenait naissance la réalité juive québécoise d'au-jourd'hui.

Ainsi, par un détour imprévu de l'histoire, un cénacle de personna-lités extraordinaires a fait de Montréal un centre culturel d'envergure mondiale, un laboratoire unique où les institutions sociales naissaient de la pensée d'intellectuels créateurs, épris du grand idéalisme juif moderne, où les écrivains travaillaient en usine ou comme boulangers, chauffeurs de tramways, enseignants. Le peuple échangeait avec eux, au travail, dans la rue, à la maison. On se cotisait pour les aider à édi-57 Ces microfilms ont été préparés par la New York Public Library.

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ter leurs livres. Les épiciers et les commerçants les lisaient dans l'ar-rière-boutique, dans un exemplaire portant l'hommage chaleureux d'un candidat possible au prix Nobel. Une conversation avec ces personna-lités, par exemple un Segal, un Petrushko, sur la rue Clark ou la rue Fairmont, n'était pas, malgré les apparences, une rencontre banale, un incident éphémère. L'histoire personnelle d'un grand nombre en té-moigne, ces contacts privilégiés ont laissé leur marque, un héritage se-cret dans un repli du coeur, comme un rêve incommunicable dont on ne parlait pas, même chez soi, mais qui a contribué à l'ambiance de créativité que le Montréal yiddish a connue pour des décennies.

De temps à autre, ces écrivains voyageaient. La visite de J. I. Segal à Toronto ou à Winnipeg était une grande fête pour les communautés yiddish de la ville. La fête ne se bornait pas à la conférence donnée à l'école ou au centre communautaire, ni à la vente de ses livres. Elle ré-affirmait la place unique du yiddish et de son génie populaire comme foyer d'inspiration pour une communauté menacée dans ses valeurs essentielles.

Inversement, il y avait à Montréal des « sommets » yiddish qui réunissaient la communauté autour d'un écrivain ou d'un penseur de New York ou d'Europe. La mémoire est encore vivante, même après soixante ans, des visites de Sholem Aleichem, Sholem Asch, Reuben Brainin, Chaim Zhitlovsky, [62] Chaim Greenberg, Baruch Zuker-man, Yehudah Kaufmann, Shneur Shazar, H. Masliansky. Ils ont lais-sé des traces encore visibles dans l'histoire de la jeune communauté québécoise. On peut lire leurs signatures et leurs réflexions dans le livre d'honneur de la Bibliothèque juive de Montréal. Ils y ont expri-mé leur appréciation du caractère essentiel de cette institution et de la place centrale qu'elle occupe dans l'histoire culturelle de la judaïcité québécoise. 58

58 Le gouvernement du Québec a montré de l'intérêt pour cette vie cultu-relle juive. Lors de l'Expo 67, le ministre des Affaires culturelles a donné un dîner en l'honneur du poète Rawitch au Pavillon du Québec. Il a tenu égale-ment à saluer la fondation du Comité national pour le yiddish par le Congrès juif canadien et la Bibliothèque juive. Son ministère a nommé le directeur de la Bibliothèque juive membre de son Conseil des arts, à titre de représentant de la communauté juive. Il a subventionné cette bibliothèque ainsi que quelques écrivains yiddish et ce dès l'instauration de son programme d'aide à la littérature québécoise.

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Détail symbolique. Ces grandes rencontres se déroulaient, pour la plupart, au Monument national, boulevard Saint-Laurent, pôle culturel des communautés francophones et juives et qu'on pourrait aussi bien appeler le Monument aux nations.

Il y a un épisode particulier à cette histoire. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, par dizaines de milliers, une dernière vague de Juifs yiddishisants, la plupart originaires de l'Europe de l'Est, débarquèrent à Montréal. Ils étaient pleins de l'esprit des communautés polonaises, roumaines, russes, tous « sélectionnés » et motivés par l'expérience d'avoir échappé à l'Holocauste. Parmi eux se trouvaient des hommes et des femmes de premier plan dans les domaines de l'art et de l'action sociopolitique et certains des grands noms de la constellation mon-diale des lettres juives. Ils se sont immergés dans la société yiddish de Montréal où ils se sont sentis à l'aise. Et soudainement, Montréal est devenu un pôle d'attraction pour le monde juif de Jérusalem, New York, Buenos Aires, Johannesburg. Des pèlerins affluèrent au Québec pour rendre visite à Rachel Korn, Melech Rawitch, comme ils l'avaient fait autrefois pour Segal, Wiseman, Dunsky et Petrushko. La Bibliothèque juive retrouvait un second souffle — elle avait déména-gé angle Esplanade et Mont-Royal. 59 Les prix littéraires commen-cèrent à affluer à Montréal où paraissait un nombre impressionnant de titres nouveaux sous la plume de Mordecai Husid, de Rawitch, Korn, Yehudah Elberg, Shaffir et d'autres.

De cette effervescence est née à Montréal une école littéraire de langue yiddish vraiment québécoise, culminant [63] avec la figure do-minante de Jacob Isaac Segal. À ces noms s'ajoutent ceux d'un péda-gogue, S. Wiseman, traducteur en hébreu d'ouvrages grecs, latins et américains, de J. Zipper qui éternisa l'esprit du Shtetl, de Husid, le poète impressionniste du concept de l'Holocauste, de Dunsky avec sa traduction du texte classique du Midrash Rabbah traitant des livres de la Bible, du peintre moraliste Aleksander Bercovitch, du folkloriste Zlotnik, du peintre philosophe Jan Menses dont une partie de l'oeuvre est conservée au Vatican ainsi que dans une dizaine de collections mondialement connues. Ces hommes ont habité les petites rues tribu-taires du boulevard Saint-Laurent, entre Saint-Denis et l'avenue du Parc. Comment se surprendre de leur impact sur l'âme perceptive d'un 59 L'édifice est devenu en 1967 l'Annexe Aegidius-Fauteux de la Biblio-

thèque nationale du Québec.

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jeune homme qui est devenu l'un des grands écrivains canadiens, Abraham M. Klein, et qui l'a exprimé en une poésie de langue an-glaise intensément québécoise.

Réaction de la communauté juivedes origines

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L'irruption du peuple yiddish dans la société juive de l'époque ne pouvait manquer de créer de profonds remous, non pas tant à l'exté-rieur, dans la société québécoise comme telle, qu'à l'intérieur même de la communauté.

Cette société juive montréalaise, déjà centenaire en 1870, avait poussé des racines profondes au Québec. Elle avait gagné le respect de ses voisins et même élaboré une philosophie sociale assez appro-fondie basée sur un philanthropisme à l'anglo-saxonne.

À l'arrivée des milliers de coreligionnaires du Shtetl au tournant du siècle, cette petite communauté — elle comptait 518 personnes en 1871 — va accepter de leur venir en aide. La tâche dépasse de loin ses propres moyens. Elle ne compte personne de très riche dans ses rangs. Par bonheur, un philanthrope européen, le baron Maurice de Hirsch, 60

entretient des idées originales sur le sort des pauvres de l'Europe orientale et sur les moyens de les rendre plus utiles à la société. C'est ainsi qu'il a fondé, en 1890, une association juive pour la colonisation et l'a dotée de fonds importants.

Il s'intéresse particulièrement au problème de Montréal et il appré-cie la qualité des philanthropes de la communauté [64] québécoise. Avec eux, il met sur pied une société de bienfaisance qui méritera à la ville de Montréal une des premières places au monde dans le domaine

60 Financier bavarois, Maurice de Hirsch (Munich, 1831 — Ersekujvar, Hongrie, aujourd'hui Nové Zamky, Tchécoslovaquie, 1896) subventionna l'Alliance israélite universelle et vint en aide aux Juifs expulsés de Russie, notamment en Argentine. Sa femme, Clara Bischoffsheim (Anvers, 1833 — Paris, 1899) s'attacha aussi à la fondation et au soutien d'oeuvres philanthro-piques.

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du bien-être social. Elle est connue aujourd'hui sous le nom de Allied Jewish Community Services.

Le baron et la baronne feront de Montréal leur bénéficiaire privilé-gié. Ce choix rangera la jeune métropole parmi les centres importants du mouvement mondial de migration et de réimplantation du judaïsme en mutation. Les institutions qu'ils ont soutenues donneront naissance, à long terme, à la structure communautaire juive actuelle : les écoles et les hôpitaux juifs, le Combined Jewish Appeal, le Congrès juif ca-nadien (nouvelle version), sans oublier l'Allied Jewish Community Services toujours active aujourd'hui. La mémoire du baron de Hirsch survit dans les noms de nombre de ces institutions du Montréal contemporain.

C'est ainsi qu'à la fin du 19e siècle, la première communauté juive, qui a dispensé jusque-là son activité philanthropique par la Young Men's Hebrew Benevolent Society, devenue en 1890 le Baron de Hirsch Institute, se voit subitement submergée par la migration yid-dish. Cela signifie pour elle l'injection massive, en quelques décen-nies, d'idées nouvelles, d'analyses, de discussions, d'organisations, de tribunes où les courants de pensée s'affrontent avec d'autant plus d'im-pétuosité que les protagonistes bénéficient d'un climat de liberté in-connu de la vieille Europe.

Les batailles que la nouvelle société yiddish va mener ne seront pas contre la société québécoise, malgré ses pressions intégration-nistes et le prosélytisme de certains missionnaires protestants. Elles prendront l'allure de conflits internes, d'ordre idéologique, et d'abord avec la petite colonie bourgeoise ( Yahudim) qui l'accueille, anglo-phile de culture, dédaigneuse du yiddish, ignorante du Talmud et du folklore juif, étrangère au vécu du Shtetl, perçue comme tiède au plan religieux, « philanthropique » dans son action sociale et centrée da-vantage sur l'efficacité de ses institutions que sur l'entraide fraternelle de leurs bénéficiaires.

Plus fondamentales encore sont les oppositions qui la déchirent de l'intérieur : observants contre agnostiques et [65] athées et, dans le groupe des non croyants, yiddishisants contre hébraïsants, les deux partis érigeant leur langue au rang de religion de salut personnel et na-tional ; amants de la tradition contre ceux qui la rejettent totalement ; sionistes polarisés sur Jérusalem face à ceux qui rêvent d'un territoire

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pour la nation juive, qui en Lybie, qui à Santo Domingo ou en Colom-bie-Britannique ; socialistes et bientôt communistes, humanistes dé-mocrates et autres qui ne croient pas à la solution territoriale et optent pour une approche globale : travailler à la solution de tous les pro-blèmes humains à la fois.

Ce pluralisme idéologique de la société yiddish ne peut qu'accen-tuer l'étonnante diversité de la communauté juive dans son ensemble. Dans un rassemblement juif de l'époque se retrouveront, côte à côte, des Juifs éduqués depuis des générations dans la plus pure tradition britannique, ou encore des Juifs allemands, les premiers ignorant le yiddish, les seconds le comprenant à peine, avec des Juifs de langue maternelle yiddish mais d'origine russe, estonienne, polonaise, hon-groise, autrichienne, roumaine, ukrainienne. À cette tension de classe entre nouveaux arrivés (yiddishè gass) et gens de la haute (yahudim) s'ajoutent souvent d'autres divergences. Les immigrants d'Europe de l'Est se considèrent Russes par la géographie mais Juifs par la culture, alors que leurs aînés en terre d'Amérique se voient Canadiens par la géographie, Britanniques par la culture et, distinction radicalement nouvelle par rapport à la tradition orthodoxe, Juifs uniquement par la religion. 61 Ou, pour reprendre l'expression de Nathan Glazer 62, tandis que les premiers se pensent en termes de « peuple ou de nation », les seconds se définissent comme « un groupe religieux ».

61 Cette distinction a été répandue par les premiers réformateurs religieux. Elle est souvent formulée en ces termes : « Soyez juif à la maison et citoyen à l'extérieur ».

62 Nathan Glazer est un américain, sociologue de la religion.

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Premiers défis

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Une migration comme celle de ces Juifs du Shtetl pose une infinité de problèmes.

À la différence des autres immigrants, ils ne laissent pas derrière eux une patrie gardienne de leurs traditions, où la religion, la langue, un style de vie particulier, les mille et un éléments de leur culture se perpétuent d'une génération à [66] l'autre, un pôle culturel, que ce soit la France, l'Angleterre, la Chine ou l'Inde, vers lequel ils peuvent se tourner pour se ressourcer.

Sans structures d'accueil, mal préparée à son insertion dans l'Amé-rique des sweatshops et du syndicalisme naissant, travaillée de l'inté-rieur par des courants contradictoires, la communauté yiddish va se polariser, dès son arrivée, autour d'une obsession : assurer sa continui-té, résister à la dissolution de son identité culturelle et communautaire dans le creuset nord-américain. Chaque membre de cette communauté sent que la continuité de sa tradition dépend d'abord de sa volonté per-sonnelle de survie. Il comprend aussi que cette continuité constitue un défi collectif. Défi d'autant plus grand que les Juifs du Shtetl souffrent depuis longtemps d'anarchie chronique dans les principaux secteurs de leur vie communautaire, depuis le rabbinat et les synagogues jusqu'à l'approvisionnement en viande kasher.

Cette société est en pleine ébullition. Une nouvelle génération d'hommes entreprenants lui propose des objectifs qui ne se limitent pas à sa structuration interne. Ils rêvent d'actions de grande envergure, basées souvent sur une philosophie politique ou sociale d'avant-garde, et ils comptent sur les couches populaires pour atteindre leurs objec-tifs. D'où une fermentation d'idées, d'analyses, d'expériences, de pro-jets qui s'entrecroisent et s'entrechoquent. D'où également une nou-velle mystique, l'avènement de « l'organisation » comme « sacre-ment » de salut collectif dans une culture qui lui était étrangère jusqu'à l'avènement du phénomène hassidique. 63 L'adoption de cette tech-

63 Voir plus loin, p. 216.

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nique sociale de la survie et du « développement par les mouvements politiques », ceux de l’Aufklärunget, plus tard, pour se défendre, par l'orthodoxie ultra conservatrice elle-même, marquera la capitulation et l'écroulement de l'ancien monde yiddish.

Dans cette conjoncture, comment se surprendre que Montréal soit devenu un carrefour d'intellectuels et d'hommes d'action accompa-gnant dans leur migration leurs frères du Shtetl et communiant aux mêmes idéologies. Sionistes travailleurs du Poale Zion et sionistes ter-ritorialistes, travailleurs bundistes, 64 anarchistes, sionistes, yiddishi-sants, [67] et ceux qui gravitaient autour des écrivains, des artistes, des journalistes, ceux aussi que préoccupaient les lacunes et la confu-sion des milieux religieux, tous avaient audience à Montréal et tous étaient respectés.

Pareille avalanche de questions et de réponses ne peut survenir que rarement dans l'histoire d'un peuple. Pour le peuple yiddish, et pour les communautés juives locales qui l'accueillent, c'est la première ex-périence de cette envergure. Les arrivants trouvent ici des conditions insoupçonnées de liberté, liberté de conscience, liberté d'expression, climat démocratique, l'écroulement aussi ou la disparition des an-ciennes institutions qui limitaient ou rejetaient ce questionnement, la possibilité illimitée de planifier et d'agir, de mettre sur pied leurs propres institutions dans une société libre comme la société québé-coise.

Confusion ? Anarchie ? Énergies perdues ? Initiatives sans lende-main ? Sans doute. Mais par-dessus tout une expérience qui a marqué la communauté juive dans son présent et son avenir, et davantage peut-être qu'elle n'en est consciente.

À ce peuple qui doit défendre son identité, le Québec offre une si-tuation privilégiée du fait, précisément, de son caractère biculturel et même multi-ethnique surtout du côté anglophone, du fait aussi de ses

64 Fondé en 1897 à Vilno, le Bund (littéralement « L'Alliance ») regrou-pait, au Shtetl, les travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Né la même année que le mouvement sioniste de Théodor Herzl, il s'y oppose parce que l'émigration massive des Juifs vers la Palestine lui paraît utopique. Le Bund s'adresse aux Juifs qui devront demeurer en Europe. Il deviendra bientôt un véritable parti socialiste en Russie, en Roumanie et en Pologne. Lénine l'éliminera du mouvement communiste à cause de son « sépara-tisme » et de son « nationalisme ».

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traditions politiques et juridiques héritées de l'Angleterre du 18e siècle. On le verra, par exemple, dans l'affaire Plamondon, ou encore dans la question de l'école juive séparée. Malgré les menées antisémites d'une partie de l'intelligentsia québécoise, la communauté juive pourra re-courir à la justice ou au gouvernement et obtenir gain de cause.

Certains membres autorisés de la communauté juive elle-même le reconnaîtront rétrospectivement. L'avocat torontois, J.-L. Cohen, écri-vait en 1923 à un rabbin de Montréal :

N'est-il pas vrai que les Juifs se trouvent, en somme, en meilleure si-tuation ici que dans n'importe quelle autre section du Dominion ?

(...)

[68]La majorité au Québec n'entretient aucun désir d'imposer son identité

aux autres groupes qui résident à l'intérieur de ses frontières. Au contraire, elle s'en tient à l'affirmation de son désir de garder son individualité propre et de laisser les autres poursuivre pour eux-mêmes un objectif sem-blable. 65

Encore en 1959, l'historien et journaliste Ben Kayfetz pouvait écrire de Toronto :

Montréal, par sa polarité franco-catholique/anglo-protestante, peut être la clé de l'épanouissement de sa communauté juive. Elle a peut-être permis un système d'écoles du jour qui dessert une bonne moitié des enfants juifs recevant une éducation juive, ainsi que de grandes institutions comme une bibliothèque publique juive, un hôpital juif et un Y.M.H.A. 66

65 D. Rome, « On the Jewish School Question in Montréal, 1903-1931 », Canadian Jewish Archives, New Séries, No 3, Montréal, Canadien Jewish Con-gress, 1975, p. 74. Ce témoignage confirme celui rendu jadis par Sir N.F. Belleau, lors des débats sur la Confédération, à la « libéralité » des ha-bitants du Bas-Canada. (Voir plus bas, p. 127, n. 79).

66 Ben Kayfetz, « The Evolution of the Jewish Community in Toronto », dans Albert Rose, Éd., A People andItsFaith, Toronto, University of Toron-to Press, 1959, p. 27. Ben Kayfetz a fait partie des cadres du Congrès Juif Canadien de 1947 à 1985.

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Au fond, dès les premières décennies de son implantation, le peuple du Shtetl sentira d'instinct que sa survie au Québec est virtuel-lement assurée. Il est prêt à relever les premiers défis de sa convi-vance avec les autres communautés de la société québécoise et même canadienne.

Les Juifs et la révolution industrielle

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L'expérience québécoise des deux derniers siècles ne peut se com-prendre, pour qui veut aller au fond des choses, sans une connaissance valable des multiples apports ethno-culturels qui ont contribué à bâtir le Québec d'aujourd'hui.

C'est le cas de l'histoire non écrite et presque oubliée de cette so-ciété, ou plutôt de cette civilisation juive aujourd'hui disparue, la com-munauté yiddish, qui a marqué, à partir des années 1870, la vie écono-mique et culturelle de Montréal. Il serait intéressant de comparer cette communauté à celles de New York, Toronto ou Buenos Aires, partout où les Juifs du Shtetl ont cherché refuge. Le fait est que celle de Montréal a figuré avec honneur parmi ces sous-sociétés disséminées dans le monde. Son rayonnement, qui dépasse de beaucoup son im-portance numérique, a été possible probablement en raison des condi-tions particulières qui prévalaient alors dans la société québécoise.

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[69]

Le Québec industriel, fin 19e siècle

Comme dans les autres pays occidentaux, l'avènement du machi-nisme, des usines et du travail salarié va amorcer au Québec, dès le début du 19e siècle, la révolution industrielle. 67 Véritable mutation so-cio-économique, elle culminera, à la fin du siècle, en une crise de croissance comparable à celle des années 1960.

Cette première industrialisation va bouleverser profondément toute une population émigrée depuis peu des campagnes québécoises. Elle est passée brusquement d'un mode de vie rural, agricole, de structure patriarcale et paroissiale, à une existence violentée par l'urbanisation anarchique et une industrie livrée à l'exploitation d'un capitalisme sau-vage que le syndicalisme naissant tente de domestiquer. Ce mouve-ment syndicaliste charrie des idées nouvelles visant une réforme fon-damentale de la société industrielle. Dès les années 1880, par exemple dans l'Ordre des Chevaliers du Travail 68, on parle d'abolition du sala-riat, de création de coopératives et même d'une réforme globale du système économique. En fait, les syndicats de l'époque se voient comme des groupes de pression auprès du gouvernement. À partir de 1899, le syndicalisme « international » en provenance d'outre-fron-tières va s'implanter pour de bon au Québec. Alors qu'il y avait 74 syndicats internationaux en 1901, on en compte 334 en 1921.

67 La première communauté juive y aura contribué en accumulant, entre autres, un capital marchand hors de proportion avec son nombre (elle comp-tait trente familles à Montréal en 1841). Sur cette période, voir P.-A. Lin-teau, R. Durocheret J.-C. Robert, Histoire du Québec contemporain, de la Confédération à la crise, 1867-1929, Montréal, Boréal Express, 1979, pp. 140 s. Voir aussi D. Rome, « Our Forerunners — At Work », Canadian Je-wish Archives, Nos. 9-10, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1978.

68 Les Chevaliers du Travail, en anglais Noble Order of the Knights of La-bor, a été fondé aux États-Unis en 1869. D'abord une société quasi secrète, les Chevaliers du Travail connaissent un grand essor à partir de 1880. L'Ordre traverse la frontière en 1881 et s'implante l'année suivante au Qué-bec, où il restera une force syndicale importante jusqu'à la fin du siècle.

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Les immigrants du Shtetl

C'est dans ce monde du travail haletant, écrasant, qu'arrive en rangs serrés à partir de 1880 le petit peuple du Shtetl portant encore l'empreinte de la société semi-féodale de l'Europe orientale du 19e

siècle.Il s'agit de la première et de la plus importante immigration allo-

phone de l'histoire du Québec. Cette marée humaine va grossir le ré-servoir de main-d'oeuvre non-spécialisée qu'alimente déjà le flot des francophones arrivant des régions rurales. Une communauté de destin va s'établir entre les deux peuples, notamment dans la vie de quartier et les activités syndicales.

[70]Il ne faudrait pas croire que cette humanité en transhumance n'ap-

porte que des vestiges du passé. Ses intellectuels lisent Hegel et Marx. Ses chefs syndicalistes ont été formés dans les cadres du Bund. Fon-dée en 1897, cette union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, est travaillée par les courants révolutionnaires de l'époque. Elle sera affiliée, jusqu'en 1903, au parti ouvrier social-démocrate russe. Accablés depuis des générations par l'ostracisme des États de l'Est européen, imprégnés aussi de l'idéal de justice sociale qu'on retrouve dans la Bible et le Talmud, ces idéologues ont prêté l'oreille aux messages d'espoir en provenance des pays de l'Ouest : ceux plus lointains de la Révolution française, de la croisade napoléo-nienne contre les empires qui opprimaient leur peuple, du libéralisme de l'Occident chrétien ; ceux, très près des révolutionnaires et des tra-vailleurs russes qui espèrent la fin du tsarisme, du syndicalisme nais-sant de Suisse, d'Espagne, de France, et bientôt de la critique mar-xienne du capitalisme industriel liée au rêve apocalyptique d'une so-ciété sans classes et sans État.

Pour l'instant, les Juifs du Shtetl charrient dans leur migration di-vers éléments qui vont peser sur l'avenir de l'industrie québécoise : leur dynamisme et leur mobilité qui les ont menés par-delà les mers jusqu'au Québec, leur habileté technique d'artisans, que ce soit dans le travail du bois, du fer ou du cuir, leur esprit d'initiative et d'entreprise

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qui les font connaître comme boutiquiers et vendeurs ambulants, mais aussi comme patrons de petites entreprises, et surtout les idées neuves de leurs intellectuels, très vite qualifiées de révolutionnaires par un milieu encore peu sensibilisé à la nouvelle problématique socio-éco-nomique et politique du Nouveau-Monde.

Dès lors cette « sous-société » va connaître une évolution parallèle à celle de la société québécoise déjà en voie d'urbanisation et d'indus-trialisation. D'une part, une nouvelle classe de patrons, petits et grands, va prendre la tête, notamment, de l'industrie du vêtement, pre-mière en importance dans le Québec de l'époque. D'autre part va se former rapidement un prolétariat juif particulièrement sensibilisé [71] aux questions culturelles et socio-économiques syndicales. Ce proléta-riat sera d'autant plus « inflammable » qu'il va devenir l'une des pre-mières victimes de l'exploitation inhumaine d'un capitalisme industriel encore dans sa phase sauvage.

Tel est le paradoxe de cette sous-société yiddish, composée de pa-trons et de prolétaires, qui amènera les antisémites des années 1930 à se contredire en ameutant la population contre les Juifs, tantôt parce qu'ils sont des capitalistes sans scrupules, tantôt parce qu'ils sont des socialistes et des activistes dangereux.

La floraison des petites entreprises

Ces immigrants du Shtetl ont fui un monde où toutes les avenues leur étaient fermées et ils abordent une Terre promise dont ils avaient rêvé et qui ne les décevra pas au chapitre des libertés, y compris la li -berté d'entreprise. Le flot continu de leur migration en est la meilleure preuve. Ils arrivent sans amis, sans le sou et, pour un très grand nombre, sans métier. Le tailleur et même le petit entrepreneur des vil-lages de Russie ou de Pologne n'ont d'autre préparation pour affronter la compétition en terre canadienne que leur culture générale, leurs tra-ditions familiales et leur détermination.

C'est de cette humanité que vont sortir le commerçant du centre-ville de Montréal, le vendeur ambulant qui fait le tour des campagnes, parfois aussi le petit manufacturier. Voici comment H. Vineberg, dans

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ses « Memories of A Jewish Old Timer », évoque les années 1870 à Montréal :

Les Juifs vivaient du commerce dans les petits magasins. Il y avait un certain nombre de grandes firmes juives et deux manufacturiers de cigares juifs. Aucun docteur ni avocat. À leur arrivée au Canada, ils passaient les premiers mois à faire du porte-à-porte en province. 69

Les « sweatshops »

L'industrie à laquelle les Juifs vont s'identifier plus qu'à toute autre est celle du vêtement. Dès 1836, on voit la firme Moss Brothers s'éta-blir à Montréal avec un capital initial [72] de 60 000 £. Elle emploie 800 hommes et femmes et sa production annuelle s'élève à 90 000 £ dont les 11/12 sont destinés à l'exportation. L'Australie à elle seule en achète pour 40 000 £.

Au contraire du textile qui l'avait précédé et qui avait été l'un des premiers cas de concentration des entreprises et de monopolisation, le vêtement est encore, au moment de son essor des années 1860, un sec-teur « peu concentré où les entreprises sont nombreuses et la concur-rence vive ». 70 II est caractérisé par le système des sweatshops où la couture est exécutée à domicile par des femmes 71 payées à la pièce et à des taux scandaleusement bas. Au tournant du siècle, cette industrie deviendra le fief des manufacturiers juifs en même temps que le lieu privilégié de l'exploitation des immigrants du Shtetl. 72 II s'agit en fait d'une ingénieuse organisation du travail qui demande un minimum d'espace fourni par le patron, un maximum de rendement de la part de la main-d'oeuvre et le maximum d'efficacité grâce aux sous-contrac-69 Jewish Daily Eagle (Adler), 1932, édition-souvenir pour commémorer

l'adoption de la charte des droits de 1832, p. 73. (Tiré de D. Rome, « Our Forerunners-At Work », op. cit., n. 22, t. 9, p. 23.

70 Linteau et al., op. cit., n. 22, p. 147.71 À noter que les femmes juives ne travaillent que rarement en usine.72 Le Jewish Times fustigera ces patrons juifs inconscients en soulignant

que ces princes du vêtement se transforment en philanthropes à l'assemblée annuelle du Baron de Hirsch Institute (Jewish Times, Montréal, 8 fév. 1898, p. 73).

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teurs qui deviennent pour les travailleurs de la base de véritables gardes-chiourme.

Voici la description d'un contemporain, publiée dans le Herald de Montréal, le 3 février 1897 :

On a beaucoup écrit sur les misères de ce système pour les milliers d'infortunés des grandes cités comme Londres et New York ; mais peut-être peu de Montréalais savent que le système est proportionnellement aussi développé à Montréal et qu'il s'étend rapidement. (...) Les artisans et les victimes du système sont surtout des Juifs dont le nombre ne cesse de croître. Des enquêteurs estiment leur nombre à plus d'un millier dans le quadrilataire formé par les rues Craig, Sanguinet, Sainte-Catherine et Bleury. Presque tous habitent des appartements vétustes, sombres, généra-lement surpeuplés. En certains cas, les familles n'occupent qu'une pièce de façon à épargner sur le loyer. Étant occupés depuis tôt le matin jusqu'à la nuit tombée, ils ont peu de temps, même s'ils le voulaient, pour penser aux conditions d'hygiène des lieux qui sont souvent tout simplement atroces. La transformation du salon en atelier est un des spectacles les plus tristes qu'il soit donné de voir à quelqu'un qui a un coeur et qui cherche à voir la misère humaine.

[73]Le président des inspecteurs d'usine, M. Lessard, estime que la se-

maine de travail moyenne de ces gens varie entre 75 et 80 heures. Les hommes et les femmes qui travaillent à l'extérieur apportent du travail à la maison pour le dimanche. Ils offrent à leur employeur de faire deux ou trois heures de travail supplémentaire s'ils en ont la chance, se soumettant ainsi à un véritable esclavage. En fait il n'y a aucune limite aux heures de travail, si ce n'est l'endurance physique, alors que la rémunération est maintenue à un niveau de famine. À Montréal, une paire de pantalon rap-porte entre 8 et 10 cents la pièce. Rien de surprenant si la destitution, la souffrance, la dépression intellectuelle et morale sont monnaie courante chez les malheureuses victimes de ce système vicié. 73

73 Cité dans D. Rome, « Our Forerunners-At Work », op. cit., n. 22, t. 9, p. 40.

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Un autre témoin, juif d'origine et journaliste à La Presse, Jules Helbronner (1844-1921), voit dans le travail à la pièce et le sous-contracteur les deux fléaux du système des « sweatshops ». Il déclare :

Les divisions et subdivisions imposées par la pratique du travail à la pièce réduisent le statut du travailleur à celui d'une simple machine et une machine inutile quand une nouvelle invention améliore la machinerie dont il n'est que le complément.

En fait, c'est par le travail à la pièce que le sweating System fonctionne et c'est le sous-contracteur qui le fait marcher. Les travailleurs protestent vigoureusement contre l'introduction de ce rouage intermédiaire que les maîtres leur ont imposé et dont les profits proviennent du travail supplé-mentaire qu'ils obtiennent de leurs gens. 74

Tel est le sweating System avec son cortège de pauvreté et de mala-dies, produit irrécusable du 19e siècle industriel. Il a été longtemps le lot des immigrants juifs, ceux de cette génération sacrifiée qui a jeté les bases humaines et financières de la communauté juive d'aujour-d'hui.

Pour l'instant, cette armée de petits travailleurs et d'artisans exploi-tés et exténués constitue un milieu propice à la fermentation d'idées émancipatrices. Paradoxalement, ils vont constituer l'avant-garde mé-connue du mouvement syndical, si bien que quelques décennies plus tard, leurs conditions de travail seront de beaucoup supérieures à celles des autres Québécois et que ceux-ci devront compter avec eux.

[74]

74 Annexe O du Rapport de la Commission royale sur les relations entre le travail et le capital, Ottawa, 1889, p. 72-75.

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Le mouvement ouvrier et le syndicalisme

On fait remonter la naissance du syndicalisme québécois à 1827 avec la fondation à Québec d'un syndicat des imprimeurs. Elle sera suivie de quantité d'autres fondations dans le secteur des métiers, mais il faudra attendre les années 1860-70 pour voir apparaître un mouve-ment ouvrier organisé. Cette longue période de germination laisse peu de prise à l'historien : peu de dates, peu de données sur le fonctionne-ment et les activités de ces organisations, si ce n'est des manchettes, dans les journaux, sur certaines grèves.

Le mouvement ouvrier juif n'échappe pas à cette difficulté. Les syndicats juifs sont dispersés, durent peu longtemps et disparaissent sans laisser de traces. Certains sont affiliés à des organisations plus importantes, mais là encore la documentation manque.

On voit apparaître de temps à autre des « syndicats de tailleurs » ou « de travailleurs de la confection », par exemple à l'une des pre-mières fêtes du 1er mai où hommes, femmes, québécois-français, mu-siciens italiens et travailleurs juifs des sweatshops défilent, bannières en tête.

Un triple phénomène va marquer les années 1870 au Québec : l'ar-rivée des immigrants juifs et autres sur le marché du travail, une forte poussée industrielle et l'affirmation de la solidarité ouvrière. Les tra-vailleurs britanniques et américains apportent leur expérience syndi-cale et vont favoriser l'entrée au pays des Chevaliers du travail (1881) et des syndicats « internationaux » affiliés à la Fédération américaine du travail (1886). 75 Simultanément, naît la première centrale syndicale québécoise, le Congrès des métiers et du travail du Canada (1883 et 1886). Les grèves deviennent mieux organisées et les revendications ouvrières se font plus précises et mieux diffusées. À La Presse, Jules Helbronner tient une chronique ouvrière courageuse sous le pseudo-nyme de Jean-Baptiste Gagnepetit, mais rares sont ses références au syndicalisme juif montréalais.

De toute évidence, il y a un manque de contacts entre le mouve-ment syndical juif et les autres organisations de travailleurs dans la province. Pourtant, les syndicats juifs [75] signalent leur existence de

75 Linteau et al., op. cit., n. 22, p. 210.

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place en place par des grèves, comme celle du Syndicat des fabricants de cigares no 658, chez Samuel Davis and Sons, en juin 1883. Né à Londres, Samuel Davis avait fondé sa compagnie en 1861 et il devint l'un des plus gros employeurs de l'industrie du tabac avec 457 em-ployés. On sait par ailleurs que 50% de ses travailleurs étaient syndi-qués en 1888 et que cette proportion était supérieure à la moyenne dans ce secteur. 76

Mais le mouvement syndical se révèle particulièrement actif dans l'industrie du vêtement. Au congrès du travail de 1895, les travailleurs de la confection demandent une enquête sur le sweating system au Ca-nada, comme en fait foi un rapport annuel sur les grèves et les lo-ckouts du Ministère canadien du travail :

Suppression des ateliers de misère [sweat shops], abolition du travail infantile et du travail à domicile : les ouvriers du vêtement commencèrent à s'organiser autour de ces revendications. Les syndicats actifs dans ce sec-teur étaient alors la Journeymen Tailors Union (Syndicat des tailleurs jour-naliers, prédécesseur des Amalgamated Clothing Workers of America), les United Garment Workers of America (Travailleurs unis de la confection) et les United Hat and Cap Workers (Travailleurs unis de la chapellerie). Le Congrès national des métiers et du travail mit également la main à la pâte. Il envisagea en 1904 l'engagement de « deux organisateurs juifs afin de mieux regrouper les travailleurs juifs ».

(...)

Les travailleurs du vêtement jalonnèrent de nombreuses grèves leur lutte pour l'amélioration des conditions de travail et d'existence. De 1900 à 1914, 40,000 d'entre eux participèrent à 158 grèves. Le temps de travail ainsi perdu se monte à 10% du total enregistré pour l'ensemble de l'indus-trie canadienne entre 1901 et 1915. En 1913, 4,500 travailleurs montréa-lais du vêtement prirent part à une grève de six semaines (...). Enfin, mille ouvriers montréalais menèrent une grève de sept mois. 77

76 Samuel Davis était un membre actif de la communauté juive de Mont-réal. Il présida pendant dix-sept ans la synagogue Shearith Israël avant de passer au Temple réformé Emanu-El, en 1882, dont il resta président jusqu'à sa mort.

77 Canada, Ministère du Travail, Rapport annuel sur les grèves et les lock-outs, Ottawa, 1901-1916. Cité dans Charles Lipton, Histoire du syndica-

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Comme dans les autres pays, les luttes syndicales vont se transpor-ter dans l'arène politique. Pour leur part, les travailleurs juifs comptent dans leurs rangs des syndicalistes formés aux écoles les plus diverses, depuis la pensée de Marx [76] et celle des socialistes anglais jusqu'à l'anarchisme méditerranéen, en passant par l'organisation américaine des Chevaliers du travail. 78

Compte tenu de leurs antécédents culturels, ces syndicalistes ne peuvent s'en tenir aux seules questions de relations de travail et de lé-gislation ouvrière. Ils s'intéressent aussi aux conditions ouvrières en Russie, en Pologne et en Roumanie. Certains ont été de la Seconde In-ternationale et même de la Troisième. D'autres ont ouvert des kib-boutz en Israël et créé, de concert avec les travailleurs juifs de Pales-tine, l'État d'Israël. Golda Meir dormira, boulevard Saint-Joseph, sur le canapé d'un syndicaliste qui sera à la fois président de la Biblio-thèque juive, historien de la littérature juive québécoise et l'initiateur d'un mouvement pour mettre sur pied le Congrès juif canadien : H. M. Caiserman.

En raison de facteurs numériques, idéologiques et culturels, les syndicats juifs joueront dans la nouvelle sous-société juive de Mont-réal un rôle de beaucoup plus important que celui des nouveaux syndi-cats chrétiens dans la société québécoise. On voit par exemple des élé-ments juifs participer à la double fondation à Montréal d'un parti ou-vrier en 1899 et d'un parti socialiste en 1906. De même il est question, au 5e congrès national (continental) du Labor Zionist 79 à Montréal, en

lisme au Canada et au Québec, 1827-1959, traduit par Michel van Schendel, Montréal/ Québec, Éditions Parti pris, 1976, p. 175. Voir aussi S. Belkin, Le mouvement PoaleZion au Canada, 1904-20, Montréal, Actions Committee of the Labour Zionist Movement in Canada, 1956 (yiddish), p. 85.

78 Sur toute cette question, voir Marcel Fournier, Communisme et anticom-munisme au Québec (1920-1950), Laval, Éd. coopératives Albert Saint-Mar-tin, 1979, 167 p.

79 Concentré autour du Poale Zion (Les travailleurs de Sion) et de l'Union nationale juive (Ferbund), le Labor Zionist a milité, dès le début du siècle, pour l'établissement d'une société et d'un État juif en Palestine. Ce mouve-ment travailliste était aussi actif au plan mondial qu'en Palestine. Au Qué-bec, il fut parmi les initiateurs du Congrès Juif canadien, de la Bibliothèque juive, des écoles et des camps pour enfants ainsi que de plusieurs entreprises littéraires et culturelles.

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1910, d'une collaboration avec le Parti socialiste du Canada dont la fondation remonte à 1904. 80

Le projet ne sera pas retenu, par suite notamment de l'opposition d'un des penseurs du parti, S. Schneur, qui déplore l'attitude antisémite de son parti au chapitre, en particulier, de l'immigration. 81

Ce rapprochement entre syndicalistes juifs et socialistes canadiens va semer la panique dans la presse québécoise. On lit dans l’Action sociale catholique du 30 janvier 1911 un reportage décrivant Montréal comme un centre d'anarchistes russes, de vétérans de la mutinerie du Potemkine. Ces anarchistes sont vus comme les éléments les plus dan-gereux du nihilisme juif russe. Le correspondant montréalais cite le World de Toronto selon lequel Montréal aurait une section [77] de l'Internationale qui dirige le mouvement anarchiste mondial.

La manifestation du 1er mai qui revient chaque année depuis 1906 est suivie de près par les journaux. Le Devoir du 2 mai 1910 note que le ralliement de la veille, sur le Champ de Mars, était divisé en trois sections : anglaise, française et juive, et que le soir, les chefs socia-listes ont prononcé leurs discours en anglais, en français et en yiddish. Dans Le Devoir du 2 mai 1913, deux éléments de la manifestation « socialiste » retiennent l'attention du reporter : la jeune fille en rouge qui portait le drapeau rouge et les traits sémites des participants.

L'année suivante, La Presse du 2 mai 1914 estime à 3 000 le nombre des manifestants « socialistes ». Parmi les groupes arborant des bannières, il y avait les syndicats juifs du vêtement et des tailleurs. Encore pendant les années 1920, chaque 1er mai ramènera la manifes-tation de la gauche ouvrière, ainsi que la participation des syndicats et des socialistes juifs.

Les syndicalistes juifs tenteront sans succès d'amener leurs compa-gnons de travail québécois-français à s'associer à leurs luttes. Ils se heurteront à l'opposition du clergé et, plus tard, à celle des syndicats catholiques qui combattaient la coopération entre travailleurs de reli-

80 Belkin, op. cit., n. 32, p. 85. Le Poale Zion est une organisation mon-diale sioniste qui proposait depuis le début du siècle l'établissement d'un État juif en Terre Sainte selon les principes travaillistes et socialistes. Il pré-voyait des écoles modernes où les enfants juifs apprendraient l'hébreu, le yiddish et l'histoire d'inspiration sioniste et socialiste.

81 S. Belkin, op. cit., n. 32, p. 61-62.

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gions différentes sur les mêmes chantiers et fermaient leurs portes aux travailleurs non catholiques.

Avec le temps cependant, on verra augmenter le nombre des tra-vailleurs non catholiques dans les syndicats internationaux, c'est-à-dire affiliés à des syndicats parallèles hors du Québec et du Canada, mouvement dont les Juifs seront les pionniers, jusqu'au jour où ils de-viendront de plus en plus minoritaires, de mieux en mieux payés et concentrés dans des « locaux » de plus en plus spécialisés. D'autres groupes leur succéderont, les Canadiens français, les Grecs, les Portu-gais, dans le défilé typiquement québécois de la montée économique des communautés ethnoculturelles.

Ce phénomène de mouvance socio-économique va se faire d'autant plus sentir que, de 1925 à 1947, le Canada [78] n'admettra que peu d'immigrants juifs en vertu du sinistre principe du None is Too Ma-ny. 82 D'où le vide qui va se créer bientôt dans le prolétariat juif, dû à l'épuisement de la main-d'oeuvre par le vieillissement, la mort, le re-cyclage, comme aussi la réticence des jeunes à suivre la trace de leurs pères dans ces secteurs de l'industrie.

La carrière symbolique de David Lewis

David Lewis (1909-1981) est à la charnière des deux générations qui ont fait la communauté yiddish de Montréal : celle des immigrants et celle de leurs fils et petits-fils nés au pays. De ce point de vue, son ascension fulgurante est un symbole à la fois du défi qu'a dû surmon-ter sa communauté lors de sa première insertion en milieu québécois, et de la vitalité, de l'initiative et de la ténacité dont elle a fait preuve pour sortir du ghetto des premières décennies.

Le cas de cet homme politique montréalais a l'avantage d'être bien connu des Québécois. Il avait commencé sa carrière politique avant la guerre, à Montréal, sous les couleurs du CCF (Coopérative Common-

82 Réponse d'un haut fonctionnaire de l'immigration au Canada, F. Blair, quand on lui a demandé combien de Juifs il proposait d'admettre au pays. Cette réponse révélatrice de l'antisémitisme du temps a servi de titre à l'ou-vrage d'Abella et Troper sur l'histoire de l'immigration juive au pays (voir plus loin, p. 141 ss.).

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wealth Fédération) devenu le NPD (Nouveau parti démocratique). Il reviendra à sa carrière politique après des années d'éclipse, cette fois comme chef national du parti, de 1971 à 1975, le plus haut niveau po-litique jamais atteint par un Juif canadien. 83

Les antécédents de David Lewis font comprendre cette réussite. Il est né en plein Shtetl, dans la ville de Svisloch (en polonais, Swislocz) alors en Pologne et aujourd'hui en République soviétique de Biélorus-sie. Son père était membre actif d'un syndicat des travailleurs du cuir comme aussi du Bund. La maison des Losh (Losz en polonais) était le rendez-vous d'un groupe de travailleurs qui discutaient avec passion des problèmes de l'heure. C'est ainsi que le jeune David vécut intensé-ment l'occupation allemande de 1915, la révolution communiste de 1917, l'indépendance de la Pologne en 1918 et les derniers combats de 1919-1920 entre les forces polonaises et l'Armée rouge pour le contrôle de cette région frontalière.

Déçu à la fois du régime Pilsudski à Varsovie et de celui des So-viets à Moscou (il était menchevik), Moische Losh [79] décide de re-joindre à Montréal, avec son beau-frère Max, un oncle émigré au tour-nant du siècle et qui avait réussi à percer dans l'industrie du vêtement.

Toute sa jeunesse, David va participer à la vie ouvrière de Mont-réal. Il travaille pendant ses vacances à l'usine de l'oncle Eli, avec son père et l'oncle Max, tous deux membres de l'Amalgamated Clothing Workers of America. Son père, « un socialiste démocrate », écrira-t-il, l'amène à des assemblées comme celle de 1922 ou 1923 où un célèbre menshevik du nom d'Abramovich, ex-membre en disgrâce du gouver-nement soviétique, donne une conférence en yiddish au Théâtre du Monument national, avenue Saint-Laurent. Ce qui n'empêche pas l'orateur d'être copieusement chahuté par des auditeurs communistes.

Comment s'étonner dès lors de la carrière de David Lewis ? Dès son entrée à McGill, il s'oriente vers les sciences politiques. À Toron-to, en 1932, il participe à la fondation de la League for Social Recons-truction (LSR) qui contribuera à l'élaboration du CCF. Il devient membre du bureau de direction du Québec Labour Party et secrétaire du Montréal Labour Party, sans compter sa participation aux associa-tions étudiantes axées sur la question ouvrière. C'est dire que dès sa

83 Un autre Juif canadien, lui aussi social-démocrate, David Bennett, de-viendra premier ministre de la Colombie-Britannique.

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jeunesse universitaire, David Lewis se révèle le militant socialiste qu'il demeurera toute sa vie. Durant son stage à Oxford comme bour-sier Rhodes, il multipliera ses contacts avec les divers leaders socia-listes européens. Si bien que dès son retour, en 1935, le fondateur du parti CCF, J.S. Woodsworth, alors chef du LSR, l'invitera à lutter à ses côtés. 84

La trajectoire de David Lewis annonce et symbolise à la fois l'ex-périence de la révolution socio-culturelle qu'a vécue l'ensemble des immigrants juifs en Amérique et, plus spécifiquement, au Québec. Ce jeune immigrant de Pologne devient l'un des premiers Juifs canadiens à remporter la bourse Rhodes. Après un début de carrière politique dans les cercles ouvriers et bundistes de Montréal, il quitte son milieu natal pour s'installer à Toronto. Il y devient un avocat spécialisé dans les relations ouvrières.

[80]Il aurait sans doute plafonné à ce stade n'eut été la Seconde Guerre

mondiale et surtout l'anéantissement du fascisme avec la mort d'Hitler. Le souffle irrésistible de libération qui va balayer les vestiges de l'in-tolérance de l'ancien monde va porter David Lewis, comme tant de personnalités fortes de sa communauté, à des sommets qu'il n'aurait jamais pensé atteindre. En 1971, il sera invité à présider les destinées de son parti, maintenant appelé le NPD, office dont il s'acquittera sans décevoir jusqu'en 1975.

Coupure d'avec l'Europe

Au nombre des défis qui attendaient le peuple yiddish en terre d'Amérique, il en est un qui allait remettre en question de façon bru-tale ses allégeances culturelles et affectives séculaires : la coupure d'avec cette terre qui a été depuis le Moyen Âge le laboratoire de la tradition yiddish : l'Europe de l'Est.

84 D'après David Lewis, The Good Fight, Political Memoirs 1909-1958, Toronto, Macmillan of Canada, 1982, 542 p.

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Le dilemme de la guerre de 1914

Au contraire des aventures militaires précédentes où le Canada s'était impliqué 85, la guerre de 1914-1918, va secouer profondément la diaspora juive des deux côtés de la frontière canado-américaine. Elle est formée en grande majorité de nouveaux arrivés, nous dirions au-jourd'hui de réfugiés, qui éprouvent une reconnaissance sans bornes pour le pays qui les accueille.

Or cette guerre les place devant un dilemme crucial. Ils ont fui la Russie des tsars, hostile aux Juifs, où les droits humains sont bafoués et leurs défenseurs socialistes massacrés, exilés ou envoyés au goulag. Constamment leur parvient de là-bas les échos de la déportation des populations juives, des zones frontalières vers l'intérieur, avec son cortège de calamités habituelles : séparation des familles, démembre-ment des communautés, profanation des synagogues et des cimetières, dispersion des trésors artistiques, maladie, famine, camps de réfugiés, en fait le véritable début de la destruction du monde juif centre-euro-péen qui aboutira à l'Holocauste.

[81]Et soudainement ce pays auquel ils ont tourné le dos, qui se dresse

entre eux et leurs familles en détresse, se retrouve l'allié du Canada dans une guerre contre l'Allemagne, la patrie culturelle d'où leur sont venus en grande partie leur héritage yiddish et les idées du monde oc-cidental. Tel est le dilemme de ces immigrants d'origine russe ou po-lonaise. Leur pays d'adoption, le Canada, les invite et bientôt enjoin-dra leurs fils à s'allier à leur ennemi traditionnel contre un peuple en-vers lequel ils n'ont que de l'estime.

L'étincelle qui fera sauter la digue de l'aversion millénaire du peuple juif pour la guerre va jaillir de l'empire ottoman. Une nouvelle qui lui va droit au coeur parvient à la presse occidentale au cours de l'année 1916 : les Turcs tentent d'anéantir la colonie juive de leur pro-85 Depuis l'épisode des Patriotes de 1837, la paix n'avait été troublée que

par un événement lointain, la guerre des Boers (1899-1902). À peine relève-t-on quelques noms juifs dans la liste des volontaires : un Franklin, un Lightstone...

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vince de Palestine. C'est le rêve de Herzl et tout le projet sioniste qui va s'écrouler. De Copenhague parvient aux sociétés sionistes du Cana-da un télégramme libellé en ces termes :

Faisons tout prévenir autres évacuations Palestine, garantir traitement humain évacués, protéger biens juifs, concernant outrages, déclarations contradictoires ; jusqu'ici sans rapport. Urgent besoin quinze mille francs/secours quotidien évacués. Commencez immédiatement levées fonds. 86

Du coup, la communauté juive s'ébranle. Immigrants d'hier et Juifs de la vieille colonie montréalaise vont réussir, en pleine guerre, à en-voyer des fonds de secours outre-mer s'élevant à quelque deux mil-lions de dollars. Fait encore plus significatif, la répulsion millénaire juive pour le militarisme est battue en brèche. Quelque 4 700 jeunes vont s'engager dans les forces armées canadiennes entre 1914 et 1918. Le principe de l'aumônerie militaire est également accepté et, cette même année, le rabbin Herman Abramowitz, de Montréal, en assume la charge auprès des soldats juifs de l'armée canadienne.

En 1916, l'idée d'une unité juive distincte, à la manière des Black Watch des Canadiens écossais et du 22e des Canadiens français, fait son chemin dans certains milieux juifs. Mais elle aura peu de succès, car elle ne plaît pas à l'ensemble de la communauté et particulièrement à la Canadian Fédération of Zionist Societies. La raison ? La même que pour [82] l'école séparée : la crainte de retomber dans le filet de la ségrégation, que ce soit dans les classes ou dans les baraques.

Fait à noter, le Canada n'a pas cru devoir intégrer à son armée di-vers groupes d'immigrants, tels que les Italiens, les Serbes, les Polo-nais. Il les renvoyait aux armées de leurs pays respectifs ou encore les confiait à l'armée britannique qui les encadrait dans des unités spé-ciales pour « alliés étrangers de diverses origines ». Dans le cas des Juifs, une autre solution sera retenue par le gouvernement impérial : les sionistes lèveront une légion juive pour libérer la Palestine du joug des Turcs. À l'origine du projet on retrouve de grands noms : David Ben Gurion, Vladimir Jabotinsky, Itzhak Ben Zvi. Le gouvernement britannique ouvre à New York, à l'intention des Juifs exemptés du ser-

86 Zionist Archives, Jérusalem. Document L6/34/II.

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vice obligatoire, un bureau de recrutement avec succursales à Mont-réal et à Toronto. Les recrues, tant canadiennes qu'américaines, re-çoivent leur entraînement à Windsor, N.-E., avant d'être prises en charge par l'armée britannique. À Montréal, le président des Sionistes canadiens, Clarence de Sola, prend fait et cause pour le projet. Il ob-tient même une entrevue avec nul autre qu'Arthur James Balfour, lors du passage de celui-ci à Ottawa, en mai 1917. Lord Balfour se dit heu-reux de pouvoir discuter du sionisme avec un Juif d'une orthodoxie in-discutable et reconnu comme un leader sioniste. La rencontre dure trois heures. « Vous m'avez fait comprendre, conclura l'homme d'État, que nous pouvons être l'instrument de l'accomplissement de la prophé-tie biblique prédisant la restauration du peuple juif à Sion. Je puis vous assurer que je suis en mesure de défendre auprès de mes col-lègues du Cabinet les objectifs sionistes. Ils sont en parfaite harmonie avec la politique anglaise des Affaires étrangères en Palestine ». 87

Plus tard, Clarence de Sola sera informé de l'intention du gouverne-ment anglais de déclarer officiellement son appui au principe d'un foyer du peuple juif en Palestine. Cette déclaration date du 2 no-vembre et porte aujourd'hui le nom de « Déclaration Balfour ».

Portée par le mouvement sioniste, encouragée par le gouvernement canadien, la légion juive va se recruter pendant [83] plusieurs mois de façon satisfaisante. Le premier groupe à être envoyé au camp d'entraî-nement le 23 mai 1918 viendra de Toronto et de Montréal. En tout, quelque 300 Juifs canadiens vont entrer dans la légion jusqu'à la fer-meture du bureau de New York, le 18 juillet 1918. Ces légionnaires auront l'occasion de combattre outre-mer et d'établir, par voie de conséquence, un lien de plus entre le Canada et le monde juif.

De cette première expérience collective de la guerre, la commu-nauté juive va ressortir à la fois plus identifiée au pays qui l'a ac-cueillie et plus consciente de ses liens avec l'Europe et surtout avec la Palestine. De son identification au pays on peut dire que le service mi-litaire dont la tradition remonte au temps des Hart et des David a été pour elle un test d'acculturation et de son acceptation pratique de la réalité canadienne. Cette réalité comporte un aspect capital et qui échappait totalement à l'immigrant de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle : la présence et la participation des francophones à l'his-toire, la géographie, le développement et la gestion du Canada, princi-87 Canadian Jewish Chronicle, 23 nov. 1917.

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palement au Québec. Cette dualité va se faire sentir particulièrement lors du refus massif des Québécois francophones face à la conscrip-tion proposée par le premier ministre Borden en 1917. Dissidence qui leur aura été sans doute de lecture difficile.

La révolution russe de 1917 :une immense déception

Toute une jeunesse juive, portée par le Poale Zion et le Bund, comme par les idées généreuses des révolutionnaires d'Europe occi-dentale, avait rêvé de la chute du tsar et de l'instauration d'un régime démocratique en Russie.

La révolution anti-tsariste de Kerenskj et la chute du tsar Nicolas II, en 1917, sont venus combler leurs espoirs. C'était le début d'une ère nouvelle s'accompagnant d'un grand revirement des allégeances. Les persécutés d'hier devenaient les citoyens enthousiastes de la Russie nouvelle.

À peine quelques mois s'étaient écoulés que la contre-révolution communiste venait anéantir cette tentative de démocratie à l'occiden-tale. Il faudra du temps avant que le [84] nouveau régime ne dévoile son vrai caractère totalitaire, antireligieux et antisémite.

Au Canada comme partout ailleurs dans le monde, une propagande bien orchestrée va prendre la défense du nouveau régime. Si bien que pendant la dernière année de la guerre, il régnera dans la communauté juive beaucoup de confusion par rapport aux valeurs et aux allé-geances de cette génération. Nombre de Juifs canadiens, comme beau-coup d'autres concitoyens originaires d'Europe centrale, se réjouiront de ces événements et de la stratégie mondiale communiste. Certains se retrouveront aux côtés des Canadiens anglais dans le Parti commu-niste canadien. La grande majorité, toutefois, des Juifs montréalais ob-serveront ce mouvement avec beaucoup de réserve. Ils se rappelleront que c'était les modérés avec Kerensky qui avaient fait tomber le tsar, alors que les chefs bolcheviks n'étaient même pas en Russie. Ils se rappelleront aussi que le communisme, dès son arrivée au pouvoir, avait cherché à détruire la religion juive, la langue hébraïque, le sio-

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nisme, les institutions culturelles et pédagogiques, les liens de la com-munauté avec les parents et les associés d'outre-frontières.

Au Québec, les communistes vont combattre les projets et les ef-forts de la communauté juive pour établir ici des institutions capables de perpétuer les traditions religieuses et culturelles propres au ju-daïsme. La communauté est très sensible au danger que représente le communisme pour la synagogue, l'école hébraïque, le Congrès juif ca-nadien. Particulièrement vive est la réaction des travailleurs radicaux qui ont payé cher leur collaboration aux activités internationales cen-trées sur Moscou. Ils ont noté que le syndicalisme rouge n'hésite pas à sacrifier l'unité du mouvement des travailleurs et leurs intérêts pour faire avancer la cause de la révolution mondiale.

La Parti communiste canadien va exercer ses activités publiques au sein du Parti des travailleurs du Canada. 88 En 1924, alors qu'il compte 200 membres d'origine juive (en 1928 il en comptera encore 200 sur 4 400 membres), le PTC présente dans la circonscription fédérale de Cartier un candidat juif originaire de l'Europe de l'Est, Michael Bu-hay. [85] Une partie considérable de la communauté juive de Mont-réal habite ce comté. Résultat : Buhay recueille 600 voix. 89 Dès l'an-née suivante, Buhay remplacera M. Spector à la rédaction du journal communiste Worker et on le retrouvera en 1929 membre du Bureau central du PCC en remplacement de John MacDonald.

Cet épisode ne met en cause qu'une fraction marginale de la com-munauté juive, le groupe de ceux qui saluent l'idéologie trotskiste-sta-liniste comme valable pour les Juifs et les Québécois. Ils sont perçus par la communauté comme les ennemis de la religion, du nationa-lisme, des traditions et des institutions, du sionisme, de la langue hé-braïque, des efforts pour assurer la continuité juive et la défense des droits de leurs coreligionnaires vivant en régimes antisémites.

Aux yeux de ces sympathisants des Soviets, la Russie messianique doit régler tous les problèmes par la révolution mondiale. Ils orga-nisent une série d'institutions politico-culturelles : journaux, théâtres, sociétés d'entraide, groupes d'étude. Ils militent pour un État juif en

88 Sur cette question, voir Ivan Avakumovic, The Communist Party in Ca-nada. A History, Toronto, McClelland and Steward Ltd., 1975, 309 p., en particulier les p. 51-53, 57 et 67.

89 Il fut réélu en 1945.

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Sibérie et iront même jusqu'à organiser, en 1929, une collecte pour les Arabes qui tuaient les colons sionistes d'Hébron. De même, en 1939, en pleine guerre contre Hitler, ils approuveront l'alliance de la Russie avec l'Allemagne et tenteront de ralentir l'effort de guerre canadien.

Ce groupe minuscule mais très actif devait connaître sa grande vic-toire avec l'élection de Fred Rose aux Communes en 1943, triomphe qui se solda, quelques années plus tard, par la condamnation de Rose pour trahison. Le PTC disparaîtra de la scène canadienne après la mort de Staline, lorsque Nikita Khrouchtchev révélera à ses collègues so-viétiques qu'on ne peut nier les actions meurtrières perpétrées par le régime stalinien contre les communistes, juifs et autres, accusations que le parti canadien avait toujours niées.

Il existe encore quelques traces plutôt nostalgiques de ce mouve-ment au Canada, sous forme d'organisations parapolitiques de gauche. S'il a eu quelque impact sur l'histoire du Québec, c'est par le biais de l'antisémitisme. La Commission royale chargée d'enquêter sur l'affaire Gouzenko [86] en 1945 s'est demandée pourquoi un nombre relative-ment important de Juifs, une douzaine, s'étaient trouvés mêlés à cette histoire d'espionnage. Elle a cherché l'explication dans le traumatisme du double rejet de l'antisémitisme et du nazisme qui ont sévi dans le Canada, et plus précisément dans le Québec, des années 1930.

[NOTE : Les notes en fin de chapitres, aux pages 86 à 89, ont été convertie en notes de bas de page. JMT.]

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JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

Troisième partie

LA RÉACTIONDU QUÉBEC FRANÇAIS

1880-1940

Retour à la table des matières

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Un phénomène nouveau :l'antisémitisme

Retour à la table des matières

Quand Me Cohen parle, en 1923, d'une majorité au Québec qu'il tient pour tolérante à l'égard des Juifs 90, il faut en conclure qu'une mi-norité ne le serait pas. Comme il appert dans le présent ouvrage, quand il est question, notamment, de l'industrie, du commerce et de l'école, on ne peut dissocier cette minorité du milieu anglophone. 91

Mais en ce qui concerne les francophones, la remarque de Me Co-hen touche un point capital. L'apparition de l'ultramontanisme a intro-duit dans la société québécoise française une dichotomie profonde et persistante, dont l'attitude à l'égard des Juifs n'est qu'un aspect. On re-trouve cette dichotomie dans sa perception de l'homogénéité et du plu-ralisme, dans son concept d'autonomie politique au sein d'une fédéra-tion à double palier de gouvernement, dans l'accueil qu'elle réserve aux immigrants ou encore dans la place qu'elle leur fait en milieu sco-laire. Le conflit Groulx-Bourassa en est un exemple.

Pour les Juifs, cette dichotomie explique, sans la résoudre, une contradiction historique. D'un côté, il y a cette tradition d'accueil des marchands juifs ambulants, les relations de bon voisinage entre les fa-milles comme entre enfants juifs et catholiques qui jouent ensemble. Il y a les Canadiens qui désavouent les discours d'hommes comme le Père Laçasse, Tardivel, Mgr Paquet, la Semaine Religieuse [94] de tel ou tel diocèse, Arcand ou l'abbé Lionel Groulx. Ceux-là peuvent com-prendre les appréhensions des Juifs. De l'autre côté, il y a les intellec-tuels convaincants et omniprésents, la génération redoutable des prêtres et des politiciens prêchant l'exil des non-catholiques, le retour 90 Voir plus haut, chap. II, p. 21.91 L'histoire des relations de la communauté yiddish avec le Québec anglo-

phone reste à écrire. Du côté des Québécois français, un bon nombre d'études permettent d'examiner d'assez près la place qu'ils ont faite à l'immi-grant du Shtetl, par exemple Victor Téboul à qui nous empruntons plusieurs données dans les pages qui suivent.

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à la situation coloniale d'avant la conquête, la coupure des liens avec les voisins d'outre-frontière, la ghettoïsation des Juifs, quand ce n'est pas l'interdiction de leur entrée au pays.

C'est ainsi qu'on voit apparaître au Québec, parallèlement à la pre-mière migration yiddish, un courant antisémite qui ne cessera de s'am-plifier jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Et chose étrange, le ber-ceau de ce mouvement ne sera pas Montréal où se concentre la com-munauté juive, mais la province, au coeur du monde rural, là où la présence juive se fait le moins sentir. Sans doute, Montréal demeure-t-il le lieu de rencontre privilégié des deux communautés. Mais il faut se rappeler que le milieu montréalais francophone de la fin du 19e siècle ne représente qu'une fraction relativement minime du peuple québécois français. 92 Et encore cette population montréalaise, dans une large mesure, est citadine de fraîche date, grossie qu'elle est constamment du flot des ruraux attirés par l'industrialisation galo-pante. Si bien qu'on peut parler, pour les décennies à venir, de deux communautés en migration, l'une des campagnes québécoises, l'autre de l'Europe de l'Est, deux communautés qui devront apprendre, dans les rues de Montréal, à se découvrir dans leur vérité et à vivre en-semble.

Jusqu'à présent le Québécois français s'est fait à l'idée d'une convi-vance politique avec son partenaire anglophone. C'est ainsi qu'en 1938, Aristide Beaugrand-Champagne pourra écrire, dans Les Cahiers des Dix, que l'enracinement des Anglais au Canada est d'une date plus récente que celui des Canadiens français et que s'ils « ne sont pas au-tant Canadiens que nous... ils le deviendront avec le temps ». 93 Même un ultranationaliste comme Tardivel répondra à Henri Bourassa que les Anglo-Canadiens ne sont pas des étrangers. 94

92 En 1871, l'île de Montréal compte 352 673 habitants, soit 12,9% de la population québécoise. Ce pourcentage ne sera encore, en 1901, que de 22,5%, soit 371 086 habitants (P.-A. Linteau, R. Durocher et J.-C. Robert, Histoire du Québec contemporain, de la Confédération à la crise, 1867-1929, Montréal, Boréal Express, 1979, p. 45.

93 D. Rome, « The Plamondon Case and S. W. Jacobs », Canadian Jewish Archives, New Séries nos. 26-27, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1982, pp. 174-183.

94 D. Rome, Clouds in the Thirties. On Antisemitism In Canada, 1929-39, A Chapter on Canadian Jewish History, section 3, Montréal, 1977.

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Il n'en va pas de même pour les immigrants. Le Québec n'est pas vraiment une terre d'immigration au même titre, [95] par exemple, que les provinces de l'Ouest. On sait que de 1901 à 1931, il reçoit 684 582 immigrants, alors qu'il voit émigrer, dans la même période, 822 582 de ses ressortissants. 95 II n'a pas non plus, par voie de conséquence, de projet historique précis concernant les immigrants. Si bien qu'ils sont perçus moins comme un apport que comme une menace. On dira d'eux que le grand vice des immigrants, des « déracinés », est d'igno-rer les traditions et les coutumes autochtones et de briser la cohésion nationale. D'autant plus qu'ils vont grossir, pour la plupart, la commu-nauté anglophone. Et de fait, ils sont plus ou moins identifiés, dans l'esprit de la population, aux « Anglais », ce qui tendrait à leur confé-rer, à la limite, un statut reconnu dans l'horizon social québécois.

Ce qui est particulier à la communauté juive, c'est que de tous les groupes ethniques nouvellement arrivés, elle forme une société dis-tincte (les antisémites diront : « Un État dans l'État »), avec son éven-tail d'institutions qui la rendent autonome à bien des points de vue (services sociaux, hôpitaux). Bien plus, elle aspire, au plan scolaire, à un statut légal particulier. Or, la communauté française et catholique se voit depuis les origines comme formant un peuple homogène, eth-niquement et culturellement. Il ne lui viendrait pas à l'esprit d'ouvrir ses cadres scolaires, hospitaliers et autres à la communauté juive, en-core moins de l'assimiler. 96 Pour elle, l'immigrant est un hôte, un hôte perpétuel qui a des devoirs plutôt que des droits. Il ne peut prétendre à l'égalité pleine et entière avec ceux qui se considèrent les découvreurs et les premiers bâtisseurs du pays.

C'est, bien sûr, la thèse des antisémites radicaux du Goglu :

95 Linteau et al., op. cit., n. 3, p. 46.96 Encore en 1923, le cardinal Bégin de Québec défendait aux autorités

scolaires catholiques d'éduquer les enfants juifs avec les enfants catholiques. Il s'agit là probablement, de la part des catholiques, du seul refus explicite d'ouvrir leur système scolaire aux enfants juifs (Jean Hamelin et Nicole Ga-gnon, Histoire du catholicisme québécois. Le XXe siècle, tome I, 1898-1940, coll. dirigée par Nive Voisine, 3, Montréal, Boréal Express, (872-1620) p. 325.

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Nous ne reconnaissons de caractère officiel qu'au christianisme et qu'à deux races : la saxonne et la française. Seuls ils ont des droits constitution-nels, des privilèges légaux, et seuls ils les auront. (...) Québec est la patrie des Canadiens-français, une terre chrétienne, et nous tomberons avant de permettre qu'elle devienne la Terre Promise des Juifs, un foyer de judaïque antichristianisme. 97

Thèse à laquelle fait écho un intellectuel comme le dominicain Ceslas-M. For est :

[96]

Ce sont des immigrés au même titre que les asiatiques et les africains. L'égalité civile qu'une loi leur a accordée, une autre loi peut la res-treindre. 98

Cette thèse est à mettre, en premier lieu, au compte de l'antisémi-tisme, mais elle est à replacer dans un contexte plus large, celui de la xénophobie instinctive d'un peuple habitué à se voir, d'une part, bâtis-seur d'un pays catholique et français et, de l'autre, lui aussi une mino-rité opprimée et menacée dans sa survie.

97 Éditorial intitulé : « Un Québec chrétien ou un Québec Juif ? » et signé Emile Goglu, Le Goglu, 29 août 1930, p. 2.

98 C.-M. Forest, « La question juive au Canada. Liberté religieuse et égali-té. La question des écoles juives », Revue dominicaine, t. 41, partie 4, nov. 1935, p. 274. Le Père Forest était membre de l'équipe des Dominicains qui ont publié des articles antisémites dans cette prestigieuse revue, en 1935 et 1936. On y retrouve les noms des Pères Mercier, J.-D. Brasseur, M. A. La-marche, R. Garrigou-Lagrange, A. St-Pierre, R.-M. Martineau, B. Mailloux (Clouds in the Thirties, section 3, n. 5, p. 115-125).

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Le Juif de la littérature au Québec français

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Comment l'homme de la rue perçoit-il cet immigrant juif de l'Eu-rope de l'Est ? À vrai dire, de façon imprécise et incomplète. Le seul lieu de rencontre avec lui, concrètement, est le commerce. Il y a le marchand ambulant, poétiquement évoqué dans le film de Jan Kadar et Ted Allen, Lies My Father Told Me. Il y a surtout les boutiquiers et les petits artisans de la grande ville.

Peut-être le meilleur témoin de la réaction populaire à l'immigrant juif demeure-t-il l'écrivain québécois, et singulièrement celui des an-nées 1930, à cause des souvenirs de son enfance qui remontent au tournant du siècle. On doit à un Juif égyptien, Victor Teboul, une étude qu'il a publiée en 1977, alors qu'il préparait son doctorat en litté-rature canadienne-française à l'Université de Montréal : Mythe et images du Juif au Québec. 99 Elle renvoie un reflet des images du Juif qui hantaient déjà « l'imaginaire collectif » québécois français des an-nées 30 et auquel faisait appel le discours antisémite de l'époque.

Il y a d'abord l'image du déraciné, étroitement liée à celle de l'im-migrant et qui exprime bien, par antinomie, le culte de la communauté québécoise française pour la terre et pour l'« habitant », celui qui se lie à elle, qui l'habite, par opposition au « coureur des bois » dont le point d'attache est nulle part. C'est ainsi qu'il est décrit dans le Trente ar-pents de Ringuet (le Dr Georges Panneton), qu'il s'agisse d'Albert, le Français, ou des Schiltz qui sont d'origine allemande. Leur acceptation passe d'abord par une initiation aux travaux de la terre. « Les Schiltz, nous dit Ringuet, [97] étaient aussi Canadiens que quiconque, puisque comme les autres ils peinaient sur la terre laurentienne et vivaient d'elle. La patrie, ajoute-t-il, c'est la terre et non le sang ». 100 Inverse-ment, ajoute Téboul,

99 Victor Téboul, Mythe et images du Juif au Québec. Essai d'analyse cri-tique, coll. « Liberté », Montréal, Éditions De Lagrave, 1977, 235 p.

100 Ringuet, Trente Arpents, Montréal, Fides, 1957, p. 59.

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Albert Chabrol, ce salarié qu'Euchariste Moisan engage à contrecoeur pour combler le départ de son fils, refuse de se fixer sur une terre et ne se-ra pas complètement accepté des Moisan. Il semble donc que l'acceptation totale de l'autre nécessite chez celui-ci une volonté de s'enraciner ou une prédisposition à l'enracinement. 101

À cette image du déraciné s'associe inévitablement une autre tirée du vieux fonds médiéval, celle du Juif errant. François Hertel dans Mondes chimériques (1944) présente ainsi son Charles Lepic :

C'est bien vrai, se lamente-t-il, que je suis le Juif errant. Je n'ai pas le droit de m'attacher à rien, ni à personne. Je dois aller, c'est l'impératif caté-gorique qui prit son origine au Golgotha. Il nous a été dit d'aller. Nous al-lons. J'ai cru que je pourrais fixer un individu du peuple nomade. 102

Une autre image à retenir et qui date celle-là de 1911 est celle du révolutionnaire. Ainsi, le journaliste Olivar Asselin écrira dans The Canadian Century que « les idées socialistes étaient à tel point répan-dues chez les Juifs qu'ils organisaient des défilés le 1er mai pour célé-brer la Fête des travailleurs ». 103 Malheureusement, la gauche juive au Québec était soixante ans en avance sur l'histoire et, tout au long des années 30, la droite québécoise française accusera les Juifs d'être les agents de la révolution communiste dans notre milieu.

De mythique qu'elle était au tournant du siècle, l'image du Juif va se durcir à mesure que la crise antisémite va s'accentuer, comme en té-moigne la littérature d'après-guerre.

Un écrivain des années 60, Yves Thériault, décrit assez bien l'im-migrant juif de sa jeunesse. Dans son roman Aaron, les deux person-nages juifs, Moishe et Aaron, sont eux aussi condamnés à la persécu-tion et à la fuite. Ils vivent dans le quartier juif de l'époque à Montréal, entre Mont-Royal et Sherbrooke, Saint-Laurent et Saint-Denis. Le 101 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 159-160.102 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 41.103 Olivar Asselin, « The Jews of Montréal », in Canadian Century, 1911

(version française dans Jonathan, mars 1982, trad. d'André Daoust, pp. 12-15, sous le titre « Olivar Asselin sur les Juifs »).

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[98] vieux Moishe est d'une famille de tailleurs et il vit de son métier (comme c'est le cas, dans Jasmin, pour la famille d'Ethel 104) : « Les liens se resserraient ainsi, Juifs entre Juifs, père et fils travaillant côte à côte ». 105 II redoute le milieu ambiant et se protège :

... contre les assauts extérieurs, contre toute influence malsaine, contre la promiscuité du Gentil. Fléau des Juifs, ce coudoyage que Moishe exé-crait par-dessus tout ! Le scandale venait de ceux qui s'y frottaient en quête de richesses, peu soucieux de préserver les héritages spirituels ou ethniques. 106

Thériault insiste sur ce refus de la société ambiante, sur cette souf-france du choc culturel :

Par la fenêtre, les sons du cul de sac montaient, terrifiants pour Moishe, sauvages, déments : les cris, les imprécations, les rires, la mu-sique des récepteurs de radio. (...) Dans l'établissement de Levine, au coin de la rue, le juke-box tonitruant en cette nouvelle langue sonore du siècle. 107

Le vieillard traqué connaît le conflit des générations de la famille juive :

Résolument, Moishe tourna le dos à l'écran. Et la soirée se passa ainsi. Le vieux, dos tourné, lut son journal pendant qu'Aaron, fasciné, ne quittait pas l'écran des yeux. 108

Dans un autre registre, le Juif de la littérature francophone est pas-sionné pour l'étude. L'Aaron de Thériault remporte facilement les hon-

104 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 124.105 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 129.106 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 130.107 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 133.108 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 134.

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neurs de sa classe 109, tandis que l'Auguste Kramer de Jean de Laplante est « superbement doué » : « Il dépassait tous ses camarades de classe par une marge inquiétante ». 110

Pour compléter ce portrait, il faudrait signaler les affinités du Juif avec « les Anglais » entendus au sens du Pouvoir, comme dans le ro-man de Jacques Godbout. 111

Du côté anglophone, il semble que l'accueil à Montréal ait été sen-siblement le même que dans le reste de l'Amérique du Nord. Peut-être cette observation de Ben Kayfetz à propos de la communauté juive de Toronto vaut-elle en bonne partie pour Montréal, du moins le Mont-réal anglophone :

[99]

Les caractéristiques anglophiles (si le terme peut être employé) des premiers Juifs établis à Toronto furent d'une importance considérable pour l'acceptation des Juifs à la fois comme individus et comme groupe à leur arrivée à Toronto. 112

Les immigrants de 1880 et leurs successeurs des décennies sui-vantes ont trouvé dans le milieu anglo-québécois et notamment à Montréal des chefs de file et des porte-parole tout préparés pour prendre leur cause en main. Ajoutez à cela l'idée que l'immigrant en général se faisait du Québec, comme faisant bloc avec le Dominion du Canada et le reste de l'Amérique du Nord, et vous n'aurez aucune sur-prise à le voir s'intégrer spontanément au milieu anglo-québécois, le milieu francophone lui apparaissant comme une société satellite de la grande société anglo-saxonne.

Pour le Juif du Shtetl en particulier, le Québec francophone évoque les minorités ethniques d'Europe de l'Est au sein des empires qui les gouvernaient. Qui plus est, c'est un milieu qui lui est étranger par la langue et par l'absence d'éléments juifs ou même est-européens sur 109 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 65.110 V. Téboul, ibid., n. 10, p. 65.111 V. Téboul, op. cit., n. 10, p. 123.112 « The Evolution of the Jewish Communiy in Toronto », in Albert Rose,

A People and Its Faith, Toronto, University of Toronto Press, 1959, p. 19.

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lesquels il pourrait avoir prise — de fait, avant l'arrivée tardive des sé-farades d'Afrique du Nord, dans la seconde moitié du 20e siècle, raris-simes seront les Juifs francophones au Québec. À dire vrai, ce milieu ne lui laisse aucun choix. En tant que catholiques et francophones, les Québécois français sont satisfaits de l'absence d'éléments étrangers dans leur milieu, notamment dans les structures scolaires et sociales où ils peuvent exercer leurs droits et leurs prérogatives en toute quié-tude.

Les racines de l'antisémitisme au Québec

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Pour mieux comprendre la conjoncture qui attend l'immigrant juif au Québec, de 1870 à 1930, il est nécessaire de retracer les racines de l'hostilité qu'ils vont y trouver. 113

Au moment où la première vague du Shtetl atteint les rives du Saint-Laurent, en 1877, les Juifs du Québec viennent de vivre un siècle de bonnes relations avec l'élément « autochtone », les Québé-cois français, peut-être la meilleure expérience du genre de toute l'his-toire de la diaspora.

[100]Ensemble les deux communautés ont lutté pour leurs droits. Dans

aucun pays au monde les Juifs n'ont eu plus de liberté et d'ouvertures pour leur épanouissement personnel et collectif. Alors que les portes du Canada sont fermées aux ressortissants des continents africain et asiatique, elles demeurent grand ouvertes à l'immigration juive. De 1871 à 1931, la communauté juive passe au Québec de 518 à 60,087 membres.

Ce que les nouveaux venus ignorent, c'est qu'une autre vague, idéologique cette fois, les a précédés auprès d'une certaine intelligent-sia. Dès 1866, un petit journal de province dirigé par des membres du clergé, La Gazette des campagnes, publie le premier texte antisémite

113 Sur toute cette période, voir David Rome, Antisemitism I, II and 111/ Canadian Jewish Archives, New Séries, nos 26, 27 and 31. Montréal, Cana-dian Jewish Congress, 1982-1983.

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connu au Québec. Il est suivi, en 1871, d'une série de fascicules dans la même veine, signé d'un ecclésiastique de Québec, Alphonse Ville-neuve. Deux cris annonciateurs de la grande noirceur où se propage-ront, dans la presse ultramontaine du temps, les mythes qui vont nour-rir pour 80 ans l'antisémitisme québécois français.

Comment expliquer cette irruption soudaine ? Les premiers antisé-mites, ceux de 1862, n'ont peut-être jamais vu de Juifs en chair et en os. Il n'y a en 1871, dans tout le Québec, que 518 Juifs, la plupart de la région de Montréal. Étant d'éducation britannique, ces Juifs sont pratiquement identifiés aux « Anglais ». Même en 1896, lors de son voyage en France, le journaliste Jules-Paul Tardivel répondra à l'abbé Lemann 114 qui l'interroge sur les Juifs du Québec, qu'il n'en connaît aucun, mais qu'ils commencent à entrer au pays. 115

L'héritage médiéval

Si on analyse le discours antisémite de cette période, on relève des thèmes qui reviendront sans cesse dans la suite : le Juif est un errant incapable d'appartenance nationale et de patriotisme ; il n'a pas d'affi-nité avec la terre, il n'est pas paysan ni colon ; il est commerçant et vo-lontiers sans scrupule, exploiteur, avide d'argent.

Les thèmes ont leur source dans l'image que se faisait de lui le Moyen Âge. On sait que la propriété du terroir lui [101] était interdite. D'où le mythe du Juif errant, incapable de se fixer à la terre. D'où aus-si sa concentration dans les ghettos des villes, où il exerçait des mé-tiers et s'adonnait au commerce et aux affaires. De plus, l'interdiction faite aux chrétiens de prêter à intérêt 116 avait pour effet de le renvoyer à cette fonction économique essentielle, quitte pour les chrétiens à stigmatiser sa profession de prêteur ou de banquier.

114 L'abbé Lemann est un Juif converti.115 Notes de voyage, Montréal, Eusèbe Sénécal, 1890, p. 246-247.116 Le prêt à intérêt était considéré comme une forme d'usure. Il a été

condamné notamment par le 3e Concile du Latran (1179), le 2e Concile de Lyon (1274) et le Concile de Vienne ( 1311). Voir le Dictionnaire de Théo-logie Catholique, t. 15, 2e partie, Paris, Letouzey, 1950, Col. 2316-2390, au mot « Usure ».

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Il faut se rappeler aussi le contentieux du schisme judéo-chrétien, depuis les origines jusqu'à l'époque patristique. 117 Ce courant d'hostili-té a laissé des marques profondes dans la tradition juridique de l'Église et jusque dans sa liturgie. 118 Plus ou moins consciemment, les antisémites québécois, ecclésiastiques pour la plupart, s'y abreuveront.

L'héritage du Régime français

À cet atavisme chrétien il faut ajouter des facteurs sociologiques de grande portée qui remontent aux premières heures du Régime fran-çais. Celui d'abord de l'interdiction de résidence faite aux Juifs et aux protestants. Elle forgera chez le Québécois l'image d'un peuple mono-lithique qui se sent en droit de bannir de son horizon tout élément étranger. Au 19e siècle, on combattra les Juifs et les franc-maçons, successeurs anglo-saxons des calvinistes du 17e siècle.

Un autre facteur non moins important est la conception que la so-ciété québécoise française traditionnelle a d'elle-même. Elle se voit es-sentiellement paysanne et de ce fait liée historiquement à la noblesse et, plus tard, à l'aristocratie. Le territoire québécois est partagé en « seigneuries » et encore aujourd'hui, surtout dans la région de Qué-bec, le souvenir de cette époque survit dans la toponymie (Place Royale, Côte du Palais, Château-Richer). 119 Cette paysannerie regarde d'assez haut les coureurs des bois, ces aventuriers de la traite des four-rures, sans racines, « sans feu ni lieu ». Elle se sent solidaire du sei-gneur. D'ailleurs la fondation de la Nouvelle-France prend sa source dans la petite noblesse, qu'il s'agisse de Paul de Chomedey de Maison-neuve, fondateur de Montréal, de madame de Combalet, nièce de Ri-chelieu, fondatrice de l'Hôtel-Dieu de Québec, de madame de La Pel-117 Par exemple, Justin (1007-165 ?) dans son Dialogue avec le Juif Try-

phon et Eusèbe de Césarée (265-340).118 Vatican II a tenté de conjurer cet antisémitisme par des déclarations d'es-

prit oecuménique. Elles ont donné lieu à une épuration des textes liturgiques (voir en particulier Nostraaetate, 28oct. 1976. dans Concile oecuménique Vatican IL Constitutions, décrets, déclarations, messages, Paris, Éditions du Centurion, 1967, p. 698).

119 Et jusque dans les raisons commerciales pour n'en citer que quelques-unes : Château Frontenac, Gare du Palais et même, à l'époque actuelle, le Fontainebleau, le Château Fleur-de-Lys, le Château Grande-Allée.

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trie, fondatrice des Ursulines de Québec, [102] sans oublier le premier évêque de Québec, François de Montmorency Laval. Cette noblesse française a hérité d'une tradition médiévale de fidélité au terroir, à la royauté, au pays, à l'Église. Elle est volontiers conservatrice, idéaliste aussi, avec cette touche de « désintérêt », si non toujours de mépris, pour le négoce et la poursuite de la fortune. 120 On retrouve ces traits, à diverses époques, dans la mentalité québécoise. À l'aube du 20e siècle, ces traits se traduiront, entre autres, par un refus de l'âge industriel ac-compagné, dans les années 30, d'un mouvement de retour à la terre.

On peut se demander cependant pourquoi, de tous les peuples de la famille nord-atlantique, c'est chez le peuple québécois français que l'antisémitisme s'est exprimé avec le plus de virulence. Une explica-tion serait à chercher du côté du colonialisme, beaucoup plus oppres-sif pour les francophones, parce que signifiant, face au Canada an-glais, la triple domination économique, socioculturelle et politique d'une sous-société enfermée dans le ghetto québécois. Denis Monière voit dans le réflexe xénophobe non pas un atavisme culturel, puisqu'il n'existait aucun antisémitisme avant 1860, mais une « influence per-verse du colonialisme » :

L'antisémitisme se développera au Canada français en tant que réac-tion à la structure de pouvoir et à la structure de classes où le Canadien français est dominé. Il se sent menacé de disparaître et cherche à s'affirmer non pas en s'attaquant aux causes réelles de sa situation, mais en s'atta-quant aux autres collectivités plus faibles que la sienne. (...) Les Juifs me-nacent l'assise économique de la petite bourgeoisie urbaine car leurs moyens de promotion sociale sont les mêmes que ceux des Canadiens français : le petit commerce et les professions libérales. L'antisémitisme, dans cette perspective, est une arme utilisée par la petite bourgeoisie dans la lutte économique.

(...)

120 Voir par exemple Michel de Saint-Pierre, Les Aristocrates, Paris, Édi-tions de la Table Ronde, 1954, 378 p., ou encore Jean d'Ormesson, Au plai-sir de Dieu, Paris, Gallimart, 1974,626 p. Dans Les Aristocrates, Michel de Saint-Pierre fait dire à M. de Maubrun : « ... l'argent m'agace. Je crois bien que je n'aime pas l'argent. Tu vois, je n'arrive pas à éprouver de la sympathie pour ceux qui en ont », (p. 154).

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Le Juif deviendra alors le bouc émissaire, le responsable de tous nos malheurs.

(...)

On les [les Juifs] tient pour responsables de la première guerre mon-diale et aussi de la seconde, de la révolution [103] russe, du modernisme, du matérialisme, du libéralisme, du communisme et de l'émigration des Canadiens français. 121

Le contentieux européen

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La tempête antisémite qui va éclater au Québec prend origine dans deux discours bien distincts qui circulent en Europe, celui de l'ultra-montanisme qui oppose l'Église à l'État laïque et celui du racisme naissant qui affirme la supériorité de la race blanche.

L'ultramontanisme

Pour les ultramontains, il s'agit de savoir qui, de l'Église ou de l'État, contrôlera l'imaginaire des masses soumises, depuis Constantin, à une double allégeance.

La Révolution française avait proclamé l'égalité des citoyens, des-tituant l'Église catholique de ses pouvoirs médiévaux. Après 80 ans d'attente, Rome déclarait la guerre aux idées qui étaient à la base de cette révolution. En France, cet affrontement mènera à l'étatisation du système scolaire et l'exil des congrégations (1900-1914), 122 exil qui amènera au Québec nombre de prêtres et de religieux dont la présence

121 Denis Monière, Le développement des idéologies au Québec des ori-gines à nos jours, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1977, pp. 281-282.

122 De 1915 à 1939, pas moins de seize congrégations venues de France se seraient implantées au Québec. (B. Benault et B. Lévesque, Éléments pour une sociologie des communautés religieuses au Québec, Sherbrooke/Mont-réal, Université de Sherbrooke/Les Presses de l'Université de Montréal, 1975, p. 91).

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ne pouvait que renforcer les tendances défensives et ombrageuses d'un certain catholicisme québécois.

C'est aussi l'époque où l'ultramontanisme mène en France une lutte acharnée contre le « libéralisme ». Des catholiques intransigeants comme Mgr Gaume qui préconise une réforme chrétienne de l'ensei-gnement et le journaliste Louis Veuillot de L'Univers rompent des lances avec Mgr Félix Dupanloup et le comte de Montalembert qui veulent « baptiser » la révolution de 1789 et qui appuient la formule de Lamennais : « L'Église libre dans l'État libre ».

Quel lien y a-t-il entre l'ultramontanisme et l'antisémitisme de cette époque ? Quelques paragraphes de documents qui ont servi d'arsenal aux antisémites en fournissent la trace. C'est le cas de l'encyclique Quanta Cura de Pie IX, publiée de 8 décembre 1864. Le pape y condamne le libéralisme et le rationalisme et y affirme « les droits et la liberté de l'Église face aux prétentions et aux empiétements de l'État laïque ». Suit en annexe au document un « Syllabus renfermant [104] les principales erreurs de notre temps » et consistant en 80 proposi-tions à rejeter. On y lit entre autres les deux propositions suivantes :

7.7. À notre époque, il n'est plus expédient de considérer la religion ca-tholique comme l'unique religion d'un état, à l'exclusion de tous les autres cultes.

7.8 Aussi faut-il louer que certains pays, catholiques de nom, aient dé-cidé par leurs lois que les étrangers qui viennent s'y établir puissent jouir de l'exercice public de leurs cultes particuliers. 123

Autrement dit, du point de vue catholique, les autres religions n'ont pas les mêmes droits que la religion catholique et l'Église n'est pas d'accord avec les législations qui leur accordent l'égalité des droits.

Ces prises de position du Saint-Siège lient la conscience des catho-liques. Elles s'adressent par conséquent à la conscience de chaque ci-toyen partout où l'Église est en mesure d'intervenir dans les questions touchant l'ensemble de la population, y compris les Juifs. De fait, elles

123 Pie IX, Quanta Cura et Syllabus. Documents réunis par Jean-Robert Ar-mogathe, Hollande, Jean-Jacques Pauvert, 1967.

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donneront des armes aux ultramontains et, du même coup, aux antisé-mites.

De ce côté-ci de l'Atlantique, les instructions de Pie IX et de Vati-can I, en déniant l'égalité des droits aux tenants des autres religions, auront des répercussions jusque dans les débats constitutionnels sur le projet de la Confédération canadienne. L'épiscopat ultramontain du Québec va lancer une offensive contre le « libéralisme » des Pères de la Confédération et contre le principe de la séparation de l'Église et de l'État. Il faudra l'intervention de Rome pour empêcher que cette at-taque ne dégénère en conflit ouvert entre l'Église et le gouverne-ment. 124

Ainsi, à quarante ans de distance, l'ultramontanisme aura altéré le caractère libéral du combat nationaliste québécois et l'aura rendu réac-tionnaire et antisémite. Papineau aura cédé la place à Mgr Laflèche et à Tardivel.

Le mouvement raciste

L'autre discours qui commence à circuler au même moment, en Europe, est plus complexe et son lien avec l'ultramontanisme [105] demeure obscur. Ce discours se veut scientifique. Son initiateur est le comte Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882) qui publie, de 1853 à 1855, un Essai sur l'inégalité des races humaines. Cette thèse sera re-prise par un pangermaniste, l'Anglais Houston Stuart Chamberlain, gendre du compositeur allemand Richard Wagner, dans ses Fonde-ments du XIXe siècle parus en 1899.

Cette thèse définit l'homme non plus dans le sens religieux, comme une personne aux destinées éternelles, mais comme un être biologique qui doit être exterminé s'il ne trouve pas grâce aux yeux du Pouvoir. On se demande comment ce racisme immoral et athée qui ne fait au-cune place à la religion, cet hitlérisme avant la lettre, a pu recevoir l'appui au moins implicite des gens d'Église.

124 Voir l'histoire des visites au Canada de Dom Henri Smeulders et Mgr George Conroy, cf. D. Rome, « Early Antisemitism : Threats to Equality », Canadian Jewish Archives, New Séries no 31, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1983, p. 24 et 106.

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Quand a éclaté en France l'affaire Dreyfus, 125 ce scandale monté en grande partie par des chrétiens, l'accusation de trahison contre ce Juif parisien a déclenché un mouvement d'hostilité contre l'ensemble des Juifs qui dépassait de très loin la question de sa culpabilité. Les « meilleurs éléments » du catholicisme français se sont joints à ceux qui mettaient « l'honneur » de la patrie et de son armée au-dessus de la justice et de la vérité pour déclencher une campagne antisémite d'une envergure et d'une virulence inimaginables.

L'affaire Dreyfus est entrée dans l'histoire du Québec par la voie de sa presse catholique et nationaliste. Elle a hanté l'imagination popu-laire pendant près de cinquante ans. Des voix aussi autorisées que La Vérité et L'Action sociale catholique n'ont cessé d'ameuter l'opinion contre cet officier éventuellement déclaré innocent et personne d'hon-neur. Mais innocent ou coupable, on devait en finir avec ce Juif — et tous les Juifs. Tel était le sentiment d'une grande partie de la popula-tion en France et cette réaction a fait tache d'huile, par-delà les fron-tières et les océans, jusqu'au Québec.

Les précurseurs québécois

Retour à la table des matières

Par un détour inattendu de l'histoire, la première expression connue d'antisémitisme au Québec remonte à [106] 1866, soit deux ans après la publication du Syllabus de Pie IX. Fait peut-être plus déroutant en-core, le texte est signé d'un ecclésiastique, le grand-vicaire Mailloux,

125 Capitaine de l'armée française, Alfred Dreyfus, Juif, avait été accusé de trahison en 1894. Trouvé coupable, il fut condamné à la déportation à vie sur l'île du Diable. Quand il est apparu que la preuve avait été faussée, un mouvement d'envergure fut déclenché par des antisémites, des patriotes, des militaristes, des royalistes et des catholiques de droite pour s'opposer à la ré-vision du procès. Il s'agissait, selon eux, d'un conflit entre les socialistes, les anticléricaux, les républicains et les Juifs d'un côté, et, de l'autre, l'armée française et l'honneur de la France. L'affaire Dreyfus a divisé profondément le peuple français. Elle a donné lieu à une vaste campagne antisémite qui a marqué l'histoire de l'Europe et celle du peuple juif. Quant à Dreyfus, il a été finalement exonéré par la cour et réhabilité en 1905.

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et publié dans un périodique de province, La Gazette des campagnes, au Collège Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Mailloux y dénonce le « pro-grès », le luxe et les vêtements à la mode comme étant des inventions juives, un thème qui sera repris pour des décennies à venir par les an-tisémites québécois. Qui est ce prêtre, d'où lui vient cette idée d'asso-cier les Juifs au modernisme, au luxe et à la mode ? Un fait est certain, cet assaut contre le libéralisme des non catholiques, et des Juifs nom-mément, sera le premier d'une longue série. Un prêtre du Séminaire de Québec en rupture de banc avec son évêque, l'abbé Alexis Pelletier, ira enseigner au Collège Sainte-Anne-de-la-Pocatière à partir de 1866 et publiera de nombreux articles dans le même sens. 126

Il faudra attendre quinze ans avant de retrouver sous une plume québécoise reconnue et modérée les mythes classiques de l'antisémi-tisme. Le 1er décembre 1881, Alfred D. Decelles, auteur et bibliothé-caire à Ottawa, historien des troubles de '37, publie dans L'Opinion publique un article plutôt modéré sur « La question juive ». Il y ana-lyse le phénomène de la survivance juive. On retrouve sous sa plume certains thèmes familiers aux antisémites : exploitation du pauvre, complots internationaux contre les chrétiens, richesse acquise par le prêt à intérêts élevés. Il achève son répertoire de mythes par cette perspective de jugement dernier :

L'histoire nous apprend que le peuple juif est l'auteur d'un grand crime et qu'il en a accepté la responsabilité pour lui et ses descendants. Ne tra-verse-t-il pas les âges comme le témoin vivant et toujours renouvelé de la mort du Juste, portant à travers les âges l'expiation de cette sentence portée par lui-même sur lui-même : « Que son sang retombe sur nous et nos en-fants » ? 127

126 La bataille faisait rage, à l'époque, entre les partisans de la réforme de l'enseignement d'inspiration ultramontaine dans les séminaires et les autori-tés du Séminaire et l'archevêché de Québec accusés de « libéralisme » par les ultramontains. Pelletier avait attaqué Mgr Dupanloup et M. de Monta-lembert pour leur libéralisme, ce qui déplut à l'archevêché. (Un catholique [l'abbé Alexis Pelletier], La Source du mal de l'époque au Canada, p. 33). Voir D. Rome, Clouds in the Thirties. On Antisemitism in Canada, 1929-39, a Chapter in Canadian Jewish History, Section 1, Montréal, 1977, pp. 52-55.

127 L'opinion publique, vol. XII, no 48, 1er déc. 1881, éditorial, p. 1.

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Jusqu'ici, ces voix isolées et distancées n'ont pas reçu l'appui des autorités ecclésiastiques. Un évêque va tout de même indirectement donner à l'antisémitisme le feu vert : Mgr Louis-François Laflèche, en 1884. À l'occasion de l'encyclique Humanum Genus de Léon XIII, les évêques de [107] Montréal, Rimouski et Trois-Rivières publient, selon la coutume, un commentaire ou « mandement » à l'intention de leurs diocésains. Seul l'évêque de Trois-Rivières ajoute une petite note à son texte, renvoyant à un ouvrage de Saint-André intitulé Francs-ma-çons et Juifs. Or Saint-André était le nom de plume de celui que Léon Poliakov a appelé le doyen des prêtres antisémites français, le cha-noine Chabauty. 128 Dès lors, les voix antisémites vont se faire en-tendre, de plus en plus nombreuses et de plus en plus fortes, au Qué-bec.

Zacharie Laçasse

Le premier des grands pamphlétaires antisémites est l'oblat Zacha-rie Laçasse (1845-1921). On retrouve chez lui les principaux mythes qui seront exploités pendant des décennies par les antisémites québé-cois. Natif de Saint-Jacques de l'Achigan, il avait été missionnaire au-près des Amérindiens du Labrador et des Inuit de l'Ungava avant de se voir confier du ministère au Lac Saint-Jean et dans la Beauce.

Son cheminement antisémite aurait débuté, d'après Quinn, 129 dès 1880 par une charge contre la mauvaise presse (entendons surtout les romans d'amour) « publiée par les Francs-maçons ou administrée par les Juifs ». 130 C'est la première attaque du genre au Québec, semble-t-il, et elle est particulièrement sérieuse. En suggérant une complicité entre deux entités jusque là sans lien explicite l'une avec l'autre, la

128 Léon Poliakov, Histoire de l'antisémitisme. L'Europe suicidaire, 1870-1933. Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 52. En 1882, Chabauty rééditera son texte sous son vrai nom et l'intitulera Les Juifs nos maîtres.

129 Magella Quinn, « Un prêtre bien de son temps, Zacharie Laçasse », dans Idéologies au Canada français, v. 1, 1850-1900, sous la dir. de F. Dumont et al., Québec, Presses de l'Université Laval, 1971, p. 275-281 (coll. Histoire et documentation de la culture, 1).

130 Op. cit., n. 40, p. 277-279.

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franc-maçonnerie et les Juifs, Laçasse fait retomber sur les épaules du Juif toute la charge émotive — et elle est énorme au Québec — accu-mulée contre l'épouvantail qu'était le franc-maçon pour le catholique de l'époque.

Zacharie Laçasse attendra jusqu'en 1893 pour publier Une qua-trième mine dans le camp ennemi. 131 Entretemps il aura rejoint Tardi-vel au journal La Vérité. Dans son livre, Laçasse fait appel au boycot-tage économique des Juifs.

Si le commerce de la ville de Montréal et de Québec tombe dans leurs mains, à qui la faute ? (...) Vous allez donner votre bourse à des ennemis jurés de la cause canadienne catholique, parce que vous payez deux cents de moins des [108] étoffes dont les mites ont déjà détruit la moitié de la valeur dans les grands entrepôts de Londres.

(...)

Nous avons besoin d'une organisation, car notre argent s'en va chez nos ennemis ; les magasins des Juifs sont toujours remplis d'acheteurs qui se font « raser » de la belle façon. 132

Sa description du peddler (colporteur) juif est devenue classique chez les antisémites. Par une sorte d'ironie, elle atteste aujourd'hui la qualité des rapports de ces petits marchands avec les ruraux du Qué-bec :

Ils sont nourris et logés par nos Canadiens qui devraient comprendre mieux que cela. Il faut se rappeler que ce ne sont pas des mendiants, ce sont des marchands. Ils soupent, couchent et déjeunent chez un habitant à qui ils donnent le matin un mouchoir de quatre cents, puis ils lui vendent ensuite pour une piastre des marchandises qui ne valent pas un écu. Ils ne veulent pas manger de lard et c'est quelque fois très embarrassant de les

131 Zacharie Laçasse, Une quatrième mine dans le camp ennemi, Montréal, Cadieux et Derome, 1893.

132 Op. cit., n. 42, pp. 62, 63 et 156.

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recevoir. D'autres se font mener en voiture des deux à trois lieues et paient avec une guenille. 133

Jules-Paul Tardivel

Le prince des journalistes antisémites québécois est sans contredit le fondateur de La Vérité, Jules-Paul Tardivel, l'un des pères du natio-nalisme d'aujourd'hui. 134 Il a été l'un des premiers, avec le père La-çasse, à établir un rapport qui s'avérera dévastateur entre la franc-ma-çonnerie et les Juifs. On lit dans La Vérité du 10 octobre 1883 : « Qu'est-ce que ces mots signifient ? Veulent-ils introduire le capital juif et franc-maçon au Canada ? »

Tardivel a été l'ennemi inconditionnel de la franc-maçonnerie. L'Université Laval et même l'archevêque de Québec, Mgr Elzéar A. Taschereau, eurent maille à partir avec lui. Cette bataille est un des nombreux épisodes de la guerre entre ultramontains et « libéraux », en cette fin de siècle. Elle n'aurait aucun intérêt pour l'histoire juive qué-bécoise, n'était le fait qu'elle a alimenté l'un des grands mythes, celui qui a servi de cheval de bataille aux antisémites : la conspiration ju-déo-maçonnique.

[109]Beaucoup plus tard, en 1896, Tardivel a rencontré, au cours d'un

voyage en Europe, les frères Lemann, ces Juifs convertis et devenus prêtres qu'on peut considérer comme les pères de l'antisémitisme qué-bécois. 135 Dans ses Notes de voyage, 136 Tardivel raconte comment Jo-seph Lemann lui a confirmé tous les mythes antisémites alors en cir-

133 Op. cit., n. 42, p. 153-154.134 Dès les années 1890, il s'est fait l'avocat du « nationalisme canadien-

français » : « La nation que nous voulons voir se fonder à l'heure marquée par la divine Providence, c'est la nation canadienne-française ». (Jean Hame-lin, éd., Histoire du Québec, Montréal, Éditions France-Amérique, 1977, p. 430).

135 En 1896, La Semaine religieuse de Québec publiait des articles sur les Rothschild, associés à ses yeux au culte du Veau d'Or et à la figure de l'anté-Christ. (D. Rome, « Early Anti-Semitism : the Voice of the Media », Cana-dian Jewish Archives, New Séries no 33, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1984, p. 87).

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culation en Occident. À Rome, le voyageur visita le ghetto juif et en conclut à la sagesse de la législation médiévale de l'Église qui avait trouvé une façon « chrétienne » de traiter ses ennemis en les empê-chant de nuire tout en leur laissant le minimum vital.

Tardivel avait une sorte de naïveté qui l'empêchait de prendre une distance critique par rapport à l'information de Lemann. Témoin cette aventure loufoque qu'il a eue à Paris en 1897. Il s'y était rendu pour rencontrer un franc-maçon converti, doué par surcroît de pouvoirs ex-trasensoriels, qui devait révéler au public le fin mot des secrets de l'Ordre. Le soir venu, devant une salle bondée de curieux, le grand homme se présenta sur la scène, cria au public qu'il s'agissait d'un im-mense canular et disparut par les coulisses.

Au sortir de sa rencontre avec Lemann, Tardivel reprit sa croisade antisémite dans La Vérité avec un zèle renouvelé. Son fils lui succéde-ra et continuera son oeuvre pendant vingt autres années. Tardivel aura été le pionnier du journalisme antisémite qui va connaître, au Québec, une longue carrière.

136 Jules Tardivel, Notes de voyages en France, Italie, Espagne, Irlande, Angleterre, Belgique et Hollande, Montréal, Eusèbe Sénécal, 1890.

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Une certaine presse catholique

La Vérité n'est pas un phénomène isolé dans le journalisme québé-cois de cette période. L'antisémitisme va trouver dans une certaine presse catholique une tribune et un bassin de culture privilégiés.

Deux périodiques diocésains vont se signaler dès leur fondation par un antisémitisme virulent. Le premier s'intitule La Semaine reli-gieuse de Québec. Publiée par des ecclésiastiques à partir de 1888, La Semaine deviendra propriété de l'archevêché en 1901. Pendant un de-mi-siècle, elle poursuivra son action antijuive dans le sillage du pam-phlétaire Edouard Drumont (1844-1917) dont La France juive, essai d'histoire contemporaine (1886) devait inaugurer en France [110] un nouvel antisémitisme. 137 Au Québec, l'influence de Drumont est telle que nombre d'écrivains de cette période le citent abondamment et que toute une génération de périodiques emprunte le titre de La Libre pa-role, quotidien fondé par Drumont en 1892 et qui va prendre une part active dans l'affaire Dreyfus. Le dernier-né des Libre parole aura comme rédacteur le notaire Plamondon que nous retrouverons plus loin. 138

Plus étendue et plus profonde sera l'influence antisémite d'un quo-tidien également de Québec : L'Action sociale catholique qui prend le nom de L'Action catholique à partir de 1915.

L'Action sociale catholique est une oeuvre « de la bonne presse » comme il s'en fonde ici et là, dans le monde catholique de l'époque, pour donner suite aux encycliques Sapientiae christianae de Léon XIII (10 janvier 1890) et E Supremi apostolatus cathedra de Pie X (4 octobre 1903). Par lettre pastorale du 31 mars 1907, le cardinal Bégin établit dans son archidiocèse l'oeuvre de l'Action sociale catho-lique qui s'inscrit dans le cadre de l'Action catholique première ma-

137 On a qualifié ce livre de « Bottin de la diffamation ». Drumont y accuse les puissances d'argent juives de corrompre les traditions nationales.

138 Voir page 114. Un phénomène semblable s'est produit, en 1883, avec un autre journal antisémite, dont le titre, La Croix, a été repris par plusieurs journaux de même tendance, des deux côtés de l'Atlantique.

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nière. 139 À l'instar des « oeuvres » similaires de France et d'Autriche et dès le troisième numéro, L'Action sociale catholique de Québec s'at-taque aux Juifs et va maintenir cette attitude pendant des décennies. Certains de ses directeurs et rédacteurs s'avéreront des antisémites no-toires. C'est le cas de l'abbé J. A. Huot, l'auteur d'un des pamphlets les plus virulents de la série noire, Le fléau maçonnique (Québec, 1906). C'est le cas aussi de l'abbé J.-Thomas Nadeau qui signe, le 9 juin 1919, un article intitulé « En passant » où il affirme que « bolche-visme, franc-maçonnerie, socialisme, révolution, judaïsme, en somme, c'est tout un ». Pendant des années, le correspondant spécial de L'Ac-tion à Montréal, Léon Trépanier, tiendra une chronique quotidienne sur l'actualité montréalaise. Ce journaliste ira chercher une bonne par-tie de ses nouvelles à la cour de police où il relève les délits commis par les Juifs.

Tous les grands orages de l'ouragan antisémite des débuts du siècle trouveront écho et appui dans les pages de L'Action Catholique, no-tamment l'accusation de meurtre [111] rituel contre Beilis 140 en Rus-sie, la publication à Québec des Protocoles des Sages de Sion en 1920-21. 141 Peut-être faut-il ajouter cette citation d'un éditorial de l'ab-bé Edouard V. Lavergne paru en 1921 et résumant à sa manière l'image que se fait du Juif l'antisémite québécois de l'époque :

139 Inaugurée par Léon XIII et Pie X, elle donnera naissance, en France, à l'Association catholique de la jeunesse française (A.C.J.F.) en 1886, et au Canada, à l'Association catholique de la jeunesse canadienne (A.C. J .C). Ce n'est qu'avec Pie XI qu'elle prendra des formes spécialisées comme la J.O.C. (1925), la J.A.C. et la J.E.C. (1929).

140 L'affaire Mendel Beilis eut un retentissement international. Ce juif, ori-ginaire des environs de Kiev, fut accusé du meurtre rituel d'un enfant. Voir plus bas l'affaire Plamondon, p. 3.21.

141 Paru à Londres en 1919 sous le titre The Jewish Péril : Protocols of the Learned Elders of Sion, ce faux a été traduit, dès l'année suivante, en fran-çais et en allemand. Il se présente comme le compte rendu d'une conférence secrète tenue parallèlement au premier congrès sioniste de Bâle en 1897 dans le but de planifier la domination juive sur le monde en s'appuyant sur la franc-maçonnerie et le sionisme. En réalité, il s'agit d'un pamphlet politique français dirigé contre Napoléon III et repris en substance par S. Nilus dans son livre Le Grand dans le petit. L'Antéchrist considéré comme une proche éventualité politique, paru en Russie en 1905.

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Ce que nous reprochons aux Juifs, ce n'est pas le sang qui coule dans leurs veines, ni la courbe de leur nez, mais la haine violente qui, en géné-ral, les anime, le mépris profond qu'ils professent contre tout ce qui est chrétien. 142

Le quotidien de Québec n'était pas la seule activité de l'oeuvre de l'Action sociale catholique. Celle-ci publiait et vendait nombre de tracts, d'almanachs, de manuels et de livres dont le discours antisémite faisait chorus avec celui du journal L'Action catholique, comme avec ceux du Droit à Ottawa et du Devoir à Montréal. Une longue liste de bulletins diocésains et paroissiaux reprenait ce discours d'un bout à l'autre de la province.

L'Association catholique de la jeunesse canadienne(A.C.J.C.)

Parmi ces publications, il faut signaler Le Semeur, organe de l'As-sociation catholique de la jeunesse canadienne (A.C.J.C.) dont la fon-dation par le clergé enseignant remonte à 1903. Cette organisme met-tait l'accent sur un nationalisme ultra-défensif et les actes de ses congrès comme ses publications constituent des archives indispen-sables à l'étude de la propagande et des activités contre les Juifs qué-bécois pendant cette période. 143 Les actes du congrès de juin 1908, no-tamment, préfacés par Sir Thomas Chapais, 144 constituent un véritable manuel de l'antisémite québécois. On y trouve un long texte de L. C. Farly, du Cercle St-Michel, qui peut être considéré comme un clas-sique de la littérature antijuive québécoise. Pour ne citer qu'une « perle » entre mille :

142 L'Action catholique, 21 septembre 1921, éditorial, p. 3.143 Voir David Rome, « Anti-Semitism I. The Plamondon Case and S. W.

Jacobs, part I », Canadian Jewish Archives, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1982, nos 26-27.

144 Rapport du Congrès de la jeunesse à Québec, 23-26 juin 1908, Mont-réal, Le Semeur, 1909.

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Il y a quelque vingt ans, l'ambitieuse Allemagne poussait un cri de guerre qui retentissait jusque sur les côtes de l'Atlantique. Le ministre Stoecker engageait la lutte avec le Juif Straussman et l'alarme était jetée : le Juif, voilà l'ennemi ! Traqué depuis la Vistule jusqu'au Rhin, Israël ga-gna la [112] France. Mais à peine avait-il montré le bout des cornes, qu'Edouard Drumont dans sa France juive criait de toute la force de ses poumons : « Guerre à Israël ! mort aux Juifs ! » Et suivant la pente, ou plutôt se redressant pour remonter le courant, la Russie ouvrait enfin une persécution sanglante contre les disciples du Talmud.

Nous voilà donc de prime abord en face d'un de ces faits curieux, très curieux à constater : la chasse aux Juifs.

Il faut donc qu'Israël s'y résigne, la France, l'Allemagne et la Russie ne veulent plus supporter son joug et l'Amérique n'en voudra plus avant long-temps. 145

Suit une analyse du phénomène. La cause ? Les Juifs sont inassi-milables, ils constituent un danger multiforme pour les nations, no-tamment par leur omniprésence dans la politique, le commerce, la presse, les révolutions. L'auteur en tire une conclusion par certains cô-tés inattendue :

Nous ne voulons point faire de guerre aux Juifs. Nous sommes catho-liques, et comme catholiques, nous agirons en pratiquant la tolérance chré-tienne, mais nous sommes aussi Canadiens-français et comme Canadiens-français, nous entendons agir lorsque nous dirons à nos compatriotes : n'achetez pas chez le Juif ; car cet argent que vous mettez entre ses mains, servira un jour, et avant longtemps, à la fabrication des bombes qui sape-ront les fondements de notre nationalité. 146

145 L.-C. Farly, « La question juive », Le Congrès de Québec, 1908.146 Op. cit.,n. 56, p. 132.

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Les théologiens

Étant donné les racines médiévales de l'antisémitisme au tournant du siècle et surtout ses affinités, dans le monde catholique, avec l'ul-tramontanisme, faut-il s'étonner que des ecclésiastiques, voire des pro-fesseurs de théologie, soient entrés dans la bataille ?

L'abbé J. Antonio Huot (m. 1929) est de ceux-là. Nous l'avons vu cautionner, comme directeur de la Semaine religieuse de Québec, nombre d'insanités qui circulaient en Europe sur le compte des Juifs. Dès 1906, il publie Le fléau maçonnique dans lequel il relie les Juifs à la franc-maçonnerie. 147 En 1914, il récidive avec la publication d'une conférence prononcée à Québec devant une cellule de [113] l'A.C.J.C., alors que le cas Plamondon est devant la Cour d'appel. Titre : « La question juive, quelques observations sur la question du meurtre rituel ». 148 Tel est son peu de sens critique qu'il ne se laissera pas arrêter par la réfutation de ce mythe par le cardinal Ganganelli, à Rome. 149

L'abbé Huot sera l'un des premiers à sonner l'alarme contre le sio-nisme qui menace à ses yeux la sécurité des Lieux Saints en Terre Sainte. 150 De même, il se servira des Protocoles des Sages de Sion pour répandre la terreur dans les rangs catholiques. Le célèbre théolo-gien jésuite Pierre Charles, de Louvain, aura beau publier une réfuta-tion systématique des Protocoles, le pamphlétaire québécois, qui n'en sait rien, poursuivra imperturbablement sa campagne jusqu'à la veille des années 30.

147 Ce pamphlet se méritera l'approbation officielle du cardinal Bégin sous forme d'un mandement.

148 Antonio Huot, La question juive. Quelques observations sur la question du meurtre rituel. Conférence donnée sous les auspices du Cercle Garneau de l'A.C. J.C., à l'Académie St-Joseph de Québec. « Lectures sociales popu-laires » no 2. Québec, Éditions de l'Action Sociale Catholique, 1914, 37 p.

149 Rapport du cardinal Ganganelli, texte italien et traduction anglaise in Cecil Roth, éd., The RitualMurder Libel and the Jew, Londres, Wobum Press, s.d., 111 p.

150 Voir La Semaine religieuse de Québec, le 24 janv. 1918, le27nov. 1919 et le tome 40, juillet 1928-janvier 1929.

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L'abbé Huot n'a été qu'un esprit sans envergure et son influence au-ra été à la mesure de son crédit. Mais qu'un théologien du calibre de Mgr Louis-Adolphe Paquet (1859-1942) adhère à cette ligne de pen-sée, voilà qui est difficilement explicable et, dans le cas du Québec des années 30, une sorte de catastrophe, étant donné l'influence que ce grand nationaliste a exercée sur sa génération et notamment sur Lionel Groulx. Dans son oeuvre majeure qu'il a publiée entre 1908 et 1915, Droit public de l'Église, 151 les Juifs sont décrits comme marqués du stigmate de la honte et les ennemis des autres peuples, pratiquant l'usure et faisant de la tromperie une vertu, de la haine des chrétiens un dogme : Pour ne citer qu'un passage :

Sans doute, « il ne faut pas haïr ces débris de Jérusalem infidèle sur lesquels pleura Jésus-Christ » (L. Veuillot...) Mais il ne faut pas non plus, par une charité mal ordonnée, livrer sans défiance à des mains perfides et rapaces le corps social auquel nous appartenons, et le trésor de nos tradi-tions religieuses et nationales. Le Juif, pour nous, est un ennemi. (Ceci doit s'entendre non des individus, mais de la nation en général et selon ses dispositions actuelles). Soit qu'il nourrisse encore des inepties du Talmud sa haine séculaire contre les disciples du Nazaréen, soit que, subissant l'ac-tion corrosive de la libre pensée, il place ses espérances non plus dans la restauration du royaume d'Israël, mais dans l'avènement d'un Dieu-huma-nité gorgé d'or et de plaisirs [Réf. à Claudio [114] Janet parlant des Juifs américains], son influence est une menace pour tout peuple et tout groupe-ment catholique où elle pénètre et domine. 152

Le scandale Ernesto Nathan

En 1910, un incident survenu dans la capitale italienne devait dé-clencher au Québec une réaction antisémite sans précédent. Alors que les relations du Vatican avec les autorités romaines étaient tendues de-puis plus d'un demi-siècle, c'est-à-dire depuis l'affrontement entre Pie IX et Garibaldi, le maire de Rome Ernesto Nathan, un anglo-ita-

151 Nous nous référons ici à la deuxième édition intitulée Droit public de l'Église. Principes généraux, Québec, Imp. J.-A. K.-Laflamme, 1916, 368 p.

152 Mgr Louis-Adolphe Paquet, op. cit., n. 62, p. 279.

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lien d'origine juive et franc-maçon de surcroît, s'était permis d'insulter le Pape.

Les catholiques du monde entier s'en émurent. De plusieurs villes chrétiennes et de divers points de la diaspora juive affluèrent des pro-testations contre le geste du maire et des témoignages d'appui à Pie IX.

Au Québec, l'affaire tourna au drame. Le mouvement anti-maçon-nique s'est retourné contre les Juifs, en dépit du fait que ceux-ci, au Canada et en Angleterre, aient désavoué publiquement Ernesto Na-than.

L'affaire Plamondon ou l'antisémitisme militant

Cette vague d'antisémitisme québécois qui préparait celle des an-nées 30 devait culminer et se briser d'un même mouvement avec l'af-faire Plamondon. Il s'agit d'une affaire de cour où sont cités à la barre, et pour la première fois, des adversaires chrétiens et juifs, jusque-là invisibles les uns aux autres. De ce point de vue, elle constitue une étape importante vers la démythification du contentieux antisémite au Québec.

Pour quelques mois, deux villes dans le monde vont tenir la vedette avec un procès étrangement médiéval où il est question d'histoires horrifiantes de meurtres rituels et de complots contre la chrétienté et le monde entier : Kiev, en Russie, avec l'affaire Beilis et Québec, en Amérique du Nord, avec l'affaire Plamondon.

[115]À Québec, les enjeux sont énormes. Les antagonistes livrent un

combat à finir devant des juristes de grande classe qui engagent dans le service de la justice leurs convictions profondes.

Le procès est entièrement québécois, sans intervention extérieure, même pour les consultations techniques.

Voici les faits : un notaire de Québec, J. Edouard Plamondon, pro-fessionnel en pleine activité, est cofondateur et rédacteur d'une revue québécoise qui s'honore d'un titre emprunté à l'écrivain antisémite

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français, Edouard Drumont : La Libre parole. 153 II a soigneusement préparé une conférence sur les Juifs qu'il destine au Cercle Charest de l'A.C.J.C., dans la vieille capitale. Ce texte est une véritable antholo-gie d'accusations malicieuses contre les Juifs, formulées par des pro-fesseurs, des ecclésiastiques, des écrivains et des historiens européens. Il donne cette conférence le 30 mars 1910 à la salle paroissiale de Saint-Roch, devant un vaste auditoire de prêtres, de politiciens, de journalistes et de jeunes. Les journaux et notamment L'Action sociale catholique font rapport de cet événement culturel et religieux. Le texte sera publié sous forme de tract et vendu au grand public. 154

L'événement fait grand bruit. Des Québécois suivent les conseils du conférencier et cessent d'acheter chez les marchands juifs. Des jeunes vont jusqu'à lancer des pierres dans les fenêtres de certaines maisons juives. Un vieillard juif est molesté dans la rue.

Les Juifs de la ville, peu nombreux, se sentent impuissants devant cette attaque. Ils n'ont même pas les ressources intellectuelles pour ré-pondre au notaire ou aux journalistes et aux prêtres qui l'appuient.

Mais cette fois quelques Juifs de Montréal, avec à leur tête un jeune avocat qui fera sa marque dans l'histoire du pays, Me S. W. Ja-cobs, 155 décident de livrer bataille. Un marchand de Québec, Benjamin Ortenberg, va traduire le notaire Plamondon en justice pour libelle.

La décision est courageuse et même très audacieuse. L'histoire des affrontements interreligieux de la diaspora [116] avec la société am-biante a appris aux Juifs à ne pas remettre impunément leur réputation entre les mains de la justice chrétienne ou musulmane. L'information des catholiques sur les Juifs, qu'elle soit officielle, folklorique ou uni-versitaire, de même que les précédents devant les cours d'Europe, en

153 Fondée en 1905, elle paraîtra jusqu'en 1911. (Voir André Leduc et Jean Hamelin, Les journaux du Québec, de 1764 à 1964, Québec, Presses de l'Université Laval, 1965).

154 Le tract est intitulé : Le Juif, conférence donnée au Cercle Charest de l'Association catholique de la jeunesse canadienne, le 30 mars 1910, Qué-bec, L'Action Sociale catholique, 1910, 31 p.

155 Expert en droit canadien, directeur de l'Institut Baron de Hirsch, Jacobs devint, en 1917, le premier député juif québécois aux Communes. Il fut longtemps ami avec W. L. Mackenzie King. Lors de la réorganisation du Congrès juif canadien en 1934, il en fut élu le président et le demeura jus-qu'à sa mort en 1938.

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Autriche, en Russie, en Syrie et, plus récemment, l'affaire Dreyfus en France ne sont pas de nature à encourager les Juifs dans cette voie.

Et pourtant, leurs avocats montréalais ne consultent même pas leurs collègues des États-Unis ou d'ailleurs, ils ne demandent aucune expertise légale. 156 On peut aisément imaginer les conséquences d'un jugement de cour du Québec reconnaissant à un antisémite, peut-être en raison d'une simple technicalité, le droit de répandre contre les Juifs les pires accusations (vol, meurtre rituel, haine et immoralité en-seignée par leur religion, etc.). Ou encore, d'un jugement statuant que ces accusations sont fondées. Et même dans l'hypothèse où le procès est gagné, est-on bien avancé ? L'accusé lui-même a affirmé que les Juifs ne sont pas tous des voleurs et que le Talmud n'est pas un livre immoral.

La décision de Me Jacobs apparaît encore plus téméraire si l'on pense aux efforts inouïs qu'il a fallu déployer au procès Beilis pour réunir, grâce à des emprunts dans plusieurs pays, une série complète du Talmud Bambergo, la première et la seule édition imprimée à l'époque. Il est vrai que Mendel Beilis avait été traîné en cour par les antisémites russes, alors que la situation à Québec est inversée.

On ne connaît pas les raisons qui ont emporté la décision du groupe montréalais, mais on peut les déduire de l'idéologie de cette petite société juive, aisée, acculturée à la réalité canadienne de la pé-riode victorienne, confiante dans la démocratie et le système judiciaire canadien, et résolument décidée à fonder la vie de leur communauté sur cet optimisme social et politique. Même les tactiques utilisées dans leurs questions devant le juge Malouin vont dans le sens de cette philosophie.

Le procès sera très compliqué et comportera beaucoup d'éléments qui vont bien au-delà des accusations de Plamondon contre les Juifs. Une des questions soulevées par la [117] défense sera de savoir s'il y a lieu de traîner Plamondon en cour alors qu'il prétend avoir parlé des Juifs en général et non pas de telle personne juive en particulier. Il l'a fait, insiste-t-on, pour rendre service à la population. L'accusé affirme que les faits qu'il a exposés sont connus universellement et corroborés par des écrivains connus et respectés d'Europe et d'ailleurs.

156 Parmi l'équipe de consultants québécois de Me Jacobs, on retrouve le nom du futur premier ministre du Québec, Me Louis-Alexandre Taschereau.

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Les témoins forment deux groupes dont le contraste est frappant. Du côté de la poursuite, un très jeune rabbin, Herman Abramowitz, de la Synagogue Shaar Hashomayim de Westmount, des marchands de Québec, Montefiore Joseph, issu de la vieille souche québécoise des Joseph, le ministre De Young de l'Estrie, un chanoine protestant. F. G. Scott ; du côté de la défense, des professeurs de théologie, des prêtres, des journalistes, tous ignorants des textes du Talmud à la base de leur plaidoyer, chacun répétant les erreurs et les énormités de son prédé-cesseur à la barre, sans référence aux sources, sans connaissances élé-mentaires de la langue originale, des traditions et des disciplines an-ciennes indispensables à l'étude de ces questions, en somme sans autres arguments que les mythes colportés par la presse antisémite in-ternationale. Ainsi, l'abbé Joseph-Guillaume-Arthur d'Amours, gradué en théologie et en droit canon de Rome (1898) et rédacteur en chef de L'Action sociale catholique, déclara « qu'à titre de prêtre et de journa-liste il s'était intéressé à la question juive et avait lu quelque chose des ouvrages mentionnés par la défense », mais qu'« il n'était pas un érudit de l'hébreu et qu'il n'avait pas fait d'étude spéciale du Talmud et qu'il ne pouvait pas lire l'hébreu dans le texte. » 157

L'abbé Jean-Thomas Nadeau basa son témoignage sur des ou-vrages notamment de Drumond et de l'abbé Charles, tandis qu'un abbé Langlois du Séminaire de Québec admit qu'il n'avait pas lu, dans la traduction du Talmud qu'il avait apportée en cour et datant de 1831, quoi que ce soit à l'appui des accusations portées par le notaire Pla-mondon contre les Juifs. 158

Restent les aspects techniques légaux sur lesquels tablent les avo-cats du notaire et qui leur réussiront au [118] départ. 159 Ils gagnent en première instance, principalement sur la base que la loi sur le libelle ne s'applique pas au cas Plamondon, les allégations diffamatoires de ce dernier ne visant personne en particulier.

Cette victoire apparente est en réalité une défaite, même du point de vue des antisémites. Le quotidien québécois L'Action sociale ca-157 La Gazette, 22 mai 1913.158 Daily Telegraph, 23 mai 1913159 Comme s'exprimait Pierre Pierrard de l'Institut catholique de Paris : « La

marque de l'antisémitisme, c'est qu'il se nourrit de ses propres excréments ». (Juifs et catholiques français, de Drumont à Jules Isaac, 1886-1945, Paris Fayard, 1970).

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tholique n'est pas à l'aise de se retrouver dans le camp des antisémites russes de Kiev, même s'il continue d'affirmer, faisant écho à des prises de position à Rome, que les Juifs pratiquent leurs rites religieux meur-triers.

En octobre 1913, la cour de Kiev va rendre son verdict et libérer Mendel Beilis. Ce qui laisse Québec presque seul dans le monde à maintenir des positions antisémites médiévales. Il faudra attendre au 29 décembre 1914 pour voir la Cour d'appel à Ottawa maintenir l'ap-pel de Me Jacobs. Abandonné à son sort, le notaire Plamondon dispa-raîtra tragiquement de la scène.

La Première Guerre mondiale approche. Bientôt L'Action sociale catholique va s'appeler L'Action catholique. 160 L'antisémitisme ac-quiert de nouvelles formes. Les Juifs sont associés aux communistes russes, les sionistes menacent les Lieux Saints en Palestine, mainte-nant que les amis des chrétiens, les musulmans, ont été chassés par les chrétiens anglais. Mais le ton a baissé quelque peu. Viendra la décen-nie plus tranquille des années 20, en attendant la question des écoles juives et le problème des réfugiés juifs d'Allemagne et de Pologne tra-qués par Hitler.

Conclusion

Cette histoire d'un demi-siècle d'antisémitisme au Canada (1860-1910) témoigne d'un enchevêtrement de facteurs qui ont donné nais-sance à un phénomène jusque-là inconnu dans les relations entre Juifs et francophones au Québec.

Elle prend appui, au départ, sur des notions non contrôlées, des perceptions non objectives dont un bon nombre de mythes au sens large du mot. Ces mythes se nourrissent [119] d'éléments hétéroclites : l'Ancien Testament, les Évangiles, la légende du Juif errant, le sata-nisme, la vengeance divine, l'usure, la nation maudite, les thèmes de la théologie médiévale, les complots, la cabale et ses mystères, la profa-nation de l'hostie, la consommation du sang des chrétiens, les person-

160 L'Action catholique a pris la suite, en 1915, de L'Action sociale catho-lique qui datait de 1907.

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nages de Shakeaspeare et de Dickens, le Survenant des légendes qué-bécoises.

En fait, bien peu parmi les acteurs de ce drame ont vu de leurs yeux et surtout connu un tant soit peu les personnes dont ils faisaient leurs cibles. Il faudra l'affaire Plamondon pour amener les protago-nistes en présence les uns des autres et faire éclater la faiblesse et le ri-dicule des arguments des uns face au sang-froid des autres qui dé-cident, à un moment donné, de relever le défi et de contre-attaquer.

L'école juive

Retour à la table des matières

Les Juifs forment, au tournant du siècle, une communauté en pleine croissance. Numériquement, elle va passer, au Canada, de 16 401 en 1901 à 74 564 en 1911 et à 125 000 en 1921. Cette commu-nauté est loin de constituer l'espèce de monolithe socioculturel auquel renvoie, chez un grand nombre de francophones, le nom de « Juifs ». Pas plus d'ailleurs que son vocable correspondant : « Les Anglais », qui souvent englobe dans leur esprit, en plus des ethnies des îles bri-tanniques (Anglais, Écossais, Gallois, Irlandais), les autres commu-nautés de souche européenne devenues anglophones : Hollandais, Al-lemands, Scandinaves, quand ce ne sont pas les Juifs eux-mêmes.

Pour restreinte qu'elle soit, bien peu, en réalité, soupçonnent la di-versité de cette communauté juive. Le groupe des vieilles familles montréalaises dont les ancêtres ont adopté, plus ou moins, l'idéologie de la bourgeoisie anglo-saxonne est littéralement submergé par celui, sans cesse croissant, des nouveaux arrivés du Shtetl, de langue yiddish et dont la connaissance de l'anglais est souvent rudimentaire, pour ne pas dire nulle. D'où les tensions socio-économiques, culturelles, idéo-logiques aussi qui vont se concrétiser autour de certaines questions vi-tales pour la survie de la communauté.

[120]De toutes ces questions, celle qui apparaît la plus cruciale et qui va

diviser profondément la communauté juive au Québec est la question de l'éducation.

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S'il en est une que les Québécois français pourraient comprendre, c'est bien celle-là. L'école a été leur premier champ de batailles consti-tutionnelles et ils n'ont eu de cesse que leur droit à l'école catholique soit enchâssé dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Les rai-sons fondamentales de leur lutte présentent de multiples analogies avec celles qui poussent la communauté juive à réclamer sa place dans le système scolaire québécois : même concept intégré de l'éducation où la religion est indissociable de la culture (au sens où l'entend l'Oc-cident), même lien très fort entre la langue et la tradition, même désir de contrôler la gestion et, par là, l'orientation idéologique d'un sys-tème scolaire bien à elle, même situation de minorité (les Québécois français forment une majorité minorisée) menacée dans sa survie par la culture ambiante.

Un problème de survie

Le flot continu des réfugiés du Shtetl va poser le problème de l'éducation en termes nouveaux par rapport à ce que la première com-munauté juive avait connu jusqu'ici. Alors que celle-ci avait cherché à s'intégrer le plus possible au milieu anglophone par le biais, entre autres, de l'école anglaise, beaucoup parmi les nouveaux venus re-fusent de confier leurs enfants à un système scolaire dont ils n'ont pas le contrôle.

Pour beaucoup des nouveaux arrivés, comme chez les Québécois français de l'époque, l'éducation est inséparable de la survie culturelle. Cette conception est renforcée par le fait qu'ils forment une entité so-cio-culturelle qui s'est développée dans un contexte de ghetto. L'édu-cation chez eux consiste essentiellement à initier l'enfant à la Bible, à l'hébreu, au yiddish et, en général, à tout ce qui construit son identité religio-culturelle et contribue à l'intégrer au groupe. Nul ne peut se soustraire à cette initiation, si bien qu'en ce sens, on peut dire que les Juifs pratiquent l'école universelle et obligatoire depuis toujours. Dans leur optique, il est [121] inconcevable de donner à l'enfant une éduca-tion sécularisée ou non confessionnelle. Ce serait lui imposer une idéologie étrangère à sa culture et substituer à sa tradition religieuse propre la religion « civile » du pays.

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Par ailleurs, l'univers qu'abordent ces immigrants est aux antipodes de leurs habitudes de pensée. C'est un monde où religion et culture sont dissociées, une société déjà industrialisée et urbanisée à laquelle leur éducation traditionnelle ne les a guère préparés. Même lorsqu'ils parviennent à une certaine maîtrise de la langue, c'est tout le milieu ambiant qu'il leur reste à découvrir. Il leur faut des écoles adaptées à leur nouveau contexte, qui les initient aux sciences et aux techniques de l'époque. Leurs jeunes naissent souvent dans une pauvreté voisine de la misère et, à moins d'une éducation à l'occidentale, ils entreront démunis sur le marché du travail.

Cette situation va devenir la source de profondes divisions dans la communauté juive du Québec. Très tôt, nombre de nouveaux arrivés rêveront d'un système scolaire séparé, administré par eux, où les ma-tières indispensables à l'insertion de l'enfant dans la société s'intègrent à celles qui sont spécifiques à son judaïsme. Synthèse difficile et qui suppose, en plus d'une administration juive, la participation d'ensei-gnants et de conseillers pédagogiques juifs.

Les Juifs de la première migration sont loin de partager ces vues. De mentalité libérale, ils ont opté pour l'intégration pure et simple au système scolaire public, même au risque d'un divorce plus ou moins profond entre leur judaïsme religieux et leur culture d'adoption. Ce qu'ils redoutent avant tout, c'est l'isolement du ghetto. Aussi dénonce-ront-ils l'école juive séparée comme une forme de ségrégation pouvant mener, à plus ou moins long terme, à la marginalisation. En somme ils adhèrent au grand rêve américain d'une démocratie où l'éducation est uniforme, gratuite et accessible à tous.

C'est d'ailleurs dans ce sens qu'ils avaient orienté, au départ, leurs démarches auprès de Londres, puis de Québec. Et s'ils ont accueilli la loi de 1832 comme la charte de leurs droits, c'est avant tout qu'elle leur ouvrait toutes grandes les [122] portes de la société québécoise. Alors que jusque-là ils envoyaient leurs enfants aux écoles anglo-pro-testantes privées, ils n'hésiteront pas, devant l'accroissement rapide de leur communauté — elle passera, au Québec, entre 1871 et 1901, de 518 à 7 607 — à s'entendre formellement avec les anglophones pour envoyer leurs enfants à l'école protestante publique.

La charte de l'écolier juif

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Cette entente survenue en 1894 sera renouvelée en 1903 et codifiée la même année par une loi (Ed. VII, ch. 16) qui témoigne d'un effort remarquable d'adaptation entre les parties concernées, à savoir la Commission scolaire protestante de Montréal, la communauté juive et le gouvernement du Québec. Aux termes de cette loi : (1 ) tous les en-fants juifs sont désormais considérés, en matière d'éducation, comme protestants (ce qui est une façon pour le gouvernement de contourner la Constitution qui ne prévoit rien pour les non catholiques ou les non protestants) ; (2) les taxes scolaires vont à l'organisme protestant, en retour de quoi (3) les enfants juifs jouiront de tous les droits et privi-lèges des protestants. Cependant cette clause exclut, nous le verrons plus tard, les parents, les professeurs et les autres membres de l'institu-tion scolaire, et (4) les enfants sont protégés dans leur éducation reli-gieuse par une clause dite « de conscience ».

Le père de l'entente, Maxwell Goldstein, la salue à juste titre comme la Grande Charte de l'éducation pour la communauté juive du Québec. En dépit des multiples difficultés que suscitera son applica-tion, elle permettra aux Juifs québécois de relever le défi de leur sur-vie et ce, par-delà la crise antisémite des années 30 et le tournant de l'après-guerre.

Le Québécois d'aujourd'hui peut se demander pourquoi la commu-nauté juive a voulu s'associer aux protestants plutôt qu'aux catho-liques. Une première réponse est à chercher du côté du Québec fran-çais de l'époque. Il ne s'intéresse guère à l'intégration des immigrants à son milieu. Ce [123] désintérêt se traduit par une absence significative de structures d'accueil, en particulier dans le domaine scolaire. 161

Pourquoi la société québécoise française ne s'ouvre-t-elle pas da-vantage à l'immigrant ? Est-ce le manque de confiance en soi du colo-nisé ? On pourrait le penser, surtout dans le cas des Européens, même francophones, qui lui paraissent volontiers entretenir à son égard un sentiment de supériorité. Mais la raison fondamentale qui se dégage logiquement de son histoire est la conception monolithique qu'elle a

161 Au plan de l'entrée des immigrants, le gouvernement du Québec inter-vient sporadiquement dans la sélection à la source de l'immigration franco-phone, surtout en Nouvelle-Angleterre. Ainsi, entre 1928 et 1931, 9 920 Franco-Américains reviendront au Québec.

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d'elle-même depuis les débuts du Régime français. Elle se voit, du double point de vue ethnique et religio-culturel, comme formant, sur le continent nord-américain, un peuple distinct, français et catho-lique. 162

À la lumière cependant des percées que certains groupes d'immi-grants ont réussies dans le milieu francophone et catholique, notam-ment les Irlandais du 19e siècle et, plus près de nous, les Juifs séfa-rades, il faut interroger les Juifs eux-mêmes sur les raisons qui les ont fait opter pour le système scolaire protestant. Une première est à cher-cher du côté de leur perception de l'école francophone dont le rôle est de former des catholiques. Les Juifs l'ont vue comme essentiellement missionnaire et donc hostile à la survivance de la communauté juive. Une seconde raison, d'ordre socio-économique, est que, pour la plu-part d'entre eux comme d'ailleurs pour les autres Québécois de fraîche date, devenir Canadien veut dire s'associer aux anglophones et, plus spécifiquement, aux anglo-protestants qui président aux destinées du pays. Dans le Shtetl, ils s'appuyaient sur Saint-Pétersbourg, Vienne ou Berlin. Désormais, ils misent sur Londres, Washington ou Ottawa. S'associer aux catholiques, ce serait se lier à la minorité francophone, ce serait se couper du reste de l'Amérique du Nord, de sa diaspora juive, de ses grands réseaux socio-économiques.

162 Traitant du nationalisme québécois du tournant du siècle (1897-1929), les historiens Linteau, Durocher et Robert observent que « la nation y est dé-finie tout autant par son catholicisme et ses origines rurales que par ses ca-ractéristiques ethniques et linguistiques » (Linteau et al., op. cit., n. 3, p. 611.

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Amorce de la crise

Un double problème va se poser à la communauté juive dans ses relations avec les anglo-protestants : d'un côté la question de sa repré-sentation au Conseil scolaire protestant, de l'autre le projet d'une com-mission scolaire séparée. Deux [124] positions diamétralement oppo-sées, mais qui procèdent d'un même souci d'affirmer ses droits fonda-mentaux et, ultimement, sa survie culturelle. Tous veulent que soit ga-rantie à leurs enfants l'égalité des chances et des avantages dans la so-ciété québécoise.

Le premier signal du malaise va apparaître dès 1909. L'idée se fait jour, d'une part, d'assurer une représentation juive au niveau de l'admi-nistration des écoles protestantes. Cette idée s'inspire d'un principe cher aux démocraties occidentales : No taxation without représenta-tion. Légalement, ce principe ne s'applique pas au système scolaire, étant donné qu'au Québec ce système est confessionnel, donc adminis-tré soit par les protestants, soit par les catholiques. Mais les partisans de l'intégration scolaire rétorquent qu'en réalité l'école protestante n'a rien de confessionnel. Elle est tout simplement canadienne.

Cette réclamation est liée à l'absence d'enseignants juifs dans le système scolaire protestant. Leur porte-parole, S. W. Jacobs, résume la question en ces termes :

Nous demandons une simple mesure de justice : il n'y a aucun ensei-gnant juif dans les écoles de Montréal, même si plusieurs sont qualifiés. Les commissaires protestants considèrent les Juifs juste assez bons pour payer leurs taxes et se qualifier dans les écoles normales, mais quand ils demandent des postes d'enseignants, les clergymen presbytériens, métho-distes et anglicans disent qu'ils ne laisseront pas contaminer le caractère chrétien de leurs écoles par les enseignants juifs. C'est un outrage. Nous n'avons pas récriminé, parce que nous pensions que nous ne payions pas assez pour être représentés, mais aujourd'hui nous pensons différem-ment. 163

163 London Jewish Chronicle, 21 mai 1909.

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Comme si l'échiquier de l'école juive n'était pas assez complexe, une autre idée se fait jour dans la communauté, celle d'un système scolaire juif séparé. Le porte-parole de la Commission scolaire protes-tante, le Révérend Barclay, affirmera sans ambages que « la seule so-lution pour les Juifs est de mettre sur pied leurs propres écoles sépa-rées, à même leurs propres taxes ». Par contre, Bram de Sola est « horrifié » devant le spectre de la ségrégation qu'évoque cette solu-tion :

[125]

La communauté protestante veut-elle diviser encore davantage notre population (...) par la ségrégation scolaire ? Voulez-vous forcer les Juifs à demeurer de perpétuels étrangers ? Laissez-nous tranquilles avec cette idée absurde d'un organisme séparé pour les Juifs. Cette suggestion semble inspirée par cet esprit qui a de tout temps précipité les Juifs dans les ghet-tos et leur a imposé le port de l'insigne, dégradant comme une cible, de la part de leurs persécuteurs chrétiens. 164

Une fois admis le principe de l'école séparée, poursuit-il, les Grecs auraient leur système, puis toutes les sectes, si bien que l'État finirait par soutenir les écoles de toutes les langues parlées par la popula-tion. 165

Le débat est ouvert, mais l'opinion protestante, d'abord favorable à l'intégration juive à leur propre réseau scolaire, va évoluer vers une position de refus. La migration juive du Shtetl prend les proportions d'un raz-de-marée dont nul ne sait où et quand il s'arrêtera. Dans la seule année de 1913, 20 000 immigrants juifs arrivent au Canada, ce qui porte la communauté juive de Montréal, l'année suivante, à 80 000 membres. Les écoles protestantes voient la proportion de leurs élèves juifs atteindre de nouveaux sommets. En 1924, ils formeront 36% du total des étudiants.

164 « The Jewish School Question », University Magazine, vol. 8, no4(déc. 1909), p. 556-557.

165 Ibid., n. 75.

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On commence à s'inquiéter pour le caractère même de l'école pro-testante dont la spécificité confessionnelle est menacée. De fait, c'est au cours de cette période que la religion disparaîtra virtuellement des programmes de certaines écoles. On se préoccupe également des pro-blèmes administratifs grandissants que pose cette invasion de familles nombreuses à faible revenu et dont les taxes, au dire de certains admi-nistrateurs, ne couvriraient que la moitié des frais encourus pour l'édu-cation de leurs enfants.

Enfin dans plusieurs écoles la forte proportion d'étudiants juifs pose le problème de leurs fêtes qui viennent s'ajouter au calendrier des fêtes chrétiennes et civiles. D'où une sérieuse désorganisation due à leurs absences, sans compter la frustration des élèves protestants qui se jugent défavorisés par rapport à leurs camarades juifs.

[126]Si bien qu'en 1921 le Protestant School Board prépare un projet de

loi qui regrouperait tous les non-catholiques et les non-protestants dans un organisme « neutre ». Ainsi, les Syriens musulmans, les Grecs et les Russes orthodoxes, les Chinois, c'est-à-dire, à l'époque, de 500 à 1000 élèves encore sans statut légal, profiteraient de la législation pro-posée qui vise principalement la communauté juive. Mais celle-ci s'objecte, par la voix de Peter Bercovitch, m.l.a., par crainte toujours d'aboutir tôt ou tard à la ségrégation.

Les protestants reviennent à la charge l'année suivante, cette fois en assurant les « neutres » du libre choix entre le système catholique et le système protestant. Le projet de loi avorte, mais la Législature apporte un complément (13 Geo. V, chap.44) à sa loi de 1903 : elle hausse la « taxe des neutres » de façon à pouvoir assurer au Protestant School Board le remboursement du déficit occasionné par sa clientèle scolaire juive.

La communauté juive est loin d'être unanime sur cet arrangement dont certains disent qu'il fait de ses enfants « des mendiants de l'édu-cation » et d'elle-même « une secte étrangère ». Et le débat de re-prendre de plus belle entre partisans de l'intégration et tenants de l'école séparée. On parle même de deux judaïcités (Jewries) au Cana-da.

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Un comité juif d'éducation se forme le 1er janvier 1922, pour pro-mouvoir « la co-éducation avec les enfants des autres fois ». Michael Hirsch s'en explique en ces termes :

Le fait de mettre ensemble des enfants canadiens de toutes convictions religieuses durant leurs années d'école ne peut que produire de meilleurs citoyens et favoriser l'union en vue du bien public. 166

L'essentiel pour ce groupe, c'est d'éviter la ségrégation et, ultime-ment, la ghettoïsation. Le rabbin Corcos ira jusqu'à dire :

Nous voulons que nos enfants soient Juifs uniquement dans leur reli-gion, mais Canadiens au niveau de la pensée et de l'action profane. Nous voulons qu'ils deviennent utiles, industrieux, ardents, fidèles, actifs et des membres loyaux de la société. Nous voulons qu'ils deviennent de vrais Britanniques. 167

[127]À l'opposé, il y a le parti des nationalistes juifs qui redoutent

l'école publique ou « nationale » à l'américaine, à cause du danger d'assimilation. Dut-elle réussir, ce serait la catastrophe pour la culture juive qui se transmet de siècle en siècle par une éducation qui im-prègne toute la vie. Le 28 octobre 1923, se tient à Montréal une confé-rence réunissant trente-deux groupes juifs. Elle se prononce nettement en faveur du système scolaire juif séparé.

Quelques mois plus tard (1924), se forme le Conseil de la commu-nauté juive (Va'ad Ho'ir), avec à sa tête Louis Fitch, un associé de Ja-cobs dans le procès Plamondon. Son but est d'appuyer le projet de sys-tème scolaire séparé.

Au gouvernement, le vent commence à tourner. Jusqu'ici, le pre-mier ministre Taschereau et son équipe libérale ont montré, dans toute 166 D. Rome, « On the Jewish School Question in Montréal, 1903-1931 »,

Canadian Jewish Archives, New Séries, No. 3, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1975, p. 78.

167 Op. cit., n. 77, p. 79.

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cette question, une ouverture et une prudence remarquables. Ils n'ont eu qu'à arbitrer, en somme, un conflit mettant aux prises deux sous-groupes d'une communauté incapable de présenter un front uni. L'atti-tude de Québec se situe d'ailleurs dans la ligne d'une longue tradition parlementaire qui remonte à la loi de 1832. Déjà, Sir Etienne Taché s'était appuyé sur cette loi pour rassurer la minorité juive, rappelant que la colonie du Bas-Canada avait été le premier territoire britan-nique à accorder la liberté politique aux Juifs. 168

Mais à partir de 1925, un autre partenaire va entrer dans la bataille, cette fois avec tout le poids que lui assure son écrasante majorité au Québec et sa relative unanimité : la partie catholique francophone. La légalité du projet de loi sur l'école juive séparée a été soumise à l'exa-men de la Cour du Banc du Roi qui déclare le projet ultra vires. Le Conseil privé de Londres confirmera, en 1926, le jugement de la Cour québécoise. Ce débat légal donne lieu à des interventions franco-phones qui laissent penser que la hiérarchie, quoique silencieuse, est pour l'instant partagée sur la question. Sa position pèse lourd dans la balance, le Comité catholique de l'Instruction publique étant dominé par la représentation épiscopale.

[128]

Réaction des catholiques

Les premières réactions catholiques s'avèrent plutôt favorables. L'école juive apparaît comme une planche de salut face au spectre de l'école neutre. C'est l'avis de Jules Dorion, directeur du journal L'Ac-tion catholique de Québec, dans un éditorial du 4 février 1926. 169 II conclut cependant par une remarque qui trahit l'insécurité du Québé-cois français devant l'immigrant qui vient grossir les rangs de la com-

168 À quoi faisait écho Sir Narcisse F. Belleau en 1865 en rappelant la libé-ralité des habitants du Bas-Canada, « libéralité dont ils ont donné la preuve il y a très longtemps déjà en décrétant l'émancipation des juifs avant qu'au-cune autre nation du monde n'y ait songé » (Parliamentary Debates on the Subject of the Confédération of the British North American Provinces, Qué-bec, Queen's Printer, 1865, p. 183 et 286).

169 « Les écoliers juifs » L'Action catholique, 4 février 1926, p. 3.

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munauté anglophone : « Voilà où notre politique d'immigration nous a conduits ».

Cette opinion fait écho à celle d'un personnage d'une toute autre stature, champion de la thèse « La langue gardienne de la foi » au Congrès eucharistique de 1910, Henri Bourassa. L'année précédente, le célèbre député de Labelle avait défendu le droit des Juifs à l'éduca-tion dans leur propre foi, ajoutant que les catholiques devaient logi-quement donner aux Juifs d'ici ce qu'ils réclament pour eux-mêmes ailleurs. Étant donné, précisait-il, que la Constitution du pays permet la religion juive, les Juifs ont, hors de tout doute, le droit à leurs propres écoles confessionnelles en vertu du droit naturel, de la loi ci-vile et du simple bon sens :

Chez les Juifs, comme chez les protestants, il y a deux courants d'opi-nion : les fusionnistes et les tenants de l'école séparée et confessionnelle. Sans hésiter, c'est le second courant que nous devons favoriser. L'école doit rester le prolongement de la famille et de l'Église — ou de la Syna-gogue. (...)

Les Juifs sont chez nous et ne peuvent être supprimés, pas plus que les problèmes qui naissent de leur présence parmi nous. Ils n'ont point de droits stricts au point de vue scolaire ; mais ils ont les mêmes droits natu-rels et les mêmes droits politiques que toute autre catégorie de sujets bri-tanniques et de citoyens canadiens. Ce n'est pas après quarante années de lutte pour la défense des minorités, où qu'elles se trouvent et qu'elles soient, que je me dédirai ». 170

Et il faisait remarquer que les Juifs avaient reçu de notre législature le droit de pratiquer leur religion à leur manière, tout comme de tenir des registres civils. Aussi était-il logique que le gouvernement leur permette également d'avoir leurs propres écoles :

[129]

170 « Quelques problèmes de l'heure analysés par M. Henri Bourassa », (ar-ticle signé L.D.), Le Devoir, 17 janvier 1925. p. 2.

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Dans l'hypothèse de fait où nous sommes, il vaut mieux reconnaître ce droit aux non chrétiens que de laisser s'implanter le principe de l'école are-ligieuse qui conduira à l'école impie. C'est cela, c'est à l'école, institution de l'État, faisant de l'enfant la propriété de l'État, que tendent les centrali-sateurs catholiques et les fusionnistes juifs et protestants. 171

Cette prise de position ne tardera pas, cependant, à être battue en brèche par la droite catholique. Réaction prévisible dans une société monolithique dont la clé de voûte est l'école confessionnelle et qui se sent ébranlée jusque dans ses fondements.

Les Juifs connaissent une croissance numérique impressionnante, au point d'affecter le caractère chrétien de certaines écoles protes-tantes. Pas question, par conséquent, d'implanter au Québec l'école neutre et de risquer, comme le démontre l'expérience protestante, l'ef-fondrement de la religion, d'abord à l'école, puis dans la société.

Mais les années 30 présentent un défi encore plus global aux yeux de cette droite catholique. Le Québec connaît une industrialisation ra-pide et une urbanisation sauvage qui font craindre une double consé-quence : la déchristianisation de la société déjà guettée par la séculari-sation, phénomène sérieusement amorcé en Europe, et l'américanisa-tion qui s'infiltre de mille façons par les syndicats « internationaux », le cinéma et, en général, la fascination de l’American way of life. 172

Que survienne le krach de 1929 qui met fin brusquement aux « années folles » et amorce l'une des pires crises économiques de la province, et ce sera la panique. L'intelligentsia catholique est consciente de la si-tuation explosive qui peut en résulter, surtout au moment où le com-munisme intensifie son action auprès du prolétariat québécois.

171 Le Devoir, ibid., n. 81. Sans doute Henri Bourassa avait-il raison. La présence juive dans le système scolaire protestant a mené celui-ci à la sécu-larisation et, par voie de conséquence, renforcé la tendance à la sécularisa-tion dans les deux systèmes scolaires.

172 Dans le même temps, Mgr Georges Gauthier, archevêque administrateur de l'archidiocèse de Montréal, lançait aux Juifs un avertissement quand il s'adressait aux producteurs de films américains : « Je nie du reste aux Amé-ricains, aux Juifs, le droit devenir ainsi spéculer sur nos moeurs ! S'ils ne sont pas satisfaits de la censure que nous exerçons aujourd'hui dans notre province à l'endroit de leurs films, qu'ils les gardent ! » (La Patrie, 22 avril 1926, p. 1).

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L'Église craint de perdre le contrôle de la situation et d'être affrontée à des questions auxquelles elle ne saurait répondre qu'en exhortant à la prière. Chez les Juifs et les protestants, c'est la confusion : partout des divisions, des difficultés avec le gouvernement, des revendications, des craintes, des réclamations, des questions de Constitution, des déci-sions de Cour.

[130]Ainsi, pour affirmer leur droit de traiter les élèves juifs comme ils

l'entendent, fut-ce de façon discriminatoire, les protestants refusent au jeune Pinsler, en 1902, la bourse qu'il a gagnée. Cette affaire est por-tée devant le juge Davidson qui leur donne raison. Mais ils ne seront pas très heureux d'avoir gagné, au plan légal, une cause qui n'en est pas plus morale pour autant.

De part et d'autre on semble oublier qu'il y a une trentaine d'an-nées, la Commission scolaire catholique avait permis à l'ancienne sy-nagogue Shearith Israël d'administrer cette école pour une longue pé-riode et sans ingérence de la part des catholiques, et ce à même les taxes scolaires des propriétaires juifs. Cet arrangement s'était avéré très satisfaisant et n'avait pris fin qu'en raison de désaccords parmi les Juifs montréalais. Mais à l'époque des années 30, le climat des rela-tions entre Juifs et catholiques n'est pas propice au renouvellement de l'entente de 1890.

Pour trancher la question, on décide, en 1925, de s'adresser à la Cour du Banc du Roi, puis à la Cour suprême et finalement au Conseil privé de Londres, dans le but de clarifier les droits, les positions et les options en la matière. Dans un long jugement, Londres va reconnaître au gouvernement du Québec le droit d'établir, s'il le juge opportun, une commission scolaire juive.

Cette option n'aura l'appui ferme d'aucune des parties en cause, sauf d'une fraction de la communauté juive. Mais faute de solution de rechange, les protestants et les porte-parole de la communauté juive finiront par l'accepter.

Du côté catholique, ce projet d'école juive va prendre l'allure d'un déclencheur. Les Juifs vont devenir la cible d'une poussée d'antisémi-tisme comparable à celle que le Québec avait connue au tournant du siècle.

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La « Loi David » de 1930

L'événement qui va mettre le feu aux poudres est le projet de loi du 1er avril 1930 présenté par Athanase David.

Les parties juive et protestante ne parvenant toujours pas à s'en-tendre, le gouvernement cherche un compromis [131] qui puisse contenter tous les intéressés. Comptant peut-être sur une certaine connivence de l'épiscopat, les parrains du projet omettent de consulter sur tous les points le Comité catholique, erreur de stratégie que l'oppo-sition catholique va exploiter. Elle craint le dénouement auquel on peut la forcer d'adhérer post factum : une commission scolaire juive séparée, donc autonome, qui vienne briser le monopole de l'éducation confié par la Constitution aux seuls intervenants chrétiens. Pour les catholiques, les enjeux sont multiples et concernent à la fois les ques-tions de droit constitutionnel et de droits acquis, la théologie, les di-rectives du Vatican et, comme certains esprits plus sereins le rap-pellent, le droit naturel. Il y a surtout ce fait qui touche une corde très sensible chez les Québécois français : l'école est, pour eux comme pour les Juifs, une condition sine qua non de survie culturelle et reli-gieuse et une école des neutres leur apparaît, de ce point de vue, un cheval de Troie.

Un des premiers à ouvrir le feu — il est d'ailleurs le plus directe-ment concerné parmi ses collègues de l'épiscopat — est le coadjuteur de l'archevêque de Montréal, Mgr Georges Gauthier, qui administre le diocèse depuis la maladie de Mgr Bruchési.

Le 19 mars 1930, à l'occasion de la fête de saint Joseph qu'il pré-side à l'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, devant la foule des pè-lerins venus des quatre coins de la province, Mgr Gauthier fait lecture d'une prise de position qu'il vient d'adresser au premier ministre Ta-schereau, à l'instar de ses collègues de Rimouski, Trois-Rivières, Gas-pé, Saint-Hyacinthe et Nicolet. Il y rappelle le caractère chrétien de notre système scolaire et le fait que les « non-chrétiens » relèvent d'un régime de privilèges :

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Je connais l'histoire plutôt douloureuse des Juifs. Nous savons nous, chrétiens, de quoi ils portent le poids, et Dieu nous garde de leur faire la moindre injustice. Mais nous pouvons nous demander en quelle province du Canada, en quel pays du monde déjà en possession de son histoire, de sa constitution et de ses lois, l'on penserait à donner à une minorité de pa-reils privilèges, et où cette minorité penserait à les réclamer. Il y a des non-chrétiens par centaines qui arrivent chaque année aux États-Unis et dans d'autres provinces [132] du Canada. Se croient-ils ou les croit-on dis-pensés d'accepter la constitution du pays où ils viennent de leur gré ? (...) Est-il vraiment téméraire de penser qu'un jour ou l'autre ils demanderont les privilèges que l'on se propose d'accorder aux Juifs ? (...)

Il y a surtout une conséquence que redoutent nombre de bons esprits, judicieux et clairvoyants, c'est que nous allons créer chez-nous, avec ces innovations extraordinaires, une telle confusion et de telles complications que l'État pourra se dire : cette taxe des neutres, je la prends pour moi — en retour, je vais établir dans cette province un système unique, avec un ministre et un département qui le feront fonctionner. Et comme il faut faire disparaître toutes les causes de friction, je n'enseignerai, dans mes écoles, que les matières séculières. 173

Dans sa lettre au Premier Ministre, l'évêque ajoutait cette remarque qui ne pouvait échapper à la communauté juive :

Ne pensez-vous pas, Monsieur le Ministre, qu'après avoir ménagé toutes les susceptibilités des Protestants, entouré les Juifs d'une sympathie absolument injustifiée, il serait bon que l'on tînt compte de la majorité ca-tholique de cette province... 174

173 La Semaine religieuse de Montréal, 20 mars 1930, p. 184-185.174 Op. cit., n. 84, p. 181.

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Inutile de relever ici en détail les faiblesses d'argumentation du prélat, entre autres le fait qu'il refuse aux Juifs des droits et des privi-lèges pour lesquels les Québécois français ont lutté jadis, de concert avec les Juifs d'ailleurs, auprès d'une administration coloniale pourtant étrangère à leur culture et à leur religion. Mgr Gauthier est trop enga-gé dans ce qui devient une épreuve de force entre le gouvernement et l'épiscopat pour mesurer la portée de ses coups. Joignant le geste à la parole, il engage un jeune journaliste qui a donné des preuves de com-bativité comme collaborateur de deux feuilles d'un jaunisme jusque-là inoffensif, fondées un an auparavant par Joseph Ménard : Le Miroir et Le Goglu. Ce journaliste se révélera bientôt comme le futur chef du mouvement nazi québécois, Adrien Arcand. Sans doute, l'évêque ne peut prévoir la carrière de son protégé. Mais ce geste est significatif de la détermination avec laquelle il veut mener son opposition au pro-jet de loi. En fait, dès ce [133] moment, le contenu du Goglu va chan-ger. Il devient sérieux. Il n'aborde plus qu'une seule et même question, celle des Juifs, de la question scolaire juive, de l'intérêt des catho-liques à ne pas donner raison aux Juifs.

Parallèlement, le cardinal Rouleau de Québec, primat de l'Église canadienne, intervient auprès du gouvernement, mais à la manière d'un médiateur et sur un ton exempt de résonnances antisémites. D'une part, il abonde dans le sens du premier ministre, qui estime que la meilleure façon d'éviter l'école neutre est de donner aux trois grandes croyances religieuses leurs propres écoles :

N'oubliez pas, écrit Alexandre Taschereau, qu'il y a aujourd'hui, à Montréal, douze mille enfants juifs qui ont droit à l'instruction ; ils sont presqu'aussi nombreux que les protestants.

On refuse de recevoir les enfants juifs, dans les écoles protestantes, ex-cepté à certaines conditions que les pères de famille croient inacceptables. (...)

Je crois avoir appris, dans mon cours de philosophie, qu'un des prin-cipes les plus respectables de droit naturel, est le droit du père de famille sur l'éducation de ses enfants. Lorsqu'on se bat dans notre province, et aus-si dans les provinces voisines, pour faire admettre ce principe, allons-nous

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dire qu'il est inapplicable aux juifs et qu'ils sont obligés d'envoyer leurs enfants dans des écoles qu'ils n'approuvent pas ? 175

D'autre part, le cardinal ne peut cacher ses craintes devant le projet de loi tel que présenté à la Chambre. Le jour même de la déclaration de son collègue Mgr Gauthier, il écrit dans L'Action Catholique, à propos de la prise en charge par les parents de leurs écoles :

Il est nécessaire que celles-ci soient soumises à un efficace contrôle du Conseil de l'Instruction publique. (...) Quelque jour pour surmonter cer-tains embarras, ne tentera-t-on pas de nous imposer l'école neutre, si sou-vent condamnée par les Souverains Pontifes ? 176

Devant cet assaut de l'épiscopat, le gouvernement comprend qu'il doit composer. D'urgence, Taschereau et David rencontrent, chez le cardinal Rouleau, le 21 mars [134] 1930 c'est-à-dire deux jours après la déclaration de l'Oratoire, les évêques Gauthier de Montréal, Cour-chesne de Rimouski et Comtois de Trois-Rivières. On s'entend de part et d'autre sur deux points : (1) circonscrire la portée juridique de la loi à la ville de Montréal et (2) écarter les Juifs du Conseil de l'Instruction publique.

De son côté, la Commission scolaire protestante s'entend ce jour-là avec le gouvernement sur un amendement au projet de loi qui ne per-met la création des écoles juives qu'en cas d'impossibilité pour les commissions juives et protestantes d'en arriver à un accord.

Une réaction en chaîne

On pourrait croire que ces démarches préalables vont conjurer la tempête qui s'amorce. Il n'en est rien.

Du côté du gouvernement, les événements se précipitent. Le 2 avril 1930, on adopte la loi (21, Geo. V, chap. 63), avec des retouches qui

175 L'Action catholique, 21 mars 1930, p. 3.176 L'Action catholique, 19 mars 1930, p. 3.

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en font un compromis politique typique. Elle prévoit la création d'une commission scolaire juive à Montréal composée de sept membres. Mais, point capital qui va laisser la communauté juive dans l'insécuri-té face à son avenir, elle abroge la loi de 1903, limitant ainsi de beau-coup les droits et surtout les garanties qu'assure à la communauté juive son intégration légale à la communauté protestante au plan sco-laire. Et dès le 24 avril, le gouvernement crée, sans consultation adé-quate de l'épiscopat, la Commission scolaire juive prévue par la nou-velle loi.

Dans le camp catholique, le mécontentement va éclater depuis les curies diocésaines jusqu'aux salles de rédaction des journaux où il va prendre l'allure d'une flambée d'antisémitisme.

Pour l'épiscopat, cette loi met les Juifs, au plan de l'éducation, sur le même pied que les catholiques et les protestants, situation inaccep-table dans une société chrétienne. D'où leurs interventions auprès du gouvernement et la vigilance dont ils font preuve.

C'est ainsi qu'en mai 1930, le cardinal Rouleau priera le Comité ca-tholique du Conseil de l'Instruction publique de [135] demander un rapport sur les suites données à la loi (20, Geo. V, chap. 61). Le surin-tendant de l'éducation, Cyrille Delage, fera une enquête officielle au-près des commissions scolaires catholiques et protestantes, leur rappe-lant que la loi permet aux commissaires juifs de passer des ententes avec elles et leur demandant si elles en ont effectivement passées.

En septembre, le cardinal reviendra à la charge. Conscient des im-plications de cette manoeuvre, le juge Paul Martineau, s'objectera : cette demande pourrait être interprétée comme donnant au Comité un droit de regard sur les écoles juives, alors qu'il n'en a pas davantage sur les écoles protestantes. Ce serait aller contre le principe fondamen-tal à la base de l'école confessionnelle. 177

Publiquement, l'affrontement entre l'épiscopat et le gouvernement va se faire par personnes interposées, surtout dans les colonnes d'une certaine presse cléricale. On commence par réduire au silence le vieux champion des droits des minorités, Henri Bourassa, en l'écartant de la tribune du Devoir et en menant une campagne de démythification à l'endroit de son grand-père, Louis-Joseph Papineau, qui jadis avait 177 D. Rome « On the Jewish School Question in Montréal, 1903-1931 »,

op. cit., n. 77, pp. 127-128.

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donné son appui aux Juifs. 178 Toute une presse cléricale, des maisons d'édition comme L'Action sociale catholique et certaines feuilles comme Le Goglu et Le Miroir vont faire chorus contre la « Loi Da-vid ».

Au Goglu, c'est la panique. Il titre « Le Canada est la patrie des Canadiens et non des Juifs » (4 avril 1930) et « Québec livré aux Juifs » (23 avril 1930). Le 30 mai, l'éditorial lance :

Admettre la Loi David telle que votée à la Chambre québécoise, c'est admettre que toutes les races de la terre ont ici des droits égaux aux Cana-diens-français et aux Canadiens-anglais ; c'est admettre que, quand nous combattrons dans l'Ouest pour nos écoles confessionnelles catholiques, nous ferons le combat pour les écoles confessionnelles juives. 179

Adrien Arcand ne pardonne pas au maire de Montréal, Camilien Houde, défenseur des minorités, d'avoir dit de la minorité juive qu'elle avait droit à la protection « de toutes nos institutions ». C'est aller plus loin que la Loi David elle-même :

[136]Que M. Houde aime la chose ou non, nous allons cogner sur la voraci-

té juive jusqu'à ce que les Israélites cessent leurs audaces comme celles de saboter nos lois scolaires et ouvrir leurs boutiques le dimanche. 180

Devant cette levée de boucliers, le gouvernement estime qu'il n'a d'autre choix que de reculer. Il fait pression sur la nouvelle Commis-sion scolaire juive pour l'amener à renoncer à ses droits reconnus par la nouvelle loi d'établir ses propres écoles hébraïques et pour qu'elle signe avec le Montréal Protestant School Board une entente qui n'ac-corde en fait aucun statut représentatif aux parents juifs.

L'entente est signée le 4 décembre pour une durée de quinze ans. Le 20 janvier 1931, une entente similaire est passée avec la Commis-

178 Robert Rumilly, « L'affaire des écoles juives, 1928-31 », Revue d'his-toire de l'Amérique française, t. 10, no 2 (sept. 1956), p. 222-244.

179 Le Goglu, 30 mai 1930, p. 2.180 Le Goglu, 17 octobre 1930, reproduit dans Le Devoir du 8 octobre 1930.

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sion scolaire protestante d'Outremont. Double compromis qui ne satis-fait personne, puisqu'on revient pratiquement au statu quo, sauf qu'il existe désormais une Commission scolaire juive pour surveiller l'ap-plication des ententes.

La communauté juive est déchirée plus que jamais entre partisans de l'école juive et défenseurs de l'école publique. Puis c'est la démis-sion en bloc des membres de la Commission. Ils estiment que cette loi place les Juifs de Montréal dans une situation intolérable, injuste et contraire aux traditions de la province de Québec « qui reconnaît l'égalité des minorités et des majorités ». Eux partis, il ne restera au-cune possibilité de renouveler les ententes passées avec les commis-sions scolaires de Montréal et d'Outremont, ni personne pour voir à ce qu'elles soient respectées. C' est la paralysie de la nouvelle structure pour les décennies à venir. 181

Quant aux protestants, on peut dire qu'en somme la crise de l'école juive se solde par un demi-succès et que, de toutes les parties concer-nées, ils en sortent les moins mécontents. Sans doute l'application de la loi de 1931 laisse irrésolu le problème à la fois confessionnel et pé-dagogique de la présence juive dans leurs écoles. Mais ils ont gagné deux points majeurs : bloquer la tentative juive de participer à l'admi-nistration de leurs commissions scolaires et surtout soulager leur far-deau financier en obtenant du gouvernement la majeure partie de la taxe des neutres qui devait être [137] partagée, d'après la loi, propor-tionnellement entre catholiques et protestants. Cet argent des Juifs et des neutres représentait, à certains moments, 80% de tous leurs reve-nus. En fait, la présence des Juifs leur permettra d'améliorer la qualité de leurs écoles et ce, aux dépens finalement des catholiques.

181 En 1962, le Protestant School Board of Greater Montréal recommandera, mais sans succès, à la Commission royale sur l'éducation de redonner vie à cet organisme.

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Épilogue

La question d'un système d'écoles publiques autonome pour la communauté juive du Québec n'a pas bougé depuis lors. Après la dé-mission à Montréal de la commission créée par Québec et la tempête déclenchée par la presse antisémite, personne, semble-t-il, n'eut envie de rouvrir la boîte de Pandore. Les ententes passées pour quinze ans entre la commission juive et les commissions protestantes de Montréal et d'Outremont furent automatiquement renouvelées en 1945, mais sans changement. La communauté juive s'accommoda du sort qui lui était fait et ceux qui voulaient des écoles séparées développèrent un réseau d'écoles privées à la portée des petites bourses, sur le modèle du système d'écoles paroissiales des catholiques américains. C'était des écoles de jour, ouvertes de 9h00 à 16h00, une première dans la diaspora mondiale. Elles remplaceront graduellement les écoles du soir qui offraient des programmes d'études juives depuis 1847. Cer-taines de ces écoles portaient à l'origine le nom d'« écoles juives radi-cales nationales » (Jewish National Radical Schools). Aujourd'hui elles s'appellent simplement « écoles juives populaires » (Jewish Peo-ple's Schools). D'autres, plus religieuses de tendance, s'appellent Tal-mud Torahn. 182 Toutes sont reconnues par les autres écoles et universi-tés et reçoivent des subventions gouvernementales depuis les années 1970. Aujourd'hui, les subventions aux écoles juives atteignent le ni-veau des subventions aux collèges privés, soit 80% du coût de l'ensei-gnement public.

Quant au vieux problème de la représentation juive aux commis-sions scolaires protestantes, il sera partiellement résolu en 1965 lorsque celles-ci inviteront un observateur juif à siéger à leurs réunions.

[138]Au plan de la société québécoise, la crise de l'école juive aura lais-

sé des blessures profondes chez les parties en cause.

182 Ce type d'écoles paroissiales a beaucoup influencé le système juif d'édu-cation tant au Canada qu'aux États-Unis.

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Du côté juif, les « libéraux » de l'ère victorienne vont essuyer pour la première fois un échec sérieux dans leur démarche d'identification au Canada anglais : les protestants leur refuseront la pleine intégration scolaire en se retranchant derrière leurs droits constitutionnels en ma-tière de confessionnalité.

Quant à la masse des petites gens dont beaucoup réclament l'école séparée, elle devra rallier ses forces, étudier le jeu complexe de l'échi-quier politique québécois, négocier avec le gouvernement, défendre ses positions dans la presse, à la commission protestante et dans les cours de justice, en un mot se mesurer avec la société en place, puis-sante et souvent hostile. Cette vitalité va d'ailleurs se manifester aux autres plans, démographique, économique, social, ce qui lui permettra bientôt d'essaimer dans les nouveaux quartiers à l'ouest de l'île de Montréal.

Il reste que la mémoire collective de la communauté juive garde de cet épisode de son histoire québécoise un souvenir douloureux, qu'il s'agisse de la résistance acharnée des protestants à partager avec elle l'administration de leurs écoles, de l'humiliation pour les élèves et les parents d'avoir à réintégrer l'école protestante sous la pression conju-gée de l'épiscopat catholique et du gouvernement, lui-même contredi-sant dans l'application le principe de l'égalité scolaire reconnu dans sa loi de 1930, 183 ou de l'antisémitisme larvé des chefs de l'Église québé-coise et leur lutte ouverte contre l'école juive, jointe à la campagne contre les Juifs menée pendant des années par les médias de l'époque.

Non moins douloureux est le souvenir de l'affrontement, au sein même de la communauté juive, entre les différentes tendances idéolo-giques en matière scolaire : les uns voulaient des écoles juives, les autres l'insertion de leurs enfants dans le système protestant. Il y avait

183 Trahison consommée par le parrain même de la loi de 1930, Athanase David, qui se montrera hostile aux Juifs dans une lettre à Mackenzie King datée du 25 novembre 1938 (D. Rome, « Clouds in the Thirties », Montréal, Canadian Jewish Congress, section 11,1980, p. 523-528). On a peine à croire que cette lettre vienne de cette personnalité politique qui avait pris courageusement la défense des Juifs, quelques années auparavant, et avait subi les attaques des antisémites. Pourtant, en l'espace d'une décennie, David s'est retourné contre ses concitoyens juifs jusqu'à recourir aux excès de lan-gage de ses propres ennemis des années 30. Il s'en prendra même aux Juifs dans leurs efforts désespérés pour sauver les leurs des fascistes européens.

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ceux qui luttaient pour une participation juive aux conseils des com-missions scolaires 184 et ceux que la question laissait indifférents, tan-dis qu'un troisième groupe blâmait les commissaires [139] juifs créés par la loi de 1931 pour avoir cédé aux pressions cléricales et gouver-nementales.

Du côté des Québécois français, on va se retrouver, là aussi, pro-fondément divisés sur la question. N'eut été sa phase antisémite, cette bataille autour de l'école confessionnelle aurait pris rang, sans faire tache, dans l'histoire des luttes scolaires au Canada. L'Ontario, le Ma-nitoba, le Nouveau-Brunswick, comme plus tard la Colombie-Britan-nique, ne manquent pas de cas analogues où la victime cette fois a été la minorité canadienne-française.

On peut même dire que, pour sa part, le gouvernement du Québec aura su garder, dans cette affaire, une attitude modérée et tout à fait dans la grande tradition constitutionnelle du Québec. S'il a dû céder, en dernier ressort, aux pressions pratiquement irrésistibles du pouvoir ecclésiastique, il n'a à aucun moment versé dans l'agressivité de l'anti-sémitisme de l'époque.

Et c'est là peut-être qu'il faut voir l'aspect le plus positif de cet af-frontement historique des deux communautés. Il a fait la preuve de la solidité des institutions démocratiques québécoises. Sans doute l'Église a réussi, dans une large mesure, à empêcher le système sco-laire québécois ou bien de s'aligner sur les autres systèmes publics nord-américains de conception unitaire, ou bien d'acquérir une troi-sième dimension confessionnelle, la confessionnalité juive, changeant de ce fait notre régime scolaire et avec lui la conception monolithique de la société québécoise française. Mais elle n'a pu imposer au gou-vernement, et partant à la minorité juive, le statu quo. Même rendue inopérante au départ, la Commission scolaire juive de Montréal est entrée finalement en existence, créant un précédent légal dont on n'a pas encore tiré toutes les conséquences.

La grande perdante dans cette aventure aura été finalement l'Église catholique elle-même. Tant qu'elle est apparue aux Québécois français

184 De ce groupe faisait partie Michael Garber, une des personnalités les plus respectées à lutter pour les écoles juives. Il succédera à Samuel Bronf-man comme président du Congrès juif canadien et deviendra une figure cen-trale dans le Congrès juif mondial.

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comme le rempart de leur survivance, elle a rallié l'ensemble de l'in-telligentsia de l'époque, et Henri Bourassa demeure l'un des meilleurs exemples de cette allégeance inconditionnelle. Mais sa lutte contre l'école juive va miner sa crédibilité auprès d'une génération [140] en-tière d'écrivains et d'hommes politiques. Cette insensibilité à l'égard des droits et des besoins fondamentaux d'une partie d'ailleurs infime de la population va contribuer à détacher bon nombre d'entre eux d'une institution incapable de s'élever au-dessus de ses intérêts à court terme. Ils se battront pour le maintien ou l'établissement de frontières culturelles, linguistiques et politiques ; certains iront jusqu'à mener la lutte des classes. Jamais plus ils ne s'intéresseront à la défense des frontières religieuses. Paradoxalement, le principe de confessionnalité qui avait servi d'arme ultime à l'Église dans cette bataille sera lui-même battu en brèche par son refus de l'appliquer à l'école juive.

Là peut-être où l'Église aura perdu le plus, à long terme, est à cher-cher du côté de la société québécoise elle-même. Par son obstination à refuser à la communauté juive un statut d'égalité en matière scolaire, retardant de ce fait la libération de forces tenues captives dans l'isole-ment du « ghetto » montréalais, l'Église catholique aura privé les gé-nérations à venir d'un apport religio-culturel et socio-politique consi-dérable, sans compter les retombées économiques d'une plus grande ouverture des deux sociétés l'une à l'autre. L'entrée dans l'horizon qué-bécois français d'une culture aussi féconde que la culture juive ne pou-vait que bénéficier à tous.

La bataille de l'école juive séparée montre que la communauté qué-bécoise française avait gardé des âges précédents ses réflexes de mi-norité traquée, alors qu'elle accédait à la maturité.

L'antisémitisme des années 30

Retour à la table des matières

La résistance tantôt ouverte, tantôt larvée de la société québécoise au projet de l'école juive séparée est à verser au passif de son histoire. Non pas tant, peut-être, parce qu'elle privait une minorité du droit na-turel à l'éducation de ses enfants (l'histoire des démocraties occiden-tales fourmille de ces épreuves de force où le plus faible doit subir la

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loi de la majorité), mais parce qu'elle a prêté flanc à une nouvelle vague d'antisémitisme qui va gagner l'intelligentsia cléricale et laïque et même une partie de la population.

[141]

Le contexte canadien

Pour comprendre l'antisémitisme des années 30 au Québec, il faut se rappeler le contexte socio-économique de l'époque.

Bien que le gouvernement d'Ottawa ait centré, au tournant du siècle, sa politique d'immigration sur le peuplement de l'Ouest cana-dien, la moitié des arrivants s'établit en Ontario ou au Québec. Pour sa part, Montréal demeure le principal port d'entrée et le grand centre d'intégration des immigrants. Entre 1901 et 1931, alors que la popula-tion montréalaise s'accroît du triple, passant de 267 730 à 818 577 ha-bitants, celle d'origine autre qu'anglaise et française décuple, à quelques milliers près, passant de 16 233 (4,5%) à 135 262 (13,5%). 185

Or les Juifs en provenance de l'Europe de l'Est forment la moitié de cette population. C'est dire qu'en termes strictement statistiques, la si-tuation du Québec, et singulièrement de Montréal, présente un poten-tiel de problèmes d'absorption.

Blocage de l'immigration juive

Quand survient la dépression économique, qu'advient-il de l'immi-gration juive ? Irving Abella et Harold Troper tentent de répondre à cette question dans un article intitulé « The Line Must Be Drawn So-mewhere : Canada and Jewish Refugees, 1933-39 ». 186 Ils constatent qu'après la guerre de 1914-1918, la politique canadienne de l'immigra-tion devient de plus en plus restrictive, particulièrement à l'égard des Juifs. Des 800 000 Juifs qui chercheront à fuir le Troisième Reich de 1933 à 1939, seulement 4 000 seront acceptés par le Canada, ce qui le place en queue de liste parmi les pays qui en ont accueillis et loin der-185 Linteau et al., op. cit., n. 3, p. 416 et 422.186 Canadian Historical Review, vol. LX, no 2, 1979, p. 178-209.

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rière les derniers, tels le Brésil (20 000), la Chine (15 000) et l'Austra-lie (10 000).

Le refoulement de ces réfugiés dépasse de toute évidence la ques-tion de l'immigration. L'avènement du fascisme en Europe, non seule-ment dans les pays de l'Axe et en U.R.S.S., mais en Pologne, en Au-triche, en Roumanie et ailleurs, imposait au monde libre, au nom de l'humanité la [142] plus élémentaire, de donner asile à un nombre plus que symbolique de ces réfugiés, à l'instar d'autres pays. Quelques dé-cennies plus tard, le Canada saura ouvrir ses portes aux Hongrois, aux Vietnamiens, aux Cambodgiens, aux Chiliens.

Alors pourquoi cette parcimonie particulière à l'égard des Juifs ? Dans une étude publiée sous le titre None Is Too Many, 187 Abella et Troper découvrent que celui qui détient le contrôle des admissions au pays, durant cette période, est le directeur du Service de l'immigration du Ministère des mines et ressources, Frederick Charles Blair. En dé-pit des pressions de la communauté juive qui aboutiront à la création, en 1938, du Canadian Committee for Jewish Refugees (CCJR) avec comme président le député S. W. Jacobs suivi du dynamique Samuel Bronfman, et même devant le drame du Saint-Louis dont les 907 pas-sagers juifs allemands, au printemps de 1939, cherchent désespéré-ment un pays d'accueil, 188 Blair demeure inflexible. Le titre de l'ou-vrage rapporte ses propres paroles : « Aucun, c'est encore trop ».

Ces faits impliquent que le Canada a partagé dans une certaine me-sure la responsabilité d'un des grands crimes de l'histoire. Blair n'est pas l'ultime responsable. Qui sont les hommes qui tirent les ficelles derrière cet obscur fonctionnaire ? Le gouvernement de l'époque est celui de W. L. Mackenzie King, chef indiscutable de la politique cana-dienne et dont on sait qu'il admirait son homologue le chancelier d'Al-lemagne, Adolf Hitler. 189 Outre qu'il n'est pas l'ami du peuple juif, il a la conviction, comme il s'en explique dans son journal, qu'il faut res-

187 Irving Abella et Harold Troper, None Is Too Many. Canada and the Jews of Europe, Toronto, Lester and Orpen Dennys, 1982, xiii, 336 p.

188 Le Saint-Louis était parti de Hambourg le 15 mai et avait demandé asile à l'Argentine, l'Uruguay, le Paraguay, les Bahamas, Cuba, les États-Unis et, le 7 juin, au Canada. Plusieurs personnalités canadiennes plaidèrent sa cause, mais en vain. Il dut finalement rebrousser chemin et faire descendre ses réfugiés en Angleterre, en Belgique et en Hollande. Un grand nombre d'entre eux furent repris par les nazis et finirent dans les chambres à gaz.

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treindre l'entrée des réfugiés juifs sous peine de compromettre l'unité du pays. Il se sent la main forcée, en particulier par le Québec dont Er-nest Lapointe est le porte-parole dans le cabinet des ministres. De fait, la presse antisémite francophone exprime brutalement son opposition à l'entrée des victimes du nazisme. « Pourquoi admettre des réfugiés juifs ? » demande Le Devoir, « Le boutiquier juif du boulevard St-Laurent ne fait rien pour accroître nos ressources naturelles ». On trouve des textes similaires dans La Nation, 190 L'Action catholique, L'Action nationale, etc. Des députés fédéraux comme [143] les libé-raux Wilfrid Lacroix, C. H. Leclerc, et H. E. Brunel-le font chorus, de même que la Société Saint-Jean-Baptiste, 191 certains conseils de com-tés, des caisses populaires, les Chevaliers de Colomb.

En outre, la victoire de Maurice Duplessis en 1936 va semer l'insé-curité dans les rangs des libéraux fédéraux et leur dicter une attitude prudente à l'égard des Québécois français. King est convaincu que « si le Parti libéral doit rester un parti national, il n'a d'autre choix que de « suivre l'opinion de Lapointe et de ses collègues canadiens-français de la Chambre ». 192

189 Il est possible que Mackenzie King, en habile manipulateur d'hommes qu'il était, ait utilisé la tempête antisémite au Québec pour faire passer ses propres vues tout en alléguant que Lapointe l'y avait forcé. En d'autres occa-sions, il n'a pas hésité à rejeter les positions du Québec, comme dans le cas du référendum de 1943 sur le maintien ou le dégagement de la promesse du gouvernement canadien de ne pas imposer la conscription pour outre-mer. Pour toute cette période de l'administration King-Blair, voir D. Rome, Clouds in the Thirties, Montréal, 1977-1981.

190 Par exemple, dans La Nation du 1er septembre 1938.191 La Société fit parvenir à la Chambre, par le député Lacroix, une pétition

de 128 000 signatures s'opposant à toute immigration et particulièrement à l'immigration juive (Débats, 1939, 1, p. 428).

192 H.-Blair Neatby, William Lyon Mackenzie King. III : The Prism of Uni-ty, Toronto, 1976.

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La propagande antisémite d'un océan à l'autre

Tout au long de cette période, une grande partie de la presse cana-dienne ne cesse de proclamer, d'un océan à l'autre, les mérites d'Hitler et de l'Allemagne, avec en écho une montée d'antisémitisme dont les formes varient d'une province à l'autre. Par exemple, Toronto connaî-tra, dans les années 30, ses Swastika Clubs, la violence sur ses plages ou dans ses parcs, alors que des affiches portent des inscriptions comme « For Gentiles Only » ou « No Jews need apply », ses clubs également et ses hôtels « For restricted clientèle ». Le Manitoba et la Colombie-Britannique vivent semblables incidents. Winnipeg aura son Whittaker et Toronto, son Joseph Farr, membre du parti d'Adrien Arcand. À Kitchener, un cimetière est profané tandis qu'à Toronto, la synagogue Goel Tzedeck devient la proie des vandales.

Le protestantisme anglophone aura son mouvement British Israël, affilié au British Israël Society d'Angleterre, le diffuseur au Canada des Protocoles des Sages de Sion. Le 29 août 1934, M. J. Finkelstein de Winnipeg doit intervenir auprès de la communauté juive de Van-couver au sujet du Rév. Springett, secrétaire du mouvement au Cana-da :

Il ne fait aucun doute dans l'esprit de la plupart d'entre nous ici qu'il est fortement antisémite. Il a donné une conférence ici dans une église bon-dée, devant un auditoire de plus de deux mille personnes. Des citoyens juifs dignes de confiance qui y ont assisté ont rapporté que ses propos étaient farcis

[144]

d'antisémitisme et s'inspiraient de l'infâme Protocoles des Sages de Sion. 193

Finkelstein poursuit en racontant comment il a découvert que les Protocoles sont vendus dans une librairie locale des British Israël :

193 Correspondance. Archives du Congrès juif canadien.

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Cependant, pour rendre justice aux membres du British Israël Society d'ici, je dois dire que la majorité d'entre eux — ici à Winnipeg — sont op-posés à la propagande antisémite et qu'un grand nombre d'entre eux s'op-posent personnellement aux activités de M. Springett. 194

Encore en 1938, le Conseil de ville de Winnipeg proteste contre cette propagande haineuse et le Tribune apporte des précisions :

La quantité de matériel de propagande diffusé ici et dans tout le Domi-nion — diffusé plus ou moins subrepticement et de façon très persistante — est effarante. La plus grande partie de ce matériel, pas tout bien sûr ! est antisémite. Elle vient presque entièrement de Montréal, bien que Win-nipeg a aussi sa part de responsabilité. L'importance de sa diffusion porte à croire que cette propagande jouit d'un appui financier assez étendu. (...)

Une bonne partie de ce matériel provient des textes antijuifs, anti-dé-mocratiques publiés par le parti nazi en Allemagne. 195

Dès son premier congrès à Toronto en 1934, le Canadian Jewish Congress constate la diffusion croissante de la propagande antisémite par les sympathisants hitlériens, avec son cortège habituel de répres-sions sociales. « Il n'y a pas un seul directeur ou assistant-directeur d'école juif dans aucune ville de l'Ouest canadien ». Il signale aussi des cas de refus d'admission aux écoles d'infirmières. En Ontario, nombre de professeurs juifs qualifiés ne peuvent trouver de postes d'enseignants dans les écoles. 196

194 D. Rome, Clouds in the Thirties. On Antisemitism in Canada, 1929-39, section 3, op. cit., n. 5, p. 64.

195 Tribune, 11 janvier 1938.196 D. Rome, Clouds in the Thirties. On Antisemitism in Canada, 1929-39,

A Chapter on Canadian Jewish History, Section 2, Montréal, 1977, p. 26.

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Au Québec

Qu'en est-il du Québec ? On a vu, au tournant du siècle, le Mont-réal anglophone accueillir dans ses institutions la communauté juive au moment où celle-ci, submergée par [145] l'afflux des réfugiés du Shtetl, cherchait à sortir de sa misère et de son isolement.

Mais bientôt, la pression démographique va se faire sentir dans le milieu scolaire. À certains moments, elle atteindra des pointes impres-sionnantes, par exemple dans les écoles du centre-ville où la propor-tion des élèves juifs dépasse les 50%. À quoi viennent s'ajouter les pressions économiques et religio-culturelles.

La réaction anglo-protestante ne tardera pas à venir. Dès 1916, le Synode anglican de Montréal refuse d'ouvrir aux Juifs l'accès au Conseil du Protestant School Board. Cinq ans plus tard, le P.S.B. pro-posera un projet de loi pour regrouper les « neutres » dans un système scolaire distinct dont les revenus générés par les taxes épongeraient le déficit de ses écoles des quartiers d'immigrants.

À partir de ce moment, les Juifs vont lutter contre ces mesures dans lesquelles ils voient poindre la ségrégation qu'ils ont fuie en Eu-rope. Ont-ils perçu le refus anglo-protestant de les admettre à part en-tière dans le système d'enseignement aux niveaux professoral et admi-nistratif, de même que la pression de plus en plus forte pour les rejeter dans un système distinct, comme une expression d'antisémitisme ? Si l'on en croit R. Caux, l'auteur d'une thèse sur Adrien Arcand, l'antisé-mitisme de cette période ne fut pas le fait des seuls Québécois fran-çais. Au contraire, quoique de façon plus dissimulée, il s'avéra plus ef-ficace chez les Anglo-saxons. « Mais il devint davantage généralisé chez le groupe français, et y prit des formes plus sensationnelles ». 197

197 Real Caux, Le parti national social chrétien. Adrien Arcand, ses idées, son oeuvre et son influence, thèse de M.A. (sciences politiques), Université Laval, 1958, 94 p.

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Chez les francophones

Dans le milieu francophone règne à ce moment un climat hostile aux Juifs comparable à celui du tournant du siècle avec Tardivel, Mgr Paquet, les Croix, L'Action sociale, la Semaine religieuse de Québec. Sauf que l'antisémitisme des années 30 va prendre des visages diffé-rents : opposition à l'école juive, nazisme d'Adrien Arcand, Ligue de l'Achat chez nous, nationalisme ethnocentrique de Lionel Groulx et de La Revue Dominicaine.

[146]Pour mieux comprendre cette résurgence, il faut se rappeler le

contexte social, économique et politique de l'époque, alors que la so-ciété québécoise est en pleine panique. La dépression économique bat son plein et les autorités gouvernementales sont débordées. Le chô-mage ne cesse de croître. De 1929 à 1931, il passe, chez les ouvriers syndiqués du Québec, de 7,7% à 19,3% pour atteindre, en 1932, un sommet inégalé depuis lors : 26,4%. 198 C'est la période noire du « se-cours direct ». 199

Avec la crise économique se lève le spectre de la révolution so-ciale. On parle de crédit social, de technocratie, de communisme. On ne perçoit pas encore le caractère subversif du fascisme ; son discours anticommuniste masque son identité totalitaire. Les craintes sont ag-gravées par les avancées de la dictature sur la carte du monde et par les interventions au moins idéologiques de puissances étrangères à l'intérieur même du pays, par le biais de formations idéologiques et politiques qui répandent l'évangile socialiste et totalitaire.

198 À noter que l'Ontario est moins touché : 4,3% en 1929 et 17,2% en 1931.

199 Les gouvernements fédéral et québécois s'étaient engagés à défrayer pour les chômeurs « l'alimentation, l'habillement, le combustible et le loyer » (Vaugeois et Lacoursière, Canada-Québec, p. 507-508). De plus, craignant un nouvel exode vers les États-Unis comme au 19e siècle, le gou-vernement Taschereau adoptera la loi sur la colonisation. L'épiscopat emboî-tera le pas et appuiera le mouvement du « retour à la terre ».

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À cause de sa position de force dans la société québécoise, l'Église catholique se sent doublement concernée, comme gardienne de l'ordre établi et comme rempart contre le modernisme qu'elle combat depuis bien avant le Syllabus de 1864. Ce qu'elle craint par-dessus tout, c'est le communisme à cause de son athéisme avoué, mais aussi à cause de ses agissements au pays. De fait, le Parti communiste canadien (PCC), de fondation récente (1921) et qui ne comptait en 1928 qu'une soixan-taine de membres au Québec, devient plus actif dans les années 30. Une abondante littérature communiste circule au Canada et le PCC de même que le Labor Progressive Party (LPP) 200 tentent, sans grand suc-cès il est vrai, de faire une trouée dans le milieu ouvrier francophone. Si bien que pour contrer cette offensive, le gouvernement Duplessis passera en 1936, avec l'appui tacite de l'épiscopat, sa « loi du cade-nas » interdisant à quiconque d'utiliser son domicile pour propager le communisme.

Ces problèmes n'ont rien à voir, en soi, avec l'antisémitisme, sauf que les autorités politiques et religieuses, au Québec comme au Cana-da, vont chercher, faute de solution, [147] un bouc émissaire, en l'oc-currence le Juif. Cette échappatoire est d'autant plus tentante que l'an-tisémitisme sommeille au sein de la population qui porte le poids de la crise.

Aussi la hiérarchie prête-t-elle l'oreille aux discours alarmistes qui circulent au Québec depuis déjà nombre d'années. Ceux, par exemple, d'un abbé Huot qui répand depuis le début du siècle des mythes im-portés d'Europe sur une supposée collusion de la franc-maçonnerie avec les Juifs ainsi qu'un complot de ces derniers pour dominer le monde. Même la stupidité et la malice des accusations de meurtre ri-tuel qu'il porte contre les Juifs ne parviennent pas à alerter les autori-tés ecclésiastiques sur la valeur de ses propos .Aussi ne faut-il pas se surprendre du nombre d'esprits peu soucieux d'exactitude historique à faire un lien facile entre les Juifs, la révolution et le communisme. Marx n'était-il pas juif ?

C'est dans ce climat hautement explosif qu'une recrudescence de la propagande antisémite des débuts du siècle va survenir, durant les an-nées 30, d'abord dans les chancelleries et les milieux de la presse, mais bientôt aussi dans les jeunes mouvements nationalistes et poli-

200 Le LPP servait de façade au PCC.

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tiques qui se multiplient face aux vieux partis. Lorsque l'axe Rome-Berlin se posera comme la digue de l'Europe occidentale contre la ma-rée communiste qui s'apprête à déferler sur le monde libre, la tentation sera forte dans les milieux de droite de prêter l'oreille à la propagande nazie diffusée à travers la presse nord-américaine. Et lorsque l'Alle-magne aura envahi la France, c'est à Vichy, c'est-à-dire pour elle « la vraie France », 201 qu'ira l'appui moral de la droite catholique franco-phone. Québec d'ailleurs n'est ni isolé ni sans influence. Il est signifi-catif que pendant la guerre, Ottawa ait maintenu, en dépit de toute lo-gique diplomatique apparente, une ambassade auprès du gouverne-ment de Vichy. 202

Dans toute cette affaire, l'Église catholique, dont il ne faut pas ou-blier le poids et l'omniprésence dans la société québécoise du temps, va rarement jouer un rôle à proprement parler officiel. Sa façon d'in-tervenir est de donner le feu vert, par ses chancelleries, aux ouvrages et articles destinés aux publications d'Église. C'est le cas notamment de [148] deux de ses organes officieux, L'Action catholique et La Se-maine religieuse de Québec, qui rejoignaient, avec Le Devoir de Montréal, l'ensemble de l'intelligentsia francophone. Parler ici de feu vert en matière de publication n'est pas une hyperbole. Il faut se rap-peler qu'à l'époque les membres en règle de l'Église catholique de-vaient, pour publier quoi que ce soit, obtenir de l'appareil ecclésias-tique l'Imprimatur. C'est dire que la plupart sinon la totalité des ou-vrages et des textes cités ici reçoivent, non pas un avertissement ou une mise à l'index, mais au contraire le permis de publication au moins implicite soit de l'« Ordinaire du lieu » c'est-à-dire de l'autorité diocésaine, soit des supérieurs religieux. Ce feu vert ne constitue pas,

201 En mars 1941, Mgr Chaumont, vicaire général de l'archidiocèse de Montréal, donnera l'Imprimatur à un hommage à La vraie France de Gil-mard, nom de plume d'un prêtre montréalais, le père Gérard Petit, c.s.c. (Montréal, Éditions Fides, 206 p.). Parmi les grands noms alignés à la table des matières — Péguy, Claudel, Maritain, etc. — figure celui de Philippe Pétain, « le sauveur de la France », comme le proclame un sous-titre p. 137. La vraie France, précise l'introduction, c'est « tout ce qui est beau, noble et grand dans la Fille Ainée de l'Église », celle qui continue la tradition natio-nale par-delà « l'évincement du spirituel dans les actes civiques » et « la lé-gislation matérialiste ». Cette vraie France, c'est au fond, pour la droite qué-bécoise, la France d'avant 1789.

202 Abella et Troper, op. cit., n. 98, p. 108.

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canoniquement, un appui officiel de la part de la hiérarchie, mais il apporte aux fidèles la garantie qu'il n'y a là rien « contre la foi et les moeurs ».

Concrètement, l'Église catholique occupe, dans certains cas, une position clé, par exemple dans la résistance francophone à l'école juive. Certains évêques vont jouer dans cette crise un rôle détermi-nant, sans pour autant qu'on puisse les en tenir seuls responsables.

Le mouvement nazi d'Adrien Arcand

Les causes de la poussée antisémite des années 30, au Québec comme ailleurs au Canada, sont profondes et ne sauraient se ramener à la seule contagion idéologique du virus hitlérien, comme pourrait le faire croire l'aventure d'Adrien Arcand. Il reste que de toutes les mani-festations d'antisémitisme au Québec, le cas de ce pamphlétaire est le plus notoire et mérite un traitement à part.

Arcand a trente ans lors de l'adoption par Québec de la « loi Da-vid », le 4 avril 1930. Pour les Juifs de Montréal, cette loi signifie le feu vert à un système scolaire semblable à celui des catholiques et des protestants. Pour l'épiscopat catholique, elle constitue un dangereux précédent. Comme l'affirmera plus tard, dans une entrevue, Adrien Arcand, c'est à la demande expresse de Mgr Gauthier qu'il lance aussi-tôt une campagne, dans son journal Le Goglu, contre la loi David et ses auteurs. 203 Cette campagne sera pour lui le point de [149] départ d'une véritable mutation qui va le mener jusqu'au nazisme. Real Caux retrace ici les étapes de son évolution :

À l'occasion de cette campagne, le jeune journaliste reçut de plusieurs pays étrangers, mais surtout d'Angleterre, une documentation considérable sur la question juive mondiale. Il se mit à étudier cette masse de renseigne-ments, et une conviction profonde se forma en lui. L'antisémitisme plutôt superficiel qu'il avait développé lors de la question des écoles juives se transforma en une haine farouche de tout ce qui était juif. Cette haine conduisait à d'autres recherches, et lentement, un corps de doctrine s'éla-

203 Real Caux, op. cit., n. 108, p. 30, n. 45.

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bora. Car il s'agit bien d'une doctrine, sinon d'une idéologie. Il y entre une part d'irrationalisme qui en fait une foi, et une explication sinon du monde, du moins de l'état actuel du monde.

La pensée d'Arcand y est assez facile à résumer ; il prétend que le ma-laise international, comme les difficultés nationales et provinciales, dé-pendent d'un facteur essentiel : le juif. Le plan de domination mondiale par les Juifs, élaboré depuis des millénaires, se continue sans défaillance à tra-vers l'histoire de l'humanité. C'est par des moyens comme la Révolution, le Communisme, les crises économiques, le contrôle de l'or, etc., qu'il réussira à atteindre son but à un jour X. La prépondérance de l'homme blanc est menacée par le sémite, alors il faut se défendre. 204

La raison du choix de Mgr Gauthier est sans doute qu'Adrien Ar-cand, chimiste de formation, lui est connu par son stage au Collège de Montréal, ainsi que par ses sympathies pour ses maîtres, les Sulpi-ciens. Après un début de carrière journalistique à La Patrie, au Star et à La Presse, il s'associe, en 1929, à Joseph Ménard pour fonder deux hebdomadaires jumeaux farcis de caricatures : Le Miroir et Le Goglu. Ces feuilles n'affichent au départ aucun radicalisme particulier. Elles appuient le parti conservateur dont elles recevront un soutien financier et se battent aux côtés de Camilien Houde en vue des élections de mars 1930 à la mairie de Montréal.

C'est à ce point précis qu'Adrien Arcand entre en lutte contre l'école juive séparée. La volte-face est soudaine et totale. Pendant des mois, Camilien Houde va être la cible des attaques du Goglu. Son crime ? Il proclame le droit des [150] minorités à la protection des ins-titutions dans un pays libre. Houde réplique, en février 1930, en condamnant Le Goglu et Le Miroir pour leur antisémitisme. L'esca-lade est commencée. Ce sont d'abord les écoles juives qui essuient le feu combiné du Goglu et du Miroir dans un article du 4 avril 1930 : « Le Canada est la patrie des Canadiens et non des Juifs », 205 suivi le 204 Real Caux, op. cit., n. 108, p. 30.205 L'éditorial, signé Emile Goglu, conclut sur une véritable déclaration de

guerre : « Le cri et la guerre de race ne nous font pas peur, et nous allons ré-pondre au cri des Juifs par un formidable cri d'union nationale et de canadia-nisme, et leur faire dire de par tout le pays : « Votre titre de Juifs ne vous donne ici aucun droit, aucun privilège ; vous devez cesser d'être des Juifs pour devenir des Canadiens ; vous avez votre patrie, et ce pays n'est pas la

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lendemain d'une caricature montrant le premier ministre Taschereau et le secrétaire provincial David agenouillés devant Peter Bercovitch et Joseph Cohen et flanqué d'un texte titré : « Québec livré aux Juifs ». En mai, Le Goglu publie « Pourquoi le sémitisme est un péril ». 206

Dans les mois qui suivent, les attaques d'Arcand contre l'école juive se poursuivent semaine après semaine et donnent l'impression d'être or-chestrées : articles particulièrement bien informés, pensée claire et lien étroit avec les tactiques et les positions de la controverse en cours. Cette période représente probablement un sommet dans la carrière d'Arcand, avant qu'il ne sombre tout à fait dans l'obsession du Juif dia-bolique. Voici quelques aperçus de sa pensée.

S'attaquant à la Commission scolaire juive de Montréal, il estime que sa création a pour effet de soustraire les questions d'ordre scolaire à la compétence du Conseil de l'Instruction publique et qu'il ne reste que le surintendant pour assurer le lien avec le gouvernement :

Seul le gouvernement peut intervenir, mais sur la recommandation du surintendant. Et si ce dernier ne recommande rien, s'il ne condamne rien ? Nous verrons le Juif agir à sa guise, faire tout ce qu'il veut sans contrôle ni surveillance, bref avoir une indépendance qu'on n'a même pas voulu don-ner aux catholiques et aux protestants.

N'ayant que les Juifs pour le diriger au sujet des écoles juives, le surin-tendant de l'Instruction Publique finira nécessairement par s'enjuiver et en-juiver notre système scolaire, dirigeant sans contrôle les écoles chrétiennes et sans contrôle les écoles juives. 207

En réplique à une déclaration de Camilien Houde à l'effet que la minorité juive d'ici a droit à la protection de nos institutions, il écrit :

patrie des Juifs mais bien celle des Canadiens (...) Si nos lois, nos traditions, nos moeurs et notre tolérance ne vous satisfont pas, vous n'avez qu'une chose à faire : déguerpir » (Le Goglu, 4 avril 1930, éditorial, p. 2).

206 Article reproduit du Miroir du 11 mai 1930 et signé d'Adrien Arcand. On y lit entre autres : « Partout où il va, le Juif s'y rend dans cette idée que les Gentils ne sont pas les enfants de Dieu, qu'Israël dominera un jour toute la terre et aura toutes les autres races pour servantes » (Le Goglu, 23 mai 1930, p. 3).

207 Article signé d'Adrien Arcand (Le Goglu, 25 juillet 1930, p. 6).

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[151]

Qu'il nous dise donc s'il serait prêt à accorder aux Juifs une loi, d'où qu'elle vienne, qui concéderait aux Israélites les mêmes droits qu'aux Ca-nadiens-français ! Qu'il nous dise donc une fois pour toutes si nos tradi-tions nationales et chrétiennes doivent dominer en cette province, ou si les Juifs ont droit, en tant que Juifs, de participer à notre vie nationale. 208

Henri Bourassa n'échappe pas à ses attaques :

Ceux mêmes sur lesquels la race, voire le pays, comptaient pour dé-fendre le principe d'une nation officiellement chrétienne, tels Camilien Houde et Henri Bourassa, se sont rangés du côté des Juifs pour appuyer leurs prétentions. 209

La bataille contre l'école juive n'est qu'un épisode dans la carrière d'Arcand. Simultanément lui et son ami Ménard vont s'en prendre au nouveau règlement municipal de Montréal permettant l'ouverture des magasins le dimanche. 210 Dans le dernier-né de leurs hebdomadaires, Le Chameau, fondé le 30 mars 1930, ils prennent Camilien Houde à partie :

M. le maire Houde et les membres de l'Exécutif n'avaient pas raison de s'arroger des droits qui ne leur appartenaient pas. Ils avaient encore moins le droit de renier leur race, leur foi, pour plaire à ces anti-chrétiens [les

208 « M. Houde et nos journaux », Le Goglu, 17 octobre 1930, p. 3.209 Le Goglu, 6 juin 1930, p. 3.210 Les antisémites québécois, même nationalistes, ont combattu cette loi

comme un privilège injustifié, alors qu'en 1906 Bourassa avait obtenu pour les catholiques un élargissement de l'ancienne législation inspirée de la tra-dition protestante, beaucoup plus sévère. Ainsi les petits magasins pouvaient ouvrir après la messe, dans les villages et les quartiers, contrairement à l'usage du « Blue Sunday » puritain. Comme il est arrivé souvent dans l'his-toire de l'antisémitisme, la haine du Juif aveuglait ses propagateurs sur leurs propres intérêts religieux et nationalistes. Cette loi de 1906 fut révoquée au cours de l'orage antisémite de 1937.

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Juifs] qui par leur violation (permise) de la loi du dimanche, ont lancé à la population canadienne-française et catholique de Montréal, un défi que Nous acceptons et qui leur méritera ainsi qu'à leurs traîtres protecteurs, le mépris public et une tare au front de chacun d'eux. 211

Mais déjà Arcand passe à l'action politique. Après l'Ordre patrio-tique des Goglus (1930), il fonde une organisation nazie inspirée du fascisme d'Adolf Hitler, le Parti national social chrétien, ainsi que le Parti de l'unité nationale du Canada dont le chef québécois est Gérard Lanctôt. Ses écrits se font de plus en plus nombreux et virulents. Peut-être le plus connu et le plus répandu de ses pamphlets est-il La clé du mystère que l'auteur affirme avoir été traduit en allemand et utilisé par les nazis.

L'espace manque pour entrer dans le détail des événements. On sait comment, après avoir reçu l'appui, même [152] financier, du premier ministre R.-B. Bennet, ce dernier supprima en 1933 Le Miroir et Le Goglu et comment Arcand lui-même fut interné pour la durée de la guerre à partir de 1940.

Arcand aura été le plus virulent et le plus acharné, sans doute, des antisémites francophones. Sa violence verbale n'est dépassée que par celle de son collègue Ménard dont certains textes atteignent un pa-roxysme digne des anthologies sur le nazisme.

Dans son orgueil, le juif se prétend un être à part, il se croit constitué d'une essence supérieure et dominatrice devant laquelle doivent s'incliner les peuples qui prennent le risque de les admettre dans leur sein, il n'est sa-tisfait qu'après avoir réussi à s'imposer par son or et par l'usurpation des premières places. Il n'aspire à tout cela que pour mieux accomplir son oeuvre de haine et de destruction contre les chrétiens.

(...)

Deux grandes races forment ici la base véritable de la nation cana-dienne ; nous ne reconnaissons comme entité officielle que les canadiens d'origine britannique et d'origine française. Les habitants appartenant à une autre nationalité que nous avons admis doivent se contenter d'accepter

211 D'un éditorial intitulé « Un acte qui crie vengeance » et signé « Oscar Chameau ». Dans Le Chameau, 3 octobre 1930, p. 2.

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nos lois et de se soumettre à notre constitution, et parmi ces étrangers que nous avons laissé immigrer chez nous, les juifs devraient être les derniers à nous faire la leçon et à nous tracer une ligne de conduite. Ce sont les seuls, d'ailleurs, qui se permettent de prendre ce ton arrogant, et nous en-tendons les ramener au sens de leur véritable situation, ici, parce qu'ils sont souverainement dangereux et excessivement méprisables. 212

Les Québécois d'aujourd'hui sont portés à croire que le phénomène Arcand-Ménard aura été tout à fait marginal et relativement de peu d'importance. Quantitativement, il faut signaler qu'une feuille comme Le Goglu tirait en 1930 à 55 000 exemplaires, que la campagne d'Ar-cand contre Camilien Houde, en 1934, a rapporté à son candidat, Sal-luste Lavery, 13 000 votes. Mais son importance n'est pas d'abord nu-mérique. L'appui ou du moins la tolérance qu'Adrien Arcand a reçu, au départ, de la hiérarchie ne pouvait que contribuer à cultiver et à renforcer l'antisémitisme [153] au Québec, surtout dans la jeune géné-ration, ne serait-ce que par le biais du clergé des paroisses et des mi-lieux d'éducation.

Encore en 1956, Jacques Hébert déplorait qu'Adrien Arcand, pour-tant reconnu ennemi public de la nation canadienne et de la civilisa-tion occidentale, ait accès à des salles paroissiales comme St-Al-phonse d'Youville, pour ses rallies fascistes ; et il se demandait s'il avait jamais lu un mot de reproche contre lui dans L'Action Catho-lique de Québec, Notre Temps et autres journaux bien pensants.

Ceux qui se gardent bien de le faire ont sans doute, eux aussi, tout au fond de leur coeur, le secret espoir de voir notre semblant de régime dé-mocratique définitivement asservi par un authentique dictateur (catholique comme Franco, peut-être...) Un dictateur dont l'autorité suprême « vien-drait de Dieu » et qui pourrait débarrasser la très sainte province de Qué-bec de tous les communistes, de tous les juifs, de tous les syndicats ou-vriers et de tous les journaux qui pensent (n'est-ce pas qu'on serait bien tous ensemble, entre bons Aryens, et avec le « furher » Adrien ?) 213

212 Signé « Ti Luc Chameau ». Dans Le Chameau, 5 février 1932, pp. 2-4.213 « Fascisme d'Adrien Arcand pas mort au Québec », Vrai, 18 février

1956, p. 12.

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Les activités d'Arcand après la guerre n'ont d'intérêt pour nous que dans la mesure où elles nous aident à mesurer l'impact qu'il a eu sur sa propre génération. À partir de 1945, en effet, le climat du Québec va changer et la publication des atrocités nazies, établies hors de tout doute par le procès de Nuremberg, va sceller définitivement le sort du mouvement nazi comme tel, au Québec.

L'antisémitisme des nationalistes

Plus pernicieux peut-être, parce que drapé des plis de la religion et du nationalisme traditionnel des Québécois français, un antisémitisme souvent feutré a sévi dans la presse, les mouvements de jeunesse et les formations politiques. À la différence de l'antisémitisme européen, cette sorte de xénophobie spécialisée en restera à la violence verbale. Elle traduit l'insécurité d'une minorité qui refuse l'assimilation et voit dans la stratégie de survivance de l'autre minorité, la communauté juive qui s'appuie sur le milieu anglophone, une menace à sa propre survie culturelle et même économique.

[154]La société québécoise d'alors est travaillée par un ferment nationa-

liste de droite. Au vieux Parti libéral de Taschereau s'opposent des groupuscules comme l'Action libérale nationale de Paul Gouin, ceux aussi de Paul Bouchard et Philippe Hamel, tous récupérés en 1935 par l'Union nationale de Maurice Duplessis. Les militants de ces partis lisent L'Action canadienne-française, L'Action nationale, L'Action ca-tholique, La Nation et, bien sûr, Le Devoir. Chez les jeunes, les jé-suites ont voulu donner suite à l'intuition de Benoît XV et animent un mouvement d'action catholique inspiré de l'Action catholique de la jeunesse française de Charles Maurras : l'A.C.J.C. (Action catholique de la jeunesse canadienne-française), un curieux mélange d'apostolat chrétien et de ferveur nationaliste.

Or ce nationalisme radical porte nettement la marque de l'antisémi-tisme. Omer Héroux et Georges Pelletier au Devoir, André Lauren-deau dans L'Action nationale comptent parmi les plus connus. Mais toute la presse de l'époque, depuis la Boussole de l'Ordre de Jacques

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Cartier jusqu'à la Revue dominicaine, fait chorus sur le thème : les Juifs ne sont, au mieux, que des hôtes dans notre milieu ; ils ne peuvent jouir des privilèges des « deux races fondatrices » (Arcand). Ou encore : ils sont des immigrés au même titre que les asiatiques et les africains (Forest). 214

Pour comprendre ce phénomène à la fois dans ses causes et dans ses multiples manifestations, il est nécessaire de s'en reporter au maître à penser de cette génération, l'abbé Lionel Groulx. Non pas qu'il ait officiellement publié des propos antisémites. Lui-même s'en défend d'ailleurs explicitement, d'après La Nation : « comme l'expri-mait Groulx dernièrement : ni anti-saxon ni antisémite, nous ne sommes contre personne, nous sommes pour les Canadiens-fran-çais » 215 Mais son influence a débordé largement et sa chaire de l'Uni-versité de Montréal et la publication de ses ouvrages sur l'histoire du Canada français.

Dès 1903, il fonde, avec Emile Chartier, l'A.C.J.C. qui associait étroitement religion et politique et qui devait encadrer la jeunesse, sur-tout dans les collèges classiques, au [155] moins jusqu'à l'avènement de la J.E.C. (Jeunesse étudiante catholique) en 1932.

De 1920 à 1929, on retrouve l'abbé Groulx à la direction, précisé-ment, de l'Action française québécoise. Il préside, en 1932, à la fonda-tion du mouvement des Jeune-Canada et celui de l'Action nationale. Il semble avoir été un membre éminent de la Société Saint-Jean-Baptiste et de l'Ordre de Jacques Cartier. Tous ces mouvements se retrouveront au plus fort de la lutte antisémite des années 30.

Si l'on remonte dans les années de formation de l'abbé Groulx, on y découvre des antécédents antisémites dont il faut tenir compte et qui sont clairement retracés par l'historien Mason Wade. Durant son stage universitaire à Fribourg et à Paris, il serait tombé sous l'influence des disciples du comte de Gobineau dont l'Essai sur l'inégalité des races humaines tente d'établir la supériorité de la race nordique et fait de lui,

214 M.-Ceslas Forest, op. cit., n. 9, pp. 226, 227. Et l'auteur ajoutait : « Il n'est pas question de cela. Mais nous ne voyons pas pourquoi nous irions bouleverser notre économie scolaire précisément pour ce groupe d'immigrés qui n'a jamais adopté sincèrement une autre patrie » (Ibid.)

215 Cité par Albert Pelletier dans « Xénophobie », La Nation, 20 février 1936, p. 1.

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avec H. S. Chamberlain, l'un des précurseurs du national-socialisme hitlérien. Le jeune Groulx avait également découvert l'Action fran-çaise, mouvement politique d'extrême-droite et ultra-nationaliste fon-dé en 1908 par Maurice Barrés (1862-1923) et animé par des antidrey-fusards notoires comme Charles Maurras (1868-1952). Selon l'histo-rien Mason Wade,

Telle a été l'influence de ces deux hommes sur l'abbé Groulx que la condamnation de l'Action française par Pie XI en 1926 ne l'a pas ébranlé et qu'il s'est contenté de rebaptiser en 1928 le mouvement frère québécois l'Action canadienne-française sans changer son orientation de fond, le na-tionalisme intégral.

Au nombre des fondements de ce nationalisme intégral, il y a le culte de la patrie, de la langue française et du héros populaire et un catholicisme présenté comme facteur d'unité nationale, le césarisme ou le monarchisme et le corporatisme. Dans la perspective maurassienne, ce nationalisme est générateur de haines pour les influences étrangères : protestante, juive, maçonnique, libérale, républicaine, communiste — et même papale, après la condamnation romaine de 1926. Il inculque le mythe de la supériorité culturelle « latine » et une opposition farouche au système démocratique de gouvernement. 216

[156]Étant donné son rejet de l'étiquette antisémite, on pourrait croire

que son nationalisme n'avait pas retenu le racisme antidreyfusard de Maurras, encore moins celui du comte de Gobineau. D'autant plus que sa formation d'historien aurait dû l'avertir du ridicule des fables répan-dues à cette époque sur le compte des Juifs. Certains textes, cepen-dant, interdisent de le penser. Celui-ci, par exemple, qu'il a publié dans L'Action nationale sous le nom de plume de Jacques Brassier, pour appuyer ses jeunes disciples du mouvement Jeune-Canada dans leur contre-protestation du Gésù face aux manifestations anti-nazies au Canada, lors de la prise du pouvoir par Hitler. On y retrouve bon nombre des grands thèmes antisémites de l'heure :

216 Mason Wade, French Canadian Outlook. A Brief Account of the Unk-nown North Americans, New York, Viking Press, 1946, p. 123-125.

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Politiciens et Juifs

Faire marcher nos grands hommes de la politique en faveur des juifs persécutés, fût-ce à 4 000 milles du Canada, est une chose et (...) faire se remuer les mêmes hommes en faveur de minorités catholiques et même de minorités de leur sang strangulées à leur porte, est une autre chose.

(...)

C'est faire oeuvre de salubrité publique que de dénoncer ces carica-tures de la pitié, ces déformations du sens catholique et national.

La caste intolérable

Les Jeune-Canada ont dénoncé un autre abus, et qui est plus grave. Ces jeunes gens ne croient point tolérable l'élévation au rang de caste privilé-giée, d'une minorité ethnique que rien ne recommande spécialement à cette extraordinaire dignité. Or telle est bien la condition que l'on est en train de faire au Canada, et dans la Province de Québec plus que partout ailleurs, au groupe juif. On lui a taillé, dans Montréal, des fiefs électoraux de tout repos : véritables chasses-gardées où les fils d'Israël peuvent user et abuser à loisir du droit de suffrage, voter, s'il leur plaît, à cent-dix pour cent, sans le moindre risque d'être inquiétés, sans même s'exposer, nous assure-t-on, à la gênante prestation du serment. (...) Pour la minorité juive encore, nous avons forgé dans le Québec une loi spéciale du repos domini-cal ; nous lui permettons d'assujettir l'employé catholique et canadien-fran-çais au travail les sept jours de la semaine ; sous prétexte [157] de dédom-mager le juif d'un sabbat qui en réalité ne le gêne point, nous l'autorisons à tenir boutique ouverte le dimanche et à faire, du même coup, au commerce canadien-français, la concurrence la plus déloyale. Pour la minorité juive toujours, nous sommes venus à deux doigts de saboter tout l'économie de notre régime scolaire...

(...)

La dictature juive

Puis, à quoi tend cette accumulation de privilèges absolument injusti-fiables, sinon à favoriser, dans la province de Québec, et tout d'abord dans Montréal, l'établissement d'une véritable dictature commerciale juive, dic-

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tature que l'internationalisme d'Israël rend de création singulièrement fa-cile et redoutable ? 217

S'agirait-il d'une concession du moment, d'une saute d'humeur ou d'un emportement dans le feu du combat ? Tout porterait à le croire, n'était cette lettre que Lionel Groulx écrivait à M. Lamoureux, long-temps après le drame hitlérien. Elle ne fut, bien sûr, publiée que plus tard, mais comment expliquer la persistance de réactions aussi dépha-sées après les révélations de l'Holocauste nazie et presque à la veille de la Révolution tranquille ? En voici quelques extraits qui reprennent contre le Juif les mythes des années 30, depuis sa tendance révolution-naire jusqu'à sa passion pour l'argent. Il explique la première par son refus de toute assimilation, d'où son indifférence à l'ordre social et po-litique établi et son implication dans « toutes les révolutions ». Quant à sa participation à la vie économique,

il faut compter tout autant avec sa passion innée de l'argent. Passion souvent monstrueuse qui lui enlève tous les scrupules. De l'argent, il est prêt à en faire de tout bois. Ici encore, comme il arrive de trouver le Juif au fond de toutes les affaires louches, de toutes les entreprises de pornogra-phie : livres, cinémas, théâtres, etc. (...)

En outre, je n'ai pas à vous apprendre quel problème soulève le Juif, dans notre vie économique. Sa passion ou plutôt son ambition de dominer en ce domaine, excite en lui une extraordinaire faim de monopole. Il ne se contente pas d'être un rival. Son manque de discernement fait de lui un [158] conquérant qui écrase. Vous en avez l'exemple dans la récente insti-tution de ces épiceries à chaîne qui sont en train de ruiner tout le petit commerce canadien-français. 218

217 « Pour qu'on vive », signé Jacques Brassier (pseudonyme de L. Groulx), dans L'Action nationale, juin 1933, pp. 361-367.

218 Lettre de L. Groulx à M. Lamoureux, datée du 19 novembre 1954. Citée par J.P. Gaboury, « Le nationalisme de Lionel Groulx. Aspects idéolo-giques », dans Cahiers des sciences sociales no 6, Ottawa, Éditions de l'Uni-versité d'Ottawa, 1970, pp. 35-36.

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Ces quelques citations étaient nécessaires pour comprendre pour-quoi le grand éveilleur national que fut l'abbé Groulx n'a pas su dé-fendre cette génération des années 30 contre la folie antisémite qui a déferlé sur l'ensemble de l'Occident.

L'achat chez nous

Il est impossible, dans le cadre de ce chapitre, de donner une idée plus qu'approximative de l'importance de cette marée d'antisémitisme qui a recouvert le Québec d'avant-guerre. Elle a imprégné, à des de-grés divers, toute la vie collective des Québécois, économique, syndi-cale, culturelle, sociale, politique et, forcément, éducative et reli-gieuse. La presse du temps, depuis de grands quotidiens comme Le Devoir, L'Action catholique jusqu'à la pléthore des revues nationa-listes (Vivre, Les Cahiers noirs, Indépendance, La Nation, Le Pa-triote, L'Oeil, Le Franc Parleur, L'Action nationale) distille, qui régu-lièrement, qui à l'occasion, la méfiance ou l'hostilité, quand ce n'est pas la haine à l'égard du Juif.

Il y aura même des incidents ou des cas de discrimination sociale dans certains clubs, à Plage Laval, à Val-Morin, à Sainte-Agathe et dans les rues de Montréal au voisinage des écoles. On connaît aussi les problèmes de politique municipale qu'occasionne le règlement sur l'ouverture des commerces juifs le dimanche.

Un point cependant mérite d'être examiné, car il ne concerne pas qu'un secteur relativement restreint de la société mais l'ensemble de la population et à un niveau qui rejoint son existence quotidienne : la vie économique. Il s'agit de la fondation en 1930 de la Ligue de l'achat chez-nous, l'aboutissant d'un mouvement ou plutôt d'une croisade dont les origines remontent à la génération précédente. À relire les jour-naux d'alors, on y retrouve déjà le virus de l'antisémitisme. À preuve ces extraits d'un article de La Croix de Montréal, en date du 16 mai 1908, qui a pour titre :

[159]

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« La conquête juive du Canada français », (p. 4) L'auteur se cache sous le pseudonyme de J.-B. Gardavou (les italiques sont de lui) :

À Montréal, l’Action Sociale du 21 avril le constate, la judaïsation fi-nancière alarme les Canadiens français. Montréal s'hébraïse.

Le Juif y accapare la propriété immobilière avec les capitaux tirés par l'usure de la poche des chrétiens.

Il s'établit de préférence dans les quartiers canadiens-français, comme l'araignée tend sa toile où il y a des mouches.

(...)

Et maintenant, devant cet envahissement des Juifs, qu'allons-nous faire, compatriotes ? quelle tactique défensive allons-nous prendre ?

Le temps n'est plus aux lamentations mais à l'organisation.

(...)

Faute de mieux, et pour commencer, organisons et pratiquons le boy-cottage du Juif.

Qu'on imite l'excellent exemple des catholiques irlandais boycottant les orangistes qui voulaient envahir les cantons catholiques de la Verte Erin.

Le boycottage, moyen absolument légal et légitime, consiste à n'avoir aucun rapport avec l'ennemi.

Point d'affaires avec lui, ni commerciales, ni industrielles, ni agricoles, ni financières, ni sociales, ni politiques.

(...)

C'était une tactique de nos pères d'Europe, à l'égard des Juifs. Elle a réussi jadis, pourquoi ne réussirait-elle pas aujourd'hui encore dans le pays de Québec ? Essayons-la !

Le mouvement de 1930 tient le même langage. On y décèle tou-jours l'optique maurrassienne dans l'étroite association qu'il fait entre la religion et l'ethnie :

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Pour faire rayonner l'influence de notre foi et de notre esprit français, nous avons besoin d'argent. Pour le mettre au service du catholicisme et de la culture française, il faut le conserver en achetant chez nous et l'augmen-ter par l'achat chez nous. 219

[160]Les promoteurs du mouvement sont, en fait, les divers groupes na-

tionalistes de l'heure, l'Action canadienne-française, La Société Saint-Jean-Baptiste, Le Devoir, auxquels il faut joindre l'omniprésent Lionel Groulx.

Quoi qu'il en soit des intentions de ses initiateurs, le mouvement de l'Achat chez nous va devenir, entre les mains des obsédés du péril juif, une arme dont ils n'hésiteront pas à se servir. Un des grands ténors n'est autre, il va sans dire, qu'Adrien Arcand :

Nous allons prêcher le boycott des magasins juifs, écrit-il, jusqu'à ce que le Canadien-français soit devenu maître du commerce dans sa patrie. (...) M. Houde craint sans doute que les Juifs en subissent du tort, mais pour notre part, nous préférons voir le Canadien-français prospérer dans son pays plutôt que le Juif. 220

Le Devoir qui, dès le départ, a pris sous son aile les campagnes de L'achat chez-nous, va expliciter le potentiel antisémite de ce mouve-ment dans l'éditorial d'Omer Héroux, paru le 19 janvier 1934 et intitu-lé : « La maison est à l'envers » :

219 La Conquête, Une publication de la Ligue de l'Achat Chez Nous, no 16. Montréal 1938.

220 Le Goglu, 17 octobre 1930. Dans une communication donnée, en 1934, à l'Association catholique des voyageurs de commerce, l'abbé Lionel Groulx lui-même reconnaîtra la brutalité avec laquelle les antisémites mèneront la campagne. (Orientations, Montréal, Éditions du Zodiaque, 1935, pp. 220-239.)

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Il est des quartiers de la ville, en très grande majorité français, d'où le petit commerçant canadien-français est en train de disparaître devant la poussée du commerçant étranger — particulièrement du commerçant juif.

(...)

D'où vient ce renversement des choses ?

De maintes causes dont l'une, de toute évidence, est le fait que les Ca-nadiens français ne suivent point dans l'ordinaire de la vie l'exemple de leurs concitoyens d'origine non française — à commencer par les Juifs — qui, et personne ne songera certes à les en blâmer, pratiquent habituelle-ment, et sans même y penser la plupart du temps, l'entr'aide économique.

Indiquer aux Canadiens français l'utilité de cette pratique — qu'il n'est par besoin de rappeler aux autres, puisqu'elle fait partie de leur vie ordi-naire — n'implique aucun sentiment d'hostilité à l'endroit des autres. Ce n'est point, non plus, comme le boycott que prêchent les Juifs à l'endroit de la marchandise allemande, une sorte d'acte de guerre.

[161]Il s'agit, tout simplement, de rétablir le jeu normal des forces natu-

relles, faussé par des facteurs extérieurs.

Chose singulière, ni les Anglo-canadiens, ni les Canadiens d'origine italienne, polonaise, allemande ou autre, ne paraissent prendre ombrage de cette campagne dite de l’achat chez nous.

Apparemment, il n'y a que les Juifs à s'en scandaliser ; il n'y a qu'eux qui parlent à ce propos de persécution et de guerre de race.

L'éditorialiste poursuit son argumentation par l'hypothèse où, dans une ville aux trois quarts juive, un groupe de Canadiens français for-mant 10 ou 12% de la population accaparerait le commerce d'une fa-çon disproportionnée avec son nombre :

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Les Juifs s'interdiraient-ils de constater — et peut-être même de dire — que ces Canadiens-français prennent décidément beaucoup de place ? (...)

Mais notre hypothèse est fantastique [sic]. On n'imagine point que les Juifs laissent prendre à d'autres une place qui devrait logiquement leur re-venir ; et c'est un point où il convient à la fois de les admirer et de les imi-ter. (...)

C'est l'objet d'une campagne qui se poursuit ici depuis longtemps, sans haine, sans animosité. 221

Dans la presse nationaliste, le thème du Juif qui menace le com-merce canadien-français revient sans cesse, par exemple dans La Na-tion. Son directeur, Paul Bouchard, avait essuyé le refus d'un assureur de Québec d'encourager son périodique. Dans un éditorial intitulé « Notre faillite commerciale », il s'en prend aux hommes d'affaires ca-nadiens français qui ne s'intéressent pas au patriotisme :

Comme le disait l'abbé Groulx récemment, pour avoir cru que le pa-triotisme ne marchait pas de pair avec les affaires, nos commerçants ont été les premières victimes de cette erreur. La clientèle aussi l'a cru et elle les a laissés pour aller marchander chez les métèques. À qui la faute ?

Ainsi une firme étrangère vient s'établir à Québec qui, par tous les moyens hébraïques de coupe-jarret commercial, fera à nos marchands une concurrence impitoyable, d'autant plus que ses directeurs appartiennent à un peuple qui a [162] le sens de la solidarité. Eh bien ! un de nos princi-paux marchands, au grand éclat de rire de toute la ville, s'empresse de lui souhaiter la bienvenue dans les journaux. Sans blague, on aura tout vu ! 222

Même les premiers ministres Godbout et Duplessis, ainsi que le maire Borne de Québec, endossent les principes de l'Achat chez nous.

221 Le Devoir, 19 janvier 1934, p. 1.222 La Nation, 7 mars 1936, p. 1. Nationaliste radical, Paul Bouchard fonde

La Nation en 1936, en même temps que les « Faisceaux républicains » de conviction séparatiste. (Dorval Brunelle, Les trois colombes. Essai, Mont-réal, VLB Éditeur, 1985, pp. 47-48.)

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Comme il fallait s'y attendre, le mouvement va prendre parfois des allures inquiétantes. Tel cet incident, qui rappelle ceux des pays de l'Est, survenu dans une ville du Québec où le curé prêchait le boycot-tage. Le lendemain, on clouait à la porte d'un magasin juif une grande affiche de tôle avec ce message : « N'achetons pas chez les Juifs, car ils sont une maudite race de Sheenies pourris, de voleurs antichrétiens et, souvent, de damnés déicides. Soyons patriotes et encourageons nos propres marchands ». 223 Inutile d'ajouter que, malgré l'intervention du député T.D. Bouchard, le marchand a fait faillite.

L'allusion aux pays de l'Est n'a rien de gratuit. Des pays comme la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et la Lettonie, qui avaient accédé, dans les années 1919-1920, à leur indépendance après une longue lutte nationaliste, ont connu eux aussi un mouvement de L'Achat chez-nous. Cette arme s'est vite retournée contre les minorités juives et ne s'est pas limitée à la violence verbale. En fait elle a été l'amorce de ce qui deviendra plus tard l'Holocauste nazie. Cette apocalypse n'aurait pu s'étendre aux pays de l'Est avec l'efficacité qu'on lui connaît sans l'apport d'importantes complicités locales entretenues de longue date par un antisémitisme populaire militant.

Il faut cependant noter que les promoteurs de l'Achat chez nous n'ont pas tous donné dans l'antisémitisme, à commencer par l'abbé Lionel Groulx lui-même. Il écrivait en 1933 dans L'Action nationale :

L'antisémitisme, non seulement n'est pas une solution chrétienne ; c'est une solution négative et niaise. Pour résoudre le problème juif, il suffirait aux Canadiens français de recouvrer le sens commun. Nul besoin d'appa-reils législatifs extraordinaires, nul besoin de violence d'aucune sorte.

[163]Nous ne donnerions même pas aux nôtres ce mot d'ordre : « N'achetez

pas chez les Juifs ! » Nous dirions simplement aux clients canadiens-fran-çais : « Faites comme tout le monde, faites comme tous les groupes eth-niques : achetez chez vous ! » 224

223 Jewish Daily Eagle, juillet 1934 (traduction des auteurs).224 J. Brassier (pseudonyme de L. Groulx), « Pour qu'on vive » dans L'Ac-

tion nationale, I (avril 1933), p. 243.

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Une autre feuille nationaliste, La Boussole, organe de l'Ordre de Jacques-Cartier, dénoncera également l'antisémitisme du mouvement comme étant non seulement incompatible avec la religion chrétienne, mais une erreur de stratégie. Commentant la décision d'une dame, re-liée à un groupe de femmes antisémites, de ne plus acheter chez les Juifs et d'encourager plutôt la maison Eaton, Annai Loison conclut :

Cet antisémitisme passionnant [sic] lui avait fait ignorer le but poursui-vi. On oublie la fin pour le moyen au point d'acheter n'importe où sauf chez un Juif. On développe ainsi la haine contre quelqu'un et laisse de côté le principe de vie par excellence, la charité : amour de ses compatriotes, de sa culture et de sa foi.

Au point de vue strictement pratique, qu'ont gagné les Canadiens fran-çais, si, à l'exemple de cette propagandiste sincère, les antisémites achètent chez Eaton ?

(...)

Sans le vouloir, ils contribuent à développer chez nous une faiblesse inhérente à la nature humaine : celle de battre sa coulpe sur la poitrine des autres. 225

Les Jeune-Canada

Dans le bouillonnement des initiatives à caractère politique qui marquent l'éveil du nationalisme québécois-français de l'époque, Jeune-Canada émerge comme un signe des temps. Il est l'héritier di-rect du nationalisme maurassien de Lionel Groulx ; il regroupe la jeune élite de l'intelligentsia du temps et son leader, André Lauren-deau, reflétera dans son évolution personnelle le tournant que va prendre la crise antisémite des années 30.

À peine fondé (1932), Jeune-Canada va se signaler à l'attention du pays par un geste fracassant et lourd d'implications antisémites.

[164]

225 Aunai Loizon, de La Boussole, « L'antisémitisme et notre restauration économique », reproduit dans le journal de quartier « .Chez nous dans l'Est », Montréal, septembre 1939, p. 8.

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Nous sommes en avril 1933. Hitler vient de prendre le pouvoir en Allemagne et il s'en prend aussitôt aux Juifs de façon brutale, confor-mément à ses vues racistes et pangermaniques exposées dès 1924 dans Mein Kampf. Les Juifs sont chassés des universités et des cours de justice. Au Canada, des réactions arrivent de tous les horizons reli-gieux et confessionnels et l'on tient des assemblées de protestation. À Toronto, l'archevêque catholique romain, Neil McNeil, prend la parole aux côtés du premier ministre de l'Ontario et des chefs de l'Église an-glicane et de l'Église Unie. À Winnipeg, les Anglicans se joignent à l'Église Unie, tandis qu'à Vancouver, les Presbytériens et l'Église Unie s'associent aux Juifs dans une commune dénonciation. Le gouverne-ment du Manitoba et la ville de Winnipeg s'expriment dans le même sens.

Que se passe-t-il à Montréal ?La communauté juive a formé en hâte un Comité populaire de pro-

testation contre l'antisémitisme en Allemagne. Le rallye de protesta-tion a lieu au stade Mont-Royal. Y sont présents : le sénateur Raoul Dandurand, ancien délégué du Canada à la Société des Nations, le maire Rinfret de Montréal, qui préside l'assemblée, Honoré Mercier Gouin, représentant du premier ministre. Tous dénoncent la violation par les nazis des droits humains les plus élémentaires à l'égard des Juifs.

C'est alors que Jeune-Canada entre en scène. Le lendemain, le pu-blic est convié à une contre-protestation, à la salle du Gésù, propriété du Collège Sainte-Marie de Montréal. 226 Au programme, cinq jeunes orateurs : Pierre Dansereau, président de l'assemblée, Gilbert Man-seau, Pierre Dagenais, René Monette et André Laurendeau. But avoué des organisateurs : convaincre l'auditoire que les « politiciens » ont mal servi la population du Québec quand ils se sont joints aux Juifs dans leurs protestations, que les Juifs établis au pays ne constituent pas une minorité reconnue par la loi et qu'ils ne peuvent, en consé-quence, exiger certains privilèges chèrement gagnés par les ancêtres. De ces prémisses découlent deux conclusions comme le soulignait un lecteur du Canada : « fermer nos portes à l'immigration et [165] en-226 Ce collège appartenait aux Jésuites. Le premier ministre Taschereau pro-

testa auprès de Mgr Gauthier. Il aurait déclaré en public que ceux qui leur donnent l'hospitalité ne devraient pas oublier qu'ils seront les premiers à dis-paraître en cas de révolution.

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courager notre propre peuple ». 227 Les orateurs publieront d'ailleurs les actes de ce rassemblement dans Cahiers des Jeune Canada, no 1.

Dansereau fait appel à un patriotisme qui ne laisse pas aux Juifs la main haute sur le commerce et l'industrie. Pour lui, « le danger juif est un péril imminent » :

Les difficultés que nous avons eues à organiser la présente assemblée, ont servi à nous donner une idée plus nette encore de la puissance juive à Montréal. (...) Si ce n'était encore que l'argent juif qui nous asservissait, nous aurions moins à nous plaindre. Mais chaque jour, l'internationalisme juif (que d'aucuns appellent communisme) fait des progrès, même chez les nôtres. 228

Manseau part du principe que le Canada est fondamentalement un pays chrétien. Aucune minorité, y compris la minorité juive, ne peut avoir des droits identiques à ceux des « Français ». Sa crainte, c'est que l'agressivité des Juifs dans la question scolaire puisse mener à la nomination d'un Juif au poste de surintendant de l'Instruction pu-blique. Le danger de cette mesure est de leur donner un élément de contrôle éventuel

qui leur permettra de légiférer contre nous en réclamant un jour l'école neutre, et l'admission en bloc des leurs dans toutes les écoles publiques. 229

227 Philippe Ferland, « À propos des Jeune-Canada », dans « Tribune libre », Le Canada, 25 avril 1933, p. 3.

228 « Politiciens et Juifs, discours prononcés le 20 avril 1933) » à la salle du Gésù par Pierre Dansereau, Gilbert Manseau, Pierre Dagenais, René Mo-nette et André Laurendeau, Les Cahiers des Jeune-Canada, no 1, Montréal, Le Devoir 1933, pp. 12-13.

229 Op. cit., n. 139, p. 23.

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Dagenais attaque la politique canadienne d'immigration, en parti-culier en ce qui concerne les Juifs « inassimilables » dont la puissance a grandi avec le nombre et qui se servent de l'Institut du Baron de Hirsch et de leur influence sur le gouvernement pour faire entrer plus d'immigrants.

Quant à Monette, il brosse un tableau des maux économiques qui affligent les Canadiens français et blâme en partie les Juifs qui étranglent l'agriculture du Québec et se sont emparés de secteurs en-tiers dans le monde des affaires. S'appuyant sur des statistiques alar-mantes sur le « succès juif » (sans toutefois en indiquer les sources), il conclut : « Le Juif suit l'or et l'or le suit ». 230 La solution qu'il propose est d'acheter chez les nôtres, de parler toujours français et d'abroger la loi permettant aux observants du Sabbat de travailler le dimanche.

[166]Mais le thème majeur du rassemblement, « Politiciens et Juifs » est

traité par Laurendeau, le cerveau du mouvement :

Les Juifs ont convoqué, au commencement d'avril, une assemblée pour protester contre les prétendues persécutions d'Hitler contre leurs congé-nères. Je dis « prétendues », parce que des atrocités qu'on rapporte, rien n'est absolument prouvé. Il suffit de rappeler que toutes, ou presque, les agences de nouvelles sont entre les mains des Juifs.

(...)

Les Juifs, qui peuvent être et souvent sont de fait, de paisibles ci-toyens, ne représentent pas moins un rêve chimérique et dangereux qu'il faut à tout prix étouffer : le messianisme. Les Israélites aspirent — tout le monde sait cela — au jour heureux où leur race dominera le monde. Ils ne sont d'aucun peuple, mais ils sont de tous les pays.

(...)

La puissance israélite est internationale. Si hier elle a servi l'Alle-magne contre les Alliés, si demain elle aide la France contre l'Allemagne, c'est qu'elle y voit son propre intérêt.

230 Op. cit., n. 139, p. 46.

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Par la levée en masse de boucliers devant « l'oppression » hitlérienne — encore une fois, rien de cela n'est absolument prouvé —, par ces fusées multiples de protestation qui sillonnent le firmament de l'univers civilisé, on voit quelle unité existe chez ces troupes. (...)

Voilà les opprimés que nos hommes publics sont allés défendre. Telle est, aux yeux des observateurs les plus sagaces, la minorité internationale que nous avons attirée parmi nous. Grâces soient rendues à nos politi-ciens. 231

Ce réquisitoire qui reprend les grands thèmes antisémites de l'heure n'est pas l'oeuvre de quelconques plumitifs en mal de scandale. Les cinq jeunes gens qui en sont les auteurs comptent parmi les plus brillants de la nouvelle génération et leur leader marquera profondé-ment l'histoire politique du Québec par sa participation en 1942, avec Georges Pelletier, Maxime Raymond, J.-B. Prince, Gérard Filion et Jean Drapeau, à la fondation de la Ligue pour la défense du Canada et à celle du Bloc populaire canadien, avec l'appui encore de Maxime Raymond, Jean Drapeau et d'hommes [167] comme Philippe Hamel, René Chaloult, Paul Gouin, Michel Chartrand, tous profondément na-tionalistes, avec, souvent, une note d'antisémitisme. 232

Le contre-manifestation du Gésu en 1933 demeurera un sommet dans l'histoire de l'antisémitisme, non seulement québécois mais cana-

231 Op. cit., n. 139, pp. 55-56 et 62-63. Voir également LeDevoir, 2l avril 1933, p. 1.

232 Il faut signaler ici l'opposition d'une partie de l'intelligentsia québécoise française à cette poussée de nationalisme agressivement ethnocentrique. Au lendemain de la contre-manifestation du Gésù, Le Canada publiait, en tri-bune libre, le mise en garde d'un lecteur, P. Ferland, contre « l'esprit de clo-cher » et la « précipitation » des Jeune-Canada à gober la propagande nazie. Il fait état d'une déclaration du cardinal Verdier et du témoignage de l'écri-vain français René Pinon sur la persécution des Juifs en Allemagne. Ce der-nier écrivait dans l'Illustration de France : « Sur le Reich tout entier déferle actuellement la vague d'antisémitisme la plus violente qu'on n'ait jamais en-registrée depuis de longues années dans un État moderne ». Il parlait d'agressions « d'une barbarie révoltante, digne des pogroms russes ». Dans une note de la rédaction, le journal commentait la lettre en ces termes : « Ce que nous ne voulons pas, c'est qu'on implante dans le Canada français un na-tionalisme qui ne s'inspirerait que des animosités de race » (Le Canada, 25 avril 1933, p. 3).

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dien. Elle pose de sérieuses questions sur le type de formation que cette génération, par ailleurs d'une sincérité indiscutable, a reçue.

Commentant l'événement du 8 avril, l'abbé Lionel Groulx, sous le pseudonyme de Jacques Brassier, prenait la défense des Jeune-Canada en dénonçant notamment l'établissement au Québec « d'une véritable dictature commerciale juive, dictature que l'internationalisme d'Israël rend de création singulièrement facile et redoutable ». Il rappelait la dénonciation par un évêque autrichien de « l'internationalisme juif comme un des plus dangereux agents de dissolution morale et sociale à travers le monde ». Et d'ajouter :

Voilà, pour conclure, qui n'autorise assurément aucune forme d'antisé-mitisme, mais qui justifie une jeunesse clairvoyante et fière d'exhorter nos dirigeants à plus de dignité et de prudence, et peut-être aussi à moins de naïveté. 233

Jeune-Canada poursuivra sa campagne antisémite tout en se défen-dant d'être antisémite. Pendant des mois, André Laurendeau mènera une polémique, dans Le Devoir, avec H.M. Caiserman, un des fonda-teurs et secrétaire général du Congrès juif canadien. Toujours cette même insensibilité et cette intransigeance à l'égard des Juifs :

Vous êtes venus parmi nous, myopes, et votre affreux manque de tact, votre audace quand vous êtes forts et votre douceur envahissante quand vous êtes faibles vous coûteront cher aux jours du malheur. Vous devriez sentir l'exaspération que votre présence écrasante provoque partout et que les idéologues et les démagogues exploitent sans fin. Nous avons attaqué l'immigration insensée qui a amené au Canada des bouches inutiles, des étrangers (vous en êtes) qui n'essaient même pas de devenir cultivateurs ici, des fomenteurs de révolution sociale, qui ne s'assimilent à aucune race, qui deviennent un état dans l'état au nom de leur religion, de leurs intérêts et de leurs traditions.

(…)

233 Jacques Brassier, « Pour qu'on vive », L'Action nationale, juin 1933, p. 364-365.

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[168]Nous savons que vous ne pouvez tolérer même des plaisanteries inof-

fensives sur votre compte. Une histoire de malentendus et de « guérillas » vous a rendu sensibles. Nous respectons et nous comprenons la grande souffrance de votre race et nous savons ce qu'elle a fait à vos nerfs et à votre peau.

Mais, alors, si les coups vous font si mal, pourquoi les provoquez-vous ? Pourquoi ces attaques insidieuses contre ceux qui ne vous veulent aucun mal : pourquoi exciter leur hostilité ? Pourquoi transformer une lé-gitime défense en une intervention belliqueuse ?

Non. Portez votre deuil. Jeune-Canada n'est pas antisémite. Il ne veut pas supprimer l'élément juif. Il ne veut être que ce qu'il devrait être en toute loyauté et justice. 234

Il faudra la défaite et la mort de Hitler, les révélations de Nurem-berg sur les horreurs des camps d'extermination pour ouvrir les yeux de cette génération. Dans un article publié en 1963, dans le Magazine McLean, édition anglaise, celui que l'on retrouve à la direction de L'Action nationale d'abord, puis du Devoir, se repentira de ses aberra-tions. Voici ce qu'écrit, en 1963, André Laurendeau deuxième ma-nière, en évoquant l'année 1933 :

Que faisions-nous ici au Québec, alors que le Juif allemand prenait la route de l'exil ?

Je faisais partie d'un groupe de nationalistes, une bande de jeunes Turcs qui s'appelaient Jeune-Canada. À l'époque, les Juifs du monde entier protestaient contre la façon dont ils étaient traités en Allemagne. Ils ont te-nu une assemblée à Montréal à laquelle quelques politiciens participèrent, entre autres le Sénateur Dandurand. Nous avons donc organisé une contre-manifestation. Je puis me rappeler jusque dans le moindre détail ce qui nous avait amené à tenir chaque assemblée politique, excepté pour une en particulier que nous avions baptisée « Les politiciens et les Juifs ». Je me demande encore aujourd'hui qui ou qu'est-ce qui nous inspira cette idée. Mais nous l'avons tenu quand même, parce qu'un nuage d'antisémitisme

234 « Les « Jeune-Canada » et l'antisémitisme », Le Devoir, 30 janvier 1934, p. 2.

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avait pollué l'atmosphère. C'était la dépression, tout le monde était meurtri et chacun cherchait un bouc émissaire.

J'étais l'un des orateurs de cette assemblée et j'ai parlé beaucoup des politiciens et juste un peu des Juifs. Mais c'était encore trop. Car nos dis-cours étaient épouvantables. L'un [169] d'entre nous alla jusqu'à déclarer : « On ne peut pas piler sur la queue de cette chienne de juiverie en Alle-magne sans l'entendre japper au Canada ».

« Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu'ils font ». Et vraiment nous ne le savions pas. Les discours de jeunes gens de vingt ans reflètent les idées en circulation dans leur milieu. Et les idées qui circulaient n'étaient pas toujours bien claires ou bien belles.

Mais c'est précisément cela qui est effrayant. Prenons mes quatre amis, les orateurs de cette soirée. Ils étaient de gentils garçons, tous l'un après l'autre. Aucun d'entre eux, que je sache, n'a tourné bandit ou agace-Juif. Ils étaient sincères et ardents.

Dans le même temps que Hitler s'apprêtait à tuer 6,000,000 de Juifs, ils pouvaient parler sincèrement d'une « prétendue persécution » ou d'une « supposée persécution » en Allemagne, qu'ils opposaient au mauvais trai-tement, « très réel, par contraste », auquel étaient soumis, ici, les Cana-diens-français. Je me vois et je m'entends encore en train de braire avec les meilleurs d'entre eux, à cette assemblée, pendant que dans une autre partie du monde un Juif allemand, en acceptant de s'exiler, arrachait sa famille à la mort...

Combien y a-t-il de choses, aujourd'hui, que l'on refuse de croire et pourtant qui sont vraies ? Six millions de victimes n'ont pas déraciné l'an-tisémitisme. Il y a des jours où le progrès de la race humaine semble af-freusement lent. 235

235 André Laurendeau, « Why Keep Reminding Us That He's a Jew », Ma-clean Magazine, 1, 1963, p. 275.

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La riposte juive

L'offensive tous azimuts des réactionnaires Jeune-Canada devait être la goutte d'eau qui fera déborder le vase. Elle devait briser les der-nières résistances de la communauté juive, à Montréal et dans le reste du Canada, à un projet audacieux jusque-là resté en plan : la mise en marche du Congrès juif canadien.

La charge du jeune Laurendeau et de ses amis était sans précédents connus dans le monde « civilisé ». Ils avaient appuyé publiquement et de façon fracassante la répression antisémite de Hitler, tout en refu-sant aux victimes le droit d'organiser leur défense collective.

[170]La communauté montréalaise va se sentir particulièrement visée et

menacée. D'instinct, elle va puiser à son passé québécois pour trouver la parade adéquate à la menace que représente pour elle l'assemblée du Gésu. Cette parade n'est autre qu'un projet élaboré par un groupe d'idéologues démocrates et sionistes à l'effet d'établir des « congrès » juifs nationaux dans les pays où se trouve la diaspora. Ces « congrès » unifieraient sur une base démocratique les membres de la communau-té autour de questions et d'actions communes. Le nom et la formule de ces organismes s'inspirent du Congrès sioniste mondial tenu à Bâle en 1897 par Herzl qui rêvait d'unité nationale juive, rêve partout exalté par les idéalistes à travers le monde, et partout aussi combattu. À Montréal, les adeptes du projet ne cessaient d'y travailler, des nationa-listes activistes comme S. Schneour, Léon Chazanowitch, Yehuldah Kaufmann, Reuben Brainin, Loib Zuker, S. Belkin, H.M. Caiserman. La presse yiddish, le Canader Adler, le Folkszeitung, le Maccabéer, le Veg, proclamait inlassablement l'importance primordiale de l'unité juive, la mobilisation de la base, l'égalité universelle des droits. Cette poussée de l'esprit démocratique était contrée par les groupes d'in-fluence, par les mieux nantis qui refusaient cette égalité avec les dé-munis, les ignorants, les nouveaux arrivés, les bénéficiaires des ser-vices sociaux. La réaction était la même partout dans le monde. Aux États-Unis, on finira par mettre sur pied un « congrès », mais sans la participation démocratique de tous les intéressés.

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À vrai dire, il n'y a qu'au Canada que les leaders de la société im-migrante avaient pu jeter les bases, en 1919, d'un Congrès juif cana-dien vraiment représentatif. L'organisme avait inscrit à son palmarès un éventail impressionnant de réalisations et de luttes pour des causes chères à la communauté juive. Dès le départ, il avait appuyé l'idée et la réalisation d'un État juif en Israël, la formation du J.I.A.S. (Associa-tion d'aide aux immigrants), la défense des minorités juives d'Europe aux prises avec le fascisme, particulièrement en Pologne et en Alle-magne, l'entrée au pays d'un petit nombre, au moins, de réfugiés qui tentaient d'échapper à l'hitlérisme. Mais durant la période plus tran-quille des années [171] 1920, il s'avéra impossible d'assurer la perma-nence de ce Congrès.

Jusqu'à ce que surgissent, sur l'avant-scène canadienne, les Jeune-Canada. Le même comité qui avait organisé la première assemblée de protestation contre l'investiture de Hitler en 1933 décida aussitôt de prendre la défense des intérêts juifs. En deux mois, le dossier du Congrès juif au Canada, resté inactif pendant un quart de siècle, repre-nait vie et au début de 1934, dans le plus grand hôtel de Toronto, le Congrès juif canadien prenait la forme qu'on lui connaît aujourd'hui. L'initiative en revient d'abord aux chefs de file montréalais, le rabbin Harry J. Stern, Michael Garber, H.M. Caiserman, sans oublier une personnalité de premier plan, l'homme d'affaires Samuel Bronfman, dont l'adhésion aura été un facteur décisif dans la réactivation de l'or-ganisme. À ces noms, il faut ajouter ceux du rabbin M.N. Eisendrath et de A.B. Bennett, de Toronto, de même que celui de Ben Sheps, de Winnipeg.

Le Congrès a vécu les années d'avant-guerre avec leur manque tra-gique de ressources et l'approche du rouleau compresseur nazi et l'Ho-locauste à l'horizon. À partir de 1945, il sera en mesure de coordonner l'accueil de dizaines de milliers de réfugiés en provenance des camps de concentration hitlériens, de la Hongrie, des pays arabes, de l'Union Soviétique. Il reprendra également la lutte contre un nouvel antisémi-tisme, au Canada et sur la scène internationale. Il ne s'agit plus de conversions forcées, d'inquisitions et de progroms, mais rien de moins que l'anéantissement de millions de Juifs au Proche-Orient, menace entérinée, en 1974, par les Nations Unies en associant le sionisme au racisme.

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Résistance québécoise française à l'antisémitisme

Le première réaction du Québec français à l'antisémitisme des an-nées 30 ne devait pas venir de l'Église, et pour cause. Elle en était elle-même atteinte. Tout au plus voit-on poindre un début de mauvaise conscience, ne serait-ce que par la répugnance à se voir accoler l'éti-quette d'antisémite. Sans doute aussi pour éviter les ennuis avec le Va-tican. C'est ainsi que suite à la condamnation de l'Action française de [172] Maurras par Pie XI, en 1926, Lionel Groulx changera le nom de l'Action française en Action canadienne-française.

Quant à Henri Bourassa, il reviendra de son entrevue avec le pape transformé au point de défendre en Chambre les droits inaliénables des minorités, y compris ceux des Juifs. Mais il se verra interdire l'ac-cès du Devoir qu'il avait fondé et se fera démolir littéralement par une campagne de presse orchestrée contre lui et contre son grand-père, Louis-Joseph Papineau, cet esprit libéral qui, on se souvient, avait ap-puyé les Juifs dans leur lutte pour l'égalité devant la loi.

Paradoxalement, la riposte québécoise française à l'antisémitisme viendra d'abord des milieux anticléricaux. Olivar Asselin, dans Le Ca-nada, puis dans son journal L'Ordre (1934), Jean-Charles Harvey 236

dans L'Autorité puis Le Jour (1934) vont amorcer la contre-attaque. Les cibles : les sympathisants de l'hitlérisme au sein d'organisations nationalistes et l'antisémitisme sous toutes ses formes. Edmond Tur-cotte, directeur du Canada, se bat à leurs côtés, flanqué de journalistes comme Lucien Parizeau et Henri Girard. Le 21 mai 1934, ce dernier convie ses compatriotes, à devenir plus compétitifs face aux Juifs dont il relève les belles qualités. Partisan du libéralisme économique, il les presse de regarder les faits en face et d'accepter que des milliers d'Is-raélites soient Canadiens comme vous et moi. Il ajoute que

si nous avions le pouvoir de supprimer la concurrence des Juifs et des An-glo-Saxons, nous nous garderions bien de le faire par esprit de patriotisme.

236 On sait que son roman Les demi-civilisés avait été jugé immoral en 1934, ce qui avait amené sa démission du Soleil de Québec dont il était ré-dacteur en chef (Téboul, op. cit., n. 10, p. 177).

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Cette concurrence s'avère un merveilleux stimulant des énergies de notre peuple. 237

Autre fait non moins paradoxal : les jésuites qui avaient joué un rôle important dans le mouvement nationaliste des années 20 et 30, notamment par l'A.C.J.C, vont devenir les précurseurs dans l'Église québécoise de l'oecuménisme judéo-chrétien. La première rencontre judéo-chrétienne aura lieu en 1935, entre le rabbin Harry J. Stern et le jésuite Joseph Paré, alors préfet du Collège Sainte-Marie. 238 Ce dernier tentera de répandre ces idées nouvelles en invitant des laïcs catho-liques et quelques personnalités juives à prendre part à des discussions ouvertes. C'est ainsi [173] que le jeune scolastique jésuite Stéphane Valiquette commencera ses recherches en judaïsme qui le prépareront à des décennies d'oecuménisme judéo-chrétien au Québec. En 1935 également, André Laurendeau rejette l'antisémitisme du Goglu {Notre nationalisme, no 5). Sur la scène politique, Jean-François Pouliot, dé-puté de Témiscouata aux Communes, affirme la liberté des cultes au Canada devant la Société canadienne pour l'étude de l'histoire de l'Église canadienne.

C'est le début d'une ère nouvelle dans les relations entre Juifs et Québécois francophones. Non pas que les ansitémites aient désarmé. Cette même année 1935, le P. Forest, dominicain, s'oppose à l'école juive séparée, 239 tout comme l'année suivante circule dans les salles paroissiales et les collèges la parabole antisémite du Crédit Social que publiait Louis Éven, en 1938, sous le titre Salvation Island (L'île du Salut) et que répandent encore aujourd'hui les Pèlerins de Saint-Mi-chel de Rougemont, mieux connus sous le nom de « Bérets blancs ». 240

237 Le Canada, 21 mai 1934, p. 3.238 Voir plus bas, p. 4.21 ss.239 Revue dominicaine, op. cit., n. 9.240 Il s'agit de cinq naufragés canadiens qui abordent une île déserte. Ils ont

chacun un métier : menuiserie, agriculture, élevage, agronomie, prospection minière. Ils se mettent au travail et bientôt ils assurent leur subsistance. Un seul problème, ils n'ont pas d'argent. Sur ces entrefaites arrive un « réfugié d'Europe centrale », Oliver Gluckterlingmann. Étant banquier, on le prie de doter le groupe d'un système monétaire. Le prospecteur lui apporte de l'or qui servira de garantie au système. En fait, Oliver se hâte de l'enterrer en se-

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Mais un nouveau discours se fait entendre au Québec et les jeunes générations, formées dans les cadres de l'Action catholique spécialisée à la Pie XI, y sont sensibles. Il parle de responsabilité des laïcs dans l'Église, mais aussi de présence des chrétiens au monde, d'universalité du message évangélique. La religion n'est plus inféodée au nationa-lisme. Cette nouvelle jeunesse prépare la génération que l'on retrouve-ra, dans les années 60 et 70, dans toutes les sphères et aux postes clés de l'activité socio-politique du pays.

Dès 1937, l'antisémitisme est définitivement en perte de vitesse. À Rome, Pie XI publie Mit Brennender Sorge où il condamne le na-zisme et le fascisme. À Montréal, les rencontres judéo-chrétiennes se poursuivent.

En 1939, autre signe des temps. L'animateur d'un cercle d'études sociales d'Ottawa, le franciscain Gustave Bellemare, qui s'efforce de promouvoir autour de lui « plus de sympathie à l'égard des Juifs », écrit au secrétaire du Congrès juif canadien à Montréal pour lui signa-ler deux publications qui s'en prennent à l'antisémitisme. L'une est de Montréal : Message aux Aumôniers de la J.E.C. (Jeunesse Étudiante [174] Catholique) d'avril 1938, publiée par la Centrale jéciste de Montréal, l'autre est de Belgique : La Nouvelle Revue Théologique, de janvier 1938, publiée chez Casterman. Celle-ci contient un article du Jésuite Pierre Charles sur Les Protocoles des Sages de Sion, démon-trant qu'il s'agit d'un faux. « Je suis heureux, ajoute le religieux, de les signaler à votre attention pour le plus grand bien de la paix sociale et pour le plus grand bonheur et la plus grande tranquillité de votre peuple ». 241

cret et il distribue à la place des billets de 1 $, à demande, sauf qu'il réclame de chacun un intérêt. Après un certain temps, l'argent se fait rare chez les emprunteurs, alors que le banquier fait des affaires d'or. Il exulte. Il évoque Rothschild. Il rêve de dominer le monde. La parabole s'achève sur un coup de théâtre. Une caisse échouée sur la grève contient des publications du Cré-dit social. Les Canadiens comprennent qu'ils peuvent très bien se passer du banquier. Ils découvrent la preuve de la « fraude », le baril d'or contient en réalité des cailloux. Ils profitent du passage du prochain bateau pour ren-voyer le banquier au Canada. (Résumé d'une réédition de la plaquette en date de juin 1981 dans Michael Journal, à Rougemont, Québec, sous le titre « The Money Myth Explored »).

241 Lettre du 20 juin 1939, Archives du Congrès juif canadien, ZA 1939, juin.

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* * *

Avec le recul du temps et compte tenu du climat totalement diffé-rent que le pays connaît depuis 1945, la grande noirceur antisémite des années '30 apparaît comme un accès de paranoïa collective. De fait, une fois publiées les horreurs nazies et la réalité du génocide, la société québécoise va rejeter dans l'oubli les mythes et les fables d'avant-guerre, depuis les histoires incroyables de collusion des Juifs avec la franc-maçonnerie et le communisme jusqu'aux aberrations sur le Talmud et les Protocoles des Sages de Sion.

Il importe cependant, de ne pas oublier le caractère pathologique de l'antisémitisme et surtout de mesurer le danger qu'il représente pour les bases mêmes de la civilisation. Même une religion comme le chris-tianisme, qui proclame le primat de l'amour universel, ne parvient pas toujours, on l'a vu, à mater l'instinct de conservation des masses au bord de la panique. Particulièrement significatif, de ce point de vue, est le texte de l'abbé Edouard V. Lavergne, frère du grand Armand La-vergne, publié dans L'Action Catholique en 1921, au plus épais de la Grande Noirceur, pour mettre en garde contre l'antisémitisme. Il est intitulé paradoxalement « Haine aux Juifs ». De fait il oscille entre le commandement de l'amour et la réaction viscérale devant « l'enne-mi ».

« Haine aux Juifs »Un tel cri n'est pas chrétien. Il est impie (...)[175]

Ce n'est donc pas pour le mettre sur les lèvres des disciples de Jésus-Christ que nous dénonçons la conspiration juive contre la civilisation chré-tienne, mais pour éveiller nos frères dans la Foi, trop confiants et trop béa-tement charitables.

(...)

Qu'il faille aimer les Juifs, tous les Juifs, les bons et les mauvais, comme son prochain, d'un amour surnaturel, au point de leur vouloir du bien, et même de leur rendre service s'ils sont dans un besoin réel, c'est un devoir. Il n'est permis à aucun chrétien de s'en dispenser.

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Les Juifs — non pas tel ou tel Juif, mais les Juifs comme race — sont nos ennemis nés. Leur but est l'effacement du nom chrétien, fallut-il pour y atteindre, verser des flots de sang. De cela les preuves abondent, dont l'exposé n'est plus à faire. Ceux qui ont lu nos articles, « Les Protocoles », en savent quelque chose.

(...)

Non seulement on ne blesse pas la charité, mais on obéit à ses saintes lois, quand on avertit les siens du danger qu'ils courent, et qu'on leur crie : « Contre les Juifs qui vous haïssent, sachez vous protéger » (...)

Nous voulons bien que les Juifs ne soient pas esclaves, mais à la condition qu'ils ne travaillent pas à nous ployer sous leur joug. Nous vou-lons bien qu'ils aient de quoi manger et se vêtir, mais à la condition qu'ils ne se concertent pas pour nous enlever ce qui nous revient de pains et de vêtements. 242

Influencée par l'antisémitisme européen, celui de Maurras surtout, mais aussi celui d'auteurs comme Vries de Heekelingen, calviniste suisse converti au catholicisme, et l'évêque de Linz, Mgr Gfoellner, sans compter la propagande nazie qui filtrait dans la presse cana-dienne et nord-américaine, une grande partie de l'intelligentsia québé-coise française a donné tête baissée dans cette paranoïa. Seuls quelques grands noms, parmi lesquels des anticléricaux notoires, des hommes comme Bourassa, Harvey, Asselin, ont su garder la tête froide.

Fait rassurant qu'il faut rappeler ici, le monde de la politique à tous les niveaux, fédéral, provincial et municipal, a réagi généralement dans le sens du respect des droits [176] des minorités et du libéralisme politique et économique nord-américain. Des hommes comme Jean-François Pouliot, Alexandre Taschereau, T.D. Bouchard, Camilien Houde n'ont pas hésité à parler et à intervenir dans les questions les plus conflictuelles impliquant les Juifs, et cela en dépit, toujours, de la pression de l'appareil ecclésiastique et d'une certaine intelligentsia toujours prête à intervenir dans la presse et dans les coulisses de l'ad-ministration gouvernementale. Cette attitude des hommes politiques se situe au Québec dans la ligne d'une tradition de luttes constitution-

242 L'Action Catholique, 21 septembre 1921, p. 3.

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nelles pour la sauvegarde de ses droits humains. Elle a permis à la jeune communauté juive du Québec de traverser la crise antisémite des années 30 sans connaître les tragédies du Vieux Monde.

La grande mutilée de cette guerre ethno-culturelle demeure la com-munauté catholique et française du Québec. En ne dénonçant pas vi-goureusement, à la suite de Pie XI, l'asservissement maurassien de la religion au nationalisme, en se taisant devant l'escalade de violence verbale déclenchée par le nazisme d'Arcand et l'antisémitisme exacer-bé des Jeune-Canada et de la presse antisémite, l'Église catholique du Québec se coupait non seulement d'une partie encore lucide de l'intel-ligentsia locale, mais des grands courants de régénérescence en prove-nance de l'extérieur.

Globalement, les Québécois français de la première moitié du 20e siècle auront failli là où leurs pères, après 1760, avaient réussi : l'in-sertion de la communauté juive dans le courant vital de la société qué-bécoise, en conjonction harmonieuse avec le peuple « canadien » et le partenaire « anglais ». Adoptée par le secteur scolaire protestant et amenée par le fait même à s'intégrer dans une large mesure à la com-munauté anglophone du Québec, la jeunesse juive n'a pu, de concert avec l'élément majoritaire francophone, préparer les assises du Qué-bec contemporain.

Il faudra attendre le nouveau climat des années 50, et surtout l'arri-vée des Juifs francophones, pour renouer avec l'époque des Hart et des Joseph.

[NOTE. Les notes en fin de chapitre aux pages 177 à 186, ont été converties en notes de bas de page. JMT.]

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JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

Quatrième partie

LA RÉVOLUTION TRANQUILLEDES JUIFS QUÉBÉCOIS

1945-1976

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[188]

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[189]

1945-1976LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

DES JUIFS QUÉBÉCOIS

La guerre de 1939-45 n'a pas été qu'un gigantesque conflit armé, une tragédie est venue s'ajouter à la liste innombrable des malheurs de l'humanité. Elle a déclenché, à l'échelle de la planète, une révolution dont on n'a pas fini de découvrir les conséquences. La mort d'Hitler a libéré des forces jusque-là captives, depuis la réaction en chaîne des indépendances dans le « Tiers Monde » et les poussées égalitaires ou autonomistes des noirs et des autochtones, jusqu'aux grandes vagues de fond de la contre-culture, du féminisme et du questionnement reli-gieux. Pour les Juifs, elle a sonné le glas de l'antisémitisme tel que l'avait connu le monde d'avant-guerre. Elle a permis le rétablissement de l'État d'Israël, avec ses suites socio-économiques, politiques et culturelles, son impact aussi sur l'ensemble de la diaspora juive et sur l'humanité tout court.

Au Québec, comme ailleurs dans le monde, une nouvelle société va succéder à la civilisation yiddish, soudainement disparue et qui avait connu, pendant un demi-siècle, une sorte d'apogée. Voici com-ment deux contemporains, Joseph Baumholz et Saul Hayes, analysent cette mutation :

Les Juifs ont appris à vivre ensemble. Les 'nouveaux arrivés' d'il y a une décennie ont conjuré les facteurs de division en fondant le Congrès juif. La communauté a grandi au rythme des vagues successives d'immi-grants : les survivants de l'Holocauste, puis les Hongrois de 1956, les Nord-Africains, [190] les Israéliens, les Russes. Cette croissance en nombre, la réussite économique et la lutte contre l'antisémitisme ont fait

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grandir la renommée de la judaïcité montréalaise. Elle fait l'envie des Juifs du monde entier.

L'opposition s'est changée en opportunité. La gêne dont souffraient les petits marchands a disparue et leurs boutiques sont devenues des magasins à chaîne. Les vendeurs de vieux métaux livrent maintenant des matériaux de construction. Les peintres et les musiciens juifs de Montréal ont désor-mais accès aux places publiques du continent, à l'instar de leurs collègues architectes, constructeurs ou administrateurs. 243

Et Saul Hayes, le porte-parole de la communauté pendant quarante ans, résumait ainsi, devant les directeurs du Congrès, l'évolution des dernières décennies :

Nos effectifs ne sont pas les mêmes qu'il y a une génération. La majo-rité de nos gens est née au Canada. Elle prie des dieux familiaux qui ne sont pas les lares et les pénates de ses parents et grands-parents. Une forte proportion d'entre eux n'a pas 35 ans et le pourcentage de nos jeunes en-core au collège ou diplômés est plus élevé et de beaucoup qu'il ne l'a ja-mais été. 244

Une révolution culturelle

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Les causes de cette révolution dans le monde juif sont multiples et complexes. Elles ne sont pas particulières au Québec ni leurs consé-quences limitées au Canada. On peut en discerner quelques-unes.

Le dernier conflit mondial a pris, entre autres aspects, celui d'une guerre contre le racisme. Le monde a compris l'horreur de la discrimi-nation religieuse et raciale ; il a appris à quelles extrémités peuvent mener les gestes les plus innocents lorsqu'ils blessent la personne. Les sociétés libres ou libérées ont fait leur examen de conscience. Elles

243 Archives nationales du Congrès juif canadien.244 Ibid., n. 1.

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ont découvert de nombreuses formes d'esclavage qu'elles n'avaient pas perçues jusqu'alors.

La génération d'après-guerre a vécu l'abolition de ces oppressions, celles des femmes, des artistes, des enfants, des fous, des malades, des prisonniers, des Noirs, des homosexuels, [191] des coloniaux, celles des Juifs aussi et des nations privées de leur sol ancestral, comme Is-raël.

Le Québec, et particulièrement le Québec français, a, lui aussi, ré-examiné son histoire et les annales de ses libertés et de ses esclavages, comme le faisait à ce moment le reste du Canada et du monde entier. Ces réévaluations n'ont pas toujours été faciles. C'est le cas du virage économique, politique et religio-culturel qu'on a appelé la « Révolu-tion tranquille ». Le mouvement oecuménique et une nouvelle ecclé-siologie issue du Concile Vatican II ont littéralement bouleversé l'an-cien paysage religieux. Au chapitre de l'antisémitisme, par exemple, les Québécois français ont tourné le dos quasi unanimement à un siècle d'endoctrinement social, politique et ecclésiastique pour prendre rang parmi les sociétés les plus accueillantes aux Juifs. Soudain, toutes les campagnes et les activités antisémites ont cessé, sauf si elles étaient téléguidées de l'extérieur par les ennemis d'Israël. Presque d'un seul coup, (le coup en fait qui a anéanti l'hitlérisme), le Québec s'est ouvert au libre accès, pour les Juifs, à l'économie et à l'éducation.

À cette ouverture correspond l'apparition d'un type nouveau de Juif québécois, biographiquement différent de son père. Il est jeune, né au pays même quand il est fils d'immigrant, d'une québécité beaucoup plus marquée dans son physique et son comportement, par comparai-son avec certains traits européens propres à la génération précédente. Par dizaines de milliers, il a mené, pendant la guerre, une vie de cama-raderie avec les soldats canadiens-français et anglo-canadiens. Il est par conséquent moins « visible » et donne moins de prise à la discri-mination. Il est plus apte à entrer de plain pied, comme citoyen, dans tous les secteurs de la société.

La « visibilité » du Juif d'autrefois a souvent marqué l'histoire so-ciale du Québec. Depuis la migration des années 1880, il était demeu-ré longtemps, pour les deux « peuples fondateurs » le seul élément mi-noritaire « visible » du milieu québécois. Ce milieu ne comptait pas une forte communauté chinoise ou japonaise comme en Colombie-

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Britannique, ni des Européens de l'Est comme dans la Prairie cana-dienne, [192] ou des Noirs comme dans le Sud américain. Souvent seul de son espèce, il constituait le point de mire de toutes les peurs et de toutes les antipathies.

Avec le temps, d'autres groupes sont venus se joindre aux Juifs comme « néo-Canadiens », ce terme que les Québécois français ont pris du temps à accepter et qui renvoyait à la multiplicité culturelle. Graduellement les Juifs ont quitté l'avant-scène et le racisme a trouvé, au Québec, une nouvelle cible dans l'Haïtien, comme en Ontario l'In-dien asiatique (le « Paki ») et, à l'occasion, en Colombie-Britannique le Québécois francophone, lui-même perçu comme minorité « vi-sible ».

Dans ce nouveau contexte, l'expérience du jeune Juif des années cinquante sera plutôt celle des autres Canadiens. Il n'a pas connu la vie du Shtetl européen, ni l'antisémitisme tsariste. Son expérience se base plutôt sur l'histoire européenne de l'entre-deux-guerres et sur le témoignage des immigrants juifs de son temps, dont il partage la pers-pective mondiale. En somme, la vie yiddish ne lui est connue que par ouï-dire.

Par ailleurs, une évolution analogue est déjà en cours chez les im-migrants récents eux-mêmes. En Europe de l'Est, de grands change-ments sont aussi apparus. Le Shtetl a commencé à se désintégrer sous l'action des nouvelles dynamiques sociales. L'enseignement obliga-toire régi par l'État donne la préséance aux langues officielles du pays d'origine et relègue le yiddish à la périphérie de la culture.

Si bien que ces nouveaux arrivés ne partagent pas les sensibilités culturelles de leurs prédécesseurs des années 1880. Ils passent plus fa-cilement de leur milieu traditionnel à la société québécoise. Ils ne parlent que l'anglais à la maison. D'ailleurs l'anglais, dont l'attrait s'exerce même sur certains milieux québécois français, est devenu la langue courante des institutions juives, même de celles, comme le Congrès juif, que les yiddishisants avaient fondées pour des raisons idéologiques. Cette nouvelle génération va prendre sa place dans le Québec d'après-guerre et chacune de ses initiatives aura sa propre jus-tification et une histoire souvent [193] unique et tout à fait nouvelle par rapport à la société juive locale.

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Mais qu'ils soient Québécois de naissance ou d'immigration ré-cente, ces jeunes Juifs restent marqués, comme d'ailleurs l'humanité de leur époque, par deux événements majeurs : l'Holocauste et le réta-blissement de l'État d'Israël. En remettant en question les valeurs et la crédibilité du judaïsme, l'Holocauste a creusé un fossé entre la judaïci-té et ceux qui ne croient pas à l'élection divine du peuple hébreu ou qui n'y voient aucune raison impérative de l'aimer. Ceux qui nient l'Holocauste et ceux qui en minimisent l'importance portent la respon-sabilité d'une répétition possible de cette catastrophe. Et cette fois, une des cibles éventuelles ne serait autre que l'État d'Israël.

Le rétablissement de l'État d'Israël, dont la suppression remonte au début du 2e siècle, suscite chez le Juif un sentiment qui va bien au-de-là de la politique, de la religion, de l'autodéfense ou de la survivance à travers les luttes et les migrations. La foi renouvelée dans l'État d'Is-raël est devenue la fine pointe de son idéalisme religieux, au moment même où les formes originelles de sa tradition passaient par le lami-noir de la religion civile qui règne sur les sociétés contemporaines.

De sorte que, même pour ces jeunes Juifs, le fait qu'ils aient été té-moins de l'Holocauste et qu'ils se soient battus contre le nazisme n'a fait que les confirmer dans leur décision de dire non à l'assimilation et de rester dans la communauté juive. Cette décision a pesé lourd dans le choix de leur résidence après la démobilisation.

L'école juive d'aujourd'hui

Depuis les années 30, la question de l'école publique juive était au point mort. Les enfants juifs continuaient de fréquenter les écoles pro-testantes, sans droit de regard, pour leurs parents, sur ce qui se passait en classe.

La communauté allait cependant trouver le moyen d'en sortir par l'école privée. Dès 1911, elle met au point un système d'écoles mo-dernes populaires, plutôt laïques, les [194] Jewish Peretz ou People's Schools, qui servira de modèle éventuellement à l'ensemble de la dia-spora nord-américaine. Mais c'est au Québec, en raison de la coopéra-tion du gouvernement provincial et de la population, que le système marchera le mieux.

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L'initiative en revient à une poignée d'hommes, tels Shloimeh Wi-seman, Moishe Dickstein, Samson Dunsky. S'inspirant de la formule de l'école paroissiale des catholiques américains, ils mettent sur pied, à leurs frais, des écoles offrant un double programme, celui de l'État combiné avec leur propre cours de culture juive, le tout à l'intérieur du même horaire que celui des écoles publiques. Solution audacieuse et qui taxe doublement et les écoliers et les parents, mais davantage en-core les enseignants qui sont mal payés et souvent ne le sont pas du tout, alors qu'on traverse une période de pauvreté généralisée. Pour-tant la réussite ne se fait pas attendre et la formule se répand de Mont-réal au reste du Canada et jusqu'aux États-Unis.

Dès le départ, la proportion d'enfants de la communauté montréa-laise à fréquenter ces écoles sera très élevée par rapport aux autres communautés juives du continent. La qualité des programmes et de l'enseignement qu'on y offre sera reconnue par les autorités scolaires protestantes. C'est ainsi qu'en cas de transfert, les écoliers juifs seront acceptés à part entière à l'école protestante.

Aux États-Unis, cette formule demeurera très onéreuse et hors de portée des petites bourses, étant donné la double taxe scolaire, obliga-toire pour l'école publique, volontaire pour l'école privée.

Au Québec, il faudra attendre trente ans, jusqu'à l'après-guerre, pour que les yeux s'ouvrent sur une situation techniquement légale, mais en réalité profondément injuste. Tout va s'arranger d'une façon pragmatique. Les protestants avaient refusé aux Juifs l'accès légal aux instances administratives de leur commission scolaire. Ils y voyaient un danger pour la confessionnalité et plus spécifiquement pour le ca-ractère protestant de leurs écoles. Ils finiront toutefois par accepter, en 1965, la participation d'un Juif, S. Godinsky, comme membre associé de la commission scolaire. Puis, [195] quelques Juifs poseront leur candidature aux élections scolaires des banlieues montréalaises et se-ront élus. Ils siégeront sur les conseils sans que le ciel ne tombe sur la tête de personne.

La question financière finira, elle aussi, par se poser. Les contri-buables juifs participaient déjà au financement de l'école publique et souvent davantage, proportionnellement, que leurs collègues chré-tiens. Ils devaient en plus maintenir à grands frais leurs propres écoles, alors qu'on y enseignait les mêmes matières que dans les

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écoles protestantes. Le nouveau climat aidant, le gouvernement qué-bécois va se montrer sensible à leurs doléances et, vers la fin des an-nées 60, il autorisera les écoles protestantes à contribuer au finance-ment des écoles juives.

Par la suite, les autorités provinciales assumeront directement les coûts de la formation générale des élèves dans les écoles juives, au même titre que dans les autres écoles privées du Québec. De ce point de vue, l'école juive d'aujourd'hui, au Québec, jouit d'un statut d'auto-nomie administrative unique dans l'histoire de la diaspora et qui n'est surpassé qu'en Israël.

Pour comprendre le caractère tout à fait remarquable de cette évo-lution, il faut se rappeler le point de départ, alors que la première com-munauté montréalaise, celle d'avant 1880, n'attachait pas la même im-portance à l'éducation juive et ne la transmettait pas avec le même zèle que les immigrants de l'Est européen pour qui l'éducation tradition-nelle constituait la base de la religion du Shtetl. D'où les luttes que s'étaient livrées, au début du siècle, les héritiers des deux groupes. L’establishment du West End, soucieux d'éviter la ségrégation à leurs enfants, favorisaient l'école publique, alors que la communauté yid-dish luttait pour une éducation exclusivement juive, dirigée par ses propres membres et reconnue par la loi.

Mais avec la révolution de l'après-guerre s'est posée la question de savoir comment la nouvelle génération, devenue à son tour Y esta-blishment, réglerait la question de la formation de ses enfants. On sait maintenant qu'elle devait opter, [196] finalement, pour une solution qui rejoint, dans l'essentiel, la position traditionnelle : préparer l'enfant à sa vie québécoise comme Juif, c'est-à-dire en lui assurant une éduca-tion juive tout en ne négligeant pas son éducation québécoise. Il re-trouvera à son école les programmes de l'école publique en anglais, en français, en sciences et en arts.

En dépit de son coût élevé, ce type d'école est fréquenté par une très grande proportion des enfants juifs. Il existe aujourd'hui une ving-taine de ces « écoles du jour », les unes anglophones, les autres fran-cophones. Ces écoles sont très diversifiées, à l'élémentaire comme au secondaire, et présentent toute la gamme des observances religieuses. Certaines sont hassidiques, d'autres mitnagdiques (« dissidentes »). Les unes sont affiliées aux synagogues, les autres sont autonomes.

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Dans quelques-unes on donne des cours de yiddish, dans d'autres, l'en-seignement religieux est de rigueur. À ces écoles il faut ajouter une vingtaine d'autres qui donnent, l'après-midi, des cours de formation juive aux enfants de la communauté intégrés au réseau protestant.

De l'avis de Monette Amouyal et d'Edmond Elbaz, « l'ensemble des écoles juives jouent (...) officieusement le rôle de « commissions scolaires juives » ». 245 Dès le départ, elles ont été en fait indépen-dantes. Elles étaient l'oeuvre préférée de leurs initiateurs et, avec le temps, elles sont devenues l'affaire de toute la communauté. Grâce à la coopération de ces écoles privées, le Conseil juif d'éducation du Grand Montréal a pu déborder le cadre de ses fonctions de coordina-tion et de représentation. Nombreuses sont les institutions qui té-moignent de l'intérêt de la communauté juive pour l'éducation : entre autres, la bibliothèque, le Comité communautaire pour la Recherche, l'Educational Resource Centre, institutions qui ne sont pas inconnues des Québécois.

Du yiddish à l'anglais... et au français

Pendant que s'affirme la victoire de l'école juive, une autre bataille, ou plutôt un combat d'arrière-garde, va se livrer sur le front de la langue.

[197]Pas plus que les autres communautés du Québec, y compris, dans

une large mesure, la communauté francophone, la société juive n'échappe à l'attrait de l'anglais. Mais tant que les immigrants de l'Eu-rope de l'Est en constitueront la vaste majorité, le yiddish restera la langue de la communauté.

Avec la montée des générations nées au Québec, la proportion des yiddishisants va tomber, de 95% qu'elle était vers 1880, à 25% en 1950. Cette baisse coïncide, dans la communauté juive avec l'amorce de sa Révolution tranquille, dont les conséquences vont se faire sentir de façon totale et subite. Tout change, les chefs et les porte-parole de la communauté, les idées, les intérêts, les techniques de communica-

245 Le Devoir, 24 août 1984, cahier 3, p. VII.

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tion, les stratégies, les politiciens, la religion, la littérature, la presse, le taux des naissances, les carrières, l'économie, les quartiers résiden-tiels.

Inexorablement, l'anglais devient la langue courante des institu-tions juives, même celles qui avaient été fondées, comme c'est le cas du Congrès juif canadien, par des yiddishisants par idéologie. Avec le vieillissement ou le décès de quelques grands écrivains de renommée mondiale, comme Segal, Rabinowitch, Zlotnick, Dunsky, Rawitch, Husid et Rachel Korn, avec aussi la disparition du Canader Adler en tant que quotidien, la littérature yiddish québécoise devient mori-bonde. Elle ne vit plus que sur les lèvres des anciens dans les centres d'achat de la rue Van Horne et à l'occasion de séminaires traditionnels. Sans doute, les valeurs culturelles et longtemps ignorées de cette langue sont-elles maintenant reconnues. Les Universités de Montréal et de McGill offrent des cours de langue et de littérature yiddish et la littérature yiddish est considérée comme l'une des trois branches de la littérature canadienne, aux côtés de l'anglaise et de la française. Et pourtant, il se donne plus de cours d'araméen que de yiddish dans les yeshivoth talmudiques, signe qui ne trompe pas du recul subi par la langue du Shtetl dans la communauté montréalaise d'aujourd'hui.

On peut dire en somme que, chez les Ashkénazes, l'anglais a rem-placé, en fait, et ce depuis les années 40, le yiddish comme langue lit-téraire. La créativité artistique a trouvé son [198] expression et un pu-blic nouveau, celui du monde anglophone, dans les oeuvres d'un Abraham Klein, d'un Léonard Cohen, d'une Adèle Wiseman, d'un Ir-ving Layton, d'un Mordecai Richler.

Quand on examine de plus près le phénomène de la littérature juive anglophone, on note que ces premiers écrivains anglophones, tous montréalais, apparaissent comme héritiers, du point de vue de la matu-rité littéraire, des grands poètes yiddish. Ils s'en rapprochent par les sujets qu'ils traitent, les idéaux qu'ils poursuivent, leur vision sociale. Ceux qui succéderont à ces pionniers anglophones n'auront pas, en gé-néral, la même envergure. Il semble leur manquer la formation et le raffinement de leurs devanciers, comme s'ils devaient recommencer à neuf.

Fait à noter, les premiers maîtres de tradition yiddish ne fréquen-taient pas les écoles occidentales. Ils étaient autodidactes. Alors que

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leurs successeurs ont bénéficié des meilleures écoles modernes. Ils sont devenus souvent des universitaires attitrés, des communicateurs professionnels. Indication, entre autres, d'un renouveau sans aucun doute prometteur.

Plus récemment, le français est également apparu dans la littérature juive québécoise avec un romancier comme Naïm Kattan. Originaire d'Iraq, Naïm Kattan est un des premiers juifs francophones à immigrer au Québec. Avec lui s'ouvre un nouveau chapitre de la littérature qué-bécoise. Pour la première fois de son histoire, le lecteur québécois français qui ne connaît ni les langues juives (yiddish, hébreu, ara-méen) ni l'anglais peut entrer en contact intime avec la communauté juive qui partage sa destinée.

L'émancipation économique

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Toujours dans le prolongement de l'après-guerre et de son cortège de libérations — fin de la guerre et de la terreur nazie, recul du conservatisme, feu vert aux idées nouvelles, l'antisémitisme démas-qué, les emplois ouverts à tous de même que l'accès aux écoles, l'éga-lité enfin reconnue des droits et libertés de la personne — le jeune Juif québécois, [199] comme les autres Québécois de son époque, va pou-voir donner libre cours à ses talents, ses ambitions, ses connaissances.

Cet élan et cette réussite ne sont pas l'effet du hasard. Jusqu'ici, la communauté juive s'était trouvée confinée par le monde des affaires au ghetto socio-économique de l'industrie du vêtement et des petits commerces. La fin de la guerre vient tout changer. C'est l'effondre-ment des barricades qui lui interdisaient l'accès aux professions, aux couches supérieures de l'économie et ultimement à la politique.

Les Juifs de la génération post-hitlérienne peuvent se dire Québé-cois de naissance. Ils sont proportionnellement les plus bilingues de tous les Québécois. Ils sont même de plus en plus familiers avec les traditions francophones. Un grand nombre d'entre eux va profiter des portes qui s'ouvrent pour s'engager hors des sentiers battus. Ils abordent désormais d'autres carrières que celles du commerce et des affaires, préférant volontiers une maîtrise ou un doctorat à la direction

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des compagnies établies par leurs pères. Ils opteront pour le service social, les professions libérales, la carrière de cadres dans les grandes compagnies et même la fonction publique. Leur formation universi-taire leur permet d'aller bien au-delà des rêves de leurs pères et d'abor-der des domaines jusque-là inaccessibles comme le génie, la re-cherche, la métallurgie, l'assurance, l'administration, le transport.

Parallèlement, les secteurs traditionnels de la communauté, le vête-ment et les commerces, connaissent une mutation analogue. Le prolé-tariat juif cède la place à un prolétariat d'immigrants italiens, grecs, portugais. On voit des petits propriétaires de magasins et de boutiques devenir gérants de grandes entreprises : de nouvelles raisons sociales prennent la vedette dans l'horizon québécois. On dit de plus en plus Steinberg et Pascal.

Ainsi la soif millénaire du Juif pour l'étude, jadis limitée à la reli-gion et aux intérêts de la communauté, trouve aujourd'hui son expres-sion dans la fréquentation grandissante, attestée par les statistiques, des bibliothèques, des collèges et des universités. Qu'il soit étudiant, professeur ou [200] administrateur, on le retrouve à tous les niveaux de la recherche, parmi les juges, les éditeurs, les cadres, les experts en communications, les journalistes, au Sénat, à la présidence de partis politiques. Pour ne citer que quelques noms, signalons Bora Laskin, du Congrès juif à Windsor, juge en chef de la Cour suprême ; David Lewis du C.C.F. ; le juge Maxwell Cohen de la Cour de justice de Montréal ; le constitutionaliste Herbert Marx, homme d'affaires et professeur de droit à l'université de Montréal ; le docteur Victor Gold-bloom qui siégea au Conseil des ministres du Québec ; le juge Alan B. Gold, juge en chef de la Cour supérieure du Québec.

Est-il besoin de souligner le stimulant qu'apporte à la société qué-bécoise cette injection de pluralisme culturel dans ses structures éco-nomiques, politiques et culturelles ?

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Le syndicalisme

Cette émancipation économique de toute une génération ne s'ex-plique pas uniquement par une conjoncture historique favorable, ni même par cette passion traditionnelle du Juif pour l'éducation et le sa-voir. Il faut remonter à l'effort gigantesque des immigrants du Shtetl pour sortir de leur misère, à la foule anonyme des prolétaires des sweat shops, des petits commerçants et des artisans, de tous ceux qui ont vécu dans les trappes de la pauvreté bien connues des sociologues et que l'on retrouve dans les ghettos noirs, hispaniques et autres d'Amérique du Nord.

Les chercheurs qui ont examiné de près l'économie de la société juive contemporaine ont noté la performance de ses travailleurs dans le champ des industries qu'ils ont créées, de même que l'accession de ses journaliers à des fonctions plus spécialisées, souvent même à des postes d'administrateurs ou de gestionnaires, jusqu'au statut d'em-ployeurs et de propriétaires ; en somme, la montée graduelle de ces fils du ghetto juif montréalais en termes de revenu per capita.

On peut se demander si cette montée économique n'a pas été, au fond, plutôt qu'un enrichissement, un appauvrissement [201] culturel, du fait surtout qu'elle s'est faite au prix de la perte du yiddish et de la qualité de vie de l'ancienne société immigrante.

De fait, la Révolution tranquille a emporté dans son tourbillon ce qui restait de cette dynamique socioculturelle et des structures syndi-cales qui l'alimentaient. Les fils canadianisés des vieux activistes du Shtetl ont adopté un autre style, d'autres idéaux et une autre esthé-tique, d'autres stratégies de communication. Et les anciens débats idéologiques sont devenus démodés.

La rupture de la société d'après-guerre avec son passé n'a pas été complète, cependant. La pauvreté des aînés en demeure l'un des ves-tiges les plus éloquents et la prospérité de la jeune génération ne l'a pas abolie, pas plus chez les Juifs que dans les autres communautés. Ce serait perpétuer une erreur tenace que de croire qu'il n'y a pas de pauvres dans la communauté juive ou que leur nombre a diminué. Cette société vieillit rapidement et les organismes de bien-être juifs

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sont toujours débordés par le grand nombre des nécessiteux. Au terme d'une enquête sur la pauvreté à Montréal menée en 1970, 246 un socio-logue de l'Université McGill, Jacques Torczyner, concluait que 25% de la population juive vivait sous le seuil de pauvreté. Il a montré que cette population est caractérisée par des problèmes sociaux particuliè-rement graves : ils sont le plus souvent âgés, malades et incapables de contribuer à l'économie. Lui-même a mis sur pied, en 1974, une insti-tution d'entraide pour les démunis, qu'il a appelée « Genèse », afin de minimiser les conséquences de leur situation.

L'autre question est de savoir quelle est la situation actuelle de la communauté juive dans la société québécoise. Comparée à ce qu'elle était au tournant du siècle, elle donne tous les signes d'une présence de plus en plus acceptée y compris dans le milieu francophone. Il n'y a qu'à se rappeler la résistance traditionnelle du vieil establishment « Wasp » canadien à l'accession des jeunes dynasties juives (comme d'ailleurs des dynasties canadiennes-françaises) au cercle très sélect des grands administrateurs et des banquiers. Le cas des Bronfman en est un bon exemple. Peter C. Newman, [202] dans son livre sur L'esta-blishment canadien : ceux qui détiennent le pouvoir raconte comment Samuel Bronfman, l'un des précurseurs de l'establishment financier juif, n'a jamais été admis au Mount Royal Club de Montréal. Ce n'est qu'en 1970 que son fils, Charles, a pu y faire son entrée. 247

Encore en 1964, le Rideau Club d'Ottawa refusait l'entrée à deux candidats parce qu'ils étaient juifs. Le gouverneur de la Banque du Ca-nada, Louis Rasminski, avec quatre autres membres éminents de la communauté juive, a dû intervenir pour qu'un changement soit appor-té aux règles d'admission. 248

246 Jacques Torczyner, Client and Community Needs : How They Can Be Better Met, Montréal, Ville-Marie Social Service Centre, fév. 1974.

247 Peter C. Newman, L'establishment canadien. T. I. Ceux gui détiennent le pouvoir, trad. par M.-Catherine Laduré, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 1981. Comme lui confiait Charles Bronfman : « C'est pathétique, lorsque vous y pensez, de réaliser que mon père fut le premier administrateur juif de la Banque de Montréal. Je veux dire que c'est presque incroyable. Et puis vous avez eu tous ces administrateurs canadiens-français. Vraiment, tout ce-la est en train de changer et de changer en bien » (p. 222).

248 Les grands clubs de l'Ouest canadien ont mis encore plus temps à s'ou-vrir. Ainsi, le Manitoba Club n'admit son premier membre juif, Gerry Li-bling, qu'en 1972.

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En contexte québécois, cette ouverture à la communauté juive si-gnifie qu'elle n'est plus perçue dans le public comme un élément étranger ou simplement nouveau. Le Juif, qu'il soit voisin, commer-çant ou professionnel, fait désormais partie du paysage et les grandes firmes qu'il a fondées, comme Seagram, Steinberg, Pascal, sont deve-nues pratiquement des monuments nationaux. Il est difficile d'imagi-ner le Québec sans ces institutions.

La nouvelle géographie de la communauté

La même révolution qui avait ouvert, dans le Québec d'après-guerre, des perspectives insoupçonnées à tant de gagne-petit et d'im-migrants, va permettre à la communauté juive une mobilité sans pré-cédent.

À l'époque de sa migration, le peuple du Shtetl s'était regroupé dans les quartiers « ghettos » traditionnels, le long du boulevard Saint-Laurent. Il l'avait fait moitié par peur, moitié parce qu'il travaillait dans les mêmes manufactures, et, pour l'ensemble, parce qu'il avait besoin des mêmes services sociaux. Avec l'arrêt de la construction pendant la crise et les années de guerre, il avait dû se contenter de maisons vieillies qui prenaient souvent l'allure de taudis. Survint la défaite du nazisme. C'était la fin du confinement et de l'hostilité ou-verte des Québécois. La communauté pouvait enfin se construire des maisons neuves. Elle avait accès aux nouveaux quartiers, aux belles rues, aux langues majoritaires, au travail hors des secteurs habituels.

[203]À quel prix cette génération de la relève va-t-elle entreprendre sa

soudaine ascension économique, cet embourgeoisement sous le signe des conventions sociales nouvelles ? Au prix du dynamisme que lui avait transmis la génération précédente ? Au prix de l'hétérogénéité haute en couleurs du premier ghetto ? Ou encore au prix de la dissolu-tion dans le grand tout montréalais ? Ces jeunes qui déménagent parce qu'ils gagnent davantage, qui se font de nouveaux amis, qui s'éloignent des institutions, des familles et de l'influence de leur quar-tier d'origine, serait-ce pour eux le début de l'assimilation , la dispari-tion à brève échéance du peuple juif dans cette région du monde ?

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Fait à la fois surprenant et rassurant, il n'en sera rien. Cette nou-velle génération va trouver moyen sans pouvoir l'expliquer, à son tour, de ne pas se disperser ni s'assimiler. Dans la plus pure tradition juive, elle va continuer à se regrouper par quartiers, autour de ses institu-tions. C'est ainsi que ses pères avaient pu lui transmettre l'héritage re-ligio-culturel de la communauté, et dans des conditions autrement plus difficiles. Cette volonté de continuité avait inspiré toutes les activités de leur vie familiale, tous leurs efforts pour assurer l'éducation à leurs enfants. Ceux-ci passaient leur jeunesse dans l'ambiance du quartier juif, étroitement liés à la communauté par divers facteurs, externes et internes, qui assuraient la cohésion dans l'espace et le temps : géogra-phie, morphologie sociale, vie de famille intense, occupation com-mune des pères et des fils, même niveau de vie qui garde les familles dans le même secteur socio-économique.

Au tournant du siècle, les familles juives s'entassent le long de cer-taines rues, mais ces quartiers ne sont pas statiques pour autant. La communauté yiddish va monter vers le Nord, dans l'axe du boulevard Saint-Laurent. La crise économique des années 30, qui s'accompagne d'un double arrêt de la construction et de l'immigration juive, va geler cette progression au moment où les Juifs entrent dans Outremont. La pause durera vingt ans.

Les années 1950 redonnent à la morphologie de Montréal sa mobi-lité. Biochimie urbaine, aussi ancienne que les [204] villes elles-mêmes, qui va prendre pour la communauté juive une importance vi-tale.

On verra la colonne du peuple ashkénase, jusque-là enserrée entre l'avenue du Parc et la rue Saint-Denis, faire sauter au nord le verrou de la rue Mont-Royal, pour amorcer un virage en direction de l'Ouest, vers Outremont et, par Van Horne et le Chemin de la Côte-Sainte-Ca-therine, vers Snowdon, et Hamstead, Notre-Dame-de-Grâce, Montréal Ouest, jusqu'au West Island ; ou remontant vers le Nord, gagner le boulevard des Laurentides, Ville Saint-Laurent et se répandre dans toute cette région du Grand Montréal.

Mais cette fois, les « ghettos » naissent spontanément. Ils sont de-venus les agglomérations d'un nouveau judaïsme, le judaïsme post-hit-lérien. Ils marquent l'apparition d'une classe moyenne et d'une classe supérieure chez les héritiers de la grande migration.

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On construit partout. Aucune réaction discriminatoire. Aucune me-nace. Mais alors, on se demande quelle force gravitationnelle va main-tenir ensemble cette constellation en expansion ? Pourquoi et com-ment saura-t-elle garder sa cohésion d'autrefois, malgré les résidences éloignées et les espaces verts ?

Par delà les questions d'urbanisme et de sociologie, peut-être la ré-ponse gît-elle dans la foi de ce peuple en la promesse jadis donnée à Abraham d'une survie de sa postérité dans les âges à venir. Quand la définition du judaïsme s'estompe, quand la forme et la place de sa reli-gion deviennent incertaines et sont remises en question au sein du « peuple élu », alors le peuple affirme son identité et sa fidélité aux origines par des actions concrètes, que ce soit un accroissement démo-graphique exceptionnel comme en Europe de l'Est entre 1850 et 1939, une transhumance urbaine ou une migration. Il affirme sa volonté d'être ensemble, de vivre ensemble, unifié par une anthropologie et une sociologie communes.

La profondeur de cette définition du judaïsme ne lui vient pas de ses théologiens mais du consensus instinctif du peuple. À preuve l'im-portance que prend la coutume (minhag) [205] dans la législation du Talmud et de la Halachah. Encore aujourd'hui, le mode de vie du Juif québécois révèle à lui seul la pression énorme qu'exerce sur son com-portement le voisinage, depuis la politique jusqu'à la façon de se nour-rir.

Aussi difficile qu'il soit à expliquer, un fait demeure : le peuple hé-braïque veut survivre et, pour ce faire, il devra se définir désormais par tout un ensemble de nouveaux paramètres. Pour les générations futures comme pour leurs pères, l'essentiel, c'est la continuité de la communauté. Ses anciens quartiers appartiennent à l'histoire de la culture urbaine de Montréal.

Ils ont connu la détérioration et la rénovation. Ils sont devenus le foyer d'autres communautés ethno-culturelles. Pour les Juifs québé-cois, ils demeurent le lieu sacré de leurs racines, comme pour les Noirs américains certaines villes du Sud des États-Unis. C'est dans ces ruelles de l'ancien quartier yiddish, chargées de nostalgie, qu'ont été tournés des films comme Lies My Father Told Me et The Apprentice-ship of Duddy Kravitz, ou que des livres comme l'autobiographie de A.M. Klein ont été écrits. On retourne à l'ancien site de l'Institut Ba-

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ron de Hirsch, qui fait maintenant partie du quartier chinois. 249 On re-découvre les vieilles synagogues, témoins des traditions d'étude tal-mudiques et d'une piété inoubliable, la Bibliothèque juive, foyer de la grande culture yiddish, les écoles où s'est formé l'esprit des grands-pères et des grands-mères d'aujourd'hui, le foyer d'hébergement des vieillards, précurseur de l'actuel Centre hospitalier Maimonide, les boutiques où travaillaient des petites gens devenues de grands hommes d'affaires et les parents affectionnés de la présente généra-tion, ou encore les premiers restaurants de smoked meat à la roumaine. Ici ce sont les demeures familiales des Caiserman, des Klein et des rabbins Rosenberg, Cohen, Petrushko ; là, le sous-sol où s'imprimait l’Adler, les salles où se tenaient les assemblées sionistes, les rues où ont vécu les Richler, les Segal, les Yelin ou Ted Allen et son cheval Ferdele.

Souvenirs à la fois aimés et refoulés dans un autre niveau de la conscience, loin de la vie et de la pensée d'aujourd'hui, [206] dans les voûtes de l'archéologie culturelle, à la manière des cours de yiddish des universités nord-américaines.

Au terme de sa migration géographique et sociale, le Juif contem-porain a rejeté la pauvreté d'autrefois, les luttes idéologiques, le syndi-calisme et le socialisme que ses pères voulaient traduire en termes de vie courante.

249 L'Institut a déménagé, en 1902, au 2040 rue Bleury, aujourd'hui rempla-cé par une gare de métro.

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L'Église et la Synagogue au Québec

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Malgré leurs millénaires d'histoire commune et l'éventail unique de leurs affinités, Juifs et chrétiens ont vécu un malentendu qui s'est avé-ré tragique. Au Québec comme ailleurs, mais pour des raisons particu-lières, l'Église et la Synagogue ont longtemps coexisté dans un isole-ment farouche, l'une en face de l'autre.

Seule à occuper l'espace religieux au temps du Régime français, l'Église catholique a gardé, après 1760, sa place exclusive auprès des « Canadiens », doublement coupés qu'ils étaient de leurs nouveaux maîtres par la confessionnalité et par la langue. De son côté, la com-munauté juive, en s'associant dès le départ au milieu anglo-protestant, avait grandi, elle aussi, dans l'isolement religieux et socio-culturel par rapport à la communauté franco-catholique. Ce fossé s'est encore élar-gi avec l'arrivée des immigrants du Shtetl fuyant les pressions multi-formes des peuples de l'Europe orientale et retranchés dans leur culture yiddish. Quand viendra s'ajouter le malentendu abyssal de l'an-tisémitisme, ce sera la rupture complète entre deux communautés à qui l'histoire réservait un devenir commun.

Il faut se rappeler que si les relations entre Juifs et francophones du Québec se sont envenimées à ce point, ce n'est pas dû au gouverne-ment du Québec et à ses politiques officielles. Le statut juridique des Juifs québécois, très en avance dès le départ sur les autres législations occidentales, n'a jamais été révoqué. Quand les avancées dans ce do-maine ont été contrées, elles l'ont été, en général, non pas par les poli-ticiens, mais par les intellectuels dont les chefs de file étaient des gens d'Église. Autrement dit, l'antisémitisme québécois a été avant tout une croisade d'ecclésiastiques.

[207]Sans doute, la migration yiddish a-t-elle exercé sur la population

locale une pression socioéconomique qui ne pouvait pas ne pas créer des remous. Il est toutefois significatif que ce soit avant tout l'Église

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catholique qui ait canalisé la réaction québécoise française dans le sens d'un antisémitisme d'une particulière virulence.

On peut avancer l'hypothèse que cet antisémitisme se nourrissait de l'ultramontanisme qui affirmait l'exclusivité des droits de l'Église dans les pays de tradition catholique. Au Québec, ce mouvement rejoignait les racines profondes du nouveau nationalisme des francophones, eux qui se voyaient toujours comme formant un peuple monolithique, français de langue et catholique de religion, dans un pays où protes-tants et Juifs n'avaient pas droit à la convivance, et ce depuis la pre-mière occupation sur les rives du Saint-Laurent.

L'initiative d'un jeune jésuite

Et pourtant, paradoxalement même, c'est de l'Église catholique, au plus épais de la grande noirceur des années 30, que devait sortir le premier rayon d'espoir pour l'avenir des relations judéo-chrétiennes au Québec et peut-être dans le monde. Celui qui devait poser l'amorce de ce dialogue était un jeune jésuite encore étudiant en théologie. Son nom : Stéphane Valiquette. Il connaissait les Juifs pour être né dans leur quartier. Il avait joué et s'était bagarré avec eux. La chance du père Valiquette, c'est d'avoir pu compter sur l'appui, ou plutôt sur la complicité d'un aîné, le père Joseph Paré du Collège Sainte-Marie. Celui-ci avait fait la connaissance, lors d'une traversée transatlantique, d'une personnalité juive de premier plan, le rabbin Harry J. Stern du Temple Emanu-El de Westmount. Poussé par le désir de mieux connaître le judaïsme et muni des autorisations nécessaires, le jeune Valiquette est venu frapper, le 1er juin 1937, à la porte du Congrès juif canadien de Montréal. Le directeur-fondateur du Congrès, Hanan-niah Caiserman, en fut profondément touché. Il pleura devant ce ca-tholique qui n'était pas hostile et qui n'avait d'autre but que de se mettre à l'écoute, par-delà le mur du préjugé.

[208]Pour comprendre le sens et la nouveauté de cette démarche, il faut

revenir au contexte de l'époque. Il faut se rappeler la position triom-phaliste de l'Église des siècles passés dans ses rapports avec les non-catholiques. Il y entrait, de façon plus ou moins explicite, l'intention

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de les convertir à la vraie foi. Cette attitude constituait pour les Juifs une menace implicite à leur survivance et ne pouvait manquer de dé-clencher des réactions de rejet.

Mais cette démarche du jeune ecclésiastique dévoilait un autre fait : l'intérêt grandissant du milieu catholique pour le monde exté-rieur. Intérêt masqué, il va sans dire, par la tradition missionnaire qui avait élaboré son discours et sa stratégie en termes de conversion, alors que l'intention profonde du catholicisme allait bien au-delà. C'est cette vérité cachée qu'ont saisie, non sans difficulté, leurs interlocu-teurs, surtout leurs interlocuteurs juifs dont l'histoire dans les pays chrétiens alterne entre le ghetto, l'Inquisition et le pogrom.

Le rabbin Stern va donc mettre sa bibliothèque personnelle à la disposition de l'étudiant, ce qui permettra à ce dernier de mener son projet à terme : l'obtention d'une licence en théologie avec, comme su-jet de thèse, le judaïsme libéral. C'est le début d'une longue carrière oecuménique qui mènera le jeune prêtre aux avant-postes du dialogue judéo-chrétien à Montréal et, plus largement, à la rencontre du catholi-cisme avec les autres religions.

Dès le départ de son exploration, le père Valiquette est resté en contact étroit avec le Congrès juif canadien. Il en a reçu, à maintes re-prises, des témoignages non équivoques de satisfaction pour ses initia-tives et ses interventions pour promouvoir la compréhension entre Juifs et chrétiens.

En 1954, il ouvrait le premier bureau permanent du Conseil cana-dien des chrétiens et des Juifs, section Québec. Il est aujourd'hui co-directeur du Centre canadien d'oecuménisme à Montréal, où il pour-suit son travail de rapprochement entre Juifs et chrétiens.

[209]

Amorce d'une évolution

L'étonnant dans cette histoire n'est pas le dénouement. Au lende-main de la Deuxième Guerre mondiale, le monde a connu un change-ment radical de climat et les relations entre Juifs et chrétiens, et plus largement avec les Occidentaux, n'ont pas échappé à cette mutation.

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Chez ces derniers, sans doute à cause de l'Holocauste, s'est produit une sorte de catharsis. Subitement le peuple juif apparut non plus comme l'agresseur complotant la mainmise sur l'économie et la poli-tique mondiales, mais comme l'innocente victime du plus grand et du plus odieux génocide de l'histoire. D'où un sentiment de culpabilité, mêlé de sympathie profonde, qui contribuera sans doute grandement à faire accepter la fondation de l'État d'Israël par la communauté occi-dentale. D'où également un mouvement de rencontres et d'études ap-profondies qui naîtra en Europe, principalement en Suisse, en Alle-magne et en Angleterre, et qui aura des suites sérieuses.

Le plus impressionnant demeure l'initiative de ces quelques éclai-reurs des années 30, les Stern, les Paré, les Valiquette, les Caiserman, qui cherchèrent à se parler pardessus le mur de leurs divisions millé-naires et à limiter les dégâts de l'antisémitisme de leur époque. 250 Chez les Juifs, ces initiatives témoignent d'une étonnante ouverture d'esprit et de coeur, et chez les catholiques, d'une mentalité nouvelle que l'on pressent déjà dans le mot bien connu de Pie XI : « L'antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des Sémites ». 251 Plus spé-cifiquement, elle témoigne d'une évolution dans le projet de société des Québécois français, non plus au plan légal, mais à celui qui touche à la fibre de sa culture, au plan de sa structure religieuse. À la question « le Québec peut-il, doit-il faire une place à part entière à d'autres communautés humaines qui ne partagent pas la totalité de ses options religio-culturelles ? », une réponse positive s'esquisse.

Le dialogue judéo-chrétien à Montréal

Le dialogue judéo-chrétien de tradition oecuménique ne prendra place officiellement au Québec que beaucoup [210] plus tard, dans les années 1950, peu après que catholiques, protestants et orthodoxes au-ront commencé à se rencontrer dans l'optique du grand oecuméniste

250 Une autre étape importante a été franchie le jour où des prêtres trou-vèrent possible de participer, dans le temple Emmanuel, aux Instituts an-nuels de judaïsme, alors sous la présidence du rabbin Stern.

251 Propos tenus à des pèlerins de la Radio Catholique belge, lors d'une au-dience privée, et publiés dans la Documentation catholique, t. 39, (5 dé-cembre 1938), col. 1460.

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lyonnais, le père Couturier. 252 L'événement est lié à l'évolution person-nelle, ou plus exactement à la détermination d'une femme d'une intui-tion et d'un courage remarquables, soeur Marie-Noëlle de Baillehache. Née en France, elle était entrée dans une congrégation fondée au 19e

siècle par deux Juifs convertis et devenus prêtres catholiques, les frères Ratisbonne de Strasbourg. Cette congrégation, les Soeurs de Notre-Dame-de-Sion, de même que sa contrepartie, les Pères de Notre-Dame-de-Sion, semblait avoir perdu de vue sa vocation pre-mière, la conversion des Juifs, pour se concentrer sur l'éducation dans divers pays du monde. Avec le concours de quelques pères et de quelques soeurs des deux congrégations jumelles et tout en s'inspirant de l'amour des fondateurs pour le peuple juif, la jeune religieuse va prendre une direction tout à fait nouvelle : l'ouverture oecuménique. 253

Dès la fin de la guerre, elle entreprend l'étude de l'hébreu et pour-suit son exploration du judaïsme, d'abord en Israël, puis à Paris, à l'Ecole nationale des langues orientales et à l'Institut catholique. Son initiation à l'hébreu et au yiddish lui donne accès aux grandes oeuvres littéraires et à la sensibilité juives. Sa profonde honnêteté intellectuelle et ses qualités de coeur feront le reste : le temps venu, elle pourra compter sur des amitiés indéfectibles dans le milieu juif.

Envoyée au Québec en 1959 pour accompagner les novices en for-mation, soeur Marie-Noëlle se voit bientôt confier la rédaction d'un bulletin, celui du Centre Ratisbonne. Il s'agit d'un Centre fondé en 1960, par sa communauté, dans la perspective traditionnelle de la conversion des Juifs. À partir de janvier 1962, le bulletin va paraître sous le nom de Dialogue, ce qui augure des intentions oecuméniques de sa directrice. Celle-ci commence à donner des conférences devant des auditoires juifs et catholiques, contacte le directeur de la Biblio-thèque juive, le poète Mordecai Husid, le peintre Jan Menses et le di-252 L'initiative de ces rencontres revient au jésuite Irénée Beaubien et re-

monte au début de 1958. Une des étapes marquantes en a été la réalisation, concertée entre huit Églises chrétiennes du Canada, d'un Pavillon chrétien à l'Exposition universelle de 1967 (voir, entre autres, l'entrevue avec le P. Iré-née Beaubien, s.j., intitulée « Le dialogue oecuménique ou le désir de mieux comprendre », parue dans la Revue Notre-Dame/RND,no l.janv. 1982, p. 16-27, de même que « Irénée Beaubien, 30 ans au service de l'unité des chré-tiens » dans L'Église de Montréal, 100e année, no 1, janv. 1982, p. 7-9).

253 Quelques collègues viendront du Brésil et de la France pour travailler au Québec avec elle dans cette nouvelle optique.

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recteur de la Jewish People's School, S. Wiseman. Elle écrit des ar-ticles sur l'école juive (1963) et sur l'État juif.

[211]À l'occasion de la rencontre à Montréal de la session Foi et Consti-

tution du Conseil Oecuménique des Églises (juillet 1963), soeur Ma-rie-Noëlle constate l'isolement des religieuses québécoises par rapport au mouvement oecuménique. De concert avec les Soeurs de l'As-somption et les Soeurs anglicanes, elle jette les bases, dès la même an-née, de ce qui deviendra les Rencontres oecuméniques des religieuses (R.O.R.). Le temps est venu pour elle de franchir une étape décisive.

Elle convainc les hautes instances de sa communauté de donner à leur Centre Ratisbonne québécois une orientation nettement oecumé-nique, ce qui implique la renonciation à toute activité reliée de près ou de loin à son but originel, la conversion. Pour bien marquer le change-ment, elle lui donne un nom juif bien connu des chrétiens, celui de l'ange Michael (« Qui est comme Dieu ? »). Désormais, le Centre Mi-Ca-El sera la plaque tournante du dialogue judéo-chrétien à Montréal et sa directrice deviendra convertisseuse, non plus des Juifs, mais des catholiques dont elle veut aider à déraciner les préjugés et les attitudes traditionnelles à l'égard des Juifs. Elle parle, écrit, traduit, se prête aux interviews, multiplie les contacts. Son centre est doté d'une biblio-thèque multilingue avec, pendues aux murs, des reproductions de Chagall, des affiches sur Israël, autant de signes d'une nouvelle atti-tude catholique à l'égard de la religion juive.

Le Concile du Vatican II (1962-1965) vient confirmer cette orien-tation. Jean XXIII veut que le Concile étudie le problème des rapports entre chrétiens et Juifs. Un des premiers actes de son pontificat est la création du Secrétariat pour l'unité des chrétiens, qu'il confie à un homme ouvert à la perspective oecuménique, le cardinal Bea. Cet or-ganisme se penche en particulier sur la question des racines chré-tiennes de l'antisémitisme.

Au Québec, on est à des années lumière de l'époque où les évêques fermaient les yeux sur les campagnes antisémites. À Montréal, l'initia-tive de soeur Marie-Noëlle recevra la sanction du cardinal Paul-Émile Léger, lui-même une des figures oecuméniques du Concile, ainsi que l'appui du Centre [212]canadien d'oecuménisme, dirigé par le père Iré-née Beaubien et dont fait partie le père Stéphane Valiquette. À Qué-

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bec, le futur cardinal Roy préside, en 1964, le Congrès des étudiants en théologie tenu au Grand Séminaire de Québec, alors que soeur Ma-rie-Noëlle y donne une conférence sur le judaïsme. Mais la sanction la plus significative de la part de l'épiscopat est sans doute l'initiative de Mgr Paul Grégoire, archevêque de Montréal. Il fonde, en 1971, le Dialogue judéo-chrétien qui va jouer un rôle d'avant-garde dans le rapprochement de l'Église et de la Synagogue. On y retrouve comme animateurs le père Valiquette et, jusqu'à ce qu'elle prenne sa retraite en France, soeur Marie-Noëlle. Ce comité prendra formellement la dé-fense des prisonniers israéliens tombés aux mains des Syriens en 1973, pendant la guerre du Yom Kippour. 254

Du côté juif, le cheminement oecuménique se fait plus lent. Les re-présentants du judaïsme non orthodoxe sont généralement favorables au rapprochement judéo-chrétien, alors que ceux des milieux ortho-doxes de stricte observance adoptent une attitude ambivalente. Soeur Marie-Noëlle a fait, en 1971, l'analyse de cette double attitude :

L'orthodoxie (...) se départage entre traditionalistes résolument sépara-tistes, pour lesquels la question du dialogue ne se pose pas, et les représen-tants de l'orthodoxie « moderne », la très grande majorité en Amérique du Nord, qui, dans leur ensemble, sont prêts à souscrire aux lignes d'action élaborées en 1966, portant l'estampille de leur leader, le rabbin Joseph So-loveitchik. Elles se ramènent à peu près à ce qui suit : accepter le dialogue avec des chrétiens, en ce qui a trait aux aspects religieux et moraux inté-ressant la vie de l'humanité, comme la guerre et la paix, les droits civils, les valeurs morales, les menaces de sécularisme ; mais se refuser à discu-ter quoi que ce soit qui touche au domaine religieux privé, à la doctrine ou aux rites, juifs et chrétiens étant en ces domaines estimés se mouvoir « dans des cadres de référence et d'évaluation incommensurables ». 255

254 Plus récemment, un des appuis catholiques les plus remarquables aux causes souvent controversées mais fondamentales du peuple juif est venu de Montréal, en pleine guerre du Liban. Alors que la propagande anti-israé-lienne battait son plein dans certains milieux de l'éducation, le père Vali-quette n'a pas hésité, au cours d'une manifestation syndicale des enseignants, à dénoncer, du haut d'un camion, cette campagne de dénigrement orchestrée par les ennemis d'Israël.

255 Sr Marie-Noëlle de Baillehache, « Le dialogue judéo-chrétien vu du côté juif », L'Église canadienne, mai 1971, p. 158.

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Cette loi de la dichotomie, les orthodoxes « modernes » voudraient l'appliquer au dialogue judéo-chrétien, en distinguant ce qui est com-mun à tous les humains, et donc aux chrétiens et aux Juifs, de ce qui est particulier aux uns et aux [213] autres, c'est là une entreprise plus délicate et, vraisemblablement, plus hasardeuse que l'ouverture totale exigée des uns et des autres dans le dialogue entre chrétiens. Elle est née, comme l'attitude « séparatiste » du chrétien orthodoxe tradition-nel, de la menace que représente pour le Juif orthodoxe la société nord-américaine, gigantesque meltingpot qui tend à dissoudre les par-ticularismes ethniques.

Sans doute reste-t-il beaucoup de chemin à parcourir pour que naisse la confiance indispensable à l'entreprise oecuménique. Comme le disait soeur Marie-Noëlle : « Ce n'est pas en vingt ans qu'on change quelque chose qui dure depuis 2000 ans ». 256

Le cheminement est difficile. À vrai dire il n'a pas commencé, ne serait-ce qu'en raison de la redoutable complexité des questions et, peut-être aussi, d'une tradition chez les catholiques qui décourage les ecclésiastiques de s'impliquer personnellement et publiquement dans « la politique active ». On s'est attaqué jusqu'ici aux questions « mi-neures » comme le prosélytisme, le génocide, voire le rôle de l'Église pendant la tourmente nazie. On n'a pas touché aux problèmes contro-versés, même s'ils sont de toute première actualité, entre autres le droit des Juifs à fonder un État dans le pays sanctifié par leur tradition, l'at-titude à prendre à l'égard de l'O.L.P. qui vise la destruction de l'État hébreu, ou encore le droit de regard du gouvernement israélien sur les Lieux Saints, au même titre que celui qu'avait reconnu l'Église aux au-torités musulmanes.

Mais quelles que soient les lenteurs du cheminement, il reste qu'une brèche a été pratiquée, par les pionniers des années 30 et 50, dans le mur de séparation entre Juifs et chrétiens. En ce sens, les avan-cées de la rencontre judéo-chrétienne au Québec sont de la première importance, non seulement pour l'avenir de la communauté juive, mais pour celui des autres communautés. Sans compter que le Québec a été le théâtre d'une des premières tentatives du genre au monde.

256 Denise Robillard, « Soeur Marie-Noëlle, une pionnière du dialogue ju-déo-chrétien », Le Devoir, 22 août 1981, p. 4.

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[214]

La crise religieuse

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L'ancien monde yiddish, transplanté du Shtetl à Montréal, était lar-gement séculier, ou tout au moins agnostique. Et pourtant, il s'enraci-nait profondément dans les traditions juives qui, elles, sont essentielle-ment religieuses. De sorte que la culture traditionnelle continuait à vivre dans le discours des radicaux. Tel était le paradoxe de cette ju-daïcité.

La communauté comptait un nombre non négligeable de prati-quants « orthodoxes » (d'un mot grec introduit dans le judaïsme à l'époque tardive de la « Réforme »). « Ce qui s'est appelé la tradition orthodoxe » n'était autre que la pratique religieuse telle qu'élaborée et reçue dans le milieu germano-russe-ashkenaze. On peut la décrire, en simplifiant, comme basée sur une vie consacrée à l'observance minu-tieuse des traditions et à l'étude de la religion à longueur de jours et d'années, conformément au programme des séminaires talmudiques, s'inspirant de leurs traditions de pédagogie, de pensée, de logique, de musique, de tonalité de la conversation, d'atmosphère imprégnée de l'imaginaire aggadique. 257

À Montréal comme ailleurs dans les autres communautés yiddish, cette religion réglait chaque instant, chaque mouvement, chaque émo-tion de la vie courante. Elle suivait les enseignements et la philosophie des anciens textes et l'exemple de personnalités pénétrées de sainteté et de sagesse. C'est cette vie qu'ont vécue le père d'Irving Layton et le grand-père de Mordecai Richler, de même que les fondateurs québé-cois de la famille Myerson. C'est une synagogue orthodoxe qu'a fré-quentée J.I. Segal. C'est dans cet esprit qu'ont écrit des radicaux comme S. Dunsky, Wiseman et Zipper, que les Talmuds de Babylone

257 L'Aggadah (littéralement « l'Histoire ») se distingue de l’Halachah (« la Voie ») en ce qu'il est l'élément non légaliste du Talmud. Alors que l'Hala-chah élabore la loi du judaïsme à partir de la Bible, l'Aggadah transmet les éléments historiques, biographiques et folkloriques, les proverbes, les dis-cussions, les commentaires bibliques, etc.

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et de Jérusalem ont été imprimés, le Midrash traduit en yiddish et commenté, des livres de la Bible traduits par H. Hirsch. C'est à cette tradition qu'adhéraient des rabbins de la première migration, un Co-hen, un Rosenberg, un Glazer, des instituteurs comme Elimelech Le-vine. Ils enseignaient dans la maison de prière du quartier, constituée souvent d'une ou deux pièces à l'étage supérieur d'un magasin.

[215]Cette vie était la confirmation du vieil adage qui a traversé les

siècles : « La pauvreté sied bien à Israël ». Quoi de plus éloigné de la société de consommation que cette religion dont les affinités la rap-prochaient plutôt de l'indigence du Shtetl des origines et du ghetto montréalais, rue Saint-Dominique ou Fairmount.

Elle est disparue, cette religion, avec la « Révolution tranquille » des Juifs québécois, comme ont disparu les conflits idéologiques, le sécularisme, le radicalisme, le yiddish, le syndicalisme, le populisme. L'après-guerre a amené dans la communauté un nouveau style de vie, axé sur le développement et l'intégration à la classe moyenne dans sa forme anglo-protestante. C'était l'époque des hauts pourcentages d'ap-partenance formelle au judaïsme comme, chez les chrétiens, celle des églises bien remplies. De part et d'autre, ce déploiement extérieur n'était pas toujours accompagné d'un approfondissement de l'antique tradition.

Les nouveaux Juifs de Montréal se mirent à l'école de la religion urbaine de l'Ouest. Ils émigrèrent dans les beaux quartiers, laissant derrière eux les shulchelach, les petites chambres de prière, pour se regrouper autour d'un nombre plus restreint de grandes et belles syna-gogues. Ils en ont fait des centres communautaires où le rabbin pré-side comme il se doit et où l'on se donne toutes les marques de la courtoisie et du respect mutuel. Dans cette atmosphère toute de poli-tesse et d'unanimité, il n'y a pas de place pour l'ancien folklore, les discussions théologiques, la dialectique talmudique et le choc des idées. Le travail des béliers mécaniques a homogénéisé les teintes et les nuances des personnalités, de même que les couleurs des diverses traditions. L'éventail confessionnel est devenu flou et les affiliations aux « Vaticans » de Cincinnati et de New York, complètement étran-gers d'ailleurs à la tradition juive, n'ont rien non plus de très révéla-trices.

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Mais à cause, précisément, de leur accessibilité sociale, géogra-phique et idéologique, ces synagogues remplissent très efficacement leur rôle de centres de rencontre ouverts à tous. La cotisation à la sy-nagogue, une quasi-nouveauté dans le judaïsme, est devenue en fait une inscription rituelle [216] à la communauté locale. Elle correspond presque toujours à l'aire géographique de cette communauté.

L'assistance aux offices, particulièrement au temps des fêtes, est un des moyens de contact et de cohésion pour une grande partie des membres. De même, les sermons et les avis des rabbins ou des bulle-tins de synagogue font partie de la vie et des voies de communication communautaires.

Il est difficile de décrire ou de quantifier la religiosité culturelle des communautés. Comment établir des statistiques sur les prières et sur l'observance des lois sur la consommation des aliments kashersl Le fait d'aller à la synagogue doit-il être interprété comme un geste purement social, un acte socio-culturel pour concrétiser et cimenter la réalité de la communauté ou comme l'expression d'une foi ou d'une philosophie ? Mange-t-on kasher chez soi pour se conformer à la loi, alors qu'on mange des fruits de mer dans les restaurants, ou est-ce pour maintenir l'atmosphère traditionnelle et familiale du foyer ? Plus significatif encore, le fait de manger kasher ne fait-il que refléter l'hor-reur du Juif traditionnel à la vue du homard, de la crevette, du bacon ou du lait posé sur la table près de la viande ?

Comme le savent bien les spécialistes de la religion, il est difficile de quantifier le phénomène religieux. Il est tout aussi difficile de se faire une idée exacte du mode d'adhésion et de la motivation reli-gieuse du Juif montréalais. Il est bien connu que le caméléon sous ob-servation change de définition comme il change de couleur.

Quiconque veut se faire une idée de la vie spirituelle des Juifs qué-bécois se heurte à une évidence : les diverses traditions d'étude talmu-dique et la multiplicité des pratiques codifiées par le Shulchan Aruch (l'aspect halachique, légal du Talmud) sont en voie de perdre la place unique qu'elles occupaient jusqu'à récemment dans les communautés et souvent même dans le rabbinat contemporains. Au point que le par-fum de cette tradition religieuse n'est plus la marque distinctive des institutions juives ni, sauf exception, ce qui définit le Juif montréalais.

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Mais alors, on peut se demander ce qui arrive de son adhésion au judaïsme. Est-elle plus universelle, plus ferme et plus vécue qu'elle ne l'était ? Est-elle davantage qu'une adhésion extérieure, formelle, à un credo ? Prend-elle d'autres formes, que ce soit au plan national, social, éthique, linguistique, culturel, familial, ou encore en partageant le sort de la nation juive, en approfondissant les littératures juives, en assu-rant la garde, épaule contre épaule, de l'État juif, si cher à la collectivi-té, et celle de son peuple sauvé des flammes de l'histoire ? Y trouve-t-on une grande élévation de l'esprit national, une concentration pro-fonde, aussi bien émotive que rationnelle, dont l'intensité laisserait de-viner ses liens avec sa communauté, sa famille, son histoire ?Autant de questions qui n'ont pas de réponses. Un fait demeure, ce-pendant. Les structures synagogales d'aujourd'hui répondent adéqua-tement à l'esprit et à l'idéologie de cette nouvelle société juive d'après-guerre dont, comme Juif montréalais, il est issu et qui lui sert d'instrument pour assurer sa continuité collective.

Les insatisfaits

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Les milieux chrétiens connaissent depuis toujours la dissidence et les mouvements réformistes. Ils ont leurs insatisfaits qui rejettent les structures ecclésiales traditionnelles et rêvent d'un retour aux origines, à l'Église primitive. Dans le Québec d'après-guerre, cette quête reli-gieuse va prendre diverses formes : groupes pentecôtistes, scientolo-gistes, fondamentalistes, charismatiques, sans compter ceux qui cherchent leur inspiration dans les religions asiatiques et pratiquent la méditation sous des formes empruntées aux écoles hindoues, boud-dhiques, soufies.

Pas plus que les chrétiens, les Juifs n'échappent à ce phénomène d'époque. Il existe également chez eux un mouvement de retour à leurs sources les plus anciennes, dont les objectifs sont finalement très proches de l'orthodoxie traditionnelle. 258 On y retrouve la préoccupa-

258 Chez les francophones originaires d'Afrique ou d'Asie, la question se pose différemment. Leur culture séfarade est imprégnée de religion, peut-être même davantage que chez la majorité des ashkénazes, et souvent leur

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tion de la stricte observance, de même qu'une réaction aux grandes sy-nagogues des milieux bourgeois. Ces grandes institutions ne répon-draient plus aux besoins des jeunes insatisfaits en [218] quête d'une expérience personnelle profonde et de guides qui les accompagnent dans leur questionnement psychologique, social, philosophique et reli-gieux.

Ces radicaux vont chercher la vérité partout, auprès des prophètes, de saints inconnus, des rêveurs, des animateurs, des commentateurs, des mystiques, mais surtout en Israël où il existe de nombreuses écoles et des groupes d'accueil. Le phénomène est difficile à cerner. Chaque personne a sa propre histoire. On appelle souvent ces cher-cheurs des « pénitents » (Baalé Tshuvah ou Chosré Bitshuvah).

Les Hassidim

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Le secteur probablement le plus important de ce mouvement est le renouveau hassidique (de Hassidim, « hommes pieux »). Il constitue dans le judaïsme un phénomène difficile à saisir dans toute sa com-plexité. Il se réclame d'une tradition juive connue sous le nom de Kab-bale {Kabbalah, « tradition »), que l'on traduit souvent de façon très inexacte par « mystique juive ».

En fait, les kabbalistes font remonter les origines de la Kabbale à de grandes autorités de la religion juive. Elle représente une école par-ticulière d'interprétation du monde, à la lumière de l'intelligence hu-maine et de la Bible, et transmet à ses adeptes un savoir ésotérique, c'est-à-dire réservé aux privilégiés qui peuvent le comprendre. Les non-initiés ne pourraient qu'en déformer le sens. C'est pour cette rai-

foi est très intériorisée. Ils n'ont pas eu, comme les ashkénazes, l'expérience du laïcisme radical de l'Europe, ni celle de son nationalisme ou de la syn-thèse que les jeunes Européens ont réalisée entre la civilisation de l'Ouest, leur sionisme, la culture juive et les valeurs religieuses qui constituent la base même des communautés européennes. Les jeunes séfarades ont souvent été amenés à rejeter les idéologies juives de l'Afrique et à adopter des atti-tudes francisantes, y compris le cosmopolitisme de la Sorbonne. Il leur est difficile, comme Juifs du 20e siècle, de se situer par rapport à leurs fidélités, aussi bien au plan de la religion qu'à ceux de la communauté ou de la nation.

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son que les adeptes de cette doctrine, tout comme ceux qui en nient la validité, ont empêché sa divulgation et ont mis toutes sortes d'obs-tacles à sa vulgarisation. D'où cette difficulté de comprendre le phéno-mène et d'en faire l'histoire. Tout ce que nous savons, c'est que de temps à autre cette tradition a refait surface, que certaines personnali-tés ont enseigné des doctrines soi-disant kabbalistiques et qu'elles ont adopté un certain comportement religieux.

C'est ainsi qu'au 18e siècle se détache la personnalité du kabbaliste Israël Baal Shem Tov (Maître du Bon Nom, 1698-1760). Il a propagé certains enseignements appelés hassidiques que ses disciples avaient autorisation de répandre [219] et qui ont déclenché un grand courant populaire de piété mystique dans les provinces du sud de la Pologne. Cette divulgation a provoqué une vive opposition de la part des mit-nagdim. Il s'en est suivi un schisme profond au sein de l'orthodoxie d'Europe orientale, schisme qui s'est prolongé jusqu'à la catastrophe de l'Holocauste, dans les années 1940. C'est durant cette période que l'hassidisme s'est répandu en Europe. Il y a accumulé un vaste trésor d'enseignements, de folklore, d'hagiographie, de musique, au point d'influencer fortement la culture juive, même séculière. En fait il a créé, dans le Shtetl, un monde juif à part, un univers hassidique.

Le néo-hassidisme

Après la guerre s'est effectuée une rencontre entre des jeunes Juifs, qui menaient une recherche dans les oeuvres des grands maîtres reli-gieux, et quelques rebbe'im tzadikim (« saints ») ou chefs charisma-tiques de communautés polonaises ayant survécu aux camps d'exter-mination. Un certain nombre de ces rebbe'im, qu'il ne faut pas confondre avec les rabbanim (rabbins), vinrent établir leurs « cours » ou leurs écoles à New York. L'un d'entre eux a choisi le Québec, le Rebbe de Tash.

Ces Hassidim ont recours à des méthodes de prédication et même de conversion souvent très agressives, tel l'usage des média modernes comme la télé par satellites. Ils annoncent la venue imminente du Messie et savent créer des relations de groupe très étroites. Les

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adeptes des rebbe'im comme Liubawitch, Satmar, Squir et Bobov ont attiré beaucoup de néo-hassidim dans leurs communautés.

Les communautés hassidiques minimisent les contacts avec les autres Juifs, même observants. Elles ont leurs propres synagogues, leurs écoles, leurs centres sociaux. Elles vivent repliées sur elles-mêmes, sauf dans un cas, celui des adeptes de Liubavitch qui s'em-ploient, à l'extérieur de leur groupe, à convertir les autres Juifs.

Les hassidim et les rebbe'im tzadikim participent peu aux activités de la communauté juive. Leur position par rapport [220] à Israël est ambiguë ou carrément hostile. C'est un problème qui offre plus d'une analogie avec la situation très complexe que présente la vie politique interne dans l'État d'Israël.

Une relève inattendue

Chez beaucoup de jeunes, cette recherche de la vérité religieuse et philosophique les a menés très loin des origines et de l'évolution de la religion juive, parfois même jusqu'en Asie. Comme beaucoup d'autres jeunes Canadiens et Américains, il se sont joints aux adeptes de la mé-ditation, avec ses ouvertures aux autres traditions et ses expériences psychologiques. Ils se sont éloignés du même coup des préoccupa-tions de leur propre communauté et, en ce sens, leur cheminement constitue pour celle-ci une perte et un danger pour sa survie. 259

Au plan culturel et spirituel, ces assoiffés d'absolu ajoutent, à leur façon, un chapitre contemporain à l'histoire de la communauté encore à l'écoute de ses poètes yiddish, de ses idéologues séculiers, de ses ré-volutionnaires d'avant 1917, de ses chakranim (perpétuels spécula-teurs), de son folklore et de la vie sociale du Shtetl.

259 Ce type d'aventure spirituelle a été illustré par John Freed dans son livre Moonwebs : Journey Mo the Mindofa Cuit, Virgo Press, 1980, 216 p. (ver-sion française : Billet pour le ciel, Éd. Libre expression, 1981). Hollywood en a tiré le film Ticket to Heaven (Billet pour le ciel) en 1981. Freed y ra-conte comment il a tenté de ramener à sa famille de Montréal un jeune Juif qui avait adhéré à un groupe de chercheurs engagés dans les voies de l'hin-douisme.

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L'arrivée des Juifs francophones

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Sur les 95,000 personnes que compte aujourd'hui la communauté juive de Montréal, 15,000 environ sont francophones. Ce groupe est formé surtout d'immigrants venus au Québec depuis la fin de la guerre. Certains sont originaires d'Europe, d'autres du Proche-Orient, mais la plupart viennent d'Afrique du Nord 260. Tous se rattachent à la communauté juive mondiale par le grand rameau originaire d'Espagne et du Portugal, pays qu'ils avaient fuis, au XVe siècle, pour se ré-pandre dans l'ancien Empire Ottoman. La communauté séfarade fran-cophone présente un intérêt majeur pour le Québec. En plus de lui avoir donné la plus grande immigration de culture française depuis la conquête, elle affirme de façon irrécusable le caractère « biculturel » de la communauté juive, trop souvent identifiée, dans le passé, aux an-glophones. Signe de l'importance qu'on lui accorde, [221] aucun autre groupe ethnoculturel d'immigration récente au pays n'a fait l'objet, au Québec, d'un aussi grand nombre d'études scientifiques.

Déclenchée dans les années 50 par l'accession des pays d'Afrique du Nord à l'indépendance politique (pour le Maroc et la Tunisie en 1956, pour l'Algérie en 1959), l'arrivée des séfarades au Québec a connu un sommet dans les années 65, 66 et 67. Le nationalisme isla-mo-arabe et la tension entre Israël et les états voisins forçaient a mino-rité juive à chercher refuge, soit en Israël pour les paysans et les arti-sans surtout, soit en Europe et en Amérique pour ceux de la classe moyenne urbanisée, professionnels, fonctionnaires, ouvriers spéciali-sés, étudiants, ce qui explique le haut niveau d'éducation de la com-munauté séfarade québécoise.

Il y a plus d'une analogie entre la toute première communauté juive du Bas-Canada 261 et la derrière arrivée au Québec, à deux siècles de distance. Toutes deux se rattachent à la tradition séfarade, l'une par ses

260 D'après Fernand G. Filion, La communauté séfarade de Montréal : un10. e analyse ethno-historique des structures communautaires, thèse de M. A. (anthropologie), Université Laval, 1978, 69 p. En 1956, la commu-nauté se répartissait comme suit : 78% originaire du Maroc ; 8% originaire du Maroc espagnol ; 4,5% originaire d'Europe et d'Israël ; 9,5% nés au Qué-bec ou dans d'autres pays du bassin méditerranéen.

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liens avec la synagogue séfarade de Londres, l'autre par son apparte-nance au grand rameau sefardi établi sur le pourtour méridional de la Méditerranée. Les différences culturelles entre les deux communautés, dues à l'énorme décalage historique qui les sépare, ne porte pas sur l'essentiel. Même langue rituelle, l'hébreu, même fidélité à la tradition orthodoxe.

Une deuxième analogie tient au fait que les deux communautés avaient été préparées à leur insertion dans le milieu québécois par une longue acculturation, la première à l'univers anglophone, la seconde à l'univers francophone. Celle-ci vient en effet d'une région de l'Islam fortement influencée par la culture française. Ses élites ont étudié dans les lycées français du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie et sont sou-vent diplômés des universités de France. Cette parenté culturelle a contribué non seulement au choix qu'ils ont fait du Québec comme terre d'accueil, nais aussi à une adoption plus rapide, et en un sens spontané, de leur communauté par les Québécois francophones. Paral-lèlement, au 18e siècle, l'origine britannique des premiers « séfa-rades » avait facilité leur intégration à la société anglophone du temps. C'est ce que suggère cette remarque le Ben Kayfetz, [222] membre du Congrès juif canadien, à propos de la communauté juive de Toronto :

261 Il faudrait dire pour plus de précision anglo-séfarade au sens qu'elle n'avait retenu de la culture séfarade que le rite. Étant d'origine européenne (Angleterre, Allemagne), les premiers Juifs montréalais n'avaient gardé, en dehors du rite, aucun élément culturel de la tradition séfarade originelle.

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Les caractéristiques anglophiles (si on peut employer ce terme) des premiers Juifs à s'établir à Toronto ont été d'une grande importance dans l'acceptation des Juifs à la fois comme individus et comme groupe après leur arrivée à Toronto. 262

On pourrait également souligner une autre analogie, cette fois entre les séfarades méditerranéens et les premiers ashkénazes, précurseurs de la grande migration de la fin du siècle dernier. Comme les immi-grants d'Europe de l'Est, ceux d'Afrique du Nord ont éprouvé des dif-ficultés au début de leur intégration à la communauté juive déjà en place, de même qu'à la société québécoise tout court. La congrégation germano-polonaise, nous l'avons vu, est née d'une certaine opposition de la part de la communauté-mère de rite séfarade. De même, les séfa-rades francophones devaient éprouver, en dépit d'un accueil fraternel incontestable, certaines résistances de la part de la communauté juive montréalaise, passée entre temps de sa tradition séfarade des débuts à la tradition ashkénaze.

L'option culturelle

Il est clair que cette première vague séfarade a été attirée au Qué-bec par la communauté de langue. Néanmoins, sans doute sur les indi-cations bien intentionnées de la vénérable J.I.A.S. (Jewish Immigra-tion Aid Society) qui aide les arrivants juifs depuis 1920, elle s'est im-plantée au départ dans les quartiers déjà habités par les couches moins fortunées de la communauté juive (Avenue du Parc et Saint-Urbain, Outremont et surtout Côte-des-Neiges), c'est-à-dire à proximité des institutions et des services juifs animés, il va sans dire, par un person-nel ashkénaze et anglophone.

Comme leurs aînés des années 1880, les nouveaux arrivés sentent le besoin de se regrouper. Dès 1959, ils fondent l'Association juive

262 Ben Kayfetz, « The Evolution of the Jewish Community in Toronto », dans Albert Rose, Éd., A People and Its Faith, Toronto, University of To-ronto Press, 1959, p. 19.

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nord-africaine (AJNA) à but récréatif, tout en caressant le projet d'un centre communautaire.

Le système scolaire québécois n'est guère préparé à cette arrivée soudaine d'une génération d'écoliers et d'étudiants [223] francophones qui ne sont ni catholiques ni protestants. Les catholiques n'ont tout simplement pas de structures scolaires pour les neutres. Les protes-tants n'ont jamais développé adéquatement leur secteur scolaire fran-cophone, même pour leurs propres coreligionnaires. Quant à la com-munauté juive, depuis toujours associée, sinon identifiée, au milieu anglophone, elle n'a aucune institution francophone à offrir à ces im-migrants d'Afrique du Nord. D'ailleurs elle croit de bonne foi leur rendre service en leur facilitant l'intégration pure et simple aux struc-tures anglophones existantes, comme elle l'avait fait pour les Juifs ve-nus de l'Est de l'Europe.

En 1962, le Congrès juif canadien, à sa session plénière de juin à Toronto, est saisi des problèmes d'adaptation des séfarades. Pour toute réponse, le Congrès leur conseille l'intégration au milieu juif anglo-phone, ajoutant qu'ils ne doivent plus se considérer comme les parents pauvres de la communauté. Pour comprendre cette attitude, il n'est sans doute pas inutile de rappeler qu'en plus de l'anglophilie tradition-nelle des Juifs canadiens, les ashkénazes, à l'échelle mondiale, dé-passent en nombre les séfarades, dans une proportion de 14 à 1.

La réponse du Congrès, pour généreuse qu'elle soit aux yeux des Juifs anglophones, ne satisfait guère les séfarades. Aussi reviennent-ils à la charge :

Comme vous ne l'ignorez pas, notre communauté a eu une éducation de base et de culture française. En choisissant pour résidence la province de Québec, considérée comme une province française, la majorité des im-migrants entendaient donner à leurs enfants une éducation française. Vous comprendrez notre déception lorsque nos enfants se sont trouvés dans l'obligation d'interrompre leurs études françaises pour adopter une éduca-tion purement anglaise. 263

263 Mémoire de Pinhas Ibghy à Saul Hayes, vice-président du Congrès juif canadien. Roger Cohen-Scali, Guy Bouzaglou, Yossi Levy, Léon Ouaknine, Être nous-mêmes. Histoire des Juifs marocains depuis leur arrivée à Mont-réal, Montréal, Centre communautaire juif, s.d., ms, p. 11.

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Les séfarades sont conscients de l'enjeu que représente cette volon-té de conserver et de transmettre à leurs enfants leur héritage culturel français. Il y va ni plus ni moins du rôle inédit et irremplaçable qu'ils peuvent remplir dans la société québécoise en tant que membres de la communauté juive du Québec :

[224]

Ces doléances sont doublées du désir des francophones d'assumer un lien entre la société canadienne-française et la communauté juive anglo-phone tout en demeurant partie intégrante de cette dernière. 264

Sans relâche, la communauté séfarade va poursuivre ce triple ob-jectif : demeurer membre à part entière de la communauté juive du Québec, conserver leur tradition culturelle d'adoption qui est française et faire le pont entre les Juifs anglophones et la majorité québécoise-française.

École française et synagogue séfarade

Les séfarades désireux de transmettre à leurs enfants leur héritage culturel et religieux n'ont pas le choix : c'est l'école privée ou alors l'anglicisation que ce soit par l'école publique protestante ou dans les écoles Talmud Torah où les enfants font des études juives mais de tra-dition ashkénaze. Le choix est d'autant plus crucial qu'il n'existe pas encore, à Montréal, de synagogue séfarade nord-africaine. Ils auront à lutter même contre certains dirigeants de leur propre association, l'As-sociation juive nord-africaine, (AJNA). C'est du moins ce qu'affirme un témoin :

Nous avons fait pression auprès des dirigeants de l'A.J.N.A. pour qu'ils fassent pression auprès de la Commission des écoles catholiques de Mont-réal (CECM) et du Département de l'instruction publique (DIP), précur-

264 Ibid., n. 21.

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seur du Ministère de l'éducation du Québec, pour que nos enfants soient enfin admis à l'école française. L'équipe de la direction de l'A.J.N.A. nous a répondu qu'elle ferait son possible mais qu'il ne fallait pas trop espérer, que nous étions en terre américaine et que nous devions nous intégrer à la majorité/minorité économique qui, elle était anglophobe. En somme, ils (les leaders) n'ont jamais rien fait pour cela et c'est à cause d'eux qu'une grosse partie des adultes séfarades d'aujourd'hui sont assimilés aux anglo-phones. 265

Avec l'élargissement des lois de l'immigration canadienne pour les Juifs d'Afrique du Nord, l'immigration séfarade au Québec va at-teindre un sommet dans les années 1965, 1966 et 1967. Les problèmes que la communauté séfarade avait connus dans ses débuts vont se po-ser à nouveau, [225] mais à une échelle agrandie. L'heure est venue pour elle des options décisives.

Un nouveau comité se forme en 1965 sous l'égide de la Jewish Im-migration Aid Society et de la Bibliothèque juive, la Fédération séfa-rade des Juifs de langue française, vite remplacée, l'année suivante, par une association qui va devenir l'organe principal de la communau-té au Québec : l'Association séfarade francophone (ASF).

Dès lors on voit les séfarades se doter d'un réseau d'institutions correspondant à leurs besoins et à leur nombre croissant. De 1966 à 1968, viennent s'ajouter aux organismes déjà existants cinq syna-gogues, deux centres communautaires, un à Chomedey, l'autre à Montréal, un Hillel francophone à l'Université de Montréal, la Hevra Hakadis-ha, 266 et un département francophone au « Y » (Young Men's/Young Women's Hebrew Association).

Cette création, en 1967, d'un secteur francophone au « Y » illustre bien le genre de difficultés que la jeune communauté rencontre dans son effort d'intégration à la communauté juive de Montréal. Le « Y » est déserté par les francophones, et l'un des leaders de la communauté,

265 Fernand G. Filion, op. cit., n. 18.266 Association bénévole pour subvenir à certains besoins d'ordre religieux

dans la communauté : prières aux funérailles, visites aux personnes hospita-lisées, présence lors des naissances, installation dans les nouvelles de-meures.

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le docteur Jean-Claude Lasry, dans un mémoire adressé au « Y », l'ex-plique par le fait que les travailleurs sociaux y sont anglophones :

La langue de travail de ces animateurs étant exclusivement l'anglais, cette jeunesse trouve plus facile la fréquentation de centres canadiens-français, ce qui pourrait constituer une espèce d'effritement de la commu-nauté à plus ou moins longue échéance. 267

L'intervention va porter et, quelques mois plus tard, sont engagés deux animateurs francophones : James Dahan, organisateur du district francophone du « Y », et Léon Ouaknine, directeur et l'un des fonda-teurs du Centre communautaire juif.

Lasry va plus loin dans son mémoire. Il demande une francisation plus poussée des agences juives, en particulier la J.I.A.S. et le Baron de Hirsch Institute. Dans le même temps, l'A.S.F. reprend la lutte pour l'école française [226] auprès des diverses instances juives concer-nées, québécoises et canadiennes.

Du côté de l'establishment juif, les yeux commencent à s'ouvrir sur le « fait français ». La Révolution tranquille et surtout les années 70 vont révéler un nouveau visage du Québec francophone et, à Mont-réal, la communauté juive anglophone en devient vite consciente. Elle cherche les moyens de s'ajuster à la nouvelle conjoncture.

À sa 15e session plénière de mai 1968, le Congrès juif canadien, douze ans après l'arrivée des séfarades nord-africains au Québec, dé-cide d'appuyer leur option fondamentale en faveur du français :

Le Congrès juif canadien, à travers la représentation de la région de l'Est, devra assister l'A.S.F. pour la création d'une école qui permettrait aux enfants ayant pour langue maternelle le français de recevoir un ensei-gnement respectant les caractéristiques suivantes :

1) Enseignement de la culture juive et de ses valeurs traditionnelles

267 Cohen-Scali et al., op. cit., n. 21, p. 31.

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2) Enseignement de la langue française, préservation de l'héritage cultu-rel. 268

La réponse de la société québécoise

Ce que 200 ans de relations franco-juives au Québec n'avait pu ob-tenir, la communauté séfarade va le négocier en quelques mois avec les instances gouvernementales (et religieuses). On peut y voir un in-dice du climat nouveau qui règne au Québec, qu'il s'agisse de plura-lisme scolaire, d'immigration ou encore d'ouverture de l'Église catho-lique aux orientations de Vatican II : un signe aussi de l'évolution des Québécois francophones, depuis les années 30 dans leurs rapports avec les communautés ethno-culturelles.

En août 1969, un comité conjoint, représentant l'Association séfa-rade francophone et le Congrès juif canadien, sous la présidence de Jean-Claude Lasry, rencontre le sous-ministre de l'éducation, Yves Martin, pour la mise en application de la motion du C.J.C. de mai 1968. Du côté catholique, les projets sont approuvés et, dès le mois suivant, la [227] Commission des écoles catholiques de Montréal cède une aile de l'école Saint-Antoine : l'école Maimonide est née. 269

L'école Maimonide constitue un point tournant et, par rapport aux années 30, une sorte de miracle dans l'histoire des relations intercultu-relles du Québec, la consécration dans les faits du principe que les Juifs québécois et, à travers eux, les autres communautés nouvelles, peuvent désormais compter sur la coopération non seulement du gou-vernement, mais du milieu francophone catholique.

Septembre 1972 voit la réalisation complète du rêve des séfarades québécois : l'école Maimonide dont ils ont la direction est reconnue « d'intérêt public » et le ministre de l'Éducation lui-même, François Cloutier, préside à son inauguration dans de nouveaux locaux. Cette reconnaissance « d'intérêt public » confère à l'école Maimonide le sta-tut d'institution privée éligible aux subventions gouvernementales. La subvention sera d'abord de 50% et, à partir de 1978, de 80%, exacte-ment comme les collèges privés francophones et anglophones.268 Cohen-Scali et al., op. cit., n. 21, p. 33.269 F. G. Filion, op. cit., n. 21, p. 16.

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Le Centre communautaire juif

Il ne faudrait pas croire qu'avec l'école Maimonide la bataille des séfarades pour leur identité culturelle soit gagnée. Les institutions juives sont tributaires d'une trop longue tradition d'assimilation des immigrants à la culture anglophone pour se transformer en quelques années en structures d'accueil adaptées aux besoins des francophones. Tel est le cas du Neighbourhood House Service (N.H.S.) 270 qui offre aux immigrants des services de garderie, de maternelle et de camps de jour pour enfants et adolescents. Le conseil de l'institution, essentielle-ment anglophone, « poursuit toujours une politique d'assimilation, la spécificité ou composante francophone étant considérée comme un « accident historique » qu'il s'agit de « digérer », au même titre que l'agence avait auparavant assimilé Roumains, Russes, Hongrois, etc. ». 271

Dès 1969, les francophones vont faire éclater, littéralement, les structures du N.H.S. Léon Ouaknine devient travailleur [228] social à temps plein d'un département récréatif pour les hommes. Graduelle-ment, le comité des adultes devient autonome. En mars 1970, il réunit treize groupes ou associations de la communauté séfarade, d'où va naître l'Union des organismes séfarades de Montréal. Cette même an-née, les francophones entrent au conseil d'administration du N.H.S. et ouvrent un département des jeunes adultes. Cette poussée des séfa-rades va culminer en 1971 avec la réorganisation de cet organisme qui devient le Centre communautaire juif (C.C.J.) avec, comme président un francophone, M. Elalouf. La clientèle du Centre est en pleine évo-lution, passant d'une majorité anglophone en 1968 à une majorité fran-cophone (75%) en 1973. 272

À partir de 1971, le Conseil communautaire juif va devenir une agence multidisciplinaire axée sur le développement communautaire. Au nombre des problèmes qui se posent à la communauté séfarade fi-

270 6645, rue Darlington, Montréal.271 Cohen-Scali et al., op. cit., n. 21, p. 40.272 Cohen-Scali et al., op. cit., n. 21, p. 46-47.

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gure celui des écoliers francophones qui fréquentent les écoles anglo-phones du Protestant School Board et Greater Montréal (PSBGM).

Le nouveau conseil s'empresse de former un comité d'action com-posé de membres du PSBGM, du Congrès juif canadien, du J.I.A.S. et de l'Association séfarade francophone. Il engage en outre des tra-vailleurs sociaux pour sensibiliser la communauté séfarade aux pro-blèmes socio-psychologiques et familiaux des enfants soumis à l'im-mersion culturelle de l'école anglaise. De sorte que le Centre agira, à la fois, sur les écoles anglaises pour les sensibiliser aux problèmes pé-dagogiques en cause et sur les familles pour susciter l'intérêt des pa-rents pour l'école française.

L'insertion des séfarades en milieu québécois

En dépit de sa communauté de langue avec la majorité franco-phone, l'insertion de la communauté séfarade dans la société québé-coise ne sera pas exempte des difficultés communes aux autres groupes d'immigrants. Dans son ensemble, elle présente le profil so-ciologique habituel des jeunes communautés en voie d'insertion dans leur société d'adoption. Voici le tableau qu'en donne Fernand G. Fi-lion pour l'année 1972 : 273

273 F. G. Filion, op. cit., n. 21, p. 16.

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Sans profession 27%27%

Propriétaires, administrateurs 5%Professions libérales, techniciens 8%

13%Petits commerçants 7%Employés de bureau 32%Vendeurs 4%Services 5%

48%Ouvriers (spécialisés ou non) 11 %Manoeuvres 1 %

12%

Cette grille pourrait laisser croire que les séfarades québécois ont plafonné socialement. Pourtant la communauté a fait, en vingt ans, des percées spectaculaires dont l'école Maimonide n'est qu'un aspect. Elle compte aujourd'hui des employés de la Fonction publique, des tra-vailleurs sociaux, des médecins et des infirmières dans les hôpitaux, des journalistes, des cinéastes et même des membres engagés dans les partis politiques. L'Université de Montréal a contribué à faciliter l'ac-cueil des Juifs francophones dans la société québécoise en offrant un programme d'études juives, sous la direction du professeur Jean Ouel-lette.

Filion étudie également le taux d'endogamie et d'exogamie des Juifs nord-africains au Québec pour la décennie 1962-1972. Alors que la proportion des mariages entre Juifs, pour l'ensemble de la commu-nauté juive québécoise, ashkénazes et séfarades réunis, est de 92%, 274

elle tombe à 50% chez les Juifs nord-africains (33% chez les femmes et 61% chez les hommes). 275 Il faut sans doute y voir, outre l'impor-

274 Dans leur étude « Jewish Intermarriage in Montréal, 1962-72 », Jewish Social Studies, vol. 37, no 3 (été 1975), p. 267, Jean-Claude Lasry et Evelyn Bloomfield-Schacter attribueront le fort taux d'endogamie « en partie au peu de partenaires disponibles du côté de la majorité canadienne-française ». Il est vrai que le taux d'endogamie chez les Québécois français est de 96%.

275 Ce taux est encore élevé relativement à celui des autres groupes eth-niques comme les Égyptiens, les Iraquiens et les Libanais qui n'est que de

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tance des affinités culturelles entre francophones de souche française et francophones de souche juive, le résultat d'un manque de structures d'accueil dans le milieu juif lui-même.

[230]

Précurseurs d'une nouvelle rencontre franco-juive

Il est possible, évidemment, que la communauté de langue et de culture masque en partie, aux yeux des Québécois français, la judaïté des séfarades. Si tel était le cas, elle serait l'indice que le Québec fran-cophone ne s'est pas encore défait de l'image traditionnelle qu'il avait du Juif : quelqu'un du milieu anglophone, avec tout ce que cela repré-sente dans la perspective traditionnelle des deux solitudes. 276

C'est pourquoi le Juif séfarade francophone occupe une place de première importance dans les relations de la communauté juive avec la société francophone du Québec. Dans la mesure où il défend sa culture française contre les habitudes assimilatrices des Juifs anglo-phones, et cela tout en maintenant avec eux ses solidarités essentielles, il va contribuer à « rapatrier » la communauté juive québécoise comme telle dans la société francophone. « Rapatrier » au sens de re-nouer avec la tradition de convivance du vieux Québec qui avait été pendant plus de cent ans la terre d'accueil par excellence de la pre-mière immigration juive.

19%.276 Dans ses mémoires, le futur chef du N.P.D., David Lewis, rappelle cet

aspect de la vie montréalaise alors qu'il faisait visiter la ville aux touristes : « Une des questions que nous demandaient invariablement les touristes amé-ricains, surtout les professeurs, était comment ça allait entre les Anglais et les Français. Pour quelques mois je fus à court de réponse. Je ne le savais pas parce que je ne les avais presque jamais vus ensemble. Ce qui m'amena à imaginer une réponse que je croyais vraie et que j'ai répétée mot pour mot des douzaines de fois : « Ils s'arrangent très bien ensemble en restant consciencieusement chacun de son côté ». En rétrospective, je vois combien cet aphorisme est regrettable, car je répétais ces mots sans mesurer les conséquences de cette situation pour le Canada ». (David Lewis, The Good Fight, Political Memoirs 1909-1958, Toronto, Macmillan of Canada, 1982, p. 26).

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La crise de 1976

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L'arrivée au pouvoir du Parti Québécois, en novembre 1976, a pro-voqué dans la communauté juive une crise dont on n'a pas fini d'éva-luer la gravité. Cette crise a ramené à la surface des courants mal per-çus et qui agitent en profondeur la société québécoise.

Si l'élection a pris les milieux anglophone et juif par surprise, ce n'est pas faute de prévision de leur part. C'est plutôt que le mur qui sé-pare les « solitudes » en présence les a empêchés de percevoir la pro-fondeur et même la nature du nationalisme québécois français. C'est aussi que l'histoire du Québec et les études québécoises ne font pas partie du cours d'études anglophone et que l'électorat anglophone ne s'implique pas dans l'organisation interne des partis politiques québé-cois.

La société anglophone ne pouvait se faire une idée du degré d'insa-tisfaction et des aspirations qui agitaient la province. [231] Cet état d'esprit n'était pas, limité à certains partis. Il avait gagné toute la popu-lation. Au Québec, le vote des nationalistes a toujours été l'objet et l'enjeu de manoeuvres partisanes de la part des factions en présence. Au point qu'il est devenu le thermomètre permettant de mesurer le de-gré de l'insatisfaction qui a pu se traduire par le séparatisme. C'est là une autre des nombreuses subtilités de la tradition politique du Qué-bec et l'un des traits de la culture québécoise française.

Pour simplifier à outrance, disons que faute d'un système scolaire unitaire où les matières touchant le Québec seraient présentées des deux côtés du mur qui séparent nos solitudes, les immigrants juifs et leurs descendants ne pouvaient voir le Québec que comme une terre bénie, où même le nouveau venu sans métier ni formation peut s'épa-nouir en toute liberté. Dans leurs rêves, ils regardaient avec envie le Québécois de vieille souche. Il possède l'une ou l'autre des langues of-ficielles, parfois les deux, et elles sont toutes deux universelles. Il élit et renverse les gouvernements aux deux paliers, fédéral et provincial. Ses Églises sont des institutions puissantes dont l'influence s'étend bien au-delà de leurs murs. Il possède et dirige des écoles et des uni-

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versités. Il a à sa disposition une armée et une fonction publique... et demie, c'est-à-dire dans sa totalité au provincial et pour une part au fé-déral. Il peut créer des partis politiques, ériger des sites historiques, assurer la garde de ses frontières. Il peut se permettre, en toute légali-té, d'avoir tort, de nourrir des préjugés et même de nuire aux autres dans son propre pays. Le Québécois qui veut faire avancer son peuple, qui veut progresser et qui le réclame comme un droit, n'a pas toujours su mobiliser de façon significative ses propres compatriotes. Il n'a pas davantage osé faire appel, au nom d'un patriotisme fraternel, aux nou-veaux venus dans son pays. Pourtant à qui, des deux côtés du mur, re-vient-il de faire les premiers pas ? Qui doit prendre l'initiative ?

À l'ignorance généralisée du « sionisme » québécois s'ajoutent d'autres facteurs, particulièrement aggravants, qui expliquent la réac-tion des Juifs québécois, anglophones et francophones, à l'élection de 1976.

[232]À l'instar des autres Québécois, les Juifs ont été des citoyens du

Canada, comme ils l'ont été du Québec. Ils se sont adaptés à l'équi-libre constitutionnel des deux souverainetés. Mais ils ont cette particu-larité historique d'avoir été admis au pays par le gouvernement fédéral et, pour un grand nombre, en régime libéral. Leur attachement au pays s'est exprimé, entre autres, par l'importance de leur contribution à l'ef-fort de guerre.

Lors de la création de l'État juif, le Canada s'est fait le parrain d'Is-raël par l'entremise du premier ministre d'alors, Lester B. Pearson, qui a eu le courage d'amener les Nations-Unies à approuver le projet. On pourrait citer d'autres liens politiques et sociaux entre les Juifs, le gou-vernement fédéral et le Parti Libéral. Ces liens, les autres partis cana-diens n'ont pas su les entretenir, pas plus que n'ont pu les affaiblir les partis de tendance socialiste. Ce sont là des faits irrécusables.

Il n'y avait donc aucune raison valable, pour les Juifs québécois, d'être mécontents et de vouloir affaiblir ou briser le lien fédéral. Alors que pour eux le « Oui », tel que proposé au référendum de 1980, com-portait à tout le moins un danger, de ce point de vue.

Mais il y avait plus. La Révolution tranquille amorcée sous le gou-vernement précédent leur apparaissait engagée dans un tournant qui

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ne faisait que multiplier, à leurs yeux, les motifs d'inquiétude. Depuis un siècle, les antisémites du Québec avaient tous été nationalistes, ses fascistes, tous séparatistes et antisémites. Il semblait exister une iden-tité entre ces trois groupes. Les courants idéologiques qu'ils représen-taient pouvaient sembler apaisés.

Le souvenir d'Arcand, de Groulx, celui des enseignements du cler-gé et des théologiens, des éditoriaux du Devoir et de L'Action Catho-lique n'en étaient pas moins frais à la mémoire des Juifs. Aucun de ces chefs de file n'avait été désavoué par les partisans du « Oui ». Au contraire, Duplessis et Groulx étaient sur le point d'être honorés publi-quement par le mouvement nationaliste.

[233]Par ailleurs, au Parti Québécois, on établissait des contacts avec

l'O.L.P. 277, en même temps que s'amorçait une politique de distancia-tion à l'égard d'Israël 278 et que le chef du Parti Québécois réconfortait les terroristes de Munich. 279

277 Par exemple, le 15 octobre 1969, à l'une des tables rondes organisées à l'Université Laval par le Comité palestinien de Laval et le Mouvement de li-bération populaire mondiale, René Lévesque, alors président du Parti québé-cois, avait participé, de même que Michel Chartrand de la CSN. (Le Soleil, 17 octobre 1969). Il avait accepté l'invitation parce que « le Québec aura un mot à dire, dans un avenir rapproché, internationalement » (Rapport de la réunion, Archives nationales du Congrès juif canadien). Il avait, entre autres, qualifié de grave erreur politique et morale le fait de « faire payer aux Palestiniens et aux Arabes le prix de réparation du monde chrétien et al-lemand ». Il semblait favoriser, en pratique, l'instauration d'une Palestine qui appartienne également aux Arabes et aux Juifs, (ibid.).

278 La Presse du 10 mai 1978, en page B-4, publiait un reportage de Jean-Pierre Richard et Pierre Saint-Germain, intitulé « Froissé par un accroc au protocole, Lévesque refuse d'assister aux fêtes juives ». Il s'agissait du 30e anniversaire de fondation de l'État d'Israël. Selon les milieux officiels du Québec, l'invitation adressée au dernier moment et sans les formalités re-quises ont amené le premier ministre à déléguer à la fête MM. Gérald Godin et Yves Michaud. Dans le contexte d'alors, où se multipliaient les articles alarmistes d'observateurs juifs au Canada et aux États-Unis, cette absence n'a pas manqué d'inquiéter la communauté juive.

279 Dans le Journal de Montréal du 6 septembre 1972, René Lévesque ex-pliquait ce geste par le désespoir d'une nation qui se retrouve, après la guerre des Six Jours, oubliée, isolée, trahie. Ses activistes n'avaient d'autre choix que de se jeter dans l'extrémisme le plus absurde. Dans un article intitulé

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La volonté de changement, dans le mouvement, prenait trop sou-vent un ton revendicateur dont l'accent revanchard n'était pas absent. Il n'y avait pour les Juifs aucune assurance que cette volonté de chan-gement puisse éviter les écueils de l'excès et de la haine.

À un certain moment, l'intervention de la justice canadienne a paru clarifier un autre facteur d'ambiguïté dans la conjoncture politique de 1976. Le mouvement nationaliste charriait un éventail impressionnant de tendances les plus diverses où se retrouvaient côte à côte extré-mistes et modérés, religieux et agnostiques, des syndicalistes, des fas-cistes, des racistes, des revanchards, des intellectuels, des hommes de main, des artistes. Le Parti Québécois avait accueilli certains de ces groupes, avait gardé contact avec d'autres et neutralisé complètement un certain nombre d'entre eux, le tout avec une grande discrétion poli-tique.

Fait très important, il y avait, entre la coalition du PQ et les groupes gravitant à sa périphérie, des divergences d'idéologies et d'ob-jectifs dans leur façon de concevoir la société québécoise. Serait-elle monolithique par la race, la religion, la couleur ? par l'égalité des droits ? par la langue ? par la justice sociale ? Qui pourrait vivre une vie libre, dans le Québec de demain ? Qu'aurait à donner un Québec autonome et à qui ? Certaines réponses étaient de nature à raviver et à justifier les appréhensions, d'autres à les apaiser. Mais qui proposerait les réponses ?

La situation reposait sur les épaules de celui qui avait créé la coali-tion péquiste de toute pièce, René Lévesque, un homme de grande compétence dans l'organisation d'un modèle politique et le maniement des personnes, des groupes et des stratégies. Mais son talent même comportait un danger. La conjoncture dépendait de la magie de son jeu politique et de sa durée, des limites de ses forces et de sa propre longévité. C'était asseoir l'avenir sur des bases fragiles et s'exposer à une catastrophe.

[234]« La question juive au Québec », Morton Weinfeld concédait que cette réac-tion de René Lévesque était personnelle et non pas celle de son parti. Elle émanait tout de même d'un chef politique devenu par la suite premier mi-nistre d'une province et chef éventuel d'un État indépendant de l'Amérique du Nord. Il y avait de quoi inquiéter les Juifs du Canada et des États-Unis (Midstream, octobre 1977, p. 28).

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Il faut se rappeler qu'un tiers environ des Juifs du Québec étaient des survivants de l'expérience européenne. Ils avaient vécu les muta-tions politiques et sociales de la Pologne, de la Roumanie, de la Hon-grie, de la Lituanie, de l'Allemagne, de la Russie communiste. Ils avaient observé l'évolution du nationalisme, du patriotisme, du revan-chardisme, du fascisme, de la xénophobie, et l'alliance entre le boycot-tage économique et l'antisémitisme, de même que son aboutissement dans les fours de l'extermination.

Compte tenu de tous ces facteurs, les Juifs ne pouvaient rester in-différents aux changements politiques de 1976, changements qui ont eu un impact concret sur la psychologie de la population. Cette réac-tion a été notée — et même exagérée — par les observateurs de l'exté-rieur qui tentèrent d'écrire sur le Québec. On peut même prévoir, sans danger de se tromper, l'avènement d'une littérature sur les réactions des Canadiens français, des anglophones, des hommes d'affaires et des Juifs, dans le Québec de 1976-77.

Il n'est pas inutile, non plus, de rappeler que cette période fait par-tie d'un tout qui va de 1960 à 1980 et que bien des séquelles de 1976-77 se seraient produites, même si les événements de ces deux années n'avaient pas eu lieu. L'huile aurait continué de jaillir en Alberta et Trudeau aurait exercé le pouvoir d'un océan à l'autre. Plusieurs entre-prises et plusieurs hommes d'affaires auraient déménagé. Toronto au-rait continué à grandir, tandis que Montréal serait devenue plus fran-çaise, pour le meilleur ou pour le pire.

En fait, c'est l'accélération de certains courants historiques qui a se-coué à ce point la communauté juive du Québec. Celle-ci avait déjà commencé à faire une place au français, entre autres par la création du Cercle juif de langue française, les écrits de Naïm Kattan, la fondation du comité Le fait français, l'affichage français sur ses édifices, par exemple la Bibliothèque juive et le Congrès juif canadien. Or brus-quement, au lendemain de sa victoire de 1976, le gouvernement Lé-vesque adopte la Loi 101 sur l'usage du français. Conçue essentielle-ment pour redonner au Québec un visage et surtout un style de vie plus conforme à la culture de la majorité francophone, elle comportait des clauses ressenties [235] par un bon nombre comme discrimina-toires, celles entre autres sur l'affichage, les tests linguistiques pour les employés des services publics et surtout les restrictions concernant

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l'accès à l'école anglaise pour les enfants de parents venus de l'exté-rieur du Québec.

Dans l'ensemble, les membres de la communauté juive n'ont pas paru s'inquiéter outre mesure de cette loi. C'est du moins le sentiment d'un porte-parole de la communauté, Alan Rose, vice-président exécu-tif du Congrès juif canadien :

« La communauté juive s'adapte de plus en plus aux changements dans le Québec. Nous sommes d'accord avec l'objectif principal de la Loi 101 qui est de protéger la langue française. Le Québec est fondamentalement modéré. (...) Je ne dis pas que l'antisémitisme ne pourrait pas revenir, mais je ne crois pas qu'il s'agisse de cela. En ce moment il n'y a pas d'antisémi-tisme avoué au Québec ». 280

De fait, les rares manifestations de surprise et d'insécurité dans le milieu juif québécois sont venues de ceux qui font leurs les réactions du milieu anglophone. C'est le cas de la sortie de l'industriel montréa-lais Charles Bronfman devant un auditoire juif, à la veille de l'élection de 1976, alors qu'il menaça de retirer ses capitaux du Québec, adve-nant une victoire péquiste (ce dont il s'excusa par la suite). C'est aussi le cas, pour une bonne part, des deux jeunes Montréalais, S. Perel, étudiant à l'Université McMaster, et H. Srebrenik, professeur à Daw-son Collège de Montréal. Ils publiaient dans le quotidien israélien Jé-rusalem Post, le 22 janvier 1982, un article alarmiste 281 dénonçant la Loi 101 et concluant à l'antisémitisme des francophones, article que le Congrès juif canadien et la Ligue pour les droits de l'homme du B'NaiBrith désapprouvèrent publiquement comme déformant complè-tement la situation. 282

280 The Gazette, Montréal, 26 mars 1982, p. Al et A8, « Exodus of Young Worries Montréal Jews » par Warren Perley, 5e partie de la série « Quebec's Troubled Minority ».

281 Reproduit en traduction dans Le Devoir du 17 février 1982, p. 9.282 Le Devoir, 22 février 1982. Commentant cet article, le pasteur Claude de

Mestral, de l'Église Unie, bien connu des cercles oecuméniques, signalait dans une lettre au Devoir d'étonnants silences de la part des deux étudiants concernant le Québec français contemporain : « De tout cela les auteurs de l'article du Jérusalem Post ne savent probablement rien... parce qu'ils vivent 'en anglais' ». Réaction analogue d'un membre de la communauté juive, cette

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Un autre facteur historique dont on ne saurait minimiser l'impor-tance a été la dérive de l'économie vers l'Ouest. Nombreux sont les jeunes Québécois qui ont tenté leur chance hors Québec. Dans chaque cas, les motifs allégués ne correspondaient pas nécessairement aux facteurs réels qui les poussaient à partir. Cette mobilité a profité à To-ronto. [236] Elle a également aidé Montréal à affirmer sa personnalité et son caractère francophones, enrichissant par le fait même le pays tout entier.

Dans cette optique, l'étonnant n'est pas que le Québec ait perdu quelque 15 000 membres de la communauté juive durant ces deux dé-cennies. C'est qu'il n'en ait pas perdu davantage.

Le facteur décisif dans cette évolution est plutôt d'ordre émotif. De part et d'autre, cette période critique a fait naître le désir de limiter les dégâts pour le Québec.

Du côté du gouvernement, il faut mentionner l'assurance, notam-ment, que loin d'entretenir de l'hostilité envers les Juifs, il rejetait l'an-tisémitisme. Il a prouvé sa sincérité en étendant son aide financière aux écoles juives, permettant ainsi à la communauté de maintenir le caractère juif de ce réseau, comme il en était de ses hôpitaux et de ses services sociaux. Mais ces efforts avaient, pour un bon nombre, des relents de stratégie politique et n'ont rien changé à l'insensibilité du gouvernement par rapport au thème sacro-saint d'Israël. Peut-être était-ce dû, pour une part, à l'absence d'interprètes autorisés auprès des porte-parole du PQ et inversement. Ici encore, le mur de séparation entre les cultures n'a pas été percé.

Du côté juif, on a vite réalisé le sérieux de la situation. M. Bronf-man a amené la communauté à prendre plusieurs mesures positives. Cette dernière a établi, entre autres par l'intermédiaire de Michael Ya-rosky, directeur de l'Institut communautaire de la recherche juive, des contacts aux divers niveaux de la société et du gouvernement québé-cois. Tenant compte de la présence de la judaïcité francophone, la communauté a mis sur pied une série d'institutions qui lui permettent

fois, Asen Balikci, professeur au département d'anthropologie de l'Universi-té de Montréal, à propos du même article : « L'anglicisation massive des ashkenazi fait qu'ils ont présentement partie liée avec le groupe anglo-saxon (Asen Balikci, « Les 'souffrances' des Juifs montréalais », Le Devoir, 23 fév. 1982, p. 7).

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de montrer son visage français. La revue Jonathan et d'autres pério-diques juifs n'ont rien à envier aux publications anglophones, tout comme la collection de l'Institut québécois de la recherche sur la culture, présente des ouvrages importants sur la littérature juive au Québec.

Résultat plus important encore, la crise de 76 aura été pour chaque foyer comme pour chaque coeur juif un test de [237] son degré d'atta-chement personnel à la province. C'est à ce niveau que l'émigration n'a pas pris de plus amples proportions. Chaque citoyen, chaque ci-toyenne, chacun de leurs enfants se sont demandés jusqu'à quel point ils devaient faire confiance à la société québécoise. Ils se sont interro-gés sur leur volonté d'adopter le français pour répondre aux exigences d'une appartenance qui soit sensible à la « qualité de vie du Québec ». Ils sont allés jusqu'à réfléchir sur le poids moral des pierres tombales de leurs familles dans le cimetière de la synagogue et sur le prix qu'ils attachaient à l'histoire et aux traditions de la communauté juive de Montréal. Ils se sont interrogés sur leurs racines.

À tout considérer, ces réactions émotives prennent une très grande importance dans la vie courante, pour le bonheur et les décisions pra-tiques des familles et des personnes. Un sage a dit qu'il n'est pas pru-dent de prophétiser, en particulier sur l'avenir. On peut cependant pré-voir, à partir de cette tranche toute récente de leur passé, que la crise, avec sa suite d'inquiétudes, d'efforts et de bouleversements, aura des effets durables et de grande portée autant pour les Juifs que pour les autres Canadiens.

Le nouvel esprit de la communauté

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Si l'on cherche à cerner quel est le ressort caché qui meut, en pro-fondeur, cette société juive d'après-guerre, on peut le caractériser d'un mot : l'activisme. Chacun veut agir. Chacun a son oeuvre ou son orga-nisation à soutenir. Rarement se demande-t-on, à propos de la commu-nauté, ce qui serait le plus important pour assurer sa continuité. Le présupposé qui sous-tend tout cet activisme est que les liens sociaux créés et entretenus par les activités constituent précisément le bien

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commun de la communauté, le tout étant coordonné par et dans la structure même du Congrès juif canadien.

Cette nouvelle démocratie mobilise un vaste réseau de bénévoles, en fait des milliers de donateurs et de collaborateurs, parmi lesquels on retrouve des femmes, des jeunes, des administrateurs d'écoles, d'hôpitaux, de synagogues ou de centres de l'âge d'or, des militants moins fortunés, des [238] sionistes, des clubs sociaux, des camps pour enfants, des organisateurs de campagnes ou d'oeuvres pour les Juifs soviétiques ou pour ceux d'Ethiopie, pour les écoles techniques d'Eu-rope, pour les familles des soldats israéliens ou encore pour les centres d'enfants en Terre Sainte.

Chaque organisation a ses administrateurs dont la réputation est bien établie et qui jouissent de la confiance générale. Il n'y a jamais de scandale dans les organisations juives.

Tout ce déploiement d'initiatives et de réalisations s'appuie sur une conviction, un idéalisme et un loyalisme communs. D'allure presque toujours chaotique, sans tradition ancienne ni autorité, ce mouvement communautaire a néanmoins établi, après plus d'un siècle, une pra-tique, une structure et des règles qui lui sont propres et qui ne sont pas toujours écrites.

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L'Appel juif unifié

Ce consensus général a rendu possible, après la dernière guerre, la mise sur pied d'un organisme financier, L'Appel juif unifié. Cet orga-nisme est devenu un véritable front commun fondé sur la confiance mutuelle et l'absence d'idéologies. De fait, la nouvelle société juive a résolument tourné la page sur les tensions et les chocs idéologiques qui, autrefois, avaient secoué et parfois déchiré la communauté. Les divisions n'ont plus leur place dans ce milieu homogénéisé et polarisé par une valeur suprême : l'action.

L'Appel juif unifié a permis la rationalisation des tâches et des fonctions, y compris, dans une certaine mesure, les services de béné-voles. A elle seule, la campagne de souscription annuelle va chercher des millions de dollars et mobilise des milliers de bénévoles. Elle constitue l'institution la plus importante du judaïsme canadien.

À Montréal, l'ensemble des activités locales de L'Appel juif unifié est centralisé à l'Allied Jewish Community Services, Chemin de la Côte-Sainte-Catherine. Le Centre voit à l'administration des hôpitaux, des oeuvres sociales, des bibliothèques, des programmes pour les jeunes et les [239] personnes âgées. Il assure également la liaison avec les divers organismes gouvernementaux.

Cette superstructure bénéficie des services d'une petite armée de professionnels de plus en plus qualifiés. L'intervention grandissante des gouvernements dans les services bénévoles, autrefois plus auto-nomes, a eu pour résultat d'assurer la hausse du niveau de formation pour le personnel.

Le Congrès juif canadien

À l'échelle du Canada, les activités et les questions d'envergure na-tionale relèvent d'un organisme de coordination, le Congrès juif cana-dien, dont le siège social est à Montréal. Le Congrès constitue, dans sa structure même, un effort pour harmoniser la multiplicité des opinions et des programmes d'activités de la diaspora canadienne. Ses membres

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sont délégués de presque tous les groupements juifs, depuis l'île de Vancouver jusqu'à l'île de Terre-Neuve. Ils se réunissent tous les trois ans pour approuver un plan d'action et pour élire un nouveau conseil d'administration. Tout se fait par voie de propositions, de discussions, de candidatures libres, dans un consensus, en somme, total. Les cri-tères du Congrès juif canadien ne sont autres que les grands besoins du judaïsme dans le monde, ceux qui affectent la vie des individus, comme celle du peuple juif et de l'humanité dans son ensemble. Be-soins sans cesse changeants d'un pays à l'autre, qu'il s'agisse d'expul-sions ou de refus d'émigration, de boycottages économiques ou d'éro-sion des droits civils.

C'est pour permettre à la diaspora canadienne de répondre de façon cohérente à cette kyrielle incessante de problèmes et de malheurs que de jeunes penseurs, au début du siècle, avaient conçu et réalisé le pro-jet du Congrès juif canadien, en dépit des oppositions qui, dans d'autres pays, bloquaient des initiatives analogues.

Aujourd'hui encore, la nouvelle société juive québécoise rencontre des défis auxquels le Congrès a tenté et tente toujours de faire face, qu'il s'agisse d'éducation, d'organisation interne, d'activités civiques, d'aide aux Juifs outre-frontières, [240] d'avancement de la religion, de la culture, de la recherche archivistique, de relations avec les divers paliers du gouvernement. Mais en dépit — et peut-être à cause même — du déploiement impressionnant de ses initiatives et de ses organisa-tions, on peut se demander si cette société saura conjurer le danger nouveau qui la guette, comme d'ailleurs les autres diasporas du monde, celui de la démobilisation idéologique. La société mercantile contemporaine tend à transformer les divers secteurs de l'activité hu-maine en une gigantesque machinerie, depuis le sport commercialisé, avec ses vedettes interchangeables d'une ville à l'autre et même d'un continent à l'autre, jusqu'à la presse, écrite ou parlée, dont le contenu émane de quelques agences de rédaction à Paris, Londres ou Moscou.

Question vitale à ce point-ci de son histoire, car par-delà les obs-tacles et les menaces qui se dressent au jour le jour sur sa route, le défi majeur pour elle comme pour la communauté juive mondiale de-meure, plus que jamais, celui de la continuité.

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[NOTE. Les notes en fin de chapitre aux pages 240 à 243, ont été convertie en notes de bas de page. JMT.]

[244]

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[245]

JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

Cinquième partie

ÉPILOGUE

Retour à la table des matières

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[247]

OÙ VALA COMMUNAUTÉ JUIVE ?

« Aujourd'hui au Canada, le peuple juif vit dans des conditions de liberté qui n'ont été dépassées nulle part au monde ». 283

Le défi de la continuité

Où en sont les Juifs du Québec ? Où peuvent-ils trouver réponse à l'éternel défi de leur continuité ? Sans doute là où elle se trouve depuis toujours dans le judaïsme, depuis notamment l'époque des Talmuds : dans la vie quotidienne de la communauté.

Quand jadis les rabbins cherchaient à formuler l'essentiel de la sa-gesse et de la moralité pour la nation juive, ils puisaient à la praxis po-pulaire. C'est la coutume (minhag) qui tranchait ultimement les li-tiges : « La coutume casse la loi » dit l'adage. Le rôle du folklore dans la culture juive est d'une grande importance.

Si l'on regarde la façon dont vit la nouvelle société juive, que ce soit dans les quartiers de Snowdon, Hampstead et de Saint-Laurent ou sur les autoroutes, dans les avions, dans les restaurants, à la maison, dans les assemblées de groupes et d'institutions, il faut constater qu'elle ne se prête pas à la controverse ou aux débats entre idéologues. Elle a davantage l'allure de l'embourgeoisement. La façon pour l'indi-vidu de prendre sa place dans la famille juive est de participer à des programmes d'activités. Sa vie privée, sa vie de [248] famille, ses rela-tions d'amitié, d'associations et d'affaires, tout s'entremêle dans ce 283 Abraham Arnold, Jewish Life in Canada, Edmonton, Hurtig Publis-hers,

1976, p. 87. Discours prononcé à l'occasion des noces d'or de la Société Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin 1902.

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commerce interpersonnel qu'on nomme la communauté juive d'aujour-d'hui. C'est dans ce contexte qu'il s'épanouit. C'est cette société juive qu'il contribue à définir et à constituer. Sa maturation arrive le plus souvent dans la vie communautaire, rarement dans la solitude.

Le Juif vit dans une société très diversifiée, qui a ses structures, ses personnalités, ses chefs de file, ses enseignants improvisés, tous sans formation professionnelle, comme lui, tous prêts à justifier leurs acti-vités et à convaincre leur entourage d'y participer. Depuis des siècles, la communauté offre à ses membres des programmes de perfectionne-ment postscolaires très avancés, depuis les chevrot pour l'étude de la Bible, du Talmud, des Midrashim et des codes de la Loi jusqu'aux ser-mons, aux cercles d'études sionistes, aux cours pour adultes, aux groupes de jeunes et aux camps d'été. Ils apportent un complément de formation aux écoles juives, aux voyages d'études, aux séjours en Is-raël ou encore aux semaines de retraite à la campagne, empruntées à la tradition catholique.

Devant cet immense effort pour amener l'individu à s'impliquer le plus possible dans les activités de la communauté, la question est de savoir quelles sont ou quelles devraient être ces activités, quels sont les critères pouvant servir à établir un ordre de priorités, un plan d'en-semble. Mais cette question n'a pas l'importance d'autrefois. Ce sont les nouvelles du jour qui vont déterminer les priorités, et ce choix s'ef-fectue toujours par consensus. Que ce soit la crise économique ou mi-litaire en Israël, l'apparition d'un antisémite en Alberta ou d'un écri-vain qui veut nier l'existence de l'Holocauste, ou encore une loi qui menace les droits des Juifs au Canada ou en Ethiopie, ou des pro-blèmes pédagogiques dans les écoles, toutes ces questions sont autant de causes qui ont leur place à l'ordre du jour communautaire. Elles trouvent leurs champions et on passe à l'action.

Ainsi la communauté juive a connu, elle aussi, sa Révolution tran-quille. Elle est passée des luttes idéologiques [249] de sa période yid-dish à l'activisme de l'après-guerre, des tensions sociopolitiques à la concertation dans l'action. Les artisans de cette révolution ont été les hommes et les femmes d'action dont le nombre n'est pas loin d'égaler celui de la population juive elle-même.

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Dans le Québec d'aujourd'hui

Quel que soit le sens qu'on prête à la « Révolution tranquille » des Québécois français, il est clair que le Québec dans son ensemble amorce un tournant majeur de son histoire. Il est clair aussi que sa communauté juive qui a lié son destin à celui du Québec, ne saurait échapper à la question lancinante qui revient sporadiquement, ici et là, dans la diaspora, celle de son devenir.

Où va le Québec d'aujourd'hui avec son hétérogénéité, son organi-sation sociopolitique, le rapport majorité-minorités de ses communau-tés, sa sensibilité commune en tant que collectivité, et surtout le natio-nalisme actuel des Québécois français, leur façon de s'identifier comme peuple et comme nation, leur attachement à leur culture, leur histoire, leur folklore, leurs traditions politiques, leur réseau d'associa-tions et d'organismes pour la promotion de leurs intérêts collectifs, leur rôle dans l'ensemble canadien, nord-américain, mondial ?

Sans aller plus avant dans l'analyse de ce nationalisme, on peut dire qu'il est nouveau par rapport au nationalisme traditionnel du Qué-bec d'avant-guerre. Celui-ci se voulait essentiellement une réaction de survivance. Il se nourrissait du mythe de la pureté des origines, soi-gneusement entretenu par une certaine intelligentsia : héritier des co-lons de la Nouvelle-France, le peuple canadien-français se devait de demeurer catholique et français, fidèle à sa mission à la fois spirituelle et culturelle. Comme l'exprimait un grand interprète du nationalisme de l'époque, Mgr L.A. Paquet, dans un discours demeuré un classique du genre :

N'allons pas descendre du piédestal où Dieu nous a placés, pour mar-cher au pas vulgaire des générations assoiffées d'or et de jouissances. Lais-sons à d'autres nations, moins [250] éprises d'idéal, ce mercantilisme fié-vreux et ce grossier naturalisme qui les rivent à la matière.

(...)

Nous maintiendrons sur les hauteurs le drapeau des antiques croyances (...) nous l'offrirons aux regards de toute l'Amérique comme l'emblème

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glorieux, le symbole, l'idéal vivant de la perfection sociale et de la véri-table grandeur des nations. 284

Le nationalisme d'aujourd'hui, chez le Québécois français, n'est pas qu'une version sécularisée de l'ancien nationalisme. Il se veut ouvert aux grands courants de pensée qui font les nations contemporaines. Il est significatif que les deux partis politiques qui ont survécu à la crise des années 70 sont, d'une part, le Parti libéral du Québec, héritier d'une tradition politique ouverte aux innovations socio-économiques, et de l'autre, le Parti québécois qui allie à un nationalisme moins eth-nocentrique que culturel, un socialisme qui se dit apparenté aux socia-lismes européens.

Il reste cependant plusieurs ombres au tableau, entre autres le sou-venir du FLQ et des mesures de guerre. Le Front de libération du Qué-bec évoquait, pour la première fois dans l'histoire du Québec, le spectre de la violence et de la dictature. Quant aux mesures de guerre qui ont suivi, elles ont été perçues également, par beaucoup de Québé-cois nationalistes, comme des actes de violence télécommandés par le pouvoir central, comme pour impressionner une colonie qui rêve d'émancipation.

Pour le Juif, il s'agit là de changements affectant les éléments les plus intimes de la vie collective. Ces changements impliquent des pro-cessus d'adaptation radicaux parce qu'il y va de l'ajustement des per-sonnes et de la communauté à un climat social nouveau.

L'ambivalence du nationalisme des années 70

Pour la communauté juive, l'important n'est pas le sort des intérêts anglophones face, par exemple, aux tracasseries de la Loi 101. La question pour elle est de savoir s'il lui est encore possible de souscrire à un jugement comme celui de J. L. Cohen cité plus haut : « La majo-rité au Québec, que [251] ce soit en parole ou en acte, ne manifeste

284 Yvan Lamonde, Louis-Adolphe Paquet, Collection Classiques cana-diens, 45, Montréal, Fides, p. 59-60.

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aucun désir d'imposer sa façon d'être aux autres communautés qui ré-sident à l'intérieur de ses frontières ». 285

L'histoire a appris à la diaspora juive à se méfier des nationalismes (ceux, entre autres, de l'entre-deux-guerres), justement parce qu'ils de-viennent facilement ethnocentriques et monoculturels.

De ce point de vue, nul ne peut nier qu'il subsiste dans le nationa-lisme professé par un mouvement comme le péquisme une ambiva-lence qui s'exprime de multiples façons. Ainsi le nom de « Québé-cois », même dans des textes officiels comme la Loi 101, désigne tan-tôt tout citoyen du Québec, quelles que soient sa langue d'usage ou son origine, tantôt les membres de la majorité francophone que cer-tains nationalistes ont appelés les « vrais Québécois ». Autre ambiva-lence notée plus haut et qui ne peut laisser la communauté juive indif-férente : l'infiltration de la propagande palestinienne dans certains mi-lieux proches du Parti québécois. Interrogé à ce sujet par Warren Per-ley, à l'issue de la convention tumultueuse de décembre 1981, le mi-nistre de l'immigration et des communautés culturelles, Gérald Godin, répondait en ces termes : « Cela ne signifie pas que nous appuyons l'O.L.P.. Les Juifs ne devraient pas craindre de voir le Parti québécois parler à l'O.L.P.. Nous parlons à tout le monde ». 286

Il n'empêche que l'inquiétude juive devant ce type de relation entre les deux formations politiques ne peut que croître, à mesure que la ju-daïcité mondiale perd quelque chose de son image de victime liée à l'Holocauste, par suite des guerres du Proche-Orient. 287

285 D. Rome, « On the Jewish Scool Question in Montréal, 1903-1931 », Canadian Jewish Archives, New Séries, no. 3, Montréal, Canadian Jewish Congress, 1975, p. 74. Voir plus haut, p. 2.42, n. 20.

286 Warren Perly, « Exodus of Young Worries Montréal Jews », 5e partie de la série « Quebec's Troubled Minority » dans The Gazette, Montréal, 26 mars 1982, p. A8.

287 Seule la petite communauté hassidique échappe à cet état d'esprit et cela pour des raisons très particulières. Les Hassidim, de par leurs positions es-sentiellement religieuses et apolitiques, n'ont aucunement partie liée avec quelque groupe que ce soit, y compris celui des anglophones. Aussi leur neutralité leur tient-elle lieu d'ouverture et constitue-t-elle une promesse d'épanouissement dans la société québécoise.

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Un exode de la jeunesse juive ?

Dans ces conditions, nul ne peut se surprendre des sombres prévi-sions de certaines enquêtes sociologiques sur l'exode des jeunes de la communauté juive de Montréal. Les peuples, dit-on, votent par les pieds. Au rythme où la population juive quitte Montréal (elle serait passée de 114 000 en 1971 à 103 000 en 1981), 288 on peut se deman-der si les faits ne leur donnent pas raison.

[252]Chose certaine, la communauté juive s'attendait au pire, aux ap-

proches du dernier recensement. D'après une étude menée en 1978 par le sociologue Morton Weinfield, de l'Université McGill, les parents juifs prévoyaient que 46% des jeunes adultes auraient quitté Montréal en 1983. 289 Quelle que soit la réalité que dévoilera le prochain recen-sement, la perspective d'un exode de la jeunesse est particulièrement traumatisante pour une communauté qui a tellement investi dans l'édu-cation de sa jeunesse. Mais pourquoi quitter le Québec ? Ici encore la situation n'est pas claire et les motivations encore moins. L'ambiva-lence du climat nationaliste peut expliquer un certain nombre de dé-parts chez les Juifs anglophones, comme d'ailleurs chez les autres communautés ethno-culturelles, même de vieille souche. C'est en ce sens qu'Alan Rose discernait chez les Québécois non francophones, dans un interview accordé en 1982 à Warren Perley du journal The Gazette, le sentiment qu'« ils sont en train de devenir des citoyens de deuxième classe (second-class citizens) ». 290 II y aurait place, ici, pour une étude comparative entre l'exode des francophones en général, ce-lui des Juifs francophones et celui des Juifs anglophones. Sans doute l'exode des francophones vers le Canada anglais est-il freiné par l'obs-tacle de la langue. Il peut l'être aussi dans le cas de la communauté sé-farade, du fait qu'elle a été moins traumatisée par les nationalismes eu-ropéens que la communauté ashkénaze. Mais si le climat nationaliste

288 Louis Nowick, Meeting the Needs of the Jewish Elderly in Canada, Jéru-salem, Broakdale Institute, 1985, p. 14. À noter toutefois que l'immigration juive au Québec en provenance de l'Europe et de l'Afrique du Nord a aug-menté (571 en 1981 contre 451 en 1971).

289 Warren Perley, « Exodus », ibid., n. 4.290 Warren Perley, « Exodus », ibid., n. 4.

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au Québec avait des relents aussi xénophobes et antisémites qu'une certaine presse anglophone l'a laissé entendre, il devrait normalement affecter la jeunesse séfarade comme il affecte, estime-t-on, la jeunesse ashkénaze.

Le problème devient encore plus difficile à lire suite à la situation de l'économie canadienne aussi bien que québécoise, et en particulier suite à l'exode, noté plus haut, de capitaux et de main-d'oeuvre vers l'Ouest du pays, ce qui affecte aussi bien Toronto que Montréal.

[253]

D'un nationalisme ethnocentriquevers un nationalisme culturel

Le nationalisme des Québécois français est une constante histo-rique que certains font remonter, comme l'historien Michel Brunet, à 1760. Il importe cependant de se demander si le Québec français d'au-jourd'hui a gardé la conception monolithique de jadis.

De ce point de vue, le « Feu l'unanimité » de Gérard Pelletier marque exactement le point de rupture entre ce que René Lévesque a appelé « le Vieux Québec » et le Québec d'aujourd'hui.

Ce qui en effet caractérise l'ère nouvelle au Québec, c'est, davan-tage encore que la sécularisation, l'ouverture des Québécois français au pluralisme sous toutes ses formes, religieux, ethnique, culturel. On est loin des formules traditionnelles « catholique et française » ou « la langue gardienne de la foi ». Ils acceptent et même favorisent le plura-lisme dans un domaine jusque-là intouchable, l'éducation. Ce fut d'abord l'université, puis les collèges 291 et maintenant, c'est au tour de l'école, comme en fait foi la réforme scolaire en cours. Pluralisme idéologique également : depuis 1945, même s'il existe toujours des zones d'intolérance, toutes les pensées ont droit de cité au Québec et la censure sous toutes ses formes est chose du passé.

291 Fait significatif, la loi des CEGEP avait laissé les collèges privés libres de se déclarer confessionnels. Deux seulement sur trente se sont prévalus de cette option.

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Toutefois, le pluralisme qu'il importe surtout d'examiner est le plu-ralisme ethnique. Le vieux mythe de la pureté des origines agonise. 292

Des ouvrages comme La naissance d'une race (Lionel Groulx) ne re-joignent plus la sensibilité des jeunes Québécois francophones. 293 À la « revanche des berceaux » a succédé, pour la première fois au Québec, une politique d'immigration modelée sur celle de la plupart des pays occidentaux. Autrefois, on ne devenait Québécois français, pratique-ment, que par hérédité. Aujourd'hui, il existe des structures d'accueil qui permettent de le devenir sociologiquement, de même qu'une men-talité plus ouverte quelle que soit l'origine qui le rend, culturellement possible.

Non pas que ce nationalisme culturel soit sans écueils. La culture, elle aussi, peut verser dans le monolithisme et [254] devenir exclusi-viste quand ce n'est pas impérialiste. Mais le seuil de la survivance, chez les Québécois français semble définitivement franchi et doublé le cap de l'insécurité propre aux minorités.

Un ancien ministre du cabinet Bourassa, Victor Goldbloom, pré-sident du Conseil canadien des chrétiens et des Juifs, pouvait écrire en 1982 :

Le judaïsme au Québec est vigoureux, bien enraciné et, par comparai-son avec tant d'autres coins du monde, relativement serein. (...) Les Juifs québécois jouissent, en tant que Juifs, d'une très grande liberté religieuse, sociale et culturelle. 294

En homme politique habitué à prendre le pouls de la société, il po-sait franchement la question :

292 Les études se multiplient sur les divers apports ethniques qui ont contri-bué à la formation de la société québécoise française. Le plus important semble celui des Amérindiens et le renouveau des études autochtones com-mencent à clarifier la dette ethnique et culturelle du Québec envers eux.

293 C'est d'ailleurs le cas pour tout ce qui relève de l'enseignement de l'his-toire.

294 Victor Goldbloom, « Le judaïsme québécois. Une communauté vigou-reuse, bien enracinée et assez sereine », Le Devoir, 8 avril 1982, p. 36 et 38.

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Y a-t-il de l'antisémitisme au Québec ? Non, si l'on fait le portrait glo-bal de la collectivité. Oui, si l'on regarde les incidents occasionnels ; mais ces incidents sont beaucoup moins nombreux qu'autrefois et ne repré-sentent aucun mouvement, aucune tendance généralisée, aucune concerta-tion. 295

Un fait demeure : de toutes les communautés ethnoculturelles qui forment le Québec, la communauté juive est d'emblée la mieux placée pour faire le pont et par là assurer la cohésion entre les groupes qui s'identifient comme Québécois anglophones ou francophones. 296 Non seulement est-elle porteuse de plusieurs traditions culturelles euro-péennes, mais elle a « épousé » celle de l'Angleterre en liant son sort à celui du Canada, il y a deux cents ans, comme elle l'a fait pour celle de la France, par son rameau séfarade originaire de l'Afrique du Nord francophone. Deux faits majeurs qui se conjuguent pour en faire la plus « biculturelle » désormais des communautés québécoises.

« L'avenir appartient aux Québécois »

À qui se reporte au Québec des années '80, cette parole d'Albert Memmi peut sembler une lapalissade. Remise dans le contexte où il l'a prononcée, elle prend l'allure d'un défi. Elle appelle cependant un correctif : Memmi parlait sans aucun doute des Québécois français. 297

Mais quelles que soient leurs racines ethno-culturelles, quelle que soit aussi [255] l'importance de leur place et de leur rôle dans le Québec d'aujourd'hui, l'avenir appartient, en fait, à tous ceux qui habitent cette terre qu'on appelle aujourd'hui le Québec.

Pourquoi relever ici les propos de Mennmi ? C'est que cet écrivain d'origine tunisienne, Juif séfarade, a été adopté comme maître à penser par toute une génération de Québécois français. Son Portrait du colo-nisé, publié en pleine guerre d'Algérie, a trouvé à l'époque chez les

295 Ibid., n. 13, p. 38.296 Sans préjuger ici de ceux qui ne s'identifient ni aux uns ni aux autres,

tels les autochtones amérindiens et inuit traditionnels.297 Il cite au passage les noms de Gaston Miron, Gérald Godin, Paul Cham-

berland, Jean-Marc Piotte.

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jeunes nationalistes un accueil inattendu. Au point d'en tirer une édi-tion pirate qu'ils distribuaient gratuitement à la porte des maisons d'enseignement. Réédité au Québec en 1972, 298 l'ouvrage se vendait encore en 1980 à plusieurs milliers d'exemplaires par année. Dans une interview accordée en 1980 à Axel Mangey, professeur de littérature à l'Université McGill, 299 Memmi ouvre certaines perspectives nouvelles par rapport aux années 60, entre autres l'avantage pour le Québec fran-çais de s'associer au Canada anglophone et aux Américains. Quant au nationalisme, il précise qu'il ne lui a jamais reconnu de valeur absolue. Il ne voit pas non plus d'incompatibilité entre, d'un côté, l'affirmation de soi pour un groupe relativement restreint comme celui du Québec et, de l'autre, la construction de grands ensembles humains à la ma-nière des États-Unis et du Canada.

Certes ces idées n'ont pas été les seules à circuler dans les milieux nationalistes du Québec. Mais l'accueil que leur a réservé une généra-tion de Québécois français, maintenant aux commandes du pays, té-moigne d'une écoute ouverte aux autres cultures.

Que pense de cette génération le Juif Albert Memmi ? lui demande Mangey.

Revenant ici après plus de dix ans, j'ai été frappé (...) par une espèce de santé relative du pays et des hommes. J'ai trouvé les gens beaucoup moins crispés, moins humiliés et moins révoltés aussi. Collectivement, le tissu social me paraît infiniment plus sain. L'air que l'on respire est celui d'une démocratie.

Interrogé sur l'avenir, Albert Memmi répond :

Honnêtement, je me refuse à faire des prophéties. L'avenir appartient aux Québécois et à ce qu'ils sauront en faire. (...)

[256]J'ai l'intuition qu'il y a de très grandes choses à faire dans ce pays. 300

298 Éditions de l'Étincelle, Montréal, 1972. Préface de J.-P. Sartre.299 Reproduit en traduction dans Relations, no 463 (oct. 1980), p. 272-275.

Alex Mangey est l'auteur de Poésie et société au Québec (1937-1970), Qué-bec Les Presses de l'Université Laval.

300 Relations, op. cit., n. 18, p. 274-275.

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Ces choses à faire, les Québécois français ne peuvent les accomplir seuls ; pas plus d'ailleurs que les autres communautés du Québec. Pour devenir la patrie de tous, la terre du Québec doit devenir un lieu de concertation pour toutes les communautés qui l'habitent. Ou alors, elle connaîtra les échecs qui ont déchiré tant d'autres pays. Cette ren-contre interculturelle n'est possible qu'une fois dissipée l'ignorance ré-ciproque, source à la fois de la crainte et du mépris, et finalement de la panique et des conflits.

Pour sortir de ce cercle vicieux et créer un climat de confiance in-dispensable à la concertation, il faut une écoute et finalement un ac-cueil qui aille au-delà de la coexistence, jusqu'à l'acceptation de l'autre dans sa différence même et jusqu'à la convivance dans la paix sociale.

Le Québec français a, dans l'ensemble, tourné le dos à l'ancien eth-nocentrisme biologique. Il semble, au contraire, s'orienter vers un na-tionalisme culturel qui s'écarte à la fois du melting pot à l'américaine et de la mosaïque à la canadienne. Aussi lui est-il désormais possible d'accéder à un nationalisme ouvert, qui fasse de l'espace québécois un lieu où les divers éléments ethniques soient dans une situation dyna-mique d'échanges à tous les plans, où chacun trouve les moyens concrets de s'épanouir dans la fidélité à ses racines.

La communauté juive réunit les principales conditions de succès pour une expérience de ce type. Elle a fait elle-même, dans cette voie, un cheminement plusieurs fois millénaire. Quiconque séjourne en Is-raël perçoit les traces innombrables de ce brassage culturel. On y parle toutes les langues de l'Europe, en plus du yiddish et du ladino. On y entend une musique qui renvoie l'écho de tous les folklores de la dia-spora mondiale.

Il y a vingt ans, qui aurait cru que tant d'écoles juives s'ouvriraient au français sans cesser d'être des foyers de ressourcement dans leur tradition propre ? Aujourd'hui on peut voir Naïm Kattan aux foires du livre québécois, Elie Feuewerker dans les laboratoires de biologie montréalais ; [257] on peut lire Michel Solomon dans les pages du Devoir, entendre Paul Unterberg et Herbert Marx dans l'arène poli-tique, rencontrer Jean-Claude Lasry dans les hôpitaux du Québec et combien de professeurs juifs à l'Université Laval, à l'Université de Montréal ou encore à l'UQAM. Autant d'indices que la communauté

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juive est sortie du ghetto anglophone et que la barrière linguistique s'estompe entre séfarades et ashkénazes, comme elle s'estompe entre Québécois juifs et Québécois francophones.

Sans doute, le pluralisme croissant de la société québécoise reste-t-il limité aux schèmes occidentaux et rejette-t-il encore l'élément au-tochtone. Il est marqué toutefois par un double courant culturel, majo-ritairement français, mais aussi fortement anglophone.

De par ses origines européennes et nord-africaine, de par ses choix historiques également, la communauté juive reflète désormais cette dualité, tout en lui apportant la richesse de sa culture millénaire. Comme en Israël, ses deux rameaux, ashkénaze et séfarade, se re-trouvent associés dans une tâche commune, celle de se définir par rap-port au Québec de l'après-révolution-tranquille. La communauté a dé-passé le stade difficile de l'immigration. Le Shtetl et l'Afrique du Nord sont derrière elle. Derrière elle aussi l'antisémitisme d'avant-guerre. Elle habite désormais un monde différent de l'ancien, une société plus ouverte où elle peut partager les richesses de ses traditions et de ses ressources humaines, tant et aussi longtemps qu'elle sera assurée de sa continuité.

[NOTE. Les notes en fin de chapitre aux pages 257 et 258, ont été convertie en notes de bas de page. JMT.]

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JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

CHRONOLOGIE

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Les Juifs et le Québec

1290 Expulsion des Juifs de l'Angle-terre.

1492 Expulsion des Juifs de l'Es-pagne.

1496 Expulsion des Juifs du Portugal.

Régime français

1588 France : Concession royale du Canada à Noël de La Jannaye : clauses antiprotestantes.

1627 France : Charte de la Compa-gnie des Cent-Associés par édit du cardinal de Richelieu : ou-verte aux seuls catholiques.

1655 France : Colbert défend aux non catholiques l'entrée au Canada.

1656 Angleterre : réadmission des Juifs après 350 ans de bannisse-ment.

1685 France : révocation de l'Édit de Nantes. Colbert défend aux hu-guenots et aux Juifs de s'établir dans les colonies. Le Code Noir : les Juifs expulsés des îles.

1688 Angleterre : le Bill of Rights.

1697 Angleterre : Guillaume III d'An-gleterre accorde le Labrador au Juif Joseph de la Penha.

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1738 Interdiction de séjour en Nou-velle-France à Esther Brandeau parce que Juive.

1740 Angleterre : les Juifs ne sont plus astreints au serment chré-tien.

1744 Le Fort-Louis, navire de l'arma-teur juif Abraham Gradis, parti-cipe à une expédition pour re-prendre Louisbourg.

1748 David Gradis et Fils chargés d'approvisionner le Canada et l'île Royale (Cap-Breton).

1751 Première immigration juive à Halifax.

1752 Arrivée à Québec du Benjamin de l'armateur Gradis avec des vivres pour parer à la famine.

1758 Expédition vers Québec de 14 navires dont 8 de l'armateur Gradis.

Régime anglais

1760 Arrivée de Hart (Trois-Ri-vières), Jacobs (Saint-Denis) et Lévy (Montréal).

1763 Eleazer Levy signe une pétition auprès de Londres pour obtenir une Assemblée législative au Canada.

1768 Québec : John Franks libre de prêter le serment juif.

Trois-Rivières : Uriah Judah protonotaire à la Cour supé-rieure.

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1774 Acte de Québec : liberté de culte aux catholiques. Des Juifs in-fluents participent à une pétition auprès de Londres pour un gou-vernement responsable.

1775-1783 États-Unis : révolution améri-caine.

1776 France : déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

1777 Montréal : construction de la première synagogue canadienne, Shearith Israël.

1781 Montréal : premier cimetière juif.

1784 Nouvelle pétition auprès de Londres pour une constitution et un gouvernement responsable : 25 signatures juives.

1791 Acte constitutionnel : création du Haut et du Bas-Canada.

États-Unis : le bill of Rights.

France : droits civils et poli-tiques aux Juifs.

1799 France : projet d'un État juif avec Bonaparte.

1801 Berthier et Montréal : Henry Jo-seph, premier armateur, inau-gure une liaison maritime Cana-da-Angleterre.

1806 Population juive : 100 (« Cana-diens » : 250 000 ; « Anglais » : 20 000).

Québec : présentation au Mercu-ry de The Jew and the Doctor, pièce de Thomas Dibden.

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1807 Trois-Rivières : élection d'Ezé-kiel Hart à l'Assemblée législa-tive.

1808 France : Napoléon déclare le ju-daïsme religion officielle.

[264]

1817 Angleterre : droit de vote aux Juifs.

1818 David David, un des fondateurs de la banque de Montréal.

1824 Aaron Ezekiel Hart et T. S. Ju-dah, premiers avocats juifs.

1830 France : première élection d'un Juif à Paris : Goudehoux (Seine)

1831 Population juive (Bas-Canada) : 107.

1832 Loi (1st William IV, chap. 57) conférant aux Juifs l'égalité des droits.

1837-38 Les Juifs sont partagés entre les Constitutionnalistes (Loyalistes) et les Fils de la Liberté (Papi-neau). Montréal : établissement d'une synagogue de rite séfa-rade, rue Chéneville.

1841 Montréal : 30 familles juives.

1846 Montréal : fondation d'une congrégation germano-polonaise de rite ashkénaze (Shaar Hasho-mayim).

1847 Montréal : chaire d'hébreu et de littérature rabbinique confiée au rabbin Abraham de Sola.

Allemagne : Marx et Hegel ré-digent le Manifeste communiste.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 285

Andrew Hays construit le Hays Théâtre.

1851 Montréal : population juive, 181.

Québec : 40.

1853-55 France : le comte de Gobineau publie son Essai sur l'inégalité des races humaines.

[265]

1855 Angleterre : David Salomons, Lord Maire de Londres.

1858 Cap-des-Rosiers, Gaspésie : William Hyman, premier maire juif canadien, jusqu'à son décès en 1882.

1860 Montréal : dédicace de la pre-mière synagogue ashkénaze du Canada.

1862 Sainte-Anne-de-la-Pocatière : première expression d'antisémi-tisme au Québec dans La Ga-zette des campagnes, dont le ré-dacteur est l'abbé Alexis Pelle-tier.

1863 Montréal : fondation de la Young Men's Hebrew Bene-volent Society, pour les réfugiés de l'Allemagne.

1864 Première école élémentaire juive.

Vatican : Pie IX publie l'ency-clique Quanta Cura accompa-gnée du Syllabus.

Confédération

1867 Population juive, Haut et Bas-Canada : 1 300.

Allemagne : émancipation des Juifs.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 286

1868 États-Unis, Caroline du Nord : admission des Juifs à la fonction publique.

1870 Québec : loi autorisant les Juifs à payer la taxe scolaire à l'un ou l'autre des deux systèmes confessionnels. Première entente scolaire judéo-protestante.

Angleterre : les écoles confes-sionnelles, y compris les écoles juives, reçoivent l'aide finan-cière de l'État.

1871 Au Québec : population juive, 518.

L'abbé Alphonse Villeneuve pu-blie un pamphlet ultramontain et antisémite : Comédie infernale [266] ou conjuration libérale aux enfers (en cinq actes).

1875 Montréal : population juive, 500.

1877 Shtetl : début des grandes mi-grations juives de Pologne, Alle-magne, Autriche, Hongrie, Rou-manie vers le Canada et les États-Unis.

1878 Nouvelle-Zélande : Sir Julius Vogel, Juif, élu premier mi-nistre.

1880 Montréal : arrivée de la pre-mière vague d'immigrants du Shtetl. Première tournée de Sa-rah Bernhardt.

1881 Au Québec : population juive, 989.

Montréal : Jules-P. Tardivel fonde La Vérité.

Russie : les deux premiers po-groms à Yelisavetgrad et Kiev.

1882 Montréal : première congréga-tion réformée ; construction du temple Emanu-El.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 287

1887 Montréal : Alexander Harkavy fonde un journal yiddish, Die Zeit, et un Choveve Zion (avec Joseph Bernstein) ; le journaliste juif de La Presse, Jules Hel-bronner, fonde l'hebdomadaire Le prix courant.

1890 Montréal : établissement de l'Institut Baron de Hirsch.

1892 Montréal : premier groupe sio-niste.

1894 Québec : loi scolaire intégrant les enfants juifs à la Commis-sion scolaire protestante de Montréal.

France : l'affaire Dreyfus

1895 Québec : Le Courrier du Cana-da et La Croix du Canada pu-blient des extraits du Juif talmu-diste.

[267]

1896 Montréal : fondation de la pre-mière école Talmud Torah.

1897 Montréal : Central Conférence of American Rabbis. Fondation du Jewish Times, premier jour-nal juif au Canada.

Suisse : Theodor Herzl préside à Bâle le premier congrès mondial sioniste.

Lituanie : fondation du mouve-ment Bund.

1898 Montréal : fondation de la pre-mière société sioniste au Cana-da, le Agudath Zion.

Président : Dr David A. Hart.

1899 Montréal : arrivée de près de 3000 immigrants juifs, la plupart de Roumanie.

Allemagne : H. S. Chamberlain, gendre de Wagner, publie Fon-dements du XIXe siècle.

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 288

1901 Canada : population juive, 16 401.

Au Québec : 7 607.

1903 Montréal : fondation de Poale Zion.

Québec : loi réglant le statut des enfants juifs à l'école protes-tante.

1904 France : loi Combes pour la sé-paration de l'Église et de l'État. Rupture du gouvernement répu-blicain avec le Saint-Siège. Émi-gration d'un clergé de droite au Québec.

1905 Russie : préparation des Proto-coles des Sages de Sion.

1906 Ottawa : adoption de la Loi du dimanche, proposée par Henri Bourassa. Québec : loi permet-tant aux Juifs pratiquant le sab-bat de commercer le dimanche.

L'abbé A. Huot publie Le fléau maçonnique.

[268]

Montréal : publication du pre-mier livre yiddish au Canada : L'éducation chez les Juifs, par E. Lewine.

1907 Montréal : fondation du quoti-dien yiddish Canader Adler (L'Aigle canadien).

Québec : fondation du quotidien L'Action sociale catholique.

1908 Québec : Mgr L. A. Paquet pu-blie son Droit public de l'Église (1908-1915).

France : Charles Maurras fonde L'Action française

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 289

Montréal : 30 000 Juifs.

1909 Sainte-Sophie, Québec : intro-duction par les Juifs de la culture du tabac turc.

1910 Québec : le notaire J. E. Pla-mondon lance l'idée d'un boy-cottage des commerces juifs. Procès Plamondon/Ortenberg.

Montréal : Godefroy Langlois, du journal Le Pays, prend la dé-fense d'un locataire juif évincé. Henri Bourassa attaque Clarence I. de Sola, consul de Belgique à Montréal, président de la Fédé-ration sioniste mondiale.

Population juive : 40 000.

1911-13 Russie : l'affaire Beilis à Kiev.

1913 Canada : arrivée de 20 000 im-migrants juifs.

Montréal : 60 000 Juifs.

Toronto : 30 000 Juifs.

Winnipeg : 20 000 Juifs.

[269]

1914 Canada : Population juive : 100 000 (1%)

Montréal : fondation de la Bi-bliothèque juive avec charte québécoise de bibliothèque et université populaires.

Vatican : mise à l'Index de l'Ac-tion française de Maurras.

1916 Montréal : le synode anglican s'oppose à l'accès des Juifs au Conseil du Protestant School Board.

1917 Montréal : Orner Héroux fonde l’Action française. Federation of

Angleterre : déclaration Balfour sur le « Foyer national juif ».

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 290

Jewish Philanthropies of Mont-réal.

Ottawa : S. M. Jacobs élu aux Communes.

1918 France : Maurras et Barrés fondent la Ligue d'Action fran-çaise.

1919 Canada : fondation du Canadian Jewish Congress.

1920 Montréal : fondation de la Je-wish Immigrant Aid Society.

Premier recueil de poésies yid-dish de J. I. Segal.

France : Mgr Jouin publie Le péril judéo-maçonnique : les Protocoles des Sages de Sion.

1921 Canada : population juive, 125 000.

Ottawa : fondation de l'Ordre de Jacques-Cartier.

1922 Canada : les portes de l'immi-gration commencent à se refer-mer.

Québec : loi (13 Geo. V, chap. 44) augmentant le revenu du Protestant School Board à même la « taxe des neutres ».

1923 Montréal : 32 organisations juives se prononcent en faveur de l'école juive séparée.

Allemagne : Adolf Hitler publie Mein Kampf.

[270]

1926 Québec, projet de loi sur l’école juive séparée déclaré ultra vires par le Conseil privé de Londres.

Montréal : publication de The Jew in Canada par D.A. Hart.

Vatican : condamnation du mouvement de l'Action fran-çaise en France. Henri Bourassa rencontre Pie XI qui le détourne du « nationalisme outrancier. »

1927 Québec : disparition de l'Action

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 291

française (canadienne).

1928 Montréal : l'abbé Lionel Groulx fonde L'Action canadienne-fran-çaise.

1929 Montréal : fondation du Miroir et du Goglu par Adrien Arcand et Joseph Ménard.

États-Unis : krach de la Bourse de New York

1930 Québec : loi du « secours di-rect ». Loi (21 Geo. V, chap. 63) créant une commission scolaire juive séparée à Montréal.

Campagne de l'Achat chez nous.

Fondation de l'Ordre patriotique des Goglus.

Fondation de l'Action nationale.

1931 Québec : population juive, 60 087 dont 94% déclarent le yiddish comme langue mater-nelle.

Vatican : Pie XI publie Non ab-biamo bisogno contre le fas-cisme.

1932 Québec : le chômage atteint 30,9% en décembre. Projet de loi (no 167) Cohen-Bercovitch contre le libelle diffamatoire dé-fait.

1933 Canada : protestations contre l'hitlérisme.

Montréal : contre-manifestation des Jeune-Canada au Gésù

Québec : Paul Bouchard et Phi-lippe Hamel fondent La Nation.

Allemagne : Hitler élu chance-lier.

Population juive, environ 1% de la population.

[271]

1934 Canada : réorganisation du Ca-nadian Jewish Congress.

1935 Ottawa : Jean-François Pouliot, député de Témiscouata aux

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 292

Communes, affirme la liberté des cultes au Canada devant la Société canadienne pour l'étude de l'histoire de l'Église cana-dienne.

Montréal : André Laurendeau dénonce l'antisémitisme du Go-glu.

Première rencontre « oecumé-nique » du rabbin J. Stern de Montréal avec le jésuite Joseph Paré.

Toronto : défaite du projet de loi Glass contre le libelle collectif.

1936 Québec : Maurice Duplessis élu premier ministre.

Montréal : rencontres oecumé-niques entre les jésuites Paré, Valiquette, les laïcs Gouin et Gérin-Lajoie et, des Juifs, dont le rabbin H. J. Stern et H. M. Caiserman.

France : Léon Blum président du premier gouvernement du Front populaire.

1937 Vatican : Pie XI publie Mitbren-nender Sorge contre le nazisme et le fascisme.

1938 Toronto : S. Bronfman et S. Hays élus président et directeur du Congrès juif canadien.

Ottawa : le père P. G. Belle-mare, o.f.m., de Pax et Bonum, attaque l'antisémitisme dans un message aux aumôniers de la J.E.C.

Vatican : Pie  XI à des pèlerins : « Il n'est pas possible à des chré-tiens d'adhérer à l'antisémitisme. Spirituellement, nous sommes des Sémites ».

Allemagne : nuit du Kristall-match (10 nov.). Hitler met à exécution son plan d'extermina-tion.

1939 Ottawa : refus du Canada d'ou-vrir ses portes aux 907 réfugiés juifs du Saint-Louis.

[272]

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Montréal : publication de Cana-da's Jews par L. Rosenberg

1945 Montréal : B. G. Sack publie History of the Jews in Canada.

1947 Canada : admission de milliers de survivants juifs victimes de la guerre en Europe, parmi les-quels des noms, célèbres du monde juif.

Montréal : A. M. Klein publie son Rocking Chair.

O.N.U. : partage de la Palestine en deux États, l'un arabe, l'autre juif.

1948 Israël : Ben Gurion proclame l'État d'Israël.

O.N.U. : déclaration universelle des droits de l'homme.

1950 Montréal : fondation du Cercle juif de langue française. Décès de H.M. Caiserman, secrétaire général du Congrès juif cana-dien.

1954 Toronto : Nathan Philips, Juif, élu maire de Toronto.

1956 Québec : début de l'immigration juive séfarade francophone.

Indépendance du Maroc et de la Tunisie.

1960 Ottawa : déclaration canadienne des droits de l'homme.

Québec : début de la Révolution tranquille.

1961 Canada : population juive, 254 368.

Montréal : Léonard N. Cohen publie Spice Box of Earth.

1962 Montréal : le Protestant School Vatican II : le Concile étudie un

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 294

Board recommande à la Com-mission royale sur l'éducation la reconstitution de la commission scolaire juive.

« schéma » sur les Juifs.

Indépendance de l'Algérie.

[273]

1965 Arrivée massive des immigrants séfarades d'Afrique du Nord.

1968 Québec : loi sur les institutions d'enseignement privées. Subven-tion aux écoles juives privées.

1969 Israël : population francophone, 400 000.

1971 Québec : population juive, 110 885 (1,83%)

1975 Québec : le Dr Victor Gold-bloom membre du Cabinet dans le gouvernement Bourassa.

1976 Montréal : publication de Adieu Babylone de Naim Kattan

Québec : élection du Parti Qué-bécois

[274]

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 295

[275]

JUIFS ET QUÉBÉCOIS FRANÇAISDEUX CENT ANS D’HISTOIRE COMMUNE.

INDEX

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— A —

Abella, I., 78, 89, 141 Abrahams (Famille), 9 Abrams, I., 20 Abercrombie, Général, 28 Abramowitz, H., 81, 117 Achat chez nous, 158-162 Action Canadienne Française, 154, 160,

172 Action Catholique, L', 110-111, 118,

133, 142, 153-154, 158, 232 Action Catholique spécialisée, 173 Action Sociale Catholique (L'oeuvre),

110 Action Sociale Catholique, L', (Le quoti-

dien), 76, 105, 110-111, 115, 117-118, 268

Action Française, 155 Action Libérale Nationale, 154 Action Nationale, 142, 154-156, 158 Adieu Babylone, 273 Affaire Gouzenko, 84-85 Alexander, D., 27Allemagne, 234 Allen, T., xviii, 96, 205

Allied Jewish Community Services, 64, 238

Amalgamated Clothing Workers, 75, 79 Amherst, Général, 9 Amoyal, M., 96 Anarchisme, 76-77 Annexion aux États-Unis, 12 Anglicans, 164 Appel Juif Unifié, 238Arcand, A., 94, 132, 135, 145, 148-153,

160, 184, 232, 270 Argentine, 87 Arnold, A., 257 Asch, S., 61 Ascher, G.I., 42 Asselin, O., 97, 172, 175 Association Catholique de la Jeunesse

Canadienne (A.C.J.C), 111, 154, 179 Association Catholique de la Jeunesse

Française, 179 Association Catholique des Voyageurs

de Commerce, 184[276]Association d'aide aux immigrants, voir

Jewish Immigration Aid SocietyAssociation de prêts d'honneur, 56Association juive nord-africaine (AJNA)

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 296

Association séfarade francophone (ASF), 225-226, 228

Autochtones, x, xiii, 4, 257-258

— B —

Balfour, A.J., 82 Banque de Montréal, 12 Barclay, Révérend, 124 Barrès, M., 155 Baumholtz, J., 289 Beaubien, I., 212, 241 Beilis, M., 111, 114, 116, 118, 180Borne (Maire), 162 Beaugrand-Champagne, A., 94 Bédard, P., 22 Bégin, Cardinal, 110, 177 Belkin, S., 88, 170 Belleau, N. F., 87, 181 Bellemare, G., 173 Bellow, Saul, 32 Ben Gurion, D., 82 Benjamin, 27 Bennett, A.B., 171 Bennett, D., 89 Bennett, R.B., 152 Ben Zvi, Isaac, 82 Benoît XV, 154 Bercowitch, A., 63 Bercowitch, P., 126, 150 Bérets blancs, 170 Bernhardt, S., 266Berthier, 9 Bertley, L., xi Betsy, 26 Balikcy, A., 243 Bibliothèque juive, 55, 60, 62, 68, 76,

87, 205, 210, 268 Billet pour le ciel, 241 Bilui, 51Blair, F.C., 89, 142 Bloc Populaire, 166 Bloomfield, Schacter E., 242 B'Nai Brith, 235 Bobov, 219

Bonne Presse, Oeuvre de la, 110 Bordeaux, 4, 27 Bouchard, P., 154, 161-162, 184Bouchard, T.D., 162, 176 Bourassa, H., 93-94, 128, 135, 139, 151,

172, 175, 181, 184, 268Bourse Rhodes, 79-80 Boussole, La, 154, 163 Brainin, R., 32, 60-61, 170 Brandeau, E., 262 Brassier, J., 156, 167 Brazao, E., 3British Israël Society, 143-144Bronfman, C, 202, 235-236, 240 Bronfman, S., 142, 171, 201-203, 240 Brunelle, H. E., 143 Brunet, M., 253 Buhay, M., 84 Bund, 78, 83, 87

— C —

CCF, 79Cahiers des Jeune Canada, 165[277]Cahiers noirs, Les, 158 Caiserman, H. M., 76, 167, 170, 171,

207, 209, 272 Calnek (Famille), 10 Cambodgiens, 142Canader Adler, 56, 60, 170, 197, 205,

268Canadian Committee for Jewish Refu-

gees, 142 Canadian Fédération of Zionist Socie-

ties, 81 Caux, R., 145, 148Centre Canadien d'Oecuménisme, 208,

211-212 Centre Interculturel Monchanin, x Centre communautaire juif, 227-228 Centre Mi-Ca-El, 211 Centre Ratisbonne, 210-211 Cercle juif de langue française, 234Chabauty, Chanoine, 107, 179

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 297

Chaitman, W., 58Chaloult, R., 167Chamberlain, H.S., 105, 155Chameau, Le, 151Chapais, T., 111Charles, P., s.j., 113, 174Chartier, E., 154Chartrand, M., 167, 243Chaumont, Monseigneur, 183 Chazanowitch, L., 170 Cheder, 35, 57-58, 87Chevaliers du travail, 75-77, 88 Chevrah, 35 Chevrah Kadisha, 225 Chiliens, 142Chulchan Aruch, 50, 216 Cimetière, 16-17, 263Cité libre, xvii Clef du mystère, La, 151 Clément, (Famille), 10 Clouds in the Thirties, 178-179, 182-183 Cloutier, F., 227 Code noir, 261 Cohen, H., 205, 214 Cohen, J.-L., 67-68, 93, 250 Cohen, J., 150 Cohen, L., 32, 198, 272 Cohen, M., 200 Colbert, 3, 261 Colebrook, G., 29 Colebrook, J., 29 Collège Brébeuf, ix Collège Sainte-Anne-de-la-Pocatière,

106 Colporteurs, voir peddlers Combined Je-

wish Appeal, 64 Comité communautaire sur la recherche,

196 Commission des écoles catholiques, 224 Communisme, 146 Compagnie des Cent-Associés, 261 Comtois, Monseigneur, 134 Confédération, 104 Congrégation réformée, 34-36 Congrès des métiers, 74

Congrès juif canadien, 57-58, 60, 64, 84, 87, 144, 169-171, 180, 192, 197, 207, 223, 226, 228-270, 234-238, 242

Congrès national des métiers, 75 Conroy, G., 178 Conseil canadien des chrétiens et des

Juifs, 208, 254 Conseil de la communauté juive, 127[278]Conseil des arts (Québec), 87 Conseil juif d'éducation, 196 Corcos, Ra., 126 Courchesne, Monseigneur, 134 Craig, J. C, 21 Crédit social, 146, 173, 186 Croix, 158-159, 179, 183

— D —

Dagenais, P., 164-165 Dahan, J., 225 D'Amour, J.G.A., 117 Dandurand, R., 164, 168 Dansereau, P., 164-165 David, 27-28 David, A., 130, 133, 135 David, D., 20, 30, 264 David, L., 11,20 David, M., 11 David, S., 11,30 Davidson, Juge, 130 Davis, S., 75, 88 Dean, A., 13 Déclaration Balfour, 82 de Gobineau, J.A., 105, 155-156 De Heekelingen, V., 175 de Hirsch, baron Maurice, 38, 63-64, 87 Delage, C., 135 De la Penha, 261 De Lara, 18 Decelles, A.D., 106 de la Grave, J.-P., 40 de Maupassant, J., 41 de Mestral, C., 243

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 298

de Montalambert, 179 DeSola, A., 18, 32-33, 37, 264 DeSola, B., 124-125 DeSola, C., 32, 82DeSola, M., 32De Young, Révérend, 117Devoir, Le, 111, 142, 154, 158, 160, 172,

232 Dialogue, 210 Dorion, J., 128 Douville, R., 40 Drapeau, J., 166 Dreyfus, A., 105, 110, 116, 178-179 Droit, Le, 111 droit public de l'Église, Le, 113 Drumont, E., 109-110, 115, 179Dunsky, S., 57-58, 62-63, 194, 197, 214 Dupanloup, F., 103, 179 Duplessis, M., 143, 154, 162, 232

— E —

Early Antisemitism : Threat to Equality, 178

Early Antisemitism : the Voice of the Media, 179

École Maimonides, 227, 229 Écoles françaises, 256 Écoles juives, 22-23, 193-196, 269 École paroissiale, 58 Écoles privées, 195 Educational Research Centre, 196 Église-Unie, 164 Eisendrath, M.N., 171 Elalouf, M., 228 Elbaz, E., 196 Elberg, Y., 62Essai sur l'inégalité, 105, 155 Ethiopie, 248 Even, L., 173[279]

— F —

FLQ, 250

Fait français, Le, 234Farr, J., 143Farley, L.C., 111-112Fascisme, 146Fédération américaine du travail, 74Fédération séfarade, 225 Ferbund, 88 Ferland, P., 185 Feuerwerker, E., 256 Filion, G., 166 Filion, F.G., 228-229, 241 Finkelstein, M.J., 143-144 Fitch, L., 127 Fléau maçonnique, Le, 110, 112 Folkszeitung, 170 Fondements du XIXe siècle, 105 Forest, C.-S., 95-96, 154, 173, 177, 184 Fort Louis, 27Fort Cumberland, 8France juive, La, 109-110Francs-maçons et Juifs, 107Franc parleur, Le, 158Francs-maçons, 107, 109, 147Francophones, Juifs, voir Juifs franco-

phonesFrank, famille, 8Frank, B., 30Frank, D., 8, 20, 41Frank, Jacob, 30Franks, John, 20, 262Frank, M., 29Freed, J., 241

— G —

Ganganelli, cardinal, 113, 180Garber, M., 171, 182Gardavon, J.B., 158-159Garibaldi, 114Gauthier, G., 131-132, 148, 181 Gazette des campagnes, La, 100, 106 Genèse, 201 Gfoelner, Bp., 175 Girard, H., 172 Glazer, S., 214

Page 299: Juifs et Québécois, 200 ans d'histoire commune

Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 299

Glass, J., 271 Godbout, A., 162 Godbout, J., 98 Godin, G., 243, 251 Godinsky, S., 194 Goglu, Le, 95, 132, 135, 148-152, 173,

183 Gold, A.B., 200 Goldbloom, V., 200, 254, 273 Goldstein, J.B., 60 Goldstein, M., 122 Good Fight, The, 242 Gouin, M., 164 Gouin, P., 154, 167 Gradis, A., 26-29 Gradis, B., 28 Gradis, D., 29 Gradis (famille), 4 Un grand armateur de Bordeaux, Abra-

ham Gradis, 41 Greenberg, C., 62 Grégoire, P., 212 Groulx, L., 93-94, 113, 145, 154-156,

158, 160, 162-163, 167, 172, 232, 253

Guerre de 1914, 80

— H —

Haldimand, Général, 11 Hamel, P., 154, 167 Harkang, G., 266[280]Hart, 12Hart, famille, 9-13Aaron Hart, récit historique, 40 Hart, Aaron, 8, 10-12, 20 Hart, Abraham, 20 Hart, AdolphM., 31 Hart, A.E., 264 Hart, Alexander, 11-12, 30 Hart, Arthur D., 41 Hart, B., 11-12, 25, 30, 33 Hart, C, 11 Hart, C, 11

Hart, D. A., 267 Hart, E., 11-12, 20-23, 24, 30-31 Hart, M., 11-13, 20, 31 Hart, S. B., 24, 41 Hart, S., 11Harvey, J.-C, 172, 175, 185 Hassidisme, 86, 218, 258 Haskalah, 50 Hayes, S., 189-190, 271 Hays (famille), 9 Hays, A., 20 Hays, M. J., 25 Hebrew Philanthropie Society, 37 Helbronner, J., 73-74 Héroux, O., 154, 160-161, 269 Hertel, F., 97 Herzl, T., 86 Hillel francophone, 225 Hirsch, H., 60, 214 Hirsch, M., 126 Histoire du syndicalisme, 88 Histoire du Québec, L ', xi History of the Jews in Canada, 41 Holocauste, 193, 209, 248, 251 Hongrie, 142, 162, 234 Hoveve Zion, 51Hitler, 142-143, 164 Houde, C, 135-136, 149-152, 160, 176 Humanum Genus, 106 Huot, A., 110, 112-113, 146, 180 Husid, M., 59, 62-63, 177, 210 Hyman, W., 265

— I —

Ibghi, P., 242 Indépendance, 158 Institut du Baron de Hirsch, 38, 165,

225, 266 Institut communautaire de la recherche,

236 Institut scientifique yiddish, 59, 87 Israël, xiii, 193, 209, 232, 242-243, 248,

256-257 Israël Baal Shem Tov, 86, 218

Page 300: Juifs et Québécois, 200 ans d'histoire commune

Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 300

— J —

Jabotinsky, V., 82Jacobs, S., 8, 11, 20, 26 Jacobs, S.W., 115-118, 124, 127, 142,

180 Jaenen, C. L, 39 Jamaica, 10 Jean XXIII, 211 Jean-Baptiste Gagnepetit, 74 Jeune Canada, 155-156, 163, 169, 171,

176 Jeunesse étudiante catholique, 155, 173-

174, 179 Jeunesse ouvrière catholique, 179 Jésuites, 154 Jew in Canada, The, 41[281]Jewish Immigration Aid Society, 170,

222, 225, 228, 269 Jewish National Radical School, 137 Jewish People's School, 137, 194 Jewish Peretz Schools, 194 Jewish Times, 88, 267 Jonathan, 236 Joseph (famille), 9 Joseph, H., 30-31, 263 Joseph, M., 117 Jour, Le, 172 Journeymen Tailors Union, 75 Judah (famille), 9, 12 Judah, D., 11 Judah, I., 20 Judah, S., 11 Judah, T.S., 264 Judah, U., 11, 20 Juifs francophones, 220-230 Jullian, C, 26,41 Juresco, D., 51

— K —

Kabbale, 218 Kadar, J., xviii, 96

Kattan, N., xvii, 198, 234, 256 Kaufmann, Y., 60, 62, 170 Kayfetz, B., 68, 87, 98-99, 221-222 King, W.L.M., 142-143, 182-183 Kitchener, 143Klein, A.M., 32,63, 198, 205 Klende, R., 28 Koopman, L., 31 Korn, R., 32, 59, 62, 197 Kruger, K., 61

— L —

Labor Progressive Party, 146 Laçasse, Z., 93, 107-108, 179 Lacoursière, J., 39-40 Lacroix, W., 143 Laflèche, L.F., 104-106 Lafontaine, L.-P., 32 Lamoureux, 157 Lanctôt, G., 151 Landsmannschafften, 56 Langlais, J., vii-xi Langlois, G., 268 Lapointe, E., 142-143 Laskin, B., 200 Lasry, J.-C., 225-226, 242, 257 Laurendeau, A., 154, 163-169, 173, 185 Lavergne, E.V., 111, 174 Lavery, S., 152 Layton, L, 198, 214 League for Social Reconstruction, 79 Leclerc, C.H., 143 Léger, P.-E., 211 Légion juive, 81-83 Lemann, J., 100, 109 Lettonie, 162 Lévesque, R., 233, 242-243, 253 Levy, Eleazar, 20 Levy (famille), 11, 12 Levy, Simon, 20 Lewine, E., 268 Lewis, D., 78-80, 89, 200, 242 Libéralisme, 104

Page 301: Juifs et Québécois, 200 ans d'histoire commune

Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 301

Libling, G., 240 Libre parole, La, 110, 115 Lies My Father Told Me, xvii-xviii, 96,

205 Ligue de l'achat chez nous, 145, 158,

184[282]Linz, 175 Lipton, C, 88 Lituanie, 234 Liverpool, 11-12 Loi 101, 234-235, 250 Loison, A., 163 Losz, M., 78 Louiseville, 9 Lubawitch, 219 Lyons (famille), 9

— M —

Maccabéer, 170 Mackenzie, W.L., 31 Mailloux, V.-G., 106 Maimonides, 61, 205 Malouin, Juge, 116 Mangey, A., 255 Manseau, G., 164 Mansion House, Londres, 43 Marchand, L., 31-32 Mariages, 229 Marie-Noëlle de Sion, Sr, 210-213 Maroc, 221 Martin, Y., 226 Martineau, P., 135 Marx, H., 200, 257 Masliansky, H., 62 Maurras, C., 154-156, 159, 172, 176 Mayers (famille), 9 McGill University, 32, 197 McNeil, N., 164 Mein Kampf, 164 Meir, G., 76 Memmi, A., 254-255 Ménard, J., 132, 149, 151 Mendelssohn, M., 34

Menses, J., 32, 63, 210 Meurtre rituel, 111, 116-118, 147, 180Midrash, 63 Ministère des affaires culturelles, 87 Miroir, Le, 132, 135, 149-150, 152 Mit Brennender Sorge, 173 Mondes chimériques, 97 Monette, R., 164-165 Monière, D., 102-103 Montcalm, 28 Montréal Labor Party, 79 Monument national, xvi, 62,79 Moonwebs, 241 Moss, frères, 71 Munich, 233 Myers, H., 20 Myerson, N., 214 Mythe et images du Juif, 96-98

— N —

Nadeau, J.-T., 110, 117 Naissance d'une race, La, 250 Nathan, E., 114 Nation, La, 142, 154, 158, 161, 184 Nations Unies, 232 NDP, 80 Neighbourhood House, 227-228 Neilson, John, 23 Nesbitt, Arnold, 29 Newman, P.C., 201-202 None is too many, 78, 89, 142 Notes de voyage, 109 Notre-Dame de Sion, 210 Notre temps, 153 Nouvelle-France, xv, 101 Novick, L.J., 258 Nowek, H., 58 Nuremberg, 153[283]

— O —

Observance du dimanche, 158, 165, 267 Oecuménisme, 207-213

Page 302: Juifs et Québécois, 200 ans d'histoire commune

Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 302

Oeil, L', 158 OLP, 233, 251 On the Early Harts, 40-41 On the Jewish SchoolQuestion, 87-88, 181-182, 257 Ordre, 172 Ordre de Jacques Cartier, 154-155, 163 Ortenberg, B., 115 Ouaknine, L., 227-228 Ouellette, J., 229 Our Forerunners at Work, 88 Outremont, 136

— P —

Palestine, 81-82 Panneton, G., 96-97 Papineau, L.-J., 23-24, 31 Paquet, L.A., 93, 113-114, 145, 180, 249 Paré, J., 172, 207, 209, 271 Parizeau, L., 172Parti communiste, 84, 146 Parti conservateur, 149 Parti libéral, 232, 250 Parti québécois, 230-234, 250-251 Parti socialiste du Canada, 77 Patriote, Le, 158 Pauvreté, 201 Payne, T., 13 Pearson, L.B., 232 Peddlers (colporteurs), 108 Pèlerins de St-Michel, 173 Pelletier, A., 106, 179 Pelletier, G., xvii, 154, 166, 253Perel, S., 235Pères de Notre-Dame de Sion, 210 Perley, W., 243, 251 Perreault, Claude, 40 Pétain, P., 183 Petit, G., 183Petrushko, S., 32, 61-62, 205 Phillips, N., 272 Phineas, L, 30 Pie IX, 103, 106-114 Pie XI, 172-173, 179, 209

Pierrard, P., 181 Pinon, R., 185 Pinsler (La cause), 130 Piza, 18Plage Laval, 158 Plamondon, E., 67, 113-118, 180, 268 Plamondon Case and S. W. Jacobs, The,

177, 180 PoaleZion, 66,76, 83, 88, 267 Poliakov, L., 107, 179 Politiciens et Juifs, 156 Pologne, 162Portrait d'un colonisé, 255 Portsmouth, 11 Portugal, 3Pouliot, J.F., 173, 176 Premier mai, 77, 97 Presbytériens, 23, 164 Presse, La, 74 Prince, J.B., 166 Prince Noir, 27 Protocoles des sages de Sion, 111, 113,

143, 174-175, 180

— Q —

Quanta Cura, 103 Quatrième mine, Une, 107-108[284]Québec Labor Party, 79 Quinn, M., 107, 179

— R —

Rabinowitch, I., 32, 60, 197 Racisme, 190 Rashi, 50, 86 Rasminsky, L., 202 Rawitch, M., 32, 59-60, 62,87, 197 Raymond, M., 166 Réforme judaïque, 34 Rencontre oecuménique des religieuses,

211 Révolution communiste, 83-84 Révolution française, 103

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Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 303

Revue dominicaine, 145, 154, 177 Richelieu, cardinal de, 40 Richler, M., 198, 205, 214 Rideau Club, 202 Rimouski, 107 Rinfret, W., 164 Rivière-du-Loup, 9 Roback, A.A., 32 Rocking Chair, 271 Rome, D., vii-xi, 41-42 Rome (Italie), 109, 114 Rose, A., 235, 252 Rose, F., 85 Rosenberg, J., 205, 214 Rosenberg, L., 32, 271 Rothschild, 179 Rouleau, Cardinal, 133-135 Roumanie, 162, 234 Roy, Cardinal, 212 Rubinstein, L., 58 Rumilly, R., 182 Russie, 234

— S —

Sack, B.-G., 29-60 Saint-Charles, 31 Saint-Denis, 9, 11 Saint-Louis, 142, 182 Saint-Mathias-sur-Richelieu, 31 Sainte-Agathe, 158 Salvation Island, 173 Sandwell, B.K., 8 Satmar, 219Schneour, S., 60, 76, 170 Scott, F.G., 117 Seconde guerre mondiale, 94 Deuxième internationale, 76 Séfarades, xiv, xvii, 4, 99, 220-230, 242-

243, 254 Segal, J.I., 32, 59, 61-63, 197, 205, 214 Semaine religieuse, 79, 93, 109, 112,

145 Semeur, Le, 111 Shaffir, M.M., 62

Shazar, S., 62 Sheps, B., 171 Shmuelson, S., 59 Sholem Aleichem, 61 Shtetel, 36-37, 47-55 Sionisme, 113, 118, 170 Smeulders, H., 178 Société du Canada, 27 Société Saint-Jean-Baptiste, 143, 155,

160, 183 Solomon, B., 30 Solomon, Elias, 20 Solomon, Ezekiel, 20 Solomon (famille), 9 Solomon, L., 20 Solomon, M., 257 Soloveitchik, J., 212 Springett, Rev., 143 Superbe, 27Squir, 219 Srebrenik, H., 235 Stern, H.J., 240, 271 Sulpiciens, 149 Swastika Clubs, 143 Sweat shops, 74-75 Syllabus, 103-104, 106, 146 Synagogue ashkénaze, 17, 19, 33, 222,

264 Synagogue portugaise, 10, 12-16, 25,

130, 263 Synagogue Shaar Hashomayim, 33, 117 Synode anglican, 145

— T —

Taché, E., 127Talmud, 112-113, 116-117, 174, 197,

205, 214, 241, 248, 266 Talmud Torah, 224, 267 Tardivel, J.-P., 93, 100, 104, 107-109,

145 Taschereau, L.-A., 108, 127, 132, 150,

176, 181, 185 Tash, 219 Tassé, J., 24, 41

Page 304: Juifs et Québécois, 200 ans d'histoire commune

Jacques Langlais et David Rome, Juifs et Québécois, 200 ans d’histoire commune (1986) 304

Teboul, V., 96-98, 177 Technocratie, 146 Temple Emanuel, 34-35, 266 Thériault, Y., 97-98 Torczyner, J., 201 Toronto, 12, 164 Trente arpents, 96-97 Trépanier, L., 110 Trois-Rivières, 21-23, 106-107 Troper, H., 78, 89, 141 Turcotte, E., 172

— U —

Ultramontains, 93, 100, 103-104, 108, 207

Union nationale, 154 United Garment Workers, 75 United Hat and Cap Workers, 75 Université de Montréal, 154, 197, 257 Université du Québec à Montréal, 257 Unterberg, P., 257 Ursulines, 11

— V —

Valiquette, S., 172-173, 207-209, 212, 241

Val-Morin, 158 Vancouver, 143, 164 Vatican, 63 Vatican II, 178,211 Vaugeois, D., 39-40 Veg, 60, 170 Verdier, Cardinal, 185 Vérité, La, 105, 107-109 Veuillot, L., 103, 113 Vichy, 147 Victoria, reine, 25

Vietnamiens, 142 Villeneuve, A., 100 Vineberg, H., 71 Vivre, 158 Vraie France, La, 183

— W —

Wagner, R., 105 Weinfeld, M., 243-252 Wesleyens, 23 Wade, M., 155 Windsor, 82 Winnipeg, 17,61, 143-144, 164, 240 Wiseman, A., 198 Wiseman, S., 32, 58, 62-63, 194, 210,

214[286]Wolofsky, H., 60 Woodsworth, J.-S., 79

— Y —

Yamachiche, 9 Yarosky, M., 236 Yeshivah, 35Yiddish, 58-59, 87, 196-198 Young Men 's Hebrew Association, 225 Young Men 's Benevolent Society, 38,

265

— Z —

Zhitlovsky, C, 61 Zipper, J., 63, 214 Zlotnik, J.L., 32, 63, 197 Zuker, L., 170

Fin du texte