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Journées franco-italiennes de psychomotricité et de réhabilitation neuro-psychomotrice « Les gestes qui soignent » Milan les 4, 5 et 6 avril 2014 Éric PIREYRE, ISRP (Institut Supérieur de Rééducation Psychomotrice) Paris et Marseille, Paris VI, Lille, Toulon et Rouen Psychomotricien

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Journées franco-italiennes de psychomotricité et de réhabilitation neuro-psychomotrice

« Les gestes qui soignent »

Milan les 4, 5 et 6 avril 2014

Éric PIREYRE, ISRP (Institut Supérieur de Rééducation Psychomotrice) Paris et Marseille, Paris VI, Lille, Toulon et Rouen Psychomotricien

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L’effondrement et l’angoisse d’effondrement Le psychomotricien et la chute

CHRISTOPHE A CINQ ANS. Il est porteur d’une hyperactivité importante derrière laquelle des éléments psychotiques, comme parfois, sont à l’œuvre. Il justifie aux yeux de l’équipe du CMPP une prise en charge en psychomotricité. Il m’inquiète beaucoup car il prend souvent de grands risques en sautant d’une hauteur parfois de plus du double de sa taille. Il est assez habile pour ne pas se faire mal, mais je reste quand même très proche de lui. Prêt à parer à toute éventualité, je lui propose mes mains mais il les refuse. À la réception de son saut, il se laisse tomber par terre. Après quelques séances, je comprends qu’il fait le mort. Il est parfois totalement hypotonique. Lorsque je me rapproche encore pour lui proposer mon aide, je le sens terriblement angoissé. S’il peut ouvrir les yeux, il évite mon regard puis finit par se relever. Terrorisé, il recommence à grimper et à sauter. Il est prisonnier d’une angoisse phénoménale qui le conduit à se mettre en danger. Il est dans l’incapacité de me considérer comme une ressource pour l’aider. Parfois, une craie dans une main, il s’adosse au tableau noir et trace – en glissant vers le sol – sur le tableau mais dans son dos un trait vertical.1 Comme s’il ne parvenait pas à trouver d’appui. Agnès, étudiante, raconte à sa façon sa difficulté avec les temps de relaxation. Ce jour-là, elle se relève la première, avant même la fin de l’exercice de détente. Elle est pâle et son regard est perdu. Elle attend le « retour » du reste du groupe et prend instantanément la parole lorsque je la propose : « J’étais très mal, j’avais un côté plus lourd que l’autre. Le côté lourd avait tendance à s’enfoncer « dans » le tapis. Le côté léger me donnait l’impression de « décoller » du sol. Et puis peu à peu, les deux côtés sont devenus lourds. Mais ce n’était pas tout ! Au bout d’un moment, j’ai eu l’impression que j’allais m’enfoncer dans le sol. Que le plancher de la salle n’allait pas me retenir. J’ai cru que j’allais traverser et tomber sans fin à travers les étages. Est-ce que je peux sortir un instant, s’il vous plaît ? » Un temps, elle a perdu ses appuis. Alice joue dans le jardin pendant que sa grande sœur est plongée dans un livre que la petite fille juge inintéressant car « sans images et sans dialogues. » Elle laisse son                                                                                                                          1 Certains enfants dessinent un trait vertical ou une spirale lorsqu’on leur demande de se dessiner eux-mêmes.

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regard se promener ici et là lorsqu’elle voit courir un lapin blanc avec une montre à gousset. Elle avance dans le terrier du lapin et finit par tomber. La chute d’Alice va être lente et riche de rencontres et de réflexions. Le déroulement de cette chute va être l’occasion pour Lewis Carroll d’une description littéraire de plusieurs pages de ce qu’il faut appeler effondrement et que nous voyons à l’œuvre chez Christophe, Agnès et même chez les bébés qui parfois s’effondrent toniquement lors d’un épisode de rupture relationnelle soudain. Chez un bébé, ce phénomène, lorsqu’il n’est pas trop fréquent et qu’il est bien supporté, n’est pas pathologique. Tous ces personnages nous racontent à leur façon un phénomène dit d’effondrement. L’effondrement renvoie à l’annihilation du tonus d’attitude (ou postural). C’est la forme de tonus qui nous maintient debout, c’est également celui qui assure un soutien contre la gravité à chaque changement de position ou nouveau geste. Toutefois, on introduira ici un distinguo entre effondrement (une manifestation tonique parmi d’autres pour un bébé) et angoisse d’effondrement. L’angoisse d’effondrement, lorsqu’elle est massive, entrave le développement de l’image du corps, car l’enveloppe corporelle, construction psychique immédiatement consécutive et nécessaire à un bébé pour devenir sujet, ne pourra devenir ni « solide » ni contenante. Quand on est porteur d’angoisse d’effondrement, c’est que l’effondrement – tonique – a vraiment eu lieu. Nos patients portent parfois cette crainte invalidante qu’ils cherchent à comprendre et qu’ils ne veulent pas rencontrer à l’avenir. C’est qu’un évènement de ce type s’est produit dans leur passé mais ils ne s’en souviennent pas. C’est Winnicott (2000) qui va nous en démonter les mécanismes. Mais disons dès maintenant que, s’il décrit finement les mécanismes psychiques de la crainte de l’effondrement, il ne fait qu’une brève allusion à ce qui se passe dans le corps. Alice, de Lewis Carroll, va illustrer pour nous une partie des idées du psychanalyste anglais qui, lui aussi, a dit : « S’il y a du vrai dans ce que je vais dire, les poètes du monde s’en seront déjà saisi ». Winnicott et la crainte de l’effondrement Pour notre auteur, « tomber à jamais est une angoisse disséquante primitive ». « Disséquante » vient du verbe disséquer, « primitive » évoque les débuts de la vie psychique. « Tomber à jamais2 » sont exactement les termes utilisés par L. Carroll :

                                                                                                                         2  Toutes les citations tirées d’« Alice au pays des merveilles » sont extraites de l’épisode de la chute dans le terrier.

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« La chute d’Alice était très lente […] Cette chute ne prendrait-elle donc jamais fin ? » Avec la notion d’angoisse primitive, nous retrouvons là nos hypothèses précédentes concernant l’immaturité physiologique et psychique du bébé. L’effondrement concerne donc le bébé car, pour Winnicott : « L’effondrement a pu avoir lieu dès les débuts de la vie du sujet. » Et « Je soutiens que la crainte clinique de l’effondrement est la crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé. » Le rôle de « l’environnement » est de rendre cet éprouvé d’effondrement surmontable par le bébé. Cela se fait par « un holding qui évolue en handling auquel s’ajoute la présentation d’objet ». Quand tout va bien, le moi s’organise sans positionnement particulier par rapport à la crainte d’effondrement. Quand tout va mal - et là Winnicott n’avance pas d’hypothèse explicative - « le moi organise des défenses contre [son] effondrement, et c’est [donc son] organisation qui est menacée ». L’effondrement va donc laisser la place à l’angoisse d’effondrement. C’est-à-dire que le sujet prendra en compte l’éventualité de la survenue de l’effondrement, redoutera cette éventualité et se comportera en sorte de l’éviter. Cela, bien sûr inconsciemment3. Autrement dit, la crainte concerne un évènement passé dont il faut éviter la répétition mais dont tout souvenir est inaccessible : « Cette chose du passé n’a pas encore eu lieu parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui ». Ce que veut dire Winnicott, c’est qu’à cette période-là « l’infans n’a pas encore dissocié « non-moi » de « moi ». C’est trop tôt dans la vie psychique. Et c’est cette dissociation ultérieure qui pourrait permettre l’inscription de traces mémorisables de ce type. Être « sujet » permet la prise en compte individualisée (« l’intégration » pour Winnicott) de phénomènes subjectifs. Ne pas l’être en empêche. En psychomotricité, ce raisonnement est bien sûr toujours valide. Sauf qu’en plus, Christophe et Agnès nous racontent à leur façon des vécus qui sont inscrits dans leur corps : leur tonus « lâche ». Leurs muscles ne les soutenant plus, ils se retrouvent – ou craignent de se retrouver – à terre, dans la terre, voire même traversant la terre.                                                                                                                          3 Se référer au texte de Winnicott pour préciser cette notion particulière d’ « inconscient », dans ce cadre.

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Une chute sans fin qu’aucun appui physique ne peut arrêter. Il est logique d’imaginer que le relâchement provient d’un étirement des fibres musculaires. Plus longues, ces dernières occuperaient plus de place sur le sol et offriraient donc davantage prise à la pesanteur. Plus un muscle est relâché, plus ses fibres sont étirées donc, moins il donne l’impression d’être apte à lutter contre la pesanteur et donc plus il semble lourd. En conséquence inverse, un muscle contracté ou peu relâché occasionnerait un vécu de légèreté. Pensons alors aux probables impressions corporelles du bébé qui présente une hypotonie axiale couplée à une hypertonie des quatre membres. Pour Alice, l’histoire du pays des merveilles se situe sous la terre. Elle se pose même la question de la traversée complète : « Je me demande, reprit-elle bientôt, si je vais traverser la terre de part en part ! Comme ce serait drôle de ressortir parmi ces gens qui marchent la tête en bas ! Les Antipodistes, je crois… […] Pardon, Madame, sommes-nous en Nouvelle-Zélande ou en Australie ? » C’est pour cette raison qu’on peut parler aussi d’angoisse de chute. Pourtant la chute n’est que le sous-produit de l’effondrement tonique. Physiologie de l’effondrement Agnès était pâle. Certains patients, dans les mêmes conditions que Christophe et en plus de « l’effacement » tonique, ont visiblement très chaud. Ce qui peut les conduire, si on les laisse faire, à se déshabiller totalement et impérieusement. D’autres semblent fatigués après coup. Paul, qui avait 7 ans, appelait ce vécu « une tournade ». Ces manifestations sont neuro-végétatives et parasympathiques. Certaines évoquent l’épilepsie mais ce n’est absolument pas le cas. Parfois, un parallèle est fait par certains étudiants avec le malaise vagal qu’ils décrivent spontanément. D’autres associent avec le vertige. La littérature est inexistante. La médecine somatique n’a pas de point de vue. Les psychiatres non plus4. On est certainement en présence d’un phénomène psychique, car lié à la relation à l’autre et aux émotions et inscrit dans le corps. Si les liens entre le tonus et les émotions sont largement démontrés, la « physiologie » de l’effondrement est très délicate. Une hypothèse se dégage pourtant. Celle des noyaux gris centraux.

Les noyaux gris centraux                                                                                                                          4 L’avis des cardiologues pourrait s’avérer intéressant.

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Structures sous-corticales5, ils appartiennent au système extrapyramidal, ce même système qui régule le tonus et l’adaptation posturale. Autrement dit le tonus d’attitude. Ces noyaux gris centraux sont représentés par les structures suivantes : noyau caudé, putamen, pallidum, substance noire et noyau sous-thalamique6. On inclut le noyau caudé et le putamen dans le striatum, et putamen et pallidum dans le noyau lenticulaire (Ganong et al, 2012). Le pallidum est donc inclus dans deux structures simultanément. Pour sa part, le noyau sous-thalamique a une action inhibitrice sur la motricité. Les pathologies neurologiques possibles des NGC sont les tremblements parkisonniens, l’akinésie ou l’hyperkinésie. Mais ce sont aussi des troubles du tonus postural7. Ils sont responsables de l’intégration des informations vestibulaires et visuelles, de l’acquisition de la position érigée et des adaptations posturales. Ils régulent donc le tonus d’attitude (ou postural car il maintient la posture). Le pallidum, pour sa part, envoie des projections descendantes vers le locus niger, les noyaux moteurs du tronc cérébral, la substance réticulée et le noyau rouge. Ces projections descendantes sont à l’origine des voies extrapyramidales qui contrôlent le tonus postural et participent à la motricité des membres. Striatum ventral et pallidum ventral permettent l’interface entre le système limbique, lié aux émotions, et le système moteur. En effet, « Il peut être établi que le noyau sous-thalamique a une position anatomiquement centrale dans les circuits associatifs impliquant les NGC, le thalamus, le cortex et le système limbique. Il est fonctionnellement un régulateur potentiel de ces circuits » (Temel, Blokland, Steinbusch et Visser-Vandewalle, 2005). Cette donnée est confirmée par Tortora et Derrickson (2009) pour qui « Les noyaux gris centraux pourraient, en collaboration avec le système limbique, participer à la régulation des comportements émotionnels. » Et par Péron (2011) : « Il semble en effet raisonnable de proposer que les circuits striato-thalamo-corticaux sont impliqués dans le traitement des émotions et que le noyau sous-thalamique joue un rôle central dans ces processus. »                                                                                                                          5 Nous trouvons là encore la prédominance, dans les pathologies pédopsychiatriques graves, de comportements liés à des structures sous-corticales. Cela conforte l’hypothèse de la possibilité d’une fixation aux premiers temps de la vie psychique. Période au cours de laquelle le cortex est pas ou peu fonctionnel. 6 Parfois appelé également corps de Luys. 7 On notera le rôle également important du cervelet (paléocerebellum) dans la régulation du tonus postural.

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Le noyau sous-thalamique, dans les noyaux gris centraux, est notre principal suspect pour une compréhension physiologique de l’effondrement car susceptible à la fois d’enclencher une action inhibitrice sur la motricité et le tonus postural et de participer au traitement des émotions. Grossièrement et dans un texte datant, il est vrai, de 1967, Yakovlev et Lecours évaluent la plage temporelle de développement du striatum (et seulement du striatum) à un intervalle compris entre le troisième mois après la naissance et 3 ans. Il y a fort à parier que l’âge d’arrivée à maturation du noyau sous-thalamique n’est pas éloigné de ces périodes. L’effondrement pourrait reposer sur des mécanismes sous-corticaux et datant des premiers mois de la vie. Il y a donc un lien fort entre les NGC – dont le noyau sous-thalamique – qui gèrent entre autres le tonus postural et présentent des liens avec le système émotionnel. Or, c’est bien dans les moments d’émotion que l’effondrement peut se produire. C’est donc dans ces moments-là que nos patients vont craindre de s’effondrer. Il ne s’agit pas d’un vécu émotionnel anodin. Il concerne les vécus de séparation. Ce qui pose la question de la « dépendance. » Revenons à Winnicott à qui ce phénomène n’avait pas échappé. La dépendance Pour Winnicott, « le bébé passe d’une dépendance absolue à une dépendance relative ». Dans la première forme de dépendance, « la mère assure une fonction de moi auxiliaire ». Chez l’espèce humaine, la progression vers l’autonomie dans tous les domaines du développement est un processus long et lent. La physiologie sensorielle de la peau - on le sait bien en psychomotricité - sécrète une potentielle illusion de fusion avec le corps de l’autre. Sortir brutalement de cette illusion peut entraîner, par exemple, des vécus anxiogènes d’arrachement de certaines parties du corps. Autrement dit, la dépendance absolue est inscrite dans le développement affectif mais aussi « à même le corps ». Or, lorsque Winnicott parle de dépendance, on a envie d’y comprendre une allusion à ces phénomènes. On parlera alors de séparation. Non pas de la séparation dépressive qui évoque la souffrance morale liée à la perte de l’objet différencié. Plutôt la séparation brutale et archaïque du corps de l’autre. Pour un enfant porté pathologiquement à l’illusion de fusion, la séparation – corps à corps – est une épreuve difficile et redoutée car susceptible d’entraîner des vécus d’arrachements corporels mais aussi d’effondrement. Tout moment de séparation, ou de sortie de quelque chose – ou de quelque part – devient dès lors

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dangereux. C’est ainsi que Laura, 7 ans et dont le portrait est similaire à celui de Christophe, montre un très grand épisode d’angoisse lorsque je suis en retard dans mon après-midi de consultation. Agitée, incohérente et non canalisable, ni par sa grand-mère qui l’accompagne au CMPP ni par le personnel qui assure l’accueil de la salle d’attente, elle donne à voir, dans la salle de psychomotricité, son angoisse de s’effondrer. D’autres enfants nous expliquent à leur façon cette crainte effroyable et « effondrante » de la séparation dans les moments de frustration. Opposer un refus à leur demande objective la séparation contre laquelle ils luttent farouchement. Certaines volontés de toute puissance ne sont que des tentatives d’éviter un vécu archaïque terrorisant. Face auquel un adulte non formé ne peut que difficilement réagir de façon calme et thérapeutique. Les transitions sont également des instants propices à l’angoisse. Quitter l’orthophoniste pour se rendre dans la salle de psychomotricité en devant traverser seul(e) un long couloir peut s’avérer compliqué. La séparation d’avec l’orthophoniste va-t-elle se dérouler sereinement ? Le psychomotricien va-t-il être dans sa salle ? Si l’angoisse est trop forte ou si la situation occasionne un véritable effondrement, les enfants se retrouvent au sol. C’est alors qu’on cherche inutilement à les relever, à les porter, à les tirer ou bien même… à les disputer, comme on en voit parfois dans les magasins. Cela pose bien sûr la question de l’approche thérapeutique nécessaire. On y reviendra plus loin. Alice vit-elle un moment difficile de séparation lorsqu’elle est dans le jardin ? Elle s’ennuie, elle a chaud, son esprit est engourdi… Tiens, tiens, des signes neurovégétatifs… ! Plongée dans sa lecture, sa sœur ne s’occupe pas d’elle. Où est la mère d’Alice ? Et son père ? La petite fille réagit alors par le dénigrement : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre sans images ni dialogues ? » Images et dialogues représenteraient-ils le lien à l’autre ? Puis elle se demande… « …si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever pour aller cueillir les pâquerettes. » Peut-elle se lever ? Elle est donc au sol8. Peut-elle se lever pour fabriquer une tresse ? Une tresse qui représente peut-être aussi une forme de lien à l’autre ? Sans ce lien, qu’imagine-t-on risquer par-delà l’effondrement ?

                                                                                                                         8 Dans son dessin animé, Walt Disney a préféré la représenter assise, donc portée, sur une branche. On verra plus loin l’importance des appuis.

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Effondrement, mort, vide et non existence Winnicott associe la crainte de l’effondrement à celle :

− de la mort : « la mort a le sens d’un anéantissement » − du vide : « le patient craint ce que le vide a de terrible. Il s’en défendra par un

vide sous contrôle, organisé en ne mangeant pas ou en n’apprenant pas […] ou encore il se remplira impitoyablement avec une avidité compulsive qui semble folle ».

− de la non existence : « c’est à partir de la non existence que l’existence peut commencer. »

On notera que Winnicott en reste donc à de « simples » associations d’idées : l’effondrement lui « évoque » la crainte de l’anéantissement, du vide et de la non existence : « Il n’est pas besoin de modifier beaucoup la thèse générale de la théorie de l’effondrement pour la transférer à la crainte spécifique de la mort. » « Le concept de vide peut être appréhendé sous le même angle. » « La recherche d’une non existence personnelle peut être examinée de la même façon. » Or ce que nous apprend la clinique psychomotrice de l’image du corps, c’est que ces éléments présentent des liens très forts avec l’effondrement. Bien plus forts que ne le propose Winnicott : ne pas surmonter l’étape archaïque de l’effondrement, c’est certes développer une angoisse massive d’effondrement mais c’est aussi porter en permanence en soi la crainte de l’anéantissement et du vide. Et c’est aussi ne pas pouvoir accéder à la construction de la subjectivité qui ouvre ensuite les portes de la construction identitaire. C’est rester dans la non existence. L’anéantissement, c’est Christophe qui le montre clairement. À tel point qu’il me sera possible peu à peu de prononcer le mot « mort ». Et, progressivement également, nous pourrons tous les deux en rire. C’est Alice qui nous parle également de la mort : « Elle n’osait le laisser choir de crainte de tuer quelqu’un.9 » Le vide, c’est Laura qui s’en préoccupe quand elle me demande de la porter « jusqu’au plafond » et qu’ainsi elle regarde alternativement en haut et en bas. Puis elle m’enjoint à la « faire tomber doucement ». Comme Alice, encore, dont la chute était                                                                                                                          9 Le pot de marmelade qu’elle venait de saisir dans sa chute.

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« Très lente » De plus… « …Au grand désappointement d’Alice, il était vide.10 » Et en référence au texte de Winnicott sur la possibilité de mettre en place des défenses permettant la mise « sous contrôle du vide en ne mangeant pas ou en se remplissant » : « J’espère qu’on n’oubliera pas de lui donner (à Dinah, le chat) sa soucoupe de lait. » Et « Allons, Dinah, dis-moi la vérité : as-tu jamais mangé une chauve-souris ? » Le contrôle du vide peut s’organiser, on l’a dit, autour des apprentissages. Alice n’y coupe pas : « De place en place étaient accrochées des cartes de géographie, des gravures. » Et « Je dois arriver quelque part aux environs de centre de la terre. Voyons : cela ferait, je crois, une profondeur de six mille kilomètres… (Car, voyez-vous, Alice avait appris quelque chose de ce genre dans ses leçons d’écolière). » Et encore « Mais alors je me demande à quelle Latitude ou Longitude11 je suis arrivée ? » Pour notre psychanalyste anglais, la non-existence ici… « …fait partie d’une défense. L’existence personnelle est représentée par les éléments de la projection et le sujet tente de projeter tout ce qui pourrait être personnel. »

                                                                                                                         10 C’est encore le pot de marmelade.  11 Les majuscules sont inscrites par L. Carroll.

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Le livre, la tresse, le pot de marmelade ainsi que la soucoupe de lait sont, parmi d’autres, des éléments projectifs d’Alice au cours de sa chute. Face à tous ces éléments conceptuels, que peut proposer un psychomotricien à son patient angoissé par l’effondrement ? En psychomotricité D’emblée, on peut dire qu’il est très fréquent que cette angoisse soit au premier plan des comportements de l’enfant. Les objets tombent dans des actes plus ou moins manqués. Lui-même chute en tout ou partie. Ou bien il reste « collé » au sol. L’inverse est possible également : l’enfant lutte contre toute tendance des objets ou de son corps à chuter. Il peut ainsi construire des tours ou chercher à grimper, à échapper à la pesanteur voire même à s’envoler en agitant ses bras comme des ailes12. Alice y fait allusion quand elle s’adresse à Dinah : « Il n’y a pas de souris dans les airs, je le crains, mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela ressemble fort, vois-tu, à une souris. » Confronté à des angoisses que, par définition, il ne comprend pas, l’enfant présente des comportements qui questionnent le psychomotricien quand la voie corporelle s’ouvre : l’enfant manquant de confiance dans ses mains et/ou ses pieds13 est dans l’incapacité de s’accrocher, s’agripper ou s’appuyer. Le plus souvent, on l’a vu avec Christophe, l’adulte n’est pas considéré comme rassurant. Manquant de confiance, l’enfant est enfermé dans la répétition stérile d’actions qu’il voudrait salvatrices. Là, pour avancer prudemment dans notre raisonnement, il faut questionner la terminologie. Que signifient les termes : s’accrocher, s’agripper et s’appuyer ? Car c’est là que l’engagement corporel du psychomotricien va se jouer. Un peu de terminologie Ces trois notions présentent des nuances d’une très grande importance clinique. Tout va se jouer sur l’aspect actif ou passif du « portage » de l’enfant par le psychomotricien.                                                                                                                          12 Les tentatives d’envol sont très mal comprises par l’environnement. Elles renvoient trop fortement à une caricature de la folie. 13 D’où l’impression fréquente que les mains ne peuvent pas contenir fermement ou que les pieds ont du mal à s’appuyer sur le sol (certaines marches sur la pointe des pieds, par exemple).  

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S’accrocher, c’est « être retenu ou suspendu à un crochet » (dictionnaires : Petit Robert, 2009 ; Dixel, 2010 et Littré, 2000). Pour Alice, la capacité à être accrochée est envisagée par la présence d’éléments accrochés dans le décor : « Observant les parois du puits, elle s’aperçut qu’elles étaient recouvertes de placards et d’étagères14 ; de place en place étaient accrochées des cartes de géographie et des gravures. » S’agripper, signifie « s’accrocher en serrant les doigts » (Petit Robert, 2009 et Dixel, 2010). La différence entre les deux termes, s’accrocher et s’agripper tient donc aux nuances respectivement de passivité ou d’activité. S’accrocher, c’est être suspendu à un crochet, c’est un état de suspension passive. L’objet accroché ne fait pas d’effort pour être retenu. Au contraire, il est livré à la nature de la suspension (le crochet) qui prend en charge par elle-même la lutte contre la gravité. Le terme d’objet est utilisé là à dessein en raison de sa passivité. S’agripper au contraire implique l’utilisation des doigts. La démarche du sujet agrippé est donc active. Il doit fournir un effort qui lui demande une force physique concentrée sur ses doigts ou ses mains15. Il doit assurer lui-même sa prise pour lutter contre la gravité. Le terme de sujet est donc justifié. S’appuyer, c’est « se servir de quelque chose comme d’un appui, un soutien » (Petit Robert, 2009) ; c’est un dérivé du latin « appodiare », terme d’architecture qui renvoie aux notions de « soubassement, support » (Bloch et von Wartburg, 2004). S’appuyer, c’est étymologiquement être porté par un support qui est placé sous les pieds. C’est ainsi que finit la chute d’Alice : « Soudain, patatras ! Elle s’affala sur un tas de branchages et de feuilles mortes, et sa chute prit fin ». Nous disposons donc de ces trois termes pour décrire la nature de l’engagement corporel nécessaire à une approche thérapeutique de ces patients « effondrés » ou tendant à l’être.

                                                                                                                         14 Accrochés au mur, donc. 15 Griffer et tirer les cheveux de l’autre peuvent représenter des tentatives d’agrippement.  

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En pratique La tâche du psychomotricien va consister à inspirer confiance à l’enfant en sorte de lui instiller une certaine forme de contenance physique. En respectant les défenses et les réticences de l’enfant, il va devenir, dans le corps à corps16, d’abord un « dispositif » fiable d’accrochage puis un « support » d’agrippement. Lorsque ces étapes sont franchies, souvent l’enfant demande spontanément à tenir les deux mains du psychomotricien dans les siennes et se met à sauter à pieds joints. Il éprouve alors l’appui physique du sol sous ses pieds. Quand la relation thérapeutique évolue de la sorte, l’échange visuel, d’abord à distance puis plus rapproché, peut se mettre en place. On constate là la transformation de la contenance physique en contenance psychique. La place des mots dans le processus est importante mais pas d’emblée cruciale. L’engagement corporel des deux protagonistes soulage fortement l’angoisse d’effondrement. Pour l’enfant, l’adulte devient capable de rassurer. Il est repéré, identifié et la communication ne représente plus aussi clairement un risque d’effondrement. La séparation est moins redoutée. La mise en place des deux formes de contenance, physique et psychique, permet la construction, encore embryonnaire, de l’enveloppe psychique. C’est alors que les comportements de l’enfant évoluent : « jeux » d’ouverture et de fermeture des portes, éprouvés de la capacité de contenance des mains, formes fermées mieux dessinées et éventuellement mieux coloriées, lignes mieux tenues lors de l’écriture ainsi qu’ouverture à la communication peuvent apparaître en fonction des niveaux cognitifs de l’enfant. Pas de toute-puissance pour autant, le travail de psychomotricité n’est pas accompli et doit se poursuivre par la suite mais une étape fondamentale a été franchie dans l’installation et le parcours de la relation thérapeutique. L’angoisse d’effondrement est donc en relation à une étape très précoce du développement affectif. Un âge auquel l’immaturité du système nerveux central peut faciliter l’installation de phénomènes pathologiques en raison de sa structure même. L’angoisse d’effondrement dénote donc une relative faillite de certains des liens corps/esprit. Éric PIREYRE, ISRP (Institut Supérieur de Rééducation Psychomotrice) Paris et Marseille, Paris VI, Lille, Toulon et Rouen Psychomotricien

                                                                                                                         16 Et d’une façon qui leur corresponde à tous deux.