jouissance du sacré

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Jouissance du sacré

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COLLECTION RÉFÉRENCES ● SÉRIE « CHEMINS DE TRAVERSE »

PATICK BAUDRY La Pornographie et ses images ILARIO ROSSI Corps et chamanisme

DAVID LE BRETON Les Passions ordinaires HENRI-PIERRE JEUDY Le Corps comme objet d'art

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DENIS JEFFREY

Jouissance du sacré RELIGION ET POSTMODERNITÉ

ARMAND COLIN

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COLLECTION RÉFÉRENCES ● SÉRIE « CHEMINS DE TRAVERSE »

Sous la direction de David Le Breton

Ce logo a pour objet d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout particulièrement dans le domaine universitaire, le développement massif du « photocopillage ». Cette pratique qui s'est généralisée, notamment dans les établissements d'enseignement, provoque une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est

aujourd'hui menacée. • Nous rappelons donc que la reproduction et la vente sans autorisation, ainsi que le recel, sont passibles de poursuites. Les demandes d'autorisation de photocopier doivent être adressées à l'éditeur ou au Centre français d'exploitation du droit de copie : 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris. Tél. 01 44 07 47 70.

© Armand Colin, Paris, 1998 ISBN 2-200-21768-4

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réser- vés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d'une part, les reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d'autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d'information de l'œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4,L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la

propriété intellectuelle).

ARMAND COLIN • 34 BIS, RUE DE L'UNIVERSITÉ • 75007 PARIS

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Remerciements

La créativité n'est possible que dans une dialectique du sujet et de l'institution. Le sujet, c'est précisément ce en quoi quelque chose de l'homme échappe à l'institution et travaille cette dernière de son désir. L'institution, dès lors, n'est rien d'autre que ce qui codifie ce désir, ce qui lui donne la possibilité d'être reconnu, ce qui le rend présen- table, à soi et aux autres.

RAYMOND LEMIEUX, Folie, mystique et poésie

C E LIVRE DOIT à tous ceux qui ont nourri la pensée de son auteur, qui l'ont stimulé et soutenu lors des moments de lassitude, qui l'ont encouragé à poursuivre son travail d'écriture, qui ont travaillé à la révision du texte. Je tiens à remercier affectueusement mes collègues et amis

David Le Breton, Denis Fallu, Philippe Brazeau, Micheline Gingras-Kovatcheva, Bernard Jobin, Raymond Lemieux, Guy Ménard, Jacques Pierre, Claude Simard et Hélène Lecaudey.

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Lors de prises de risque ou d'ordalies, ou dans l' adversité acceptée et transformée en défi, s'exprime quelque chose comme une liturgie personnelle. L'individu, soulevé par ses références intimes, est transporté hors de l'existence ordinaire. Ce supplément impalpable, qui tient seule- ment à l'épaisseur du regard porté sur soi, constitue le gisement personnel du sacré, qui, pour tout autre, ne sera que la parure dérisoire destinée à masquer la peur, la douleur ou même l'insuffisance.

David LE BRETON, Passions du risque

D 'UNE CULTURE À UNE AUTRE, et selon leur cheminement personnel, les hommes n'expriment pas de la même manière leurs sentiments reli- gieux. Grâce aux traces qu'ils ont laissées depuis le paléolithique jusqu'à notre époque, nous parvenons à identifier, note Julien Ries, « les traits essentiels de l'homo religiosus ». Les traces de l'homme reli- gieux sont nombreuses. Or, dans les pays modernisés, il est devenu difficile de suivre les traces du sujet religieux. Le progrès conduirait-il à l'effacement de la religion ? Le moderne serait-il areligieux ? La gêne éprouvée par le moderne à l'égard de la religion n'étonne plus. Il se comporte, en effet, comme si la religion était frappée d'un interdit. La religion est peut-être véritablement devenue une chose « interdite », une chose dont on ne peut parler qu'à voix basse dans le cabinet du psychanalyste. Le cas échéant, on devra prendre au sérieux les scrupules du moderne à l'égard de la religion. Comment, dès lors, définir la reli- gion des modernes ? L'homme de la modernité doit-il refouler la reli- gion pour appartenir pleinement à l'âge du progrès ? Il est vrai que les églises se sont vidées, que les vocations sacerdotales se font rares, que la croyance dans le salut de l'âme est un thème risible et que l'enfer et le péché ne font plus contrepoids à la délibération morale. Pour être moderne, en fait, il semble qu'il faille dire non à la religion. La moder- nité exige-t-elle un tel renoncement ? Comment interpréter ce qui semble être une opposition entre modernité et religion ? 1 Julien Ries, Les Chemins du sacré dans l'histoire, Paris, Aubier, 1985, p. 247.

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Le paysage religieux a été bouleversé par la modernité. Selon Max Weber, le monde moderne subirait un processus de désenchantement. Le sens magique disparaîtrait. Le rituel liturgique aurait perdu son sens premier. La religion des chrétiens serait même comparée à une idéolo- gie archaïque et démodée. Les « textes sacrés » du christianisme voisi- nent, dans les musées, avec les anciens papyrus égyptiens. Tout compte fait, la religion serait un thème éculé, qui n'intéresserait que les per- sonnes âgées. La religion ne semble réellement pas faire bon ménage avec la modernité : le témoignage religieux est lui-même objet de sus- picion, on qualifie de rétrogrades les individus qui discutent de leur foi en dieu, on taxe les disciples du Nouvel Âge d'excentriques, on se méfie des musulmans qui, croit-on, en sont restés au stade d'une pen- sée moyenâgeuse, on raconte dans les médias que les nouvelles sectes n'attirent que des individus en mal de vivre...

Cette mentalité antireligieuse est coiffée par les idéaux scientistes. Le remarquable développement des technosciences aurait montré la supériorité de l'esprit scientifique sur l'esprit religieux. La religion serait un stade dépassé de l'histoire de l'humanité : celui de la superstition, de la barbarie, de l'Inquisition, des guerres saintes et de l'obéissance aveu- gle. L'humanité, en s'ouvrant au monde des sciences, aurait atteint l'âge de raison. Tout phénomène pourrait se réduire à ses éléments mesura- bles. Le moderne, à cet égard, se réclame d'une nouvelle ère, d'un nou- veau temps, d'un mode de vie areligieux. Il préfère, en somme, renoncer aux prétendues illiusions de la religion afin de se consacrer aux idéaux du progrès : éradication des douleurs, prolongation de la vie, maximi- sation de la santé grâce aux nouvelles technologies, amélioration du confort matériel par la croissance économique, augmentation des per- formances de production alimentaires et industrielles, nouvelles exploi- tations des ressources naturelles, raffinement des technologies de communication et de défense militaire, etc.

À côté de cette mentalité antireligieuse chère à la modernité de la religion, on peut montrer que l'homme, dans sa vie quotidienne, agit en fonction de régulations religieuses. Cependant, les mots lui man- quent pour exprimer cette religiosité. Nos contemporains ne savent plus exprimer en termes religieux ce qu'ils vivent. Des mots à conso- nance sacramentelle, notamment « pardon », « offrande », « prière », « confession », « ablution », « liturgie », sont ironiquement marqués par la pudeur du tabou. Une telle situation rappelle le déplacement qui s'est opéré, au cours des années 1960 et 1970, à propos des mots pour dire la sexualité. Le clergé catholique de l'époque commençait à perdre son emprise sur les mœurs sexuelles. Il lui était devenu très difficile de

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moraliser les pratiques sexuelles en évoquant la peur de l'enfer et la damnation éternelle. L'époque n'était plus à la censure de la littérature érotique. Les combats pour l'amour libre, la contraception, l'avorte- ment et la décriminalisation de l'homosexualité alimentaient les idéaux de la révolution sexuelle. Les modernes ont dû apprendre à réinterpré- ter et à raconter leur vécu sexuel avec les mots de nouvelles herméneu- tiques. Lorsque la sexualité fut libérée de la morale catholique, de nombreux individus ont adhéré à une conception de la sexualité inti- miste et personnelle. La diffusion des théories psychanalytiques (Wil- helm Reich, Herbert Marcuse) ainsi que les discours de libération des femmes (Simone de Beauvoir) et des homosexuels (Guy Hocquen- ghem) ont également contribué à renouveler les mots pour dire le sexe. Le même phénomène, cette fois-ci concernant les conduites religieuses, est en train de se produire. La religion se libère lentement des concep- tions judéo-chrétiennes. Ce processus de libération n'a toutefois pas encore dépassé le stade de la puberté. Le travail pour libérer la religion d'une conception centrée sur deux mille ans d'histoire chrétienne (cha- pitre 3), et inventer une façon nouvelle de dire la religion (chapitre 2) est loin d'être terminé.

La religion de la postmodernité renvoie à l'expression d'une sen- sibilité qui compose avec le désir de croire et d'espérer, de donner sens à une souffrance, à une perte ou à un moment exaltant, d'arrimer le fil fragile de la vie à une quête spirituelle sans cesse renouvelée, de vitaliser l'existence, de ritualiser une période difficile. Cette sensibilité n'est pas sans liens avec l'imaginaire religieux des mythes anciens, des systèmes de croyances organisés, des idées magiques de l'enfance, des récits merveilleux des civilisations disparues, des symboles initiatiques et mystérieux, des rituels complexes des sociétés traditionnelles, des fêtes à caractère orgiastique, des cérémonies funéraires et des rites de passage qui rythment le déroulement de la vie. La religion postmo- derne, en fait, prend ses distances à l'égard du christianisme et s'inspire des religions du monde entier. On doit souligner que cette distancia- tion n'est pas un rejet du christianisme, mais un questionnement radi- cal. Il est nécessaire de prendre un recul vis-à-vis de la modernité afin de comprendre la tension entre modernité et religion. L'analyse de la postmodernité religieuse présentée ici repose sur une interprétation qui montre la pertinence de tenir compte de la religion de la vie de tous les jours. 1 Cf. Yves Boisvert, L' Analyse postmoderne. Une nouvelle grille d'analyse socio-politique, Montréal, L'Harmattan, 1997.

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Les aventures modernes de l'homme ont profondément trans- formé son rapport à la religion. Dans les sociétés occidentales, de nom- breuses études ont cherché à expliquer la défection massive de l'Église catholique. Toutefois, la religion est demeurée le lieu privilégié de la quête de sens et de l'apaisement des troubles existentiels. Cette religion discrète et inquiète, qui se pratique dans les marges des principales Églises, que d'aucuns ont nommée « religion séculière », s'est person- nalisée. Il convient, pour comprendre la religiosité vagabonde actuelle, de porter une attention particulière à la religion personnelle de nos contemporains. Il ne s'agit pas de prendre parti contre les processus de modernisation des activités humaines ou de déplorer que l'anthropo- logie moderne évacue les dimensions religieuses de l'existence, mais de mesurer l'écart entre ce que chacun vit et l'idée moderne de la religion. La postmodernité religieuse (chapitre 1) fait état de cette religiosité personnelle (chapitre 4) qui n'a pas encore été prise en compte ni for- malisée. En débordant les frontières traditionnelles délimitant l'activité religieuse instituée (chapitre 6), il devient possible de préciser les modalités d'une expérience religieuse vécue dans plusieurs conduites de la vie quotidienne. Cet ouvrage est entièrement consacré au projet de rendre compte des particularités de cette religion.

Pierre Chaunu note que « chacun de nous ne peut être vraiment lui-même que s'il refait personnellement l'histoire de l'humanité ». Dans le même élan, il ajoute : « On ne peut comprendre le sens véri- table de la religion que si l'on refait pour soi-même l'histoire religieuse qui est la nôtre. » Il importe, en effet, d'insister sur la pertinence d'étu- dier le cheminement personnel du sujet religieux. Au lieu de combattre les structures instituées des Églises ou de participer aux débats qui les dyna- misent, de nombreuses personnes se « bricolent » une religion personnelle avec des matériaux religieux - rituels, croyances, symboles, mythes et mythèmes – glanés ici et là au hasard des rencontres, des lectures et des expériences personnelles. Pour éviter toute méprise, il convient de préciser que la religion personnelle ou la « religion privée » ne s'oppose pas à une religion qui serait publique ou sociale au sens de Durkheim. L'attribut « personnelle » au terme « religion » fait plutôt apparaître l'importance du vécu du sujet religieux. En fait, pour comprendre les transformations de la religion à l'aube de l'an 2000, on doit prendre en compte, selon les mots de George Simmel, les « ponts et les portes » qui cadastrent l'his- toire de vie du sujet religieux. 1 Cf. Albert Piette, Les Religiosités séculières, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1993. 2 Entrevue avec Pierre Chaunu, dans Revue Notre-Dame, Québec, n° 8, septembre 1994. 3 Le mythème relate un élément ou une composante d'un mythe.

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Bien qu'il se soit affranchi de l'autorité religieuse, le moderne doit tout de même courageusement apprendre à faire face à des crises de sens et à des bris existentiels. Il pourrait recevoir une formation adé- quate afin d'être en mesure d'affronter des expériences de risque, d'ivresse et d'exaltation, afin également d'apaiser des sentiments d'impuissance lors de maladies, de deuils et de quêtes initiatiques. Ne devrait-il pas apprendre à parer aux coups durs, à domestiquer ses pas- sions, à exprimer ses erreurs de parcours et ses emportements ? Ne devrait-il pas, par surcroît, être instruit aux arts de la vie pour pacifier l'angoisse que l'épreuve de la mort suscite ? La sagesse religieuse, visitée autrefois par Montaigne qui écrivit que « philosopher, c'est apprendre à mourir », se nourrit des pertes, des privations et des manques qui gardent la vie en éveil sur le pas de la mort.

On observe une augmentation sans cesse croissante de témoigna- ges de personnes qui redécouvrent, dans l'épreuve existentielle, la fécondité des rituels (chapitre 5), des symboles, des exercices de vie (jeûne, retraite, méditation, abstinence) et des « attitudes spirituelles » (piété, ferveur, silence, recueillement, don de soi, autosacrifice, respect sacré, joie mystique, dévotion, dévouement). Prenons par exemple l'itinéraire religieux de Meena Deva Goll Elle évoque la démarche qui l'a conduite à participer à une grande diversité de rituels, à lire des auteurs ouverts au renouvellement spirituel, à rencontrer gourou, psy- chothérapeute, astrologue, pasteur, voyante, guérisseur et chaman sur les boulevards de la vie religieuse.

Voici quelques extraits du livre de cette Française dont le mari s'est suicidé en emmenant avec lui dans la mort leurs deux enfants : « Je découvre la puissance de la prière et du chant en abandonnant mes a priori et mes jugements. Mes mains s'unissent à d'autres dans un cercle de partage où une énergie de paix nous relie dans un même souffle . » Après un jeûne de quinze jours, elle écrit : « Chaque nouvelle prise alimentaire a valeur d'un rituel initiatique » Elle fera notamment l' expérience purificatrice de la marche sur le feu, puis celle d'une mort- renaissance lors d'un voyage initiatique avec un « psychaman » sur les bords du Nil. L'itinéraire de son deuil est celui de la constitution d'un univers religieux personnel.

Il est certain qu'on ne peut analyser les contingences de la religion personnelle à partir d'une conception de la religion qui se veut univer- selle. La religion personnelle est essentiellement relative aux expériences 1 Meena Deva Goll, Apprivoiser le pardon. Témoignage, Plazac, Amrita, 1995. 2 Ibid., p. 64. 3 Ibid., p. 71.

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intimes d'un individu. En revanche, ces expériences retiennent l'atten- tion du spécialiste du religieux dans la mesure où elles indiquent une attitude subjective commune à tous les êtres humains. Le fondement de toute expérience religieuse repose, selon l'hypothèse retenue ici, sur l' « exposition à la mortalité » (chapitre 7). Ce terme générique renvoie à différentes situations dans lesquelles l'être humain éprouve son « manque-à-être », sa vulnérabilité, sa fragilité, son incomplétude, son inachèvement, ses faiblesses et ses limites.

L'exposition à la mortalité suscite un éventail de sentiments intenses qui maillent l'exaltation et l'angoisse, ou, selon la tradition phénomé- nologique de Rudolf Otto la terreur et la fascination. La violence du sentiment éveillée par la proximité de la mort est terrible et cruelle. Ce sentiment intense devant la mort peut prendre chair lorsqu'un indi- vidu est informé de l'irréversibilité de sa maladie. Il peut être causé par un décès, une perte de sens, un choc amoureux, une extase mystique, une situation d'injustice et de frustration, une excitation sexuelle, etc. Des moments existentiels tragiques tels le vieillissement, la solitude, l'abandon produisent quelquefois un sentiment fatal d'ébranlement. La rencontre de l'étranger ou de l'étrangeté provoque chez certains individus un sentiment de choc et de perte de maîtrise de soi. La peur de l'autre, de l'inconnu, de l'étrange peut même provoquer la mort. Montaigne parle de cette peur qui s'empare de quelqu'un : « La peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d'un gentilhomme, qu'il en tomba raide mort. » Si ce n'est pas la mort dans son sens biologique premier, ce pourra être une mort symbolique telle la folie, le dérègle- ment mental, le coma existentiel, la perte de mémoire, la démence, l'égarement, etc. Le ravissement du saint peut être aussi violent que l'acmé d'un toxicomane. Ce sentiment de violence, présent sous une forme ou une autre lors de plusieurs événements de la vie, trouve dif- ficilement les mots, les images et les représentations pour s'exprimer. L'assomption de la violence qui fait perdre la tête, celle au cœur de la passion amoureuse comme celle de la colère, de la haine ou de la ven- geance, commande un travail religieux.

Ce qui apparaît inacceptable dans cette violence existentielle, c'est la perte de maîtrise de soi en plus de l'incapacité à dominer autrui et les forces qui agissent sur l'humanité. On sait que le sujet moderne, celui qui postule la toute-puissance de la raison, tient à tout régir. Cepen- dant, que fait l'homo rationalis lorsqu'il est emporté par un sentiment 1 Rudolf Otto, Le Sacré. L'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationel, Paris,

Payot, 1969.

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de colère, de vengeance ou d'exaltation ? Que fait-il lorsque son monde intérieur s'effondre à la suite d'un événement malheureux ? Que fait-il lorsqu'il perd un être cher, lorsqu'il se sent trahi, lorsqu'il est exclu par ceux qu'il aime ? N'est-il pas alors obligé d'accepter de recourir à l'imaginaire symbolique, au muthos, aux rituels, en d'autres termes, aux procédures religieuses reconnues pour apaiser la violence intense qui le meurtrit, pour reconstituer ses limites et donner sens à sa vie, pour recomposer des relations qui enchantent l'existence ?

La religion, dans le sens « socio-anthropologique » développé ici, vise d'abord la saine régulation des sentiments très violents qui naissent dans diverses situations de la vie de tous les jours. Elle vise en fait à les prévenir, à les désamorcer, à les orienter, à les domestiquer, à les sym- boliser, à les signifier, à les transformer en énergie créatrice et génésia- que, en somme, à les civiliser.

Quand on entend le mot violence, on pense immédiatement à la violence qui détruit ; cependant, toute violence n'est pas destructrice. Il y a aussi la violence de la passion amoureuse, la violence d'une joie subite, la violence du rire et du bonheur. En fait, la violence existen- tielle résulte de l'intensification d'une émotion, de la force vive d'un sentiment, de la manifestation très brusque d'une pulsion ou d'un désir, de l'expression d'une action ou d'une réaction excessive, déme- surée, extrême. Omniprésente, la violence est une expression de vie très puissante, si puissante qu'elle peut provoquer la mort.

Comme René Girard l'indique, c'est la violence qui constitue le cœur véritable de l'expérience du sacré. Annick Barrau rappelle, à la suite de Louis-Vincent T h o m a s que la mort est violence, la plus puis- sante, la plus destructrice, mais aussi la plus féconde, la plus fondatrice des violences. L'exposition à la mort renvoie à la violence d'un senti- ment extrême quasi impossible à assumer.

L'intérêt de cette perspective sur la violence consiste à la percevoir comme une puissance de vie ou de mort qui sourd, en premier l i e u de soi-même. Il est difficile d'assumer la violence qui taraude, possède et déchire. On préfère croire que la violence provient d'autrui, de

1 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. 2 Cf Annick Barrau, Mort à jouer, mort à déjouer. Socio-anthropologie du mal de mort, Paris, PUF, coll.

« Sociologie d'aujourd'hui », 1994. 3 Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978. 4 Cette perspective sur la violence n'est pas exclusive. Nous reconnaissons différents types de violence,

dont la violence pour maintenir un pouvoir, la violence de domination ou la violence structurale dans un milieu de vie. Wolfgang Sofsky souligne que : « La violence demeure omniprésente. Son règne est coextensif à l 'histoire du genre humain, du début à la fin. » Wolfgang Sofsky, Traité de la violence, Paris, Galimard, 1998 ; voir aussi, Collectif, Séminaire de Françoise Héritier, De la violence, Paris, Odile Jacob, 1996 ; Daniel Sibony, Violence. Traversées, Paris, Le Seuil, 1998.

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l'extérieur, d'une fatalité ou d'une altérité menaçante. Roger Dadoun souligne ainsi : « Peut-être est-il nécessaire, pour donner consistance et cohérence à son propre moi, de déclarer l'autre détenteur de la violence – comme s'il s'agissait d'une simple mesure d'hygiène identitaire ; pas d'identité personnelle sans l'évacuation sur autrui du mauvais – du vio- lent - que chacun porte en soi » La religion personnelle s'institue sur l'inévitable emprise de cette violence que le sujet religieux ne peut plus taire, qu'il s'autorise à ritualiser et à symboliser.

Pourquoi, en Occident, la religion personnelle tend-elle à remplacer les religions qui ont mûri au cours des deux derniers millénaires au sein du judéo-christianisme ? Pour répondre à cette question, il faut se demander si les religions judéo-chrétiennes, dans leurs expressions actuelles, offrent encore aujourd'hui des outils privilégiés : 1) pour ritualiser favorablement la violence des bouleversements existentiels, 2) pour prévenir ces bouleversements, 3) pour les provoquer lors d'une transgression ritualisée (chapitre 5). Il faut également se demander si ces religions historiques ont la capacité de réintroduire l'enchantement et le merveilleux dont se nourrit le sujet religieux. En effet, la quête du merveilleux, du ravissement, de l'extase est reli- gieuse dans la mesure où le jeu avec les interdits concerne l'expérience religieuse. L'extase comme le sentiment d'émerveillement ont en commun ce type d'expérience lors de laquelle une personne est jetée hors d'elle-même, dans un lointain qui déborde les limites habituelles de la vie.

Sans entrer dans le détail de la théorie des interdits, il est impor- tant de préciser d'emblée le rôle considérable de l'interdit dans les con- duites religieuses. En fait, l'interdit indique aux hommes les limites de leur condition, mais aussi les limites identitaires. Ce sont les limites qui déterminent la part de masculin et de féminin, la distribution du pouvoir, les règles d'hygiène et de bienséance, les positions sociales, les normes de parenté et les normes sexuelles. Les interdits indiquent les limites habituelles de la vie, c'est-à-dire les limites sans lesquelles un individu serait exposé à la mort. Ces limites, en termes anthropologi- ques, sont à la fois objet de respect et objet de transgression. La clôture constituée par les interdits organise la vie sous une forme ordonnée mais dynamique. L'interdit est à la fois invitation au respect et à la transgression. La tension dynamique entre le respect et la transgression est le moteur indispensable de la vie. Il faut noter que la transgression de l'interdit ne signifie pas, comme l'a remarqué Georges Bataille , 1 Roger Dadoun, La Violence. Essai sur /'« homo violens », Paris, Hatier, 1993, p. 45. 2 Georges Bataille, L'Érotisme, Paris, Minuit, 1957.

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qu'il est supprimé, mais simplement qu'il est levé pour un laps de temps déterminé. Le sociologue Émile Durkheim avant Bataille et Roger Caillois a observé que la transgression vise à régénérer la vie, alors que le respect de l'interdit est nécessaire à la stabilité de la vie. Le respect des interdits vise la stabilité, tandis que la transgression fait appel aux énergies de vie, à la violence. Stabilité et changement, ordre et désordre, respect et transgression se renversent mutuellement pour stimuler les processus de ritualisation de la vie sans induire trop de violence. Le but de toute religion est d'organiser ces processus de ritua- lisation des violences de vie et de mort. On retrouve ici l'essentiel de la définition de Caillois, reprise par Roger Bastide de la religion comme administration des expériences du sacré, c'est-à-dire de toutes les expériences qui se déroulent aux limites de l'humanité. On verra que les expériences du sacré, sans exception, se rapportent à des inter- dits, et que le rituel est mise en scène de ces expériences.

Pour la plupart de nos contemporains, la religion personnelle est plus souple, plus conciliante et moins contraignante que les religions théocratiques. En effet, le dynamisme entre le respect et la transgres- sion des interdits est mieux équilibré. La religion personnelle se veut sans prosélytisme ni dogme, elle se compose et se recompose au gré des incidents de parcours. En fait, c'est une religion qui jouit d'une grande élasticité. Elle est à l'image du sujet qui la crée ; elle ne forme pas un tout achevé. L'univers religieux de celui qui discute les prises de posi- tion du Pape se renouvelle au gré des épreuves existentielles.

Ce dernier pratique une religion qui s'accommode des événe- ments ponctuels. Pour lui, la religion n'est plus affaire de conduites ou de croyances dictées par un pouvoir supérieur. Il administre sa reli- gion personnelle en poursuivant le chemin de sa propre histoire de vie, en se livrant à ses propres découvertes, en cherchant peut-être un soutien auprès d'un gourou, d'un guérisseur ou d'un psychothéra- peute, en instaurant un dialogue intime avec lui-même et autrui, en ritualisant certains moments rares et précieux de l'existence. Sa reli- gion recèle maintes surprises et s'adapte aux aléas de la vie. La religion personnelle, en fait, est une religion du quotidien qui prend racine dans l'événement fortuit. Elle est la religion du carrefour et de la réconciliation. Elle constitue, en somme, un laboratoire où chaque individu apprend à affronter des expériences très fortes, douloureuses

1 Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968. 2 Roger Caillois, L'Homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950. 3 Roger Bastide, Le Sacré sauvage et autres essais, Paris, Payot, 1975.

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ou heureuses, à renouer avec le désir de vivre, à traverser, en définitive, les multiples scènes de violence de la vie quotidienne.

Il est devenu un truisme d'affirmer que la religion traditionnelle subit une mutation profonde. À l'évidence, elle est irréductible aux catégories proposées par les différentes théologies. Les médias de masse, les voyages, les déplacements de population vers les villes, l'immigration ont radicalement transformé l'idée que nombre de personnes se faisaient de la religion. Dans les grandes métropoles comme Montréal, New York et Paris, il est désormais possible de côtoyer toutes les cultures et sous-cultures religieuses. L'impérialisme d'une religion instituée s'est décomposé en une sorte de « polythéisme des religions » qui inspire la sensibilité religieuse de maints individus. La diffraction d'une religion commune en une multitude de religions reste encore à analyser. Cependant, on peut affirmer, sans grand risque d'erreur, que la religiosité postmoderne favorise l'émancipation d'un sujet qui recompose son univers religieux d'une façon personnelle.

Pour comprendre les mécanismes de construction de la religion personnelle, il est nécessaire de redéfinir la spécificité et les fonctions du rituel, du mythe, de la croyance et de l'expérience du sacré. Le pro- blème ainsi posé est simplifié, mais il annonce tout de même l'objet des disciplines qui étudient la religion.

Certains contemporains croient que, après une modernité areli- gieuse, on assiste au retour de la religion ou du sacré Cette position doit être nuancée afin de mieux comprendre les interdits qui frappent la reli- gion au cours de la modernité. Il est primordial de considérer la signifi- cation et les effets de ces interdits dans les pratiques religieuses de tous les jours. La religion, selon l'hypothèse défendue dans ce livre, ne peut disparaître. Elle revêt des formes différentes d'une société à une autre, d'une époque à une autre et d'une personne à une autre. La modernité n'est pas moins religieuse que la Renaissance ou le Moyen Âge. Puisque la religion est une dimension fondamentale de la complexité humaine, il apparaît impossible de concevoir une époque où l'homme ne serait pas religieux. L'homme est un être religieux au même titre qu'il est un être sexuel et un être politique. Par exemple, on peut vouloir enfermer la sexualité dans des normes rigides, vouloir refouler le fait de notre pro- pre mort, vouloir exclure les femmes de la sphère du travail ; un jour, cela même que l'on a nié revient avec une force accrue. On peut vouloir nier la dimension religieuse de l'homme, mais cela qu'on occulte va un jour rebondir. Peut-être assiste-t-on présentement à ce rebondissement 1 Franco Ferraroti, Le Retour du sacré. Vers une foi sans dogmes, Paris, Méridiens/Klincksieck. 1994.

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du religieux. La religion ne disparaît pas, elle se transforme. La thèse des « déplacements des expériences du sacré » (chapitre 3) permet de rendre compte de ces transformations.

On a pu, statistiquement, parler des chrétiens comme d'un ensemble d'individus ayant des croyances communes. Mais cette défi- nition revenait à abstraire le sujet de son vécu le plus intime. La mesure des écarts dans les conduites est révélée dans les autobiographies. En analysant des histoires de vie, le spécialiste de la religion apprend à reconnaître les doutes, les incertitudes, les interprétations et les prises de position personnelles du sujet religieux. C'est à la lecture d'une his- toire de vie que ce même spécialiste constate l'importance des croyances et des rituels religieux non officiels ou non officialisés qui composent la religion personnelle.

Il n'est plus guère possible, dans un contexte où les histoires de vie sont prises en compte par les spécialistes des sciences humaines, de procéder à la seule analyse quantitative de la religion. Les études qui cherchent à dénombrer les chrétiens dans le monde présentent une fausse image du paysage religieux. Ces dénombrements grossiers lais- sent de côté, à l'évidence, le vécu religieux de chaque individu. Il devient absurde, par exemple, de dire que les Canadiens français sont catholiques alors qu'on connaît à peine leur religion intime. À partir du moment où une personne prend la parole pour exprimer sa religion personnelle, on s'aperçoit qu'elle ne se borne pas à accepter le déluge sans y mettre son grain de sel.

Le but premier de ce livre n'est pas de défendre une conception générale de la postmodernité, mais de montrer que la religion ne s'oppose pas au travail de la pensée. La religion n'est pas l'envers de la raison, ni une folle expression de la démesure humaine. Au contraire, la vie religieuse est intimement mêlée à la vie de la pensée. La com- plexité humaine, en fait, ne peut être réduite à quelques-unes de ses déterminations anthropologiques. Un individu est toujours à la fois un être social, un être sexué, un être politique, un être religieux, etc. Ceux- là même qui se réclament d'une cité apolitique n'échappent pas à la vie politique. Ainsi, saint Antoine, persécuté par ses démons, a-t-il livré un combat difficile contre les désirs sexuels qui le poursuivaient. Ainsi, ceux qui veulent s'éloigner des dimensions religieuses de la vie humaine ont-ils trop vite oublié que la religiosité ne concerne pas uni- quement les religions historiques. Les constructions imaginaires de la société, les rituels qui rythment le temps et découpent l'espace, les croyances qui ajoutent une promesse d'avenir à la tragédie humaine ; toutes ces expressions de la religion, pour ne nommer que celles-là,

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La gêne éprouvée par le moderne à l'égard de la religion n'étonne plus. Il se comporte, en effet, comme si la religion était frappée d'un interdit. La religion est peut-être véritablement devenue une chose « interdite », une chose dont on ne peut parler qu'à voix basse dans le cabinet du psychanalyste. L'homme de la modernité doit-il vraiment refouler la religion pour appartenir pleinement à l'âge du progrès ? Il est vrai que les églises se sont vidées, que les vocations sacerdotales se font rares, que la croyance dans le salut de l'âme est un thème risible et que l'enfer et le péché ne font plus contrepoids à la déli- bération morale. Pour être moderne, en fait, il semble qu'il faille dire non à la religion. La modernité exige-t-elle un tel renoncement ? Comment interpréter ce qui semble être une opposition entre modernité et religion ? En outre, la religion discrète et inquiète qui se pratique dans les marges des principales Églises a très peu été étudiée. Il convient, pour comprendre la religiosité vagabonde actuelle, de porter une attention particulière à la religion personnelle de nos contemporains. Il ne s'agit pas de prendre parti contre les processus de modernisation des activités humaines ou de déplorer que l'anthropologie moderne évacue les dimensions religieuses de l'existence, mais de mesurer l'écart entre ce que chacun vit et l'idée moderne de la religion. La lecture postmoderne esquissée dans ce livre vise explicitement à prendre la mesure de cet écart.

est professeur d'éthique à l'Université Laval au Québec. Il a entre autres publié, en collaboration, Corps et sacré, Le jeu et ses enjeux éthiques, Les risques et la mort, Sur le chemin de la mort.

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