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JOSÉPHINE, HOCHE ET BONAPARTE I A LA PRISON DES CARMES Dans les époques troublées, les passions politiques et les rancunes personnelles suscitent d'étranges accusations. Durant la Révolution, on en relève bon nombre d'iniques ou d'invrai- semblables. L'une des plus bouffonnes fut certainement la dénon- ciation anonyme d'avoir à « se méfier de la ci-devant comtesse Alexandre de Beauharnais qui, ayant beaucoup d'intelligence dans les ministères », devait être considérée comme « dangereuse » pour la sûreté de l'Etat. Tenir pour dangereuse la coquette créole, avide de robes et de chapeaux, dont Bonaparte dira, sous peu, qu'elle est bâtie de dentelles et de gaze, relève de la mystification. Et pourtant, le Comité de Sûreté générale ordonne sans rire une perquisition à son domicile de la rue Saint-Dominique, proche de Saint-Thomas d'Aquin. Le 20 avril 1794, les citoyens Lacombe et Georges exa- minent ses papiers, n'y trouvent « rien de contraire aux intérêts de la République » et même « une multitude de lettres patriotiques qui ne peuvent faire que l'éloge de cette citoyenne ». Mais, mon- tant au grenier, ils découvrent dans deux armoires la correspon- dance et les effets du ci-devant général Beauharnais, son mari, présentement incarcéré. Du coup, ils apposent des scellés dont ils confient la garde à la citoyenne Lanoy, dame de compagnie de la future impératrice, et se retirent. Le lendemain on vient arrêter la citoyenne Beauharnais. Elle embrasse dans leur lit son fils Eugène, âgé de douze ans et demi, et sa fille Hortense, qui en a onze, sans avoir le courage de les réveiller et charge Mlle de Lanoy et la mulâtresse Euphémie de

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JOSÉPHINE,

HOCHE ET BONAPARTE

I

A LA PRISON DES CARMES

Dans les époques troublées, les passions politiques et les rancunes personnelles suscitent d'étranges accusations. Durant la Révolution, on en relève bon nombre d'iniques ou d'invrai­semblables. L'une des plus bouffonnes fut certainement la dénon­ciation anonyme d'avoir à « se méfier de la ci-devant comtesse Alexandre de Beauharnais qui, ayant beaucoup d'intelligence dans les ministères », devait être considérée comme « dangereuse » pour la sûreté de l'Etat.

Tenir pour dangereuse la coquette créole, avide de robes et de chapeaux, dont Bonaparte dira, sous peu, qu'elle est bâtie de dentelles et de gaze, relève de la mystification. Et pourtant, le Comité de Sûreté générale ordonne sans rire une perquisition à son domicile de la rue Saint-Dominique, proche de Saint-Thomas d'Aquin. Le 20 avril 1794, les citoyens Lacombe et Georges exa­minent ses papiers, n'y trouvent « rien de contraire aux intérêts de la République » et même « une multitude de lettres patriotiques qui ne peuvent faire que l'éloge de cette citoyenne ». Mais, mon­tant au grenier, ils découvrent dans deux armoires la correspon­dance et les effets du ci-devant général Beauharnais, son mari, présentement incarcéré. Du coup, ils apposent des scellés dont ils confient la garde à la citoyenne Lanoy, dame de compagnie de la future impératrice, et se retirent.

Le lendemain on vient arrêter la citoyenne Beauharnais. Elle embrasse dans leur lit son fils Eugène, âgé de douze ans et demi, et sa fille Hortense, qui en a onze, sans avoir le courage de les réveiller et charge Mlle de Lanoy et la mulâtresse Euphémie de

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veiller sur eux. Elle est alors conduite aux Carmes, couvent ensan­glanté vingt mois plus tôt par les massacres de septembre et devenu l'une des prisons de la Terreur.

Rose-Joséphine sera rejointe le surlendemain par son amie Mme Hosten, dénoncée en même temps qu'elle ; mais, dès son arrivée, parmi les détenus, elle .retrouve son mari et rencontre pour la première fois le général Lazare Hoche,

Son mari n'était plus pour elle qu'un ami. Unis quatorze ans plus tôt, ils n'avaient vécu en tout que onze mois sous le même toit, puis le volage Alexandre, non content d'être infidèle, s'était montré si outrageusement et injustement jaloux qu'en mars 1785 une séparation par devant Me Trutat était intervenue. Depuis lors et avec les années leurs rapports s'étaient peu à peu détendus. Le général, ayant réussi dans la politique puis aux armées, avait pu emmener, l'an passé, leur fils Eugène à Strasbourg et aider financièrement sa femme et sa fille. De son côté, Rose-Joséphine avait sollicité plusieurs ministres de donner de l'avancement à cet époux qui l'aidait à vivre, mais dont elle ne pouvait espérer reconquérir le cœur.

Ce cœur est présentement empli par la gracieuse Delphine de Custine, veuve aux yeux de béryl et aux cheveux de lin incarcérée peu après Alexandre et dans la cellule même où la nouvelle venue vient d'être conduite. Fille de cette piquante comtesse de Sabran, vivant depuis quinze ans en ménage avec le spirituel chevalier de Boufflers, et sœur d'Elzéar, Delphine avait épousé le char­mant Armand de Custine qui l'adorait. Après la naissance de leur fils Astolphe, l'union s'était relâchée. Delphine avait alors commencé à écouter les déclarations du chevalier de Fontanges, de M. d'Esterno, du comte Antoine de Lévis, du marquis de Grou-chy, de M. de Séguier comme elle écoutera celles du général Miranda, de Chateaubriand et de bien d'autres encore, avec l'espoir de découvrir en l'un d'entre eux l'amant idéal. Elle confie à son frère Elzéar tous les élans et toutes les déceptions de son cœur en des lettres qui nous éclairent sur la« sensibilité» d'une contem­poraine de Joséphine. L'été précédent, le général de Custine, beau-père de Delphine et prédécesseur d'Alexandre de Beauharnais au commandement en chef de l'armée du Rhin, avait été guillo­tiné. Son mari, le jeune général de Custine, avait été arrêté à son tour. A l'un et à l'autre la jeune femme avait manifesté dans leurs prisons le plus actif et courageux dévouement. Et cependant,

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elle n'éprouvait plus pour son mari que des sentiments amicaux *. « Nous vivions chacun de notre côté, écrit-elle à son frère après une visite à son mari captif, nos derniers malheurs nous ont rap­prochés... il est amoureux comme il ne l'a jamais été. Moi je n'ai que l'amitié la plus tendre et rien de plus. Cela le désole, mais il est dit que je fuirai toujours le bonheur. A présent qu'il m'aime, je suis tout entière à un autre, — d'esprit seulement bien entendu, — mais enfin cela écarte de nous la paix et le bonheur » (i).

Le 3 janvier 1794, Delphine était parvenue à passer trois heures dans le cachot du condamné. Le lendemain, Armand lui avait écrit : « C'en esrfait, ma pauvre Delphine, je t'embrasse pour la dernière fois. Je ne puis pas te voir et même si je le pouvais, je ne le voudrais pas. La séparation serait trop difficile et ce n'est pas 1 le moment de s'attendrir... » L'encre n'était pas séchée qu'Armand de Custine avait été conduit à l'échafeud.

Décrétée d'arrestation chez elle, puis enfermée à Sainte-Pélagie, Delphine était arrivée aux Carmes peu après Alexandre de Beau-harnais qui, l'ayant déjà entrevue chez ses cousins La Roche­foucauld, lui avait fait ici une cour assidue. Dans ses habits de deuil que, contrairement à l'usage des prisons, elle n'a pas hésité à revêtir, et qui font ressortir l'éclat de son teint, de ses cheveux et de ses yeux clairs, elle est aussi émouvante que belle. A entendre de la bouche d'Alexandre des paroles ardentes et propres à la distraire de ses peines, la « reine des roses », comme la nommait Bouffiers, s'est enflammée et croit avoir trouvé en lui l'amant exceptionnel si obstinément recherché. Elle n'en fait pas mystère et c'est pro­bablement elle qui apprend à la citoyenne Beauharnais, devenue sa compagne de captivité, les liens qu'elle a noués avec son mari., De lui, elle reçoit en cette prison de longs messages dont deux suffisent à nous éclairer sur les sentiments qu'Alexandre de Beaù-harnais lui porter

« Ah ! ma chère Delphine, lui écrit ce dernier, si, comme toutes les probabilités l'indiquent, tu me survis et si un jour heureux te rapproche jamais d'Elzéar... dis-lui qu'il était dans mon cœur avec toi à mes derniers instants, qu'il fut l'objet continuel de nos conver­sations, qu'il aida à augmenter le charme de notre liaison. Appelle son intérêt sur ma mémoire en lui disant combien j'étais tendre...

(1) Cette lettre comme celles d'Armand de Custine, d'Elzéar de Sabran et d'Alexandre de Beauharnais à Delphine dont nous citons, des extraits ont paru dans l'excellent ouvrage de G. Maugras et de Croze-Lemernter sur Delvhine de Custine, in-8", Paris. 1908.

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Qu'il entretienne dans ton âme un souvenir durable de celui qui n'avait pu cesser de t'aimer en cessant de vivre. » Et dans l'autre message : « ...Faut-il mon sang ? Je le verserai avec plaisir" s'il peut, en coulant pour toi, allumer le tien et imbiber plus fortement mon image dans ton souvenir... Alors dans ton cœur comme amant, comme ami, comme frère, je me confondrai avec tout ce qui t'est cher pour vivre d'amour, même dans les soupirs que lui déroberaient d'autres liens... » Et, s'adressant dans cette lettre au frère de sa maîtresse qu'il n'avait jamais vu, Alexandre l'apostrophe ainsi : « Elzéar ! frère d'une divinité, accorde tes bienfaisants secours à un faible mortel, le plus tendre qui fut jamais, le plus passionné, le plus idolâtre de ta Delphine ».

L'exaltation amoureuse de cette dernière envers le bel Alexan­dre n'est pas moindre. L'an prochain, ayant eu communication de ces deux lettres, Elzéar les annotera ainsi : « Ma sœur, je suis touché jusqu'au fond de l'âme en lisant les expressions dont se servit ton amant pour te parler de moi... A présent que tu m'as prouvé que c'était l'être selon ton cœur, que je lui devais de t'avoir fait goûter le bonheur à l'ombre même de l'échafaud, à présent que tu m'as fait lire son cœur dans ses lettres, je lui rends toute la jus­tice que son amour méritait. Il t'aimait véritablement. Oui, Del­phine, c'était là peut-être le seul être digne de toi. Quand on l'a trouvé, comment peut-on espérer rencontrer le second de cet être unique et comment se contenter à moins ?... Vivant, il ne pouvait supporter l'idée de ton inconstance... Mais, aujourd'hui, sa jalousie n'a pu le suivre dans l'éternité. Il voudrait te rendre heureuse et non te tyranniser... Tu ne peux être heureuse, à moins de retrouver dans un autre être le cœur, l'esprit, le charme, les grâces d'Alexan­dre. Alors tu ne lui feras pas d'infidélité ! Ce sera ce qui te char­mait en lui qui te charmera dans un autre ; ce sera toujours Alexan­dre que tu aimeras... ».

Et Delphine de répondre à son frère : « J'ai lu avec sensibilité et reconnaissance, mon ami, ce que tu as mis sur une lettre démon Alexandre... Si je suis malheureuse, c'est que je sens que ma faculté aimante est usée... J'ai besoin d'aimer et je ne peux plus aimer. Je crois que c'est assez rendre hommage à mon Alexandre et à sa mémoire. Oh ! oui, il est dans mon cœur, les autres sont à peine dans ma tête. Sois tranquille, il ne sera jamais remplacé que par sa véritable image, et tu sais comme moi qu'on ne rencontre pas dans sa vie deux Alexandre ».

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Imprégnées des théories de Rousseau, ces étranges confidences entre frère et sœur, montrent que Delphine partageait l'amour d'Alexandre et qu'aux Carmes Joséphine ne pouvait trouver auprès de son mari qu'un amical appui. Tous deux s'inquiètent ensemble du sort de leurs enfants, comme Delphine et son mari s'étaient souciés de l'avenir de leur fils, mais entre eux il n'est plus question d'amour.

Huit jours après l'arrivée de Joséphine, un pli adressé à Hor-tense part des Carmes pour la rue Saint-Dominique. Il renferme un billet maternel et une lettre paternelle. Le billet, simple et naturel, contient ces lignes : « Ma chère petite Hortense, il m'en coûte d'être séparée de toi et de mon cher Eugène ; je pense sans cesse à mes deux chers petits enfants que j'aime et que j'embrasse de tout mon cœur ». La lettre d'Alexandre, en revanche, mélange la littérature à la pédagogie : « Pense à moi, mon enfant, pense à ta mère ; donne des sujets de satisfaction aux personnes qui prennent

, soin de toi et travaille bien. C'est par ce moyen, c'est en nous don­nant l'assurance que tu emploies bien ton temps que nous aurons plus de confiance encore dans tes regrets et dans tes souvenirs. Bonjour, mon amie ; ta mère et moi sommes malheureux de ne te point voir. L'espérance de te caresser bientôt nous soutient et le plaisir d'en parler nous console ». Cette dernière phrase n'évoque-t-elle pas par son harmonieux balancement un couplet du vicomte de Ségur alors souvent fredonné :

L'amour fait passer le temps, Le temps fait passer l'amour... ?

Un peu plus tard, les deux époux se rendront ensemble à l'une des fenêtres de la prison en face de laquelle Mlle de Lanoy, alertée par une inconnue, conduira Eugène et Hortense pour que ceux-ci voient une dernière fois leurs parents réunis. L'entrevue terminée, ces époux honoraires retourneront à leurs épreuves et à leurs amours respectives.

Joséphine, sachant les rapports passionnés de sa compagne de geôle et d'Alexandre, saurait-elle rester indifférente à cet « appel de la nature» auquel peu de ses compagnes demeurent insen­sibles ? Dans le moment où son mari se fait écouter de la ravissante belle-fille de son prédécesseur à l'Armée du Rhin, n'est-il pas naturel qu'elle soit elle-même attentive aux propos ardents du général Hoche entré aux Carmes dix jours avant elle ? Privée de

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l'appui de son mari, Joséphine a besoin de quelqu'un qui la délivre de ses angoisses. Moins vaillante et résignée que Delphine, elle gagne, non l'estime mais la sympathie de ses compagnes par la simplicité avec laquelle elle avoue qu'elle se meurt de peur.

Lazare Hoche a vingt-six ans, donc cinq ans de moins qu'elle, une taille élevée, une silhouette robuste et déliée à la fois, une physionomie ouverte et sympathique. Une cicatrice, provenant d'un duel dans les carrières dé Montmartre, met une virgule entre ses sourcils et virilise un visage régulier et calme, encadré par deux masses de cheveux bouclés, Il est non seulement bel homme, mais rayonnant d'autorité. Bien qu'il ait débuté dans la vie comme palefrenier des Ecuries du Roi, il a d'assez bonnes manières, s'étant formé à l'école de son frère de lait le général Le Veneur. Celui-ci, l'ayant pris comme aide de camp, lui a donné le goût des lettres et des usages. En deux ans, Hoche vient de passer du grade d'adju­dant à celui de commandant d'armée et ce prodigieux avancement, dû à son réel mérite, l'emplit de fierté et lui inspire une confiance absolue dans l'excellence du régime républicain. Eût-il été laid, la tremblante Joséphine serait allée vers lui par simple besoin de reprendre courage. La preuve en est que, Hoche parti, elle se rapprochera sans arrière-pensée du quinquagénaire général San-terre, ex-marchand de bière du Faubourg Saint-Antoine et com­mandant les troupes lors de l'exécution de Louis XVI, qui n'est guère séduisant mais dont l'optimisme et la bonhomie lui seront un précieux réconfort. Hoche, lui, est jeune, bel homme et de sur­croît entreprenant avec les jolies citoyennes. Alors ce n'est pas seulement par besoin de protection qu'elle le retrouve chaque jour aux heures de promenade que les détenus des deux sexes passent ensemble au jardin et, le soir, dans la cellule réservée au général. Revigorée par sa présence, la jeune femme n'est point fâchée de montrer qu'elle aussi est susceptible d'inspirer de l'amour.

La situation sentimentale de Hoche est plus complexe que la sienne. Il doit sa captivité à Saint-Just qui ne lui pardonne pas d'avoir pris un commandement qu'il destinait à Pichegru. Le conventionnel venait de manifester sa hargne d'une façon inhu­maine, au lendemain du mariage de Hoche avec une délicieuse petite Lorraine de seize ans épousée à Thionville, le u mars 1794» un mois jour pour jour avant qu'il n'entrât aux Carmes. Elle se nommait Adélaïde Déchaux ; sa sœur Justine venait d'épouser le général Debelle, ami de Hoche ; leur père était directeur des vivres

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dans cette ville. Après huit jours de lune de miel, les époux avaient été brutalement séparés. Saint-Just, n'osant pas faire arrêter Hoche au quartier général d'une armée qui lui était dévouée corps et âmes, lui avait fait donner l'ordre de se rendre à l'armée des Alpes. Sitôt arrivé à Nice, Hoche avait été appréhendé et reconduit à Paris. Durant les vingt heures passées à Nice, il aurait pu entrevoir quelques instants le général Bonaparte, nouveau venu que Robes-pierre-le-Jeune recommande à son terrible frère comme « un chef d'artillerie d'un mérite transcendant », dans la lettre où il lui annonce de Nice que Hoche « fait route vers Paris ».

A l'aller comme au retour, ce dernier avait expédié des lettres tendres à sa jeune femme restée à Thionville. De Dijon, il lui avait donné ce conseil : « Ecris-moi à Paris à l'adresse du citoyen Primer, boulanger, cour Goqueville, place de la Réunion (place du Carrou­sel)», et désirant la rassurer, il ajoutait :« Ne sois nullement inquiète de moi. Je crois*aller à Paris pour avoir une simple explication... Embrasse ton papa, ta maman et ta sœur pour ton mari qui.t'ai­mera jusqu'au tombeau ». Dès son arrivée à Paris, il lui avait encore écrit : « Ange de ma vie, épouse chérie et tendre, je suis arrivé dans Paris. Je ne pourrai connaître mon sort que ce soir. Aime bien ton petit mari. Dans ce moment tu lui es plus chère que jamais. Je t'embrasse de toute mon âme » (i). Le soir même, Saint-Just l'avait envoyé aux Carmes, où il avait retrouvé son camarade des années du Rhin, Alexandre de Beauharnais.

Tout épris qu'il soit de sa délicieuse femme-enfant, Hoche, dans cette vie de fièvre, où presque chaque soir, après un angois­sant appel, un lot de prisonniers part pour la Conciergerie et l'échafaud, Hoche apprécie la séduction de cette créole, qui, son aînée de cinq ans et délaissée par Alexandre, vient chercher auprès de lui l'oubli de ses angoisses journalières et de ses cauche­mars nocturnes. S'il écrit mélancoliquement à son beau-père : « Que fait ma chère Adélaïde ? Qu'elle m'aime bien et toujours. Console-la... Ecris à Debelle que je lui ordonne d'être circonspect. Conservez à jamais mon souvenir. Peut-être t'embrasserai-je bientôt, peut-être... (sic)», c'est alertement et du ton d'un homme décidé à profiter de ses derniers jours, qu'il écrit au boulanger Primer : « Ma santé est bonne, toujours gai, joyeux et innocent. Rien n'est agréable comme un bon dîner quand on a faim... Vive

(1) Les lettres de Moche a sa femme dont nous'citons des extraits ont été publiée» par Mathllde Alanic, dans Le Mariage de Hoche, in-16 Jésus, Perrin, 1928.

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la République !» et en post-scriptum : « Je t'enverrai demain le linge sale » (i). S'il ajoute parfois à l'un de ces prosaïques billets : « Donne-moi des nouvelles de ma femme et de ma famille » ou bien : « Envoie-moi le portrait de ma femme avec mon dîner », c'est à la suite d'une commande de vins fins, de liqueurs et de mets recherchés qu'il partage avec sa nouvelle amie, La soif de vivre ardemment des heures aussi incertaines et la diversion que lui pro­cure cette compagne lui font oublier, non pas sa « petite femme » d'une semaine, mais la fidélité qu'il lui avait promise.

Les amours de Hoche et de Joséphine furent alors fiévreuses et brèves. Vingt-six jours après l'entrée de celle-ci aux Carmes, le général est conduit le 17 mai à la Conciergerie. Le surlendemain, Primer, venu rechercher le lit qu'il avait prêté au général lors de son incarcération dans la petite cellule qui lui était personnelle, peut indiquer à la citoyenne' Beauharnais que son ami est arrivé à la Conciergerie mais n'a pas été immédiatement jtigé, ce qui laisse une lueur d'espoir sur son sort. Hoche parti, les angoisses de José­phine la reprennent. Elle écrit à Hortense avec un calme étudié : « Dis à la citoyenne Lanoy que je ne verrai ton papa que dans trois heures d'ici et que je lui enverrai ce qu'elle m'a demandé hier », mais elle surprend ses compagnes par ses crises de désespoir. Elle se rapproche de Santerre qui, robuste et optimiste, s'emploie à la réconforter et y parvient puisqu'elle le surnomme alors « le Conso­lateur ». Mais sori mari n'a qu'une médiocre confiance dans la solidité de ses nerfs. Le 22 juillet, après dix jours de répit pour les prisonniers, les huissiers du tribunal viennent interroger et emme­ner à la Conciergerie quarante-neuf accusés d'un pseudo-complot des prisons. Après avoir suivi cet interrogatoire, Alexandre fait verbalement ses adieux à Delphine, à qui il remet un talisman arabe monté en bague qu'il tire de son doigt, tandis qu'il esquive une dernière entrevue avec sa femme. Redoutant des cris et des larmes, il préfère lui faire remettre cette lettre (2) : « Je n'ai aucun* espoir de te revoir, mon amie, ni d'embrasser nos chers enfants. Je ne te parlerai point de mes regrets : ma tendre affection pour eux, l'attachement fraternel qui me lie à toi ne peuvent te laisser aucun doute sur le sentiment avec lequel je quitterai la vie... ». Puis, ayant fait une sorte de testament politique où il exprime ses

(1) Le fac-similé de ce billet de Hoche se trouve dans l'Album, publication in-quarto a l'italienne, Paris, 1 " juillet 1864, p. 121.

(2) G. Lenotre, La Maison des Carmes, in-16 Jésus, Perrin, 1933, pp. 138 à 141. Cette dernière lettre d'Alexandre a paru en appendice de VAlmanach des Prisons, in-24, an III.

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vœux les plus ardents pour la prospérité de la République, il ajoute : « Adieu, je te presse ainsi que mes deux enfants pour la der­nière fois de ma vie contre mon sein». Emmené à la Conciergerie, jugé le lendemain, Alexandre monte sur l'échafaud le 23 juillet 1794.

DANS PARIS LIBÉRÉ

Quatre jours plus tard, c'est le 9 thermidor, l'exécution de Robespierre, de Saint-Just et la fin de la Terreur. Séparé depuis trois mois de Joséphine, Hoche a recouvré toute sa tendresse pour Adélaïde, en dépit d'une passade à la Conciergerie avec une per­sonne de petite vertu qui accostera un jour Mme Hoche au théâtre des Italiens pour lui parler de son mari. De cette prison, Lazare a écrit à sa petite femme : « Ton image chérie est sans cesse dans mon cœur... Mon amour ne fait qu'augmenter chaque jour... » Aussi, quand, le 4 août, il quitte cette prison, son premier soin est-il d'expédier en Lorraine ces. lignes enthousiastes : « Je suis libre, Adélayde ! Rendons grâce au ciel ! Je m'en vais à Thion-ville à pied, comme il convient à un républicain ! »

Folle de joie, Adélaïde l'attend. Hélas ! son mari lui fait faux-bond ; il ne quitte point Paris. Le 14 août, pour justifier son retard, il lui donne des explications confuses : « Un arrêté du Comité de Salut public m'a retenu ici jusqu'à ce jour... Hier Carnot m'ordonna verbalement de rester à Paris. Rester à Paris sans toi m'est impos­sible ; je dois pourtant obéir plus que jamais, ayant été accusé d'insubordination... » — Et, ce qui est plus étrange encore, au moment où Paris est tout à la joie de la réaction thermidorienne, il s'oppose formellement au désir manifesté par sa femme de venir le rejoindre : « ...Je ne veux pas non plus que tu viennes ici. Les moments sont trop orageux. Je me tiens presque caché...» — et voulant la rassurer sur les tentations offertes par la ville libérée : « Je ne fréquente aucun lieu public et pas du tout les spectacles... Attendons en silence ; montre-toi ferme... De la patience ».

Entre le fougueux billet du 4 août et cette lettre réticente du 14, un fait nouveau est intervenu. Ce n'est pas pour obéir aux ordres de la Convention que Hoche tient à ce qu'Adélaïde reste à Thion-ville, mais parce que, après quatre mois d'angoisses, il a renoué son intrigue des Carmes et partage avec Joséphine l'ivresse de sa libération. La douce Adélaïde n'est point dupe de ses explica­tions ; son amour n'étant point aveugle, elle pressent ce que son

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mari avouera dans six semaines à une tierce personne, à savoir qu'il fait présentement le « mauvais sujet ».

Tallien avait fait relâcher sa chère Thérézia le 30 juillet. Sitôt celle-ci libre, il l'avait envoyée rassurer la petite Hortense Beau-harnais sur le sort de sa mère et, le 6 août, il avait fait sortir celle-ci .des Carmes.

Veuve depuis treize jours, la citoyenne Beauharnais, regagne la rue Saint-Dominique où elle retrouve ses enfants. Mme Hosten, relâchée le 9 août, donne dans cette même demeure un dîner auquel Joséphine est conviée avec « le Consolateur » Santerre. Un autre convive, Lamarque, parti de Fontarabie le 2 août pour porter à Paris les drapeaux pris aux Espagnols, a laissé un récit de ce repas au cours duquel Joséphine conte la prédiction qu'on lui avait faite à la Martinique qu'elle serait un jour reine. « Elle était sortie la veille de prison, ajoute Lamarque, et nous dînâmes avec le fameux général Santerre qui, enfermé avec ces dames, avait eu beaucoup de prévenances pour elles » (1). Joséphine est reconnaissante à Santerre de l'avoir soutenue dans ses épreuves, mais elle lui préfère son précédent consolateur. Et Hoche, libéré de la Conciergerie deux jours avant elle, trouve assez d'attraits à son amie des Carmes pour négliger la jeune épouse restée en Lorraine.

Adélaïde ne renonçant pas à venir le retrouver, Hoche écrit le 16 août à son beau-père pour qu'il l'en dissuade : « L'amitié de quelques personnes, qui veulent absolument que je serve, m'a retenu contre mon vœu... J'espère faire lever l'ordre (qui le retient à Paris) et, sans remise, partir le cinq ou six (lire le 22 ou 23 août). La lettre de ma femme n'est pas fort raisonnable. A quoi bon pareil voyage pour partir deux jours ensuite ? » Ces mauvaises raisons ne convainquent pas la petite mariée qui trépigne. Aussi Hoche charge-t-il son beau-père de plaider à nouveau sa mauvaise cause en prétextant cette fois sa pauvreté : u Adélayde n'aperçoit pas la chute effarante de ma fortune ! Elle consulte beaucoup plus son cœur que nos intérêts. Mon ami, fais-le lui apercevoir en lui témoi­gnant pourtant combien je suis sensible à son amour... Je te pro­mets de ne pas coucher le six (lire le 22 août) à Paris, à moins d'un ordre supérieur. Je te le marquerai en te priant de faire venir ici ma femme et sa maman, si tu le permets ». Et il gagne ainsi quel-

(1) Souvenirs, mémoires et lettres du général Lamarque, tome I " p. 405, et A Carro, Le général Santerre, in-octavo, Paris, 1897.

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ques fours qu'il consacré à la gracieuse veuve de son camarade Alexandre.

Soudain, le 21 août, il est nommé commandant en chef de l'Armée des Côtes de Cherbourg. Comme un chef de poste réveillé par un coup de feu, le voici rendu à sa vocation militaire. Femme et maîtresse passent au second plan. Sautant sur sa plume, il lance à Adélaïde cet ordre plus militaire que civil : « Aussitôt la présente reçue, pars de Thionville et marche jusqu'à Paris. Viens, mon amie, embrasser un mari malheureux ! Apporte avec toi tous mes effets, excepté ceux que je laissais quand je partis pour Nice. Apporte mon épée, mes pistolets, le fusil dont le chien est cassé. Que Perier me rejoigne ! Et si j'ai encore un cheval qu'il parte pour Paris.' Tu descendras chez mon cousin, rue Neuve-Eustache, numéro 11. Fais diligence ! »

Cette lettre, où l'équipement qui lui est indispensable pour entrer en campagne tient plus de place que les effusions du cœur, témoigne de sa joie de reprendre du service avec un commande­ment digne de lui. Le penchant qui l'entraîne vers sa compagne des Carmes, pour vif qu'il soit, ne pèse guère plus lourd que sa tendresse pour sa jeune femme. A Joséphine, qui lui exprime son chagrin de le perdre et dont il sait les difficultés financières, il offre de prendre avec lui son fils Eugène. Il est prêt à l'emmener et à l'utiliser, non comme officier d'ordonnance, — ses treize ans ne sont pas révolus, — mais comme un enfant de troupe suscep­tible de lui tenir lieu d'ordonnance. Joséphine, qui vit depuis deux ans des avances'que lui consent le banquier Emmery sur des fonds attendus de la Martinique, ne sait comment pourvoir aux dépenses que lui occasionne, en ces mois de disette, le robuste appétit de son fils. L'an dernier, elle avait déjà de la peine à vivre avec Hortense, tandis qu'Eugène était à la charge de son mari. Comment pourrait-elle aujourd'hui subvenir à leurs triples besoins ? Eugène qui, depuis son séjour à Strasbourg, rêve d'être militaire, la presse d'accepter. Aussi Joséphine incline-t-elle vers une solu»-tion qui lui permettra de garder un contact avec ce général qu'elle aime et qui, redevenu influent, pourra être pour elle et ses enfants un puissant protecteur.

Sur ce, Adélaïde débarque avec sa mère, 11, rue Neuve-Eustache — la rue d'Aboukir actuelle, — chez un cousin germain de son mari, le cousin Marie Hoche qui y vit avec sa jeune femme. Sitôt arrivée, Adélaïde est enlevée par son fougueux époux. Hoche,

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voulant reprendre sa lune de miel si brève et cruellement interrom­pue, l'emmène à Saint-Germain. Il la soustrait ainsi à Rose-José­phine dont il redoute la jalousie et à des proches dont il se soucie peu en un tel moment. La fraîcheur et la gentillesse d'Adélaïde raniment son amour pour elle. Il la retrouve aussi charmante que naguère et plus éprise encore. Mais, victime de ses propres manœu­vres pour retarder sa venue, il ne peut lui consacrer que quelques heures. De Saint-Germain même, et avant de regagner le quartier général où il est attendu depuis huit jours, il écrit à son beau-père : « J'ai enfin eu le plaisir d'embrasser notre chère Adélayde ! Je l'ai pressée contre mon cœur. Il en a tressailli. Ah ! mon ami, combien je suis heureux ! Vingt-quatre heures passées avec ma femme m'ont fait oublier tous mes maux. Combien je regrette d'avoir empêché ta femme et ta fille de venir plus tôt, puisqu'il faut que je m'en sépare si vite ! Mais le devoir commande ». Dix jours plus tard, entré en campagne, il écrira encore au même : « Je n'ai pu rester que vingt-deux heures avec ma femme, juge du chagrin lorsqu'elle m'a quitté. A la vérité je n'étais pas satisfait ! »

Ainsi, marié depuis six mois, Hoche, en ces dernières journées d'août, n'accroît ses huit jours de lune de miel que de vingt-deux heures seulement. Quand il s'arrache à Adélaïde en lui promettant un prochain revoir, il ignore que la guerre va les séparer durant sept mois encore.

Tandis qu'Adélaïde regagne tristement la rue Neuve-Eustache où, désirant visiter Paris, elle s'attarde une dizaine de jours chez les cousins Hoche, Lazare fonce vers Caen. Sitôt arrivé et dès le 31 août, il écrit à son cousin de Paris. L'équipement rapporté de Lorraine étant insuffisant, il lui demande de faire confectionner à ses mesures deux culottes et un habit d'ordonnance, puis il ajoute : « Que fait ma petite femme ? Te laisse-t-elle un seul instant tranquille ? Embrasse-la pour moi sans plus. Je crains bien que Paris l'ennuie. Je suis très malade et ne reconnais plus ce que c'est qu'aimer. En vérité c'est un lourd,fardeau » (1).

Le fardeau d'aimer est d'autant plus lourd que sa « petite femme» n'est pas seule en cause. Le lendemain, I e r septembre, Hoche prend officiellement à Caen son commandement (2) et le 15, de Vire, il écrit à son f ousin de Paris qu' « il l'attend et qu'il le

(1) Catalogue d'autographes de Noël Charavay de novembre 1908, 11° 66331. (2) Six, Dictionnaire des Généraux : tome I " p. 575. Et non le 5 septembre, comme le

dit F . Masson : Joséphine de Beauharnais, p. 243.

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remercie des soins qu'il a donnés à son amie » (i). Cette amie est-elle Adélaïde ? Ce n'est pas certain. Le cousin Marie Hoche ayant rallié l'état-major, le général Hoche adresse en effet de Sablé, le 21 septembre 94, 5 e sans culottide de l'An II, à la « citoyenne M. Hoche » restée à Paris, une lettre révélatrice. Lui ayant conseillé de donner à l'un de ses fils dont il est le parrain le prénom de Lazare, il poursuit : « Je te réponds, ma chère cousine, que s'il me ressemble ce fera un assez mauvais sujet, témoin ma conduite à Paris. Ceci entre nous : je pense que ma petite cousine aura été discrète». Après quoi il se déclare d'une sagesse exemplaire « du moins pour le moment», affirmant que s'il court le jour et la nuit, ce n'est point après les femmes (2). La petite cousine a-t-elle bavardé inconsidérément avec Adélaïde durant son séjour rue Neuve-Eustache ? Il se pourrait, car, sitôt rentrée à Thionville, Adélaïde reprochera amèrement à son mari de lui avoir donné une rivale.

Depuis sa sortie des Carmes, Joséphine n'a pu consacrer à Hoche que trois semaines. Et encore ne néglige-t-elle alors ni ses enfants, ni la mémoire d'Alexandre. Jean Debry, ayant déclaré, le 29 août, à la Convention que Beauharnais n'avait pas été immolé pour « ses fautes révolutionnaires », mais victime des aristocrates et parce qu'il avait présidé l'Assemblée lors de la fuite à Varennes, Joséphine adresse, le I e r septembre, à l'orateur, d'emphatiques remerciements. Sa lettre, où la vertu est à deux reprises évoquée, est signée : « Veuve Beauharnais », et au-dessous, « Eugène Beau-harnais » et « Hortense Beauharnais ». Eugène n'était donc pas parti avec Hoche, puisque celui-ci était arrivé la veille à Caen. Il allait le rejoindre sous peu, car il écrira dans ses Mémoires : « Placé près du général Hoche, auquel mon père m'avait recommandé peu de temps avant sa mort, je fis pendant plusieurs mois le ser­vice d'officier d'ordonnance près de ce général... pendant qu'il commandait l'Armée des Côtes de Cherbourg et plus tard, celle de l'Ouest... Le maître était sévère et l'école, pour avoir été dure, n'en a pas été moins bonne ».

L'AMOUR ET L'ARGENT

La formule employée par Eugène dans ses Mémoires lui permet

(1) Cette lettre du • Quartier général de Vire, ce 29 fructidor an II • a passé en vente à Parla le 26 février 1862 (Fonds Masson, cartons de Joséphine).

(2) Catalogue d'autographes de Noël Charavay de février 1909, n« 58.

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de taire que ce fut sa mère qui l'avait confié à Hoche. Hortense, dans les siens, évite également d'accoler à cette occasion le nom de sa mère à celui de Hoche (i). Et pourtant, durant les sept ou huit mois que l'adolescent va passer auprès du général, une corres­pondance sera échangée entre sa mère et Hoche qui ne concernait pas seulement la santé d'Eugène et les services rendus par l'enfant, mais aussi les sentiments ardents des deux correspondants. Sinon la veuve de Beauharnais devenue Mme Bonaparte n'aurait, pas trois ans plus tard, pris la peine que nous verrons pour récupérer ses lettres à Hoche et les détruire. Ce faisant, elle a privé les cher­cheurs d'une précieuse source d'informations et les lecteurs de pages attrayantes. Elève éphémère des religieuses de la Marti­nique, Joséphine, dédaignée par son premier mari en raison de son ignorance, était une alerte épistolière.

A défaut de ces précieuses lettres, nous avons retrouvé des documents permettant de connaître les sentiments respectifs de ces deux correspondants entre le I e r septembre 1794 et les fian­çailles de Joséphine avec Bonaparte, date de leur rupture défi­nitive. Trois lettres de Joséphine à sa mère, où elle se garde bien de lui dire que son fils est auprès de Hoche, prouvent qu'à sa sortie de prison le problème capital pour elle est de s'assurer des subsides. Sortie sans un sou des Carmes, elle recherche l'appui de ce Tallien à qui elle doit sa liberté. Mais Tallien est tout a ses amours avec Terezia, qu'il épouse en décembre 1794, et Joséphine, devenue l'amie de Terezia, est marraine de l'enfant dont la nais­sance a hâté cette union. Et Tallien est bien moins séduisant que Hoche dont Joséphine est alors très éprise. Barras écrira : « De tous les hommes qu'elle avait aimés, Hoche était celui qu'elle avait le plus aimé » (2). Confirmant sur ce point Barras, Joséphine avouera qu'elle faillit l'épouser (3). Le divorce était devenu

. chose courante et une petite mariée de huit jours, provinciale sans expérience, n'était pas une rivale qui lui parut invincible.

En outre, Hoche, dont le commandement a été étendu jusqu'à Brest, recommence une éclatante carrière. Le supposant plus riche

(1) « Hoéhe, écrit Hortense, demanda mon frère et l'emmena à l'armée de la Vendée dont il venait d'avoir le commandement. Le général pensait <pie pour former les hommes, on ne saurait les exercer trop jeunes. Aussi malgré l'âge de mon frère, qui avait à peine treize ans, ne lui épargna-t-il aucune fatigue, l'employant sans cesse comme simple ordon­nance, l'exposant a tous les dangers ». Mémoire» de la Reine Hortense, tome I " , p. 36. Eugène n'était et ne pouvait pas être alors officier et son dossier aux Archives adminis­tratives de la Guerre, ne contient, écrit le commandant Hanoteau, aucune trace de son service auprès de Hoche.

(2) Mémoires dt Barras, tome III . p. 121. (3) Mémoires de Mme de Rémusat, tome I, p. 141.

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qu'il n'est, Joséphine n'hésite pas à mettre sa bourse à contribu­tion pour l'aider à vivre en cet hiver 1794-1795 où elle est si gênée que sa vieille amie, Mme Dumoulin, la recevant à sa table, lui donne du pain, alors que les autres convives apportent le leur comme il sied en ces mois de restrictions. Plus tard, Hoche, se plaindra des sommes que sa gracieuse amie lui avait ainsi réclamées et le comte de Montgaillârd écrira : « Doué des formes les plus aimables, Hoche avait inspiré de vifs désirs à Mme Bonaparte. Mais, peu de temps avant sa mort, il ne cachait pas la répugnance qu'une semblable liaison lui inspirait, car Joséphine ne cessait de lui demander de l'argent » (1).

Présentement Hoche écrit à sa gracieuse maîtresse créole d'une tout autre encre étant fort épris d'elle. Adélaïde le sait et en manifeste une vive jalousie. Dès octobre 1794, le général est ainsi amené à plusieurs reprises à calmer sa petite femme : « Je ne m'abaisserai point à me justifier... Emploie-toi, mon amie, pour rétablir l'union qui n'aurait jamais dû être rompue... Mon épouse aurait-elle des doutes sur mon attachement ? L'ai-je méri­té ? Ah ! je t'en supplie, tire-moi du doute affreux dans lequel ta retraite m'a plongé... Si tu m'aimes encore, fais en sorte de réparer tous mes torts, je suis quelquefois un peu fou ! » Et il s'agit bien de Joséphine et non de ses liaisons dans l'Ouest, car le général pour rassurer sa femme, précise : « Si j'obtiens un congé, j'irai à Thion-ville, sans passer par Paris pour éviter les embarras, la pluie et la boue. » C'est donc bien une Parisienne qui provoque les inquié­tudes d'Adélaïde.

De l'intimité persistante de Hoche et de Rose-Joséphine, il subsiste d'autres traces que la jalousie d'Adélaïde. En voici déjà une : le 14 janvier 1795, Auguste Mermett chef d'état-major et ami du général, se trouvant à Paris, Hoche, de Rennes, le charge « de lui envoyer du tabac, du meilleur et du plus gros ». Or il adresse cette lettre familière « à la citoyenne Lapagerie-Beauhar-nais, pour être remise à Mermet » (2).

«LA FEMME QUI CAUSE TOUS MES CHAGRINS...*

Deux mois plus tard, ledit Mermet escorte de Paris à Rennes Adélaïde, sa mère et sa sœur qui, appelées par Hoche, y arrivent le

(1) Souvenir» du comte de Montgaillârd, in-8» OUendorfT, 1895, pp. 222-229. (2) Lettre de Hoche au général Mermet, Rennes, 25 nivôse III, vendue, le 30 avili 1906,

à l'hôtel Drouot. '

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24 mars. Le 27, Hoche en écrit sa joie à son beau-père :« Ma femme est très grandie. Elle est charmante. Je l'aime, mon bon ami, plus que je ne l'ai jamais fait. »

Flatté de la fraîcheur et de l'élégance d'Adélaïde, à qui il avait recommandé de profiter de son passage par Paris pour s'habiller à la dernière mode. Hoche sort volontiers avec elle à Rennes et ne cache pas l'affection qu'il lui porte. Par Eugène et par d'autres, Joséphine ne tarde pas à l'apprendre et en éprouve du dépit. Que son ami, volage de nature, lui fasse dans l'Ouest quelques dis­crètes infidélités n'est pas déjà pour lui plaire. Qu'il affiche sa petite femme de dix-sept ans, éclatante de jeunesse, est beaucoup plus cruel pour une femme de trente-deux ans qui craint de se faner. Or le séjour d'Adélaïde à Rennes se prolonge durant deux mois et c'est maintenant à Mme de Beauharnais de trépigner. Elle envisage de rappeler Eugène auprès d'elle, quand, soudain elle apprend qu'Adélaïde a des espérances et que Hoche manifeste ouvertement sa joie d'une future paternité. Cet enfant attendu n'est-il pas l'adversaire de ses espoirs matrimoniaux ? Joséphine redoute que, maintenant, Hoche n'abandonne que bien difficile­ment sa petite femme et le précieux fardeau qu'elle porte. Le 25 mai prévoyant une reprise des opérations, le général renvoie en Lorraine Adélaïde, alors que Joséphine vient de rappeler auprès d'elle son fils Eugène. Celui-ci écrira dans ses Mémoires : « Hoche, m'envoya près de ma mère, qui avait témoigné le désir de me voir ». Ce désir de revoir son fils correspond trop précisément à la tension des rapports entre Hoche et Joséphine pour que les deux faits aient été étrangers l'un à l'autre.

Puisque Hoche, resté amoureux d'elle comme elle l'est encore de lui, n'a pas voulu divorcer pour l'épouset, puisqu'il guerroie

• sans cesse au loin, elle lui retire Eugène auquel il s'était attaché et va rechercher à Paris le protecteur, mari ou amant, qui pourra l'aider à vivre et à refaire sa fortune.

Tandis que Joséphine, dépitée, se rapproche de Barras, Hoche rient encore puissamment à elle. La charmante Adélaïde étant encore auprès de lui, il faisait déjà de Rennes des confidences éloquentes à ses amis Champein. L'un, Stanislas, compositeur en vogue, est l'auteur d'un opéra à succès, La Mélomanie, (1), l'autre

(1) Stanislas Champein (1753-1830). — Le 13 février 1797, Hoche recommande Stanis­las Champein à Barras « sous le double rapport des arts et du patriotisme ; il est mon ami particulier, qu'il me soit donc permis d'appuyer sa demande ». Catalogue Arna-janvier n» 18 de novembre-décembre 1935, p. 3. — Le 3 mars 1829, à 75 ans, Champein écrit de

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est un honorable architecte. C'est à ce dernier qu'Hoche, attristé de voir Joséphine se transformer en Merveilleuse avide de briller, écrit de Rennes le 10 mai 1795 ces lignes révélatrices :

« La vanité a remplacé l'amitié dans le cœur de mon ancienne amie... Conserve-toi en joie, en paix et en santé : le ciel m'a privé de ces jouissances... » Et cette lettre est cachetée par un cœur enflammé (1).

Deux jours après le départ d'Adélaïde, Hoche écrit encore à Champein de Rennes, le 27 mai 1795, une grande page d'une écri­ture fine et serrée, où « il se désespère de ne recevoir aucune ré­ponse de la femme qu'il aime, de la veuve dont il s'est habitué à considérer le fils comme s'il était le sien propre ». Cette femme, il l'aime encore au point d'ajouter :

« Il n'est plus de bonheur pour moi sur la terre. Je ne puis aller à Paris, tu le sais, pour voir la femme qui cause tous mes chagrins. Mon devoir, la guerre qui va recommencer ici me retiennent à mon poste. Ne sais-tu pas d'ailleurs que deux fois, l'hiver dernier, mes ennemis m'ont empêché d'approcher de la capitale. Mais si j'y allais, que me dirais-tu que je ne sache, que les femmes y sont coquettes, que la majorité des hommes manque de foi ! Un bon ami comme toi est un trésor, mais combien en est-il ? » (2).

Ces plaintes amères prouvent qu'un an après leurs rencontres dans la cellule de Hoche, celui-ci est resté fort épris de la citoyenne Beauharnais. Grâce à elles, quand, l'année suivante, il dira pis que pendre de Mme Bonaparte, nous saurons que ses fureurs verbales et ses insolents billets seront l'expression de son dépit amoureux.

ANDRÉ GAVOTY. (A suivre.)

Paris à David d'Angers que, membre associé de l'Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Marseille, il pose sa candidature à l'Institut de France, au fauteuil de Gossec. Il rappelle ses succès (Les Maîtres peints par eux-mêmes par Henry Jouin, in-16, Paris, Gaultier-Magnier s. d. (vers 1905) pages 203-205).

(1) Cette lettre de Rennes, le 21 floréal an III, se trouve dans Mélanges curieux tirés de la collection Fossé d'Arcosse ; un vol. in-8°, J. Techner, 1861, page 211.

(2) Cette lettre de Hoche à Champein, architecte, datée de Bennes le 8 prairial an III, a passé en vente le 6 juin 1849 et le 7 avril 1864. — Deux copies fragmentaires se trouvent au Fonds Masson, sous le n° 411, qui se complètent l'une et l'autre. — Voir également Le Ménage Beauharnais, par J. Hanoteau, in-16, Pion, 1935, page 245.