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Joseph Kitaganya Sebatwa La notion du prochain dans la tradition chrétienne : propédeutique d’un nouvel humanisme chez Emmanuel Levinas -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Kitaganya Sebatwa Joseph. La notion du prochain dans la tradition chrétienne : propédeutique d’un nouvel humanisme chez Emmanuel Levinas, sous la direction de Jean-Jacques WUNENBURGER. - Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3). Thèse soutenue le 20 janvier 2012. Disponible sur : www.theses.fr/2012LYO30016 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Document diffusé sous le contrat Creative Commons « Paternité pas d’utilisation commerciale - pas de modification » : vous êtes libre de le reproduire, de le distribuer et de le communiquer au public à condition d’en mentionner le nom de l’auteur et de ne pas le modifier, le transformer, l’adapter ni l’utiliser à des fins commerciales.

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Joseph Kitaganya Sebatwa

La notion du prochain dans la tradition chrétienne : propédeutique d’un nouvel

humanisme chez Emmanuel Levinas

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Kitaganya Sebatwa Joseph. La notion du prochain dans la tradition chrétienne : propédeutique d’un nouvel

humanisme chez Emmanuel Levinas, sous la direction de Jean-Jacques WUNENBURGER. - Lyon : Université

Jean Moulin (Lyon 3). Thèse soutenue le 20 janvier 2012.

Disponible sur : www.theses.fr/2012LYO30016

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document diffusé sous le contrat Creative Commons « Paternité – pas d’utilisation commerciale - pas de modification » : vous êtes libre de le reproduire, de le

distribuer et de le communiquer au public à condition d’en mentionner le nom de l’auteur et de ne pas le modifier, le transformer, l’adapter ni l’utiliser à des fins

commerciales.

I

Thèse de Doctorat de Philosophie

Joseph KITAGANYA SEBATWA

LA NOTION DU PROCHAIN DANS LA TRADITION CHRETIENNE :

PROPEDEUTIQUE D’UN NOUVEL HUMANISME CHEZ

EMMANUEL LEVINAS

présentée et soutenue publiquement le 20 janvier 2012 à 14h30

Sous la direction de

Monsieur Jean-Jacques WUNENBURGER

Professeur à l’Université Jean-Moulin, Lyon 3

Devant le jury composé de :

Monsieur Dominique FOLSCHEID, Professeur à l’Université de Marne-la-Vallée

Monsieur Jean-Michel SALANSKIS, Professeur à l’Université Paris-Ouest

Jean-Philippe PIERRON, Professeur à l’Université Jean-Moulin, Lyon 3

-

Année académique 2011-2012

II

III

A tous ceux et celles qui œuvrent pour l’avènement d’une paix durable au monde.

IV

V

REMERCIEMENTS

Nous exprimons notre gratitude à l’endroit de tous ceux qui ont contribué d’une manière ou d’une

autre à la réalisation de cette thèse :

Nous nommerons, plus particulièrement le professeur Jean-Jacques WUNENBURGER qui en a

assuré la direction et lui exprimons notre profonde reconnaissance, pour son accueil toujours

chaleureux, son grand sens d’ouverture ainsi que pour ses remarques judicieuses. Ainsi, à travers

lui, que le corps professoral de la Faculté de Philosophie de l’Université Jean-Moulin, Lyon 3

trouve nos sincères remerciements.

A l’Institut de Missiologie Mwi-Aachen d’Allemagne

A Marie MPORE KITAGANYA

A Virginie KAPINGA KALOMBA

A Jean-Marie MUTEGANYI et Louise

A Mathias MATUMO et Agnès

A Jean-Pierre MASIMBAHO

A Monsieur Pierre LAFFONT et son Epouse

A Françoise JACQUEMOND et Madeleine FREMY

A Monsieur Georges PAGES

A Madame Marie-Josée Vivier

A François et Françoise JUHEL

A Geneviève et Jean-Claude CARTILLIER

A Jeannette et Jean-Claude POIZAT

A tous les membres de l’ADENTA

A mes amis : Jean de Dieu KASERA, Erasme PALUKU MALIRO, Benjamin

BAHASHI, Gérard KAMEGERI, Jean-Pierre NSABIMANA, Bernard KINANIRA,

Chantal SENDATEZE, Vincent MAKREAM, Charles NSAFOU, Mère Louise FULA

NGENGE, Christophe MBULA, Edouard SERUFUNZO, Helène HACQUEMAND, …

VI

VII

SIGLES ET ABREVIATIONS

C.H.E.A.M. : Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie Modernes

cf. : confère

C.L.D. : Culture, Loisirs et Découverte

C.P.I. : Cour Pénale Internationale

Col. : Colossiens

Cor. : Corinthiens

Dt. : Déteuronome

éd. : éditions

Ex. : Exode

F.I.S. : Front Islamique du Salut

Gal. : Galates

Gn. : Genèse

Jb. : Job

Jn.: Jean

Jr. : Jéremie

He. : Hebreu

I.M.E.C. : Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine

I.P.S.J.M. : Institut de Philosophie Saint-Joseph-Mukasa

Is. : Isaïe

Lv. : Lévitiques

Lc. : Luc

Phil. : Philippiens

pp. : pages

Ps. : Psaume

P.U.F. : Presses Universitaires de France

P.U.L. : Presses de l’Université Laval

Mt. : Mathieu

VIII

Nb. : Nombre

n°. : numéro

N.S.D.A.P. : Nationalsozialistiche Deutche Arbeiter Partei

(Parti national-socialiste des travailleurs)

S.D.N. : Société des Nations

se. : sans éditions

sd. : sans date

sj. : Société de Jésus

O.M.C. : Organisation Mondiale de Commerce

O.M.I. : Oblats de Marie Immaculée

O.N.U. : Organisation des Nations Unies

L.G.F. : Librairie Générale Française

R.D.C. : République Démocratique du Congo

U.N.E.S.C.O. : Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la

Culture

S.A.C. : Société de l’Apostolat Catholique

S.F.P. : Société Française de Philosophie

U.A. : Union Africaine

U.E. : Union Européenne

U.C.A.C. : Université Catholique d’Afrique Centrale

U.G.E. : Union Générale d’Editions

IX

SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE 1

PREMIERE PARTIE: LA CONCEPTION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN ET SON INTERPELLATION 17

CHAPITRE I : LA CONCEPTION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN 27

CHAPITRE II : L'INTERPELLATION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN 61

DEUXIEME PARTIE : LA BIBLE: FONDEMENT DE LA PENSEE LEVINASSIENNE DU PROCHAIN ET SES ENJEUX

ETHICO-PHILOSOPHIQUES 79

CHAPITRE I : LA BIBLE: SOURCE PREMIERE D’EMMANUEL LEVINAS 83

CHAPITRE II : QUELQUES ENJEUX ETHICO-PHILOSOPHIQUES LEVINASSIENS 151

TROISIEME PARTIE : REPENSER AUJOURD’HUI UN NOUVEL HUMANISME AVEC EMMANUEL LEVINAS : LA

SOCIALITE 195

CHAPITRE I: REPENSER UN NOUVEL HUMANISME AVEC EMMANUEL LEVINAS 197

CHAPITRE II 227

LA SOCIALITE : PARADIGME D’UN NOUVEL HUMANISME CHEZ EMMANUEL LEVINAS 227

QUATRIEME PARTIE: L’HUMANITE DU PROCHAIN EN QUESTION ET QUELQUES REFLEXIONS CRITIQUES

RELATIVES A LA PENSEE D’EMMANUEL LEVINAS 288

CHAPITRE I : L’HUMANITE DU PROCHAIN EN QUESTION : UNE HERMENEUTIQUE DE L’INTERSUBJECTIVITE

CHEZ EMMANUEL LEVINAS 290

CHAPITRE II : QUELQUES REFLEXIONS CRITIQUES RELATIVES A LA PENSEE LEVINASSIENNE 348

CONCLUSION GENERALE 394

1

1

INTRODUCTION GENERALE

L’homme doit du respect à sa propre existence. Ce respect suppose l’amour pour soi et, par

là, l’amour pour son prochain ; car ce dernier, comme nous allons le voir, est du même visage

ontologique que moi. Et la proximité est en même temps approche dans la proximité et

reconnaissance du prochain comme moi, c’est-à-dire comme semblable à ma personne. C’est

pourquoi elle exige le même amour pour le prochain que celui qu’on éprouve pour sa personne.

Pour Lévinas1 en effet, la proximité commande : « Aime ton prochain, il est comme toi

2 ».

Et la question que nous nous posons dès le départ est celle de savoir si Lévinas, est-il le

premier à parler de l’autre homme, de l’amour du prochain et de sa reconnaissance ? Car, quand

nous essayons de regarder de près avec un regard bien évidemment critique, beaucoup de ceux qui

pensent sur l’éthique, sur les conduites humaines, tel est le cas de Lévinas, semblent découvrir le

« souci de l’autre, du prochain » comme une grande nouveauté, alors que depuis longtemps, dans la

Bible nous y trouvons des paroles et les appels du genre : si ton prochain est en échec, rends-lui des

forces ; souhaite pour l’autre comme pour toi-même qu’on traduit par : aime ton prochain comme

toi-même ; … Ainsi, l’éthique de Lévinas semble être le symbole de l’autre, celle du don de soi, du

dévouement « absolu ». Et si tel est le cas, qui oserait dire qu’il est contre cette éthique ?

Partant en effet de la thématique du visage comme lieu de rencontre de l’altérité et un appel

à l’amour, Lévinas a conçu l’agir moral comme une éthique de responsabilité obligée pour le

prochain. Tout le livre de Totalité et Infini développe dans ce sens l’idée d’une subjectivité

accueillant l’autre homme ou d’un Moi ouvert à autrui pour répondre à son désir de paix et

d’amour3. De cette confrontation est sortie l’idée que la philosophie politique, telle qu’elle est

proposée par Lévinas, ne doit pas se baser sur la force, mais sur un désir de paix qui est un élément

indispensable pour repenser un nouvel humanisme.

1 E. Lévinas est un philosophe français d’origine juive, né en décembre 1905 à Kovno en Lituanie et mort en décembre

1995 à Paris. Dès son enfance, il a été éduqué selon la mentalité et la tradition juive. Sa formation philosophique a été influencée par la pensée de ses grands maîtres : Husserl avec sa phénoménologie et Heidegger avec son ontologie. Après avoir admiré au départ ses deux maîtres, il prendra plus tard une distance vis-à-vis d’eux. Lévinas dans sa pensée insistera sur l’éthique, qui ne met pas l’accent sur l’être en tant qu’être mais sur l’Autre, qui pour lui devient le fondement de l’humanisme de l’autre homme, du prochain dans son altlérité. 2 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, J.Vrin, 1982, p.114

3 E. Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p.12

2

Et si nous avons choisi de parler d’un nouvel humanisme qui met l’accent sur l’autre homme

et basé sur la notion du prochain dans la tradition chrétienne, c’est parce que nous voulons nous

inscrire dans une philosophie humaniste ; c’est-à-dire qui n’est pas au service de la mort de l’autre

homme, mais au service de la vie et de la construction de l’humain car tout silence serait expression

de complicité dans le mal. A notre avis d’ailleurs, une philosophie qui n’a pas de rapport avec la vie

nie sa propre finalité. Raison pour laquelle Lévinas affirme : « Je pense que les épreuves traversées

par l’humanité au cours du XXème siècle sont, dans leur horreur, non seulement la mesure de la

dépravation humaine, mais un appel renouvelé de notre vocation4 ».

Son intention première est en effet de remplacer le culte du Moi par le culte de l’Autre,

l’ontologie du pouvoir par celle de l’éthique, l’autonomie individuelle par l’hétéronomie de

l’altérité divine, la guerre par la paix, le calcul égoïste par la gratuité d’une générosité responsable,

la réduction totalitaire par le respect de l’autre homme et sa vie.

Bref, avec Lévinas5 en premier lieu ainsi que certains philosophes de l’altérité, de l’inter-

personnalité mais aussi ceux qui s’inscrivent dans la pensée personnaliste, nous voulons réaffirmer

la centralité de la personne humaine repensée dans le sens d’une unité indivisible et « … la

démarche essentielle d’un monde des personnes n’est pas la perception isolée de soi (cogito) ni le

souci de soi égocentrique, mais la réciprocité des consciences … la communication des existences

… la co-existence (mitsein). La personne ne s’oppose pas au nous qui la fonde et la nourrit, … elle

est tournée vers autrui et même en autrui, vers le monde et dans le monde, avant d’être en soi (dans

la camaraderie, dans l’amitié, dans l’amour, dans l’action, dans la rencontre, et non pas dans le

quant à soi (…). L’homme personnel n’est pas un homme désolé, c’est un homme entouré, entrainé,

appelé …6 ».

Or pour Lévinas, « la philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie ; une

réduction de l’Autre au Même7 ». Voilà pourquoi en s’opposant à une telle philosophie, il conteste

avec force le privilège accordé à une pensée qui se définit essentiellement par ses pouvoirs et qui se

fait le centre de gravité d’un monde autour du quel tout tourne. Lévinas n’accepte pas l’idéal de l’

4 E. Lévinas, Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p.182

5 Le nom de notre auteur apparaît avec une double orthographe dans les œuvres écrites sur lui, ou dans les éditions

de ses propres œuvres. Tantôt on trouve le nom avec un accent sur le « e » (Lévinas), surtout dans le monde français ; et tantôt sans accent (Levinas). Bien que lui-même ait préféré une écriture de son nom sans accent à cause de sa provenance lituanienne, nous proposons l’écrire, nous, avec l’accent. Pour respecter la phonétique du nom, il est préférable de maintenir l’accent aigu sur le « e ». Ensuite, la plupart des auteurs que nous avons cités l’ont écrit avec accent ; nous ne pouvons pas les citer sans respecter leur manière d’écrire le nom de Lévinas. 6 E. Mounier, Les deux aliénations, in Œuvres, t3, pp.209-210

7 E. Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p.33

3

homme satisfait à qui tout le possible est permis. Et la conséquence qui en découle est que la pensée

contemporaine se meut dans un paysage spirituel quasi-désertique et se confronte à l’évidence

épouvante qu’on peut tout faire de l’homme.

Comme nous venons de l’évoquer, au cours du XXème siècle, cette évidence a pris

l’ampleur de la violence et des guerres dont Lévinas a été à la fois victime et témoin tel que lui-

même le confirme dans certains de ses écrits. « Les guerres mondiales et locales, le nationalisme-

socialisme, le stalinisme, les camps, les chambres à gaz, les arsenaux nucléaires, le terrorisme et le

chômage, c’est beaucoup pour une génération, n’en eût-elle été que témoin8 ».

Et aujourd’hui encore, dans plusieurs pays du monde, la violence politique et religieuse est

omniprésente et presque partout renaissante. La guerre ethnique ou religieuse est devenue le moyen

le plus facile pour conquérir et conserver le pouvoir, sans que cela produise la moindre mauvaise

conscience chez ceux qui appliquent cette méthode négatrice de l’altérité. D’ailleurs, le fait est de

constater que même les lois ne suffisent plus pour défendre le droit de chaque personne humaine.

Alors, est-il raisonnable de vouloir fondre l’Autre dans le Même ? Pourquoi vouloir éliminer

le prochain, l’autre homme pourtant chacun a sa place au monde ? Accepter le prochain dans sa

différence ne peut-il pas être le juste point de départ à partir duquel on pourrait envisager au

monde des attitudes politiques et sociales plus humaines ? C’est en répondant à de telles questions

avec Lévinas, que nous souhaitons analyser du point de vue éthique la portée et la conséquence de

cette violence déchaînée par des idéologies négatrices de l’altérité de son époque dont il a été à la

fois témoin et victime et qui continuent peut-être sous d’autres formes jusqu’à nos jours.

Notre objectif en effet est « la visée éthique » car comme dit Paul Ricoeur, « la visée de la

vie bonne avec et pour autrui …9 ». La première composante de la visée éthique est ce qu’Aristote

appelle « vivre bien », « vie bonne », « vraie vie ». Et Mounier est d’ajouter qu’il faut qu’il y ait

« l’effort humain pour humaniser l’humanité10

» car comme nous pouvons le constater chez les

Grecs, au-delà de leurs limites, nous nous rendons compte selon le même Mounier qu’ils avaient le

sens aigu de la dignité de l’être humain et qu’ils avaient en même temps le goût de l’hospitalité11

qui manque de plus en plus à notre monde d’aujourd’hui.

8 E. Lévinas, Noms Propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p.25

9 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.202

10 E. Mounier, Le Personnalisme, 3

ème éd., Paris, PUF., 1962, p.10

11 ibid

4

Par exemple, continue-t-il, « les Troyennes opposent à l’idée de la fatalité de la guerre celle

de la responsabilité des hommes. Socrate, au discours utilitaire des Sophistes, substitue le coup de

sonde de l’ironie, qui bouleverse l’interlocuteur, le remet en question en même temps que sa

connaissance (…). Enfin, il ne faut pas oublier ni le sage de l’Ethique à Nicomaque ni les Stoïciens

et leur pressentiment de la caritas generis humani12

». Toutes ces approches et valeurs peuvent

servir et nous aider à repenser un nouvel humanisme.

Car, face au sinistre spectacle qui révèle une crise de sens de l’humain et le refus de son

altérité et où l’homme n’a plus sa place, nous nous posons plusieurs questions, entre autres : qu’est-

ce qui pourrait être à l’origine de ce désir acharné de domination, de déchirement, de massacre, de

destruction de l’homme par son semblable ? Et quel est le défi à relever pour une société plus

humaine digne des hommes ? La reconnaissance du prochain, de la personne humaine comme

prééminente dans les relations interpersonnelles, peut-elle être un modèle ou une voie pour un

humanisme aujourd’hui ?

En effet, Lévinas a porté en lui cette préoccupation éthique, vu la persécution du peuple juif

par le nazisme et face aux diverses idéologies qui dominaient le monde pendant le siècle dernier.

Ses méditations l’ont conduit a posé le problème de la prééminence du prochain dans les relations

inter-humaines, une urgence éthique antérieure à l’ontologie. Ainsi, il a trouvé l’origine du

problème dans la conception ontologique occidentale dans laquelle il oppose l’éthique et dans

l’ontologie moderne qui prône le primat du Moi, du Même au détriment de l’autre homme, du

prochain.

Et parlant de la souffrance qu’a subi le XXème siècle, Lévinas va constater qu’elle a été

nourrie et encouragée par certaines idéologies négatrices de l’altérité et alimentée par la haine du

prochain et d’autres encore au nom d’une justice à venir, au nom de la promesse humanitaire. Voilà

pourquoi, pour lui, il est impossible de regretter Staline, qui ordonnait des atrocités au nom de la

promesse humanitaire de Marx et commettait des injustices au nom d’une justice à venir13

.

S’agissant de certaines idéologies négatrices de l’altérité, Lévinas va prendre le cas de

Heidegger en disant que chez lui, l’être est animé par l’effort d’être. Il n’y va pour l’être dans son

effort d’être que l’être, avant tout et à tout prix. Cette résolution conduit à entrer dans les luttes entre

les individus, nations ou classes, en étant ferme et inébranlable comme l’acier. « Il y a chez

12 ibid., p.11

13 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, Paris, Fata Morgana, 1994, p.184

5

Heidegger le rêve de noblesse du sang et de l’épée. Or l’humanisme est tout autre. Il est plus qu’une

réponse à autrui qui accepte de le faire passer en premier, qui cède devant lui au lieu de le

combattre. L’absence de souci d’autrui chez Heidegger et son aventure politique personnelle sont

liées14

».

Selon Jean-François Rey, Lévinas garde la conviction que l’humanisme intégral ne se réalise

pas à travers une lutte à mort, et qu’il est permis de penser la relation, et même la politique en

dehors des catégories de Hegel ou de Hobbes. Voilà pourquoi nous pouvons affirmer avec Neuman

que Lévinas constitue dans le monde de notre temps « le penseur de l’altérité par excellence15

».

Chez Lévinas, tout est parti d’une singulière conviction de base qui est la suivante : quitter la

logique d’une civilisation qui exalte le Moi au détriment des autres et concevoir une relation éthique

qui donne sur soi priorité à autrui, au prochain dont la rencontre du visage inaugure la seule

philosophie de l’amour et de la responsabilité.

La centralité de ce visage du prochain tient une place importante dans la philosophie de

Lévinas et est inséparable de l’éthique. « Il a remplacé la question de l’être par l’éthique et en a fait

la philosophie première … Ce fut sa manière de comprendre ce que l’on nomme « la fin de la

métaphysique » (…). Il a substitué à la question de l’être la question de l’homme16

», qui privilégie

le seul épanouissement du Moi personnel au détriment de toute altérité qu’elle soit humaine ou

divine17

.

Et comme c’est toujours à partir de l’homme que l’on appréhende la réalité, Lévinas invite

l’être humain qu’il privilégie, à se penser du côté du « faire », du souci du prochain, de la

disponibilité. Une approche qu’on retrouve dans la tradition chrétienne et qui devient une posture

éthique chez Lévinas, une éthique basée sur l’hétéronomie subversive et qui appelle l’amour du

prochain à ne pas sombrer dans la « sensiblerie » ou la morale désincarnée des grands principes.

Nous insistons sur l’héritage chrétien comme fondement de la pensée de Lévinas lorsqu’il

tente de promouvoir l’humanisme du prochain. Ce même héritage a également influencé certains

penseurs et surtout chrétien comme c’est le cas d’Emmanuel Mounier lorsqu’il affirme : « Il n’y a

pour le chrétien ni citoyens, ni barbares, ni maîtres ni esclaves, ni Juifs, ni Blancs ni Noirs, ni

14 ibid., p.186

15 I.B. Neuman cité par R. Toscano, « Guerre, violence civile et éthique. La diplômatie à la lumière de Lévinas », in

Esprit n°7, 1997, p.154 1616

J-L. Marion, « De nouveaux continents », in Arche 459, 1996, p.65 17

E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p.273

6

Jaunes, mais des hommes tous crées à l’image de Dieu et tous appelés au salut par le Christ18

». Il

s’inspire des Ecrits de saint Paul afin de nous aider à comprendre la dimension universelle de la

dignité de l’homme ; sans distinction aucune ni de race, ni de religion, ni de sexe, etc.

Bref, toute personne que je peux rencontrer sur ma route au-delà de son appartenace

culturelle, idéologique ou politique est ma sœur, mon frère car il y a possibilité de parler de la

fraternité universelle. Et cela nous rappelle l’idée d’un genre humain ayant une histoire et un destin

collectif dont aucune destinée individuelle ne peut être séparée et c’est une idée maîtresse que nous

retrouvons chez les Pères de l’Eglise.

Ainsi, l’idée de fraternité universelle qui en effet rejoint l’idée d’un nouvel humanisme

suppose « l’idée d’un genre humain et s’oppose à toutes formes de racisme et de caste, à

l’élimination des anormaux, au mépris de l’étranger, à la négation totalitaire de l’adversaire

politique car un homme même différent, même avili, reste un homme à qui nous devons permettre

de poursuivre une vie d’homme19

». Le sens de l’humanité une et indivisible est étroitement inclus

dans l’idée moderne d’égalité de même que l’idée contemporaine de justice qui est toujours à

reconquérir contre la nature qui recrée sans cesse l’injustice.

Et si nous avons choisi de parler de la notion du prochain dans la tradition chrétienne

comme propédeutique d’un nouvel humanisme, c’est parce que nous pensons que le christianisme

est une religion d’une transcendance qui s’incarne dans un univers de personnes incorporé et

historique. Il y a une histoire parce qu’il y a une humanité et il nous a semblé que cette approche,

Lévinas peut la faire sienne dans la mesure où la question qui surgit n’est pas neutre. « Mais quand

rien n’y trace de frontière entre l’humain et l’inhumain, qui les gardera de l’inhumain ?20

».

Par contre, d’aucuns pensent que le christianisme accuse une crise surtout dans le monde

occidental, et d’autres encore peuvent se dire : comment partir de ce qui est en crise pour repenser

un nouvel humanisme ? Et là, Mounier peut nous aider à trouver une tentative de réponse : « La

crise du christianisme n’est pas seulement une crise historique de la chrétienté, elle est plus

largement une crise des valeurs religieuses dans le monde blanc21

» ; qu’on peut revisiter, interroger

et même nous en servir dans le monde actuel.

18 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p.46

19 E. Mounier, Engagement de la Foi (Présentation de Guy Coq, Textes choisis et présentés par Paulette E. Mounier,

Avant-propos de Pierre Ganne, s.j.), Paris, éd. Parole et Silence, 2005, p.78 20

E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p.48 21

ibid., p.50

7

Il s’agit pour nous d’intégrer la possibilité d’une influence des données religieuses sur la

pensée lévinassienne, et de ménager au sein de cette même pensée, l’espace d’une extension et d’un

accomplissement en vue de trouver des moyens ou plus ou moins des voies pouvant permettre à

l’homme d’humaniser le monde d’aujourd’hui. Ce qui nous intéresse le plus, ce ne sont pas les

valeurs morales portées par le christianisme ni même une refondation d’une axiologie mais

l’accomplissement des relations intersubjectives nées du rapport comme le préconise par exemple

Franz Rosenzweig qui intéressera Lévinas aussi plus tard de chacun à la transcendance.

En d’autres termes, il s’agit de faire du rapport à la transcendance divine le générateur d’une

dimension nouvelle de la subjectivité à partir de laquelle se déploiera une forme inédite du lien

social. Mais aussi se poser contre une vision totalisante de la société qui s’incarne par exemple dans

l’idéalisme allemand. En évoquant par exemple la vie du peuple et le statut de chaque sujet en son

sein, Hegel nous explique : « … l’égalité qui y règne est l’unité, l’identité de tous dans le tout

articulé, où ils ne se perdent pas mais se trouvent. L’égalité se montre précisément dans la

conscience de la particularité, dans la conscience d’une singularité qui s’éprouve en rapport au tout

de l’Etat, qui lui donne sens. La vie éthique est ainsi réalisée dans l’Etat parfait22

».

Or dans la perspective qui est la nôtre, l’autre homme ne sera pas posé par analogie, mais

sera l’objet d’une rencontre comme nous allons le développer. Et l’amour comme lien social fera

surgir la conscience d’une intersubjectivité suprasensible qui procédera d’un élan vers l’autre

antérieur à toute réflexion, à toute projection ; et aboutira à une communion qui pourra être dans ce

qu’ils ont de plus intime. Le désir sera à la base de cette communion qui pourra être aussi pensée

comme communication d’amour, élan d’un sujet à l’autre sur le fond d’une conscience de la

communauté universelle et ainsi s’en suivra une responsabilité d’ordre moral et éthque ; au sein de

la même communauté.

On pourra penser ce lien social sur la base de la notion d’amour dans sa complexité tout en

visant un règne des fins au sens kantien qui est pensé comme « liaison systématique des divers êtres

raisonnables par des lois communes23

», liaison des êtres à travers les actions morales déployées

dans le rapport au prochain, où chacun en ce sens est souverain en tant qu’être moral et unique,

singularisé à l’extrême par l’appel d’autrui. Ainsi, la loi morale qui s’impose à la conscience de

manière inconditionnelle, et commande de traiter l’humanité en autrui et soi-même comme fin en

22 Hegel cité par Franz Rosenzwzeig, Hegel et l’Etat, traduction et présentation de Gérard Bensussan, Paris, PUF., 1991,

p.135 23

E. Kant, Critique de la raison pratique, traduction de F. Picavet, Paris, PUF., 1989, p.114

8

soi, fait valoir le prochain et la reconnaissance de son absolue dignité, comme fin ultime de la vie.

Mais également des divergences sensibles quant à une certaine conception de l’amour et de son

extension sans oublier l’importance accordée au prochain par Lévinas, sa mise en exergue par ce

dernier.

En effet, si nous voulons insister sur la notion de l’amour dans la tradition chrétienne, c’est

parce que nous pensons que l’acte d’amour peut synthétiser toutes les dimensions de la subjectivité,

et notamment les sphères affectives ; tout en conciliant les dimensions morale et sentimentale de

l’existence. En ce sens, l’amour serait un acte dont la réalisation révélerait le sujet comme homme

total. L’être total agissant dans l’amour et par l’amour pourra être pensé comme un être de

sentiment, un être total qui se nourrit aux sources de la vie divine, et s’épanche sans limites dans le

monde des hommes. Et ici surgit une question selon laquelle comment l’amour pourra-t-il être

considéré comme un acte ? On a plutôt tendance à penser l’amour en termes de sentiment plutôt que

d’acte.

L’amour est d’abord création d’un lien. On peut agir par amour certes mais il y aurait d’un

côté la relation d’amour et de l’autre, un ensemble d’actes éthiques que cette relation serait

susceptible de générer. Mais, si l’acte d’amour est l’acte total au sens le plus parfait du terme, il

n’est pas le seul acte qu’on pourra qualifier d’éthique. En outre, l’acte d’amour envisagé ne saurait

faire l’économie d’une dimension morale. L’acte d’amour n’est pas par définition un acte moral,

bien qu’il ne s’oppose pas à la morale et qu’il puisse l’accomplir. Si l’amour est l’acte total au sens

achevé du terme, c’est aussi en ce sens qu’il faudrait le penser.

Et cette réflexion va nous amener à la problématique du lien social qui, sera fondée

essentiellement sur la notion d’acte d’amour. Mais alors, si à l’origine de l’amour vient se placer le

rapport du sujet à la transcendance, rapport entretenu de manière significative ; l’amour comme lien

social pourra-t-il s’inscrire hors d’une communauté d’êtres humains ?

Dans cette perspective, l’être intérieur va être envisagé comme point de départ d’une

dimension totale du lien social qui suppose l’ouverture à l’amour divin qui va enfin de compte

initier en l’âme une transformaion radicale, transformation qui va la porter à répandre un amour

qu’elle a fait sien, au sein de la communauté humaine. Et s’il existe en effet un monde éthique,

l’homme doit y reconnaître la pluralité des hommes et y appréhender « l’humain en tant qu’humain

9

dans l’autre24

». Il lui faut également reconnaître l’humanité de cet autre, le prochain en tant qu’elle

est semblable à la sienne et constitue donc pour lui une réalité immédiate.

Or, tant que l’homme est un soi coupé de tout rapport à son Dieu, ignorant même l’infinie

richesse de ce rapport, il évolue en dehors de la sphère éthique. « … être Soi est en soi le droit et le

devoir de tout homme25

». Le Soi est un passage obligatoire vers l’être éthique authentique, dans la

mesure où il se dit déjà comme un être d’abord singulier, pleinement ouvert à l’altérité. Or l’amour

révolutionne le statut de l’individu dans la communauté. L’amour se tourne d’abord vers l’homme,

vers le prochain.

L’âme ne peut s’attribuer aucun mérite. Elle doit tout à l’amour de son Dieu qui la soutient

de ses actions, et qui par lui seul lui attribue le mérite de la perfection éthique. C’est ainsi que

« l’homme qui accomplit en Dieu, des œuvres dirigées vers son prochain, s’élève à la grâce et à la

dignité auxquelles il est par avance destiné, et mérite un accroissement d’amour de Dieu26

». Pour

Edith Stein en effet, le salut est « l’affaire commune de tous les hommes27

», dans le sens où nul ne

peut œuvrer pour son propre salut sans tourner son regard vers les autres, le prochain.

Ainsi, nous pouvons nous permettre de dire que la conversion religieuse est essentiellement

conversion éthique, dans la mesure où elle induit une modification du sens de l’agir. La conversion

éthique est à même de reformuler l’implication du sujet dans sa communauté à travers la

revalorisation de certains actes, susceptibles de venir renforcer le lien social. Le bien ne peut

émaner que d’une volonté humaine transformée dans et par la volonté divine ; car l’âme qui s’ouvre

à l’amour divin renaît sans cesse à un mode d’existence qui n’était pas inclus dans le Soi.

Dans sa fermeture à l’altérité, le Soi n’est plus à même d’appréhender l’autre homme dans

son essence libre : « nul ne pressentait l’humain en tant qu’humain en l’autre, chacun ne le sentait

immédiatemmment que dans le soi propre (…) le monde dans son entier restait au dehors. S’il

l’avait en lui, ce n’était pas comme monde mais seulement comme son bien propre28

». C’est

d’abord en moi que je sais appréhender cette altérité qui fait le prochain, l’autre homme selon Kant ;

c’est en tant que je perçois l’humanité en moi et que j’ai la conscience immédiate de ma liberté

pure, que je peux le pressentir en autrui. Mais l’humain en tant qu’humain n’est pas qu’un

24 F. Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982, p.90

25 ibid., p.251

26 E. Stein, La science de la croix. Passion d’amour de saint Jean de la Croix, traduit par Etienne de Sainte Marie,

Beauvechain, éd. Nauwclarets, 1998, p.227 27

E. Stein, De la personne, traduction de P. Secretan, Paris-Fribourg, Cerf-éd. Universitaires de Fribourg, 1992, p.46 28

F. Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption, op.cit., p.80

10

universel. Il est cette part du prochain qui échappe, en dernière instance, à l’universalisation. C’est

autrui dans son altérité radicale, le prochain dans son hétérogénéité, qui va me mettre face à

l’humain. « … car il n’y a plus personne qui soit-là en dehors de lui. Le Soi est l’homme solitaire au

sens le plus dur du mot29

».

Lévinas mettra par contre l’accent sur l’amour comme fondement de l’éthique et c’est ce

que Anders Nygren va constater en affirmant que l’amour forme le principe éthique de la vie

chrétienne et que ce même amour chrétien échappe, par sa profondeur, à la répartition

traditionnelle, entre l’éthique et la dogmatique. Selon lui, « l’idée d’amour occupe, dans le

christianisme, une place très importante, pour ne pas dire centrale, et ceci tant au point de vue

religieux que moral30

» ; pourtant dans les ouvrages classiques traitant de l’histoire de la morale, il

est très rarement question de l’amour ; une notion éthique nouvelle et fondamentale due au

christianisme, et bouleverse tous les jugements moraux. Une notion qui va de pair avec Dieu mais

aussi avec le prochain.

Comme disait le même Nygren, c’est une notion qui est à la base d’une révolution unique en

son genre dans l’histoire de la morale et c’est avec raison que Nietzsche l’a appelée une

« transmutation de toutes les valeurs antiques31

». Il nous invite (Nygren) à saisir, dans une religion,

ce qui constitue la conception fondamentale, le ressort qui lui donne son caractère et qui fait qu’en

elle tout reçoit une tonalité et une signification particulières, car le problème du Bien ne se pose pas

pour l’individu en tant qu’individu isolé, mais pour « l’homme dans ses rapports avec autrui, dans

sa communion avec Dieu et avec son prochain32

».

C’est l’amour agapè33

qui constitue la conception fondamentale et originale du

christianisme. Et l’histoire de l’amour chrétien est visiblement considérée comme une ligne droite

qui part des Evangiles et même bien avant comme nous allons le voir avec Lévinas, puis Paul et

traverse le Moyen-Age tout entier. Certains auteurs comme Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal, etc.

sont considérés comme les interprètes classiques de l’amour au sens chrétien. Mais aussi, parlant

de cette notion dans l’Ancien Testament, nous pouvons par exemple citer le prophète Osée au

29 ibid., p.88

30 A. Nygren, Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses tranformations, traduction de Pierre Jundt (Préface

de Maurice Goguel), Première Partie, Paris, éd. Montaigne, 1930, p.15 31

ibid., p.16 (Nietzsche cité par Nygren) 32

ibid., p.37 33

Ce mot prit une très grande importance dans le Nouveau Testament. Il fut traduit en latin par caritas, d’où vient le mot charité. Il s’oppose à un amour personnel et peut signifier l’amour de l’humanité. C’est un amour désintéressé, un don sans limite, un altruisme qui va jusqu’à un don absolu et inconditionnel de soi.

11

chapitre six : « Dieu prend plaisir à l’amour et non au sacrifice ». Le judaïsme qui s’inspire plus de

l’Ancienne Alliance, appelé la Torah dans la tradition judaïque, tend donc, d’une façon précise, à

faire du commandement d’aimer, dans cette acception, « le commandement principal de la Loi34

».

Cependant, l’une des différences les plus frappantes qui existent entre le commandement

d’aimer au sens de l’Ancien Testament et au sens chrétien, remarque Nygren, réside dans la portée

universelle qu’il prend dans le christianisme. « Dans le judaïsme, l’amour est exlusif et

particulariste. Il a pour objet le « prochain » dans l’acception primitive et restreinte du terme. Il ne

s’adresse qu’au prochain et non aux autres35

». Les limites qu’embrasse aujourd’hui la notion du

prochain et, par conséquent, celle de l’amour, peuvent varier considérablement. « Elles peuvent

comprendre les proches et ceux qui font partie du même peuple36

». Selon cette dernière

interprétation, les deux commandements concordent exactement.

L’amour éprouvé pour Dieu correspond à l’amour du prochain, entendu comme l’amour du

peuple choisi par Dieu, du « peuple élu » pour appartenir à Dieu. Cet amour peut également

s’élargir et comprendre les étrangers qui vivent sur le territoire du peuple élu. Quoi qu’il en soit, il

conserve toujours ses limites. « L’amour chrétien au contraire, brise toutes ces frontières ; il est

universel et s’adresse à tous37

». Voilà pourquoi saint Paul a raison de dire : « ici il n’y a ni Juif, ni

Grec, ni esclave, ni maître, ni homme, ni femme38

».

En somme, « l’amour chrétien serait déterminé par le fait qu’il s’adresse aux ennemis39

».

L’amour des ennemis s’oppose à notre sentiment naturel et inné et pourrait, par conséquent, revêtir

le caractère négatif. Par contre « aimez vos ennemis » et non tu haïras ton ennemi, ce

commandement se fonde, au contraire, sur un état de fait positif, sur les rapports de Dieu et des

méchants. Et la preuve en est que Dieu fait lever son soleil sur eux comme sur les bons. Donc

« aimez vos ennemis afin que vous soyez fils de votre Père céleste40

».

Faisant appel à Nygren qui fait une bonne analyse de cette notion de l’amour, il pense que

l’amour du prochain est plutôt un précepte de la morale générale car lorsque le Seigneur dit : tu

aimeras ton prochain comme toi-même, il s’agit réellement du prochain et non de Dieu. C’est le

34 A. Nygren, Erôs et Agapè, op.cit., p.59

35 ibid

36 ibid., p.60

37 ibid

38 Gal 3, 28

39 A. Nygren, Eros et Agapè, op.cit., p.62

40 Mt 5, 44

12

prochain dans sa réalité concrète, qu’il faudrait aimer et non pas une image idéale du prochain, non

pas Dieu dans le prochain41

. Or, chacun sait combien l’homme s’aime lui-même par nature. Et c’est

ainsi, dit la loi d’amour, que tu dois aimer ton prochain. C’est parce que l’amour se dirige dans ce

sens nouveau, c’est parce qu’il se détourne du moi et se tourne vers le prochain que la perversité

naturelle de la volonté est surmontée42

.

Nous parlons du prochain comme personne humaine et concrète. Le thème prochain opère

donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est

jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation ne deviendra jamais

l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais vaste, puisque le groupe ne

s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. « Le prochain, c’est la double exigence du

proche et du lointain43

». Le prochain, disions-nous, c’est la manière personnelle dont je rencontre

autrui par-delà toute médiation sociale ; c’est la rencontre dont le sens ne relève d’aucun critère

immanent à l’histoire. C’est à ce point de départ qu’il faut enfin revenir.

Il nous semble, selon la tradition chrétienne, que le jugement eschathologique veut dire que

nous serons jugés sur ce que nous aurions fait à des personnes, même sans le savoir et que c’est

finalement le point d’impact de notre amour dans des personnes individualisées que sera départagé.

Il s’agit de cette recherche que nous poursuivons, la recherche de l’estime du prochain, de sa

reconnaissance qui est essentielle à la consolidation de notre existence propre ; car nous existons

pour une part par la grâce de la reconnaissance d’autrui nous dit Ricoeur, qui nous valorise, nous

approuve ou nous désapprouve et nous renvoie l’image de notre propre valeur ; en constitution des

sujets humains est une constitution mutuelle par opinion, estime et reconnaissance ; « autrui me

donne sens en me renvoyant la tremblante image de moi-même44

» ; car l’image du prochain, ce

n’est pas seulement le portrait de l’homme, c’est aussi l’ensemble des projections du regard de

l’homme sur les choses.

En effet, ce qui rattache le politique à l’éthique, nous dit Ricoeur, c’est le respect de la

personne dans sa vie et dans sa dignité sans lequel nous ne pouvons pas parler d’un nouvel

humanisme. Le « tu ne tueras pas » biblique et qu’on retrouve chez Lévinas aussi dessine la limite

que la violence de l’Etat ne peut transgresser, sous peine de sortir, lui-même, de la sphère du

41 A. Nygren, Erôs et Agapè, op.cit., p.70

42 ibid., p.103

43 P. Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, p.103

44 ibid., p.121

13

« bien ». Et c’est ce qu’on retrouve également chez Mounier en ces termes : « si l’Evangile attire

l’attention sur le prochain, c’est afin d’éprouver l’amour à bout portant et d’éluder les fastes

ferveurs théoriques qui ne soutiennent aucun engagement réel45

».

Pour Emmanuel Mounier, le sens du prochain, à proprement parler, ne commence qu’avec le

respect même pour le prochain car ce qu’on respecte en autrui, c’est ce qu’on respecte d’abord en

soi-même. Ici se joigne la conception ricoeurienne du prochain qu’on retrouve dans Soi-même

comme un autre, car comme nous pouvons le constater chez les deux auteurs, mais dans le cas

précis chez Mounier, « l’indisponibilité commence au cœur du rapport que j’entretiens avec moi-

même, je développe en moi une opacité qui est la source de l’opacité que je développe ensuite sur

les autres46

».

Celui qui s’enferme d’abord dans le moi ne peut pas trouver le chemin qui mène vers le

prochain. On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour le prochain et

au-delà des sociétés où je m’inscris, il y a les autres, tout le monde représenté par le Tiers dans la

pensée lévinassienne ; c’est-à-dire l’humanité entière. Voilà pourquoi Mounier a raison de dire :

« J’aime quelques hommes, et l’expérience en est si généreuse que je me sens par elle promis à

chaque prochain qui pourra traverser ma route47

».

Dans cette perspective, le christianisme est apparu comme l’un des tenants de cet

humanisme moral. L’athéisme, se demande-t-on, ne serait-il pas un nihilisme et ce nihilisme athée

ne ruinerait-il pas la possibilité de construire une morale ? Ne ruinerait-il pas les valeurs d’humanité

que nous voulons défendre ? Car l’humanisme en est venu, à désigner moins une posture

philosophique fondamentale, plus ou moins radicale, qu’un point de vue moral, l’idée qu’il y a des

valeurs communes à l’humanité qu’il s’agit de défendre. On a identifié cette forme d’humanisme à

une morale que l’on pourrait dire en gros évangélique : « Aimez-vous les uns les autres ».

L’humanisme que nous recherchons à partir de la pensée lévinassienne, celle-ci qui s’inspire

d’une part de la tradition chrétienne peut se concrétiser en se faisant disponible pour le prohain, en

l’accueillant dans l’amour. En effet, être pour autrui implique la disponibilité, mais pour être

disponible, il faut savoir aimer car l’amour est un des plus beaux modes d’être qui aide l’homme à

vaincre ses instincts naturels48

; c’est-à-dire à sortir de soi pour acceuillir le prochain. Toutefois,

45 E. Mounier, Engagement de la Foi, op.cit., p.48

46 ibid., p.53

47 ibid., p.55

48 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p.36

14

l’accueil du prochain ne suppose pas nécessairement une profonde sympathie pour lui, la sympathie

est « une affinité de la nature49

». Il s’agit plutôt d’une rencontre spirituelle avec le prochain pour

lui montrer une générosité sans concession, une gratuité sans arrière-pensées, et une fidélité

continue.

En effet, l’épanouissement total de l’homme ne s’obtient ni dans le libertinage triomphant,

ni dans un moralisme aveugle, mais essentiellement dans l’amour ; c’est-à-dire dans une volonté de

promotion de l’altérité à travers un agir qui veut le bien du prochain, « aimer, c’est vouloir le bien

d’autrui50

». L’éthique de l’inter-personnalité apparaît alors comme une morale de la deuxième

personne car elle met la priorité sur l’amour de l’autre homme tel que préconisé par Lévinas. A ce

titre, il est plaisant de constater que cette manière d’aborder la question de la personne et de l’amour

de la part des philosophes contemporains de l’altérité semble suggérer pour le monde de notre

temps une nouvelle compréhension de la vie morale avec une nouvelle perspective éthique :

l’éthique de l’intersubjectivité ou de l’inter-personnalité.

C’est à la lumière des réflexions lévinassiennes que nous voulons aborder la question du

prochain qui est encore un défi éthico-politique et chercher les voies, peut-être les moyens pour

relever la crise de sens de la personne humaine, car la situation est loin de s’améliorer de nos jours.

Et c’est ce constat amer qui nous amène à nous poser la question sur l’altérité même dans

l’Afrique actuelle comme nous le constaterons dans la dernière partie. De fait, le climat de

l’adversité atteste en quelque sorte que les hommes vivent dans une phobie de leurs semblables. Par

ailleurs, l’égoïsme et la soif d’imposer son identité font du prochain un ennemi, un obstacle qui

empêche de réaliser une domination. En analysant de près cette situation, l’on remarque la

pertinence de penser un nouvel humanisme.

Il s’agit pour nous, de définir les éléments de l’héritage philosophique pouvant servir de

paradigme et, du même coup, de moyens pour sortir du cercle de violences et de mésententes, entre

les hommes en général et les Africains en particulier.

Ainsi, au regard du monde actuel, nous sommes particulièrment marqués par les atrocités

qui se déroulent un peu partout. Celles-ci bien sûr, ne sont que la continuation sans cesse croissante

d’un engrenage de conflits qui ont miné le siècle précédent.

49 ibid., p.35

50 Aristote, La Rhétorique II, 2

15

Où trouver un oasis de paix au moment même où celle-ci est l’aspiration la plus profonde

des cœurs les plus meurtris ? Qui en parlera dans un contexte philosophique où la subjectivité du

Moi a pris l’ascendance sur toute forme d’altérité ? Justement, le projet philosophique de Lévinas,

pourrait fonder l’espoir de l’homme contemporain, puisqu’il a été le témoin de Deux Guerres

Mondiales et victime de l’antisémitisme hitlérien.

C’est donc dans l’espoir de trouver en Lévinas le promoteur d’une paix durable, élément

indispensable pour parler d’un nouvel humanisme, une paix qui n’est pas synonyme de silence

imposé par des manœuvres politiques ou économiques ; une paix fondée sur les valeurs telles que

les droits de l’homme et de l’autre homme, le respect de la vie, le dialogue, la justice, la fraternité,

la tolérance, la responsabilité, etc., que nous voulons entreprendre cette recherche.

En effet, nous voulons dire que la paix que nous recherchons en la philosophie de Lévinas,

devrait reposer sur des bases solides, des bases autres que les mensonges, les rapports de force, les

injustices qui en réalité n’ont fait jusque-là que fragiliser la socialité et la fraternité dans le monde.

Toutefois, Lévinas viendra-t-il collaborer à la puissante tradition philosophique qu’il aura

trouvée dans son milieu de vie ou s’en démarquer ? Mieux encore, qui sera prioritaire dans la

construction d’un nouvel humanisme selon Lévinas : est-ce le Moi dans sa subjectivité ou le

prochain dans son altérité ?

Pour tenter de répondre à toutes ces interrogations si évoquées dans notre introduction, nous

tenons à signaler dès le départ que notre réflexion va s’articuler autour de quatre idées principales et

que nous pensons développer les unes après les autres ; en d’autres termes nous allons subdiviser

notre travail en quatre parties. Dans la première partie, nous allons examiner la conception

lévinassienne du prochain et son interpellation en prenant soin de montrer son originalité par

rapport aux conceptions précédentes ; avec la methode qui sera davantage analytique et comparative

d’une part et d’autre part herméneutique surtout lorsque nous allons parler du prochain. . Dans la

deuxième, nous allons parler de la Bible comme fondement de la pensée lévinassienne du prochain

mais aussi ses enjeux éthico-philosophiques. La méthode sera herméneutique qu’analytique et

même descriptive. Il sera question dans la troisième partie de repenser aujourd’hui un humanisme

avec Lévinas tout en nous appuyant sur la socialité ; la méthode sera plus analytique. La dernière

partie va s’atteler sur quelques réflexions critiques relatives à la pensée lévinassienne précédées

d’une herméneutique de l’intersubjectivité mettant en question l’humanité du prochain suivie d’une

tentative de conclusion sachant que notre réflexion et notre recherche à partir de Lévinas se veulent

une contribution à la résorption de la violence et à la promotion de l’humain.

16

Notre thèse enfin ne prétend pas résoudre le problème mais entre autre interroger le drame

philosophique de Lévinas qui l’amena à produire cette éthique. Et cela peut nous aider à ouvrir la

voie d’une autre éthique non pas plus réaliste car cela n’est pas notre prétention mais autrement où

la rencontre du prochain soit un partage et un passage vers d’autres formes du possible et d’autres

libertés d’être.

17

PREMIERE PARTIE: LA CONCEPTION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN ET

SON INTERPELLATION

Parler de la conception lévinassienne du prochain, suppose de toute évidence, qu'il y a eu

avant lui d'autres conceptions, car, en effet, Lévinas ne fait pas une philosophie ex-nihilo. Bien

avant lui, il y a eu d'autres conceptions. Il cherchera à rompre avec ces dernières car mettant le

primat sur le Moi tout en ayant le souci de promouvoir le prochain et le réhabiliter dans sa

légitimité. Mais, demandons-nous exactement qui est ce prochain car nous pensons le connaître.

Pourtant c'est une notion qui a connu bien des commentaires et des explications différentes tout au

cours de l'histoire.

Dans la tradition chrétienne par exemple, les Evangélistes Mathieu, Marc et Luc rapportent

tous les trois le grand commandement, où il est question du prochain (Mt 22, 34-40; Mc 12, 28-34;

Lc 10,25-28). Mais Luc ajoute une parabole où le prochain est également mentionné de façon très

frappante. Les chrétiens ont en effet un sens du mot « prochain » qu'embrassera plus tard Lévinas

différent de celui qu'avaient les Juifs du temps de Jésus. Dans la parabole racontée par Luc, nous y

trouvons la figure d'un légiste et Jésus qui fait ressortir toute la problématique entourant la notion

du prochain. Car, avant d'interroger Jésus comme nous allons le voir, le légiste avait une idée très

précise sur cette notion: tout fils faisant partie d'Israël est mon prochain mais l'échange avec Jésus

aboutira à une autre dimension; le prochain est également l'étranger, dans ses divers sens.

Accédant à la demande de Jésus, le légiste cite le livre de la Loi. Il y lit deux lois: « Tu

aimeras le Seigneur ton Dieu (...)51

» et « tu aimeras ton prochain comme toi-même52

». Le « tu »

renvoie à n'importe qui, et donc aussi au légiste. Ce dernier peut s'y identifier. Le « Seigneur ton

Dieu » est un composant clair. Il s'agit de Dieu qui est dans les cieux, le Maître, le Créateur. Le «

ton prochain », par contre, est vague. On ne sait pas très bien qui on peut désigner par ce

composant, quoi qu'il contienne la notion de proche. Dans la tête du légiste, toutefois, cette notion

peut sembler évidente: suivant Lv19, 18 et autres, le prochain est tout fils du peuple et non

l'étranger.

51 Dt 6, 5

52 Lv 19, 18

18

Enfin, le dernier composant de la loi, comme « toi-même » est clair. C'est comme « tu »,

n'importe qui d'entre nous. Le « tu » est le sujet de la loi d'amour. En revanche, le « Seigneur ton

Dieu », le « ton prochain », le « toi-même » sont les objets de la loi d'amour. Ils sont placés après le

verbe comme compléments. L'Evangile lie les deux commandements. Cependant, prenant la

deuxième partie de la loi parlant de la notion du prochain, le légiste pose une nouvelle question:

« Qui est mon prochain? »

Et Jésus va procéder en deux étapes: d'abord il va raconter une parabole et ensuite

reformulera la question. En premier lieu, il met en relation « un homme en voyage », qu'il ne

détermine pas et « des brigands », qu'il ne détermine pas non plus. Ceux-ci déshabillent l'homme, le

rouent de coups, puis ils le laissent à demi-mort. Jésus indique aussi où va l'homme et où a lieu le

brigandage: quelque part sur la route menant de Jérusalem à Jéricho. De cette indication de lieu,

nous pouvons présumer peut-être la nationalité juive et de l'homme et des malfaiteurs.

L'homme détroussé, laissé à demi-mort, demande des soins, il n'est pas l'unique voyageur,

avant et après lui, il y a eu et aura indubitablement d'autres voyageurs, qui peuvent avoir tous un

comportement différent face à cet homme dévêtu et blessé. Jésus veut mettre en relation avec

l'homme, « un prêtre » qui de façon indéterminée, descendait par ce chemin. Le prêtre voit l'homme

blessé et dévêtu, mais il passe outre. On peut s'interroger à bon droit sur le comportement du prêtre.

D'après Nb 19, 11, tout fils d'Israël qui touche un cadavre d'homme, est impur durant sept jours.

Et Lv 21, 1 et suivants concerne plus particulièrement les prêtres: tout prêtre qui touche un

mort parmi les siens est impur, à moins que le mort soit son parent le plus proche: sa mère, son fils,

sa fille ou son frère. Peut-être le prêtre a-t-il estimé que l'homme qui se trouvait blessé sur le bord

de la chaussée était un cadavre. Ici, nous nous trouvons devant une interprétation qui se diffère de

celle de Paul Ricoeur comme nous allons le voir. Le prêtre voit l'homme blessé et dévêtu, mais

passa outre nous dit Jésus. Pareillement un lévite vu qu'il exerce son activité également au sein du

Temple, les lois de pureté s'appliquent tout naturellement aussi à lui. Il est comme un servant du

prêtre53

. D'emblée, Jésus a vu que l'attitude du lévite est semblable à celle du prêtre. Il passa outre,

il ne s'arrête pas.

Après « un prêtre », et un lévite », « un samaritain », figure tout aussi indéterminée. Jésus dit

premièrement qu'il est en voyage. Ensuite, comme le prêtre et le lévite, le Samaritain voit l'homme

dévêtu et blessé. Mais il tient à son sujet une toute autre parole. Jésus fait observer que le

53 Nb 3, 7-8

19

Samaritain ne passe pas outre, mais qu'à la vue de l'homme blessé, il est pris de compassion, il est

remué jusqu'aux entrailles, comme le dit le texte grec. Le Samaritain a assurément un mouvement

du coeur, il bande les blessures de l'homme dévêtu et blessé, le hisse sur sa bête et l'amène à

l'hôtellerie de façon à ce que le gérant continue à le soigner.

Aux yeux de Jésus, le Samaritain s'est montré comme une aide pour l'homme dévêtu,

comme quelqu'un qui a contribué à sa remise sur pied; à son humanité car comme dit saint Irénée,

« la gloire de Dieu c'est l'homme debout ». Nous pouvons alors nous poser la question suivante:

pourquoi Jésus fait-il appel à un samaritain comme troisième passant? Pourtant les Samaritains

étaient considérés par les Juifs comme des hérétiques et des schismatiques. Des correligionnaires

enfoncés dans le mal, les « pires des pécheurs ». Dès lors, voulant montrer l'antagonisme-le prêtre,

le lévite: les justes, Jésus a fait appel à un Samaritain, un « pécheur ».

Une étape qui le conduit à reformuler à son tour la question, car il a sa propre idée sur le

sens à donner au prochain: « Qui du prêtre, du lévite, du Samaritain te semble s'être montré le

prochain de l'homme tombé au milieu de brigands? » Et le légiste est de répondre: Celui qui a

exercé la miséricorde envers lui se gardant toutefois de nommer le Samaritain.

En effet, une fois les premiers soins accomplis, le Samaritain se retire, il donne deux deniers

à l'hôtelier avec deux recommandations, il continu son chemin, il ne demande rien à l'homme qu'il a

sauvé, bref il part sans exiger de l'homme quoi que ce soit. Et c'est ici qu'on retrouve la philosophie

de Lévinas comme nous allons le voir également parlant de la gratuité, du désintéressement, de la

non réciprocité, du don de soi jusqu'au martyre.

Le Samaritain lance ou transmet un courant d'amour envers le prochain sans chercher de

réciprocité. Et nous pouvons même ajouter en disant que si le blessé peut transmettre ce courant

d'amour, c'est son affaire en langage lévinassien. L'essentiel est que le Moi, le Samaritain fasse

quelque chose pour le prochain.

Cependant, faisant appel à la pensée ricoeurienne de reconnaissance et de réciprocité

mutuelle, il nous vient à l'esprit la question suivante: si le blessé doit se montrer aimant à l'égard de

celui qui l'a sauvé, comment pourra-t-il régler sa dette à un étranger? Nous pensons que s'il a des

moyens et du temps disponible, il ne peut faire que de même pour d'autres et se mettre à leur service

comme Lévinas parle de la diachonie. Voilà pourquoi nous pouvons affirmer sans équivoque que

cette parabole nous apporte deux lumières sur notre manière de nous comporter du point de vue

morale et éthique.

20

Premièrement, si nous avons bénéficié de l'aide d'un frère lorsque nous étions dans la

difficulté, nous devons aimer à vie celui qui nous a aidé à en sortir même s'il est étranger, un

inconnu. Mais lui rendre ce qu'il nous a donné, nous ne pourrons souvent le faire que vis-à-vis de

quelqu'un d'autre: si nous voyons nous-mêmes un frère en difficulté, il nous faudra payer notre dette

en aidant cet autre frère ou sœur, le Tiers comme l'affirme Lévinas; l'humanité entière dans la

mesure de nos possibilités, en ne lui tournant pas le dos.

De cette parabole, qui illustre la notion du prochain, Jésus a mis en scène, en face du blessé

un prêtre, un lévite et un Samaritain. Mais on se rend compte que « le prochain » ne dépend donc

pas de sa proximité religieuse, politique ou culturel, il est tout être humain comme le préconise

Lévinas et beaucoup plus le souffrant, la veuve, l'étranger, (...). Et en même temps, nous pouvons

dire que la parabole nous interroge sur notre compassion active, mais aussi sur la manière dont les

convictions religieuses risquent de passer pour nous avant l'amour actif et le service de tout

prochain car dans un autre évangile, Jésus va nous inciter à aimer même les ennemis, aller au-delà

de tout clivage.

En commentant Lévinas, Stéphane Habib pense que le prochain est cette échappée de la

prise du savoir, ce que l'autre homme m'échappe et ne m'appartient pas, il ne peut que m'échapper54

.

Dès lors que l'on pose la question « qui est le prochain ?», dès lors qu'on tente de le figer dans une

substance ou une identité attribuée une fois pour toute, dès lors en somme, que l'on prétend dire qui

est cet Autre qui m'aura commandé, il n'y a plus d'autre...55

.

En fait, le prochain s'exclut de la pensée qui le cherche et cette exclusion a une face positive:

mon exposition à lui, antérieure à son apparoir, mon retard sur lui, mon subir dénoyautent ce qui est

identité en moi. La proximité, suppression de la distance que comporte la « conscience de... »

comme disait Husserl, ouvre selon Lévinas la distance de la dia-chronie sans présent commun où la

différence est passé non rattrapable, un avenir imaginaire, le non-représentable du prochain sur

lequel je suis en retard-obsédé par le prochain mais où cette différence est ma non-indifférence à

l'Autre56

. C'est important de remarquer que dans le même passage sont mêlés les vocables prochain

et Autre.

Nous entendons par le prochain; le proche mais également le lointain. Il n'est évidemment

pas fortuit que Lévinas cite Isaïe. Celui qui crée la parole, fruits des lèvres: « Paix, paix, dit-il, pour

54 S. Habib, Lévinas et Rosenzweig, Philosophie de la Révélation, Paris, PUF., 2005, p. 235

55 ibid., p. 236

56 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 113

21

qui s'est éloigné comme pour le plus proche 57

». Pour dire que la paix s'adresse au plus éloigné et le

plus proche: ce prochain. En d'autres termes, il n'y a que l'éloignement, la distance ne s'annule pas

du prochain au lointain, du prochain comme lointain, du lointain comme prochain, différence de

l'Autre. Il n'y a plus lointain que le prochain, il n'y a plus prochain que le lointain.

Mais finalement, qui est ce prochain? En relevant son usage rosenzweigien au neutre, il est

d'abord « un quelque chose que l'homme aime », ce par quoi transite son rapport au monde. Le

prochain est « le représentant », le « lieutenant » du monde par lequel apparaît l'altérité radicale de

ce dernier. Et dire que le prochain, c'est l'autre, revient ainsi à poser qu'il est ce fragment du monde

qui me fait face dès lors que, depuis l'intériorité à laquelle renvoie le rapport à Dieu, je me mets à

agir. A chaque instant, tout, « hommes et choses » peut prendre cette place du prochain car en effet

l'amour « s'adresse à tout, il s'adresse au monde58

».

Cependant comme nous allons le constater tout au long de notre travail, afin de mieux

délimiter notre champ d'investigation, nous nous limiterons au prochain comme l'autre homme,

autrui qui est la trace de l'Infini en terme lévinassien, qui nous mène dans un autre univers à travers

sa relation d'abord au Tout Autre, à l'Extraordinaire, au Tout Puissant, au Très- Haut, bref à Dieu en

langage chrétien mais également sa relation à l'autre et aux autres en vue de repenser un nouvel

humanisme.

Et si nous pouvons nous permettre de schématiser ce que nous venons de dire concernant la

pensée rosenzweigienne, nous nous rendons compte que l'amour du prochain est commandé par la

Révélation. Il faut d'abord la relation de Dieu à l'homme pour envisager la relation du sujet à l'autre.

Autrement dit, tout se passe comme si la relation au prochain était doublement médiatisée: par Dieu

d'abord et par le monde ensuite, même si en vérité il semble que nous pouvons dire qu'il n'est pas

nécessaire dans la rédemption de faire le départ entre l'autre homme et le monde.

En effet, la logique de Rosenzweig que nous pouvons qualifier de participative, est cela

même qui est mise en question, mise à la question même et sans cesse disloquée par Lévinas dans

tout ce que nous avons pu dire de son interrogation. Jamais l'Autre n'a lieu. On ne peut savoir, et la

question d'ailleurs n'est pas de savoir, d'où il vient, fût-ce du monde, d'où il arrive. « Il signifie le

non lieu59

». Mais d'une extrême proximité du prochain, où se passe l'infini lequel n'entre pas

comme être dans un thème pour s'y donner et ainsi démentir son au-delà. Que la Révélation soit

57 Is 53, 19

58 F. Rosenzweig, L'Etoile de la Rédemption, op.cit., p. 257

59 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., p. 253

22

amour de l'autre homme, que la transcendance de l'à-Dieu et que le rapport à l'Absolu où à l'Infini

signifie éthiquement, c'est-à-dire dans la proximité de l'autre homme, étranger et possiblement nu,

dénué et indésirable, mais aussi dans son visage qui me demande irrécusablement visage vers moi

tourné me mettant en question, tout cela ne doit pas être pris pour une « nouvelle preuve de

l'existence de Dieu... ces négations tournent en théologie négative60

».

Le prochain en effet n'est pas quelque chose que l'on trouve au fond l'analyse, ou une

combinaison définissable de traits. Si elle était une somme elle serait inventoriable; elle est du non-

invatoriable61

» nous dit Mounier à la suite de Gabriel Marcel. Le prochain est une personne, une

présence plutôt qu'un être étalé, une présence active et sans fond. Le prochain, c'est-à-dire « toute

personne a une signification telle qu'elle ne peut être remplacée (notion développée par Lévinas

parlant de la responsabilité infinie envers le prochain) à la place qu'elle occupe dans l'univers des

personnes. Telle est la magistrale grandeur de la personne, qui lui donne la dignité d'un univers et

cependant son humilité, car toute personne lui est équivalente dans cette dignité62

».

Pour compléter ces diverses conceptions, partons de la même parabole repris par Paul

Ricoeur afin de mieux cerner le sens ou même le contenu de ce concept « prochain »: Un homme

descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba entre les mains de brigands qui lui dépouillèrent... Or, il

se trouva qu'un prêtre descendait par ce chemin-là... un lévite aussi vint... Mais un Samaritain qui

était en voyage arriva près de lui, et l'ayant vu, il fut touché de compassion. ... Lequel de ces trois te

paraît avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des brigands? Tel est l'aliment

biblique non seulement de la méditation mais aussi de la réflexion philosophique.

Et la première tentative de réponse à cette question part d'un constat chez Ricoeur en disant

que le prochain n'est pas un objet social, une catégorie sociologique éventuelle, susceptible de

définition, d'observation et d'explication, « le prochain, c'est la conduite même de se rendre

présent63

». C'est pourquoi ajoute-t-il, le prochain est de l’ordre du récit: il était une fois, un homme

qui devint le prochain d'un inconnu que des brigands avaient assomé. A la fin Jésus lui répond: « va

et fais de même64

». Bref, la parabole converti l'histoire racontée en paradigme d'action.

60 E. Mounier, Le Personnalisme, op. cit., p. 53

61 ibid.

62 ibid., p. 60

63 P. Ricoeur, Histoire et vérité, op.cit., p. 100

64 ibid., p. 110

23

Il n'y a donc pas de sociologie du prochain; la science du prochain est tout de suite barrée

par une praxis du prochain; on n'a pas un prochain; je me fais le prochain de quelqu'un.

L'événement de la rencontre que nous allons développer dans le chapitre suivant rend présent une

personne à une personne. Il est frappant que les deux hommes qui passent outre sont définis par

leurs catégories sociales: le prêtre, le lévite. Ils sont eux aussi une parabole vivante: la parabole de

l'homme en fonction sociale, de l'homme absorbé par son rôle, et que la fonction sociale occupe au

point de le rendre indisponible pour la surprise d'une rencontre; en eux, nous dit Ricoeur,

l'institution – l'institution ecclésiastique précisément – obture l'accès à l'événement65

.

Le Samaritain est aussi une catégorie, si l'on veut; mais il est ici « une catégorie pour les

autres66

»; il est pour le juif pieux, la catégorie de l'Etranger; il ne fait pas partie du groupe; il est

l'homme sans passé ni tradition authentique, impur de race et de piété; moins qu'un gentil; un

relapse pourtant le prochain, l'autre homme qui est mon semblable. Il est la catégorie de la non-

catégorie. Il n'est pas occupé, il n'est pas préoccupé: il est en voyage, non encombré par sa charge

sociale, prêt à changer de route et à inventer un comportement imprévu, disponible pour la

rencontre et la présence67

.

Et la conduite qu'il invente est la relation directe « d'homme à homme68

». Elle est elle-

même de l'ordre de l'événement, car elle est sans la médiation d'une institution; de même que le

« Samaritain est une personne par sa capacité de rencontre, toute sa « compassion » est un geste au-

delà du rôle, du personnage, de la fonction, elle innove une mutualité hyper-sociologique de la

personne et de son vis-à-vis69

».

Voilà pourquoi comme le rappelle Nygren, nous sommes assurés que l'amour fait partie

intégrante du christianisme et l'on célèbre hautement sa valeur et que «le chrétien doit aimer tous les

hommes car nul ne peut savoir ce que deviendra demain celui qui est méchant aujourd'hui70

». Pour

Ricoeur, le prochain, c'est la manière personnelle dont je rencontre autrui, par-delà toute médiation

sociale, c'est la rencontre immédiate d'un homme, rencontre qui me ferait le prochain de cet homme

concret mais qui peut nous sembler comme un mythe par rapport à la vie en société, le rêve d'un

mode de relation humaine autre que le mode réel.

65 ibid.

66 ibid.

67 ibid.

68 ibid.

69 ibid.

70 A. Nygren, Eros et Agapè,(2ème Partie), op.cit., p. 118

24

« Le prochain, c'est la double exigence du proche et du lointain71

»; ainsi était le Samaritain:

proche parce qu'il s'approcha, lointain parce qu'il demeura le non-Judéen qui, un jour, ramassa un

inconnu sur la route. Bref, le prochain c'est chaque homme et l'humanité entière72

; comme l'affirme

Emmanuel Mounier en disant: « ce n'est pas le proche préféré comme plus docile aux exigences

paresseuses de notre égocentrisme ou plus propre à calfeutrer notre atmosphère de vie contre les

appels du dehors, c'est l'homme quel qu'il soit qui se présente sur notre chemin: de préférence le

plus lointain, spirituellement et spatialement73

». Le prochain par exemple de l'Evangile qui nous

intéresse plus car servant de modèle à la conception lévinassienne qui fait l'objet principal de notre

réflexion est le Samaritain méprisé sur une route de Montagne, car celui-là, dans un acte d'amour

prochain, nous arrachera au rapetissement progressif des affections prochaines74

.

Le prochain est celui que j'ai le pouvoir de faire exister. Il est pour moi un empêcheur d'agir

à ma guise. Il est l'autre homme en général et tout homme représente également cet autre et ce

prochain n'est donc pas difficile de le reconnaître. Le prochain peut aussi bien signifier le contraire

de proche et de familier, jusqu'à désigner l'ennemi. Nietzsche n'a suffisamment « oublié » le

prochain, il reste fasciné par le frère ennemi qui n'en est que la figure extrême; et le « lointain »

n'est finalement qu'une espèce du prochain. Celui-ci est un distancié sans distance, une identité plus

réelle que le Prochain lui-même, car c'est de lui finalement que l'Amitié ou le Prochain se tient à

distance.

Le prochain n'est plus seulement sa soeur, son cousin, son voisin, son collègue, mais tout

être de « même chair » que son regard n'évite pas. Voilà pourquoi la description de la personne chez

Lévinas commence par la morale de la compassion devant le visage dénudé75

, ce que nous appelons

l'en-face existentiel, signe de la souffrance de mon semblable qui est mon prochain. Ce dernier se

révèle ainsi comme visage qui reflète ma signifiance ontologique, c'est-à-dire ma présence dans le

monde pour accomplir ma destinée de personne.

La signification de la proximité déborde alors les limites existentielles du monde pour

devenir transcendance, dépassement du soi en quête du prochain dans la souffrance76

. Il n'en résulte

point que je perds mon identité - l'ipséité du moi-par l'adoption du destin du prochain. Celui-ci n'est

71 P. Ricoeur, Histoire et vérité, op.cit., p. 110

72 ibid.

73 E. Mounier, Engagement de la Foi, op. cit., p. 48

74 ibid.

75 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 82

76 E. Lévinas, De l'Evasion, Paris, Fata Morgana, 1983, p. 52

25

pas devant moi pour m'étouffer par sa vulnérabilité. Il est à mes côtés, complice; nous sommes en

communion, ce qui fait l'offrande ou la gratuité de ma personne à son service.

Moi et le prochain, sommes la valeur suprême, la valeur des valeurs que l'amour divin offre au

regard de l'homme pour l'attirer vers lui. La personne humaine est la première des valeurs à

respecter, le bien par excellence à sauvegarder dans les relations interpersonnelles77

nous dit

Scheler.

Le prochain n'est ni un simple objet du monde, ni un instrument de mon besoin, mais il a sa

réalité à soi. Il est lui-même. Il est une entité séparée de moi, une entité subjective qui se révèle à

moi à travers son regard qui m'appelle, m'interpelle et m'ordonne à penser à lui avant de penser à

moi-même. Il me précède et me commande à l'aimer. Tel est l'appel qui transparaît sur son visage

qui constitue une hauteur, une transcendance par rapport à ma personne. Et c'est dans la mesure où

je réponds à son appel que notre face-à-face devient une relation.

Cessons donc de penser le prochain comme un objet à connaître. Il est avant tout un autre

homme, un autre être humain, plutôt qu'une autre intériorité, un autre moi. N'est-ce pas pour une

philosophie de la conscience que le prochain est un problème et même finalement peut être

considéré comme un obstacle pour le moi? L'homme ou l'individu n'a rien à voir avec une

conscience, une intériorité, mais il est défini par son humanité. Il est donc la réalisation du genre

humain, et par conséquent, il est originairement en relation avec d'autres individus du même genre.

Dans la nature de l'homme, il y a une tendance à vivre dans la cité; et en réalisant cette

tendance, l'homme tend vers son propre bien. Il ne peut s'accomplir comme homme que dans la cité.

Les hommes ont naturellement besoin les uns les autres et l'homme ne se définit pas autrement que

par sa relation au prochain. Les hommes vivent ensemble. Pas de doute sur le fait que le prochain

existe et qu'on communique avec lui. C'est même le fait anthropologique majeur, et c'est ce qu'il y a

de plus réel que l'individu isolé.

Le prochain n'est donc plus n'importe quel objet, une chose du monde qui se situerait face à

moi, mais une personne. Je n'appréhende donc pas le prochain, ni comme objet, ni comme sujet,

mais tout simplement comme personne, ayant une valeur absolue, suprême. Etant donné que ce qui

fait que je suis en présence d'une personne, c'est qu'elle est doué, comme moi, d'humanité et de

rationalité, il apparaît donc que le prochain n'est immédiatement accessible. Il y a une expérience

77 M. Scheler, Le formalisme en éthique, traduction de M. Dupy, Paris, Gallimard, 1955, p. 107

26

certaine et indubitable du prochain, et cette expérience renvoie à une exigence éthique: elle est un

appel à le respecter, à l'aimer, etc. en tant qu'il est un être humain.

Cela conduit à penser la relation entre les hommes autrement que sur le mode du conflit,

contrairement à ce qui se passe dans la logique de Sartre. L'expérience radicale que nous faisons du

prochain en tant qu'autre personne est plutôt harmonieuse que conflictuelle: le prochain appelle au

respect. C'est notre appartenance commune à l'humanité qui fonde ce respect. Il répondrait ainsi à

Sartre, comme à son époque il l'a fait à Hobbes, que la thèse selon laquelle « l'homme est un loup

pour l'homme » est en fait dérivée de ce que l'on voit actuellement, de ce que l'homme est devenu. Il

ne faudrait pas confondre l'homme en société avec la nature de l'homme.

27

CHAPITRE I : LA CONCEPTION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN

Lévinas, dans les notes explicatives de Humanisme de l'autre homme, parle du prochain

comme une essence invariable dont il faut affirmer sa place centrale dans l'économie du réel et de sa

valeur qui engendre toutes les valeurs, à l'instar du respect de la personne, en soi et en autrui, de

l'épanouissement de la nature humaine78

. Le prochain est enfin toute personne, « l'autre homme79

»

dont le visage est le trait le plus significatif de sa présence. C'est pourquoi Lévinas affirme: « la

proximité de l'Autre est signifiance du visage, signifiant d'emblée d'au-delà des formes plastiques

qui ne cesse de recouvrir comme un masque de leur présence dans la perception80

».

Ici encore, faut-il faire remarquer que le thème « prochain » n'est pas à confondre avec le

voisinage au sens spatial. Le prochain est le premier venu, le non choisi, le rencontré au hasard de la

vie, dans le croisement des chemins81

. Le prochain c'est tout être humain même le plus lointain.

Cependant, cette notion est poussée un peu plus loin par Lévinas jusqu’à parler du prochain comme

transcendant, comme présence de l’Infini tel que nous allons le développer dans ce chapitre ; une

conception qui rejoint la tradition chrétienne car le prochain peut être l’incarnation de Dieu et là la

figure de Jésus-Christ est très parlant. Lévinas n’hésite pas à nommer dans ses écrits Dieu, quand il

s’agit de la transcendance, comme ce qui échappe. Certains Pères de l’Eglise en l’occurrence saint

Augustin parlera de la présence de Dieu en nous. Voyons ce que dit Lévinas quand il considère le

prochain comme transcendant.

I.1-Le prochain comme transcendant

Si la personne est en effet l'au-delà de la nature ou du visage, elle se sert de cette même

nature pour se révéler. « Le prochain, affirme Lévinas, demeure infiniment transcendant, mais son

visage est le lieu où se produit sa manifestation82

». Celui-ci est en effet l'être absolument

irréductible qui déborde infiniment l'idée que je me fais. Il me visite toujours comme un étranger,

78 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, (note explicative p.1), Montpellier, Fata Morgana, 1972

79 E. Lévinas, Entre nous, Essais sur le penser à l'autre, Paris, Grasset, 1991, p. 170

80 ibid., p. 166

81 E. Lévinas, Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset et Fasquelle, 1982, p. 156

82 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 210

28

comme un absolument autre ou encore comme quelqu'un d'extérieur qu'il me faut apprendre à

connaître.

Cette distance du prochain dans sa proximité montre que l'homme passe infiniment l'homme

et qu'il y a une réalité transcendantale qui surpasse la réalité anthropologique et biologique qui me

fait face. La rencontre du prochain ouvre l'espace de la métaphysique, et donc de la transcendance

qui manifeste toute la grandeur et la hauteur de l'homme, en même temps qu'elle fait pressentir

l'infinition de Dieu dont l'homme est la trace. « L'homme est toujours l'au-delà de lui-même. Et cet

au-delà de soi montre que autrui est la source de la transcendance83

».

Dieu est identifié au Bien dans la tradition de Platon ; dans la tradition chrétienne, il est l'être

personnel par excellence dont la volonté est absolument bonne. La transcendance est l'altérité

radicale, qui entre en effraction au sein d'une subjectivité d'abord fermée. L'altérité s'inscrit au coeur

d'une subjectivité comme parole du commandement qui suscite l'éveil radical du sujet à une

existence dans la relation et par la relation. Cette relation est d'abord conçue comme obligation

d'une réponse de la part du sujet, réaction obligatoire de réfutation ou d'acceptation. Puis, une

réciprocité va s'installer en dépit de l'asymétrie première. Cette réciprocité est mise en lumière par

Stéphane Habib, comme interrelation entre l'homme et Dieu. La subjectivité du sujet humain ne

peut plus se dire que comme assujettie à l'Autre, et Dieu ne peut dire Je qu'à partir du moment où

l'homme lui dit Tu.

Pour saint Augustin, on aime Dieu dans le prochain car celui qui, en esprit, aime son

prochain, qu'aime-t-il vraiment en lui si ce n'est Dieu? Ce n'est pas notre prochain, tel qu'il s'offre à

nous présentement, que nous devons aimer, mais bien tel qu'il sera quand Dieu sera tout en tous.

Parlant du Christ: « Qu'a-t-il aimé en nous si ce n'est Dieu?84

». Soulignons qu'Augustin ne connaît

pas d'amour du prochain non motivé, c'est-à-dire que la gratuité tel que développé par Lévinas est

utopique et irréaliste. Augustin va plus loin en disant que nous utilisons le prochain afin de jouir de

Dieu. Et c'est surtout l'amour des ennemis qui a plus de mérite. Voilà pourquoi il affirme: « En

effet, tu ne l'aimes pas comme toi-même, si tu n'as pas à coeur de l'amener au bien vers lequel tu

tends toi-même85

». Etant un néoplatonicien, le Bien comme nous l'avons dit est identifié à Dieu.

83 E. Lévinas, Altérité et transcendance, op.cit., p. 11

84 Saint Augustin cité par A. Nygren, Erôs et Agapè, op.cit., p. 117

85 ibid., p. 120

29

Mais Nygren trouve que « par essence, l'amour chrétien est un « amour perdu ». Il est à l'opposé des

calculs rationnels86

».

En analysant la conception augustinienne du prochain, nous comprenons que tout ce que

nous faisons à l'autre homme, à notre semblable, c'est à Dieu lui-même à qui nous rendons non

seulement hommage mais également nos actions, nos oeuvres et c'est ce que nous retenons de cette

prophétie de Jésus-Christ lui-même passant par cette parabole commentée par Paul Rcoeur:

« Quand le Fils de l'Homme viendra dans sa gloire... Et il mettra les brebis à sa droite et les boucs à

sa gauche... Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite: venez, vous qui êtes les bénis de mon

Père... car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire...

Alors les justes lui répondront: Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim ou avoir soif et t'avons-

nous donné à manger ou à boire?... Et le Roi leur répondra: en vérité, je vous le déclare, toutes les

fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, vous me l'avez fait à moi-même.

Ensuite, il dira à ceux qui seront à gauche...87

».

C'est des rencontres semblables à celles du Samaritain et de l'inconnu assomé par les

brigands: donner à manger et à boire, recueillir l'Etranger, vêtir ceux qui sont nus, soigner les

malades, visiter les prisonniers, ce sont là autant des gestes simples, primitifs, faiblement élaborés

nous dit Ricoeur par l'institution sociale, réduit à la détresse de la simple condition humaine. C'est

l'homme qui n'a pas de rôle conducteur dans l'histoire. C'est l'ouvrier du travail parcellaire et

monotone sans qui les grandes puissances ne construiraient pas d'équipements industriel moderne,

c'est la personne déplacée, pure victime des grands conflits et des grandes révolutions88

. Les petits,

ce sont tous ceux qui ne sont pas récupérés dans ce sens de l'histoire. Les petits sont la figure du

Christ, ni les justes ni les injustes ne le savaient, le dernier jour le surprend: Seigneur, quand

t'avons-nous vu avoir faim et soif?

Nous pouvons déduire en disant que le sens de la compassion dans le présent est habité par

un sens eschatologique qui le dépasse. Et quand Lévinas parle de la transcendance effectivement,

c'est ce qui nous dépasse, ce qui nous échappe en autrui, dans le prochain. Pour Ricoeur, « le

prochain, c'est la manière personnelle dont je rencontre autrui, par-delà toute médiation sociale; en

ce sens enfin que la signification de cette rencontre ne relève d'aucun critère immanent à l'histoire,

86 ibid

87 P. Ricoeur, Histoire et vérité, op.cit., p. 101

88 ibid

30

ne peut être définitivement reconnue par les acteurs eux-mêmes, mais sera découverte au dernier

jour, comme la manière dont j'aurai, sans le savoir, rencontré le Christ89

».

La considération de la transcendance comme disait Emmanuel Mounier, nous amène, à

l'opposé, à souligner ce qui ne naît ni ne meurt, ce qui use les hommes et les siècles, et pour chacun

apparaît parfois comme la suspension de toute dialectique, l'appel à une fidélité absolue, la lumière

prophétique90

. L'absolu de l'amour, nous dit le même Mounier, « ...est de sacrifier au prochain, à

l'autre homme, à l'étranger ou à l'ennemi, le tout de mon individualité...pour lui donner l'attention de

ma personne et rendre hommage à cette part de vérité, de justice ou d'humanité qu'il porte en lui91

».

Pour dire que dans le prochain, il y a en lui quelque chose qui nous échappe et qui nous dépasse en

même temps, approche partagée par Lévinas.

A la suite de Ricoeur, nous dirions que ça vaut aussi pour le Moi, le sujet. Mais chez Sartre,

il n'y a pas une transcendance au-dessus de l'homme, c'est l'être humain lui-même qui est un

mouvement de transcendance. Voilà pourquoi il disait que son humanisme n'est pas un humanisme

de ceux qui pensent, avec Cocteau, que « l'homme est épatant »; mon humanisme dit-il, c'est de dire

que la responsabilité de l'homme est au coeur de sa dimension morale. La dimension morale

consiste à affronter sa propre liberté à sa propre responsabilité. Voilà à partir de quoi Sartre

construit son humanisme. Et c'est ce type de pensée-là mais à l'inverse de Sartre que Heidegger vise

dans sa lettre sur l'humanisme en disant: ces gens-là ont raté quelque chose; ce qu'ils ont raté, au-

delà de cette vision qu'ils nous proposent de l'humanisme, de l'autonomie de l'homme, du sujet, c'est

précisément le fait que l'homme ne peut être le dernier mot. Le dernier mot c'est l'être.

Est-ce que l'être heideggerien, est-il Dieu des chrétiens? Selon une des formules les plus

connues de Heidegger, « l'homme c'est le berger de l'être »; l'homme doit veiller à quelque chose

qui le dépasse que nous appelons transcendance et qui est ce qu'il nomme l'Etre. Même si Heidegger

n'est pas explicitement chrétien, un certain nombre de théologiens vont s'emparer de ses positions

pour dire: qu'Heidegger aille donc jusqu'au bout de sa pensée et qu'à la place de ce qu'il appelle

l'Etre, le nomme par son nom, la transcendance divine.

89 ibid., p. 102

90 E. Mounier, Engagement de la Foi, op.cit., p. 52

91 ibid., p. 71

31

Voilà pourquoi Stamatios disait: « La personne est un étant dont la finitude porte à l'infini,

voire jusqu'à l'Etre personnel qu'il a engendré à son image et à sa ressemblance92

». Dans cette

perspective, le prochain désigne l'homme qui porte sur la terre les signes de la présence divine.

Ainsi, la personne humaine témoigne d'un univers qui fait cohabiter l'absolu et le relatif de son

existence; sachant que le but est ici d'engager l'homme sur le chemin d'amitié ou d'amour pour le

prochain. C'est de la tradition judéo-chrétienne que la personne, ayant une intériorité portée à la

transcendance et une irréductibilité, tire son origine. La personne de l'homme représente ainsi le

pont qui unit la finitude à l'infini.

Comme nous l’avons dit, Lévinas n’hésite pas à nommer la transcendance « Dieu » dans ses

textes philosophiques. Il ne s’agit alors en aucun cas de désigner l’être parfait et le plus puissant,

cause de lui-même et de toute autre existence. Dieu n’est pas d’avantage le nom d’un concept

susceptible d’être pris dans la démarche de la preuve ou de la déduction. Il ne s’agit surtout pas du

« Dieu des philosophes ». Mais, il ne faut pas s’y tromper, il ne s’agit pas non plus du « Dieu

d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », du Dieu auquel on se rapporte dans la foi ; la foi

traditionnellement opposée à la rationalité et à ce qui passe pour une des formes les plus élaborées

de cette dernière : la philosophie.

C’est que Dieu n’est pas une présence à laquelle on puisse se rapporter, de quelque manière

que ce soit. Dieu se caractérise par sa sainteté, c’est-à-dire sa séparation absolue, sa transcendance

jusqu’à l’absence. Dès lors, Dieu n’est pas même là, déjà paradoxale présence d’autrui. Il est autre

qu’autrui, autre autrement, autre d’altérité préalable à l’altérité d’autrui93

. C’est cette absence

absolue de Dieu qui interdit de penser autrui comme étant en quelque sorte « incarnation » de Dieu,

et qui commande mon rapport au prochain comme responsabilité éthique s’arrachant à l’érotisme, à

la recherche de l’immanence dans la jouissance de la présence.

Un des soucis de Lévinas consiste à montrer que Dieu « vient à l’idée », que Dieu a à voir

avec la philosophie comme nous le verrons plus tard parlant de la mort à l’idée de la renaissance de

Dieu chez Lévinas car pour ce dernier, il n’est pas un germe d’irrationalité, mais au contraire source

de la signification ou de la signifiance la plus haute dans son refus même d’être capturé par le logos

philosophique qui synchronise en présence stable et disponible. Du même coup, il ne peut s’agir

d’opposer simplement le Dieu de la foi religieuse au Dieu des philosophes. Dans certains de ses

92 Stamatios Tzitzis, Qu'est-ce que la personne? Paris, Armand-Colin, 1999, p. 9 93

E. Lévinas, Difficile liberté, Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1963, (éd. Revue et augmentée, 1976), p.115

32

textes, Lévinas soupçonne même cette opposition de simplement distinguer deux modes, certes

irréductibles l’un à l’autre, du rapport à la présence.

Dieu doit donc être pour lui le nom de ce qui n’est ni substance ni concept, de ce qui n’est

pas une présence offerte au travail d’argumentation de la philosophie ou inversement à la révélation

de la foi. Le nom de ce qui, en cette manière même, ouvre à la signification en venant déranger de

sa trace la phénoménalité et le discours qui la reflète en la synchronisant, exemplairement le

discours philosophique.

En un sens, chez Lévinas, Dieu n’est rien puisqu’il n’est pas substance, puisqu’il n’est pas

présence. Il se caractérise dès lors par sa séparation d’avec l’immanence de la présence disponible

pour la jouissance du sujet dans son égoïsme. Le sujet immergé dans l’immanence de la présence du

Monde se caractérise par sa séparation absolue d’avec la transcendance dont il oublie qu’elle le

dérange. Ce qui caractérise un tel sujet, c’est son athéisme. On ne remarquera jamais assez que cet

athéisme légitime, en son oubli même de la transcendance, est un moment de vérité puisqu’en son

absolue séparation, il atteste de la séparation, de la sainteté, de la transcendance.

Plus encore, le rapport authentique à Dieu suppose l’athéisme, la séparation de l’athée : cette

dernière permet de court-circuiter la possibilité de deux risques. Le risque qui guette le croyant des

religions positives, d’une participation à la transcendance, celui d’une fusion affective avec la

présence de Dieu, voire d’une effusion mystique : ce risque persistant dans le monothéisme, le

contredirait en faisant droit à la violence du mythe, à l’ensorcellement par le sacré ; en faisant croire

à la présence de Dieu dans le sentiment. Mais le risque inverse, celui d’une approche conceptuelle

de Dieu, est aussi écarté par l’athéisme, par la séparation qu’il suppose : si Dieu est absolument

séparé, alors il échappe tout autant à la capture par le concept qu’à la participation dans l’effusion

sentimentale.

Bref, tout autant qu’au sacré mythique, il échappe à la théologie, au discours rationnel sur

Dieu, à la relation métaphysique par excellence ; puisque je n’ai jamais d’accès direct à Dieu, dans

la plénitude d’une présence, à son site authentique dans le rapport à ce qui m’interpelle dans sa

paradoxale présence : le visage humain qui me commande plus que le respect, le sacrifice. Pour le

dire autrement, l’athéisme nécessaire atteste que la relation authentique à Dieu, comme tel absent, a

pour site non pas le sentiment de la croyance religieuse, ni la théologie, mais l’éthique.

Nietzsche va s'opposer à cette idée de la transcendance car pour lui, la providence comme

effet d'un esprit universel, ou encore l'existence d'un logos, signe d'une présence divine ne sont

33

finalement que des illusions. Il se montre profondément hostile à l'idée d'un être absolu.

L'authentique créateur est celui qu'habite la puissance d'inverser la hiérarchie des valeurs94

.

Or l'être conjugue deux dimensions: celle de l'infini qui remonte jusqu'à Dieu selon la

tradition religieuse, et celle de la finitude qui embrasse l'existence. Pour Karl Jaspers par exemple,

le monde implique «dans son évanescence quelque chose de réel: Dieu et l'existence95

». Pour lui, la

personne humaine témoigne de l'existence de Dieu. Son existentialisme est onto-théologique96

. Pour

Jaspers, l'autonomie de la personne, dans sa perspective ontologique, est compatible avec sa

dépendance à Dieu. C'est pourquoi mon être n'est pas fait par moi-même97

. Seule une liberté

phénoménologique, orpheline de Dieu, peut dépendre du bon vouloir, ce qui impliquerait la

divinisation de l'homme98

.

En effet, tout acte libre se situe entre la transcendance et l'historicité de l'existence. On

éclaire le mystère de la vie, à partir d'une existence en quête de l'Infini. Dans ce contexte, la

philosophie nous aide afin d'éclairer notre chemin dans le monde et l'élan vers la transcendance99

.

Voilà pourquoi il affirme que dans notre conditionnement par les lois de la matière, nous

« percevons quelque chose d'une présence éternelle100

».

La transcendance est la direction de ce dépassement qui mène vers Dieu. Cette

transcendance révèle la possibilité d'une vie supérieure qui se réalise dans la liberté. C'est grâce à

cette liberté que la personne humaine ne voit pas les limites du monde sensible comme le terme

ultime de son existence. L'homme jasperienne signale la finitude de l'existence qui, néanmoins,

comprend la potentialité de l'Infini. Et la transcendance ici se manifeste comme la fin primordiale

de l'existence humaine.

L'absolu n'est pas une façon d'être, il relève d'un libre choix, il est un objet de foi qui fixe les

fins de l'existence101

, témoignant de la nature ontologique de l'homme: sa participation à l'infini de

l'être, où il se met en relation avec Dieu. En effet, comme personne libre, j'ai le sentiment que je

n'existe pas par moi-même et que j'ai à être pour moi-même, grâce à lui qui demeure une Présence

94 F. Nietzsche, Ecce Homo, Paris, Gallimard, 1978, p. 77

95 K. Jaspers, Introduction à la philosophie, Paris, PUF., 1991, p. 88

96 ibid

97 ibid., p. 47

98 ibid., p. 46

99 ibid., p. 135

100 ibid., p. 140

101 ibid., p. 57

34

omnipotente dans l'existence102

. Pour lui, nier Dieu, c'est nier l'existence, et par-là même la liberté

qui me fait mouvoir dans le monde comme personne historique. Par contre, pour Sartre, la

transcendance de la personne n'indique pas un élan vers un être intelligible, mais le débordement de

ces états comme une mise en pratique.

Le prochain marque par son visage, une transcendance à ma présence dans le monde car il

est au-delà du monde, et cherche à m'accueillir dans son antériorité. Voilà pourquoi Lévinas dit que

le visage comme unicité d'une personne précise, se dresse, en même temps comme symbole de la

transcendance humaine103

; et la transcendance, élan vers le dépassement des bas instincts, ne

connaît pas des limites.

Pour lui, dans la présence du prochain, le transcendant et l'Infini font irruption dans l'existence

humaine. A la suite de cette affirmation lévinassienne, nous pouvons dire qu'il y va de soi quand on

dit que toute philosophie qui se veut authentique, se donne le droit de critiquer celle qui précède,

c'est-à-dire de mener une réflexion seconde sur ce qui est considéré comme vrai, comme acquis.

Lévinas ne fait pas exception à cette règle. Raison pour laquelle il réagira face à ses prédécesseurs,

notamment pour ce qui est de la conception du prochain.

On pourrait résumer son projet philosophique en une question: si nous continuons à donner

le primat au Moi que ce soit au niveau spéculatif ou au niveau pratique, à quoi cela nous mène si ce

n'est au subjectivisme, à la haine et au meurtre? Mieux encore, ne faut-il pas recentrer la

philosophie de l'homme, accueillir sa présence tout en reconnaissant son caractère transcendant? Le

dictionnaire philosophique définit le transcendant comme ce qui s'élève au-delà d'un niveau ou

d'une limite.

Ainsi, nous pouvons dire qu'un être transcendant est celui qui a quelque chose de singulier

dont il peut nous enrichir. Un être qui par certains aspects échappe à l'être. Et lorsque Lévinas parle

du prochain comme transcendant, il utilise l'expression un Dieu homme104

qui nous montre la

présence de Dieu en l'homme. Selon lui, « l'intervalle qui s'étend entre le ciel et l'homme c'est la

transcendance105

». En effet, Lévinas est convaincu que l'Infini se manifeste dans le fini106

.

102 ibid., p. 46

103 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 115

104 ibid., p. 69

105 E. Lévinas, « Diachronie et représentation », in L'éthique comme philosophie première, (sous la direction de Jean Greisch et de Jacques Rolland ), Paris, Cerf, 1993, p. 450

106 ibid., p. 50

35

I.2-Le prochain comme présence de l'Infini

Lévinas nomme la transcendance dont le nom le plus rigoureux est l’Infini. La relation du

face-à-face avec le visage du prochain est une relation immédiate où le Tout Autre est présent.

« Dans l'accueil d'autrui, j'accueille le Très Haut, l'Unique ».107

Le visage est un chemin qui met en

cheminement vers le Tout Autre qui vient d'un ailleurs, mais qui entre en relation avec le Moi pour

susciter en lui le désir de la transcendance. Ce Tout Autre, Lévinas l'appelle l'Infini, l'Extraordinaire

ou l'Absolu. En certains passages de ses oeuvres, Lévinas nomme aussi cet Extraordinaire du nom

théologique de Dieu. « Dans l'accès au visage, précise-t-il, il y a certainement l'accès à l'idée de

Dieu108

». Ce Dieu, est en réalité l'extraordinaire. « L'Unique, c'est l'Autre de façon éminente; il

n'appartient pas à un genre109

».

Chaque homme est marqué par le tampon divin. Il est le reflet de la divinité. La rencontre du

prochain est la route qui conduit à la rencontre de Dieu, parce que l'homme est à l'image de Dieu.

Mais parler ainsi n'autorise pas à mettre en parallèle entre Dieu et l'homme. L'homme n'est pas

l'icône de Dieu, mais seulement le reflet ou la trace. Et si Dieu se glorifie en effet par la subjectivité

ou par l'aventure humaine de l'approche de l'autre, il ne fait pas corps avec l'humain110

.

Ce dernier n'est ni l'image stéréotypée de Dieu, ni Dieu. Il est la trace à travers laquelle Dieu

se révèle tout en gardant sa distance. « Le Dieu qui a passé n'est pas le modèle dont le visage serait

l'image. Etre à l'image de Dieu ne signifie pas être icône de Dieu, mais se trouver dans sa trace. Le

Dieu révélé de notre spiritualité judéo-chrétienne conserve tout l'infini de son absence qui est dans

l'ordre personnel même. Il ne se trouve que par sa trace, comme dans le chapitre 33 de l'exode. Aller

vers lui... c'est aller vers les autres; car Dieu se situe « au-delà des calculs et des réciprocités de

l'économie et du monde111

».

L'icône est la représentation imagée de Dieu et des saints. Elle fixe les traits et les

caractéristiques de la personne spirituelle représentée. Et il y a une identification entre l'icône et sa

représentation que la vue de l'icône donne une idée de la personne représentée. « Que la

transcendance se soit produite à partir de la relation horizontale avec autrui ne signifie ni que l'autre

107 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 335

108 E. Lévinas, Ethique et Infini, Paris, Livre de Poche, 1984, p. 97

109 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 225

110 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 188

111 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 63

36

soit Dieu, ni que Dieu soit un grand Autrui112

». Au regard de cette remarque, on ne peut pas se

permettre de dire que l'homme est une icône de Dieu. Car on ne saurait établir une identité égalitaire

entre Dieu et l'homme. Dieu dépasse infiniment l'homme.

Cependant Dieu a crée l'homme pour participer à la manifestation de sa gloire, en lui sa

signature, sa marque et son empreinte; une empreinte qui ressemble à celle que tout artiste pose

derrière son oeuvre pour révéler l'identité de la main qui l'a façonnée, et son lieu de provenance. Le

visage de l'homme fait office d'une telle oeuvre. En le voyant, on se souvient de son auteur; on se

rappelle le travail qu'il a fait. Vu comme tel, on comprend que Lévinas parle de la personne

humaine en termes de trace de Dieu.

La trace, selon le dictionnaire Larousse, est une empreinte, une cicatrice, le vestige marquant

le passage d'un corps, d'un animal ou d'une personne. La trace est une impression, un sceau, un

témoignage, la marque laissée par quelqu'un qui est passé; mais c'est aussi un sillage, une voie ou

un chemin, le chemin emprunté par quelqu'un qui est passé, mais dont la trace rappelle le passage et

constitue la marque de la présence révolue. Vouloir entrer en relation avec ce Présent qui est passé,

c'est savoir suivre le chemin qu'il a emprunté pour pouvoir le retrouver au-delà du même chemin.

Pour retrouver Dieu, il faut passer par l'homme comme nous allons le développer par la suite.

En somme, on peut dire qu'avec Lévinas, il n'ya pas d'identification possible entre le Tout

Autre qui vient d'un ailleurs et le prochain que nous voyons et qui fait partie de notre réseau de vie

et de relation. Le prochain n'est pas l'incarnation de Dieu, mais la manifestation de la hauteur où

Dieu se révèle113

. La relation avec le prochain est le champ que dessine le paradoxe d'un Infini sans

se démentir dans ce rapport114

. Dieu ne peut pas être enfermé dans un humain.

Dans ce sens, la foi chrétienne en l'incarnation de Dieu et en la vérité de sa pleine révélation

dans la personne historique de Jésus Christ pose problème pour Lévinas, même s'il essaie par

ailleurs de faire une tentative philosophique de compréhension, sans pour autant l'accepter. Dans

des articles parus dans deux ouvrages différents (Entre nous, essais sur le penser à l'autre et A

l'Heure des Nations), Lévinas fait une tentative de compréhension de l'incarnation de Dieu à partir

de la lecture talmudique de l'idée de Dieu.

112 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 84

113 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 51

114 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 189

37

Pour lui, l'idée chrétienne de l'incarnation de Dieu, pourrait en un premier temps rejoindre la

compréhension vétéro-testamentaire de la proximité de Dieu à travers la souffrance du pauvre, de la

veuve et de l'orphelin. Lévinas affirme à ce propos: « Des concepts comme la kénose de Dieu,

l'humilité de sa présence sur la terre, sont très proches de la sensibilité juive dans toute la vigueur de

leur sens spirituel115

».

Que la kénose ou l'humilité d'un Dieu consentant à descendre jusqu'aux conditions serviles

de l'humain... ait sa pleine signification dans la sensibilité religieuse juive est d'abord attestée par

des textes bibliques eux-mêmes. Les termes évoquant la Majesté et la Hauteur divines sont souvent

suivis ou précédés de ceux qui décrivent un Dieu se penchant sur la misère humaine ou habitant

cette misère116

. Cela veut dire en clair que Dieu se dit par la proximité du pauvre et du souffrant.

Mais si Lévinas reconnaît cette proximité de Dieu dans la relation horizontale avec le

prochain souffrant, dans un second temps, il n'accepte pas l'idée que Dieu puisse s'abaisser jusqu'à

assumer dans son intégralité le corps humain. Dans une conférence donnée à Paris en 1968, à

l'occasion de la Semaine des Intellectuels Catholiques, il déclarait: « Le Dieu s'humiliant pour

demeurer dans le contrit et l'humble117

, le Dieu de l'apatride, de la veuve et de l'orphelin, le Dieu se

manifestant dans le monde par son alliance avec ce qui s'exclut du monde, peut-Il, dans sa

démesure, devenir un présent dans le temps du monde? N'est-ce pas trop pour sa pauvreté? N'est-ce

pas trop peu pour sa gloire?, ...

Pour que l'altérité dérangeant l'ordre ne se fasse pas aussitôt participation à l'ordre, pour que

demeure ouvert l'horizon de l'au-delà, il faut que l'humilité de sa manifestation soit déjà

éloignement. (...). Il faut un retrait inscrit dans l'avance et comme un passé qui ne fut jamais présent.

La figure conceptuelle que dessine l'ambiguïté de cet anachronisme, ..., nous l'appelons trace. Mais

la trace n'est pas un mot de plus: elle est la proximité de Dieu dans le visage de mon prochain118

».

La même approche, nous pouvons la retrouver dans: Un Dieu Homme?119

Il ajoute par ailleurs: « La façon positive d'être concerné par Dieu vient précisément de

l'altérité de l'homme, la responsabilité pour le prochain. (...). Cette signifiance éthique originelle du

visage signifierait ainsi, sans métaphore et sans figure aucune, au sens rigoureusement propre, la

115 E. Lévinas, A l'Heure des Nations, Paris, éd. De Minuit, 1988, p. 190

116 ibid., pp. 133-134

117 Is, 57, 15

118 E. Lévinas, « Qui est Jésus-Christ? », in Recherches et Débats 12, 1968, p. 189

119 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., pp. 64-71

38

transcendance d'un Dieu qui n'est pas objectivité dans le visage où il parle, qui ne prend pas corps,

mais qui approche précisément par ce renvoie au prochain, en obligeant les hommes les uns envers

les autres.

Il affirme enfin pour mieux comprendre sa position par rapport à l'incarnation, notion

fondamentale dans le christianisme que: « Ayant appris plus tard les concepts théologiques de

transubstantiation et d'eucharistie, je me disais que la vraie eucharistie était dans la rencontre

d'autrui plutôt que dans le pain et le vin, que c'est dans cette rencontre d'autrui que résidait la

présence personnelle de Dieu; et que cela, je l'avais déjà lu dans l'Ancien Testament au chapitre 58

d'Isaïe120

».

Tout en respectant la position de Lévinas dans la logique de son raisonnement philosophique

et religieux, nous nous inquiétons de la réduction qu'il fait de l'idée de la révélation de Dieu. Et la

question que nous lui posons est de savoir ce qu'il pense de la liberté divine. De la même manière

que prend l'initiative de faire refléter sa trace sur le visage du prochain, n'est-il pas aussi libre de

radicaliser cette proximité jusqu'en faire le lieu plénier de sa présence sans se démentir dans cette

présence ou renier sa divinité.

Paradoxalement, nous pouvons remarquer que chez Lévinas, lui qui parle du prochain

comme manifestation de Dieu de part son apparition par le visage, lui qui parle du prochain comme

présence de l'Infini en train de déclarer l'invisibilité de Dieu en ces termes: « Il est invisible au point

de ne pas se laisser représenter, ni thématiser, ni nommer du doigt comme un quelque chose en

général, comme un ceci ou un cela, et dès lors « absolument non incarnable », ce qui n'arrive pas à

prendre corps, inapte à l'hypostase, (mais qui cependant est) affection d'au-delà de l'être et de

l'étant121

».

Le préfixe « in » de visibilis peut avoir ici deux nuances: il traduit à la fois une négation (le

non-visible) et un lieu de présence (dans le visible). Dire que Dieu est invisible signifie alors qu'il se

reflète dans le visible tout en se retirant, échappant ainsi à toute contemporanéité immanente. Le

Dieu biblique est un « Dieu non contaminé par l'être122

». Il perce l'immanence sans s'y ordonner et

se fait proximité sans donner prise au dévoilement. La révélation est une proximité dans le retrait

car il ne signifie que par sa trace que symbolise le visage du prochain. Je ne voudrais, dit Lévinas,

120 E. Lévinas, A l’Heure des Nations, op.cit., pp.201-201

121 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., pp. 183-184

122 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 10

39

rien définir par Dieu, parce que c'est l'humain que je connais. C'est Dieu que je peux définir par les

relations humaines et non l'inverse. La notion de Dieu, Dieu le sait, je n'y suis pas opposé.

Mais quand je dois dire quelque chose de Dieu, c'est toujours à partir des relations humaines.

L'abstraction inadmissible, c'est Dieu. C'est en termes des relations avec autrui que je parlerai de

Dieu123

. Dieu n'appartient pas à une réalité corporelle. Cependant il passe par le corps pour se

signifier en prenant les apparences d'un visage nu et exposé. Le prochain procède de l'Absolument

Absent. Mais sa relation avec l'Absolument Absent dont il vient, n'indique pas, ne révèle pas cet

Absent; et pourtant l'Absent a une signification dans le visage. Dans l'être, une transcendance

révélée s'investit en immanence, l'extraordinaire s'insère dans un ordre, l'Autre l'absorbe dans le

Même, à la manière d'une trace124

.

Le prochain, selon Lévinas, est avant toute présence; une présence que je dois accueillir

comme telle et qui m'invite à sortir de moi-même. Toutefois, cette sortie ne veut pas dire

impérialisme du prochain, car ce dernier demeure un mystère de part son altérité inviolable. Voilà

pourquoi François Frédéric Lot paraphrasant la pensée lévinassienne, a pu dire que « l'autre se situe

au-delà de nos pouvoirs, au delà de mathématisation ou quantification et au-delà de la connaissance

conceptuelle125

».

Examinons avec François Frédéric Lot ces trois modes de dépassement du Même par le

prochain, l'Autre. D'abord, le prochain échappe à l'efficacité technique et ne peut donc se réduire à

un simple avoir, car en dépit des florissants progrès, aucune machine n'a pu jusque-là maîtriser

l'homme. Sa liberté et son intégrité demeurent infranchissable. A ce sujet, Epictète disait que

l'homme demeure libre même étant en prison, c'est-à-dire libre de penser, et l'on sait combien la

pensée d'une personne lui est propre. Ensuite l'autre ne peut « se ramener à l'unité synthétique dans

le nombre (...) quand l'autre n'est plus dans le gouvernement qu'unité au nombre, il y a

totalitarisme126

».

Enfin, le prochain échappe à ma connaissance qui elle-même est souvent comprise comme

tentative de supprimer l'altérité. Pour mieux l'expliciter, nous savons que dans le processus cognitif,

il y a toujours un sujet et un objet et si l'on exclut la pure subjectivité comme des situations

123 E. Lévinas, « Transcendance et hauteur », in Bulletin Société Française de Philosophie 3, 1962, p. 110

124 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 58

125 F.F. Lot, « A l'écoute d'un philosophe contemporain : Emmanuel Lévinas et la pensée de l'Autre », in Aletheia, n° 18, décembre, 2000, p. 58

126 ibid., p. 59

40

extrêmes, la connaissance signifie donc dans cette optique assimilation du prochain par le Même. Il

y a ici, de toute évidence, idée de fusion d'une entité par une autre. Dans le langage des biologistes,

l'on parlerait de phagocytose. Lévinas, quant à lui refuse de prendre une telle orientation.

La raison de refus est que le prochain qui est en face de moi est autre et le demeure, malgré

mes tentatives d'appropriations. Par son visage, il me rappelle que je ne dois pas me limiter à la

simple immanence, car le prochain ressemble à Dieu et il préexiste par rapport à moi. En effet,

Lévinas dit que lui-même témoigne de sa gloire à travers le visage de l'homme et aussi à travers la

vie spirituelle que mènent certaines personnes.

Afin de mieux expliciter cela, il prend pour exemple la communauté juive: « quand les juifs

commencent certaines prières, ils disent « tu », à la fin, ils disent « il » comme si la transcendance

de Dieu était survenue entre temps. Parce que le prochain a quelque chose qui me dépasse, suscite

en moi le désir: l'Infini vient à ma rencontre et moi je réponds par le désir. Cependant, ce désir n'est

pas manque 127

». Plus précisément, Lévinas appelle cette présence de la hauteur « illéité »128

de

l'Infini. Comme dans le cas du visage, saisi dans son nom, immédiateté, l'Infini qui se révèle ainsi

fait que, en dernière analyse, je devienne même responsable de la mort du prochain129

.

La relation à l’Infini se dit premièrement et de manière décisive comme Désir parce qu’elle

consiste d’abord en une épreuve bouleversante : le Moi éprouve en lui cela même qui le déborde

infiniment. Il s’agit donc d’une relation sensible, absolument non théorique. Mais le Désir est

qualifié par Lévinas de « métaphysique » afin d’opérer une claire distinction, et même une

opposition, d’avec le besoin comme tel mondain.

Le besoin caractérise le Moi égoïste qui cherche par la consommation et la jouissance des

substances qui sont offertes dans le Monde, à combler le manque et à restaurer ainsi la clôture de sa

souveraineté de Même : ce qui s’appelle le bonheur. Remarquons au passage que le procès ainsi

décrit est ambigu si le besoin, déjà, réouvre la clôture de l’égoïsme du Moi. Le Désir, se définissant

en s’opposant au besoin, loin de s’inscrire dans le processus de clôture du Même, du moi égoïste,

loin d’ouvrir en appelant la fermeture comme la faim n’ouvre à l’altérité de l’aliment que d’appeler,

déjà, à sa résorption dans l’égoïsme d’un Moi, le Désir, donc, est relation à l’Infini par-delà

l’horizon du Monde, relation que le Désiré creuse et ne comble pas130

. En ce creusement sans cesse

127 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 112

128 Presence du Tiers

129 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 128 130

E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.4

41

recommencé, infini, l’altérité comme telle se donne, elle se donne en tant qu’altérité absolue de

l’Infini qui met en question mon égoïsme.

Lévinas ne le dit pas ainsi, mais on pourrait dire, en effet, que c’est comme Désir que

l’altérité se donne. Au sens ou ce creusement du Désir (l’Infini) n’équivaut en aucun cas à une

frustration du Désir, au sentiment d’un manque. Est court-circuitée l’altérnative manque/satisfaction

qui gouverne le besoin. Le Désiré n’est jamais absorbé par le Même, en ce sens il lui échappe tel

que nous venons de l’évoquer parlant du prochain comme transcendance, et cependant il ne manque

pas, puisque c’est ainsi, dans ce creusement même, qu’il est donné. C’est pourquoi, loin de mettre

en péril le Désir, ce creusement infini, au contraire, l’accomplit en le rendant sans cesse plus

intense. Comme si, à la différence de la faim concrète qui vise l’aliment, le Désir, en sa dimension

métaphysique, se nourrissait de sa propre faim131

.

Le manque est de l'ordre de l'immanence et suscite le besoin qui a pour finalité de combler

ce manque. Une fois qu'un tel besoin a trouvé satisfaction, l'on pourrait alors se passer du prochain.

Par contre, le désir lévinassien est le fait d'un être plein. François Frédéric Lot l'a bien compris

lorsqu'il écrivait que « le désir vient mettre en danger la paix de ceux qui sont comblés132

».

Dans ce sens « le désir se distingue de l'eros d'Aristophane dans le Banquet: le désir n'est

pas nostalgie de ce que l'on aurait perdu. Il ne s'identifie pas à l'amour platonicien qui cherche

l'immortalité, le lévinassien vise l 'autre133

». Dans cette perspective, le désir se comprend comme

gratuité, plus qu'il naît de la rencontre avec le prochain, ce dernier que je respecte, l'autre que

j'accueille, le prochain dont je suis responsable.

Mais si le désir est insatisfaction, gratuité non-accomplissement, il ne cherche pas d'abord ce

qui échappe, il veut avant tout orienter le Même vers le prochain qui lui apparaît comme visage.

Cependant François Frédéric Lot commentant sur le concept de visage chez Lévinas, fait remarquer

que le visage ne saurait se réduire à une image, au visible, à ce qui apparaît quand je regarde une

personne face-à-face, même si c'est ce qui est communément admis. Lévinas appelle cela « une

image plastique134

» et il pense que ce masque plastique à lui n'ouvre pas à l'éthique. Encore faut-il

accepter d'aller à la rencontre du prochain sans a priori. François Frédéric Lot quant à lui ajoute que

ce masque de l'a priori, de la conviction interdit même la relation.

131 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p.49

132 F.F.Lot, « Al'écoute d'un philosophe contemporain », op.cit., p. 62

133 ibid 134

E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 43

42

Deux choses caractérisent donc le visage chez Lévinas: d'une part sa nudité, sa pauvreté, sa

fragilité et d'autre part sa résistance éthique. Le visage, pur phénomène au sens kantien de ce qui

apparaît, il dévoile une hauteur. Penchons-nous quelque peu soit-il sur ce double caractère du

visage. La résistance éthique fait dire au visage « tu ne tueras point ». Cette interpellation engage

ma liberté parce que quelque chose m'échappe dans ce visage; mes limites sont dévoilées et cette

remise en question peut me pousser jusqu'à la tentation du meurtre. Voilà pourquoi Lévinas écrit

que « autrui est le seul être tenté de tuer135

».

A ce sujet, François Frédéric Lot précise que dans la tentation du meurtre, je ne tue pas le

prochain à vrai dire car l'Infini dévoilé dans le visage résiste à tout pouvoir, ce que je tue c'est ma

souffrance de ma propre limite. Dès lors, il apparaît une inversion du sens de la violence. Nous

n'éliminons pas les prochains, les autres parce qu'ils nous nuisent de l'extérieur, mais parce qu'ils

exposent notre finitude brisant ainsi notre présomption à vouloir tout connaître, tout posséder.

De la conception lévinassienne du prochain, nous pouvons dégager trois caractéristiques

principales du visage: le visage comme théophanie, le visage comme appel à la responsabilité vis-à-

vis du prochain et enfin le visage comme moyen d'auto-reconnaissance pour le Moi. Fortement

marqué par le judaïsme, Lévinas souligne le fait que notre relation à Dieu passe nécessairement par

la reconnaissance du prochain. Nul ne pourrait prétendre aimer Dieu en négligeant son semblable,

car dit-il, « la théologie pour moi commence dans le visage du prochain. La divinité de Dieu se joue

dans l'humain. Dieu descend dans le visage de l'Autre136

».

En prenant ces paroles du talmud que voici: « juger la cause du pauvre et du malheureux,

n'est-ce pas méconnaître dit l'Eternel137

», Lévinas veut nous montrer que le prochain est le chemin

incontournable pour accéder à Dieu. Et c'est ce qu'il affirme lorsqu'il dit: « c'est dans la priorité de

l'autre homme sur Moi que Dieu me vient à l'idée138

». L'éthique de Lévinas semble reposer sur la

considération du visage du prochain.

En effet, pour que le Moi puisse découvrir le prochain, il faut la rencontre de son visage que

nous voulons développer dans le chapitre suivant car, c'est par son visage que le prochain manifeste

la transcendance où le Moi se rend compte que le prochain reste toujours un mystère comme disait

135 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 22

136 E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, op.cit., p. 202

137 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 209

138 E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, op.cit., p. 201

43

Gabriel Marcel et qu'il s'impose dans leur relation comme inauguration de quelque chose qui me

dépasse.

Le prochain s'impose par l'infini de sa transcendance. « Cet infini plus fort que le meurtre,

nous résiste déjà de son visage, et son visage est l'expression originelle, le premier mot « tu ne

commettras pas de meurtre ». L'Infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui

dure, luit dans le visage d'autrui139

». Le visage est lui-même la révélation de l'Infini.

Ainsi dans le visage du prochain, le Moi entre en relation avec l'Infini; il s'ouvre à l'Absolu

que les traditions religieuses appellent Dieu. Le visage du prochain est donc une présence vivante,

présence de Dieu. Raison pour laquelle Lévinas dit que c'est à partir du visage du prochain que

m'est signifié le commandement par lequel Dieu me vient à l'idée, comme nous venons de le voir

plus haut. Notons que Lévinas, dans ce contexte, ne dit pas que le prochain est Dieu ni un médiateur

entre nous et Dieu. Mais dans le visage du prochain, on entend la Parole de Dieu et lit le

commandement « tu ne tueras point ».

En effet, Lévinas lui-même écrit: « le prochain n'est pas l'incarnation de Dieu mais

précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se

révèle140

». La médiation sur le visage du prochain renvoie à la dimension du divin. Et Lévinas est

de préciser en disant que « dans l'accès au visage il y a nécessairement aussi un accès à l'idée de

Dieu141

». En d'autres termes, comme nous allons le développer, l'humain devient un chemin

incontournable dans la pensée lévinassienne pour accéder au divin. Et par conséquent, la personne

humaine constitue donc un certain absolu.

Pour nous résumer, disons tout simplement que pour Lévinas, le développement rigoureux

du concept de la transcendance, ou extériorité, qui luit dans le visage du prochain, s’exprime par le

terme d’Infini. Totalité et Infini : tel est le titre de l’un de ses ouvrages majeurs. C’est que la loi de

l’être qui vaut pour l’Etre en général comme pour tout être particulier, consiste à ramener à soi, à

assimiler, et donc à ne rien laisser à l’extérieur, à sans cesse totaliser. Or c’est en tant qu’infini que

la transcendance aura toujours déjà brisé la totalité, et l’aura ainsi rendue possible.

Le terme « Infini » fait entendre le surplus ou l’excès sur toute totalité, excès qui n’est nulle

part ailleurs que dans le dynamisme ou le mouvement même d’excéder : débord qui est tout entier

139 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 173

140 ibid., p. 51

141 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 97

44

débordement ; infinition écrit parfois Lévinas. Avec constance depuis Totalité et Infini, Lévinas

place sa pensée de l’Infini pour ainsi dire sous le patronage de l’idée d’Infini selon Descartes.

Non qu’il s’agisse de venir envelopper l’infini en une idée ou un concept, mais précisément

parce que Descartes insiste sur le fait que l’Infini se donne comme l’épreuve d’un débordement

pour l’idée qui se propose de le « comprendre », de l’appréhender. En toute rigueur, c’est dans

l’épreuve d’échapper, de déborder la prise par l’idée que, paradoxalement, l’infini se donne à cette

idée : déborder est encore et plus que jamais affecté. Et c’est pourquoi l’Infini qui n’est rien de

substantiel, qui n’est pas un être, se donne d’abord comme un sentiment, le sentiment infini sans

cese creusé, mais ainsi accompli, par ce vers quoi il se porte : le Désir.

Et cette transcendance, en s’exprimant par le visage du prochain, est par là même

constitutive de l’identité de soi-même. Or la tâche d’une restitution de cette transcendance,

constitutive d’identité, exige selon Lévinas une ouverture à l’ « Enigme de l’Infini » qui sépare

l’Infini de toute phénoménalité, de l’essence, par l’invocation du nom de Dieu comme nous l’avons

su bien dit plus haut. Ce que vise Lévinas, c’est notamment une ouverture à la transcendance, à

Dieu, qui n’oublie pas la proximité éthique dans la rencontre du prochain dans son unicité comme

personne humaine tel que nous voulons le développer.

I.3-Le prochain comme unique

De l'avis de Lévinas, l'unicité des individus n'est pas la conséquence des signes distinctifs

entre l'individu A et l'individu B. Ce n'est pas à force de contempler les visages qu'on en vient à

conclure sur l'individualité des personnes. Si l'on procédait ainsi, on pourrait buter contre l'extrême

ressemblance entre les vrais jumeaux qui, outre le fait qu'ils ont souvent la même taille, la même

couleur de la peau et des yeux, la même voix, la même démarche, le même tempérament,

s'arrangent encore parfois à porter des vêtements semblables. Et pourtant, bien qu'ayant le même

bagage génétique puisqu'ils sont issus de la division d'une même cellule initiale, il s'agit en réalité

de deux personnes différentes appelées à entrer en relation éthique l'une en face de l'autre.

Pour Lévinas, l'individualité est unicité indiscernable du « Je », donc elle se découvre dans

un « Je » singulier, identique à lui-même. Cette unicité n'est soumise à aucune condition et pour

45

cela, elle fonde sa liberté. C'est d'ailleurs au nom de cette unicité qu'on revendique les droits de

l'homme142

.

Comme pour répondre à certaines critiques adressées à son endroit et qui prétendraient que

sa philosophie est oubli de soi, Lévinas affirme: Le « Je » est donc identique parce qu'il est

conscience. La substance par excellence, c'est le sujet143

. Nous y voyons à l'arrière fond, l'idée de

l'autonomie de la substance développée par Aristote car pour Lévinas, le Moi est irrémissiblement

Soi, c'est une hypostase144

. Toutefois, il faudrait préciser qu'une telle affirmation de la subjectivité,

si elle est mal interprétée, peut conduire à des abérrations.

En effet, l'individualité lévinassienne n'est pas auto-affirmation de sa domination. Une telle

compréhension aboutirait très vite à la violence pourtant contraire à la perspective lévinassienne

dans sa démarche vers un nouvel humanisme, et selon le point de vue de Lévinas, la violence

signifierait une « application directe d'une force à un être, refus à l'être de toute son

individualité145

». Pour mieux le dire, être violent, c'est étouffer, abattre, détruire le prochain comme

si on pouvait le remplacer par quelqu'un d'autre.

Pour faire ressortir ce caractère de l'unicité du prochain, de l'autre homme ou pour tout dire;

de la personne humaine, Lévinas parle de l'altérité qui est l'autre en tant que l'autre, le prochain par

rapport à ce qu'il est lui-même comme personne, comme fin en soi. La notion de fin en soi place le

prochain hors de tout subjectivisme du sujet, hors des différences raciales, religieuses, ethniques et

culturelles.

Autrement dit, dans son altérité, le prochain se présente à nous tel qu'il est et non tel que

nous voudrions qu'il soit. Dans la relation à autrui, le prochain se révèle en tant que tel lorsqu'il n'est

pas réduit par le Moi à un moyen, à sa propriété. La communication avec le prochain n'est possible

que lorsque ce dernier conserve son altérité dans la relation, que lorsque le Moi renonce à

l'instrumentaliser. Voilà pourquoi Lévinas écrit: « reconnaître l'autre moi en tant qu'autre, c'est

s'efforcer de l'envisager tel qu'il est, tel qu'il veut être, et le connaître comme fin de son faire propre

et non comme instrument du projet146

».

142 E. Lévinas, Hors sujet, Cognac, Fata Morgana, 1987, p. 178

143 E. Lévinas, De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1947, p. 149

144 ibid., p. 150

145 E. Lévinas, Liberté et commandement, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 47

146 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 171

46

Si le prochain est unique, il ne doit pas être réduit à nos sentiments, à nos pensées. Dans sa

différence et son altérité radicale, il est inassimilable, il est hors d'une saisie intellectuelle car il ne

peut jamais être totalement saisissable comme l'objet sensible. C'est dans ce sens qu'Augusto

Ponzio nous dit: « envisager un corps organique comme le corps d'autrui, c'est le recevoir comme

un corps expressif, c'est-à-dire comme un corps déjà doué d'un sens en soi, d'une signification

propre, tourné vers le monde d'une certaine façon et manifestant une volonté irréductible à la

mienne. L'autre moi est absolument autre que moi147

».

Le prochain comme individu humain appartient à un genre, c'est-à-dire que le prochain, dans

le cadre formel trouve son appartenance dans le genre humain. Le genre se divise en espèce, de

l'espèce se produit l'individu, l'unité indivisible. On ne peut pas diviser le prochain, il occupe sa

place, une place que personne d'autre n'occupait avant lui et qu'une autre personne n'occupera après

lui. Il est comme cette eau à laquelle Héraclite fait allusion; il s'agit de cette eau qui coule, ce fleuve

dans lequel l'on ne peut se baigner deux fois. Il n'accomplit que sa mission.

A ce propos Lévinas dit: « un individu est autre à l'autre. Altérité formelle; l'un n'est pas

l'autre, quel que soit son contenu. Chacun est autre à chacun. Chacun exclut tous les autres, et existe

à part, et existe pour sa part. Négativité purement logique et réciproque dans la communauté du

genre148

».

Le Moi vit avec les animaux, avec la nature et avec le prochain comme son semblable. Mais,

la vie qu'il mène avec les animaux est bien différente de celle qu'il mène avec la nature ainsi qu'avec

l'autre homme. En parlant de la nature de l'animal, on ne peut pas le qualifier d'autrui, le Moi ne

peut pas le sentir comme personne humaine. Le prochain en effet est spécifiquement humain. Ce

qu'on appelle la nature: la mer, la forêt, la montagne est vécue comme non-moi. Mais l'on ne peut

pas identifier ce vécu par rapport au vécu avec le prochain.

Le prochain dont nous parlons à ce niveau, c'est l'homme rencontré qui possède ce double

caractère déjà dialectique d'être comme moi et non moi. La différence entre la vie avec la nature à

l'heure où on insiste sur l'écologie par rapport par exemple à l'animal brut et la personne humaine se

situe au niveau même du regard.

Le Moi peut regarder la forêt mais la forêt ne peut jamais le regarder au sens humain du terme,

même le regard animal n'est jamais humain. Le regard d'un animal sauvage est d'abord inquiétant

147 A. Ponzio, Sujet et altérité sur Emmanuel Lévinas, Suivi de deux dialogues avec Emmanuel Lévinas, Paris, Harmattan, 1996, p. 107

148 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 209

47

par exemple même si aujourd'hui dans certains pays où il y a des guerres pour des motifs ethniques,

le prochain fait aussi peur. Il y a du réductible comme chez l'animal dans son regard.

Lévinas parle de l’unicité du prochain mais aussi, dans sa pensée on retrouve l’unicité du

sujet, du Moi car par l’élection par le visage, je découvre dans l’individualité d’une autre façon que

dans ma recherche d’identité. Je suis l’unique, non pas parce que je « suis mis à part » comme le

seul qui doit répondre, ici et maintenant. Autrui est littéralement « mon affaire » : ce que moi, et

personne d’autre, n’a à faire. Dans ce sens, la responsabilité ne nie pas ma liberté mais la « fonde »

et lui donne son investiture149

.

« Mais dans le regard d'un être humain, il y a de l'irréductible. Il y a à ce je ne sais quoi que

je ne puisse en aucune manière réduire à ce que je ressens, et qui se révèle confusément...150

» nous

dit Marc Oraison. Pour Lévinas, l'unicité du prochain se présente à partir de son visage. Et c'est de

cette unicité qu'il m'éveille et me révèle ma place à moi. Etre unique, c'est être dans l'impossibilité

de se faire remplacer; c'est un présent qui est toujours présent et un passé absolu et irremplaçable

qui nous amène à parler de l’irremplaçabilité du prochain.

I.4-Le prochain comme irremplaçable

L'expression du visage signifie que le prochain en appelle à ma conscience, à ma subjectivité

la plus profonde, à ma liberté. Plus concrètement, cela signifie que le visage qui se présente à moi

dans sa nudité, sa passivité, sa vulnérabilité, me parle. Cette parole est chez Lévinas bien

évidemment éthique. Pour lui en effet, l'éthique commence devant l'extériorité du prochain, devant

le visage de l'autre homme.

Cette éthique n'est pas servitude mais service de Dieu à travers la responsabilité pour le

prochain; service vis-à-vis duquel je suis irremplaçable151

. Cette nouvelle éthique est selon Lévinas

une nouvelle manière de comprendre le « je » et elle répond à la véritable vocation de la

philosophie, car il s'agit précisément d'une responsabilité éthique qui signifie que personne ne peut

se substituer à moi lorsque c'est moi qui suis responsable. Je suis donc unique en ce sens, comme

élu irremplaçable. Mais, qu'en est-il de la responsabilité du prochain lui-même?

149 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p.77

150 M. Oraison, Etre avec...la relation avec autrui, Paris, Le Centurion, 1967, p. 21

151 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 52

48

Répondant à la question de Philippe Nemo qui lui demandait si le prochain n'est pas aussi

responsable à mon égard, Lévinas disait que la relation intersubjective est une relation non-

symétrique152

, notion que nous développerons parlant de la confrontation entre Lévinas et Ricoeur.

Mais à en croire, si je suis responsable du prochain à la manière lévinassienne, c'est de façon

gratuite, sans attendre un acte de retour, une réciprocité comme nous allons le voir. Et Kant disait

déjà qu'un acte qui est motivé par quelque récompense n'est pas morale, puisque selon lui fondé sur

la contingence. Il qualifiait un tel acte d'hypothétique car au sens où la motivation viendrait à

changer, l'acte lui-même changerait aussi.

Lévinas quant à lui propose une grande ouverture du coeur lorsqu'il dit que le moi a toujours

une responsabilité plus grande que tous les autres que nous développerons également dans la

troisième partie. Pour cela, il aime citer cette phrase de Dostoïevski: « je suis le plus coupable de

tous153

», affirmation bien évidemment discutable.

En effet, je ne suis pas coupable, dans cette optique des actes que j'ai au préalable posés au

point de devoir répondre devant une instance juridique constituée et qui en viendrait à me

condamner. La responsabilité n'implique pas ici l'imputabilité; la seule instance, c'est ma

conscience. Toutefois, pour que le Moi arrive à s'affirmer comme moi, comme une identité

inaliénable, il faut d'après Lévinas, qu'il accepte une responsabilité154

.

Dans la Bible, tel que évoqué par Lévinas, il existe cet impératif du Décalogue: « tu ne

tueras point ». Tuer le prochain, c'est l'effacer de la surface, c'est le faire passer. Il n'est plus et ne

sera plus car il est unique et irremplaçable. Qu'il soit proche ou lointain, étranger ou réfugié, il a son

rôle irremplaçable à jouer dans le milieu où il se trouve. Il ne doit donc pas être tué comme nous le

voyons dans certains pays du monde et notamment de l'Afrique en particulier.

Mais parler de l'autonomie du prochain ne veut pas ici dire autosuffisance au point de ne pas

avoir besoin des autres. Mais elle veut montrer que, bien que tout en dépendant de la protection, de

la responsabilité du « je », l'altérité reste inassimilable. D’ailleurs, du point de vue ontologique,

chaque personne est unique comme nous l'avons dit, originale en son genre. Dans son essence, elle

ne saurait être l'objet de comparaison. D’où quelques mots aussi sur l’incomparabilité du prochain.

152 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 123

153 Dostoïevski cité par E. Lévinas in Entre nous, op.cit., p. 123

154 ibid., p. 108

49

I.5-Le prochain comme incomparable

Parce que tout homme est unique et irremplaçable, on ne peut le comparer à un autre ni

l'échanger à un autre malgré leur appartenance à l'espèce humaine. Raison pour laquelle Lévinas

préfère parler de l'incomparabilité du prochain même si la comparaison reste une opération de

l'intelligence qui consiste à établir des relations soit d'infériorité ou de supériorité entre les

personnes, les choses, soit des relations de convergence ou de divergence entre ces diverses réalités.

Vu comme telle, la comparaison trahit l'éthique lévinassienne où le prochain doit être

accueilli, aimé, respecté dans son étrangeté. Bien plus, cette altérité inviolable du prochain est une

autre trace de la divinité en l'homme. Dès lors, défendre les droits d'une altérité qui me dépasse,

c'est aboutir à l'idée de Dieu155

.

En d'autres termes, parce que le prochain est autre et transcendant, l'on ne peut se permettre

de le comparer à qui que ce soit. En réalité, on ne peut véritablement comparer que des choses

connues et qui ne présentent pas une absolue étrangeté entre elles. La comparaison n'a donc pas de

place dans la conception lévinassienne du prochain. Abordant cette question dans une réponse

adressée au Docteur Minkovski, Lévinas disait que la transcendance lui a semblé être le point de

départ de nos relations concrètes avec le prochain et que tout le reste se greffait dessus156

.

Comme dans le souci de préciser sa position, Lévinas ajoutait: « A aucun moment, je n'ai

pensé à constater la ressemblance des hommes. Mais le Moi en tant que Moi est absolument unique,

et dès lors qu'il est abordé en dehors de la sociologie, il n'a rien de commun avec les autres157

».

Le caractère d'incomparabilité est clair chez Lévinas à tel enseigne qu'il remet en cause

l'ontologie heideggerienne qui situe la relation avec le prochain au niveau de l'ontologie, au niveau

de la métaphysique, du neutre et de l'impersonnel. Pour Heidegger en effet, nous dit Lévinas, la

relation avec autrui dépend de la compréhension de son être158

. Ainsi, Heidegger rejoint l'ensemble

de la tradition philosophique occidentale qui affirme que comprendre l'être particulier c'est déjà se

placer au-dessus du particulier qui seul existe par la connaissance qui est toujours connaissance de

l'universel159

.

155 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 178

156 ibid., p. 110

157 ibid., p. 113

158 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 17

159 ibid., p. 18

50

Il faudrait préciser ici que le prochain n'est pas seulement particulier. Il est encore singulier,

unique. Et Lévinas nous fait remarquer que chez Heidegger, l'être-avec-miteinander sein160

repose

sur la relation ontologique; et par conséquent selon Lévinas sur l'abstraction. Or c'est ce que ce

dernier réfute. Il mettra même en cause cette conception heideggerienne. « Dans la relation avec

autrui dit-il, la compréhension est nécessaire et non indispensable. Notre rapport avec autrui

consiste contrairement à vouloir le comprendre mais ce rapport déborde la compréhension (pour

s'étendre) au niveau de la sympathie, de l'amour ...161

». Dans notre rapport avec le prochain, avec

autrui; celui-ci ne nous affecte pas à partir d'un concept. Il est tel étant bien déterminé et compte

comme tel.

Contrairement à ce qu'on aurait pu penser à la lecture de ce chapitre, Lévinas ne fait pas une

philosophie de l'oubli de soi. Son appel à s'intéresser au prochain n'est aucunement un appel à la

négation de soi. L'analyse des concepts d'unicité, d'irremplaçabilité et d'incomparabilité, comme on

pouvait même ajouter celui d'irréductibilité montre qu'il accorde une place capitale à l'intégrité de la

personne sans laquelle l'on ne peut pas se donner au prochain. A ce niveau, il est rejoint par Paul

Ricoeur lorsque celui-ci affirme: « Je pense que la tâche d'une éthique aujourd'hui est de replacer

nos réflexions sur ce double fond: vouloir que l'humanité soit une et vouloir que chaque personne

soit réalisée singulièrement162

».

De cette affirmation, il nous est permis de penser que Ricoeur, de même que Lévinas,

semblent ainsi présenter la philosophie comme éthique. Seulement que Lévinas aimerait en même

temps éviter des abus qu'une affirmation de l'unicité, une fois absolutisée, pourrait conduire dans la

société. C'est pourquoi il ajoute en disant que le Moi s'accomplit véritablement comme Moi lorsqu'il

accepte de répondre de la responsabilité même du prochain; car le Moi qui se ferme en lui-même

court le risque d'être habité par le mal de l'être, donc de passer à côté du bonheur.

Cependant, nous ne pouvons pas terminer ce premier chapitre qui nous parle de la

conception lévinassienne du prochain sans en même temps expliciter quelques concepts que nous

employons de façon très fréquente tout au long de notre réflexion. Parfois nous écrivons le mot

Autre avec majuscule, ceci n'est pas une simple fantaisie mais il revêt une signification profonde et

160 ibid

161 ibid 162

P. Ricoeur, « Interrogation philosophique et engagement » in Pourquoi la philosophie ?, Montréal, éd. Sainte Marie, 1968, p.11

51

chère à notre auteur qui fait explicitement une nette distinction entre « autre » et « Autre », entre

« autrui » et « Autrui », « moi » et « Moi » ou encore « même » et « Même ».

En effet, « l'autre » relève du domaine de l'être, il peut être un « moi », un « phénomène » ou

un « objet » dans un lieu et à une époque bien déterminée. Par conséquent, je peux le représenter

comme objet de science, d'expérience et si tel est le cas donc, je peux aussi le mesurer, le calculer et

le qualifier. Cette tendance révèle le désir brûlant inavoué d'avoir la main-mise sur la personne, de

vouloir la contrôler et l'assujettir. Cet « autre » là est sans altérité absolue puisqu'il ne peut s'opposer

au Moi qui tente plus ou moins de le réduire à rien.

Bref, Lévinas distingue « autre » qu'il assimile au tiers, à la chose163

. Pour Lévinas,

« absolument l'Autre, c'est Autrui. Il ne fait point nombre avec Moi164

». Et pour qu' « autrui » soit

véritablement « Autrui », il faut qu'il soit hors de la portée du Moi et ce dernier ne puisse l'enfermer

dans aucun système. « Autrui » peut même mettre en question le Moi: « le Moi peut être mis en

question par Autrui d'une façon exceptionnelle. Non pas comme par un obstacle qu'il peut toujours

mesurer, ni comme par la mort qu'il peut aussi se donner; le Moi peut être mis en accusation malgré

son innocence par la violence certes, mais aussi malgré la séparation ... 165

». Donc l'Autre chez

Lévinas a une irréductible signification en éthique. Il échappe ainsi au pouvoir du Moi. Il est doté

d'une unicité et d'une altérité qui lui confèrent son caractère prééminent dans la rencontre.

Le prochain occupe une place centrale, c'est-à-dire l'Autre dans la philosophie lévinassienne;

il se découvre par son visage. C'est donc une personne, « l'autre homme166

» qui se manifeste au-

delà de ses apparences physiques. Autrui c'est tout homme en tant qu'il est homme avec ses

avantages, limites et différences. Il n'est pas un objet de confusion, ni un sujet d'assimilation du Moi

ou par le Moi. Autrui échappe ainsi à toute typologie, diagnostic et classification. Cela implique que

je ne puis le constituer comme complément à mon manque et encore moins comme reflet ou alter

ego interchangeable.

Le visage transperce sa forme, pour s’exprimer. Cette « expression » s’accomplit à travers sa

parole et son regard. Autrui est celui qui me regarde droit dans les yeux et m’interpelle. Son regard

et sa parole le rendent immédiatement présent. Qui plus est, la teneur fondamentale de son

expression n’est autre que son altérité et son irréductibilité. C’est pourquoi l’expression du visage

163 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 178

164 ibid., p. 9

165 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 74

166 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 170

52

est enseignement. Le visage m’apporte plus que ce dont je dispose déjà en moi et qui sommeille en

moi, il m’apporte la véritable « révélation » de la présence d’Autrui : « L’absolument nouveau, c’est

Autrui167

». C’est dans ce sens qu’Autrui est mon Maître, celui qui à travers son épiphanie

m’enseigne magistralement. Je ne suis pas celui qui crée mais celui qui reçoit, celui qui obéit, celui

qui écoute.

Cette altérité inéluctable du Visage est en même temps de nature éthique. Il m’affecte « non

pas à l’indicatif, mais à l’impératif168

». L’altérité du visage se manifeste essentiellement comme

vulnérabilité extrême et misère. Dans la mesure où Autrui pénètre dans mon monde en venant

d’ « ailleurs », il apparaît comme un « étranger », ce qui le rend faible. Et la forme la plus éminente

de cette « étrangeté-misère169

» est sa mortalité dont la souffrance est l’anticipation terrifiante. C’est

cette vulnérabilité essentielle qui, pour ainsi dire, me défie, moi, qui suis une « tentative d’être »

hypostatique et économique de saisir Autrui et de le réduire au Moi. Cette violence peut prendre

plusieurs formes : instrumentalisation, chantage, négation, tyrannie, haine, meurtre, racisme.

Cependant, au moment même où je suis tenté de saisir Autrui dans sa faiblesse, je prends

conscience que ce qui est possible n’est pas permis.

Autrui est si exceptionnel, la distinction est si radicale, que Lévinas en vient à maintenir que

l’autre homme n’est pas un phénomène du tout et ne se manifeste ni ne se montre pas. Les

présupposés de la phénoménologie orthodoxe empêchent une analyse proprement intentionnelle de

la face, parce que comme l’idée cartésienne de l’infini, autrui déborde les horizons de toute

conscience. Il faut, par conséquent, découvrir ou forger une autre terminologie pour parler de

l’Autre. En évitant de suggérer qu’autrui n’est qu’un phénomène ou objet d’expérience, Lévinas

recourt à des expressions religieuses, comme « révélation », « visitation » et « liturgie » ou aux

expressions « infini » et « absolu » de la métaphysique traditionnelle pour dépasser tout langage qui

réduirait la face d’autrui à une apparence fonctionnant dans les horizons d’une économie

ontologique du monde.

La deuxième raison pour maintenir qu’autrui est tout à fait exceptionnel est d’une force plus

radicale et décisive que le refus de décrire la « production » de l’autre humain comme une espèce

particulière du phénomène en général. Autrui, toi, non seulement tu es absolument différent par

167 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.194

168 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p.44

169 E. Lévinas, Totalité Infini, op.cit., p.47

53

rapport aux manières d’être d’autres « phénomènes » ; tu n’entres dans aucun contexte, monde,

économie, panorama, univers ou totalité.

Vu que l’autre humain n’est pas infini au sens courant de la tradition métaphysique

occidentale, parce qu’il est crée et l’un des innombrables individus humains, la question de la

différence entre l’infini de Dieu et l’ « infinitude » finie de l’humanité se fait urgente. Mais avant de

commencer une méditation sur la différence essentielle entre l’infini de Dieu et l’ « infinitude »

finie de l’autre homme, il s’agit de critiquer le cadre de la philosophie panoramique et totalisante.

Ce cadre empêche autrui de se révéler comme autre au penseur qui se prend pour un ego capable de

déployer l’être de tous les êtres devant les yeux de sa conscience transcendentale et de se comporter

comme « maître et possesseur » mental de l’univers entier, incluant Dieu, autrui et soi-même.

La finitude essentielle du cadre panoramique déployé par un ego absolument transcendental

nous empêche de percevoir la face qui nous parle, appelle et provoque. Afin de m’apercevoir de ce

que cette face me signifie, je dois me tourner ou quelqu’un d’autre doit me tourner vers elle, afin

qu’elle puisse m’envisager et ainsi m’éveiller à son appel et l’ordre qu’elle inaugure. La seule façon

de découvrir la face ou la parole d’autrui, et ainsi de l’honorer, c’est de s’adresser à lui comme à un

vous pour qui moi, je suis-là comme « votre serviteur ». L’observation thématisante de la théorie

doit se changer en une rencontre personnelle où je suis un moi qui vous salue et vous supporte.

L'Autre, avec les mots de Lévinas lui-même est « irréductible », « unique »,

« incomparable » et « irremplaçable ». Il exclut toute idée et tentative de chosification ou

d'emprisonnement du prochain par le Même, le Moi. Cette proximité est effective dans la rencontre

du prochain où le face-à-face et le visage m'assignent une responsabilité illimité du prochain.

Autrui a son sens par soi, par delà les contextes. Il est indépendant et autonome et je n'ai sur lui

nulle prise.

Tout l’effort de Lévinas consiste, à partir d’une reprise critique de l’opposition disons

traditionnelle depuis Platon entre le Même et l’Autre comme opposition entre deux genres de l’être,

à faire droit à un « Autre absolument autre ». C’est autrui qui sera cette altérité absolue comme nous

venons de le voir.

Un « Autre absolument autre », cela signifie un autre qui n’est plus relatif au Même (encore

dépendant de lui), et qui dès lors n’est plus interne à l’être. Du même mouvement, l’Autre dont il

s’agit ne saurait être une catégorie formelle prise dans l’articulation du logos reflétant l’être.

L’ontologie et la logique sont disqualifiées : l’Autre n’est éprouvé authentiquement que dans la

relation éthique.

54

Même s’il privilégie l’altérité d’autrui, Lévinas n’en propose pas moins une description

rigoureuse et subtile des figures de l’autre : soucieux de montrer que l’altérité de l’objet n’est

qu’une pseudo-altérité, dans la mesure où l’objet est entièrement mesuré par la conscience, il se

rend attentif, dans Totalité et Infini, à l’altérité ambiguë de l’élément compris comme ce dont jouit

le sujet, mais qui toujours le conditionne, et ainsi ne se laisse jamais entièrement approprier.

De plus, les figures du tout autre sont multiples : à travers la différence sexuelle par

exemple, Lévinas envisage le féminin comme figure du tout autre, même si le primat de l’éthique,

dans Totalité et Infini, le conduit à souligner l’équivoque de cette altérité, qui ne s’exalte qu’à se

dégrader toujours en objet de jouissance. Seul le visage d’autrui exprime sans équivoque l’altérité

dans la mesure où il interdit la relation érotique pour exiger la relation éthique. Précisons ici le sens

de la formule « au-delà du visage », appliquée au féminin : le féminin est un au-delà du visage au

sens où il n’en est que l’inversion : autrement dit, il ne transgresse le visage qu’à s’y référer sans

cesse, qu’à en confirmer l’antériorité et l’autorité.

Signalons également l’altérité du fils, relation à un Autre absolu mais pourtant radicalement

ipséisé par son élection par le père alors qu’il ne va pas de soi que le visage soit un sujet ipséisé,

bien qu’il soit absolument singulier. Enfin, l’illéité apparaît comme la figure la plus radicale de

l’altérité transcendante jusqu’à l’absence et cependant « se montrant sans se montrer » dans le

visage.

C’est en faisant usage du vocable d’illéité, qui nomme le « il absolu », que Lévinas insiste

sur le caractère radical de l’absence de la transcendance, de sa séparation. L’illéité signifie ainsi en

dehors de toutes les altérnatives de l’être, du manifeste et du caché en particulier. Et c’est en faisant

usage de ce vocable qu’il insiste sur l’immémorialité d’un passé qui ne fut jamais présent, sur le

« jamais présent » de la transcendance.

Dire que la transcendance est « illéité », c’est dire non seulement qu’elle n’est pas un

phénomène susceptible d’apparaître dans notre monde ; mais c’est rappeler encore qu’elle

n’apparaît pas du tout, qu’elle n’habite pas un arrière-Monde selon une autre modalité de la

présence ordinaire : ce Dieu là est mort. C’est surtout expliquer que, « non-personne », l’illéité, le

« il absolu », n’est pas un interlocuteur.

L’illéité n’est certes pas un alter ego à qui je puis m’adresser. Elle n’est pas même un Tu au

sens lévinassien du terme, pas même le visage d’autrui qui m’interpelle. Paradoxalement mais

rigoureusement, l’absence absolue et non négociable de la transcendance de l’illéité, à bien

distinguer dès lors de la trace comme manière de se montrer sans se montrer dans l’énigme du

55

visage, doit être sans cesse réaffirmée pour que, précisément, le travail de la trace et de l’énigme qui

ouvre la dimension de la signification comme commandement éthique ici même en dérangeant

l’ordre d’apparition des phénomènes, ne soit pas suspect de compromettre et de trahir cela même

qui le suscite et le garantit, l’altérité plus autre que l’altérité d’autrui, l’absence absolue.

Trop lourdement pour ne pas trahir l’énigme dont il s’agit, on pourrait dire que l’absence, le

jamais présent de la transcendance est dite comme « illéité », sa manière de se montrer sans se

montrer comme trace spécifiée par son caractère énigmatique : et que le visage d’autrui où l’illéité

laisse sa trace, convertit l’absence absolue en la présence énigmatique d’un visage, qui ne trahit pas

cette absence absolue pour autant qu’il la convertit en commandement éthique et surtout pas en

présence phénoménale.

Parlant de la trace, c’est comme trace que l’Infini ou encore l’illéité s’annonce dans la

phénoménalité en la dérangeant. La notion de trace est cruciale chez Lévinas. C’est en effet sous ce

nom qu’est pensée et décrite la manière paradoxale mais rigoureuse dont s’annonce et se montre ce

qui n’a jamais été présent et ne le sera jamais, ce qui ne se laisse pas fixer dans la plasticité d’une

forme présente. C’est au travers de cette notion de trace, renouvelée comme trace de ce qui n’a

jamais été présent, que Lévinas pense le contact avec le visible et l’apparaître de ce qui par défi-

nition refuse d’apparaître, qu’on l’appelle l’Infini, autrement qu’être ou l’illéité. La trace est ainsi

chez Lévinas la manière dont le visage « se grave » dans le visible : elle est l’événement d’une

apparition comme bouleversement des structures de tout apparaître.

La notion de trace peut donc être abordée sous plusieurs angles : en elle s’articulent l’être et

l’autrement qu’être ; ce qui revient immédiatement à dire qu’elle est solidaire de toute une pensée

de la temporalité. Cette problématique renvoie du même mouvement à la question de la

signification de la trace, distinguée de la signification du signe. La nouveauté de la pensée

lévinassienne est de porter vers l’inouï d’un passé qui n’a jamais été présent, d’un passé

immémorial ou encore d’un passé plus vieux que tout présent : seul un tel passé peut laisser la trace

au sens spécifiquement lévinassien de la trace.

En effet, la trace est dérangement, rupture de l’ordre du Monde : elle n’est nulle part ailleurs

qu’en ce dérangement. Elle ne saurait donc être domestiquée par le Monde : elle n’est pas effet

d’une cause, pas plus qu’elle n’est prise dans un horizon temporel comme le souvenir par exemple.

Du même mouvement, la trace n’est pas justiciable d’une analyse produite grâce à la conception

linguistique du signe. La trace ne signifie pas en renvoyant à …, à l’intérieur d’un contexte

56

préalable de signification, pas plus qu’elle n’apparaîtrait en s’insérant dans un contexte perceptif

préalable, dans un horizon.

La trace se commet donc avec le visible de l’interrompre. C’est dire qu’elle ne se laisse pas

capturer ou fixer en lui : elle se caractérise, dit Lévinas, par son irrectitude. Tel est le paradoxe

rigoureux qu’il faut tenir en vue : c’est dans l’irrectitude de la trace que la droiture de

l’interpellation par le visage est possible. Au risque de trop fixer le sens des termes, on pourrait dire

que la radicale absence de l’illéité s’inverse dans la paradoxale mais suprême présence du visage

dans l’irrectitude de la trace.

Le concept « Même » cher aussi à tant de personnes va être réduit dans Totalité et Infini à l'

« ipséité » entendu comme un « étant particulièrement unique et autochtone170

». Ainsi dans ses

ouvrages, le « Moi171

» renvoie au « Je », l'être unique que je suis. Le(s) Moi(s) se réfère au nous et

le « Même172

» indique un groupe, une nation, une communauté. Il n'y a pas assez de différence

entre ces concepts en ce sens qu'ils traduisent tous un bloc, « une totalité englobant le Même et

l'Autre173

».

Ce qui rend le « Même » particulier est qu'il concentre tout sur Soi tout en s'enfermant dans

son intériorité. Il est le centre, point à partir duquel tout va et revient. La totalité est l'oeuvre du «

Même » qui tente de réduire à son monde à lui ce qui n'est autre de prime abord. « Elle-même à

l'impérialisme, à la tyrannie, en bref au totalitarisme, puisqu'on place la liberté (c'est-à-dire la liberté

pour les hommes au pouvoir) au-dessus de la justice174

» nous dit Peter Kemp. Dans la sphère du

« Même » on y découvre un égoïsme réfractaire à tout système et à toute représentation. Lévinas

trouve que les notions du « Même » et de l''Autre » doivent être repensées. Sachant qu'en rejetant

l'ontologie, Lévinas place l'éthique au-dessus de tout, tout en introduisant une nouvelle approche du

prochain, son primat dans la rencontre.

Le primat du prochain dans la rencontre vaut également pour le concept d' « Autrui » car

l'Encyclopédie philosophique universelle définit Autrui comme « l'autre du moi considéré non

170 ibid., p. 9

171 ibid., pp. 6-7

172 ibid., pp. 7-8

173 ibid., p. 8

174 P. Kemp, Lévinas, une introduction philosophique, sl, éd. Encre Marine, 1997, p. 68

57

comme objet mais autre moi, autre sujet ..., l'autre pour moi, en relation non totalisable175

». C'est la

relation non totalisable qui nous intéresse plus ici afin de mieux rejoindre la pensée lévinassienne.

Lévinas est clair à ce sujet: Autrui n'est ni ennemi, ni objet. La pensée lévinassienne, qui va

de Totalité et Infini à Autrement qu’être ou au-delà de l'essence, ne cherche qu'à réhabiliter Autrui

qui est l'infini vers lequel je tends, infini que je ne puis atteindre que par le désir. « L'Autre

métaphysique désiré n'est pas « autre » comme la pain que je mange, comme le pays que j'habite,

comme le paysage ... , le désir métaphysique tend vers tout autre chose, vers l'absolument autre176

».

Ainsi, Lévinas fait éclater le cadre ontologique qui a si longtemps enfermé le prochain, il

élève ce dernier au rang de l'absolument autre. Il considère Autrui pas comme un alter ego de peur

de tomber dans une relation qui va du Même vers le Même mais plutôt comme transcendant,

comme l'infini vers lequel le Même s'oriente.

Le prochain lévinassien est celui avec qui j'entre en rencontre, pour qui j'agis, à qui mon

expression s'adresse; il est mon collaborateur, il est celui pour qui je suis responsable. Il est en

même temps mon interlocuteur car « dans toute son analyse du langage, la philosophie

contemporaine insiste, certes avec raison, sur sa structure herméneutique et sur l'effort culturel de

l'être incarné qui s'exprime. N'a-t-on pas oublié une troisième dimension: la direction vers le

prochain qui n'est pas seulement le collaborateur et voisin de notre oeuvre culturelle d'expression ou

le client de notre production artistique, mais l'interlocuteur?177

.

Le prochain n'est pas à considérer comme objet à rejeter car il se manifeste comme autre

dans son plein sens afin d'être accueilli comme frère. C’est lui qui me permet de prendre conscience

de certaines réalités qui m’entourent et entrer au fond de moi-même. Il m’aide à me découvrir et

participe à mon épanouissement. D’où, indispensable à mon existence que nous voulons développer

par la suite.

I.6-Indispensable à mon existence

Comme nous venons de le constater, le prochain c'est autrui, c'est l'autre homme, c'est mon

semblable, mon frère, c'est l'étranger jusque dans la figure de l'ennemi, c'est la veuve, l'orphelin;

bref c'est tout homme: souffrant ou bien portant. La notion du prochain implique l'idée du genre

175 R. Barbaras, « Autrui » in Encyclopédie philosophique universelle, Paris, PUF., 1990, p. 208

176 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 3

177 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 49

58

humain. Le problème du prochain est celui à la fois de son existence et de sa reconnaissance. Et la

première tentation revient à faire du prochain un autre moi-même et non ce qu'il est en tant qu'autre,

dans sa différence, son altérité pourtant indispensable à mon existence.

En allant à la rencontre du prochain, on découvre en fait les autres qui sont comme la

condition de mon existence. Pour obtenir par exemple une vérité quelconque sur ma propre

personne, il me faut passer par le prochain. Il est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs

qu'à ma connaissance que j'ai de moi. C'est ainsi que nous découvrons le monde d'intersubjectivité.

Ainsi la condition humaine se définit à partir de l'intersubjectivité ainsi comprise. C'est par le

prochain que je peux réellement saisir mon existence et accéder à une connaissance véritable de

moi-même. En d'autres termes, au plus profond de ma subjectivité, le prochain me pénètre et me

détermine. Son existence est donc une donnée fondamentale, un irréductible.

Le prochain conditionne mon existence. Quand le sujet, en effet, se découvre, il fait,

simultanément, une autre découverte: celle de tous les autres, celle des prochains, de ces moi's' qui

ne sont pas moi. Condition veut dire ici ce sans quoi une réalité ne se produirait pas. Alors que

Descartes fait l'expérience d'un cogito renfermé sur lui-même lorsqu'il affirme: je ne suis pas

certain de l'existence d'autrui et certains penseurs existentialistes comme Sartre et Lévinas montrent

que les autres sont condition de leur existence. Toute saisie de moi-même passe par la

reconnaissance des autres. Sans mon prochain, je ne possède aucune qualité ni détermination, je ne

suis rien: c'est l'autre qui me fait accéder à l'être, à la réalité. Seul le prochain est en mesure de me

faire accéder à un jugement adéquat sur moi-même, c'est un élément décisif en ce qui concerne

l'accès à ma véritable subjectivité.

Ainsi dans les pages 298 et 316 de : L'Etre et le néant, Sartre prend l'exemple d'un homme

se basant sur l'expérience de la honte. Et là il affirme que la honte l'aide à découvrir bien des aspects

essentiels de son être qu'il ignorerait sans autrui. Le prochain apparaît, j'ai honte, c'est-à-dire qu'il

me révèle la vulgarité de mon acte, dont je n'avais pas conscience et je reconnais le bien-fondé de

son jugement, puisque j'ai honte. C'est donc par le prochain que j'ai accès à ce que je suis, il me

révèle une dimension essentielle de mon être, le vrai sens de mes actes dépend de lui. Raison pour

laquelle Lévinas disait: « autrui est le médiateur entre moi et moi-même178

». D'où le Moi apparaît à

lui-même comme originairement relié à un prochain, à un autre.

178 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 260

59

Quand j'ai honte, je prends conscience de Moi, de quelque chose que je suis, mais aussi j'ai

honte que devant le prochain. Nous pouvons prendre un autre exemple sur la méchanceté: on n'est

pas méchant tout seul, mais par les autres, ne serait-ce que pour les faire souffrir. En fait, le Moi qui

n'est pas Moi, mon prochain, m'est doublement nécessaire, car sans lui, je n'ai pas d'existence réelle,

je ne surgis pas vraiment dans le monde et d'autre part, je n'ai pas d'avantage de connaissance de

moi-même, je ne puis forger aucune représentation de ce que je suis, de mes qualités et mes

manières d'être. Je me trouve, en quelque sorte confronté à un néant, à un vide en termes sartriens.

C'est autrui qui me constitue et me donne mon essence.

Cet ensemble où je saisi à la fois ma subjectivité et la présence du prochain, c'est

l'intersubjectivité, sur fond de réciprocité: une notion que n'admet pas Lévinas comme nous le

verrons par la suite et de tension en somme, c'est un rapport vivant entre le moi et l'altérité que je

saisi. C'est au sein de cette structure double « moi-prochain », que je me prends en charge et prends

également en charge les autres dans la mesure de mes possibilités. Ainsi, le choix existentiel

s'opère au sein d'une intersubjectivité immédiate, comprise et généralement assumée. Selon Sartre,

cette intersubjectivité n'a rien de paisible: c'est un lieu de tension et des conflits. Approche que nous

qualifions de réductrice et que nous pensons développer dans la troisième partie car comme

l'affirme Emmanuel Mounier: « la présence de l'autre, au lieu de me figer, apparaît au contraire,

comme une source bienfaisante et sans doute nécessaire de renouvellement et de création179

».

L'expérience nous dit chaque jour la valeur révélatrice de l'avis que les autres portent sur

nous quand ils veulent bien nous livrer, ou simplement de la lucidité qu'ils éveillent en nous par la

simple présence silencieuse de leur regard. Cependant nous sommes conscients que ce n'est donc

pas seulement le regard généreux du prochain qui nous anime, mais même le regard hostile ou

jaloux voire indifférent. Voilà pourquoi nous reprochons à Sartre d'abstraire dans le regard le seul

regard qui fixe. Le prochain est ainsi le coopérateur de ma vie spirituelle la plus intime, et l'on peut

dire avec Gabriel Marcel que, par suite, la vie spirituelle, c'est « l'ensemble des actions par

lesquelles nous tendons à réduire en nous la part d'indisponibilité180

».

Par expérience, la personne nous apparaît comme une présence dirigée vers le monde et les

autres personnes, sans bornes, mêlée à eux, les corps en perspectives d'universalité. Les autres

personnes ne la délimitent pas, « elles la font être et croître. Elle n'existe que vers autrui, elle ne se

179 E. Mounier, Engagement de la Foi, op.cit., p. 50

180 G. Marcel cité par E. Mounier, Engagement de la Foi, p. 51

60

connaît que par autrui, elle ne se trouve qu'en autrui181

». En d'autres termes, nous existons par un

autre, par d'autres, par quelque chose qui échappe à nos prises. Notre dépendance nous précède et

nous engendre. Pour Sartre, la mort m'est connue par le reflet de l'autre. C'est la disparition du pour-

soi que je vois chez le prochain, et la projection de la disparition de l'autre sur le pour-soi qui me

fait miroiter la mort dans la conscience.

Et par conséquent, je ne connaîtrais pas la mort si l'autre n'existait pas, car ce prochain prend

la relève des significations de mon essence, de mon projet qui devient la continuité de son projet,

vers des perspectives éventuellement différentes182

. Le prochain, qui est transcendant, présence de

l’infini, unique, irremplaçable, incomparable et indispensable à mon existence m’interpelle et

m’invite à aller vers lui, le rencontrer et entrer en contact avec lui, tel est l’objet de notre second

chapitre.

181 E. Mounier, ibid., p. 52

182 J-P. Sartre, L'être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 59

61

CHAPITRE II : L'INTERPELLATION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN

Dans certains pays où il y a des guerres pour des motifs ethniques ou religieux, le prochain

semble constituer une menace, un danger. On ne voit en lui qu'un ennemi pourtant la première

démarche de Lévinas dans sa pensée éthique ne vise pas à connaître le prochain, mais à entrer en

relation avec lui, c'est-à-dire à le rencontrer dans son unicité d'incomparable. En effet, une

philosophie se limitant au savoir ne serait que prolifération du Même, c'est-à-dire de l'univers d'un

Moi qui, de tout l'hétérogène qui surgit de lui, a tendance à faire un monde dont il est le centre et le

maître: un monde caractérisé par l'identification.

Seule l'apparition du prochain bouleverse cette complaisance du Même en lui-même.

Evidemment, le prochain qui surgit, nous ne pouvons que le reconnaître. Ainsi, par opposition à

tout savoir et à toute immanence, la socialité est avant tout rencontre, relation avec le prochain

en tant qu'autre et non pas avec un « cela », simple partie du monde, désormais rendu

connaissable par la science et les sciences humaines.

Pour nous c'est la possibilité même de cette approche pensée sur les registres de la proximité

et de la rencontre qui semble le mieux mettre en relief les dimensions utopiques de la pensée

lévinassienne. Car, dans un monde où la loi générale est de ne se poser dans l'existence qu'en

s'opposant au prochain, une telle pensée apparaît comme naïve: elle voudrait rejoindre l'humain,

non pas à partir de la guerre ou du moralisme et non plus d'une quelconque axiologie, mais en

empruntant la voie d'une rencontre désintéressée de l'autre homme qu'elle considère comme le

fait éthique par excellence. De ce fait de la rencontre, Lévinas propose une interprétation

originale, utopique même, mais en étroite dépendance de l'anthropologie hébraïque. La scène en

est le face-à-face que Lévinas, à plusieurs reprises, décrit avec beaucoup de sagacité.

II.1 Rencontrer le prochain

Il s'avère important de noter comme nous le rappelle Arno Münster en commentant la pensée

lévinassienne et rosenzweigienne que ce qui unit Lévinas et Franz Rosenzweig, c'est la volonté

commune de transformer la philosophie buberienne du Je et Tu en une véritable pensée de la

rencontre du prochain où la non-indifférence à l'égard de l'autre homme devient l'acte fondateur

du rapport du Moi à l'altérité du prochain qui est défini principalement comme rapport éthique

62

où non seulement la structure monologique de la subjectivité du Moi / Je est brisée et dépassée,

mais où le rapport dialogique reposant sur deux communications formellement égaux, est

substituée par une structure de la relation inter-humaine authentique et presque sacrée où la

révélation divine sera transmise essentiellement par le visage du prochain. Si Rosenzweig se

trouve ici avec, sa propre conception, à distance égale entre Buber et Lévinas, il n'en reste pas

moins le médiateur entre ces philosophes, « sans lesquels la radicalisation éthique de la relation

au prochain, à laquelle procède Lévinas, n'aurait probablement jamais été possible183 ».

L'homme c'est un être social, un être de communication, un être crée pour aimer et par

conséquent un être tourné vers... Il ne doit pas rester tous les temps tout seul mais il doit vivre en

communion avec le Tout Autre et les autres. Et si nous devons nous référer à la source première

de Lévinas comme nous allons le voir dans la deuxième partie qui est la Bible, nous pouvons

constater qu'enraciné dans la judéité comme disait Paul Ricoeur, refuse le mystère de l'incarnation

et en conséquence le mystère de la Trinité, fondement de la religion chrétienne. Mounier va

s'appuyer là-dessus pour montrer justement la source de toute relation. « La conception même de

la Trinité, qui nourrit de débats, apporte l'idée étonnante d'un Etre Suprême où dialoguent

intimement des personnes, et qui est déjà par lui-même négation de la solitude184 ». La zone de

vérité ne peut naître qu'à la rencontre du regard du prochain et du regard intérieur.

La question que nous pouvons nous poser ici est celle de savoir la source de ce désir d'allers

vers le prochain, d'aller à sa rencontre. Car comme le constate le même Mounier, on pourrait

presque dire que « je n'existe que dans la mesure où j'existe pour autrui et à la limite: être c'est

aimer185 ». Ce concept d'aimer ou la notion d'amour du prochain est centrale, je veux dire

fondamentale dans le christianisme. Bref, nous sommes au coeur de ce qui a été le soubassement

du penser-à-l'autre chez Lévinas, de l'humanisme de l'autre homme basé sur la dignité et le

respect de ses droits.

L'homme est dès l'origine, mouvement vers autrui et les Pères de l'Eglise l'ont sû démontré. Je

suis aspiré vers le prochain. Selon Mounier, et c'est une approche que Lévinas lui-même partage,

183 A. Münster, Le principe dialogique. De la réflexion monologique vers la pro-flexion intersubjective. Essais sur M. Buber, E. Lévinas, F. Rosenzweig, G. Scholem et E. Bloch, Paris, éd. Kimé, 1997, p. 96

184 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 12

185 ibid., p. 39

63

le prochain qui est une personne n'est pas l'être, elle est mouvement d'être vers l'être, et elle

n'est constante qu'en l'être qu'elle vise. Sans cette aspiration, elle se disperserait186. L'homme

disait Malebranche, est mouvement pour aller toujours plus loin. « La personne est donc, en

définitive, mouvement vers un transpersonnel qu'annoncent à la fois l'expérience de la

communion et celle de la valorisation187». On ne peut rencontrer le prochain que s'il demeure

séparé, à la fois proche et distinct.

Et comme nous parlons du prochain dans la tradition chrétienne comme une propédeutique à

un nouvel humanisme; la rencontre du prochain est indispensable comme le rappelle le Pape

Bénoît XVI en disant: « A l'origine du fait d'être chrétien, il n'y a pas une décision éthique ou une

grand idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel

horizon et par-là une orientation décisive188 ». Le surgissement de l'existence comme un pour-soi

dans le monde suppose et impose la rencontre avec le prochain: un pour-soi qui regarde l'autre

homme dans un monde dynamique, déjà regardé par d'autres comme ouvrier de son avenir.

Contrairement à Heidegger qui assujettit la réalité humaine au règne de l'être189, Lévinas fait

du visage la première rencontre de l'individu avec la destinée humaine190, à l'ouverture de l'être.

Et pour Jean Lacroix, la personne est ouverture à autrui. Raison pour laquelle il affirme: « Je ne

puis être moi qu'avec l'aide d'autrui ... le langage manifeste l'être relationnel de l'homme, comme

on le dit aujourd'hui le pour autrui ... 191 ». La communion occasionnée par la rencontre de deux

sujets n'est jamais le fait du hasard. Elle a son origine en Dieu, volonté souveraine qui suscite, au

coeur de chaque être, l'amour pour autrui192 nous dit Théophile B. Akoha. La rencontre du

prochain engendre un voyage amoureux de l'un vers l'autre et de l'autre vers l'un. Elle rend non

seulement possible la communion mais la réciprocité humaine devient pour ainsi dire le lieu de la

rencontre du Tu transcendant qui s'y rend aussi présent.

186 ibid., p. 85

187 ibid., p. 89

188 Bénoît XVI, Dieu est amour, (Lettre Encyclique), Paris-Bayard-Cerf-Fleurus-Mame, 2006, p. 15

189 M. Heidegger cité par E. Lévinas in Entre nous, op.cit., p. 16

190 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 190

191 J. Lacroix, Le personnalisme comme anti-idéologie, Paris, PUF., 1972, p. 59

192 T. B. Akoha, De l'amour de la sagesse à la sagesse de l'amour. Vers une fondation de la morale de l'interpersonnalité dans la pensée éthique d'Emmanuel Lévinas, Rome, Lateran University Press, 2004, p. 51

64

Le Moi s'éveille par la grâce du Toi. L'efficacité spirituelle de deux consciences simultanées,

réunie dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité visqueuse et continue

des choses. « La rencontre nous crée: nous n'étions rien-ou rien que des choses-avant d'être

réunis193 ». Quant à Lévinas, lui voit, à l'origine, une situation de face-à-face et ce qu'il affirme

rejoint bien l'enseignement de l'Ancien Testament sur la bonté de la création et sur la communion

amoureuse qui unissait originellement le premier couple humain (Adam et Eve). « Le rapport entre

les tronçons séparés de l'être est un face-à-ce face194 ». Notion que nous allons développer dans

ce même chapitre et cette vision est une conviction fondamentale que Lévinas partage avec la

plupart des philosophes de l'altérité éthique. Tous partagent l'idée d'une réciprocité des

consciences dans l'amour, un amour qui éveille chacun à sa subjectivité.

En effet, chez Lévinas, l'éthique n'est pas un champ de savoir parmi d'autres. Ni expérience de

valeur, ni impératif abstrait; l'éthique naît de la rencontre du prochain, de l'accueil fait à son

visage. Dans Totalité et Infini, Lévinas essaie d'élucider la notion d'altérité en puisant à la double

source de la tradition juive et de la phénoménologie. Pour lui, une expérience du prochain

authentique ne peut se concevoir et avoir lieu que dans un face-à-face où sont pour ainsi dire,

mise de côté toutes les propriétés objectives et objectivantes (naturelles ou sociales) que nous ne

pouvons avoir que par le détour d'un Savoir, de la Raison, d'une sorte de Totalité préexistante à la

relation avec le prochain. Certes, ces conditions sont nécessaires à la possibilité d'une expérience

du prochain, mais elles sont insuffisantes.

L'intuition première de la philosophie de Lévinas est de montrer en quoi et pourquoi il faut

partir du visage pour approcher autrui, le prochain. Le visage de l'autre homme s'impose comme

un fait premier. Il comporte en lui-même un sens à partir duquel le monde peut prendre sens. « Le

visage a un sens, non par ses relations, mais à partir de lui-même, et c'est cela l'expression. Le

visage c'est la présentation de l'étant comme étant, sa présentation personnelle195 ».

Le visage signifie par lui-même, et dans cette façon, singulière de faire sens en dehors de tout

texte, il convoque et assigne le Moi à renoncer à la violence, même si la rencontre du visage est

193 M. Buber, Je et Tu, traduit de l’allemand par G. Bianquis, Paris, Aubier, 1940, pp. 8-9

194 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 271

195 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., pp. 41-42

65

celle de ce qui résiste sans user d'aucune force à la volonté et aux pouvoirs de tuer. Il y a comme

un commandement inscrit dans le visage qui lui confère une puissance prescriptive. L'altérité du

prochain interdit au Moi d'exercer contre lui sa puissance narcissique et particulièrement, sa

puissance meurtrière. « Le ''tu ne tueras point'' est la première parole du visage. Il y a dans le

visage comme un commandement196 ».

Mais il s’agit d'un commandement éthique qui n'abolit pas la liberté à la moralité en donnant à

chacun de choisir par lui-même de ne pas transgresser cette résistance. Nous y reviendrons plus

loin. Disons pour l'instant que c'est à partir d'une étude phénoménologique du visage que Lévinas

va montrer en quoi l'éthique est le présupposé de toutes les relations humaines. C'est pourquoi

Lévinas va poser la personne humaine comme ouverture car « le ''j e'' humain n'est pas une unité

close sur soi, telle l'unicité de l'atome, mais une ouverture197 ». Selon lui, l'homme est appelé à

s'ouvrir à l'unicité du prochain, à l'amour. Cette ouverture fait immédiatement appel à la

rencontre puisque nous ne pouvons nous ouvrir que dans l'optique d'une rencontre d'un prochain

différent de nous. Ainsi, « le face-à-face demeure une situation ultime198 » de la rencontre du

prochain.

II.2-De visage à visage: le face-à-face

Le face-à-face est la structure première de la socialité, il témoigne de son caractère non

fusionnel et asymétrique. La relation à l’autre ne réside pas d’abord dans le « nous », dans la

collectivité d’êtres semblables, où le prochain est simplement à côté de moi et où nous sommes, lui

et moi, autour de quelque chose de commun. Elle s’accomplit dans le « moi-toi » ou le « moi-

vous »199

, relation d’unique à unique, mais sans réciprocité. Car le face-à-face n’est pas un vis-àvis

qui irait indifféremment de moi à toi et de toi à moi, mais une relation asymétrique dont je suis le

point de départ insubstituable : elle va de moi vers le prochain, sans retour. Asymétrie qui n’est pas

une simple spécification du face-à-face, mais qui est inséparable, car celui qui m’aborde « de front

et de face200

», m’arrive toujours d’en haut, m’assiège et m’obsède.

196 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 93

197 E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, op.cit., p. 204

198 ibid., p. 200 199

E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 40 200

ibid., p. 53

66

Que découvre-t-on lorsqu'en présence du visage du prochain on se trouve ainsi au coeur de

la relation que Lévinas nomme le face-à-face? Dans son analyse phénoménologique de la relation

au prochain, Sartre nous présente « ce caractère inquiétant d'un être, devant l'altérité201

». Pour

Sartre, l'apparition du prochain dans l'univers du Moi peut lui apparaître comme une « décentration

du monde202

».

On me regarde. Qu'est-ce que cela veut dire? C'est que je suis soudain atteint dans mon être.

Etre regardé, c'est devenir objet pour un regard. L'épreuve du regard aboutit à la prise de conscience

simultanée que le moi n'est pas seul au monde. Il y a autrui qui se révèle au moins comme sujet.

Cependant, cette présente immédiate du regard d'autrui me révèle que j'ai une nature. Autrement dit,

le miroir à travers lequel je perçois ce que je suis, c'est l'existence de l'autre... qui me regarde et me

chosifie203

».

Dans cette perspective, le rapport intersubjectif originaire apparaît comme essentiellement

conflictuel. Il est le lieu du conflit entre deux libertés, chacune croyant s'assurer elle-même en niant

le prochain. Et c'est à partir de paradigme que peut alors être pensé la possibilité d'un ordre commun

de coexistence des libertés, un ordre fondé sur la reconnaissance mutuelle comme le dirait Paul

Ricoeur, c'est-à-dire la réciprocité.

Mais malgré son admiration pour la puissante originalité de l'oeuvre de Sartre, Lévinas

garde ses distances à maints égards lorsqu'il déclare: « J'étais extrêmement intéressé, avoue-t-il, par

l'analyse phénoménologique que Sartre a faite de l' « autre »; bien que j'aie toujours regretté qu'il

l'interprète comme une menace et une dégradation204

». En fait, Lévinas trouve que chez Sartre,

comme dans toute l'ontologie occidentale, le phénomène du prochain est encore considéré comme

une modalité de l'union de la fusion, c'est-à-dire une réduction de l'autre homme aux catégories du

Même. « Sartre le décrit comme un projet téléologique d'unir et de totaliser le pour-soi et l'en-soi, le

soi en l'autre que soi205

».

En effet, Lévinas pense que le face-à-face peut être interprété de trois façons différentes, une

seule étant compatible avec l'altérité. Si la relation est parfaitement symétrique, il n'y a pas d'altérité

authentique puisque le prochain est réduit au Même: c'est un semblable. Et si la relation est

201 J-P Sartre cité par E Lévinas in De l'existence à l'existant, op.cit., p. 61

202 J-P. Sartre, L'Etre et le néant, op.cit., p. 319

203 J-P. Sartre cité par E. Lévinas, « De la phénoménologie à l'éthique » in Esprit, n°234, juillet 1997, p. 125

204 E. Lévinas, De l'existence à l'existant, op.cit., p. 68

205 J-P. Sartre, L'Etre et le néant, op.cit., p. 321

67

parfaitement asymétrique au bénéfice du Moi, il n'y a pas d'altérité authentique non plus puisque le

prochain est réduit au statut d'objet ou d'instrument. D'où la conclusion de Lévinas: la relation

d'altérité ne peut être qu'asymétrique au bénéfice absolu du prochain. Elle m'apparaît clairement

dans la responsabilité que j'éprouve envers l'enfant, le faible, le démuni, le pauvre, la veuve et

l'orphelin envers qui je n'ai que des devoirs. Elle s'exprime dans le visage qui, comme nous le

verrons, est plus que la somme des traits physiques qui le composent. A travers le visage se perçoit

ce prochain irréductible à ses propriétés naturelles et sociales.

Ainsi, si comme chez Sartre, la rencontre du prochain comporte tout de même une idée de

choc, le face-à-face chez Lévinas définit au contraire l'élévation du Moi à la condition du sujet. Et

particulièrement à la condition d'un sujet toujours déjà interpellé par la présence du prochain qui

« m'assigne, me demande, me rappelle à la responsabilité206

».

Rencontrer un visage dans le face-à-face, c'est entendre un commandement. En effet,

commente Alain Finkielkraut, le prochain existe d'abord à l'impératif. Préalablement à tout ce qui

me dissimule ou me dévoile son visage, il y a ce qu'il me révèle à savoir « tu ne tueras pas ». Face

au visage, je me reconnais comme enjoint. Le visage, ce n'est pas un spectacle qui s'offre, c'est une

voix qui silencieusement commande. Tout d'un coup, le prochain me regarde et m'oblige, il

m'incombe et il m'ordonne de toute sa charge d'indigence et de faiblesse207

.

Selon les analyses de Lévinas lui-même que nous résumons ici, derrière la hauteur ou la

transcendance du prochain, se cache un appel au meurtre car, dans sa fragilité même, son apparition

comme effraction dans ma temporalité immanente est l'instant originaire ou s'enracine de façon

indissociable la tentation du meurtre et son impossibilité éthique. Le « tu ne tueras point » ne

constitue pas une simple règle morale parmi tant d'autres. Il est le premier commandement, la

première loi morale originaire qui concentre en elle toute l'éthique comme résistance. C'est à ce

niveau que, sans une parole, le visage est parole. Il est l'appel même du prochain comme origine

éthique que l'on peut entendre dans l'exercice de sa responsabilité, mais que l'on peut aussi nier dans

la tentation du meurtre.

En d'autres termes, c'est dans la rencontre même du prochain que je trouve la possibilité d'un

accomplissement de mon humanité. L'irruption d'autrui est l'origine du devenir soi, la condition

inconditionné de toute individuation. En recevant l'existence d'autrui sans en avoir fait la demande,

206 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 141

207 A. Finkielkraut, La sagesse de l'amour, Paris, Gallimard, 1984, p. 45

68

je me trouve ainsi de manière inconditionnelle, en relation avec un Autre qui, d'une certaine

manière, me donne d'être ce que je suis. En ce sens, c'est le prochain qui me donne à moi-même en

me communiquant la vérité de ce qu'il est lui-même. D’où, l’intérêt d’entrer en relation avec lui.

II.3-La relation avec le prochain

Entrer en relation avec un visage, c'est entrer en relation avec une personne en train de me

délivrer sa vérité. « L'homme en tant qu'autrui nous arrive du dehors séparé, ou saint-visage. Son

extériorité, c'est-à-dire son appel à moi, est sa vérité208

». Et la dimension de ce « dehors » d'où nous

vient le visage du prochain nous semble faire écho aux deux niveaux du rapport inter-humain

élucidé par Husserl dans les Méditations cartésiennes.

D'après Edmund Husserl en effet, ce premier niveau de l'existence est celui où « le sens de la

communauté des hommes, le sens du terme ''homme'' qui, en tant qu'individu déjà, est

essentiellement membre d'une société (ce qui s'entend aussi des sociétés animales), implique une

existence réciproque de l'un pour l'autre. Cela entraîne une assimilation objectivante qui place mon

être et celui de tous les autres sur le même plan. Moi et chaque autre nous sommes donc hommes

entre autres hommes209

».

Le lien social exprime en ce sens la manière dont les individus appartiennent à un même

groupe. L'autre dimension du lien social distingué par Husserl pose un problème d'ordre réflexif:

« si ce qui appartient à l'être propre m'était accessible de manière directe, ce ne serait qu'un moment

de mon être à Moi, et, enfin de compte, moi-même et lui-même nous serions le même210

». C'est

dire que pour Edmund Husserl, le Moi ne peut accéder directement à l'autre moi sans dissoudre par

le fait même du lien social. Si le prochain n'avait pas un secret, il se confondrait avec moi dont il

serait plus que le double ou le reflet.

Cette analyse husserlienne suggère ainsi le concept de « séparation » chez Lévinas, chez qui

c'est paradoxalement l'inaccessibilité même du prochain qui rend possible le face-à face, et partant

de la relation sociale. La séparation est constitutive du lien social. « La société accomplit

208 ibid., p. 267

209 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op.cit., p. 110

210 ibid., p. 91

69

concrètement la séparation211

», la séparation du Moi et du prochain. Leur relation maintient leur

pluralisme d'être séparés. Et ce n'est que parce que séparé de Moi que le prochain peut

« personnellement être présent dans sa parole212

» et en vérité.

L'un-pour-l'autre ne renvoie pas chez Lévinas à un engagement, il désigne une relation

ontologique du Moi avec son prochain dans l'espace de l'humanité qui héberge nos visages. Il

s'érige donc en principe directeur signalant les qualités de la personne. Or c'est la signification du

visage l'un-pour-l'autre dans la proximité, qui dicte l'engagement213

. Arrivé au monde, le regard

humain se centre sur le visage du prochain tout en retenant ici que le visage, en grec: prosôpon,

signifie personne. Le prosôpon renvoie à la vie qui prend forme dans le monde ; il implique la

complexité de l'être humain en tant que présence sensible, un véritable microcosme spirituel qui

participe au mystère de l'être.

Pour Lévinas précisément, c'est par le regard du prochain que l'aventure humaine

commence. C'est sur le visage du prochain que l'être pourrait me dévoiler un sens moral. C'est là le

socle de l'humanisme comme nous allons le développer parlant de l'épiphanie du visage dans le

chapitre suivant. Aucune spéculation ontologique ne saurait se passer de la présence de ce visage.

C'est à partir des liens du Moi avec le visage du prochain que l'éthique de la personne peut être

esquissée chez Lévinas.

Le visage, dans l'objectivité de son existence, donc en tant que principe, est un interlocuteur

qui m'appelle à le visiter. Il m'interpelle et me sollicite, afin que je puisse signifier le monde qui

nous-lui et moi-entoure et qui reçoit nos messages comme dépositaires de sa mémoire. Le visage est

un soi qui se met en face du Moi, dans notre mortalité, et qui exige la non-indifférence pour le

prochain214

, car celui-ci me regarde dans sa qualité d'étranger, néanmoins proche et qui me réclame

une bonté nous transcendant nous deux. Dans cette rencontre, le visage me tient comme

irremplaçable dans la proximité de nos rapports pour me parler. Le « tu ne tueras point » est sa

première parole adressée comme le commandement d'un maître215

.

Emmanuel Mounier et bien d'autres personnalistes feront même de la relation le lieu

d'émergence de la personne. Pour eux, en effet, la personne est tissée originellement de relations.

211 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 75

212 ibid., p. 273

213 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 217

214 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 192

215 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 83

70

Elle jaillit de la relation et est orientée vers elle. Par contre d'autres pensent à la perspective inverse:

au lieu de partir de la relation pour retrouver la personne, il faut plutôt partir de la personne pour

l'ouvrir à la relation; c'est-à-dire qu'il faut l'ontologie avant l'éthique. Jacques Maritain, Gabriel

Marcel et Paul Ricoeur soutiennent cette perspective. Ces deux derniers affirment: « Le don par un

versant, renvoie à quelque chose qui précède, à l'être même, et par un autre versant, pousse à une

décision éthique216

».

C'est face à un Tu que l'homme se découvre Je; et inversement il faut pouvoir dire Je pour

éprouver le mystère du Tu; finalement se découvre le nous qui libère. La communauté des

personnes qu'il crée est la source de la société au coeur de laquelle chacun est appelé à mêler son

destin à celui des autres pour un épanouissement communautaire et subjectif. Seulement, pour que

cet épanouissement advienne, il faudrait aussi que la société repose sur des bases justes et solides,

tant au niveau économique que politique.

Pour Lévinas en effet, l'éthique est considérée comme la philosophie première et elle naît de

la relation entre le Moi et le prochain, c'est-à-dire que chacun sort de son moi égoïste pour entrer en

relation avec l'autre homme. Ce mouvement est l'apport le plus originel de la pensée lévinassienne.

Selon lui, la première démarche ne vise pas à connaître le prochain, mais à entrer en relation avec

lui, à le rencontrer dans son unicité d'incomparable.

Ainsi, la pensée lévinassienne nous permet de prendre conscience que nous ne sommes pas

les seuls au monde. La relation nécessite la reconnaissance du prochain comme nous allons le

développer dans la troisième partie, parce qu'elle permet aux hommes de collaborer entre eux et

reconnaître la dignité de la personne pour favoriser une conscience plus grande de l'unité du genre

humain. Un tel engagement de la part des hommes conduit à la voie de la relation qui débouche sur

le respect et la confiance.

Ainsi, nous pouvons constater que la réorientation de l'éthique lévinassienne nous situe sur

un nouveau plan car selon Lévinas, une philosophie qui considère que l'ontologie est fondamentale

se trouve, devant sa pensée, mise en question. Rappelons en passant que Heidegger s'était évertué à

démontrer l'urgence de focaliser l'étude philosophique sur l'être. Pour lui donc, il n'y aurait de vraie

philosophie qu'ontologique. Lévinas viendra montrer que l'éthique est première, elle qui considère

le prochain comme un étant qui ne se réfère qu'à soi217

.

216 P. Ricoeur-G. Marcel, Per una ética dell' alterità, Roma, Lavoro, 1998, p. 144

217 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 36

71

De fait, la vision ontologique pouvait réduire le prochain à son « être » envisagé ainsi

uniquement comme objet d'étude, de compréhension et susceptible d'être au pouvoir rationnel de

l'homme. A l'encontre de cette logique, Lévinas entrevoie plutôt « une signification éthique

d'autrui218

» où ce dernier, comme étant, est placé à un autre rapport: celui d'être évoqué comme

visage. Dès lors, la responsabilité se concrétise dans le rapport éthique qui s'inaugure par la

rencontre du visage à travers lequel le prochain se révèle. Cette rencontre devient un lieu de

relecture de l’intersubjectivité qui engage un langage.

II.4 :Le langage : lieu de relecture de l’intersubjectivité

L'approche lévinassienne de la problématique de l'expression verbale comporte au moins

deux dimensions. Il y a d'abord ce qu'il nomme le « dit » qui déjoue de manière anticipative les

possibilités de fausses interprétations inhérentes aux images et aux mots que le prochain transmet.

Il est ce qui empêche d'enfermer l'énoncé du prochain dans un quelconque destin sans issue:

« Antérieur aux signes verbaux qu'il conjugue, antérieur aux systèmes linguistiques et aux

chatoiements sémantiques, avant-propos des langues, il est la proximité de l'un à l'autre,

engagement de l'approche, l'un pour l'autre, la signification même de la signification219

», ou encore,

l'expression du visage « se présente en défaisant, sans cesse, l'équivoque de sa propre image, de ses

signes verbaux220

».

En effet parce qu'elle est vivante, l'expression est permanente capacité d'auto-

renouvellement, ce qui m'interdit à tout moment de l'enfermer définitivement dans une

classification. Le « dire » est ainsi ce qui permet à la singularité du prochain de s'échapper à la mise

en parenthèses de sa réalité par une conscience objectivante et constituante. Il serait désormais

injuste de porter un jugement définitif sur une personne à partir de tel ou tel propos un jour tenu. En

tant que « dit », le langage qui thématise réduit à une identité fixe ou une présence synchronisée qui

est toujours susceptible de déformation ou trahison.

Dans sa tentative d'interprétation ou de déchiffrement, il arrive que l'esprit qui se sert du

langage ne respecte pas assez le sens ou la signification que voudrait délivrer le « Dire » en tant

218 ibid., p. 23

219 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 6

220 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 179

72

qu'ouverture éthique au prochain: « La corrélation du dire au dit, c'est-à-dire la subordination du

dire au dit, au système linguistique et à l'ontologie est le prix que demande la manifestation. Dans le

langage comme dit, tout se traduit devant nous, fût-ce d'une trahison221

».

Contrairement au « Dit », la parole vivante reste essentiellement libre, dans la mesure où, à

tout moment elle peut se nuancer, se préciser, revenir sur ses pas et même se contester, échappant

ainsi à toute interprétation réductrice ou assimilatrice. C'est alors en tant que Dire réfractaire ou Dit

toujours sur le point de trahir, que la parole fixe les paramètres du face-à-face. Celui-ci est le lieu

par excellence où se transmet l'enseignement selon lequel le sens ultime de l'existence humaine ne

réside pas dans l'intériorité totalisante de la conscience de chacun, mais provient aussi de

l'extériorité du prochain dont la seule présence manifeste la nouveauté irréductible de son altérité.

Contrairement à ce que disait Socrate, « le langage ne se borne pas au réveil maïeutique de

pensées, communes aux autres. Il n'accélère pas la maturation intérieure d'une raison commune à

toutes. Il enseigne et introduit du nouveau dans une pensée (…). L'absolument nouveau, c'est

Autrui222

». Cette nouveauté conteste par le fait même cette idée occidentale d'une raison présentée

comme entité universelle, immuable, préexistante et rejetant toute altérité non assimilable. Le

langage apparaît alors comme le lieu spirituel où se trouve respectée et préservée l'altérité

irréductible de deux interlocuteurs qui se parlent dans la relation du face-à-face.

Ainsi, avant même de délivrer des thèmes ou des thèses, les mots du langage soulignent

avant tout l'extériorité réciproque des interlocuteurs: « le langage est un rapport entre des termes

séparés223

». Le prochain n'étant pas la négation du Même comme le voudrait Hegel, le langage

permet aux interlocuteurs d'entrer dans un « rapport non allergique du Même avec l'Autre224

».

C'est en ce sens que pour Lévinas, « l'essence du langage est bonté, amitié et hospitalité225

».

De même, le langage permet une rencontre spirituelle qui va bien au-delà des paroles.

Quelque soit ce que deux personnes peuvent se dire et au-delà de la manière dont elles se le disent,

le discours qui se déroule entre elles, le situe d'emblée sur le terrain éthique parce qu'il est

l'expression même de leur non-indifférence l'une à l'autre: « Le langage est la possibilité d'entrer en

relation indépendamment de tout système des signes communs aux interlocuteurs. Perce-muraille, il

221 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 7

222 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 194

223 ibid., p. 169

224 ibid., p. 282

225 ibid

73

est le pouvoir de traverser les limites de la culture, du corps, de l'espèce226

». Il permet au Même et

à l'Autre de se rencontrer « sans constituer une totalité227

». Une telle possibilité de relation au

prochain, respectueuse de son altérité inaliénable ne bat-elle pas en brèche les prétentions d'une

certaine « raison » à revendiquer le fait de l'universalité?

A la raison égocentrique, Lévinas oppose une autre, fondée sur la reconnaissance et le

respect de la singularité vivante des interlocuteurs ainsi que la pluralité de leur discours. Il ne s'agit

pas de nier que la raison soit capable d'universalité, mais d'affirmer que celle-ci ne se décrète pas

mais découle de la relation concrète qui s'établit entre deux interlocuteurs en présence. La raison ne

saurait alors en constituer la condition absolue et abstraite.

Lévinas exprime autrement cette idée à partir de l'analyse de la fonction du langage dont

nous avons déjà amorcé l'étude plus haut. Son objectif est de montrer que la fonction du langage ne

vient pas supprimer le prochain à force de vouloir le mettre d'accord avec le Même. Dans la

fonction d'expression en effet, « le langage maintient précisément l'autre à qui il s'adresse, qu'il

interpelle ou invoque228

».

Le langage apparaît ainsi comme le médiateur indispensable qui empêche le Moi de franchir

par la raison la distance qui le sépare du prochain, qu'il est toujours tenté de réduire à une

connaissance, à une idée ou même à une chose. Le langage suppose non pas une relation sujet-objet

mais des interlocuteurs, une pluralité. La thèse de Lévinas est que le langage reconnaît et promeut

l'altérité même du prochain en tant que prochain229

. Il est le lieu même où se dit et se vit l'altérité

radicale d'autrui: « Dans le discours, l'écart qui s'accuse inévitablement entre Autrui comme thème

et Autrui comme interlocuteur, affranchi du thème qui semblait un instant de tenir, conteste aussitôt

le sens que je prête à mon interlocuteur230

».

Le langage n'abolit pas la distance, malgré la proximité qu'il permet d'établir entre le

prochain et Moi. Cette distance nécessaire entre l'autre homme et le Moi, Emmanuel Kant l'appelait

le respect. On peut ici constater que la racine de la pensée de Lévinas est ici kantienne puisqu'il n'y

a finalement de véritable connaissance du prochain qu'éthique.

226 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, 2ème éd., Vrin, 1949, p. 235

227 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 10

228 ibid., p. 45

229 Cela tient aussi au fait que personne ne peut prétendre saisir à lui tout seul, toute la vérité. Celle-ci a besoin de la pluralité des regards qui se complètent, pour être elle-même. Chacun ne voit, par sa fenêtre qu'une petite portion du paysage. Nier le prochain, c'est faire consciemment ou inconsciemment de soi-même le ''possesseur'' exclusif de la vérité. Ce qui est bien sûr un mensonge, étant donné que chacun n'en est que le ''mendiant''.

230 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 61

74

En définitive, distinguant le Dit du Dire, Lévinas a préféré appeler le langage, non pas de la

rhétorique trompeuse de la publicité et de la propagande, mais le fait même de la parole dans la

mesure où elle permet d'approcher le prochain: « Dire, c'est approcher le prochain, lui bailler

signifiance. Ce qui n'épuise pas en prestation de sens, s'inscrivant, fables, dans le Dit. Signifiance

baillée à l'autre, antérieurement à toute objectivation, le Dire-à-proprement parler n'est pas

délivrance de signes231

». Car si parler se réduisait à une question des signes linguistiques, cela

reviendrait à faire du langage, une simple question de traduction de pensées en mots.

Dans le langage, il y a certes ce que l'on dit, les énoncés, mais il y a aussi le fait de

l'énonciation elle-même qui met déjà celui qui énonce en relation avec celui qui écoute, et cela en

dehors même de la signification des énoncés. Car, « le Dire est communication, en tant

qu'exposition, le déverouillement de la communication irréductible à la circulation d'informations

qui le suppose, s'accomplit dans le Dire. Il ne tient pas aux contenus s'inscrivant dans le Dit et

transmis à l'interprétation et du décodage effectué par l'Autre232

». C'est dire que la relation

qu'instaure ainsi le langage entre deux interlocuteurs n'est pas avant tout d'ordre logique ou

gnoséologique. Parce que le Dire est approche du prochain, le langage contribue ainsi à fonder et à

montrer « le primat de l'éthique233

», étant donné que, même en politique, tout se joue « dans les

rapports éthiques234

».

Le prochain, par exemple, avant d'être monsieur Tel, n'est-il pas en quelque sorte quelqu'un

qui, d'une manière ou d'une autre, je dois toujours quelque chose? Le langage comme « ce qui nous

lie au dehors235

», comporte une responsabilité pour l'interlocuteur notion que nous nous proposons

de bien développer dans la troisième partie parlant de la socialité comme paradigme à un nouvel

humanisme chez Lévinas. Il est alors le propre des hommes de la société qui se parlent. La

communication devient, dans ce sens, l'organe de prise de conscience du besoin du prochain. Elle

est pour ainsi dire, le rayon qui consolide l'inter-humain en écartant toute indifférence. Lévinas dira

que le langage « s'adresse toujours à autrui comme si l'on ne pouvait pas penser sans se soucier

déjà d'autrui. D'ores et déjà, ma pensée est dans le Dire. Au plus profond de la pensée s'articule le

pour-l'autre (...), l'amour d'autrui ...236

».

231 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 61

232 ibid., pp. 61-62

233 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 53

234 ibid

235 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 19

236 E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, op.cit., p. 179

75

Dans cette rencontre, le prochain n'est pas un objet de connaissance. C'est pourquoi le parler

restaure dans la société, une éthique qui vise l'humanisme du prochain. Le parler est une condition

d'une rencontre véritablement humaine. Car s'engager comme parlant, c'est entrer en relation avec

une personne éthiquement définie. Le langage est alors non seulement un simple lien, mais et

surtout, ce qui rend concrète la rencontre éthique.

De ce fait, « ... l'homme, dit Lévinas, est le seul être que je peux rencontrer sans lui exprimer

cette rencontre237

». Ainsi, le langage diffère du discours thématisant, car sur ce plan, l'être

« rencontré » ne peut être destinataire du Dire. Seul dans le langage de responsabilité, se crée une

relation où le prochain évoqué comme visage. Voilà pourquoi la communication constitue le socle

de l'humanisme tel que nous allons le voir dans la troisième partie parlant également du dialogue

comme fondement d'une paix durable.

En effet, la parole qui est l'instrument du langage et vecteur du Dire, impose la considération

de la transcendance de chaque interlocuteur. Ce dernier est d'abord « homme ». Et Lévinas le

précise en disant: « seul l'interlocuteur peut se poser en face sans que en face signifie hostilité ou

amitié .... 238

». Donc, la socialité du langage est conditionnée uniquement par l'altérité, car le

prochain est approché en tant qu'autre. Par ailleurs, « l'esprit n'est pas le Dit, il est le dire qui va du

Même à l'Autre sans supprimer la différence. Il se fraie un passage où rien n'est commun239

». C'est

dire que l'importance du langage dans la relation se situe au niveau de cette liaison qui se crée et

non essentiellement dans ce qui est communiqué.

De fait, dans la vision lévinassienne, le Dit dénote un certain a priori tandis que le Dire

évoque le sujet qui s'exprime, qui se livre profondément au prochain. « Le sujet dans le Dire

s'approche du prochain en s'exprimant, au sens littéral du terme, en s'expulsant hors du lieu ... Le

Dire découvre, au-delà de la nudité, ce qu'il peut y avoir de dissimulation sous l'exposition d'une

peau mise nu240

». C'est pourquoi Lévinas prône le Dire dans la communication véritablement

éthique. Seul le respect de l'altérité participe à l'assainissement des rapports humains. En fait, « ... la

parole procède de la différence absolue ..., le langage est un rapport entre les termes séparés ... et

annonce l'inviolabilité éthique d'Autrui, et sans aucun relent de « numineux », sa sainteté ...241

».

237 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 19

238 ibid., p. 46

239 ibid., pp. 78-79

240 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 83

241 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 168

76

Remarquons toutefois, qu'en Afrique d'où nous sommes originaire, l'inter-humain est ruiné

par des discours « thématisants » où la description empêche la véritable rencontre. Il suffit

d'évoquer ce témoignage d'un réfugié rwandais pour le comprendre: « dans chaque entretien, je ne

pouvais jamais m'imaginer le bonheur de ce maudit traître tutsi; chaque fois que nous nous

retrouvions dans la salle de conférence, j'avais envie de lui arracher son long nez crochu ... 242

».

Dans une telle attitude, l'on ne peut pas parler de socialité que nous allons bien évidemment

aussi développer dans la dite troisième partie, car le contenu de cette partie va consister à repenser

un nouvel humanisme avec Lévinas. Le prochain est abordé comme objet et non comme visage.

« C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton et que vous pouvez les décrire,

que vous tournez vers autrui comme un objet243

».

Ainsi, tout comme au temps du nazisme, cette approche ne peut que conduire à la réduction

du prochain au sensible. L'on peut alors l'éliminer comme un objet qui ne vous plaît pas, parce

qu’on n’a pas rencontré son humanité. Ou au contraire, on tisse les affinités à partir des simples

ressemblances (ethniques, raciales, etc.). Alors, face à ce désordre, ne doit-on pas plutôt se référer

à la socialité véritable, qui, elle, est ondée sur la fraternité éthique telle que nous allons le voir dans

la même troisième partie?

Rappelons avant de clore ce chapitre, que dans son sens le plus commun, le langage signifie

communication entre deux personnes. Ainsi le langage est vu comme un instrument qui vient

favoriser à établir une relation qui n'existait pas. Martin Buber, s'étant penché sur cette question,

écrit: « Au commencement était la relation. Le mode concret dans lequel cette relation s'accomplit

est le langage244

».

Précisons que la relation dont parle Buber est réduit à la dualité entre « Je » et « Tu ».

Gabriel Marcel, à ce sujet écrit: « Toute vie spirituelle est essentiellement un dialogue245

». Cette

déclaration, de l'avis de Lévinas, est vue comme une critique à Buber pour lui dire qu'au

commencement ne pouvait être la « Relation », mais une vie; laquelle vie nous pousse à la

rencontre. En fin de compte, quelle sera l'originalité lévinassienne face à ces deux positions

élaborées?

242 J. Mumundu, « Défense des droits de la personne et non-violence », in Spiritus, n° 144, Paris, La Fontaine, septembre 1996, p. 247

243 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 89

244 M. Buber, cité par E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 39

245 G. Marcel, cité par E. Lévinas, Hors Sujet, p. 40

77

Lévinas assume les points de vue de Buber d'une part en ajoutant au Je et Tu, le Tiers (que

nous allons analyser dans la même troisième partie) et d'autre part celui de Gabriel Marcel en

précisant que le Moi ne saurait être le point central, ni initial, ni final du tout mais en un point parmi

tant d'autres246

. Pour Lévinas, en effet, la socialité est réductible à l'expérience de la socialité; car ce

qui est premier dans l'expérience de la communication, c'est la co-présence sur quoi se fonde toute

relation. Cette co-présence n'implique pas une relation symétrique comme chez Buber, mais une

relation non symétrique, désintéressée.

Du point de vue de Lévinas, le prochain est d'abord salué. Cela veut dire que le langage est

« antérieur aux énoncés des propositions communiquant renseignements et récits247

». Dès lors,

nous saisissons un autre enjeu à la question du langage parnassien: le lien entre le langage et la

vérité. En affirmant que le véritable langage précède les formules, Lévinas semble dénoncer le fait

que ces formules soient parfois superficielles et non conformes à ce qui est, donc fausses. Ce qui est

d'emblée vrai, c'est la présence du prochain et la relation éthique me permet de quitter la

superficialité pour entrer dans les profondeurs de son être, selon sa disposition à lui de se livrer à

Moi. L'on comprend alors pourquoi Lévinas dit que « la rencontre du visage n'est pas un fait

anthropologique. Elle est absolument, un rapport avec ce qui est248

».

Or la Bible nous enseigne que c’est le Tout Autre, le Dieu de la tradition chrétienne qui

vient à la rencontre de l’homme, du prochain. Ce qui nous pousse à penser que la Bible est la source

première de Lévinas mais que cette conception doit nécessairement avoir ses enjeux éthico-

philosophiques dans la pensée lévinassienne que nous voulons non seulement analyser mais aussi

développer dans cette seconde partie.

246 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 43

247 ibid., p. 46

248 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 51

78

79

DEUXIEME PARTIE : LA BIBLE: FONDEMENT DE LA PENSEE LEVINASSIENNE

DU PROCHAIN ET SES ENJEUX ETHICO-PHILOSOPHIQUES

La pensée de Lévinas est fécondée par deux sources: la Bible et les philosophes. Et du point

de vue chronologique, il a d'abord été influencé par la tradition juive basée essentiellement sur les

prophètes. Il revendique plus précisément la possibilité de penser avec la Bible alors que, pour des

philosophes comme Heidegger qui fut son maître, la Bible engage la Foi mais non la pensée.

L'auteur de Totalité et Infini défend l'idée selon laquelle l'Europe puise dans les racines doubles et

parfois contradictoires: les philosophes et les prophètes.

D'ailleurs à la question posée par François Poirié, « Diriez-vous que vous êtes un penseur

religieux? », Lévinas répond: « Je crois que non ». En revanche, « si vous posiez la question

autrement: « Est-ce que vous pensez que la Bible est essentielle à la pensée ?», je répondrais: oui

(...). La Bible nous enseigne que l'homme est celui qui aime son prochain et que le fait d'aimer son

prochain est une modalité de la vie sensée ou pensée aussi fondamentale, je dirais plus

fondamentale249

».

Chez lui, il y a une ouverture à la transcendance, à l'extériorité, à la Bible. Cependant, il y a lieu de

poser cette question: dans quelle mesure l'appropriation de l'oeuvre de Lévinas peut-elle féconder la

foi chrétienne sans, toutefois se transformer en une lecture récupératrice? A notre avis, il convient

d'interroger les rapprochements parfois hâtifs entre la pensée philosophique juive et la théologie

chrétienne, car nous avons l'impression, nous semble-t-il qu'une trop grande imprégnation du

langage lévinassien dans le champ de la théologie chrétienne risque de réduire la foi à l'éthique.

Or, comment relier, tout en les distinguant, l'agir et le croire? Sachant que Lévinas ne veut

rien définir par Dieu qu'il désire, tout simplement parce que c'est l'humain qu'il connaît, dit-il. C'est

ce même Dieu qu'il désire penser par les relations humaines et pas l'inverse. « C'est en termes de

relations avec Autrui que je parlerai de Dieu (...). Je ne pars pas de l'existence d'un être très grand

ou très puissant...250

».

Pour lui, si la Bible ne sert pas de fondement au philosophe, elle témoigne d'une tradition et

d'une expérience particulièrement féconde. C'est ainsi que les versets bibliques n'ont pas fonction de

249 E. Lévinas dans F. Poirié, Emmanuel Lévinas. Qui êtes-vous? Paris, La Manufacture, 1987, p. 112

250 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 45

80

preuve dans sa pensée, mais témoignent d'une tradition, d'une expérience, affirme-t-il. Et par

conséquent, ils ont droit à la citation qu'à Heidegger ou qu'à Husserl. C'est ce que dira Cathérine

Chalier à la suite de Lévinas en ces termes: « La Torah appelle davantage à un mode de

questionnement relatif au sens du bien, du juste et du vrai qu'elle ne propose un recueil de

réponses251

». Des passages entre la philosophie de Lévinas et le christianisme sont non seulement

possibles mais porteurs d'une certaine fécondité; car selon lui, « il ne faudrait donc pas opposer

radicalement, dans l'héritage européen qui est le nôtre, les sources judéo-chrétiennes et les sources

grecques252

».

Quand Lévinas parle de la charité comme animatrice fondamentale de la responsabilité qui

va jusqu'à la substitution du prochain, nous constatons qu'il est particulièrement tributaire de

Schopenhauer. En effet, pour ce dernier, égoïsme et valeurs morales sont des termes qui s'excluent

réciproquement. La signification morale d'un acte dépend de l'effet qu'il produit sur autrui253

. Les

actions de l'homme doivent être motivées par un désintéressement qui plonge ses racines dans la

pitié254

, ce sentiment que doit évoquer chez Lévinas, le visage dénudé qui est le phénomène premier

en morale255

. La pitié ou la compassion est un fait indéniable de la conscience humaine et dans ce

sens, elle est naturelle.

Or la justice et la charité, vertus cardinales, puisent-là leur existence256

. En effet, la pitié

constitue un frein à toute sorte d'injustice que le Moi inclunérait à commettre contre autrui. La

charité révèle la noblesse de la personne qui se livre sans condition au prochain pour assumer sa

souffrance, ce dernier représentant le visage dénudé selon la terminologie de Lévinas.

Schopenhauer soutient ainsi qu'il « faut que je me sois en quelque manière identifié avec cet autre,

donc que la barrière entre le moi et le non-moi se trouve pour un instant supprimée: alors seulement

la situation d'un autre, ses besoins, sa détresse, ses souffrances, me deviennent immédiatement

propres: je ne cesse de le regarder, ainsi que l'intuition empirique le voudrait, comme une chose qui

m'est étrangère, indifférente, était distincte de moi absolument, je souffre en lui257

».

251 C. Chalier, L'inspiration du philosophe. « L'amour de la sagesse » et sa source prophétique, Paris, Albin Michel, 1996, p. 127

252 E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, op.cit., p. 182

253 Schopenhauer, Le fondement de la morale, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 153

254 ibid., p. 158

255 ibid., p. 16

256 ibid., p. 162

257 ibid., p. 183

81

Pour l'un et l'autre de nos penseurs, la charité accuse l'infini de la bonté qui s'emprisonne

dans le fini de la personne. Pour l'un et l'autre, la souffrance confère une signification morale à la

vie et à l'homme258

. Leur humanisme renvoie dès lors à l'altérité qui s'installe sur le chemin de la

réalisation personnelle. La perfection du soi comme accomplissement du potentiel de noblesse que

possède le moi ne saurait s'effectuer sans l'accueil du prochain. Cet accueil témoigne de mon

initiative d'aller vers l'autre, pour me présenter comme son otage volontaire. Je suis un sujet pour

l'autre259

. La bonté s'érige dès lors en propriété fondamentale de la personne pour s'épanouir vers le

prochain, c'est-à-dire pour lui rendre une justice allant jusqu'à la substitution à l'autre, assumant la

responsabilité de l'autre et pour l'autre jusqu'à l'extrême de l'existence.

Ici nous sommes dans le domaine d'une éthique personnaliste. Le prochain, c'est le Tiers

dans sa souffrance d'être humain qui crée la proximité de nos relations. La souffrance du prochain

est un moment important qui engage ma responsabilité comme une prise sur soi du destin de

l'autre260

, et qui sert de fondement à la justice. Cet humanisme implique ainsi chez Lévinas trois

éléments très importants: celui de la proximité, c'est-à-dire de la rencontre, celui de la responsabilité

et celui de la substitution, notion que nous allons développer dans cette partie.

Et comme nous voulons montrer que la Bible est la source première de Lévinas, c’est-à-dire

avant qu’il aille en contact avec le monde des philosophes, il a d’abord été à l’école biblique et là

nous pensons en premier lieu aux prophètes et à la tradition talmudique. Raison pour laquelle, ce

n’est pas étonnant par exemple pour lui de parler de la proximité car Dieu se fait proche de

l’homme et en particulier du souffrant, de la veuve, de l’étranger, de l’affamé, … . Il parle de la

rencontre, comme nous venons de le dire, c’est le même Dieu qui vient à la rencontre de l’homme

ou encore de la substitution.

258 Schopenhauer, Ethique et Politique, Paris, Classique de Poche, 1996, p. 161

259 E Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p . 105

260 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, J. Vrin, 1982, p. 182

82

83

CHAPITRE I : LA BIBLE: SOURCE PREMIERE DE LEVINAS

A la question posée par Philippe Nemo dans Totalité et infini à Lévinas : « Quels ont été

pour vous les premiers grands livres rencontrés : la Bible ou les philosophes ? », ce dernier répond

« Très tôt la Bible, les premiers textes philosophiques à l’université (…) ». Et il ajoute en disant que

« la Bible est le Livre des Livres où se disent les choses premières, celles qui devaient être dites

pour que la vie humaine ait un sens, et qu’elles se disent sous une forme qui ouvre aux

commentateurs les dimensions mêmes de la profondeur (…)261 ». Raison pour laquelle nous

pensons que nous pouvons partir de la tradition chrétienne qui se base en grande partie sur la

Bible pour repenser l’humanisme de l’homme en général et du prochain en particulier dans la

pensée lévinassienne.

Selon Lévinas, la Bible c'est la priorité du prochain par rapport à moi. Autrui passe avant

moi. C'est ce qui l'appelle en langage grec la dissymétrie de la relation interpersonnelle. Avec lui,

l'homme n'est plus le berger de l'être comme chez Heidegger, mais le gardien de son frère. Une telle

position ne se manifeste pas seulement comme une réaction à la parole de Caïn dans la Genèse, elle

renvoie également, plus positivement à Isaïe: « Ne savez-vous pas quel est le jeûne qui me plaît?

Oracle du Seigneur. Yahvé: rompre les chaînes injustes, délier les liens du joug, renvoyer libres les

opprimés, héberger les pauvres sans abris, vêtir celui que tu vois nu et ne pas te dérober devant celui

qui est ta propre chair. Alors ta lumière poindra comme l'aurore, ta blessure sera vite cicatrisée. (...),

il dira « me voici » pour faire ta volonté262

».

C'est avec ce « me voici » que se déploie l'humanisme du prochain, c'est-à-dire de l'autre

homme chez Lévinas. Raison pour laquelle, dit-il encore en se basant sur Jéremie que la relation à

l'Infini n'est pas une connaissance mais une proximité. « Il faisait droit au pauvre et au malheureux

(...). Voilà certes ce qui s'appelle me connaître, dit l'Eternel263

». Pour Lévinas, la relation à Dieu me

vient dans la concrétude de la relation au prochain et la justice est la trouée qui mène à Dieu. On ne

peut, certes, qu'être sensible à l'irréductible altérité de la transcendance chez Lévinas, mais la foi,

tout en nous invitant à agir en faveur du prochain, nous appelle également à chercher à connaître

Dieu. Il convient, alors, d'honorer la radicale altérité du Très-Haut, mais tout en s'efforçant de

penser, et de chercher à le connaître.

261 E. Lévinas, Totalité et infini, op.cit., pp.12-13

262 Is 58, 6-9

263 Jr 22, 16

84

Cependant, nous tenons à signaler que la foi chrétienne ne se réduit pas à l'éthique moins

encore à la morale. Sans doute, convient-il plutôt de la penser comme méta-éthique, parce qu'elle

fonctionne comme stimulation, distanciation, structuration et Espérance. Nous voulons dire que la

foi stimule l'agir du sujet croyant. Elle est invitation à transformer son regard sur le prochain et sur

le monde. La foi place le sujet dans une communauté qui l’accueille ; elle invite le sujet à chercher

le sens d' « une vie bonne » sous le regard d'un Autre. Elle ouvre à une Espérance qui, bien

comprise, autrement dit attentive à un maintenant eschatologique, donne au sujet croyant des

ressources pour se poser dans l'existence sous le mode de la confiance en un Autre malgré l'effroi

du mal ou de la souffrance qui peut traverser sa vie.

L'eschatologie chrétienne propose des énoncés sur l'homme en tant que personne libre,

concrète, unique et irréductible, mais elle engage également des énoncés sur ce même homme en

tant qu'il est membre d'une communauté, moment d'une histoire collective. La dichotomie entre une

posture juive complètement crispée sur la loi et la position chrétienne située uniquement du côté

d'amour est inexacte et injuste. D'ailleurs, dans la perspective juive, l'amour est pensé comme une

responsabilité envers la création, envers la vie fragile de chaque créature, plus que comme noble

sentiment, fût-il celui de l'agapè paulinienne264

. La loi est destructrice si elle existe pour elle-même

(« l'homme est fait pour le sabbat ») mais elle est instauratrice si elle existe comme parole instituant

la reconnaissance du prochain (« le sabbat est fait pour l'homme »). D'où la nécessité de

désabsolutiser la loi.

Selon la Bible, « Dieu est amour: celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu

en lui265

» ou encore « tu aimeras ton prochain comme toi-même266

». Ces citations de la Bible

permettent de bien souligner la place importante et centrale que le christianisme donne à l'amour.

D'après Lévinas, l'amour du prochain est inséparable de l'amour de Dieu. Essentiel à l'existence

chrétienne, l'amour doit s'exprimer dans tous les détails de la vie.

L'amour chrétien veut que l'homme riche considère sa fortune comme un bien commun dont

il est le dépositaire. Ce qui est demandé à chacun dans la Bible, c'est de s'efforcer de tout mettre en

oeuvre pour être en mesure de rendre à son prochain le service concret dont il a besoin: qu'il s'agisse

de donner à manger à un affamé, de soigner un blessé ou de visiter des malades ou un prisonnier.

264 C. Chalier, « Intériorité et extériorité », p. 357; qu'on retrouve dans C. Chalier et M. Faessler (sous dir), Judaïsme et christianisme, op.cit., pp. 349-372

265 1Jn 4, 16

266 Mt 22, 35

85

L'amour chrétien vise à l'épanouissement du sens de la fraternité et du sens du partage. La

coexistence de la misère et de la richesse est fatale, le devoir de l'amour est l'origine même de la

persistance de cette inégalité. Voilà pourquoi saint Eloi a raison de dire: « Dieu aurait pu rendre

tous les hommes riches mais il a voulu qu'il y ait des pauvres dans ce monde pour que les riches

puissent ainsi racheter leurs péchés267

». Approche bien évidemment discutable.

Cependant, au niveau moral, le personnage du donateur est au centre du christianisme et sa

doctrine permet que le pauvre ne soit plus perçu et conçu comme un objet de philanthropie du

donateur. La pratique de l'amour rend compte d'une réelle compassion mais également d'une

expression d'un sentiment pieux. La parabole du bon samaritain met bien en exergue le devoir, sans

limite, du fidèle de venir en aide à son prochain268

. Mais il convient de noter que le désir de secourir

et de compantir peut passer au second plan. Au nom de cet amour, le chrétien peut se livrer à des

activités marchandes et lucratives souvent perçues comme douteuses d'un point de vue moral. En

effet, l'usure et la spéculation financière sont alors condamnées par la religion chrétienne et plus

précisément l'Eglise Catholique.

L'aumône représente la manière la plus évidente d'adopter une attitude miséricordieuse. La

distribution d'aumône constitue un fait d'une importance capitale. La quantité prodiguée témoigne

de la facilité avec laquelle les pauvres peuvent obtenir un soutien. Mais, sur le plan éthique et

moral, Paul Ricoeur disait que la foi biblique n'ajoute rien aux prédicats « bon », « juste », etc.

L'amour biblique relève d'une économie du don du caractère méta-éthique, qui nous fait dire qu'il

n'existe pas de morale chrétienne, sinon au plan de l'histoire de mentalités, mais une morale

commune que la foi biblique place dans une perspective nouvelle, où l'amour est lié à la

« nomination de Dieu269

».

Il nous semble nécessaire de relever un point allant dans le même sens mais qui manifeste

une inconciliabilité certaine entre Lévinas et Franz Rosenzweig. Quand on parle de l'amour dans la

tradition chrétienne, c'est d'abord une réponse à l'amour de Dieu, exigé dans le commandement de

l'amour pour Dieu. « Ce ne peut être rien d'autre que l'amour du prochain. L'amour du prochain est

ce qui à tout instant surmonte et pourtant ne cesse de présupposer ce pur abandon (...). Mais

l'homme ne peut s'extérioriser dans l'acte d'amour qu'une fois devenue âme éveillée par Dieu. Seul

267 J. Duquesne, Saint Eloi, Paris, Fayard, 1985, p. 181

268 Lc 10, 29-37

269 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 37

86

l'amour reçu de Dieu fait de l'acte d'amour posé par l'âme plus qu'un simple acte: l'accomplissement

d'un commandement d'aimer270

».

Pour Rosenzweig, la révélation permet ou rend possible l'amour du prochain, en d'autres

termes, le mouvement de sortie de Dieu vers l'homme est la condition de possibilité à partir de cet

amour de Dieu, de l'amour du prochain. Le monde est ici monde des personnes et le prochain,

l'autre homme y a sa place. Sortir dans le monde c'est aller vers l'autre. Au nom du monde, l'homme

se tourne ou plus exactement l'homme est tourné vers le prochain. L'homme est tourné vers le

prochain parce qu'il y a eu l'adresse du commandement de la révélation.

Le prochain représente le monde, l'amour du prochain et l'amour du monde font ainsi série,

ou plutôt faut-il penser qu'ils ne font qu'un. A travers le prochain, il y a dans la rédemption,

possibilité d'un mouvement de sortie de l'homme vers le monde. De l'amour pour Dieu à l'amour du

prochain que soi, telle est la première étape commandée par le tropisme de la rédemption. Mais

n'oublions pas en outre que c'est un commandement enraciné dans l'action. Et quant à Mounier,

« Le mouvement profond de l'existence humaine n'est pas de s'assimiler à la généralité abstraite de

la Nature ou des idées, mais de changer « le coeur de son coeur » afin d'y introduire et de rayonner

sur le monde un Royaume transfiguré271

».

Dans cette citation, le fait est de constater que certains concepts sont empruntés à la Bible

qui en effet est le fondement de la pensée lévinassienne du prochain. Allant dans ce sens, Jean-

Baptiste, précurseur du Christ invite au partage entre riches et pauvres et à la justice dans les

professions où l'on exerce un pouvoir272

. Dans la Bible, l'amour du prochain consiste en effet à

n'exclure aucun être humain, pas même ses ennemis, en évitant surtout de confondre avec un

homme particulier, aussi aimable et valeureux soit-il. L'amour du prochain est aussi l'amour de Dieu

qui confère à notre existence sa vraie signification éthique et religieuse.

L'action chrétienne s'exerce dans l'amour qui, décentré de soi, s'intéresse au prochain. Le

champ privilégié de l'action des chrétiens, c'est l'humain: tout homme et tous les hommes. Les

multiples cloisons que chacun laisse entre les secteurs de son existence sont appelés à tomber. Les

séparations sociales aussi, et même les frontières culturelles et politiques. On ne reste pas chrétien

uniquement en son for intérieur; le mur qui sépare l'espace public de l'espace privé est franchi par le

270 F. Rosenzweig, L'Etoile de la Rédemption, op.cit., p. 253

271 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 11

272 Lc 3, 10-14

87

témoignage et l'action du chrétien. Voilà pourquoi on ne peut imaginer un croyant qui ne devienne

pas une figure à portée sociale, par son action comme par sa parole et sa prière.

La pratique chrétienne n'a pas de frontière et non plus de limite dans le temps. Raison pour

laquelle le pape Bénoit XI affirme que « l'Eglise doit vivre sa prédilection pour les malades, les

souffrants, les petits, les pécheurs, les excluts, ...273

», car désigner l'agir d'un Dieu qui se laisse

toucher par l'homme, qui est passionné par lui et veut le sauver. Tout en soulignant le caractère du

sacrifice, il affirme: « L'amour de Dieu a ainsi sa plus haute expression dans le don que Jésus fait

lui-même de sa propre vie274

» pour les autres, l'humanité.

D'où la nécessité de conduire les hommes à la rencontre avec Dieu dans le Christ, qui suscite

en eux l'amour et qui ouvre leur esprit à autrui, en sorte que leur amour du prochain ne soit plus

imposé pour ainsi dire de l'extérieur, mais qu'il soit une conséquente découlant de leur foi qui

devient agissante dans l'amour. « Il y aura toujours à regarder, prendre en compte, écouter et aider

l'individu concret qui est une personne humaine originale et unique aux yeux de Dieu275

».

L'amour de l'ennemi est un commandement central du Nouveau Testament276

, dont le Christ

a donné l'exemple pendant sa vie. A l'opposé, il est dit dans la sourate neuf du Coran: « Après que

les mois sacrés se seront écoulés, tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez; capturez-les,

assiégez-les, dressez-leur des embuscades. Mais s'ils se repentent, s'ils s'acquittent de la prière, s'ils

font l'aumône, laissez-les libres. Dieu est celui qui pardonne, il est miséricordieux277

».

Ce verset, nous dit Clemens Thomas que de glaive était dirigé à l'origine contre les Arabes

païens, mais a été utilisé ensuite par des juristes musulmans pour annoncer un djihad universel

contre les non-musulmans278

. L'Eglise du Christ est chargé de proclamer la dignité de tous les

hommes liée à l'amour de Dieu, et ceci également dans les territoires juifs et musulmans. Dans la

sourate citée plus haut, il y a toutefois une indication sur le Dieu miséricordieux et prêt à pardonner,

ainsi que sur la possibilité d'épargner des hommes prêts à se convertir, aimant le prochain et voués à

la prière.

Selon la conviction de la foi juive et chrétienne, le lien entre l'amour de Dieu et l'amour du

prochain constitue l'essence de la prédication religieuse. Sans l'amour du prochain, l'homme n'est

273 Bénoit XI, Dieu est Amour, op.cit., p. 9

274 ibid., p. 8

275 ibid., p. 10

276 Mt 5, 48-58

277 Clemens Thomas, Le dialogue interreligieux, Fribourg, Academic Press, 2007, p. 93

278 ibid

88

pas capable d'aimer Dieu279

. Voilà pourquoi le pape Jean-Paul II disait: « La personne est un être

auquel ne convient qu'une seule dimension: l'amour280

». La ressemblance avec Dieu confère à la

dignité de la personne humaine une noble prééminence.

La dignité apparaît dès lors comme le socle de la personne renchérissant sur la volonté qui

engage la responsabilité humaine dans le bien; celui-ci pourrait se réaliser que dans les

manifestations de l'amour. Et « le christianisme fait une personne à l'image de Dieu voulue par elle-

même, atteignant la plénitude de sa nature chaque fois qu'elle se donne à l'Autre281

». Dans cette

direction se renouvelle sans cesse le mystère de l'agapè.

L'amour n'est pas pour Karl Jaspers, un simple sentiment. Il a une dimension ontologique,

renvoyant à un principe fondateur de la personne qui s'ouvre à l'autre et s'attend à l'ouverture de

l'autre pour l'accueillir. « Il s'oppose à la violence qui vise l'oppression et l'anéantissement du

prochain282

». Au fond, l'amour est l'âme, au sens de l'animus de l'existence, pour s'accomplir. En

d'autres termes, l'amour anime les potentialités de l'existence, pour percevoir la personne comme

liberté ayant vocation à la transcendance, donc comme possibilité du moi de contempler l'Infini.

Dans la même ligne, Gabriel Marcel dira que l'existence reflète la création divine. Elle

renvoie à l'infini de la transcendance qui illumine l'existence par le mystère de la Révélation283

.

Chez lui, la personne humaine peut se prendre pour un projecteur, mais elle n'est que l'écran284

.

L'existentialisme de Gabriel Marcel ne saurait être étudié sans l'apport de la foi chrétienne; car la

vérité et l'amour du prochain sont à la base de l'idée de la personne.

C'est par rapport au transcendant que l'homme crée des liens qui plongent jusqu'aux racines

de son existence. Ainsi, « l'existence sans liens n'est pas pensable, elle est impossible285

», et

l'existence désigne pour lui l'appartenance à ce qui est, autrement dit, l'existence se révèle alors

comme une coexistence286

. C'est à partir d'un visage, celui du prochain, que l'on peut commencer à

279 Lv 18, 5; 19, 18; Dt 6,5; Lc 6,27-36; 10, 25-37

280 Jean-Paul II, Entrer dans l'Espérance, Paris, Plon-Mame, 1994, p. 42

281 ibid., p. 293

282 K. Jaspers, Philosophie. Orientation dans le monde. Eclairement de l'existence métaphysique, Paris, Berlin, Heidelberg, New-York, Tokyo, Spinger-Verlag, sd, p. 446

283 G. Marcel, Les hommes contre l'Humain, Paris, éd. du Vieux Colombier, 1951, p. 119

284 ibid., p. 198

285 ibid., p. 43

286 G. Marcel, Présence et Immortalité. Journal métaphysique, (1938-1943), Paris, 1968, p. 220

89

définir la personne. Voilà pourquoi Gabriel Marcel disait: « celui qui ne croit à rien n'existe pas »

pour enfin de compte qualifier la philosophie sartrienne comme « une anthropologie du déchet287

».

Ainsi, le respect de la personne tire sa vigueur du prochain qui l'entoure comme créature

formée à l'image de son Créateur et que la personne ne peut s'accomplir que par son élan vers la

transcendance288

. Et comme le rappelle Mounier, la communication qui y est impliquée est une

communion avec l'autre, idéal chrétien qui incite à la sympathéia au sens du partage du destin de

l'autre mais, un destin souvent pétri de souffrance.

Voilà pourquoi comme chez Lévinas, la personne de Mounier doit incarner la générosité et

la gratuité. On trouve l'idée fondamentale de l'irréductibilité de l'homme comme être en soi. Il

affirme sans équivoque que « la personne n'est pas un objet289

», idée kantienne qui, prend pourtant,

un tout autre sens ici car la personne n'incarne pas une raison rigoureuse, mais un homme sensible

qui, étant esprit et corps, sentiment et raison, éprouve des angoisses existentielles. La personne

signale la situation historique d'un homme responsable de ses choix d'action.

La personne est dès lors acte de création et, étant toujours à l'écoute de l'autre, acte

d'affirmation du prochain par l'affirmation d'elle-même. Mais, pour ce faire, elle est également acte

d'amour dans sa dualité de réalité sensible et d'être intelligible. Mounier parlant de l'amour, fait

allusion plus à l'univers agapè qu'à celui de l'éros290

. L'amour devient ainsi le moteur fondateur de la

personne et cette dernière s'affirme dans le monde avec l'irruption du visage qui lui dicte l'impératif

éthique, fondement de l'histoire de l'humanité « tu ne tueras point ». C'est le commandement

biblique dont l'interprétation va au-delà d'une expression de justice juridique291

et notamment à la

page 21.

L’accès au visage est en effet foncièrement éthique. Il ne faut donc pas le réduire à la

description de ses traits: la couleur des yeux, la teinte, la forme de la bouche, etc. Il ne signale pas

un personnage; il n'est point une donnée de l'expérience ni ne vient du monde292

. Le visage résume

alors une noblesse spirituelle qui fait des qualités de la personne les valeurs éternelles pour le

progrès de l'humanité. C'est dans le regard du prochain que l'on découvre son humanité293

, car c'est

287 ibid., p. 183

288 G. Marcel, Les Hommes contre l'Humain, op.cit., p. 183

289 Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 5

290 ibid., p. 34

291 E. Kovac, « Le face-à-face », in Le visage. Dans la clarté, le secret demeure, Paris, Autrement, 1994, pp. 19-29

292 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 79

293 E. Lévinas, Entre nous, op.cit, p. 194

90

là que l'on voit se dessiner la destinée commune à tous et l'accomplissement de l'être raisonnable

comme personne.

La personne ne saurait se concevoir sans cette justice dont l'attribut principal est la

miséricorde294

. En l'espèce, la justice est née dans la relation avec autrui, le prochain. Et la Bible

hébraïque est souvent évoquée en tant que livre-source de la tradition dont Lévinas se réclame. Et

cette même Bible nous incite à être voué au prochain; « ... plutôt que de ta mort, soucie-toi de la vie

des autres, de ceux que tu as devant toi, face à toi. (...) Car la donnée primordiale du rapport de

l'homme avec l'autre homme n'est pas hostilité mais l'alliance295

».

Cependant, pour Lévinas, il n'y a pas de place pour le Messie au sens chrétien du terme.

Voilà pourquoi dans nos perspectives, nous allons chercher à surmonter la fermeture de Lévinas à la

figure du Messie, car déjà le sujet éthique, responsable de tout et de tous, est au fond le vrai Messie.

En d'autres termes, l'extranéité absolue du prochain et l'exaspération de la responsabilité à son

égard, peut et doit être surmontée. Et ajoutons que Lévinas fut éduqué dans la culture hébraïque et

initié très tôt à la Bible et au Talmud juif d'où il tira la source vitale de sa pensée éthique. Mais il ne

s'enferme pas dans les limites de sa culture tel que nous pouvons le constater tout au long de notre

travail et c'est ce que nous allons bien remarquer s'agissant du visage qui constitue en effet le socle

de l'humanisme du prochain.

I.1-L'épiphanie du visage: prémisse et socle de l'humanisme du prochain chez Lévinas

Le visage du prochain n'est pas une simple apparition de l'homme comme réalité sensible

dans l'être. C'est une épiphanie296

. Ce mot d'origine grecque, l'épiphaneia, signifie la venue à la

visibilité ou à la transparence des choses. Dans la Bible, il désigne la manifestation de Jésus-Christ

aux Rois mages qui viennent l'adorer. L'épiphanie est une apparition spécifique car elle implique un

fait extraordinaire, un événement glorieux, et marque par son caractère exceptionnel l'ordre de son

apparition.

L'épiphanie atteste le rejaillissement du fond vers le haut, vers la lumière qui le rend visible

et qui le retient comme apparence avec toute la densité de son contenu. Le visage ne saurait donc

évoquer un masque phénoménologique qui garde opaque ce qu'il recèle. Au contraire, en tant

294 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 118

295 A. Finkielkraut, Sagesse de l'amour, op.cit., p. 147

296 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 62

91

qu' « épiphanique », il rend transparent ce qui existe dans le fond de l'Autre; il le livre en trahissant

la profondeur d'une existence. C'est l'absolu de la présence de l'Autre qui justifie « l'interprétation

de son épiphanie297

». Le visage représente par-là l'espace où le Moi réalise l'épiphanie de sa

personne. Le visage accuse alors une signification éthique qui dépasse un devoir-faire théologique.

Il ne surgit pas de l'humanité de l'homme lorsqu'il se manifeste dans le monde, mais il

représente l'espace où le sensé embrasse les relations humaines, où le Moi se met en face du

prochain pour l'accueillir dans sa proximité. Le visage donne la dimension morale à ce qui est, à ce

qui comprend le Moi, non dans ses expressions égoïstes mais comme effacement des ambitions

personnelles devant le dénuement d'autrui.

Le visage désigne alors un principe personnel qui s'installe en face de mon être qui est avant

mon être, comme une exposition extrême de la nudité de l'existence. Il devance toute vision

humaine pour se montrer comme l'expression qui m'assigne, me cherche comme si l'altérité qu'elle

implique me charge de son affaire. Or l'appel ultime du visage à mon être m'interdit de lui échapper.

Ainsi, le Moi est dans son état de ne pas pouvoir se dérober au visage du prochain. Ce

visage est selon Lévinas « ce qui était avant l'être298

». Dans cette optique, le visage marque son

antériorité au Moi qui se développe dans sa liberté d'expansion dans l'être. Il ne connaît pas de droit

juridique, mais l'infini d'une justice morale qui témoigne de la miséricorde et de la charité.

En d'autres termes, il me somme de ne pas chercher un juste dans la réciprocité des

échanges, mais de lui accorder la priorité au détriment de mon intérêt, de ne voir que le sien299

, car

sa présence, c'est-à-dire son surgissement en face de Moi, donc son épiphanie est souvent nudité ou

misère et plus encore le visage est la souffrance retenue par la mémoire qui le déborde. De

l'épiphanie du visage, surgit la théologie de Lévinas: « C'est à partir du visage de l'autre que m'est

signifié le commandement par lequel Dieu me vient à l'idée300

».

En vérité, nous dit Paul Ricoeur, « le visage n'apparaît pas, il n'est pas phénomène, il est

épiphanie 301

». Mais de qui est ce visage? Certes, le prochain apparaît, son visage le fait apparaître,

297 ibid., p. 69

298 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 156

299 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., p. 132

300 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 157

301 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit.,p. 221

92

mais le visage n'est pas un spectacle, nous dit également Lévinas, c'est une voix. « Le visage me

parle302

». Et cette voix me dit: « tu ne tueras point ».

En effet, chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre. Mais, « alors que Kant mettait le

respect de la loi au-dessus du respect des personnes, avec Lévinas le visage singularise le

commandement: c'est chaque fois pour la première fois que l'Autre, tel Autre, me dit: '' tu ne tueras

pas''303

». L'apparoir du visage se soustrait à la vision des formes et même à l'écoute sensible d'une

voix. C'est que l'Autre, selon Totalité et Infini n'est pas un interlocuteur quelconque, mais une figure

paradigmatique du type d'un maître de justice. Le visage du prochain, nous l'avons dit, m'interpelle

comme du Sinaï.

Cependant, comme le remarque Ricoeur, chez Lévinas, « le visage est la trace de l'autre304

».

Le visage est précisément l'unique ouverture où la signifiance du Transcendant n'annule pas la

transcendance pour le faire entrer dans un ordre immanent, mais où, au contraire, la transcendance

se maintient comme transcendant toujours révolue du transcendant305

. L'ordre qui m'ordonne au

prochain ne se montre pas à Moi, sinon par la trace comme visage du prochain, par la trace d'une

retraite qu'aucune actualité n'avait précédée et qui ne se fait présent que dans ma propre voix.

Et comme le souligne Emmanuel Mounier, une longue tradition de textes pontificaux

rappellent que je dois à l'ennemi de ma nation, comme à mon ennemi personnel, pardon de ses

injures, aide bienfaisante, et que, pour notre rapprochement, « aucun sacrifice apparu nécessaire ne

devrait sembler trop dur. Peut-être l'accorderais-je si je rencontrais visage à visage, sous les traits

d'un homme singulier306

».

Il est important de retenir que le visage ne représente pas un trait phénoménologique de la

personne, mais le centre où la densité existentielle de la personne se manifeste. C'est là que

commence l'humanité de l'homme qui marque son pathétique dans l'histoire. Ce pathétique annonce

l'un-pour-l'autre les liens ontologiques qui unissent les êtres raisonnables; c'est de là que l'éthique

lévinassienne en particulier et personnaliste en général tire le contenu de ses injonctions. Le visage

se révèle ainsi comme un absolu de référence, pour développer toute une philosophie sur la

personne non engagée chez Lévinas.

302 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 37

303 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit.,p. 388

304 ibid

305 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op.cit., p. 199

306 E. Mounier, L'engagement de la Foi, op.cit., p. 72

93

L’un-pour-l’autre ne renvoie pas chez Lévinas à un engagement, il désigne une relation

ontologique du Moi avec son prochain dans l’espace de l’humanité qui héberge nos visages. Il

s’érige donc en principe directeur signalant les qualités de la personne. Or c’est la signification du

visage l’un-pour-l’autre dans la proximité, qui dicte l’engagement307

. Arrivé au monde, le regard

humain se centre sur le visage du prochain tout en retenant ici que le visage, en grec comme nous

l’avons souligné : prosôpon, signifie personne. Le prosôpon renvoie à la vie qui prend forme dans

le monde ; il implique la complexité de l’être humain en tant que présence sensible, un véritable

microcosme spirituel qui participe au mystère de l’être.

Pour Lévinas précisément, c’est par le regard du prochain que l’aventure humaine

commence. C’est sur le visage du prochain que l’être pourrait me dévoiler un sens moral. C’est là le

socle de l’humanisme. Aucune spéculation ontologique ne saurait se passer de la présence de ce

visage. C’est à partir des liens du Moi avec le visage du prochain que l’éthique de la personne peut

être esquissée chez Lévinas. Le visage, dans l’objectivité de son existence, donc en tant que

principe, est interlocuteur qui m’appelle à le visiter. Il m’interpelle et me sollicite, afin que je puisse

signifier le monde qui nous-lui et moi-entoure et qui reçoit nos messages comme dépositaires de sa

mémoire.

Le visage est un soi qui se met en face du moi, dans notre mortalité, et qui exige la non-

indifférence pour le prochain308

, car celui-ci me regarde dans sa qualité d’étranger, néanmoins

proche et qui me réclame une bonté nous transcendant tous deux. Dans cette rencontre, le visage me

tient comme irremplaçable dans la proximité de nos rapports pour me parler. Le « Tu ne tueras

pas » est sa première parole adressée comme le commandement d’un maître309

Lévinas parle de la relation éthique à partir de la thématique du visage ; car il est le lieu de la

rencontre de l’altérité, de l’expérience éthique de vocation d’élection et de la responsabilité dans

l’amour et la rencontre du visage est enfin le lieu de l’émergence de la subjectivité et de la

perfection de l’humain. Ainsi, pour arriver à sa propre conception du visage, il nous présente

d’abord son sens biologique et biblique. Biologiquement selon lui, le visage apparaît comme une

composition harmonieuse du front, des yeux, du nez, de la bouche, des oreilles et du menton etc.

mais constitue le lieu de l’épiphanie de la personne et le tissu médiatique de ses relations humaines

fondamentales.

307 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 217

308 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 192

309 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p . 83

94

Le visage humain annonce une présence et traduit la perception d’une entité vitale. L’être

humain se perçoit d’abord et avant tout par son visage qui est son être au monde. Il serait bizarre

d’imaginer un homme sans visage. Il est l’élément biologique qui pose la personne dans l’existence

et en relation avec les autres. Le visage est ce qui se voit, se touche et se contemple, c’est

l’extériorisation d’une intériorité, le dire d’un non-dire, une apparence, un corps, une matière.

Cependant, quand on fait recours au contexte religieux et biblique, le thème s’enrichit d’une

nouvelle conception.

Le thème du visage est un motif profondément religieux. Il fait partie de la littérature de

l’Ancien Testament, en particulier des psaumes et des écrits des prophètes qui parlent souvent de la

manifestation de la face de Dieu. Le visage est évoqué comme un concept à la fois négatif et positif,

en ce sens que le regard de la face de Dieu est redoutable à l’homme à cause de son péché, mais

aussi paradoxalement expression de vie, de bienveillance et de salut.

Si le peuple d’Israël nourrit en effet la conviction qu’on ne peut voir Dieu sans mourir ou

qu’en voyant la face de Dieu, on est condamné à mort, c’est parce que certains passages l’affirment.

Par exemple : « Tu ne pourras pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre310

». Il sait

aussi se tourner vers cette même face pour demander clémence, miséricorde, bienveillance, faveur

et amour, surtout dans les moments difficiles de son existence. Ces quelques cas sont très parlant :

« En mon cœur, je t’ai dit : je cherche ton visage ; ton visage Seigneur, je le cherche ; ne détourne

pas de moi ta face311

» ou : « Que Dieu nous prenne en grâce et nous bénisse ; que son visage

s’éclaire pour nous ; et son chemin sera connu sur la terre, sa gloire parmi toutes les nations312

», ou

encore : « Seigneur, montre-nous ta face ; que ton visage s’éclaire et nous serons sauvés313

».

Mais le texte biblique le plus significatif en ce sens se trouve dans la liturgie chrétienne, le

jour de nouvel an. Moïse, selon les ordres de Yahvé, parla au peuple d’Israël en ces

termes : « Voici comment vous bénirez les enfants : « Que Dieu fasse luire son visage pour toi et

t’accorde la paix314

. Que Yahvé tourne vers toi son visage et te donne la paix315

».

310 Ex 33, 20

311 Ps 26, 8-9

312 Ps 66, 2-3

313 Ps 79, 4

314 Le terme paix, de l’hébreu Shalom et de l’arabe Salam désigne le bien-être de l’existence humaine, l’état de

l’homme qui vit en harmonie avec la nature, avec lui-même et avec Dieu. Concrètement elle exprime la totalité et l’abondance des bienfaits qui viennent du Seigneur : la bénédiction, le repos, la gloire, la richesse, le salut et la vie. 315

Nb 6, 22-27

95

Ici, le lien introduit entre la manifestation du visage de Dieu et la paix qu’il donne est très

significatif : sans le visage de Dieu et la manifestation de sa présence secourable et bienfaisante, il

n’y a pas de paix durable et profonde. Cela est bien explicite dans plusieurs passages bibliques où

les prophètes et les sages lient clairement le malheur du peuple d’Israël à la colère de Dieu et à

l’absence de son visage. « Dieu châtie son peuple en détournant son visage316

». « Seigneur,

pourquoi détournes-tu ton visage317

». « Ne cache pas à ton serviteur ton visage318

». « …ne dérobe

pas à ton serviteur la vue319

». Le prophète Isaïe, lui, crie sa douleur et son désespoir en ces

termes : « Car tu nous avais caché ton visage, tu nous avais laissés au pouvoir de nos péchés320

».

« Quand Dieu cache son visage, les hommes s’épouvantent321

».

Dans ces différents passages, il convient de noter le rapport qui existe entre le bonheur de

l’homme et la manifestation du visage de Dieu. Dieu donne l’amour, le bonheur, la paix et la joie en

demeurant en relation avec l’homme. Mais quand il détourne son visage, le malheur advient et

s’installe322

. Nous pouvons alors conclure que le visage de Dieu est le bonheur qu’il donne à

l’homme ; sa bonté et son amour ; ce qui le définit fondamentalement et ontologiquement ; c’est

aussi son regard qui crée et donne vie, qui purifie et pardonne, qui relève et maintient dans une

existence transformée ; c’est enfin sa sainteté qui s’illumine, se révèle à l’homme et l’engage dans

une dynamique de sanctification.

Quand le juif pieux prie et demande à Dieu de lui montrer son visage, quand le psalmiste

chante et manifeste son désir de voir se révéler le visage de Dieu, il ne cherche pas tant à voir ce

visage323

, il souhaite plutôt la visitation de Dieu avec l’abondance de ses bienfaits qui se

manifestent par la bénédiction, la santé, la paix, la tranquillité, l’absence des conflits, l’assurance

d’une bonne récolte, le don de la nourriture et de l’eau. Il ne s’agit donc plus ici de la simple vision

du biologique, mais de la réelle visitation intérieure d’une force spirituelle qui comble l’âme et lui

procure la paix.

316 Sir 18, 24

317 Jb 13,24

318 Ps 26, 9

319 Ps 68, 18

320 Is 64, 7

321 Ps 103, 29 ou encore, on peut voir les références suivantes : Nb 6, 26 ; Jud 6, 19 ; Ps 12, Ps 16 ; Ps 23 ; Ps 68, 18 ;

Ps 79 ; Ps 88, 16 ; Dan 9, 17 ; Job 13, 2 ; Job 13, 6 ; Job 13, 24 ; Sir 18, 24 ; Ez 39, 29 322

Ps 103, 29 323

Car nul ne peut voir Dieu et rester en vie, cf. Ex 33,20

96

Comme on peut alors le constater, le passage du sens ordinaire du concept visage à son sens

religieux nous donne aussi de passer de l’extériorité à l’intériorité, du biologique au spirituel et

surtout de la vision à la visitation. Un tel passage a le mérite de nous préparer à mieux aborder la

compréhension du thème dans la pensée de Lévinas. Car chez lui comme dans la Bible dont il est

tributaire, le visage n’est pas seulement une vision. Les sens, affirme Lévinas, ont un sens qui n’est

pas prédéterminé comme objectivation (…). La vision est un rapport avec quelque chose qui

s’établit au sein d’un rapport avec ce qui n’est pas chose. L’intelligence de l’être consiste à aller au-

delà de l’être dans l’ouvert précisément324

; il est aussi et surtout une visitation ; la visitation d’un

étranger qui vient d’au-delà du monde et qui se sert du visage humain pour se révéler et pour

donner.

Pour Lévinas, il y a un plus : la visitation de Dieu n’est pas seulement finalisée par le don de

ses bienfaits. Le visage du prochain, surtout celui du pauvre et du miséreux, est aussi le moyen

phénoménologique que Dieu prend pour appeler au bien et à l’amour. Dieu est Bien en un sens

éminent. Il ne me comble pas seulement de biens, mais m’astreint à la bonté, meilleure que les

biens à recevoir325

, il appelle à la bonté et à la réalisation de l’amour. Il ya donc ici du biologique,

mais surtout du spirituel et du moral, ceci nous conduit au sens proprement dit lévinassien du visage

que nous voulons bien développer ici.

Dans ses diverses œuvres, Lévinas fait une description du visage qui dépasse la seule

appréciation phénoménologique contre laquelle il met d’ailleurs en garde. Se basant sur la

conception biblique du thème, il propose une nouvelle voie de compréhension. Il affirme : « La

relation au visage peut être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est

ce qui ne s’y réduit pas326

». C’est ce qu’il développera dans Totalité et Infini en ces termes : « Le

mode par lequel se présente le prochain, surpassant l’idée de l’autre en moi, nous l’appelons en effet

visage. Ce mode ne consiste pas à figurer comme thème dans mon regard ; ou à s’étendre comme

un ensemble de qualités formant une image. Le visage du prochain détruit à tout moment et déborde

l’image plastique qu’il me laisse327

».

Ainsi, pour Lévinas, rencontrer un être, c’est être tenu en éveil par un mystère car l’homme

est toujours au-delà de lui-même, il demeure infiniment transcendant. Cependant son visage est le

324 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 204

325 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 114

326 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 90

327 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 21

97

lieu où se produit sa manifestation qui en appelle à moi328

. D’où le visage n’est pas une simple

image, il est une signifiance et une proximité, c’est un regard qui parle et appelle.

Le visage ne se limite pas à la représentation. Il n’est pas une simple image vue et contenue.

Le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas vu. Il est

ce qui ne peut devenir un contenu que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable ; il vous

mène toujours au-delà. Il est le mode irréductible selon lequel le prochain se présente dans son

identité329

. Quand on considère en effet autrui, c’est-à-dire le prochain, il apparaît d’abord comme

quelqu’un qui se manifeste dans son corps, son visage, son comportement et son regard. Mais au

plus profond de lui-même, il a une unicité et une singularité non-substituable tel que nous l’avons

évoqué dans la première partie. C’est cette unicité que Lévinas appelle surtout visage. Lui-même

affirme : « Se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement

phénoménale, se présenter d’une façon irréductible à la manifestation330

».

En analysant cette affirmation, on se rend compte de la portée symbolique331

du concept dans

la pensée de Lévinas. Celui-ci est en effet marqué d’une caractéristique physico-transcendantale. Le

visage humain est une extériorité et une intériorité, une nature sensible et une entité singulière qui

traduit la différence de l’un avec l’autre et qui constitue dans le même temps une hauteur, une

transcendance, une élévation. Le visage est la matière sensible que nous voyons, mais aussi la

réalité non-sensible que nous ne voyons pas. Il est l’autre dans le même. Il est l’apparaître d’une

réalité plus intérieure. Il est le corps mais surtout la présence mystérieuse qui se cache derrière ce

corps. Il est l’infinition de l’étant ou l’extériorité d’une identité singulière.

« L’épiphanie du visage comporte en effet une signifiance propre, indépendante de la

signification du monde. Autrui ne nous vient pas seulement du contexte, mais, sans cette médiation,

signifie par lui-même. (…). Cette présence consiste à venir à nous, à faire une entrée (…)

L’épiphanie du visage est visitation. Alors que le phénomène est déjà image, manifestation d’une

forme plastique et muette, l’épiphanie du visage, elle, est vivante332

».

Afin d’expliciter cette conception qui en effet fait l’originalité de sa pensée parlant du

visage, il ajoute dans un autre de ses ouvrages en disant : « La proximité de l’autre est signifiance

328 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 210

329 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 22

330 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 174

331 Selon Louis-Marie Chauvet, le symbole, est ce qui met en commun ou qui fait rencontrer le vu et le non vu, le

profane et le sacré, le sensible et le spirituel, l’esprit et le corps. Cf son livre : Symbole et sacrement, Paris, Cerf, 1980 332

E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 47

98

du visage. Visage signifiant d’emblée au-delà des formes plastiques qui ne cessent de le recouvrir

comme un masque de leur présence dans la perception. Sans cesse il perce ses formes. Avant toute

expression particulière qui la recouvre et la protège, il est nudité et dénuement, la vulnérabilité

même333

».

Dans cette citation, les mots entrée, présence, visitation et vie épuisent à eux seuls le sens

lévinassien du concept visage. Ils traduisent en effet une transcendance, une étrangeté, une

dynamique et une proximité. Celui qui fait son entrée dans le cercle du Moi est une entité différente

du Moi, à la fois étrangère et singulière. Il vient d’un ailleurs pour visiter le Moi, entrer en relation

avec lui, l’affecter et le déranger par sa présence. Le visage n’est pas une simple matière muette qui

se pose, mais une altérité qui s’impose, éveille et bouscule. Le visage du prochain concentre en soi

une puissance d’attraction à l’élévation, à la hauteur et à la transcendance. Il est le lieu

phénoménologique qui fait naître le désir vers une réalité plus grande. Venant de l’extérieur, il se

fait proche et prochain pour pouvoir emporter le Moi dans sa dynamique. Il fait son irruption dans

le cercle du Moi où il se rend présent dans un face-à-face qui est regard, parole et invitation à sortir

du Moi.

Le visage est langage et a un langage. Par la seule position dans le monde, il s’exprime. Il

parle à son vis-à-vis. Sa présence est une provocation, un appel, une adresse, un discours. « Dans

l’approche du visage, la chair se fait verbe334

» car dit-il, « L’épiphanie du visage est expression et

discours (…) Le visage ouvre le discours original dont la première parole est obligation ; une

obligation qu’aucune intériorité ne peut éviter. Discours qui oblige à entrer dans le discours

(…)335

».

Le visage est l’hôte qui invite le Moi à l’acceptation du premier devoir éthique de

l’hospitalité. Sans se lasser, il m’engage dans une obligation de diaconie, c’est-à-dire conformément

à l’étymologie grecque du terme qui signifie : action accomplie en faveur des autres. Le visage

parle et invite à la diaconie. Il prononce en effet un discours dont la structure est marqueé d’un

double registre : le Dire et le Dit, ou plus justement le Dire qui contient un Dit. Raison pour laquelle

Lévinas affirme : « J’ai toujours distingué dans le discours le dire et le dit. Que le dire doit

comporter un dit (…) 336

».

333 E. Lévinas, Altérité et transcendance, op.cit., p. 45

334 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 120

335 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 219

336 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 92

99

Le Dire du visage est avant tout l’expression d’une présence autre que la mienne ; une

présence qui m’éveille à moi-même et qui m’appelle à une relation d’amour. « Le Dire signifie la

différence de l’un et de l’autre, comme l’un pour l’autre, comme non-indifférence pour l’autre337

».

Il est la pure expression de soi dans la donation de signe à autrui. En ce sens, commentant cette

phrase de Lévinas, Jean-Luc Marion affirme que le dire est « l’accomplissement de la relation de

vis-à-vis entre mon visage ouvert et un autre visage – mieux à un visage, à un autre me faisant bon

visage et auquel je m’efforce de faire en retour bon visage338

».

Selon Thomas Weimer, le terme Expression signifie chez Lévinas, « (…) l’irrécusable appel

à moi adressé de ne pas abandonner l’autre homme, de lui répondre et d’en répondre sans réserve :

en respectant sa priorité, de lui porter secours dans son besoin et dans son exposition à mort339

».

Le visage établit avec le Moi une relation directe de face-à-face qui n’est pas une simple

position de l’autre devant moi, mais l’adresse d’un regard. C’est ce qu’affirme d’ailleurs Jacques

Derrida lorsqu’il déclare : « le Dire du visage ne devient authentique que dans le regard du face-à-

face où il s’exprime340

». Ce regard n’est pas une simple expression de curiosité, il est plutôt une

exigence éthique. « Le visage est sens à lui seul. (…) La relation au visage est d’emblée éthique.

Car saluer un visage, c’est déjà être appelé à répondre de lui341

».

Le visage est parole en ce que son exposition est une expression qui transmet une invitation

à la convivance et à la diaconie. « Le Dire du visage est proximité de l’un à l’autre, engagement de

l’approche ; l’un pour l’autre, la signifiance même de la signification (…) Il noue une intrigue de

responsabilité342

». La manifestation du visage interdit l’indifférence et invite le Je à rencontrer le

prochain, à l’aborder comme un partenaire et à le traiter avec beaucoup d’amour. Le visage de

l’autre homme est une ouverture et une infiltration dans le cercle du Moi.

Pour Lévinas, on ne saurait s’arrêter ni à la seule essence de l’être qui s’ouvre pour se

montrer, ni à la conscience du sujet qui répond à l’ouverture de l’autre par la sienne en vue d’une

coexistence. C’est aussi l’exposition du visage frappé, couvert d’outrage et de crachats, dont parlait

337 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 207

338 J-L Marion, « Note sur la différence ontologique », in AA.VV., Emmanuel Lévinas. Ethique comme philosophie

première, op.cit., p. 55 339

T. Weimer, « Une écriture de la mémoire », in AA.VV., idem, p. 399 340

J. Derrida, L’écriture dans la différence, Paris, Cerf, 1967, p. 125 341

E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 93 342

E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.17

100

Isaïe343

. Le visage, de part sa seule visitation et sa seule présentation, voudrait signifier : ne te mets

pas simplement à côté du moi ; mais regarde-moi ; regarde comme je suis réduit ; vois ma

pauvreté ; vois ma misère ; vois mon indigence ; je sais que tu as les ressources nécessaires pour ma

promotion ; alors ne sois pas sourd à mon appel ; ne sois pas indifférent. Agis, étends la main pour

donner ; mets-toi en route pour me servir ; épanche ton cœur pour m’aimer ; ne me laisse pas ; ne

m’abandonne pas.

Allant dans le même sens que Lévinas, Jacques Jullien nous apporte ici une lumière pour

une meilleure compréhension du langage du visage : « Le corps dans sa matérialité est déjà

spirituel ; il est un signe, un symbole et déjà une parole : il est expressif. Regardez le visage, le

regard, la mimique d’une personne que vous aimez : tout cela parle (…) Sans que j’y prenne garde,

ce regard m’entraîne dans une relation. Une responsabilité surgit dans cette rencontre : je ne peux

pas dire à propos de ce qui lui arrive, ‘ça ne me regarde pas’, puisqu’il me regarde344

».

Nous pouvons mettre chacune de ces paroles sur le visage des sans-visages ou à la bouche

des sans-parole de notre monde ou ceux qui vivent une situation sociale difficile, une situation

politique inhumaine ou encore une situation économique indigne de l’homme et qui deviennent de

plus en plus nombreux de nos jours. Le visage est bien chacun de ceux-là : ceux qui meurent de

faim, qui sont victimes des ségrégations raciales ou des situations d’injustice qui reproduisent

indéfiniment les inégalités sociales. Le visage, c’est aussi tous ceux qui sont victimes de la guerre et

de la haine : tout être désespéré et découragé de la vie. Oui, c’est bien au milieu de toute cette

grande foule d’hommes et de femmes que prend place le visage en présentant sa misère comme une

obligation de service, obligation à laquelle aucun homme ne doit rester indifférent.

Devant toute force qui peut, devant les puissances de ce monde, « autrui ne se présente pas

comme à voir, mais comme à entendre345

», le Dire du visage est un appel à ne pas laisser le

prochain dans sa misère et dans sa pauvreté, mais à lui porter secours. Le Dire, confirme Lévinas,

est la fait que devant le visage d’autrui, je ne reste pas simplement là à le contempler, mais que je

lui réponde car dit-il : « Il est difficile de se taire en présence de quelqu’un ; cette difficulté a son

fondement ultime dans cette signification propre du Dire, quel que soit le Dit. Il faut parler de

343 Is 53

344 J. Jullien, Demain la famille, Paris, Mame, 1992, p. 16

345 J-L Marion, « D’autrui à l’individu », in AA.VV., Emmanuel Lévinas. Positivité et transcendance, (sous dir. J. L.

Marion), Paris, PUF., 2000, p. 296

101

quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, mais parler, répondre à lui346

». Il poursuit

sa réflexion en ces termes : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel,

ni l’oublier, je veux dire, sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère347

».

Si en effet, le visage est en soi expression, c’est une expression qui a un contenu bien précis,

il est une parole qui a une signification. « L’essence, c’est-à-dire le visage, c’est le fait même qu’il y

a thème, ostentation, doxa ou logos, et par là vérité348

», un Dire qui contient un Dit. « C’est ma

responsabilité pour l’autre qui est le pour de la relation, la signifiance même de la signification,

laquelle signifie dans le Dire avant de se montrer dans le Dit349

». Dans sa présentation, la peau du

visage exprime déjà sa misère et implore notre secours. Le regard des yeux, ce point lumineux que

porte le visage nu, confirme en termes audibles à la conscience personnelle la profonde demande de

l’être nu. « Le visage parle350

» ou encore, dit-il : « L’œil ne luit pas, il parle351

».

Paul Ricoeur commente cette affirmation en ces termes : « Le visage n’est pas un spectacle,

mais une voix. Cette voix me dit « tu ne tueras pas ». Chaque visage devient alors un Sinaï qui

interdit le meurtre comme nous l’avons évoqué plus haut. Raison pour laquelle nous pensons avec

Lévinas que l’épiphanie du visage constitue une prémisse pour une philosophie de l’humanisme du

prochain car pour lui, la demande du visage se formule de cette manière comme l’affirme aussi

Ricoeur : « tu ne tueras pas » et voir un visage, écrit Lévinas, c’est déjà entendre « tu ne tueras

point352

». Il affirme par ailleurs que « le premier mot du visage est : « tu ne commettras pas de

meurtre353

». Il poursuit en disant que « le principe de « tu ne commettras pas de meurtre » est

identifié à la signifiance même du visage354

.

Commentant cette affirmation de Lévinas, Jean-Louis Chrétien fait observer : « Ce que dit

silencieusement le visage, c’est une parole biblique rendue par la parole du visage. (…) Les

guillemets qui entourent l’interdit citent deux fois en une : ils citent la Bible, ils citent le visage

même. Je ne puis, semble-t-il, savoir ce qui est en question dans la Bible sans écouter le visage de

l’autre homme, mais puis-je parler de ce que dit le visage de l’autre homme sans parler le langage

346 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 93

347 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 49

348 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 51

349 ibid., p. 158

350 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 37

351 ibid, p. 38

352 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p.21

353 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 191

354 ibid, p. 240

102

de la Bible355

» ; tu ne tueras pas l’être miséreux et faible qui s’expose devant toi et qui exerce sur

toi la tentation du meurtre à cause de sa faiblesse. Tu ne tueras pas car sa vie a un prix infini quel

qu’il soit, indépendamment de ses qualités, talents et compétences356

.

Jankelevitch affirme précisément « le tu ne tueras pas » s’explique par le fait que « la vie de

l’autre a un prix infini quel que soit cet autre, indépendamment de ses qualités, talents ou

compétences ; je dois donc me dévouer à lui uniquement parce qu’il est un autre, parce qu’il n’est

pas moi357

». Tu ne tueras pas, car c’est dans sa faiblesse même qu’il te fait loi de l’aimer d’un

amour qui est plus fort que la mort ; un amour qui constitue la vocation essentielle, ontologique et

fondamentale de l’homme. Selon Jacques Rolland, « le tu ne tueras pas » du visage renvoie le moi

humain à sa bonté originelle. Ontologiquement l’homme est crée pour le bien, pour l’amour et non

pour la haine. « Le tu ne tueras point signifie, tu ne peux pas tuer, ne pouvant pas tuer quelqu’un.

Tu ne tueras pas parce que le meurtre est impossible358

».

Selon Lévinas, Autrui est en effet le seul être qu’on peut être tenté de tuer à cause de sa

faiblesse. Mais c’est dans cette tentation du meurtre que s’impose l’impossibilité et l’interdiction

même du meurtre dans le regard qui me fixe. Car dit-il, « voir le visage, c’est déjà entendre : tu ne

tueras point. Et entendre : tu ne tueras point, c’est entendre justice sociale359

». Dans un autre livre,

il poursuit en disant : « Le visage est seigneurie et le sans-défense même. (…) Le visage est toute

faiblesse et toute autorité360

». Autrement dit, le face-à-face qui s’instaure entre le Je et le Tu (le

prochain) est une relation avec un maître qui me parle, qui me commande et m’appelle à l’exercice

d’un devoir. Le visage d’autrui n’est pas un Tu qui me parle, mais un Lui (Dieu) qui me rappelle

mon premier devoir éthique. « Le visage me demande et m’ordonne parce que le visage n’est pas un

Tu, mais un Lui qui me rappelle au premier impératif éthique de la justice361

». Car comme nous

l’avons si bien développé plus haut, « il y a dans le visage un commandement comme si un maître

me parlait362

».

355 J-P Chrétien, « La traduction irréversible », in AA.VV., Emmanuel Lévinas. Positivité et transcendance, op.cit., pp.

318-319 356

V. Jankelevitch, Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, p.40 357

ibid 358

J. Rolland, « Ambiguïté comme façon de l’autrement », in AA.VV. ; Emmanuel Lévinas. Ethique comme philosophie première, op.cit., p. 442 359

E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 22 360

E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 114 361

E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 23 362

ibid., p.104

103

Cette affirmation de Lévinas a le mérite de nous introduire dans deux convictions-clés qui

lui tiennent à cœur. La première est que l’interdiction du meurtre n’est pas une simple règle de

conduite qui s’ajouterait au contenu d’un code moral existant. Le « tu ne tueras pas » est un

discours originel, première parole qui fonde toute relation éthique interpersonnelle. Lui-même

affirme par ailleurs que « la parole est une relation entre libertés qui ne se limitent pas, ni ne se

nient, mais qui s’affirment363

», toute vie morale et même spirituelle. « Le tu ne tueras pas n’est pas

une simple règle de conduite. Elle apparaît comme le principe du discours et de la vie

spirituelle364

».

La seconde est que le discours a une force transcendantale. C’est une parole qui me vient

d’ailleurs, d’une hauteur, et que je reçois à la façon dont un disciple accueille l’enseignement de son

maître. Cela se voit bien dans la manière dont l’interdiction est faite. Le visage humain ne dit pas :

« ne me tue pas » ; mais « tu ne tueras pas ». L’interdiction apparaît alors comme un

commandement qui ne vient pas directement du visage nu que je vois, mais de l’au-delà du visage.

C’est en réalité cet au-delà du visage qui ordonne de ne pas tuer. C’est un ordre qui vient d’un

maître, qui tient valeur de loi fondamentale et qui fonde l’universalité de la morale à partir de

l’énoncé du premier droit naturel à respecter en tout homme.

Dans la pensée lévinassienne, cette loi naturelle est un commandement divin dont le visage

humain n’est que le relais et la signification. Le maître qui ordonne d’ordonner est en effet le Tout

Autre, l’Infini, l’Absolu ou le Il, celui dont je ne peux prononcer le nom et que je ne peux voir. Pour

tout dire, c’est Dieu. Le discours du visage est alors Parole de Dieu. Tout ce que je peux entendre de

Dieu qui est invisible me vient par la voix d’autrui365

. En effet, il y a dans le visage du prochain la

suprême autorité qui commande ; et cette autorité est parole de Dieu366

. En d’autres termes, le

visage humain dans son altérité, devient la voie qui mène à l’altérité divine, approche que nous nous

proposons de développer.

I.2-Altérité humaine comme voie ouverte sur l’altérité divine

Lévinas pense que le Tu rencontré (le prochain) ouvre l’espace au Toi Absolu dont parlait

Martin Buber ou au Toi Eternel qu’évoquait déjà Gabriel Marcel. « Extraordinaire relation, affirme

363 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 45

364 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 22

365 ibid

366 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 114

104

Lévinas. Dès la première description que Buber et Marcel en font, le mot Dieu est prononcé comme

s’il éclairait l’espace où la rectitude du dialogue peut se dessiner. Toi par excellence. Toi

« éternel », s’offrant à l’invocation plutôt qu’à la constatation et à l’expérience. Dieu invisible367

».

Ici nous comprenons que l’altérité humaine est un chemin qui met en cheminement vers

l’altérité divine. Dieu se sert du visage du prochain pour se révéler. Mais il ne se révèle pas à la

manière d’un interlocuteur avec lequel je peux converser. Il est une présence-absence. On ne peut

dire le « voici » ou le « voilà ». On ne peut l’équivaloir au prochain. Autrui n’est pas son icône,

mais se tient seulement dans sa trace368

. C’est dans la trace de l’Autre que luit le visage : ce qui s’y

présente est en train de s’absoudre de ma vie et me visite comme déjà absolu369

.

Le prochain que je vois est le signe de la présence de Dieu qui a passé. Il est le reflet de

Dieu que je ne vois pas. Le reflet, nous le savons, n’épuise pas la réalité ; car il fait toujours signe

vers un ailleurs qui le dépasse infiniment. Dieu n’est pas l’égal de l’homme ou un autre Tu ; il est la

troisième personne qui s’introduit dans la relation Je-Tu. Il n’a pas de nom.

Mais Lévinas utilise le terme d’illéité ou de Il pour le désigner. « Il » est dans le visage

même. Le visage est, par lui-même, visitation et transcendance. (…) Le visage est la trace de

l’Illéité370

. Il l’appelle aussi l’extraordinaire ou la gloire. Dieu est infiniment plus grand que le Je et

le Tu en relation interpersonnelle. Il ne se confine pas dans la finitude ; il est l’Infini.

Ce thème d’Infini que Lévinas emploie pour parler de Dieu est un thème central autour

duquel s’articule sa pensée. Voici ce que S. Mosès affirme dans un article consacré à l’étude de

l’idée de l’infini dans la philosophie de Lévinas. « Un des thèmes centraux de la pensée de Lévinas

est celui de « l’idée de l’infini en nous ». Depuis Totalité et Infini jusqu’à sa dernière œuvre Entre

nous publiée en 1991, en passant par Autrement qu’être et par De Dieu qui vient à l’idée, c’est à

travers toujours l’analyse reprise de ce thème que s’articule, chez Lévinas, le monde du savoir, de

l’immanence et de l’être, et celui de l’éthique, de la transcendance et de l’au-delà de l’être ou plutôt,

que le monde de l’immanence s’ouvre vers la transcendance, ou plus exactement peut-être, est

comme frappé par elle.

367 ibid, p. 105

368 La trace n’est pas un signe comme un autre. Mais elle joue aussi le rôle de signe. Elle peut être prise pour signe. (…)

En plus de ce que le signe signifie, la trace est le passé de celui qui a délivré le signe. Dans la trace a passé un passé absolument révolu. La trace ne met pas en relation avec ce qui serait moins que l’être, mais qu’elle oblige à l’égard de l’Infini, de l’absolument Autre). 369

E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., pp. 60-63 370

ibid, p. 63

105

Il y aurait dans le fait que moi, être fini, puisse penser l’infini, ou encore, que la

transcendance pourrait en quelque sorte « affecter » l’immanence sans se dénaturer en elle, sans

perdre la transcendance de sa propre transcendance, un nœud paradoxal, celui-là même « qui déjà se

noue dans la révélation religieuse371

». Et il l’emprunte à Descartes sans toutefois partager le

contenu qu’il lui donne, ni l’usage qu’il en fait. Dans ses ouvrages372

, Lévinas met justement en

relief sa diversité de vue avec Descartes.

En effet, Descartes fait de l’idée de l’Infini un argument ontologique. Dans ses Méditations

Métaphysiques, Descartes prouve l’existence de Dieu en partant de l’idée de l’infini présente dans

la pensée humaine. Qu’un être fini soit capable de penser l’idée de l’infini est en effet pour lui une

preuve que celle-ci a été mise en lui par un être réellement infini. Il dit précisément : « L’idée que

j’ai d’un être plus parfait que le mien doit nécessairement avoir été mis en moi par un être qui soit

en effet plus parfait373

», cognitif et explicatif de l’univers crée ; Lévinas, lui, en fait plutôt un

emploi éthique. Il préexiste à l’homme. Il est une substance infinie, éternelle, immuable,

indépendante, toute connaissance, toute puissante, par laquelle tout a été crée et produit.

Pour Descartes, Dieu est le seul Infini et le seul parfait. Une telle affirmation, pour ne pas

être gratuite, a besoin d’être prouvée. Il prouve alors cette préexistence et cette perfection de Dieu à

partir de la présence de leurs concepts dans la pensée de l’homme. « Lorsque je fais réflexion sur

moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète et dépendante d’autrui,

qui tend et aspire sans cesse à quelque chose de meilleure et de plus grand que je ne suis pas, mais

je connais aussi, en même temps, que celui duquel je dépens, possède en soi toutes ces grandes

choses auxquelles j’aspire et dont je trouve en moi les idées, non pas indéfiniment, et ainsi qu’il est

Dieu374

».

Autrement dit, la présence en l’homme de l’idée de l’infini et de la perfection réquièrent

effectivement l’existence d’un être infini qui les incarne tout en les mettant en moi. L’Infini ou Dieu

est donc cause de mon idée d’infini et de perfection. Il ne peut être cause s’il n’existe pas. Or il a

causé en moi cette idée. Donc il existe375

. Mieux encore, cause de mon idée de Dieu, l’être infini

371 S. Mosès, « L’idée de l’infini en nous », in AA.VV., Emmanuel Lévinas. Ethique comme philosophie première, op.cit.,

p. 79 372

Voir surtout la transcendance comme idée de l’Infini in Totalité et Infini, pp. 39-45 ; et aussi l’idée de l’Infini in De Dieu qui vient à l’idée, pp. 104-108 373

R. Descartes, Méditations métaphysiques, objections et réponses présentées par Jean-Marie et Michelle Beyssade, Paris, Cerf, 1979, p. 121 374

ibid, p. IX, 41 375

Lire à ce propos la troisième méditation.

106

est aussi cause de mon être376

. Dieu, Etre sublime et parfait, a crée la personne humaine pour le

faire participer à sa propre perfection.

Descartes pense ainsi justifier l’existence de Dieu et celle de l’homme. L’idée de l’infini

dont il parle est donc orientée dans une perspective ontologique. Le problème de l’Infini ou de Dieu

est alors chez lui un problème de savoir et d’ontologie. Par ailleurs, il partira de cette même idée de

l’Infini, présente dans la pensée de l’homme, pour conclure à l’innéisme de la vérité. Dieu étant

présent dans notre pensée, la vérité y est aussi, puisque Dieu est vérité.

Tout est contenu alors dans notre nature rationnelle. Seule est vrai ce que la personne

découvre en elle-même à travers l’exercice de sa raison. « Intuition et déduction sont les seules

opérations dont nous pouvons nous servir pour apprendre la science377

». Pour une appréciation

morale de cette pensée cartésienne, nous pouvons dire qu’avec Descartes, nous sommes introduits

dans l’ordre moral subjectif qui n’a rien à faire avec l’extériorité de la vérité objective.

Et par rapport à une telle compréhension de l’idée de l’Infini, de Dieu et de la Vérité,

Lévinas prend une distance critique. Après avoir loué Descartes pour avoir perçu, à la différence

des philosophes athées la priorité de l’idée d’infini, il le blâme sur trois points : l’argument de la

preuve de l’existence de Dieu à partir de la pensée ; l’exclusivité de l’innéisme de Dieu et de la

Vérité ; et enfin la radicale justification ontologique de la connaissance de Dieu.

Abordant le premier point, Lévinas refuse d’établir la preuve de l’existence de Dieu par la

pensée, « on ne prouve pas Dieu ainsi, puisqu’il s’agit d’une situation qui précède la preuve et qui

est la métaphysique même378

» mais plutôt à partir de la rencontre d’autrui, du prochain. Celui-ci est

en effet l’être absolument irréductible qui déborde infiniment l’idée que je me fais. Il me visite

toujours comme un étranger, comme un absolument autre ou encore comme quelqu’un d’extérieur

métaphysique, et donc de la transcendance qui manifeste toute la grandeur et la hauteur de

l’homme, en même temps qu’elle fait pressentir l’infinition de Dieu dont l’homme est la trace.

« L’homme est toujours l’au-delà de lui-même. Et qu’il me faut apprendre à connaître. Cette

distance d’autrui dans sa proximité montre que l’homme passe infiniment l’homme et qu’il y a une

réalité transcendantale qui surpasse la réalité anthropologique et biologique qui me fait face. La

376 Cf. Cinquième méditation où Descartes développe cet argument.

377 R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Règle 9

378 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 282

107

rencontre du prochain ouvre l’espace de la transcendance de cet au-delà de soi et montre que autrui

est la source de la transcendance379

».

A ce propos, Lévinas affirme que « la relation avec l’Infini, dans la double structure de

l’Infini présent au fini, mais présent hors du fini est étrangère à la théorie et à la pensée380

». La

rencontre avec l’Infini se fait concrètement dans la rencontre d’Autrui, du visage fraternel et

humain qui m’interpelle et résiste à toute totalité, à tout effort d’appropriation. Dans le prochain,

comme révélation de l’Infini, s’opère une sorte d’argument ontologique, en ce sens que la révélation

de Dieu et de nous-mêmes nous viennent du dehors, comme nous vient aussi du dehors de vérité,

étant donné que Dieu est vérité.

C’est d’ailleurs sur ce terrain d’extériorité de Dieu et de la vérité que Lévinas fait le

deuxième dépassement par rapport à Descartes. « La relation avec l’Infini-l’idée de l’Infini comme

l’appelle Descartes-déborde la pensée dans un autre sens que l’opinion (…) Dans l’idée de l’Infini

se pense ce qui reste toujours extérieur à la pensée. Condition de toute opinion, elle est aussi

condition de toute vérité objective381

». Lévinas pense que l’idée de Dieu n’est pas innée, celle de la

vérité non plus. Dieu ne peut pas être accessible que dans la relation avec le prochain qui est le lieu

de sa manifestation, en même temps que celle de la vérité. Le visage et le discours du visage sont

source de vérité.

« Aborder Autrui dans le discours, c’est accueillir son expression où il déborde à tout

instant l’idée qu’emporterait la pensée. C’est donc recevoir d’Autrui au-delà de la capacité du

Moi ; ce qui signifie exactement : avoir l’idée de l’Infini. Mais cela signifie aussi être enseigné. Le

rapport avec Autrui ou le Discours, est un rapport allergique, un rapport éthique, mais ce discours

accueilli est un enseignement. Mais l’enseignement ne vient pas de la maïeutique. Il vient de

l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens382

». Dieu et la vérité qui le caractérise ont une

dimension objective et extérieure. Ils sont connus à travers l’altérité radicale avec le prochain. « La

proximité d’autrui me montrant son visage, en société avec moi, et les implications de cette

rencontre renversent en éthique le jeu logique et ontologique du même et de l’autre383

». Dans cette

affirmation de Lévinas s’amorce son troisième dépassement par rapport à Descartes.

379 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 11

380 ibid., p.170

381 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 10

382 ibid., p. 43

383 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 89

108

Pour Lévinas, la relation avec Dieu ou l’Infini ne sert pas avant à une finalité ontologique et

cognitive, mais à une finalité plus importante et plus déterminante : l’expérience éthique. Il laisse

clairement entendre quand il déclare : « Dans l’accès au visage, il y a certainement l’accès à l’idée

de Dieu ou d’Infini. Chez Descartes, cette idée de l’Infini reste une idée théorétique, une

contemplation, un savoir. Ce n’est pas les preuves de l’existence de Dieu qui nous importent ici,

mais la rupture de la conscience, qui n’est pas un refoulement dans l’inconscient, mais un

dégrisement ou un réveil secouant le « sommeil dogmatique » qui se dort au fond de toute

conscience384

». Lévinas exprime clairement son désaccord avec Descartes dans De Dieu qui vient

à l’idée et plus loin encore, il dira : « Je pense quant à moi, que la relation à l’Infini n’est pas un

savoir, mais un désir385

».

L’idée d’Infini pour Lévinas est d’abord le rapport social. L’Infini est le propre d’un

absolument autre, le seul ideatum dont il ne peut y avoir qu’une idée en nous. L’Infini dans le fini,

le plus dans le moins qui s’accomplit par cette idée d’infini, se produit comme désir ; désir de

l’Infini que le désiré (visage) suscite. Il en résulte alors que toute connaissance de l’Infini ne doit

pas se limiter au visage, mais doit procéder par dépassement. L’Infini se fait désirer au-delà du

visage. Il est l’au-delà du visage comme nous l’avons su bien dit. Il constitue le vrai bien qui

m’attire nous dit Lévinas, m’interroge et m’éveille à ma responsabilité continue-t-il386

.

Le Dieu qui existe parce qu’il me vient à l’idée n’est pas seulement un Dieu que je pense ou

à qui je pense ou que je connais. Il est plutôt l’Infini qui me fait face dans le visage du prochain,

m’introduit dans un dialogue, me parle, me fascine et éveille en moi le désir du bien. « Dans la

rencontre du visage tout d’abord et dans l’exigence éthique qui en découle, s’éveille et commence à

prendre corps le « désir du désirable » désir qui me met en relation avec l’Infini et par lequel

seulement la relation avec l’Infini est signifié387

». L’Infini que je rencontre dans l’abord de l’autre

creuse en moi, sans jamais le combler, un désir, brûlure d’un feu tout autre que l’attisement du

besoin, désir insatiable de l’autrement qu’être. Et s’il éveille en moi ce désir, c’est qu’il est à la fois

vérité et bonté. Il est la vérité ultime de l’être qui, en me visitant, me révèle la vérité de mon être

personnel ; mais il est aussi la bonté qui se manifeste et me montre le bien à faire dans la variété de

mes choix éthiques pour la vie.

384 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., pp. 104-105

385 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 97

386 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., pp. 41-44

387 T.Weimer, « Une écriture de la mémoire », in AA.VV., Emmanuel Lévinas. Ethique comme philosophie première,

op.cit., p. 400

109

La confrontation opérée par Lévinas entre l’analyse cartésienne de l’idée de l’Infini et l’agir

éthique commandé par le visage apparaît alors comme l’une des plus grandes originalités de son

œuvre. Pour lui, l’Infini ne se rapproche pas de Moi pour être simplement contemplé et connu, mais

pour engager dans l’agir éthique. Par le visage du prochain et l’injonction au bien qui

l’accompagne, l’Infini se révèle comme dans sa nature profonde, celle d’être la vérité à rechercher

et le bien à faire. On peut donc dire que, chez Lévinas, l’ouverture à l’altérité divine à travers

l’extériorité du visage du prochain est le lieu de la révélation de la vérité et de la rencontre du vrai

bien de la personne humaine.

C’est en effet le Tu qui, dans le dialogue amoureux avec le Moi, porte sur le Je un jugement

existentiel en faisant ressortir sa particularité et son unicité : « tu es ! tu es toi ! et tu es différent de

moi ». Le Tu ne s’adresserait jamais à une chose ou à un cela comme le désigne Martin Buber mais

toujours à celui qu’il considère comme une personne. Et en commentant ce Tu qui l’éveille à son

mystère personnel et unique, le Je s’éveille aussi au prochain où se manifeste le mystère du Tout-

Autre. L’altérité humaine devient alors le lieu du témoignage de l’altérité divine.

L’homme peut tout cacher mais pas son visage. Il symbolise la faiblesse qui tente, mais

aussi la force qui interdit. Et cette force lui est conférée par la présence du Tout-Autre ou de

l’Absolument Autre. Si en effet le visage fait pitié par sa vulnérabilité et sa mortalité, il est aussi le

lieu phénoménologique où le Taut-Autre se révèle pour bousculer la conscience des forts et des

puissants.

A ce propos, la littérature prophétique de l’Ancien Testament et l’Evangile de Mathieu nous

apprennent que l’amour de Dieu passe par l’amour du pauvre. Dans le chapitre 25 de l’Evangile de

Mathieu qui fait le récit du jugement dernier, on voit ostensiblement le Fils de l’Homme (Dieu) se

faire solidaire de tous les miséreux qui sont ses frères et auxquels il s’identifie. Il disait aux fidèles

qui avaient ravalisé d’amour envers leurs prochains : « Venez les bénis de mon Père ; recevez en

héritage le royaume qui a été préparé pour vous depuis la création du monde. Car j’avais faim et

vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous

m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu ; malade et vous m’avez visité ; en prison et vous êtes

venus à moi. Et il poursuit en disant aux infidèles : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu

éternel préparé pour le diable et ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ;

soif et vous ne m’avez pas donné à boire …388

».

388 Mt 25, 31-42

110

A ces derniers qui voulaient justifier leur indifférence vis-à-vis du prochain par leur

ignorance de la présence de Dieu en eux, le Fils de l’Homme ajouta : « En vérité, je vous déclare,

chaque fois que vous n’avez pas usé de bonté à l’égard de l’un de ces petits, à moi non plus vous ne

l’avez pas fait389

». Cela pour dire que l’image de Dieu sur terre, c’est le frère et la sœur que nous

voyons. Ce n’est pas une métaphore, c’est une réalité. Dieu se fait solidaire des pauvres et des

miséreux pour mendier la miséricorde des riches et des puissants. Le visage du prochain devient

ainsi le lieu de l’expérience éthique de l’amour, mieux le lieu de la rencontre et de l’inter-

personnalité où le langage se fait demande pour l’amour et pour la vie.

A travers le visage du prochain, nous entrons en effet avec l’Infini qui se révèle à la fois

comme vérité et la bonté de l’être. Pour rechercher la vérité, il faut entretenir un rapport avec le

visage qui peut se garantir soi-même, et dont l’épiphanie est en quelque sorte une parole d’honneur.

Tout le langage comme échange de signes verbaux, se réfère déjà à cette parole d’honneur

originelle. Le signe verbal se place là où quelqu’un signifie quelque chose à quelqu’un d’autre. « Il

suppose déjà une authentification du signifiant390

».

L’Infini qui visite à partir du visage du prochain s’exprime et s’expose, il fait face dans le

face-à-face, il se fait donc interlocuteur car l’absolu qui soutient la justice, notion que nous allons

développer parlant du Tiers comme mesure de la justice dans la partie suivante est l’absolu de

l’interlocuteur. Son mode d’être et son mode de se manifester consistent à tourner sa face vers moi,

à être visage. Voilà pourquoi l’absolu est personne. Isoler un être parmi d’autres, s’isoler avec lui

dans l’équivoque secrète de l’entre-nous, n’assure pas l’extériorité radicale de l’Absolu. Seul le

témoin irrécusable et sévère s’insérant entre nous, rendant par sa parole, publique notre

clandestinité privée, médiateur exigeant entre l’homme et l’homme, est de face, est toi. Thèse qui

n’a rien de théologie, mais Dieu ne pourrait être Dieu sans avoir été au premier chef cet

interlocuteur391

.

Ainsi, l’Infini, s’infiltrant dans le cercle du Moi à travers le visage du prochain, se montre à

lui dans la vérité de son être ou encore, l’Infini apparaît dans sa gloire pour me révéler la vérité,

celle recherchée par les hommes de tous les temps. Comme le laisse en effet suggérer Lévinas, « le

389 Mt 25, 45-46

390 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 177

391 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 32

111

philosophe cherche et exprime la vérité. Mais la vérité, avant de caractériser un énoncé ou un

jugement, consiste en l’exhibition de l’être392

».

En effet, dans la rencontre du visage du prochain, l’Infini, qui est la vérité, s’expose devant

le Moi qui le contemple. Il se montre et regarde le Moi. Ce regard, qui observe, ne se contente pas

d’une simple manifestation ; il est en même temps langage, puisqu’il parle, commande et ordonne le

bien à faire. Son commandement se résume en quatre mots : « tu ne tueras pas », car l’être qui se

révèle à travers le visage est la vérité. Nous comprenons alors pourquoi dans un autre passage de ses

livres, il affirme que : « Autrui est l’intelligible premier393

» ou encore que « le visage, avec tout ce

que l’analyse peut révéler de sa signification, est le commencement de l’intelligibilité394

», c’est-à-

dire le lieu où la vérité nous est révélée dans sa primeur.

Le Dit du visage n’est pas une parole quelconque, c’est Dieu395

. Le Dieu de la spiritualité

judéo-chrétienne, qui garde toute l’infinité de sa transcendance, passe par le visage du pauvre ou du

miséreux pour me parler. Ici encore reviennent en écho des versets bibliques que Lévinas aime

souvent citer : « Je suis avec lui dans la détresse396

» ou « Dans toutes leurs souffrances, Il (le

serviteur souffrant) a souffert avec eux (les pauvres)397

». Le pauvre que je vois est alors un

prophète, car il témoigne de la gloire de l’Infini. Sa parole est à la fois inspiration et prophétisme,

car il proclame ce que Dieu lui inspire.

« L’inspiration prophétique ne garderait-elle pas le secret de ce truchement grâce auquel la

Thora de Dieu se dit en langage des hommes. Rien n’est plus grave pour un fidèle que de distinguer

dans le Pentateuque la « mosaïque » du « divin » : tant est fort le principe selon lequel le

truchement prophétique de Moïse est la concrétude de la Révélation sans médiation398

». Sa parole,

est Parole de Dieu. En l’écoutant, c’est Dieu lui-même qui me vient à l’idée. Dieu emprunte la

bouche du pauvre pour me parler et pour m’inviter à l’amour. Pour aimer Dieu que je ne vois pas, il

faudrait aimer sa parole ; car cette parole c’est lui-même. L’amour de Dieu revient alors à l’amour

de sa parole. Le vrai critère de l’amour de Dieu consiste donc à accueillir sa parole et à lui obéir.

392 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 29

393 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 378

394 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 113

395 E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Heidegger et Husserl, op.cit. , p. 236

396 Ps 91, 15

397 Is 63, 9

398 E Lévinas, A l’Heure des Nations, op.cit., p. 129

112

Pour Lévinas le vrai chemin qui donne accès à Dieu est en effet le chemin de l’obéissance à

la parole ou au commandement d’amour qui émane du visage du prochain. « Aimer la Thora plus

encore que Dieu, c’est précisément accéder à un Dieu personnel pour qui on peut mourir399

». Dieu

est le langage. Il est Parole. Il est le Dit du visage. Et sa parole est éthique. Et l’éthique est le cœur

de la vraie spiritualité sur laquelle, comme nous l’avons vu, les prophètes de l’Ancien Testament

ont beaucoup insisté. « Connaître Dieu, comme le dit Jérémie, c’est pratiquer la justice et la

charité400

».

La connaissance de Dieu renvoie à une expérience éthique, c’est-à-dire à l’accueil de sa

parole qui se concrétise dans le service du prochain. Comme dans l’enseignement prophétique,

l’authenticité de la vraie religion passe donc par l’amour du prochain. Ce disant, Lévinas voudrait

sur la relation respectueuse avec autrui. Selon lui, la relation interpersonnelle est le lieu où se vit

une spiritualité de l’amour à travers l’attention à l’autre, l’écoute du prochain, la disponibilité pour

l’étranger, avec le désir de le promouvoir.

La relation éthique vraie, ne transforme jamais l’autre en objet possédé, mais respecte le

mystère qui est en lui et qui se rend présent dans le visage. On ne peut respecter la personne sans

respecter son corps ; celui-ci participe de l’être humain et forme une unité avec la personne. La

réalisation de l’amour passe alors par la reconnaissance de la subjectivité de l’autre grâce à l’accueil

et à la promotion de sa vie. Le respect de la vie d’autrui est inséparable de l’amour que nous lui

portons. L’amour n’est pas une simple contemplation, mais un engagement et une volonté de bien

pour autrui. C’est ce bien que demande le prochain à travers le visage qui crie : « tu ne tueras

point ». Parole humaine, mais avant tout Parole de Dieu qui fonde l’éthique de l’amour.

On le voit bien, Lévinas est bien convaincu du caractère divin du commandement d’amour.

Il y revient avec une insistance qui trahit toute la priorité qu’il lui accorde. Il affirme : « J’aime

Dieu, mais j’aime encore davantage sa Thora401

». Raison pour laquelle plus tard il dira dans

Difficile Liberté que « Le monothéisme, la parole de Dieu Un, est précisément la parole que l’on ne

peut ne pas écouter, à laquelle on ne peut ne pas répondre. Elle est la parole qui oblige à entrer dans

le discours402

». Il va même jusqu’à préférer la Parole de Dieu à Dieu lui-même car dans un article

399 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 193

400 ibid., p. 152

401 A dire vrai, cette phrase n’est pas de Lévinas lui-même, mais de Yossel Ben Yossel, maître d’exégèse et de talmud.

Cependant, Lévinas la fait sienne, car elle rejoint bien sa pensée. Voir à ce propos Difficile Liberté à la page 192, c’est-à-dire sa Loi. Il considère cette loi comme l’élément le plus important de toute la spiritualité juive. 402

E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 233

113

intitulé « Aimer la Thora plus que Dieu403

», il invite justement à donner priorité à la Parole de Dieu

ou à sa loi d’amour.

Pour lui, la réalisation de l’amour est la voie qui nous met en symbiose avec Dieu d’amour.

Seule la relation éthique donne accès à la connaissance de Dieu. Seule l’éthique accomplit la

religion, car notre Dieu n’est pas le Dieu d’une communion sentimentale, mais celui de l’exigence

éthique. La phrase où Dieu vient se mêler aux mots n’est pas « je crois en Dieu ». Le discours

religieux préalable à tout discours religieux n’est pas le dialogue. Il est le « me voici » dit au

prochain auquel je suis livré et où j’annonce la paix, c’est-à-dire ma responsabilité404

comme nous

allons le développer dans l’avant dernière partie.

Selon Lévinas, « Dieu est concret non par l’incarnation, mais par la loi405

». On pourrait se

demander ici si cette trop grande insistance sur le commandement d’amour ne fait pas courir à la

pensée éthique de Lévinas le risque d’un moralisme vide de toute relation intime avec le Divin.

L’éthique peut-elle, comme le suggère Lévinas, couvrir tout le champ de notre rapport avec Dieu ?

Pour nous c’est non. Avant d’être éthique, le rapport avec Dieu est intimité. La prière, la méditation

et la communion spirituelle avec Dieu sont aussi des moyens par lesquels il se rend présent à nous.

Lévinas ne semble pas en être convaincu.

Pour lui, dire Dieu, c’est dire invitation à la réalisation de la loi d’amour. Car l’invitation à

l’amour est le seul moyen par lequel Dieu entre en rapport avec l’homme par la demande qui

affleure sur le visage du prochain. Pour entrer en relation avec Dieu, l’homme doit poser des actes

d’amour, c’est-à-dire répondre à l’Amour par l’amour. Autrement dit, l’accueil de l’invitation

divine à l’amour doit se traduire dans la responsabilité pour le prochain.

Dans le visage de l’autre, il y a comme un bien qui m’apparaît et que je dois accueillir et

promouvoir ; et il y a un bien qui me fascine, et je dois me laisser entraîner dans son mouvement, il

y a un bien qui m’interdit l’indifférence et je dois cultiver la solidarité et la communion avec lui ; il

y a enfin un pauvre qui crie sa misère à laquelle je dois répondre. La responsabilité envers l’autre

est alors fondamentale. Reste à savoir le contenu précis que lui donne Lévinas tel que nous allons le

voir.

403 Article publié par Lévinas dans Difficile Liberté, pp. 189-193

404 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 128

405 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 192

114

Ainsi, déclarer que le visage a un statut métaphysique ou transcendant revient à affirmer

qu’il tient un au-delà qui n’est pas au pouvoir de notre vision et de notre toucher. Dire qu’il est

absolu, c’est vouloir traduire sa non-relativité. Dire qu’il est in-fini, c’est affirmer qu’il n’est pas

limité par les sens. Dire qu’il est extraordinaire, c’est vouloir exprimer sa non-coïncidence avec

l’habituel et le quotidien. Dire enfin qu’il est glorieux, c’est découvrir en lui une élévation, une

exaltation qui tranche avec ce qui nous est commun et qui fait sa particularité en même temps que

sa noblesse. Et ce qui est noble dans le visage, c’est bien cet autrui qu’il cache, ce qui est davantage

glorieux et extraordinaire, c’est cette présence du Tout-Autre dont il est le reflet. Rencontrer le

visage humain, c’est donc être tenu en éveil par un mystère ; c’est rencontrer autrui, les autres et le

Tout-Autre.

Autrui, c’est l’humain que nous voyons et qui porte en lui une unicité qui est de l’ordre

personnel. Les autres, c’est l’humanité dans sa généralité. Le Tout-Autre, c’est plutôt le divin, celui

qui ne peut pas être nommé et qui dépasse infiniment ce que nous pouvons penser ou dire. C’est

l’Absolu par excellence, celui qui est la source de la vie, du temps et de l’espace. Et quand Lévinas

parle du visage, il évoque à la fois l’une et l’autre réalité.

Pour lui, la personne humaine ou autrui se manifeste dans le visage en perçant en quelque

façon sa propre nature plastique comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure se dessine.

Autrui se rend présent au-delà de la forme, derrière son apparence ; c’est une ouverture dans

l’ouverture. « Le Visage d’autrui, est une transcendance qui déborde l’image plastique que je peux

avoir de lui. La présence d’autrui se révèle dans le visage qui perce sa propre image plastique406

».

Le visage est une présence vivante qui s’exprime en se présentant, et qui se révèle en révélant. Et

dans la révélation du visage, celui qui est révélé et ce qui révèle coïncide.

La relation de face-à-face avec le visage d’autrui est une relation immédiate où le Tout-

Autre est présent. « Dans l’accueil d’autrui, j’accueille le Très Haut, l’Unique407

». Autrement dit

« L’Unique, c’est l’Autre de façon éminente ; il n’appartient pas à un genre408

». Le visage est un

chemin qui met en cheminement vers le Tout-Autre qui vient d’un ailleurs, mais qui entre en

relation avec le Moi pour susciter en lui le désir de la transcendance. Ce Tout-Autre, Lévinas

l’appelle l’Infini, l’Extraordinaire ou l’Absolu. En dans certains passages de ses œuvres, Lévinas

406 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 128

407 ibid., p. 335

408 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 225

115

nomme aussi cet extraordinaire du nom théologique de Dieu. « Dans l’accès au visage, précise-t-il,

il y a certainement l’accès à l’idée de Dieu409

». Ce Dieu est en réalité l’extraordinaire.

Chaque homme est marqué par le tampon divin. Il est le reflet de la divinité. La rencontre du

prochain est la route qui conduit à la rencontre de Dieu, parce que l’homme est à l’image de Dieu.

Mais parler ainsi n’autorise pas à mettre en parallèle entre Dieu et l’homme. L’homme n’est pas

l’icône de Dieu, mais seulement le reflet ou la trace. Et si Dieu se glorifie en effet par la subjectivité

ou par l’aventure humaine de l’approche du prochain, il ne fait pas corps avec l’humain410

.

Ce dernier n’est ni l’image stéréotypée de Dieu, ni Dieu. Il est la trace à travers laquelle

Dieu se révèle tout en gardant sa distance. « Le Dieu qui a passé n’est pas le modèle dont le visage

serait l’image. Etre à l’image de Dieu ne signifie pas être icône de Dieu, mais se trouver dans sa

trace. Le Dieu révélé de notre spiritualité judéo-chrétienne conserve tout l’infini de son absence qui

est dans l’ordre personnel même. Il ne se trouve que par sa trace, comme dans le chapitre 33 de

l’Exode. Aller vers lui, (…) c’est aller vers les autres ; car Dieu se situe « au-delà des calculs et des

réciprocités de l’économie et du monde411

».

« Que la transcendance se soit produite à partir de la relation horizontale avec autrui ne

signifie ni que l’autre soit Dieu, ni que Dieu soit un grand Autrui412

». L’icône est la représentation

imagée de Dieu et des saints dans la tradition chrétienne. Elle fixe les traits et les caractéristiques de

la personne spirituelle représentée. Et il y a une telle identification entre l’icône et sa représentation

que la vue de l’icône donne une idée de la personne représentée.

Au regard de cette remarque, on ne peut pas se permettre de dire que l’homme est une icône

de Dieu, car on ne saurait établir une identité égalitaire entre Dieu et l’homme. Dieu dépasse

infiniment l’homme. Cependant Dieu a crée l’homme pour participer à la manifestation de sa gloire,

en ce sens qu’il a déposé en lui sa signature, sa marque et son empreinte ; une empreinte qui

ressemble à celle que tout artiste pose derrière son œuvre pour révéler l’identité de la main qui l’a

façonnée, et son lieu de provenance. Le visage de l’homme fait office d’une telle œuvre. En le

voyant, on se souvient de son auteur ; on se rappelle le travail qu’il a fait. Vu comme tel, on

comprend que Lévinas parle de la personne humaine en termes de trace de Dieu.

409 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 97

410 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 188

411 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 63

412 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.84

116

La trace, selon le dictionnaire Larousse, est une empreinte, une cicatrice, le vestige marquant

le passage d’un corps, d’un animal ou d’une personne. La trace est une impression, un sceau, un

témoignage, la marque laissée par quelqu’un qui est passé ; mais c’est aussi un sillage, une voie ou

un chemin, le chemin emprunté par quelqu’un qui est passé, mais dont la trace rappelle le passage et

constitue la marque de la présence révolue. Vouloir entrer en relation avec ce Présent qui est passé,

c’est savoir suivre le chemin qu’il a emprunté pour pouvoir se retrouver au-delà du même chemin.

Pour retrouver Dieu, il faut passer par l’homme et aller au-delà de l’homme. Cette

expression de l’au-delà est très significative dans la pensée de Lévinas. Le statut du Tout-Autre est

toujours celui de l’au-delà et de l’ailleurs. Et cet « au-delà n’est pas une simple toile de fond à partir

de laquelle le visage nous sollicite. Il est précisément au-delà du monde, c’est-à-dire au-delà de tout

dévoilement, transcendant toute connaissance, fut-elle symbolique ou signifiée. Ni semblable, ni

dissemblable, ni identique, ni non identique413

». Ou encore, dit-il « Le visage est abstrait. Cette

abstraction n’est certes pas à l’instar de la donnée sensible brute des empiristes. (…) L’abstraction

est une visitation et venue qui dérange l’immanence sans se fixer dans les horizons du Monde. (…)

Sa merveille tient à l’ailleurs dont elle vient et où elle se retire414

».

Ce disant, Lévinas veut vraiment éviter une similitude parfaite entre le visage humain et le

visage divin. Entre les deux visages, il n’y a pas un rapport d’identité, mais de trace. Le visage

humain est la trace du visage divin. Alain Mattheeuws soutient la même idée quand il affirme :

« L’homme est la trace du Tout-Autre que l’on ne peut nommer ni trouver dans l’intra-mondain

(…) L’altérité fait signe vers l’Autre par excellence, celui qui fonde la vérité de tout et de toute

rencontre. Le visage dans sa transcendance est un chemin d’accès au mystère de l’Autre415

». Et

ceci rejoint de façon plus parlant la pensée lévinassienne car pour Lévinas « Le visage est

précisément une ouverture, un chemin vers (…) La signifiance du Transcendant n’annule pas la

transcendance pour la faire entrer dans un ordre immanent (…) La Transcendance se refuse à

l’immanence précisément en tant que trans-cendance … 416

».

Autrement dit, la relation au visage humain ne se limite pas à la rencontre d’un « Tu » mais

constitue une traversée ou une percée vers un autre ordre personnel qui n’est pas identifié au Tu,

mais qui est une Troisième Personne. Et cette troisième personne qui se trouve au-delà du visage

413 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 57

414 ibid., pp. 57-58

415 A. Mattheeuws, Les dons du mariage. Culture et Vérité, Bruxelles, se, 1996, p. 22

416 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., pp. 58-59

117

humain sans y être consubstantielle, Lévinas l’appelle Illéité. C’est le Il dans la relation Je-Tu. La

dyade interpersonnelle ouvre ainsi l’espace à une triade. « L’ordre personnel auquel nous oblige le

visage est au-delà de l’être. Au-delà de l’être, il y a une Troisième Personne qui ne se définit pas par

le Soi-Même ou par l’ipséité. Elle est possibilité de cette troisième direction d’irréctitude radicale

qui échappe au jeu bi-polaire de l’immanence et de la transcendance. (…) L’au-delà dont vient le

visage est la Troisième Personne. Le pronom « Il » en exprime l’inexprimable irréversibilité, c’est-

à-dire déjà échappée à toute révélation. (…) L’illéité de la troisième personne est la condition de

l’irréversibilité417

».

En somme, nous pouvons dire qu’avec Lévinas, il n’ya pas d’identification possible entre le

Tout-Autre qui vient d’un ailleurs et autrui que nous voyons et qui fait partie de notre réseau de vie

et de relation. Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu, mais la manifestation de la hauteur où Dieu se

révèle418

. La relation avec autrui est le champ que dessine le paradoxe d’un Infini sans se démentir

dans ce rapport. Dieu ne peut pas être enfermé dans un humain. Et dans ce sens, la foi chrétienne en

l’incarnation de Dieu et en la vérité de sa pleine révélation dans la personne historique de Jésus-

Christ pose problème pour Lévinas, même s’il essaie par ailleurs de faire une tentative

philosophique de compréhension, sans pour autant l’accepter. Dans des articles parus dans deux

ouvrages différents (Entre nous et A l’Heure des Nations), Lévinas fait une tentative de

compréhension de l’incarnation de Dieu à partir de la lecture talmudique de l’idée de Dieu.

Pour lui, l’idée chrétienne de l’incarnation de Dieu pourrait en un premier temps rejoindre la

compréhension vétéro-testamentaire de la proximité de Dieu à travers la souffrance du pauvre, de la

veuve et de l’orphelin. Lévinas affirme à ce propos : « Des concepts comme la kénose de Dieu,

l’humilité de sa présence sur la terre, sont très proches de la sensibilité juive dans toute la vigueur

de leur sens spirituel419

». Que la kénose ou l’humilité d’un Dieu consentant à descendre jusqu’aux

conditions serviles de l’humain (…) ait sa pleine signification dans la sensibilité religieuse juive est

d’abord attesté par des textes bibliques eux-mêmes. Les termes évoquant la Majesté et la Hauteur

divines sont souvent suivis ou précédés de ce qui décrivent un Dieu se penchant sur la misère

humaine ou habitant cette misère420

. Cela veut dire en clair que Dieu se dit par la proximité du

pauvre et du souffrant.

417 ibid., p. 59

418 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 51

419 E. Lévinas, A l’Heure des Nations, op.cit., p. 190

420 ibid., pp. 133-134

118

Dans ce sens, Lévinas aurait même raison de dire que « dans la relation avec les autres, le

sujet éthique entend la Parole de Dieu421

» ou que Dieu vient à l’idée à travers l’exigence morale

dont le visage miséreux du prochain est porteur422

. En effet, selon lui tout homme est prophète car

chacun porte en lui une parole qui le dépasse : la Parole de Dieu. Cela rejoint même l’étymologie

grecque du terme prophète qui signifie parler au nom de Dieu. Dans le prophétisme se manifeste

l’Infini qui s’exprime de façon éthique. Il s’exprime en donnant un ordre ou un commandement

comme nous l’avons déjà signifié plus haut. Le rapport avec autrui apparaît alors comme le lieu

d’un enseignement qui assure l’amour et la justice sociale tel que nous allons le développer parlant

de la notion du Tiers dans la pensée de Lévinas.

« Que le rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coïncide avec la justice

sociale, voilà tout l’esprit de la Bible juive. Moïse et les prophètes ne se soucient pas de

l’immortalité de l’âme, mais du pauvre, de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger. Le rapport avec

les hommes où s’accomplit le contact avec le divin n’est pas une simple ferveur religieuse ; celle-ci

se manifeste, s’éprouve et s’accomplit dans une économie juste dont chacun est responsable423

».

Pour Lévinas, il ne peut pas décrire la relation à Dieu sans parler de ce qui engage l’homme

à l’égard du prochain. Raison pour laquelle il disait : « Quand je parle à un chrétien, je cite toujours

Mathieu 25 : la relation à Dieu y est présentée comme une relation à l’autre homme. Ce n’est pas

une métaphore : en autrui, il y a présence réelle de Dieu. Dans ma relation à autrui, j’entends la

Parole de Dieu. Ce n’est pas une métaphore, ce n’est pas seulement extrêmement important, c’est

vrai à la lettre. Je ne dis pas qu’autrui est Dieu, mais que dans son visage j’entends la Parole de

Dieu. Il n’ya pas de séparation entre Dieu et la Parole ; c’est sous forme de Parole, sous forme

d’ordre éthique ou d’ordre d’aimer que se fait la descente de Dieu424

».

L’amour auquel appelle Dieu dans la relation avec le prochain n’est pas une simple

intentionnalité car pour Lévinas, la relation irréversible, c’est-à-dire qui se fait dans l’amour n’est

pas une simple intentionnalité, mais le rapport avec l’autre homme, le rapport avec l’unique qui est

l’objet de l’amour, autrui, et donc l’individu qui fait encore partie d’un genre. C’est même la seule

possibilité pour l’unicité d’être concrète. Elle est concrète dans l’amour.

421 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 120

422 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 200

423 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 160

424 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 120

119

En d’autres termes, il faut aimer en posant des actes d’amour. « Car l’amour est la mise en

accord des discours et des actes425

». Dieu ne se contente pas des intentions pieuses, mais d’un

engagement réel pour l’amour du prochain. La révélation originelle de son Amour fait appel à la

réponse de l’amour du sujet éthique. Cette réponse à l’Amour se réalise essentiellement dans

l’amour. S’il faut alors tout oublier et retenir un seul point de synthèse dans la pensée de Lévinas,

on retiendra cette expérience de l’amour originel comme fondement de l’éthique.

Cependant, contrairement à Lévinas, nous dirions qu’avant l’éthique, nous avons besoin de

la mystique sans laquelle la métaphysique disparaît. Le bien demeure un concept vivant et

dynamisant seulement dans une éthique qui dérive de l’expérience de la rencontre personnelle de

Dieu et dans l’appel d’amour qu’il fait à l’homme. Dans ce sens, nous pouvons retenir en

conséquence que Dieu transcende l’éthique. Il n’est pas réductible non plus à la Loi. Plus qu’une loi

générale qui s’impose, il a une identité personnelle.

Au regard de cette affirmation, nous pouvons conclure que le Dieu lévinassien souffre

d’une abstraction et d’un légalisme que seul peut combler le message chrétien du Dieu Incarné. Et

pour avoir parcouru les œuvres de Lévinas, nous savons qu’il n’accepte pas la réalité de ce mystère.

Mais pourquoi ? Ses raisons sont diverses et nous voulons souligner quelques unes qui nous

semblent les plus importantes.

La première semble être liée à son statut de philosophe juif car comme juif, Lévinas vit au

cœur d’une sensibilité religieuse qui rejette la possibilité d’une incarnation de Dieu dans la

concrétude humaine. Selon l’interprétation juive de l’Ecriture Sainte, le Dieu de l’Ancien Testament

apparaît comme le Dieu très Haut426

. Il est un Dieu solitaire, unique et absolument transcendant. Il

ne peut devenir homme. C’est un scandale que de parler d’un Dieu-Homme. C’est d’ailleurs ce

qu’affirme saint Paul lorsqu’il dit : « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont

en quête de la sagesse, nous proclamons, nous, un Christ Crucifié, scandale pour les Juifs et folie

pour les païens427

». Pour sauvegarder cette transcendance de Dieu, Lévinas radicalise alors son

caractère d’absolutum et refuse d’accueillir dans son intégralité la particularité du message chrétien.

Par ailleurs, ce refus de l’incarnation de Dieu est soutenu par une justification

philosophique. Pour le philosophe laïc, parler d’un Dieu-Homme relève d’une pure hypothèse. Dieu

étant Eternel, Infini et Parfait par définition, ne peut jamais entrer dans l’ordre de la finitude et de

425 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 215

426 Gn 14, 21

427 1 Co 1, 22-23

120

l’imperfection sans se nier lui-même. Soutenir l’idée d’un Dieu-Homme, c’est infliger une trop

grande humiliation à la divinité. « Le problème de l’Homme-Dieu, affirme Lévinas, comporte l’idée

d’une humiliation que s’inflige l’être suprême. Parler d’une descente du Créateur au niveau de la

créature, c’est absoudre la passivité la plus passive dans l’activité la plus active428

». Voilà donc les

deux premières raisons qui semblent motiver le refus lévinassien de l’incarnation de Dieu. Mais au-

delà de cette double motivation philosophico-religieuse, on n’oubliera pas d’ajouter une autre raison

fondamentale qui apparaît en filigrane dans les œuvres de Lévinas.

En lisant en effet les passages où il traite de la responsabilité du sujet éthique, nous avons

l’impression que ce dernier prend toute la place jusqu’à évacuer la possibilité de la pensée d’une

incarnation de Dieu. A travers son agir éthique qui le rend responsable de tout et de tous, le sujet

apparaît en effet comme le vrai messie qui sauve le monde. Le salut étant alors possible par

l’intermédiaire de la seule expérience éthique, il devient superflu de penser à la nécessité de

l’incarnation du Messie divin, c’est-à-dire au Dieu chrétien.

Pour sauver le monde, il n’est pas nécessaire que Dieu s’incarne. Il suffit que le sujet éthique

réponde de sa responsabilité envers le prochain. Et pour recevoir l’appel à la responsabilité, il n’est

pas nécessaire non plus de rencontrer Dieu dans la personne de son Fils, il suffit d’accueillir la loi

qu’il nous donne à travers le discours du visage d’autrui qui constitue sa trace. En définitive, c’est

cette loi ou ce commandement d’amour qui importe. La loi devient alors la norme qui entretient

une relation d’obligation avec le sujet sommé de répondre à son injonction pour le salut de

l’humanité. La loi rend donc possible la rédemption grâce à la responsabilité du sujet éthique qui

devient pour ainsi dire le messie du monde.

Soulignons d’abord que le messie lévinassien n’est pas le Messie chrétien comme nous

allons le constater dans ce sous chapitre suivant. Pour la tradition chrétienne, seul le Christ, le Fils

du Dieu vivant est Messie pourtant chez le Lévinas, tout le monde devient messie si et seulement si

il s’occupe du prochain jusqu’au don de soi. Regardons ce qu’il en est au juste par rapport à notre

thématique :

I.3 La notion lévinassienne du Messie : la figure de Jésus, identité de Dieu

Nous avons déjà remarqué que Lévinas fait dépendre la rédemption du monde de la seule

responsabilité morale du sujet éthique tout en méconnaissant la place primordiale réservée au

428 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 64

121

messianisme divin, le Dieu incarné envoyé par le Père pour le salut universel. « Le messianisme,

dit-il, n’est pas la certitude de la venue d’un homme qui arrête l’Histoire. C’est mon pouvoir de

supporter la souffrance de tous. C’est l’instant où je reconnais ce pouvoir et cette responsabilité

universelle. (…) Etre moi, c’est être le messie. Le fait de ne pas se dérober à la charge qu’impose la

souffrance des autres définit l’ipséité même, toutes les personnes sont le Messie429

».

Cette conviction de Lévinas a l’intérêt d’éveiller l’homme à la part de responsabilité qui est

la sienne pour l’instauration d’une civilisation d’amour au cœur du monde mais elle a

l’inconvénient de banaliser les promesses de l’avènement effectif du Messie de Dieu, le Christ, qui

a mérité le salut du genre humain par sa passion, sa mort et sa résurrection. Ce qui est inquiétant

pour un chrétien.

Certes, tout homme, par son agir éthique empreint d’amour, peut être l’artisan de la paix et

du bien être social. Mais on n’oubliera pas qu’avant d’être l’œuvre de l’homme, la paix est un don

de Dieu. Et si selon Lévinas ce don nous vient de la réalisation de l’interpellation d’amour que Dieu

nous fait à travers sa parole qui retentit sur le visage de l’autre, il faut ajouter qu’il ne devient

plénier dans l’aujourd’hui de notre vie que par l’écoute et l’imitation de celui qu’il nous envoie pour

nous apprendre à l’accueillir et à le réaliser : Dieu Incarné. Il n’ya pas de messianisme humain sans

messianisme divin. L’oublier c’est tomber dans le danger d’un humano-messianisme sans

consistance et sans fondement.

En effet sans la présence d’un Dieu qui fait à la fois signe par sa parole, par son être et par

son modèle de vie, la rédemption du monde n’est pas possible. Pour bien agir, l’homme n’a pas

besoin que de la médiation d’une loi, mais aussi d’une imitation de vie. Dans la même ligne, il faut

admettre que Dieu est un Père dont la pédagogie éducative tient compte des structures d’accueil de

l’homme et de ses besoins d’imitations. Il ne se contente pas de donner la loi. Il se fait loi d’amour

en devenant une loi personnelle à imiter. Il le fait en allant concrètement à la rencontre de chaque

homme par la personne de son Fils Jésus, le Messie de Dieu, qui est à la fois don et illustration

concrète de la loi d’amour. Par conséquent, une éthique qui se veut pleinement opératoire pour

l’humain ne peut se contenter seulement de la loi, mais aussi de la personne qui l’incarne et qui

entraîne l’humain à le vivre. Comme tel, il ya alors nécessité de prendre au sérieux la figure du

Messie de Dieu, le Christ, sans lequel la loi demeurera un concept vide, et le messianisme humain

sans avenir.

429 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., pp. 120-121

122

La personne de Jésus nous apparaît en effet comme la figure la plus éminente pour assumer

l’identité du « Dieu sans être » dont nous parle Lévinas car en affirmant que Dieu nous vient à

l’idée à travers la loi que représente le visage du prochain, Lévinas émet la conviction que la

rencontre de Dieu nécessite une médiation : le visage d’autrui qui est parole, commandement et loi.

En maintenant cette logique médiatique, nous pouvons aussi retenir qu’au niveau de sa simple

humanité, la personne de Jésus est un visage humain qui ne doit pas laisser indifférent d’autant plus

que ce visage se présente à nous comme la plénitude de l’Humain. A propos de cette plénitude de

l’humanité de Jésus, le Concile Vatican II affirme : « Image de Dieu, Jésus est l’homme parfait qui

a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché (…).

Par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme430

», et mieux

encore comme la plénitude du Divin.

Il est en effet celui qui est venu non seulement révéler Dieu aux hommes en personnalisant

sa parole, mais aussi l’homme à lui-même. Déjà à ce niveau, sa présence, sa personne et le discours

qui émanent de son visage retiennent notre attention. Et Lévinas lui-même ne manque pas de

souligner la valeur du discours de Jésus quand il affirme que « le sermon sur la montagne est pour

tout lecteur un texte admirable431

». Mais il ne va pas plus loin, car ce qui l’intéresse, c’est moins la

personne de Jésus que son enseignement sur l’amour. Ce faisant, il se situe en dehors d’une

perspective qui intègre la radicalité de l’incarnation de Dieu en la personne de Jésus.

Et pourtant, à regarder de plus près, l’humanité de Jésus n’est pas insolite. Elle apparaît

comme celle qui récapitule dans son être les deux caractéristiques par lesquelles Dieu se manifeste à

travers le visage de tout homme : l’humilité et la gloire, la faiblesse du visage et la force impérative

de son discours. Raison pour laquelle il affirme : « La nudité humaine m’interpelle-elle interpelle le

Moi que je suis-elle m’interpelle de sa faiblesse, sans protection et sans défense ; mais elle

m’interpelle aussi d’étrange autorité, impérative et désarmée, parole de Dieu et verbe sans le visage

humain432

».

Comme tel, Jésus Christ est plus que tout l’homme le mieux placé pour représenter la figure

du divin selon une logique qui respecte la pensée de Lévinas. Et ce second motif montre que nous

pouvons nous intéresser à lui, même au simple niveau philosophique. Nous nous rappelons en effet

que, dans la description qu’il fait du visage humain, Lévinas affirme que la gloire de Dieu et son

430 Gaudium et Spes, n° 22

431 E. Lévinas in F. Poirié, Emmanuel Lévinas. Qui êtes-vous ?, op.cit., p. 120

432 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 232

123

invitation éthique se révèlent dans la misère du visage nu et défiguré. Le visage de l’autre me

regarde, me fait voir son sans-défense, son abandon, son dénuement, et m’appelle à une relation

d’amour. Dans son humilité et faiblesse, il laisse transparaître la force et la gloire de l’exigence

éthique qui s’impose comme commandement auquel le sujet doit obéir comme on obéit à un maître.

Ainsi l’humilité du visage coïncide avec la force et la gloire du discours éthique qui est parole de

Dieu.

Si Dieu se manifeste ainsi à travers tout visage qui rassemble à la fois l’humilité de l’humain

et la gloire divine à travers la force impérative de la loi, combien plus le visage de Jésus

n’exprimera-t-il pas dans son abaissement radical de la gloire de Dieu. Jésus nous présente en effet

un visage humain dont l’extrême défiguration sur la croix est la seule capable de laisser apparaître

le maximum de gloire en Dieu avec son commandement d’amour illustré pour le mystère d’une vie

qui est à la fois interpellation et don de soi pour la vie du monde. Dans son extrême humiliation sur

la croix, Jésus Christ assume dans sa totalité le sans-défense, la misère et le dénuement de l’humain.

Dans ce dénuement, Jésus assume aussi la figure du serviteur souffrant dont parlait déjà le deutéro-

Isaïe : « Objet de mépris, abandonné des hommes, l’homme de douleur, familier de la souffrance,

comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisons aucun cas433

». Dans ce

même extrême dépouillement, il apparaît comme « icône du Dieu invisible, l’empreinte de sa

substance, le rayonnement de sa gloire434

».

Le Christ est le seul pauvre, le seul miséreux et le seul humble capable de s’abaisser de telle

manière à pouvoir laisser transparaître la visibilité du Dieu invisible. Référons-nous à ce propos à

l’affirmation de saint Paul dans son Epître aux Philippiens : « Lui (Jésus), de condition divine, ne

retient pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéantit lui-même, prenant

condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il

s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix! Aussi Dieu l’a-t-il exalté

et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus,

s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et aux enfers, et que toute langue proclame, de

Jésus, qu’il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père435

».

Sa personne est le don glorieux et grandiose de la présence du Père et sa croix le lieu intense

de la glorification de Dieu. Comme le fait remarquer en effet Jean-Luc Marion, la gloire du divin

433 Is 53, 3

434 He 1, 3

435 Phil 2, 6-11

124

nous vient indirectement dans la figure du renoncement du Fils. « La gloire du divin nous vient

seulement indirectement dans la figure du renoncement du Fils. (…) Seul le Fils est assez pauvre

pour être l’autre du Père. Donc seul le Fils peut révéler la vraie figure du Père436

».

La transcendance du transcendant se donne à contempler dans le dénuement dont témoigne

l’humanité de Jésus. La radicalité de sa kénose sur la croix coïncide alors avec le maximum de la

révélation de Dieu. La réalité de l’incarnation de Dieu peut se comprendre alors comme « la

récapitulation, dans l’humanité de l’homme Jésus, de la kénose du Très-Haut dont témoigne déjà,

sans dérobade, mais sans dévoilement l’unicité du pour-l’autre du sujet humain437

». Même en nous

situant au cœur d’une perspective philosophique, nous pouvons maintenir que Dieu se révèle

superlativement dans la personne de Jésus à travers l’humilité des signes qu’il donne.

Jésus est en effet la kénose d’un Dieu non seulement inscrit dans sa Parole, mais aussi dans

sa personne. A ce propos Marc Faessler affirme : « Pour demeurer fidèle à l’audace première de

l’Ecriture chrétienne, on doit maintenir qu’en l’incarnation du Verbe continue de faire signe un

« Dieu sans l’être », dans l’humilité des signes qu’il donne. Sa transcendance est sa kénose, son

abaissement contestant la hiérarchie de l’être jusqu’à ad-venir chair d’une Parole à la fois exposée

et répondant de l’humanité de l’humain-coextensive à sa misère et à ses violences. L’humilité du

signe s’articule dans l’Ecriture comme sollicitation christologique de l’humilité de Dieu-kénose

d’un Dieu inscrit dans sa Parole438

».

Au regard de telles affirmations, Jésus apparaît comme le maximum de l’humanum qui nous

présente le maximum du divinum. A travers l’extrême humiliation de son visage, il est en effet la

personne la plus indiquée pour représenter le divin, non seulement dans sa trace, mais dans son être.

En sa présence, la loi dont parle Lévinas, cesse d’être un simple concept représentatif du divin ; elle

devient une loi vivante et personnelle, mieux encore, la plénitude de la loi personnelle dont la loi

ancienne qui transparaît sur chaque visage humain ne constitue qu’une anticipation partielle. D’où

la loi naturelle, vivante et personnelle qu’est le Christ. La loi naturelle et les commandements de

l’Ancienne Alliance sont originalement placés dans la perspective christique et trouve en Jésus leur

fondement et leur interprétation définitive, en ce sens qu’elles sont finalisées à l’amour qui est la

plénitude de la loi.

436 J.-L. Marion, L’idolo e la distanza, Jaca Book, Milano, 1977, pp. 113-114

437 M. Faessler, « Humilité du signe », in AA.VV., Emmanuel Lévinas. Ethique comme philosophie première, op.cit., p.

244 438

ibid., p. 238

125

Dans l’humanité de Jésus, la parole de Dieu n’est plus seulement une loi, un ordre ou un

commandement abstrait, mais le plénier avènement et événement du divin. « La profonde vérité que

la révélation manifeste sur Dieu et sur le salut de l’homme, resplendit pour nous dans le Christ, qui

est à la fois le médiateur et la plénitude de toute la Révélation439

». Dans la même ligne, le pape

Jean-Paul II dans la lettre encyclique Veritatis Splendor affirme : « La lumière du visage de Dieu

resplendit de toute sa beauté sur le visage de Jésus Christ, image de Dieu invisible440

, irradiation de

sa gloire441

, pleine de grâce et de vérité442

». Jésus se présente en effet comme la pleine épiphanie

temporelle du Dieu éternel, l’exégèse et l’exégète de Dieu443

. En conséquence, l’agir moral qui se

situe dans le cadre d’une réponse à Dieu à travers le visage de l’autre ne consistera plus à obéir à

une simple loi au risque de tomber dans le moralisme, mais à conformer sa vie à celle du Dieu

personnel qui illustre parfaitement la loi et appelle à marcher à sa suite. Ce qui offre la perspective

d’une morale dynamique.

La vie morale ne doit pas en effet se comprendre uniquement comme réponse à une loi

formulée, comme le laisse entrevoir la perspective éthique de Lévinas, mais d’abord et avant tout

comme une invitation à imiter une loi vivante et dynamique. La vie morale, dit Jean Paul II, ne

consiste pas « seulement à se mettre à l’écoute d’un enseignement et à accueillir dans l’obéissance

un commandement ; mais à adhérer à la personne même de Jésus ; à partager sa vie et sa destinée, à

participer à son obéissance libre et amoureuse à la volonté du Père444

». Pour un chrétien, cette

imitation consiste dans la marche à la suite du Christ dont la figure, dans sa double caractéristique

kénotique et glorieuse, apparaît comme une interprétation exigeante de l’image plénière de Dieu. La

personne de Jésus, affirme Balthasar, apparaît comme une interprétation exigeante. Toute fois

penser que cette interprétation renverrait à sa propre personne serait méconnaître la vérité, puisqu’il

ne témoigne pas de lui-même, mais seulement du Père qui s’atteste en Lui445

».

Plus que tout visage humain, Jésus-Christ se présente comme la Vérité et la Bonté qui

interpelle chaque conscience et chaque liberté. Dans la personne de Jésus, Dieu a tout donné à

l’homme. Il a donné la révélation plénière de lui-même ; il a envoyé le Messie qui, par le don de sa

439 Dei Verbum, n°2

440 Col 1,15

441 He 1,3

442 Jean-Paul II, Veritatis Splendor n° 2 : AA 85 (1993)

443 H. De Lubac, Dieu se dit dans l’histoire, Paris, Cerf, 1974, p. 120

444Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n° 19

445 H.U. Von Balthasar, La Théologie, t. III, Vérité de Dieu ; Culture et Vérité, Bruxelles, 1995, p. 240

126

propre vie, a sauvé l’homme et a tracé pour chacun le chemin de sa rédemption. Cette rédemption

consiste à agir selon le modèle de vie proposée par le Christ. « Aimez-vous les uns les autres

comme je vous ai aimés446

».

C’est là le résumé d’une série d’enseignements éthiques447

. Dans le Christ, Dieu nous

montre donc son amour et nous presse aussi en termes pauliniens de l’aimer d’un amour conforme

au sien. Jésus apparaît dès lors comme la pleine médiation du divin ; mieux encore, la source, la

forme et le modèle de la vie morale. Toute morale qui se veut morale de l’inter-personnalité

pleinement vécue sous le signe de l’amour véritable ne saurait ignorait la personne de Jésus, Verbe

Eternel du Père.

Parler ainsi ne consiste pas, à clore le débat philosophique, mais à tirer les conséquences de

la singularité de l’image que nous présente la figure de Jésus. Si l’on accepte en effet qu’il est assez

humble et assez pauvre pour laisser transparaître la plénitude de la gloire divine qui, selon Lévinas,

apparaît par ailleurs faiblement sur chaque visage humain, on ne peut faire économie de sa personne

dans une morale qui se veut authentique et pleinement vécue sous la forme de l’inter-personnalité,

c’est-à-dire dans la rencontre avec le divin et dans la réponse à l’amour auquel il nous appelle. Où

peut-il pleinement nous rencontrer si ce n’est dans la plénitude de son image qui est le Christ !

Comment peut-il nous conduire vers l’amour si ce n’est par l’imitation de l’amour de son Fils qui a

donné sa vie pour la rédemption de tout homme ! Oui, si l’on veut être cohérent, on doit prendre au

sérieux la figure de Jésus comme médiation personnelle du Dieu Invisible, plénitude de la loi

d’amour et modèle à suivre.

Dans ce sens, on peut alors dire que la vie morale consiste à regarder le Christ et à vivre en

lui et par lui. C’est à cette condition que deviendra possible la rédemption du monde et notre propre

rédemption. Ajoutons ici que faire une telle affirmation n’a rien de gratuit. En effet, le concept de

médiation de Dieu dans le Jésus crucifié respecte la logique de la pensée de Lévinas. Par ailleurs,

des sources attestent qu’un homme est entré en scène et que ceux qui s’ouvraient à son message

étaient effectivement certains d’entendre la parole de Dieu et de voir Dieu448

.

446 Jn 13, 34

447 Lire à ce propos tout le sermon sur la montagne : Mt 5-7, que lui-même illustre par le témoignage d’une vie toute

donnée aux autres. 448

J. Jeremias, La Théologie du Nouveau Testament, t1 : La prédication de Jésus, Paris, Cerf, 1979, p. 107

127

Pour Lévinas, « la gloire de l’Infini reste non thématisable. Elle se glorifie par l’assignation

absolue du sujet à autrui449

». Cette citation qui résume l’essentiel de ce que Lévinas a à dire sur le

rapport entre l’éthique et Dieu nous pose plusieurs problèmes :

-Le premier est celui qui soumet Dieu à un éloignement extrême et catégorique qui le sépare des

humains et ne lui laisse pas la possibilité de s’incarner. « Etre Dieu, dit Lévinas, c’est précisément

ne pas entrer dans l’ordre, c’est percer l’immanence sans s’y ordonner450

». La question qu’on

pourrait se poser ici est de savoir pourquoi Dieu ne peut pas entrer dans l’ordre du monde à travers

une incarnation qui le rend visible aux hommes. Que fait-on de la liberté divine ? Et pourquoi

devons-nous lui imposer l’idée que nous avons de Lui ? En soutenant un Dieu exclusivement

transcendant, Lévinas ne présente-t-il pas l’idée d’un Dieu abstrait et sans contenu ? Pour un

chrétien, ce refus de la pleine incarnation de Dieu en Jésus-Christ constitue le premier problème à

résoudre dans l’approche lévinassienne de la notion de Dieu.

-Le second problème qui n’est pas des moindres serait relatif à l’exclusive justification

éthique de l’idée de Dieu qui fait qu’on ne peut entrer en relation avec Lui que par la

responsabilité pour le prochain. A ce sujet, Lévinas semble même tenir des propos hautement

audacieux lorsqu’il affirme par exemple : « Dieu ne règne que par l’entremise d’un ordre éthique, là

où précisément un être répond d’un autre » car dit-il « le royaume des cieux est éthique451

».

Comme dira-t-il dans un autre ouvrage intitulé Difficile Liberté que « Dieu est concret non par

l’incarnation, mais par la loi452

».

Au regard de toutes ces affirmations, ne peut-on pas dire que dans la philosophie de Lévinas,

Dieu est devenu le parent pauvre d’une éthique qui finit par prendre toute sa place, le réduisant ainsi

à une loi ou à un commandement ? Ou encore, nous pouvons nous poser cette question qui surgit à

l’esprit : « Sans la loi, Dieu aurait-il une consistance dans la philosophie de Lévinas ? Autrement

dit, la notion lévinassienne de Dieu ne souffre-t-elle pas d’abstraction ?

Et la grande insistance sur l’accueil de la loi comme seul moyen de relation avec Dieu ne

conduit-elle pas à un pur moralisme ? Ce sont là les questions que nous nous posons à partir de

l’ambiguïté dans laquelle nous a engagée par moments la pensée lévinassienne sur Dieu et son

incarnation dans la personne de son Fils Jésus-Christ. Nous ne pensons pas y répondre maintenant.

449 E. Lévinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1988, p. 133

450 E. Lévinas, « Un Dieu homme ?» in Entre nous, op.cit.p. 66

451 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 231

452 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 192

128

Nous les laissons ouvertes, quitte à y revenir dans le chapitre suivant afin d’aboutir à un

dépassement de cette notion lévinassienne qui laisse parfois à désirer sans non plus prétendre être

exhaustif à ce sujet.

Jean-Paul II affirme dans son encyclique Veritatis Splendor : « Jésus est la plénitude vivante

de la loi en tant qu’il réalise la signification authentique avec le don total de sa vie. Il devient lui-

même loi vivante et personnelle, qui invite à marcher à sa suite453

». Cela veut dire que la figure de

Jésus n’est pas insignifiante pour la vie morale et que la plénitude de l’agir éthique consiste dans la

marche à sa suite. L’homme accueille la dimension morale de son agir dans l’expérience. Le sens

moral naît quand on découvre quelque chose d’absolu. Dieu appelle l’homme à devenir fils dans le

Fils par le don de l’Esprit Saint et à vivre une amitié singulière avec Dieu Trinité et le prochain.

Dieu nous a appelé le premier. L’amour est la réponse à un appel venant de Dieu qui est le principe

même éthique dans la philosophie lévinassienne comme nous allons le constater dans ce sous

chapitre suivant.

I.4. Dieu comme principe éthique : l’Amour qui appelle et réponse de l’homme à Dieu

En reconnaissant que la morale ne peut qu’être théocentrique, Lévinas a instauré l’idée de

Dieu au cœur de l’agir éthique. C’est là un mérite que nous lui reconnaissons et considérons

comme une contribution capitale au débat actuel sur le statut de la théologie morale

fondamentale. Que la vie morale soit une réponse d’amour à Dieu qui appelle à la réalisation du

bien ne fait en effet aucun doute.

Et quand on lit et relit les œuvres de Lévinas, ce qui en ressort d’incontestable est bien cette

tracée d’une éthique philosophique hautement inspirée par la tradition religieuse juive et vécue sous

le signe d’une inter-personnalité où le divin, tout en maintenant sa distance, rejoint l’homme dans le

visage du prochain, l’interpelle et suscite en lui une réponse qui prend la forme d’une responsabilité

dans l’amour. Dieu parle et appelle, mais selon Lévinas il ne s’incarne pas pour parler. Il parle par

le visage du prochain qui devient prophète du Dieu vivant. Dieu est principe de la vie morale et

appelle à l’amour. L’homme est protagoniste de la réponse en tant qu’il est responsable pour son

frère.

453 Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n° 15

129

Raison pour laquelle, chez Lévinas, le commandement de Dieu place le sujet éthique devant

un amoureux dialogue qui suppose que la parole proférée soit comprise, acceptée, et qu’on lui

donne obligatoirement réponse. Il ne la place pas devant une loi générale comme chez Kant, mais

devant un appel personnel qui se saisit à travers les situations de la vie, dans la variété des

rencontres où, visage parmi les hommes, Dieu dicte à chacun le sens de son devoir à travers sa loi

d’amour. Son commandement de l’amour renvoie chaque Moi à sa responsabilité personnelle. La

connaissance du commandement implique alors une morale vivifiante qui passe par l’assomption

d’une responsabilité, notion que nous développerons dans la troisième partie.

En effet, selon Lévinas, « Le commandement de l’amour n’est jamais une simple pensée,

mais une réalité ; il n’est pas un système ou un schème de pensée, mais une vie454

». Répondre au

commandement de Dieu, c’est agir. « La réponse à l’amour de Dieu peut s’effectuer seulement dans

un acte qui traduit l’amour de Dieu dans l’amour pour le prochain455

» ; car selon lui, « la relation

avec l’Infini est responsabilité d’un mortel pour un mortel456

». L’amour du prochain constitue alors

la réalisation concrète de la réponse de l’homme à l’appel de Dieu.

Depuis le premier livre de la Bible, cet appel à la responsabilité sonne comme une invitation

à reconnaître le prochain comme un frère, à lui tendre la main, à créer autour de lui une ambiance

qui le promeuve dans l’être, bref à l’aimer. Comme tel, nous pouvons dire que la responsabilité

selon Lévinas est un agir empreint d’amour ; c’est la réalisation de l’amour. Cette réalité de l’amour

est si prenante dans la philosophie de Lévinas que lui-même préfère remplacer le terme éthique par

celui de l’amour.

C’est ce que fait remarquer Jean-Luc Marion durant un débat organisé au Centre Sèvres à

Paris, débat auquel participait Lévinas lui-même. Marion, parlant de la réalité de l’éthique dans la

philosophie de Lévinas déclare : « L’amour, s’il est une relation, est une relation entre deux termes

où un seul suffit. Ce caractère de non réciprocité fait que l’éthique, depuis que vous employez le

mot, ne veut pas dire « éthique ». Car dans une relation éthique, il faut déjà être deux au minimum ;

au contraire, chaque fois que vous employez ce terme, on pressent qu’il existe toujours le visage

exposé de l’un, mais pas nécessairement l’attention morale de l’autre. C’est pourquoi la relation

éthique reste débordée, incertaine, tragique, souffrante. En ce sens, la radicalisation de la non-

454 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p . 266

455 ibid., p.267

456 E. Lévinas, Dieu, la mort et le temps, op.cit., p. 133

130

réciprocité nous conduit à mettre au second rang le terme d’ « éthique » pour lui substituer le terme

d’ « amour »457

».

A peine Marion eut-il fini sa déclaration que Lévinas lui donna son consentement en disant :

« Pleinement d’accord ». D’accord que l’amour est le dynamisme de tout l’agir moral. Résumons-

nous en retenant que dans la cadre de l’éthique philosophique proposée par Lévinas, s’intègrent,

s’illuminent et s’éclairent les notions fondamentales de Dieu, du prochain, de la rencontre, de

l’appel, du devoir, de la responsabilité, de l’amour et de la liberté. Selon lui, l’agir moral est le lieu

où entrent en jeu deux protagonistes : Dieu qui révèle l’amour à travers le visage du prochain, et

invite à accueillir et à en vivre ; et l’homme, sommé de répondre à l’amour par le moyen de la

responsabilité obligée par l’autre homme. L’action éthique de l’homme est alors contenue dans son

« me voici » pour aimer ; et cet amour est un don total de soi.

Pour Lévinas, la vérité du visage rime avec la bonté de l’être, car « la bonté est la

transcendance même458

», ou encore, « l’indivisible de la Bible, c’est l’idée du Bien au-delà de

l’être459

». Ainsi, dans la pensée de Lévinas, « Dieu est Bien en un sens éminent. Il ne me comble

pas seulement de biens, mais m’astreint à bonté, meilleure que les biens à recevoir460

». Entrer en

contact avec la vérité (Dieu), c’est donc découvrir en même temps la bonté ; et découvrir la bonté,

c’est connaître le bien à réaliser. En effet, le dévoilement de la vérité n’est pas un simple

phénomène d’optique461

. La gloire de l’Infini n’affecte pas comme une simple représentation devant

laquelle on se place. Elle commande. « La connaissance de Dieu nous vient comme un

commandement. Et connaître Dieu, c’est savoir ce qu’il faut faire462

».

L’infini qui se révèle comme vérité appelle en effet au bien en faisant retentir un appel

éthique qui sollicite le regard et suscite l’intérêt. Il parle et sa parole se présente comme une élection

à la bonté. Cette élection, qui est Parole de Dieu apparaît comme une obligation que le sujet éthique

ne peut ne pas écouter, et à laquelle il ne peut ne pas répondre. « Le monothéisme, la parole de Dieu

Un, est précisément la parole que l’on ne peut ne pas écouter, à laquelle on ne peut ne pas répondre.

457 J.-L. Marion, « Débat général » in Emmanuel Lévinas. Autrement que savoir, Paris, Centre Sèvres, 1988, p. 75

458 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 282

459 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 86

460 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 114

461 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 169

462 E. Lévinas, Liberté et Commandement, op.cit., p. 34

131

Elle est la parole qui oblige à entrer dans le discours463

» : l’obligation à l’amour, qui se traduit dans

le « tu ne tueras pas »; un « tu ne tueras pas » qui signifie en réalité : « Tu aimeras ton prochain ».

Comme nous l’avons mentionné plus haut, cet appel à l’amour se laisse bien observer dans

le Deutéronome : « Ecoute Israël : Yahvé ton Dieu est le seul Dieu. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de

tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir et ton prochain comme toi-même464

». C’est

plaisant de faire remarquer ici que le seul pouvoir donné par Dieu à l’homme est le pouvoir d’aimer,

qui tient lieu d’obligation si l’homme veut rester dans la logique de son être crée pour l’amour. Si

Dieu ordonne d’aimer, c’est que Lui-même est amour, comme le fera remarquer saint Jean dans sa

première lettre : « Dieu est Amour465

».

Commandement essentiel dans la spiritualité hébraïque. Commandement auquel Lévinas lui-

même a plusieurs fois fait allusion. Dans la formulation de ce commandement, ce qui frappe

l’attention est la mise en opposition qui se trouve entre l’expression d’ordre Ecoute Israël et

l’invitation à l’amour. Pour traduire en effet le commandement divin en peu de paroles, on pourrait

simplement dire : « Ecoute Israël : aime Dieu et ton prochain ; ou bien « aime Dieu par ton

prochain ».

Ou encore : « Israël, Ecoute l’amour; laisse-toi féconder par l’amour, réalise l’amour ».

Ainsi, on perçoit mieux le lien entre l’écoute et l’amour de Dieu et du prochain. Par conséquent,

nous pouvons conclure que le bien qui est demandé au sujet éthique, c’est en fait l’amour. L’Infini

qui est bonté et vérité, mais aussi l’Amour, investit le sujet, l’élit et l’appelle à l’amour. L’Amour

appelle à l’amour. Et le sujet éthique ne peut réaliser cet amour qu’en posant des actes de bonté : le

refus du meurtre qui est respect de la personne et de sa vie comme nous le verrons également dans

le premier chapitre de notre troisième partie; bien personnel par excellence.

Ce que nous donne d’observer enfin de compte ce petit parcours, c’est l’orchestration d’un

acte éthique responsable qui s’organise à partir de la rencontre de la Vérité et d’une injonction qui

provient d’elle. Au regard de ce constat, nous pouvons dire avec René Simon que Lévinas conçoit

l’agir moral comme le résultat d’une référence « à la Bonté originelle et à l’écoute d’un Dire qui

doit inspirer et investir le vouloir et la liberté466

». L’agir moral est alors une obéissance au

commandement de la Bonté. Et « c’est à partir du visage d’Autrui que m’est signifié ce

463 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 233

464 Dt 6, 4 ; 10, 12 ; Mt 22, 37

465 1Jn 4, 16

466 R. Simon, Ethique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p. 165

132

commandement par lequel Dieu me vient à l’idée467

». Cela nous permet de tirer trois conclusions

conséquentes à ce sujet : la précédence de la vérité ; la prévenance de la bonté et le caractère

hétéronome de l’agir moral.

Tel que Lévinas parle en effet de la vérité et de la bonté, il n’est pas difficile de conclure à

leur transcendance, à leur précédence et à leur prévenance. La vérité est l’Infini ; et l’Infini est

vérité. Elle existe depuis toujours et constitue la cause explicative de l’univers crée. Par elle la

personne humaine reçoit mouvement et vie. Elle précède, devance et fonde l’être. Elle est alors le

principe de la vérité de chaque être. Et si donc elle est le principe de l’être, il n’appartient pas alors

à l’homme de l’inventer. Il ne peut que la chercher pour la découvrir, et la découvrir pour

l’accueillir. Ce serait une erreur d’entendre par exemple parler d’une vérité subjective. La vérité

n’est jamais subjective, mais toujours objective. Personne ne peut l’inventer ou la détenir pour lui

seul. Elle constitue l’objet de tous les désirs humains, parce qu’elle est justement supérieur à

l’homme. « Ce n’est pas l’homme, par une quelconque vocation propre, inventerait ou posséderait

la vérité. C’est plutôt la vérité qui suscite et possède l’homme sans dépendre de lui468

».

Ce n’est pas un hasard, poursuit Lévinas, que l’homme soit venu trop tard dans un monde

trop vieux. Il montre que la vérité existe avant l’homme et que celui-ci ne peut en aucun cas la

soumettre à son pouvoir469

. La vérité n’est pas un projet que l’homme se fait, mais une réalité à

laquelle il s’éveille, qu’il accueille et dont il dépend. Et le fait qu’il en dépend montre à l’évidence

qu’il n’en est pas possesseur. La vérité n’a pas une dimension exclusivement intérieure, subjective

et particulière, mais possède avant tout un caractère extérieur, objectif et universel.

La vérité est l’universel qui vient de l’ailleurs et qui fait signe dans le visage du prochain en

même qu’elle révèle le bien à faire. En la rencontrant, nous rencontrons aussi la bonté à partir de

laquelle commence pour nous l’agir éthique. La bonté fait une avec la vérité parce que la vérité est

aussi bonté. Comme le fait en effet remarquer Silvano Petrosino, « Chez Lévinas, la vérité est

l’éclosion de l’étant dévoilé comme tel. La vérité est la vérité de l’être. La bonté ne se rencontre pas

à côté d’elle ; car lorsqu’elle se met à l’œuvre, la bonté apparaît elle aussi470

».

467 E. Lévinas, « De l’Un à l’Autre. Transcendance et Temps », in Cahiers de l’Herne, Paris, 1991, p. 91

468 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 118

469 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 157

470 S. Petrosino, « L’idée de vérité dans la philosophie de Lévinas », in AAVV., Emmanuel Lévinas. Ethique comme

philosophie première, op.cit., p. 113

133

Autrement dit, le contact avec le visage qui est la trace de l’Infini et vérité de l’être permet à

l’homme de découvrir le bien à faire. La bonté comme la vérité, précède l’homme. Mais la bonté a

encore une particularité qu’elle constitue de soi un sujet d’élection et prévenance par son

assignation au bien. La bonté, dit Lévinas, m’élit avant que je sois à même de l’élire, c’est-à-dire

d’accueillir son choix. « La bonté est toujours plus ancienne que le choix. Le Bien a toujours déjà

élu et requis l’unique471

».

En clair, cela signifie que la précédence de la vérité se présente aussi comme prévenance de

la bonté, en ce sens que sa rencontre correspond toujours à un appel à la bonté qui est injonction,

dévouement et vouetment au bien d’autrui472

. Cette prévenance de la bonté est une preuve

supplémentaire que l’éthique ne jaillit pas de l’intérieur de l’homme comme de son origine, mais de

la rencontre du visage du prochain, trace de l’Infini, qui interpelle, convoque et oblige le Moi au

bien. Et comme cette obligation au bien vient de l’autre (de l’extérieur), on ne peut que conclure au

caractère hétéronome comme nous allons le voir dans le chapitre suivant de l’éthique lévinassienne.

Lévinas lui-même affirme à ce propos : « la vie morale est constituée par l’investiture de la

liberté, et c’est pourquoi elle est complètement hétéronomie473

». Et c’est ce qu’il affirmera dans un

autre ouvrage en disant : « L’existence n’est pas condamnée à la liberté, mais jugée et investie

comme liberté. Cette investiture constitue la vie morale elle-même. Elle est de part en part

hétéronomie474

». Et, ajoute-t-il, « l’hétéronomie est l’élection de la part du Bien475

». Plus loin

encore, il dira : « La subjectivité est obéissance à un ordre qui s’effectue avant même que l’ordre se

fasse écouter476

». Autrement dit, la conscience morale jaillit de la connaissance de la vérité et de la

prévenance de la bonté. Parler ainsi revient à soupçonner chez Lévinas une autre particularité

relative, cette fois-ci, à sa vision de la conscience morale.

Par rapport à cette conception de la conscience, la vision de Lévinas crée un constat. Pour

lui, « l’humanité de la conscience n’est donc pas du tout de ses pouvoirs, mais dans sa

responsabilité à l’égard d’autrui: c’est l’autre qui est premier, et, là, la question de ma conscience

souveraine n’est plus la première question477

». La conscience n’est donc pas le temple des valeurs,

471 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 95

472 R. Simon, Ethique de la responsabilité, op.cit., p. 202

473 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 20

474 E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op.cit., p. 176

475 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 21

476 ibid., p. 109

477 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 122

134

ni le lieu de la totale lucidité quant aux choix éthiques à opérer, mais le lieu où chacun est au plus

près de lui-même, non pour rêver aux performances de sa vertu dans le cours du monde mais pour

voir ou ne pas voir, entendre ou ne pas entendre autrui478

.

La conscience morale ne naît pas de l’intérieur de la personne comme de son origine, mais

dans la référence à l’altérité ou à l’extériorité. « La conscience naît comme présence du tiers dans la

proximité de l’autre479

». Le face-à-face avec le visage d’autrui ouvre en effet la possibilité d’une

affection qui est inquiétude pour autrui. Dans le face-à-face, le Bien m’interpelle, m’élit et

m’éveille à la bonté. Et la conscience morale naît justement de cette présence et de cette élection du

Bien dans l’ouverture au prochain. « Il n’existe pas de conscience morale qui ne soit pas une

conscience de l’élection480

». En d’autres termes, nous dit Lévinas, « ce n’est pas la conscience qui

fonde le Bien, mais c’est le Bien qui appelle la conscience481

».

Ce que Lévinas dit ici est une reprise de la vision classique de la conscience, perceptible

déjà dans La République de Platon. Ce dernier disait en effet : « La sagesse, c’est ce que le Bien

commande482

». La conscience est alors l’éveil originel d’un Je responsable du prochain ; elle est

l’accession de ma personne à l’unicité du Je appelé et élu à la responsabilité pour autrui. Dans

l’appel qui vient du visage de l’autre homme, le sujet éthique saisit de façon immédiate les grâces

de l’amour pour vivre un humanisme authentique483

. On peut alors conclure qu’à l’origine de la

conscience, il y a l’épiphanie du visage et l’injonction du regard. La conscience morale commence

avec le langage du visage, en ce sens qu’elle ne s’éveille au vrai bien qu’au contact de l’impératif

originel de l’amour qui vient de Dieu et qui exige l’accueille du visage, par le visage et dans le

visage pour une humanité empreinte de bonté484

.

Ici s’observe toute la différence entre la philosophie morale de Lévinas et celle de Kant. A

ce propos Jacques Derrida a d’ailleurs regretté qu’il n’y ait pas jusqu’à présent une étude

comparative du discours éthique de ces auteurs ou « une confrontation systématique et patiente de

leur pensée485

». Personnellement, Derrida trouve qu’on peut établir une différence entre les deux

478 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 39

479 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 150

480 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 39

481 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 223

482 Platon, La République, 505, e

483 Un entretien avec Lévinas, in Journal Le Monde, op.cit., p. 138

484 M. Neusch, « Emmanuel Lévinas. Responsabilité d’otage », in Nouvelle Revue Théologique 116, (1994), p. 385

485 J. Derrida, Violence et métaphysique. Essai sur la philosophie d’Emmanuel Lévinas, in L’Ecriture et la différence,

Paris, Cerf, 1967, p. 142

135

auteurs « non seulement au niveau des thèmes éthiques mais aussi à celui de la différence entre la

totalité et l’Infini, pour laquelle Kant, parmi d’autres et peut-être plus que d’autres eut aussi

quelques pensées486

».

D’abord et avant tout, il faut faire remarquer que les deux philosophes parlent de

l’humanisme comme finalité de l’agir éthique. Mais la méthode qu’ils adoptent pour l’atteindre est

bien divergente. Si, chez Kant, l’humanisme envers soi-même est premier car lui-même

disait : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien en ta personne que dans celle de

l’autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme moyen487

». Ainsi,

chez Kant, c’est le Moi qui est premier. L’autre vient après. Par contre, chez Lévinas, c’est plutôt

l’humanité de l’autre qui a la première place. Et l’humanisation de soi advient précisément dans le

don de soi à autrui, comme réponse à la demande de son visage.

Ensuite, les deux philosophes croient que le vrai agir éthique est toujours la réponse à un

impératif. C’est ainsi qu’on peut trouver chez Kant la notion de l’impératif catégorique du devoir, et

chez Lévinas, celle de l’impératif originel de l’amour. Seulement, si chez Kant, l’impératif

catégorique vient de l’intérieur même du sujet éthique (la raison) et informe sa conscience pour

l’accomplissement du bien sur un fond d’autonomie personnelle, chez Lévinas, le commandement

de l’amour vient de l’extérieur, c’est-à-dire de la rencontre du visage du prochain, trace de l’Infini

et parole de Dieu qui est vérité et bonté. Une conscience repliée sur soi-même, dans sa solitude

intérieure, ne peut accéder à l’Infini et à l’éthique. Il faut nécessairement l’hétéronomie de

l’impératif pour une mise en question radicale de la conscience subjective.

Il faut alors conclure que la différence essentielle et fondamentale qui se trouve entre les

deux auteurs se remarque au niveau de la perspective que chacun d’eux adopte. Pour un agir

authentiquement humain, Kant privilégie le Moi, l’impératif catégorique du devoir, l’intériorité de

la conscience et l’autonomie morale.

Mais Lévinas insiste plutôt sur l’autre, l’impératif originel de l’amour, l’extériorité de la

conscience et l’hétéronomie morale comme nous allons le voir dans le chapitre suivant. Jean De

Greef soutient lui aussi cette différence de perspective entre les deux philosophies quand il affirme :

« Si chez les deux auteurs, autrui est objet de l’impératif catégorique, une différence essentielle

486 ibid., p. 342

487 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction de V. Delbos, Paris, éd. Delagrave, 1981, p. 150

136

semble cependant résider en ce que pour Kant, c’est la raison seule qui est capable, qui doit être

capable de s’imposer la loi morale, indépendamment de la rencontre d’autrui. (…)

Le concept d’autonomie, centrale dans la pensée de Kant, peut être considéré comme

répondant à la sphère d’immanence ou de totalité décrite par Lévinas, ou à la sphère d’intériorité du

Moi que la morale met précisément en question. L’éthique de Lévinas est en effet une éthique où

l’hétéronomie garantit la moralité du Moi. L’individu chez Kant se soumet à une loi, obéit à un

commandement, mais ce commandement ne vient que de la raison et de la volonté. Or l’obéissance

à sa propre loi consiste pour Lévinas, non pas l’immoralité, mais l’amoralité où il n’y a pas de mise

en question sinon cognitive488

».

Il est en effet convaincu que la référence à l’extériorité est une dimension indispensable pour

la perception et l’accomplissement du bien. « Contrairement à ce que pense Kant, l’amour peut

commander, c’est même toute son essence que de commander la réciprocité. Seul l’amour peut

commander l’amour. (…) Le judaïsme où la révélation ne se sépare pas du commandement ne

signifierait donc pas le joug de la Loi auquel un nouveau message de révélation devrait substituer la

charité. La loi est le harcèlement même de l’amour. (..) La mitswah-le commandement qui tient en

haleine le juif, n’est pas un formalisme moral, mais la présence vivante de l’amour489

». C’est dans

la relation avec le visage, et donc avec l’Infini, que la conscience s’éveille véritablement à la vérité

du bien pour la pratique du commandement de l’amour qui vient de l’Amour.

L’agir éthique ne vient pas d’un formalisme moral dont la conscience serait garante, mais du

commandement de l’Amour originel qui vient du visage du prochain. Mais si la conscience perçoit

l’impératif de l’amour dans la relation avec le visage, ce dernier ne peut être réalisé que dans la

mesure où la liberté du sujet se laisse totalement emporter par le désir qu’aura suscité en lui la

connaissance de l’amour. On voit ainsi petitement surgir ici une autre conviction de Lévinas qui

apparaît comme la conséquence logique de la précédente : si la conscience est la perception du bien

qui vient de l’extérieur et qui appelle, le vrai exercice de la liberté ne peut qu’être réponse,

obéissance et adhésion à la vérité du bien. « Le principe de la dignité de la nature humaine et de

toute nature raisonnable est l’autonomie490

».

488 J. De Greef, « Ethique, réflexion et histoire chez Lévinas », in Revue Philosophique de Louvain 67 (1969), pp. 333-

334 489

E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., pp. 83-84 490

E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., p. 163

137

Pourtant pour Lévinas, sa position est toute autre lorsqu’il affirme : « Dans l’exposition aux

blessures et aux outrages, dans le sentir de la responsabilité, le soi-même est provoqué comme

irremplaçable, comme voué, sans démission possible aux autres et, ainsi, comme incarné pour le

« s’offrir », pour souffrir et pour donner-et, ainsi, un et unique d’emblée dans la passivité, ne

disposant de rien, qui lui permettrait de ne pas céder à la provocation ; un, réduit à soi et comme

contracté, comme expulsé en soi hors de l’être. Exil ou refuge en soi sans conditions ni soutien, loin

des couvertures et des excuses que présente abondamment l’essence exhibée dans le Dit491

».

Le rapport entre la vérité est alors un rapport de maternité et de filiation. L’amour est même

une obligation au bien ou à la responsabilité. « Le Moi, en relation avec l’Infini, est une

impossibilité d’arrêter sa marche en avant, impossibilité de déserter son poste selon l’expression de

Platon dans le Phédon : c’est littéralement, ne pas avoir le temps pour se retourner, ne pas pouvoir

se dérober à la responsabilité, ne pas avoir de cachette d’intériorité où l’on rentre en soi492

». On se

rappelle encore ici la réponse d’Isaïe à Dieu : « me voici, envoi-moi ».

Pour Lévinas, ce « me voici » décrit moralement la situation d’une liberté vouée par l’Infini

au service du prochain. C’est « l’hémorragie pour l’autre493

». Le « me voici » ou le dynamisme de

la liberté est finalisé par une adhésion au bien. Etre libre, c’est en fin de compte, vouloir

obligatoirement le bien. Et comme on sait que l’amour est la volonté du bien, la liberté peut aussi se

définir par l’amour. Etre libre, c’est aimer, c’est vouloir le bien d’autrui. La volonté ne s’émancipe

qu’en construisant un monde où elle supprime les occasions de trahir, c’est-à-dire les occasions de

faire le mal494

. L’objet premier de la liberté est donc le bien à réaliser, et à réaliser obligatoirement.

Il ne s’agit pas de délibérer sur le bien à faire, il faut le réaliser sur le champ à travers des actes de

l’amour.

Pour Lévinas en effet, l’amour véritable, c’est l’agapè, c’est cette forme d’amour qui est

première et qui constitue la vérité de l’amour qui m’apparaît dans le visage d’autrui. Cet amour

apparaît comme Parole et commandement. C’est un amour qui invite à l’amour. La première

expérience que fait l’homme dans le face-à-face avec autrui, c’est bien la découverte de cet amour

et l’expérience de l’invitation à l’amour, c’est-à-dire l’expérience à la responsabilité, et donc de la

réponse à l’amour qui le premier l’a élu. « L’amour, dit Lévinas, est originaire. (…)

491 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 167

492 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 184

493 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 96

494 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 40

138

Dans mon livre, qui s’appelle De Dieu qui vient à l’idée, il y a une tentative de demander à

quel moment s’entend la parole de Dieu (Amour). Elle est inscrite dans le visage d’Autrui, dans la

rencontre d’Autrui ; double expression de faiblesse et d’exigence. Cette parole m’exige comme

responsable de l’Autre. Il y a là une élection parce que cette responsabilité est incessible. (…) Je me

substitue à tout homme, et personne ne peut se substituer à moi, et dans ce sens-là je suis élu (…).

J’ai toujours pensé que l’élection n’est pas du tout un privilège; c’est la caractéristique

fondamentale de la personne humaine, en tant que moralement responsable495

».

Dans cette affirmation, Lévinas laisse clairement entendre que l’Amour est en amont et en

aval de la morale et que la responsabilité est le moyen pour y accéder pleinement. L’amour prend

alors dans sa philosophie une forme d’inclusion. Il faut partir de la rencontre de l’Amour vers

l’Amour. C’est cela la vocation fondamentale de l’humain. C’est ce qui le construit

personnellement. Et c’est ce qui construit l’humanité. Lévinas lui-même fait en effet remarquer que

la vie morale naît de la rencontre de Dieu qui se révèle comme amour. « Il n’y a pas d’abord

l’amour et révélation ensuite, ni révélation et amour ensuite. La révélation de Dieu est cet

amour496

».

Dans sa relation avec son peuple, Dieu s’est toujours révélé comme une mère tendre qui

aime ses enfants, et comme un père qui leur prodigue bonté et miséricorde. Un passage du livre

d’Isaïe traduit bien cette tendresse à la fois paternelle et maternelle de Dieu : « Une femme oublie-t-

elle son enfant ? Cesse-t-elle de chérir le fruit de ses entrailles ! Même si cela arrivait, moi, je ne

t’oublierai jamais, car sur les paumes de mes mains, j’ai gravé ton nom497

». Dieu est Amour. Il a

crée les êtres pour les aimer d’un amour préférentiel. Il aime chacun de manière particulière; car

chaque homme a du prix à ses yeux.

Et ici Lévinas l’affirme lorsqu’il dit : « Chaque fils est fils unique; unique pour soi, parce

que unique pour son Père ». Dans un autre livre, il poursuit : « Dieu ne peut aimer l’homme que

comme ipséité : cet amour est tout ce qu’il est dans sa relation avec l’homme. Dieu ne peut aimer

l’homme que comme singularité : cette relation d’amour qui va de Dieu à l’homme singulier,

Rosenzweig l’appelle révélation498

». Cette révélation qui est manifestation de l’amour de Dieu

495 ibid., p. 120

496 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 266

497 Is 49, 14

498 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 266

139

n’est pas sans finalité. Le mouvement de Dieu vers l’homme a pour but de susciter le mouvement

de l’homme vers Dieu.

Par sa parole relayée par l’impératif du visage, Dieu commande l’amour et se fait désirer.

« L’amour de Dieu pour l’ipséité est ipso facto un commandement d’aimer. (…) L’amour se

commande contrairement à ce que pensait Kant. On peut commander l’amour. L’Amour commande

l’amour499

». Ce commandement qui a un caractère hautement impératif est une loi fondamentale

qui exige l’obéissance de la part de celui qui l’entend. L’appel de Dieu est toujours « dans l’attente

de la réponse de l’homme500

». Dans la religiosité juive, cette réponse se traduit par une vie pieuse.

Authentiquement vécue, elle prend la forme d’une vie d’amour et de justice. En effet, la réponse

que Dieu attend de l’homme est la responsabilité pour le prochain jusqu’au don de soi qui peut

passer par la substitution, objet de notre sous chapitre.

I.5. La substitution et la justification éthique de Dieu chez Lévinas

Se substituer signifie littéralement « se mettre à la place de l’autre », prendre en charge,

porter les souffrances et les fautes du prochain, et ainsi s’accuser et expier des fautes que je n’ai pas

commises, qui n’ont pas commencé en moi. Nulle place au soleil ici, mais un moi dont la place

n’est plus le lieu om il se pose, mais plutôt le « non-Lieu501

» où se supportent toutes les souffrances

et les fautes des autres. Le moi, dit Lévinas, est « le portant, le souffrant502

».

Et soulignons que cette conception spécifiquement lévinassienne de la substitution

s’enracine dans l’une des interprétations du thème talmudique du messianisme car le fait « de ne pas

se dérober à la charge qu’impose la souffrance des autres définit l’ipséité même. Toutes les

personnes sont le Messie503

». Sur cette question, nous pouvons voir aussi, l’éclairante mise au

point de Cathérine Chalier, dans Lévinas, L’Utopie de l’humain, Paris, Albin Michel, 1993 à la

page 143 et suivants. La substitution n’a pourtant rien de volontaire, au sens où Lévinas

remplacerait l’assomption de soi par l’assomption du prochain ; la notion de substitution est une

avec celle d’otage : le moi dépend de l’autre sans l’avoir voulu et avant même de pouvoir voiloir,

c’est-à-dire que la vulnérabilité du sujet précède sa volonté. Il subit le siège du prochain qui

499 ibid

500 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit., p. 79

501 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.148

502 ibid., p.139

503 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p.120

140

l’accuse des fautes qui n’ont pas commencé en lui ; subir ou souffrir par l’autre que Lévinas nomme

obsession.

Rappelons ici qu’en latin obses signifie otage, et obsessor l’assiégeant, et qui « en appelle de

vocation sans dérobade possible504

», c’est-à-dire avant tout engagement ou refus de s’engager, à

souffrir pour lui, à expier ses fautes. Il s’ensuit que la substitution ne saurait être assimilée à la

bienveillance naturelle, sur laquelle se fondent les morales du sentiment : la substitution est contre

nature, elle renvoie au traumatisme de la persécution, à la persécution anarchique « à laquelle aucun

consentement n’est pensable505

», et dont la violence ramène à « une résignation non consentie506

».

En somme, rien qui ressemble à la tendre sympathie pour les autres, au généreux souci de

nos semblables, aux dispositions bienveillantes et douces sur lesquels repose par exemple la morale

de Hume507

. Pour une autre raison encore, la substitution ne saurait être confondue avec la

sympathie ou encore la compassion : en effet, le pâtir avec renvoie toujours à l’auto-affectivité du

sujet508

: or, ici, souffrir pour l’autre c’est toujours souffrir par l’autre, en sorte que toute

compassion renvoie à l’affection traumatique du Moi par le prochain, c’est-à-dire s’enracine dans

une Passion qui n’est pas la simple inversion de l’agir ou qui serait identique à lui ; autrement dit,

l’auto-affection est indissolublement un agir et un pâtir mais se situe par-delà l’opposition de la

spontanéité et de la réceptivité, dans une passivité plus passive que toute réceptivité.

La substitution n’est pas la simple inversion de l’égoïsme, même si Lévinas parle d’une mise

à l’envers de la subjectivité, d’une déposition qui semble simplement inverser la position ; en fait,

précise-t-il, cet envers n’a pas d’endroit509

. Mais un sujet sans endroit est-il encore un sujet ? La

subjectivité ne risque-t-elle pas d’être purement et simplement détruite par la substitution qui,

insiste Lévinas, défait plus radicalement son identité que toute « trans-substantiation en un autre

avatar510

? Y a-t-il encore un Soi pour se substituer ? Oui, car la substitution est inséparable de mon

élection à la responsabilité incessible pour le prochain : nul ne peut se mettre à la place de l’autre à

ma place. Dans la défaite de son identité, le Moi découvre son unicité d’élu. Paradoxe mienneté et

ipséité d’un moi qui est soi absolument en étant le soi de l’autre, le soi de tous les autres.

504 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.98

505 ibid., p.157

506 ibid., p.158

507 D. Hume, Enquête sur les principes de la morale, (traduction de Ph. Baranger et Ph. Saltel), Paris, Flammarion,

1991, pp.79-80 508

E. Lévinas, Dieu, mort et le temps, op.cit., p.205 509

ibid., p.63 510

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.149

141

La catégorie centrale dans la pensée lévinassienne, pour indiquer le caractère hétéronomique

de cette responsabilité est la substitution. Par là, Lévinas ne veut pas dire que le moi libre se

substitue activement à Autrui mais il souligne plutôt la dimension passive du fait d’être mis à la

place d’Autrui, ce qu’il appelle également la créaturalité du sujet éthique. Cela nous amène à

corriger notre définition initiale du sujet comme conatus essendi hypostatique et économique.

L’être humain n’est pas tout simplement « être » comme une pierre qui tombe lorsqu’on la lâche.

Dans son être, il est en même temps marqué par le prochain, non pas comme nécessité mais comme

susceptibilité et sensibilité par et pour Autrui.

Les idées d’élection et de responsabilité nous montrent que la situation originaire ne consiste

pas dans la position d’un Moi qui se plairait d’abord dans son isolement avant d’en sortir pour aller

à la rencontre d’autres humains. Nous voyons également avec Lévinas que, originairement, et sans

pouvoir y échapper, le Moi se voit rapporté et relié au prochain dont il est séparé sans pouvoir se

soustraire à cette relation qu’il ne peut ni contourner, ni briser. Et c’est précisément la conjonction

de ces idées qui voudrait exprimer celle de la substitution. Chez Lévinas, la substitution est une

instance sur le fait de cette responsabilité unique et totale qui incombe au Moi, sans qu’il ne puisse

s’y soustraire ou exiger du prochain la réciproque. En effet, c’est sous la forme d’une radicale

passivité que la responsabilité est pensée et vécue chez Lévinas : « passivité extrême, écrit-il, (…),

passivité sans assomption dans la relation avec autrui511

».

Mais Lévinas va encore plus loin : je ne suis pas seulement responsable à l’égard du

prochain, mais pour autrui, ce qui veut dire que je suis appelé à me substituer à la responsabilité

d’autrui, alors que personne d’autre que moi ne peut se substituer à moi pour assumer la mienne.

« Chaque personne est virtuellement un élu, appelé à sortir, à son tour, ou sans attendre son tour, du

concept du Moi, de son extension dans le peuple, à répondre de responsabilité : Moi, c’est-à-dire,

me voici pour les autres, à perdre radicalement sa place, ou son abri dans l’être512

». C’est en ce

sens que la voix qui m’altère au plus profond de moi-même, qui est constitutive de mon antériorité,

exige que je vive pour le prochain.

Etre élu signifie alors pour le Moi qu’il est unique comme nous l’avons développé dans la

première partie, qu’il a été désigné pour une charge dont il ne saurait se décharger sur les autres,

qu’il est voué à la substitution. L’élection fait appel à ma liberté pour répondre à celle des autres.

511 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 129

512 ibid., p. 61

142

Ma relation aux autres est par conséquent asymétrique ou dissymétrique. « La relation

intersubjective est une relation non symétrique. En ce sens, je suis responsable d’autrui sans

attendre la réciprocité, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque c’est son affaire. C’est précisément

dans la mesure où entre autrui et moi, la relation n’est réciproque que je suis sujétion à autrui; et je

suis essentiellement en ce sens513

».

Exister pour autrui est en quelque sorte la justification de mon être. Le simple fait d’être-là

n’est-il pas l’expression d’une dette infinie que j’ai contractée vis-à-vis d’autrui ? Autrement dit, ma

place sous le soleil n’est-elle pas d’une manière ou d’une autre « usurpation de la place de

quelqu’un ?514

». Et pour préciser sa pensée, Lévinas aime souvent citer et commenter cette phrase,

bien connue de Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi

plus que les autres. Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne de fautes que

j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de

tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le Moi a toujours une responsabilité de plus que

les autres ».515

Et puisque cette responsabilité ne dépend donc pas de Moi, mais naît de la proximité

d’autrui, le prochain que je n’ai pas choisi et qui peut surgir à tout instant et en tout lieu, je suis

irréversiblement son otage. Je suis otage de l’autre et otage de tous : « c’est moi, moi et pas un autre

qui suis otage des autres ; en substitution se défait mon être à moi et pas un autre ; et c’est par cette

substitution que je ne suis pas « un autre », mais moi. Le soi dans l’être c’est exactement le « ne pas

pouvoir se dérober » à une assignation qui ne vise aucune généralité516

».

La radicalité de cette découverte décisive est que, proche ou lointain, étranger ou

compagnon de route, autrui me regarde. Quels que soient sa proximité ou son éloignement effectifs,

il est déjà l’étranger dont la présence « plus intime à moi que moi-même », pour citer la formule

augustinienne que Lévinas s’approprie en lui donnant une signification qu’elle n’a pas chez saint

Augustin. Cette position de Lévinas par rapport à la subjectivité, il est évident qu’il l’a adopté après

tout un débat avec la tradition occidentale. Sartre par exemple, a été son contemporain à qui il s’est

parfois situé. Parmi toutes les positions avec lesquelles il a eu à débattre, et parfois à se débattre,

aucune ne considère le rapport à l’autre homme comme premier, comme déterminant pour penser le

513 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 105

514 E. Lévinas, « De l’Un à l’Autre. Transcendance et Temps », in Le Cahier de l’Herne, op.cit., p. 43

515 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 105

516 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 163

143

moi. Loin d’ailleurs de penser « c’est moi », elles pensent plutôt le Moi ou la personne. Procédant

par généralisation ou par réduction, elles en sont venues à oublier ce que Lévinas considère comme

essentiel et premier : la responsabilité et la substitution.

Une des ambitions de Lévinas a toujours été de réveiller ou de tenir éveillé la tradition

grecque par rapport aux questions qu’il juge essentielles. Mais, à travers cette notion de

responsabilité à l’égard du prochain, responsabilité sans limites, responsabilité d’otage, c’est la voix

juive qui a peu à peu pris le pas sur la grecque, révélant un sujet littéralement exposé sans défense à

autrui. Position bien éloignée de la perspective bubérienne selon laquelle il y a une symétrie entre le

« je » et le « tu », dans une relation toujours réciproque. Cette idée d’otage montre que le je est nu

« pour autrui », et cela de manière irrévocable : « Sans dérobade possible, comme je est serviteur du

Tu dans le dialogue517

». La proximité du prochain est ainsi une permanente interpellation, du

« souci invincible pour l’autre homme518

» qui constitue ma subjectivité car, avant toute

représentation, avant toute installation dans une demeure où il serait pour soi, le Moi est d’emblée

responsable d’autrui et cette responsabilité est même le préalable à toute communication ultérieure.

Perspective somme toute troublante, inquiétante même, d’un possible non-sens, d’une folie : « le

pour-l’autre (ou le sens) va jusqu’au par l’autre, jusqu’à souffrir une écharde qui brûle la chair, mais

pour rien519

».

Il est vrai que certains penseurs se sont montrés assez mal à l’aise par rapport à la reprise par

Lévinas de certaines notions d’origine religieuse et qu’ils ont trouvées trop chargées d’ambiguïté

par la tradition qui les porte. Francis Guibal par exemple, se dit assez réticent par rapport à l’usage

que fait Lévinas des termes d’élection et de substitution. Il conteste notamment le côté excessif de

la thèse lévinassienne que nous venons d’évoquer à l’instant; celle de la mise à part du Moi

(élection) pour une responsabilité universelle à porter (substitution). « Il est difficile, écrit-il, de ne

pas voir là une certaine inflation moralisante à laquelle je préférerais une sobriété plus consciente

de limites de la finitude qui m’interdisant de faire porter à la subjectivité même sous mode éthique,

tout le poids de la souffrance du monde520

».

C’est vrai, il est pratiquement excessif que la loi éthique me renvoie à une responsabilité

infinie qui fait de moi le porteur de tout le poids de l’univers. L’individuation par la responsabilité

517 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 230

518 ibid

519 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 64

520 F. Guibal, … Et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines, t.2, Emmanuel Lévinas. Le visage d’autrui et

la trace de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 134

144

telle qu’elle est décrite par Lévinas ne risque-t-elle pas de conduire à l’effacement du devenir même

de soi ? Peut-on raisonnablement se comprendre responsable de tout et de tous sans se prendre pour

le Créateur de l’univers ? Ne serait-il pas plus juste que chacun ne réponde du prochain qu’à partir

de sa vocation personnelle en accomplissant sa liberté sans limite ? Et comment sévit concrètement

cette responsabilité pour l’autre homme qui bouleverse le Moi dans son égoïsme et sa quiétude,

interdisant à jamais « la réclusion et la rentrée dans la coquille de soi ?521

».

Au-delà de ces objections, la position de Lévinas reste toujours d’actualité en matière

d’organisation du vivre-ensemble. Elle interpelle plus que jamais le monde en lui montrant par

exemple que la responsabilité est une tâche à laquelle nul ne doit se dérober. Cette responsabilité

d’otage doit pouvoir se traduire en actes pour être authentique. Elle doit pouvoir, à tout moment

laisser la place ou l’avantage au prochain. Celui-ci passe toujours avant moi.

« Toujours autrui passe avant. C’est ce que j’ai appelé, en langage grec, la dissymétrie de la

relation interpersonnelle. Aucune ligne de ce que j’ai écris ne tient s’il n’y a pas cela. Et c’est cela

la vulnérabilité. Seul un Moi vulnérable peut aimer son prochain522

». C’est dans la vie quotidienne

que cette vulnérabilité se traduit souvent ; et c’est concrètement aussi que la responsabilité devra

trouver des gestes pour traduire sa position originale qui réveille le sujet jouisseur de l’oubli de

l’autre homme. Autrement dit, la responsabilité doit pouvoir se faire solidaire bienfaisante.

De l’analyse précédente, il ressort que la rencontre du visage engage une relation de

responsabilité. Cette dernière pose le Moi comme un être essentiellement répondant. Il répond à une

revendication du prochain et lui, le Moi signifie « me voici pour les autres523

». Pour Lévinas, la

substitution n’est pas une instance séparée de la responsabilité mais une instance sur toutes les

caractéristiques de la responsabilité. C’est une ponctuation de la responsabilité. L’idée de

substitution, telle qu’exposée par Lévinas, ne se réduit pas à ce que certains philosophes avaient

pensé à propos de la relation Moi-Autrui. Husserl avait dit par exemple : « Originellement, je ne

suis pas ici mais là où séjourne Autrui524

». Ici, Husserl montre cette inéluctabilité pour le Moi,

inhérente à la nature de la subjectivité, de réaliser, d’agir à partir de la rencontre avec Autrui.

521 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 230

522 E. Lévinas, « Questions réponses », in Nouveaux Cahiers, n°36-37, Printemps, 1997, p. 77

523 E. Lévinas, Positivité et Transcendance, suivi de Lévinas et la phénoménologie, Jean-Luc Marion (sous la direction),

Paris, PUF., 2000, p. 75 524

ibid., p. 272

145

Par contre, Kant avait fait remarquer à sa manière, le statut de la responsabilité en ces

termes : « La responsabilité n’est pas, pense-t-il, la capacité de pouvoir commencer avec soi-même,

mais plutôt l’inéluctabilité avec laquelle nous commençons auprès d’Autrui525

». Chez Lévinas, le

mouvement n’a pas le point de départ dans le Moi, c’est le prochain comme visage qui impose cette

« inéluctabilité » de répondre. C’est juste la démarche opposée à celle conçue par Sartre. Pour lui,

c’est « la découverte de mon intimité (qui) me découvre en même temps l’autre …526

». La

responsabilité pour le prochain va jusqu’à conférer au Moi le statut d’un être qui prend place de

l’autre. Une responsabilité différente de la simple co-responsabilité mais où, comme l’affirme

Lévinas, « … je suis responsable de ce que je prends place d’Autrui 527

». Mais que signifie, pour

Lévinas, prendre place d’Autrui ?

L’idée de substitution évoque « le prendre place d’Autrui » qui n’est pas un simple

changement de lieu pour le Soi. En effet, le visage en tant que discours dont le « tu ne tueras pas »

est la première parole n’est pas limité par ce qui est sensible, c’est un Infini. Aussi la rencontre de

ce visage n’est pas un entretien qui se passe, avant tout dans un lieu sensible. Lévinas notera que

« … ce lieu s’avère un non-lieu qui ne trouve place dans aucune cartographie ontologique528

».

C’est donc dire que cette rencontre ainsi que la responsabilité qu’elle provoque se situent

entre le Moi et le prochain en tant que Moi rencontre le prochain dans son humanité. Si l’on parle

de changement ce ne peut être que ce que Lévinas appelle « inversion de l’intentionnalité529

».

Finalement, la substitution ne se réfère pas à une simple inversion où le prochain prend ma place,

dans le sens où l’altruisme et l’égoïsme échangeraient de statut. En revanche, pour Lévinas, « la

responsabilité qui se substitue consiste à prendre sur Moi « le souffrir par la faute des autres » dans

le souffrir pour les fautes des autres530

», c’est-à-dire une transformation, un retournement de ce que

je souffre par le prochain en ce que je suis pour lui (de part ma subjectivité) : le responsable.

Dans la substitution, il est mis en exergue ce fait que la responsabilité ne se limite sur ce que

le prochain fait, « c’est moi qui suis responsable des persécutions que je subis. Le Soi, ajoute

Lévinas, c’est la passivité en de-ça de l’identité, celle de l’otage531

». Cette condition où le Moi est

525 ibid

526 J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, p. 67

527 E. Lévinas, Positivité et Transcendance, op.cit., p. 272

528 ibid., p. 273

529 ibid

530 ibid., p. 278

531 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 75

146

tout porté à la cause d’autrui jusqu’à sa responsabilité, confirme ce fait de ne pas prendre distance à

l’égard du prochain que Lévinas s’efforce de démontrer. Il s’agit en quelque sorte, d’une exclusion

de toute possibilité d’amoindrir la valeur de la responsabilité dans son aspect infini, illimité et en

tant qu’une réponse qui incombe au Moi.

La substitution est passivité totale impliquant une pure gratuité qui confère au Moi-otage sa

signification profonde. Lévinas écrit : « … c’est l’infinie passivité ou passion ou patience du Moi-

son soi-l’unicité exceptionnelle à laquelle il est ramené qui est cet incessant événement de

substitution532

». Dans la substitution donc, le Moi n’est pas aliéné, bien au contraire, c’est dans

cette situation de patience infinie que se réalise authentiquement le Même. Le sujet qui assume la

plus haute exigence de sa subjectivité qu’est la sujétion à la responsabilité d’autrui, montre son

irremplaçabilité dans la relation éthique ; car dans cette relation, je suis en tant que substitut non

substituable.

En effet, la condition de subjectivité du Moi l’établit dans ce mouvement de disponibilité

pour le prochain. Et Lévinas l’explicite en disant : « la subjectivité se constituant dans le

mouvement où, à elle, incombe d’être responsable pour l’autre homme, va jusqu’à la substitution

pour autrui. Elle assume la condition – ou l’incondition-d’otage (car) la subjectivité comme telle est

initialement otage jusqu’à expier pour les autres533

». La substitution dénote un désintéressement

total car elle prend racine dans ce qui précède tout vouloir ou mon choix. C’est aussi une totale

sujétion où je suis dégrisé par autrui, où l’ordre du prochain parachève ma nature. Ainsi, nous

remarquons qu’il s’agit d’une responsabilité où ne s’évaluent pas les gains ou les pertes.

Inconditionnelle, comme le dira François Brillet, un commentateur de Lévinas, « elle peut aller

jusqu’à l’obligation de se substituer à autrui en danger de mort534

».

Or dans la pensée de Lévinas, la responsabilité est avant tout une invasion, une élection, une

prise en otage. L’élection est « la conscience d’une assignation irrécusable qui implique la mise à

part du responsable535

». Ce terme d’élection qu’il emprunte par ailleurs à la Bible peut avoir

plusieurs connotations :

532 ibid., p. 76

533 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 107

534 F. Brillet, « Pour Lévinas », in Kulu. Annales de l’Institut de Philosophie Saint-Joseph-Mukasa, n°2, Yaoundé, AMA,

2002, p. 76 535

E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 45

147

L’élection signifie d’abord choix, appel et convocation du Moi de la part d’un Tiers, notion

que nous allons développer dans la partie suivante. Le Moi est un appelé certes, et par conséquent, il

n’a donc pas la priorité dans l’initiative de ses mouvements. Son agir est avant tout une réponse à

un appel qui le précède tel que nous l’avons développé plus haut et s’impose à lui.

-L’élection est ensuite éthique, en ce sens qu’elle convoque le Moi au service du prochain.

Elle invite à faire le bien. La dimension éthique de l’élection se réfère en effet à la notion du Bien

comme Lévinas lui-même l’affirme. « Le Bien m’a élu avant que je sois à même de l’élire, c’est-à-

dire d’accueillir son choix536

». Disons même ici que l’idée de l’élection va de pair avec celle de la

création, cette dernière étant pensée comme une assignation à responsabilité par le Bien (Dieu) et

pour le bien (le frère) et se comprend avant tout comme un devoir de diaconie. Cette préséance de

l’appel du bien sur la responsabilité et donc sur la liberté ouvre l’espace à une morale qui se fonde,

non sur l’autonomie de la raison, mais sur l’orientation d’une Parole qui précède et fonde l’agir

humain. Pour lui, le vrai agir moral est toujours le fruit d’une élection de la Bonté extérieure.

L’élection désigne l’investiture du moi par le Bien à la responsabilité pour le prochain. Se

référant directement à la notion d’élection telle que le judaïsme la lui transmet, Lévinas souligne

que l’élection, sauf à « se dégrader en orgueil537

», n’a rien d’un privilège, ou plutôt que, si privilège

il y a, il procède d’abord de ma mise en question par le prochain : « la mise en question du Moi par

l’Autre est ipso facto une élection, la promotion à une place privilégiée dont dépend tout ce qui

n’est pas moi538

».

L’élection souligne le caractère incessible de la responsabilité, et permet de comprendre en

quel sens Lévinas voit en celle-ci un principe d’individuation. Je suis élu dans l’exacte mesure où je

réponds du prochain et où nul autre que moi ne peut se substituer à moi, répondre à ma place. C’est

donc de mon assignation à une responsabilité incessible que procède mon unicité, « unicité non

interchangeable d’élu539

» qui fait de moi non pas simplement l’individuation d’un concept, mais un

être unique, sans genre, le seul à pouvoir répondre. D’autre part l’élection souligne le fait que la

responsabilité et mon unicité qui en découle ne procèdent pas de ma liberté mais de la présence du

prochain en moi : j’ai été choisi, assigné malgré moi par le Bien avant de pouvoir l’élire540

.

536 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 157

537 E. Lévinas, Au-delà du verset, op.cit., p.172

538 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p.67

539 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.259

540 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.157

148

Notons que cette élection concerne exclusivement le Moi et pas un autre. La responsabilité

qu’elle confère ne peut être tronquée ou remise au voisin ; elle est inaliénable et indéclinable. Elle

ne peut être substituée. « Dès la sensibilité, le sujet est pour l’autre: substitution, responsabilité,

expiation541

». Personne ne peut délier le Moi de sa responsabilité ou l’exempter du service du

prochain. Son unicité réside dans son caractère irremplaçable.

Dans sa substitution originelle, le sujet est marqué par une responsabilité qui fait de lui

l’otage de l’autre homme dont il doit répondre sur sa vie et par sa vie. Cet « être otage » dont parle

Lévinas est la situation de celui qui, sans l’avoir choisi ou voulu, vit sous la dépendance d’autrui

auquel il est complètement voué. Le sujet est otage d’autrui, mais la réciproque n’est pas vraie.

Autrui n’est pas otage du Moi. La responsabilité est à sens unique. En provenant d’autrui, l’appel à

la responsabilité s’infiltre dans le Moi sous la forme d’une assignation et le convoque à se porter

garant de l’autre, sans que personne ne puisse se substituer à lui.

La responsabilité n’est pas seulement celle qui se réalise à l’égard d’autrui, mais aussi pour

autrui. Cela veut dire que, outre la responsabilité propre, le Moi doit encore répondre de la

responsabilité de l’autre, à sa place. Il est responsable de la responsabilité d’autrui: « Ma

responsabilité, confirme Lévinas, s’étend jusqu’à la responsabilité que peut prendre l’autre homme.

Moi, j’ai toujours une responsabilité de plus qu’autrui, car de sa responsabilité, je suis encore

responsable.

Et si jamais il arrivait qu’il soit responsable de ma responsabilité, je suis encore responsable

de la responsabilité qu’il a de ma responsabilité. Cela ne finira jamais542

». On peut ici s’étonner du

caractère hyperbolique du langage de Lévinas. Mais l’important, c’est d’entrer dans son intention,

celle de mettre un accent d’honneur sur la radicalité de la responsabilité jusqu’à la substitution qui

incombe au sujet. Pour la réalisation du devoir éthique envers le prochain, le sujet est unique et

irremplaçable comme nous l’avons vu dans la première partie. Sa responsabilité est infinie.

Comme on peut alors s’en rendre aisément compte, la responsabilité dans la pensée de

Lévinas n’est pas à entendre au sens juridique, mais au sens exclusivement éthique. La

responsabilité est une « réponse répondant d’une dette avant toute liberté, avant tout entendement,

et avant toute conscience543

». Ce n’est point la réponse à une faute que le sujet aurait commise,

541 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 94

542 E. Lévinas, Au-delà du verset, op.cit., p. 106

543 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 14

149

mais la réponse à une élection et à une assignation originelle et obligatoire de la part du prochain,

visage de l’Absolument Autre (Dieu).

A chacun, rappelle Lévinas en citant la Bible, Dieu demandera compte de la vie de son

frère544

. C’est pourquoi chaque Moi doit être d’abord le gardien de son prochain avant d’être le

berger de son propre être545

. Ici encore, il faut faire remarquer que le thème « prochain » n’est pas à

confondre comme nous l’avons souligné dans la première partie avec le voisinage au sens spatial.

Le prochain est le premier venu, le non choisi, le rencontré au hasard de la vie, dans le croisement

des chemins546

. Le prochain c’est tout être, même le plus lointain. L’Infini peut prendre n’importe

quelle figure pour élire le sujet et l’assigner au bien.

En outre, nous dirions alors que la responsabilité est le fruit d’une élection et d’une

assignation au bien. C’est la prise en otage par le Bien (Dieu) en vue du bien (le service du

prochain). Chaque homme est choisi, il est élu par une fraternité non choisie qui s’impose à lui

comme un devoir ou une tâche bienfaisante à remplir.

La rencontre du visage éveille immédiatement le sujet à son devoir. Et comme le fait bien

remarquer Jean-Luc Marion dans la perspective lévinassienne, « il se doit de …, il lui revient de …,

c’est pour lui une obligation de faire le bien. Sur le visage de l’autre, le sujet lit sa convocation à s’y

exposer547

». Cette altérité où le sujet diffère de soi dans la non-indifférence comme nous le dit

Faesseler à l’égard du prochain, en allégeance au Bien qui donne sens à l’approche comme désir

jamais satisfait, est ce qui exprime la signification de l’un pour l’autre548

.

Ce devoir auquel il est convoqué consiste à écouter l’appel de l’autre homme, du prochain et

à y répondre par un oui généreux et gratuit, le oui de l’amour. Il en résulte que la vraie

responsabilité se concrétise dans l’écoute et la réalisation de l’amour. Raison pour laquelle dans la

partie suivante, c’est-à-dire la troisième, nous allons parler de l’humanisme du prochain trouvant

son soubassement dans la socialité. Mais parlons d’abord des enjeux éthico-philosophiques qu’on

retrouve dans la pensée d’Emmanuel Lévinas avant de repenser son humanisme.

544 Gn 9, 5

545 M. Faessler, « L’intrigue du Tout Autre. Dieu dans la pensée d’Emmanuel Lévinas », in Les Cahiers de la nuit

surveillée n°3, op.cit., p. 139 546

E. Lévinas, Dieu, la mort et le temps, op.cit., p. 156 547

J-L. Marion, Prolégomènes à la charité, Paris, La Différence, 1986, p. 40 548

M. Faessler, « L’intrigue du Tout-Autre. Dieu dans la pensée d’Emmanuel Lévinas », op.cit., p. 132

150

151

CHAPITRE II : QUELQUES ENJEUX ETHICO-PHILOSOPHIQUES LEVINASSIENS

Que la pensée de Lévinas apporte un souffle nouveau à l’éthique moderne et contemporaine

est une évidence. Le parcours que nous venons de faire nous permet de nous en convaincre. Les

thèmes éthiques abordés révèlent en effet une nouvelle manière de concevoir la vie morale. Au

moment où le monde moderne met fortement l’accent sur les catégories de l’autonomie, de la

raison, du savoir, de l’intéressement, et professe un athéisme méthodologique ; Lévinas sensibilise

et éveille l’esprit aux thèmes de la rencontre, de l’écoute, de l’hétéronomie, du désintéressement, de

l’amour et de la responsabilité ; le tout basé sur l’idée de l’Infini comme source de la morale. Il

passe ainsi du culte de la connaissance à la culture éthique, de l’éthique de l’intéressement à

l’éthique du désintéressement, de la morale autonomiste à une morale hétéronome, de l’athéisme au

rétablissement de la notion de Dieu, du culte du Moi à l’écoute de l’autre homme, avec une forte

accentuation sur l’amour et la responsabilité du prochain.

En chacun de ces passages apparaît la particularité d’une pensée qui tranche clairement par

son originalité. La route première apparaît dans son dialogue avec les philosophes de

l’intersubjectivité, tels que Husserl et Heidegger et ceux de l’altérité, de l’inter-personnalité tels que

Buber, Marcel, Mounier et Nédoncelle. Dans les considérations que nous faisons sur le dialogue de

Lévinas avec chacun d’eux, nous notons qu’il avait adopté une attitude à la fois admirative et

réservée. Loin d’être une simple critique de commodité, cette réserve constitue au contraire

l’originalité de la pensée de Lévinas par rapport aux philosophes de l’intersubjectivité et de l’altérité

éthique. Si avec les premiers, il passe du culte de la connaissance à la culture de l’éthique, avec les

seconds, il insiste plutôt sur une éthique du désintéressement.

II. 1. Du culte de la connaissance et de l’intéressement à une culture de l’éthique et du désintéressement

L’analyse faite sur les philosophes de l’intersubjectivité, ici nous pensons à Husserl et

Heidegger, montre qu’ils ont opéré une rupture avec les constructions idéalistes de la pensée pour

promouvoir l’ouverture de l’être aux choses et aux sujets. Avec eux, nous pouvons dire que

l’intersubjectivité a connu un début à la fois prodigieux et prometteur. Lévinas lui-même l’a

reconnu avec beaucoup d’admiration. Mais tout en admirant cette initiative de la sortie de l’être

pour la relation avec les réalités qui l’entourent, Lévinas déplore que la finalité de l’intersubjectivité

152

chez Husserl et Heidegger soit orientée dans une perspective épistémologique où l’être humain est

désormais défini par son savoir et son pouvoir.

Par rapport à cette intuition première, l’originalité de la pensée de Lévinas consiste à prendre

à rebours l’épistémologie pour lui substituer l’éthique. Pour lui, la connaissance ne saurait être la

finalité de l’intersubjectivité, mais plutôt l’éthique. Au lieu de vouloir connaître et posséder le

prochain, on gagnerait plus à éprouver à son contact tendresse et responsabilité. L’instinct original

de la conscience en intersubjectivité ne doit pas être pour-soi, mais le pour-le prochain de la

responsabilité. L’autre homme n’est pas en effet à côté de moi pour la connaissance que j’aurais de

lui, mais uniquement pour une responsabilité qui m’engage envers lui.

L’ouverture à l’autre, au prochain n’est bénéfique que quand elle est finalisée par une

assignation à responsabilité. C’est ce que traduit essentiellement Lévinas quand il affirme que « la

relation à l’Infini n’est pas un savoir, mais un désir549

». Ce disant, il promeut une réelle inversion

de l’épistémologie en morale et de l’ontologie en éthique. Le soutien d’une telle inversion est

motivé par la raison que le « je pense » ou le « je connais » pose toujours le Moi au centre d’une

totalité qu’il réduit à soi : l’autre dans le même. Le sujet devient alors ce que Burggraeve appelle

une « totalisation égocentrique ou une égonomie totalisante550

».

Avant de continuer, voyons ce que pense Lévinsa au sujet du Désir que nous venons

d’évoquer tantôt. Pour lui en effet, la relation à l’Infini se dit premièrement er de manière décisive

comme Désir parce qu’elle consiste d’abord en une épreuve bouleversante : le moi éprouve en lui

cela même qui le déborde infiniment. Il s’agit donc d’une relation sensible, absolument non

théorique. Mais le Désir est qualifié par Lévinas de métaphysique afin d’opérer une claire

distinction, et même une opposition, d’avec le besoin comme tel mondain.

Le besoin caractérise le moi égoïste qui cherche par la consommation et la jouissance des

substances qui sont offertes dans le Monde, à combler le manque et à restaurer ainsi la clôture de sa

souveraineté de Même : ce qui s’appelle le bonheur. Remarquons au passage que le procès ainsi

décrit est ambigu si le besoin, déjà, réouvre la clôture de l’égoïsme du Moi. Le Désir, se définissant

en s’opposant au besoin, loin de s’inscrire dans le processus de clôture du Même du moi égoïste,

loin d’ouvrir en appelant la fermeture comme la faim n’ouvre à l’altérité de l’aliment que d’appeler,

déjà, à sa résorption dans l’égoïsme d’un Moi ; le Désir, donc, est relation à l’Infini par-delà

549 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 97

550 R. Burggraeve, « Il contributo di E. Levinas al Personalismo sociale », in Salesianum 45, 1973, p. 574

153

l’horizon du Monde, relation que le Désiré creuse et ne comble pas551

. En ce creusement sans cesse

recommencé, infini, l’altérité comme telle se donne, elle se donne en tant qu’altérité absolue de

l’Infini qui met en question mon égoïsme.

Lévinas ne le dit pas ainsi, mais on pourrait dire, en effet, que c’est comme Désir que

l’altérité se donne. Au sens où ce creusement du Désir par le Désiré (l’Infini) n’équivaut en aucun

cas à une frustration du Désir, au sentiment d’un manque. Est court-circuitée l’altérnative

manque/satisfaction qui gouverne le besoin. Le Désiré n’est jamais absorbé par le Même, en ce sens

il lui échappe, et cependant il ne manque pas, puisque c’est ainsi, dans ce creusement même, qu’il

est donné. C’est pourquoi, loin de mettre en péril le Désir, ce creusement infini, au contraire,

l’accomplit en le rendant sans cesse plus intense. Comme si, à la différence de la faim concrète qui

vise l’aliment, le Désir, en sa dimension métaphysique, se nourrissait de sa propre faim552

.

A la fin, ce qui compte dans l’intersubjectivité ou dans l’ouverture à la réalité, c’est

l’individu, le Moi et non le prochain. Lévinas souligne d’ailleurs cet égoïsme dans la philosophie de

Husserl quand il affirme : « L’intentionnalité de la conscience permet de distinguer le Moi des

choses, mais ne fait pas disparaître le solipsisme puisqu’elle nous rend maîtres du monde extérieur,

mais est incapable de nous y découvrir en pair. L’objectivité du savoir rationnel n’enlève rien au

caractère solitaire de la raison553

».

La recherche philosophique ne doit pas se contenter de la réflexion sur soi ou sur l’existence

car la réflexion ne livre que le récit d’une aventure personnelle, d’une âme privée, retournant sans

cesse sur elle-même554

». Le vrai humanisme de la personne ne passe pas par le neutre d’une théorie

de l’être qui subordonne à soi les réalités des étants, mais par une relation avec des visages à

regarder, à respecter et à caresser. « A l’ontologie--à la compréhension heideggerienne de l’être de

l’étant, il faut substituer, comme primordiale, la relation d’étant à étant, qui ne revient cependant

pas à un rapport entre sujet et objet, mais à une proximité, à la relation avec Autrui. La

disproportion entre Autrui et Moi est précisément la conscience morale. (…) Le visage d’autrui met

en question l’heureuse spontanéité du Moi, cette force qui va555

… ».

551 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.4

552 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p.49

553 E. Lévinas, Le temps et l’autre, Montpellier, Fata Morgana, 1979, p. 48

554 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 22

555 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 409

154

Pour que l’intersubjectivité soit bénéfique pour le monde et construise l’humain dans

l’homme, il faut donc passer de l’ontocratie à la « sagesse de l’amour au service de l’amour556

», et

du culte de la connaissance à la culture de l’éthique qui doit désormais être considérée comme la

philosophie première. Dans ce passage, Lévinas privilégie la catégorie de l’écoute par rapport à

celle de la vision et du pouvoir qui caractérise la tradition philosophique moderne. Avec Lévinas,

nous pouvons alors dire que nous quittons la sphère de l’être comme pouvoir et sujet de

connaissance pour entrer dans la sphère de l’être comme amour. Thème principal qu’il partagea

avec les philosophes de l’inter-personnalité. Mais ici encore, Lévinas se démarque d’eux par une

originalité rendue effective par le concept d’une responsabilité gratuite basée sur le

désintéressement et l’asymétrie du don.

Les philosophes de l’altérité éthique ont eu le mérite de promouvoir la pensée d’une inter-

personnalité réciproquement épanouissante. Avec eux, la relation interpersonnelle, loin de se

maintenir dans des visées épistémologiques, était devenue le lieu de l’expérimentation d’un amour

qui incline les consciences dans une réciprocité de dons. Chacun se donne et reçoit l’autre pour

devenir davantage soi-même. Comme tel, l’amour atteint le maximum de sa densité dans le don

réciproque ou symétrique.

Par rapport à cette réciprocité de l’amour qui est don mutuel et symétrique, l’originalité de

Lévinas consiste à ouvrir la brèche de l’asymétrie. « Mon idée centrale, affirme-t-il, est ce que

j’appelais « asymétrie de l’intersubjectivité » : la situation exceptionnelle du Moi557

». C’est ce qu’il

explicitera dans un article paru plus tard dans la Revue Esprit en ces termes : « L’asymétrie

essentielle est la base même de l’éthique : non seulement je suis plus responsable que l’autre, mais

je suis même responsable de sa responsabilité558

». Pour lui, « l’altérité de l’autre envers moi est

visage obligeant le Moi, lequel d’emblée, sans délibération, répond d’autrui. D’emblée, il répond

gratuitement, sans se soucier de réciprocité. Gratuité du pour-l’autre, réponse de responsabilité qui

sommeille déjà dans la salutation, dans le bonjour, dans l’au revoir559

».

Si par ce propos, Lévinas se sépare de tout le courant personnaliste, c’est plus

particulièrement avec Buber qu’il manifeste son désaccord quand il déclare : « La relation avec

autrui n’est pas symétrique ; ce n’est pas comme chez Martin Buber, quand je dis Tu à un Je, à un

556 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 203

557 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 136

558 E. Lévinas, « De la phénoménologie à l’éthique … » op.cit., p. 234

559 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 456

155

Moi, j’aurais aussi ce Moi devant moi comme celui qui me dit Tu. Il y aurait par conséquent une

relation réciproque. Selon mon analyse, par contre, dans la relation au visage, ce qui s’affirme, c’est

l’asymétrie : au départ, peu importe ce que autrui est à mon égard, c’est son affaire à lui ; pour moi,

il est avant tout celui dont je suis responsable560

».

L’idée centrale qui ressort d’une telle affirmation est que la relation interpersonnelle n’est

pas le lieu d’un troc où le prochain serait condamné à ne rendre le bien que je lui aurais fait.

L’altérité éthique ne peut être modelée sur le circuit des échanges économiques régis par la règle du

bénéfice mutuel. La vraie altérité est un rapport éthique où le Moi s’efface devant le prochain, dans

un mouvement de générosité fondamentalement désintéressée561

. L’originalité de Lévinas consiste

surtout à mettre l’accent sur ce désintéressement total et sur la gratuité fondamentale de la relation

interpersonnelle de la part du Moi.

A tout considérer, on constate aisément que Lévinas a opéré une double rupture avec les

philosophes de l’intersubjectivité : le passage de l’ontologie à l’éthique et celui de l’éthique de

réciprocité à une éthique de gratuité. Ce faisant, il donne un souffle nouveau à la philosophie de

l’être et à l’éthique. Le second passage qu’il opère par rapport aux philosophes de l’altérité éthique

constitue particulièrement l’un de ses mérites. Cependant une question demeure : celle de savoir si

le concept de gratuité et du désintéressement total que propose Lévinas est vraiment humainement

réalisable. Comment peut-on en effet agir sans espérer rien recevoir en retour ? L’expérience ne

montre-t-elle pas que l’homme agit en vue d’une finalité comme nous allons le voir dans la dernière

partie et qui devient le dynamisme interne de l’action?

Lévinas connaît certainement ses raisons. Le contraire étonnerait. La preuve palpable est sa

propre pensée philosophique. S’il a eu la patience de penser, d’écrire et de proposer sa nouvelle

philosophie au monde de notre temps, c’est qu’il espérait y susciter un nouvel humanisme ; sinon il

ne le ferait pas. L’action de l’homme a toujours une finalité. Mais tout en sachant cela, Lévinas

soutient pourtant la gratuité radicale de l’éthique. La raison qu’il avance pour soutenir cette

asymétrie radicale est double :

-Pour lui, la réciprocité prônée par les philosophes de l’altérité éthique risque de nier la

gratuité du rapport interpersonnel et d’y introduire une tendance au calcul égoïste et à une mentalité

du donnant-donnant. Or pour Lévinas, il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir, une approche

560 ibid., pp. 114-115

561 S. Moses, « L’idée de justice dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas », in Archivio di Filosofia 61, 1993, p. 449

156

que nous retrouvons également dans la Bible. Le don total et gratuit de soi est la seule chance pour

parvenir à une humanité pleine et authentique.

-La deuxième raison est que le formalisme de la relation Je-Tu risque toujours d’enfermer

dans une réciprocité des consciences qui devient un égoïsme à deux, le Nous réduit à la

communauté commune du Je et du Tu. Or pour Lévinas, la réciprocité qui s’épuise seulement dans

une communion égalitaire du Je et du Tu est une pauvre réciprocité. En effet, le Tu qui vient à ma

rencontre dans la relation « n’est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi je ne suis pas. Il l’est

non pas en raison de son caractère ou de sa physionomie, mais en raison de son altérité même562

».

La relation avec le prochain est une relation avec ce qui se dérobe à jamais, l’insaisissable.

« L’Absolument Autre, c’est Autrui. Il ne fait pas nombre avec moi. La collectivité où je dis « Tu »

ou « Nous » n’est pas le plus de « Je ». Moi, toi, ce ne sont pas là des individus d’un concept

commun. Ni la possession, ni l’unité du nombre, ni l’unité du concept ne me rattachent à autrui.

Absence de patrie commune qui fait de l’Autre l’Etranger, un étranger qui trouble le chez-soi563

».

En d’autres termes, selon Lévinas « le Tu est l’Absolument Autre564

», c’est-à-dire « un Lui qui me

rappelle au premier impératif éthique d’amour et de justice565

».

Le Tu, par son regard s’expose dans sa misère et sa mortalité et me demande de le

promouvoir. Raison pour laquelle, d’après lui : « A travers le regard d’autrui, tout ce qui est en

autrui me regarde. Responsabilité pour autrui : visage comme me signifiant le « tu ne tueras point »

et par conséquent le « tu es le premier responsable de la vie de cet absolument autre »,

responsabilité pour l’unique, c’est-à-dire pour l’aimé. L’amour est la possibilité même de l’unique ;

la condition d’otage s’accuse dans le Moi approchant le prochain. Mais aussi son élection, l’unicité

de celui qui ne se laisse pas remplacer. Il n’est plus l’individu dans un genre appelé Moi, pas un cas

particulier du Moi en général. Il est le Moi qui parle en première personne566

».

S’inspirant de la Bible, c’est ce qu’il affirmera plus tard en ces termes : « Dans la proximité,

l’absolument autre, l’étranger que je n’ai conçu, ni enfanté, je l’ai déjà sur les bras, je le porte selon

la formule biblique, « dans mon sein comme le nourricier porte le nourrisson567

». Il n’a pas d’autre

562 E. Lévinas, Le temps et l’autre, op.cit., p. 75

563 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 9

564 ibid., p. 78

565 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 458

565 Nb 11, 12

566 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 458

567 Nb 11, 12

157

lieu, non autochtone, déraciné, apatride, non-habitant, exposé au froid et à la chaleur des saisons. En

être réduit à moi, c’est cela l’apatride ou l’étrangeté du prochain. Il m’incombe568

». Il me presse

singulièrement à faire le bien sans me poser des questions sur sa provenance, son identité ou son

origine. Il me presse de toutes parts au point de le prendre en otage.

A ce propos, Edvard Kovac affirme dans la perspective lévinassienne : « Autrui est toujours

plus grand que moi ; si je lui donne du pain ou quelque chose, je lui donne toujours comme à mon

maître. Autrui met le Moi à l’accusatif. Je suis responsable pour lui ; je dois me substituer à lui,

parce que je suis son otage569

». Sa demande et sa prise en otage sollicite l’exercice de ma

responsabilité qui n’a pas de commune mesure avec l’évaluation des intérêts que je peux y trouver.

Je suis élu pour répondre à la misère de l’autre sans me demander au préalable ce que je peux bien y

tirer comme satisfaction ou comme contrepartie. Celle-ci est son affaire. L’important est de penser

l’autre avant soi-même.

Pour Lévinas, cette priorité à donner à autrui n’est pas du tout utopique, puisqu’elle investit

déjà nos actions quotidiennes de générosité et de bonne volonté envers l’autre. Elle se traduit dans

les gestes les plus ordinaires, comme le fait de dire « après vous », quand on assied à table ou qu’on

passe par une porte. Ce sont-là de petits exemples qui montrent à l’évidence que le témoignage

d’une éthique de responsabilité gratuite est bien réalisable570

.

Cependant, nous nous posons une question : l’amour gratuit, existe-t-il ? Ou encore, un acte

non égoïste est-il possible? C’est-à-dire un acte qui n’a pas une dimension utilitaire. Certes, mais

souvent dans la vie, on donne sans penser au retour, et sans s’absorber dans ce plaisir de donner ou

dans l’instant du don. On peut mettre sa vie sous le signe du don, la vivre comme quelque chose qui

se donne, y compris à moi qui la vis, et par là-même à d’autres.

Ma vie est un partage avec d’autres, sans lesquels elle pourrit sur place. Sans ce partage, je

ne donne pas la vie à d’autres et je me donne de la mort à petit feu. Je la tue en faisant comme si je

l’avais en propre ; comme si je la sacrifiais à l’autre homme. Or je ne la possède pas, j’en suis

responsable en tant que je ne la possède pas ; et je dois me secouer pour en être le seul responsable.

Même s’il m’arrivait des ennuis, des injustices ; je ne peux pas la donner aux autres, sinon comme

quelque chose que je n’ai pas ; et cela justement, s’appelle l’amour.

568 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., pp. 115-116

569 E. Kovac, Le personnalisme …, op.cit., p. 67

570 E. Lévinas, « De la phénoménologie à l’éthique … », op.cit., p. 139

158

Tout acte de don vivant, d’un geste de vie, même l’acte infini d’inviter à sa table sans

attendre de retour, le geste de donner fait qu’on reçoit comme retour le fait d’avoir donné. Disons

que l’important dans le fait qu’on donne au prochain, c’est le don, et pourquoi pas la jouissance

qu’il nous donne, que nul ne peut nous enlever. Car pour ce que le prochain peut redonner, il ne faut

pas se faire d’illusions. L’amour aime et vise le bien de l’autre homme qui est premier. La vraie

sagesse de l’amour passe par la logique du don de soi, la logique de la gratuité et du

désintéressement.

Mais qu’est-ce que l’amour et quelle est sa finalité ? L’amour est avant tout volonté, sortie

de soi, désir, élan vers le prochain, bonté et don. L’amour est offrande de soi. « Etre dans le monde,

c’est être un minimum de bonté offerte au public. (…) C’est entrouvrir son âme devant les autres et

leur apporter une présence initiale qui est un bienfait. Le visage qui paraît est une réalité qui se

livre, un secret qui se dévoile furtivement, une valeur qui se diffuse et ne se reprend pas. (…)

Chacun est une volonté fondamentale qui chante la joie du don nécessaire et innocent571

». Ce don

initial de la personne qui promeut et enrichit par sa seule présence, Maurice Nédoncelle l’appelle

réciprocité minimale. Mais cette réciprocité dans laquelle le Je devient don pour le prochain reste

imparfaite si le Toi (objet d’amour du Je) ne répond pas au don par le don.

« Qu’est-ce que se donner à autrui ? C’est s’engager à s’occuper de lui, à le faire exister plus

pleinement. Mais l’amant désavouerait la valeur de son amour s’il ne voulait pas que l’aimé le

partageât et fut aimant à son tour. Vouloir qu’autrui soit aimant, c’est vouloir qu’il aime en moi ce

par quoi je peux et je veux aimer. C’est vouloir qu’il m’aime572

». Dans l’amour vrai, le don appelle

le don. L’amour atteint sa plénitude seulement quand l’aimé se tourne aussi vers l’amant. On

comprend alors jusqu’où Nédoncelle ne se contente pas de définir l’amour comme une simple

volonté de promotion, mais comme une volonté de promotion mutuelle. C’est ce voyage amoureux

de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un.

L’amour dont parle Lévinas est celui qui se sacrifie pour la vie du prochain, l’amour agapè.

Ce terme grec traduit la perfection de l’amour qui consiste à vouloir du bien à l’autre jusqu’au don

de notre propre vie. C’est le plus haut degré en amour, le superlatif de l’amour, réalité d’un amour

571 M. Nédoncelle, Vers une philosophie de l’amour et de la personne, Paris, Aubier, 1957, p. 16

572 ibid., p. 32

159

qui se donne plus qu’il ne reçoit573

. Le mot charité est la traduction française du terme agapè ou

agapan.

Dans la relation à l’autre homme, ce qui importe en fin de compte est de se demander ce

qu’on peut faire pour lui, et non ce qu’il peut faire pour nous. Le Moi doit toujours avoir

l’obligation de répondre prioritairement à un devoir signifié par l’impératif d’un visage qui par son

ordre met en demeure de faire le bien sans attendre rien en retour. Cet ordre venu du dehors fait par

ailleurs soupçonner chez Lévinas le caractère hétéronome de sa proposition éthique. En cela dans la

confrontation avec la morale moderne comme c’est le cas quand il parle de l’ontologie et du

triomphe de l’autonomie chez les modernes. Lui (Lévinas) va privilégier une morale et une éthique

hétéronome comme nous voulons le démontrer dans ce sous chapitre.

II.2 De l’ontologie et du triomphe de l’autonomie à une morale et une éthique hétéronome

Lévinas développe une critique acerbe de la pensée occidentale. Il lui reproche de

poursuivre sans cesse une visée de savoir et de vérité; et par-là de rendre compte du monde, de

l’homme et de Dieu avec une vision englobante, totalisante qui engendre une certaine violence ;

celle de l’enfermement dans le même. De plus, cette approche implique que l’éthique se voit

subordonnée à l’ontologie, celle-ci qui ramène l’inconnu au connu, l’autre au Même, l’étranger à

l’identique. Elle englobe et d’une certaine façon lamine les différences. L’ontologie est pour

Lévinas une philosophie de totalité et de violence. Elle se caractérise par le penchant à persévérer

dans l’être. Les hommes encore plongés dans l’être où les puissants cherchent à vaincre les

autres574

.

Ce registre de l’égoïsme, du chacun pour soi, cet individualisme de l’être forment un

appauvrissement de l’existence humaine rendue sourde aux plaintes et aux pleurs du prochain, à sa

souffrance et à sa mort. Selon Lévinas, c’est parce que la responsabilité pour le prochain est

transcendante qu’il peut y avoir du nouveau sous le soleil. Raison pour laquelle il a remplacé la

question de l’être par l’éthique et en a fait la philosophie première et ce fut sa manière de

comprendre ce que l’on nomme « la fin de la métaphysique575

». Il a substitué à la question de l’être

la question de l’homme, qui privilégie le seul épanouissement du Moi personnel au détriment de

toute altérité humaine, qu’elle soit humaine ou divine.

573 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique II-II, Paris, Cerf, 1985, (153-158)

574 E. Lévinas, « La vocation de l’autre » in Collectif : Racisme. L’autre et son visage, Paris, Cerf, 1988, p. 101

575 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 273

160

Comme on peut le constater, le maître mot de l’éthique philosophique moderne et

contemporaine est l’autonomie ou une liberté d’indifférence revendiquée et gérée au gré des

fantaisies personnelles et des aspirations hédonistes ou utilitaristes. Timidement initiée au XVII

ème siècle avec la philosophie cartésienne car René Descartes lui-même affirme : « La

connaissance véritable ne saurait venir de l’extérieur, elle est à constituer dans un acte

d’appropriation autonome. Il faut vouloir sérieusement se donner à nous-mêmes des règles, grâce

auxquelles nous nous élevons au fait des connaissances humaines576

».

Cependant, la morale de l’autonomie et du devoir s’est confirmée au siècle des Lumières

avec Emmanuel Kant car pour lui « le principe de la dignité de la nature humaine réside dans une

autonomie totale de la raison577

». Cette autonomie consiste dans la propriété qu’a la raison d’être

loi pour elle-même. En d’autres termes, la vie morale a sa source, non dans la loi externe, mais dans

la loi intérieure dont notre conscience est naturellement dotée. « La loi morale est ce dont nous

devenons immédiatement conscients, ce qui se présente à nous comme un motif déterminant de

notre agir 578

». C’est un nomos à la fois intérieure et universel capable de promouvoir le maximum

de liberté humaine en luttant contre les maux et les restrictions indésirables de l’ordre naturel. Et ce

nomos est l’impératif catégorique dont notre conscience est formée et selon lequel « nous devons

agir de manière à traiter l’humanité tant en notre personne que dans celle des autres, toujours en

même temps comme fin et jamais simplement comme un moyen 579

».

Dans le monde de notre temps, cette figure de morale ne manque pas de susciter de l’intérêt

avec la philosophie de Fichte. L’idée centrale qui s’en dégage est la tendance à quitter la sphère du

divin et de la loi externe (surtout divine) pour redéfinir le fondement de l’agir humain. Ce

fondement, la modernité le trouve dans l’homme lui-même, surtout dans la raison considérée

comme la source première et ultime de la vérité du bien moral. Elle n’a pas besoin de se soumettre à

une loi externe, mais doit se diriger elle-même selon ses propres lois de fonctionnement. Comme le

fait remarquer Giuseppe Abbà parlant précisément de Kant, la nouveauté de la morale moderne

« consiste dans la recherche d’une fondation de la loi morale qui ne soit ni en Dieu, ni dans la raison

droite subordonnée à Dieu, mais dans la raison pure a priori580

.

576 R. Descartes, Règle pour la direction de l’esprit, règle 2

577 E. Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, op.cit., p. 163

578 ibid., p. 37

579 E. Kant, Critique de la raison pure, op.cit., p. 57

580 G.. Abbà, Quale impostazione per filosofia morale ? Recerca di filosofia morale, 1. , op.cit., p. 98

161

Par rapport à cette éthique qui s’illustre essentiellement par son pouvoir d’action

indépendamment de toute influence externe, Lévinas revendique le droit de l’hétéronomie. Pour lui,

la valorisation de l’autonomie en tant que libre activité d’un Je qui se pose comme Moi souverain

est un symptôme d’emprisonnement dans une pensée d’immanence. L’éthique ne peut se fonder sur

la volonté souveraine du Moi sans tomber dans un relativisme moral qui, ouvrant la voie au tout

permis, crée l’espace pour une réduction des autres à soi.

Dans un tel contexte, vivre autonome signifierait persister dans l’être et même tuer.581

Les

conflits interpersonnels et les guerres qui ont marqués le XXème siècle en constituent une

illustration qui se passe de tout commentaire. Contre cette autonomie triomphante et meurtrière,

Lévinas préfère soutenir l’idée d’une hétéronomie responsable. Il faut, dit-il, s’imposer un

commandement pour être libre car selon lui « la liberté se grave sur la pierre des tables où

s’inscrivent les lois. Elle tient à un texte écrit où, en dehors de l’homme, se converse la liberté de

l’homme 582

» ; un commandement extérieur et non pas simplement une loi rationnelle ou un

impératif catégorique sans défense contre la tyrannie583

. Il ajoute par ailleurs : « La liberté est

obéissance et dépendance, réconciliant transcendance et intériorité584

». Obéissance répondant à une

volonté totalement extérieure où l’homme ne découvre pas l’universalité formelle de l’impératif

catégorique de Kant; obéissance vécue comme « crainte du ciel585

».

L’obéissance à l’obligation qui émane de l’Infini ne saurait procéder, comme chez Kant, de

la représentation par le sujet de cette obligation grâce à la quelle la volonté institue elle-même la loi

et en devient l’auteur. Pour Lévinas, « je suis obligé sans que cette obligation ait commencé en

moi586

», et donc, sans qu’elle puisse devenir contemporaine de mon présent : l’obligation par

laquelle l’Infini m’ordonne au prochain est en ce sens irreprésentable, et ne saurait par conséquent

faire l’objet d’une institution par moi. A ce titre, l’éthique lévinassienne est radicalement

hétéronome. Mais, précisément parce que j’obéis malgré moi, sans instituer la loi qui me

commande, parce que l’obéissance précède l’écoute du commandement587

, l’ordre ne s’entend que

dans l’obéissance qui ainsi témoigne au lieu de le thématiser, il ne s’énonce que par la voix qui lui

581 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 129

582 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 219

583 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 266

584 E. Lévinas, Au-delà du verset, op.cit., p. 108

585 Ibid., p. 116

586 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 16

587 ibid., p. 189

162

répond, en sorte que je deviens l’ « auteur de ce qui m’avait été à mon insu insufflé588

».

L’hétéronomie se retourne alors en autonomie, retournement qui est, dit Lévinas, « la façon même

dont l’Infini se passe589

».

Ce disant, Lévinas est convaincu que la dignité de l’homme et son véritable humanisme ne

résultent pas d’une raison autonome, mais d’une pure passivité dans la responsabilité590

. La liberté,

dit-il par ailleurs, « consiste à savoir qu’elle est un péril. Mais savoir ou avoir conscience, c’est

avoir du temps pour éviter et prévenir l’instant de l’inhumanité591

». Selon lui, le Je éthique est

subjectivité précisément dans la mesure où il s’agenouille devant le prochain, sacrifiant sa propre

liberté à l’appel plus fondamentale de l’autre homme. La liberté du sujet n’est pas la valeur la plus

haute ou primordiale. L’hétéronomie de notre réponse au prochain ou à Dieu comme absolument

Autre, précède l’autonomie de notre liberté subjective.

L’obéissance à l’obligation qui émane de l’Infini ne saurait procéder, comme chez Kant, de

la représentation par le sujet de cette obligation grâce à laquelle la volonté institue elle-même la loi

et en devient l’auteur. En effet, pour Lévinas, comme nous l’avons déjà dit, je suis obligé sans que

cette obligation ait commencé en moi et donc, sans qu’elle puisse devenir contemporaine de mon

présent : l’obligation par laquelle l’Infini m’ordonne au prochain est en ce sens irreprésentable, et

ne saurait par conséquent faire l’objet d’une institution par moi. A ce titre, l’éthique lévinassienne

est radicalement hétéronome. Mais parce que précisément j’obéis malgré moi, sans instituer la loi

qui me commande, parce que l’obéissance précède l’écoute du commandement592

, l’ordre ne

s’entend que dans l’obéissance qui ainsi en témoigne au lieu de le thématiser.

La perspective philosophique traditionnelle et beaucoup plus moderne enferme d’emblée le

sujet dans un « cercle ». La seule manière de résoudre les apories de l’idéalisme est de reconnaître

que le moi n’existe qu’en tant qu’il se traite lui-même comme étant pour autrui, par rapport à autrui.

Pour Gabriel Marcel par exemple, « le moi en tant que conscience de soi n’est que subexistant593

».

Etre soi revient alors à reconnaître que l’on ne se suffit pas à soi-même, et que l’on est d’emblée en

relation avec autre que soi. Gabriel Marcel ne se contente pas d’opposer l’ordre autarcique du

588 ibid

589 ibid

590 E. Lévinas, Humanité de l’autre homme, op.cit., p. 9

591 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 5

592 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.159

593G. Marcel, Etre et avoir, op.cit., p.40

163

connaître à un ordre relationnel qui se déploierait exclusivement sur le plan existentiel ou affectif. A

ses yeux, l’orientation vers l’altérité investit l’ordre théorique, elle est conaturelle à la pensée.

Il faut sans doute réagir fortement contre l’idée classique et moderne bien évidemment de la

valeur éminente de l’autarkia, de la suffisance de soi-même à soi-même. Le parfait n’est pas ce qui

se suffit à soi-même ; ou du moins cette perfection est celle d’un système, non d’un être. Sinon à

quelles conditions le rapport qui lie un être à ce dont il a besoin peut-il présenter une valeur

spirituelle ? Il semble qu’il doive y avoir une réponse, une réciprocité, un éveil. Seul un rapport

d’être à être peut être dit spirituel. Ce qui compte, c’est le commerce spirituel entre des êtres, et il

s’agit ici non de respect, mais d’amour594

.

L’éthique redéfinit la subjectivité comme responsabilité hétéronome en contraste avec la

liberté autonome. « La liberté éthique est une difficile liberté, une liberté hétéronome obligée à

l’égard de l’autre595

». Ainsi, la liberté humanisée n’est pas au pouvoir de l’autonomie, mais à celui

de la subordination du sujet à une altérité considérée comme la source d’une morale qui inaugure le

détachement de l’être lui-même pour l’orienter vers une Parole qui le précède et lui commande le

bien. Le sujet n’est pas, contrairement à ce que pensent Kant et Fichte sa propre source.

« L’existence n’est pas condamnée à la liberté, mais jugée et investie comme liberté. Cette

investiture constitue la vie morale elle-même. (…)Elle est de part en part hétéronomie596

». La vie

morale est en effet le lieu où la transcendance rencontrant l’immanence, l’appelle et la renvoie à une

responsabilité radicale qui est réponse à une hétéronomie597

.

En réhabilitant ainsi la notion d’hétéronomie, Lévinas montre son originalité par rapport à la

tradition philosophique moderne et enseigne à remonter en de ça de la liberté, vers une altérité

censée l’investir et lui donner une dignité qu’elle ne peut se donner à elle-même. Cette altérité qui

dignifie la liberté humaine n’a d’autre nom que celui de Dieu598

. Avec la notion d’hétéronomie se

restaure et se rétablit ainsi celle de Dieu. Ce rétablissement de la notion de Dieu constitue aussi un

autre rapport essentiel fait par Lévinas à la morale moderne et contemporaine tel que nous pensons

le développer dans ce sous chapitre suivant :

594 E. Lévinas, Noms propres, op.cit., p.11

595 E. Lévinas, De la phénoménologie à l’éthique, op.cit., p. 135

596 E. Lévinas, En découvrant l’existence…, op.cit., p. 176

597 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 48

598 C. Chalier, Lévinas.L’utopie de l’humain, Paris, Albin Michel, 1993, p. 63

164

II. 3 De la mort de Dieu à la renaissance de l’idée de Dieu

Comme on le sait, à part la revendication de l’autonomie, certains auteurs modernes se sont

donnés comme but d’exclure Dieu de la réflexion philosophique en le niant par un radicalisme

athée. Jean Louis Brugues le fait remarquer quand il affirme que : « sous l’effet de la modernité, le

monde s’est dépouillé de ses dieux et de son Dieu. Le divin s’est évanoui, tandis que l’univers

devenait neutre, indifférencié ou encore désenchanté599

».

Dans son livre Le drame de l’humanisme athée, le père Henri de Lubac a clairement

identifié les auteurs de ce déicide. Parmi ceux-ci, le nom de Nietzsche apparaît comme une figure

de proue, puisque de lui nous tenons cette affirmation devenue célèbre : « Dieu est mort, pleurez

mes enfants, vous n’avez plus du Père600

». Cette mort proclamée de Dieu, Nietzsche s’est

personnellement joui. Voici, dit-il, que sont résolus vingt siècles de contre-nature et de violation de

l’humanité.

La sublime aventure peut désormais commencer car en apprenant que l’ancien Dieu est

mort, nous nous sommes illuminés par une nouvelle aurore. Notre cœur déborde de gratitude,

d’étonnement, de pressentiment et d’attente. Voilà enfin, même s’il n’est pas clair, l’horizon de

nouveau libre. Voilà qu’enfin nos vaisseaux peuvent voguer au-delà de tout péril ; toute tentative

est permise de nouveau au pionnier de la connaissance; la mer, notre mer, de nouveau nous ouvre

toutes ses étendues601

, celles de la raison et de la liberté comme indispensable à la réalisation du

vœu du « surhomme ».

Prenant acte de cette affirmation et la contrecarrant, Lévinas a tenu à faire renaître la notion

de Dieu dans la nouvelle éthique qu’il propose. Il le fait en se basant sur une conviction de fond : on

ne peut tuer Dieu sans tuer l’homme. En effet, l’homme sans Dieu devient très vite un principe de

totalité qui ne s’arrête devant rien, même s’il faut englober et réduire les autres à soi. Sans Dieu,

sans sa Parole qui invite au respect de l’altérité, on tombe très vite dans une culture de séparation et

de mort. C’est justement ce qui arriva avec le nazisme au cours du XXème siècle où le culte de la

totalité a ouvert la voie à une culture de la mort.

A ce propos, Lévinas affirme : « Moi, je rattache toujours ce qu’écrivait Nietzsche au

pressentiment d’une époque où toutes les valeurs vont se déshonorer, se confondre et se démentir.

599 J.-L. Brugues, Dictionnaire de Morale Catholique, C. L. D., Chambray-les-Tours, 1996, p. 283

600 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, Œuvres philosophiques complètes, VI, Paris, Gallimard, 1971, p. 101

601 F. Nietzsche, Le gai savoir, notre sérénité, Paris, Gallimard, 1985, p. 25

165

(…) . Et encore aujourd’hui, je me dis qu’Auschwitz a été commis par la civilisation de l’idéalisme

transcendantal. Hitler lui-même se retrouvera dans Nietzsche602

». En effet, Lévinas, avec son

écriture complexe, artificielle et géniale, a formé un plus haut dessein. L’être est l’autre, et la

philosophie est la voie de l’autre à Dieu.

Lorsque, pendant un colloque en 1982 sur la signification de son œuvre pour la pensée

chrétienne auquel Emmanuel Lévinas lui-même participait, Beyond a essayé de montrer comment

la mystique de saint Jean de la Croix ne donne pas dans l’enthousiasme d’une expérience magique

du monde, toute engagée qu’elle est en une espèce d’amour qui est indivisiblement amour de Dieu,

amour du prochain et amour de toute beauté et bonté naturelle603

, Lévinas me chuchota : « alors

nous serions beaucoup plus proches qu’il ne le semble. Mais n’êtes-vous pas un peu hérétique ? »

Aujourd’hui je répondrais : Vous m’avez enseigné d’une façon nouvelle et inouïe ce que j’avais

appris autrement de Bonaventure et Jean de la Croix : penser Dieu n’est possible que dans

l’admiration et l’amour de tous les êtres, mais en premier lieu et surtout par la proximité du plus

prochain dans la lumière de ce qui est à la fois le plus intime et le plus lointain. Or, ceci n’entre pas

dans la manière de penser par exemple de Nietzsche qualifiée par Lévinas de déviation.

Par rapport à cette déviation, Lévinas a pensé que l’avènement du vrai humanisme passe par

le réveil de Dieu et de sa Parole. Dieu doit retourner au forum du débat moral pour que l’homme

puisse évoluer dans une civilisation de paix que nous allons développer dans la troisième partie où

l’on vit sans se détruire. Dieu représente la source vive qui instaure par sa parole la sagesse de

l’amour qui sert de tremplin à un authentique humanisme : celui du prochain et de soi-même. Sans

l’amour et la responsabilité que demande Dieu, le bien moral risque de déserter le forum de la

raison pour laisser place à une véritable dictature meurtrière. L’expérience montre en effet que la

raison triomphante finit toujours par triompher aussi de l’humanité de la personne.

En reconnaissant que la morale ne peut qu’être théocentrique, Lévinas a restauré l’idée de

Dieu au cœur de l’agir éthique. C’est là un mérite que nous lui reconnaissons et considérons comme

une contribution capitale au débat actuel sur le statut de la théologie fondamentale. Que la vie

morale soit une réponse d’amour à Dieu qui appelle à la réalisation du bien ne fait en effet aucun

602 E. Lévinas in F. Poirié, Emmanuel Lévinas. Qui êtes-vous ? op.cit., p. 83

603 Beyond, The Philosophy of Emmanuel Lévinas, Evanston, North-western University Press, 1997, p.192

166

doute comme le fait remarquer Bernard Häring en ces termes : « tout l’Ancien Testament se

présente comme une immense épopée de la Parole de Dieu se mêlant à nos paroles humaines604

».

Dieu doit régner ; sa Parole doit être entendue et réalisée pour que l’homme s’humanise

intégralement. Cette insistance sur l’idée de la Parole de Dieu comme source d’un agir humanisant

trace dans la pensée de Lévinas les jalons d’une morale théologique qui continue un apport

important à l’actuel débat sur le statut de la théologie fondamentale.

Sur tous ces points, la pensée de Lévinas nous semble compréhensible et acceptable.

Cependant, sa manière de parler de la relation avec Dieu en insistant exclusivement sur la loi nous

inquiète. En le lisant, nous avons l’impression que l’amour de Dieu ne peut pas se vérifier dans une

relation d’intimité avec lui, mais uniquement dans l’éthique. C’est ce qu’il affirme quand il dit :

« L’éthique est l’élément où la transcendance religieuse reçoit son sens originel605

». En

commentant Lévinas à ce sujet, Edouard Kovac pense que « seule l’obéissance à la loi accomplit la

religion la plus parfaite606

». Selon Lévinas lui-même, c’est dans la Thora que vous pouvez

approcher Celui qui vous parle à titre personnel. La Thora dessine en effet la catégorie irréductible

d’un enseignement qui mène au-delà de la philosophie vers une présence personnelle. La Thora est

le texte qui mène à travers la vérité, au personnel par excellence, celui de Dieu car « le royaume de

cieux est éthique607

».

En parlant ainsi, Lévinas refuse de poser le problème de Dieu en terme purement

théologique, l’approche de Dieu chez Lévinas devient éthique. Dieu devient concret non par

l’incarnation, mais par la Loi608

. Son mode de signification est essentiellement et exclusivement la

loi dictée par le visage du prochain qui crie amour et justice.

Cette manière de considérer Dieu comme une abstraction, accessible seulement à travers la

loi entraîne deux problèmes : le moralisme et le refus de l’incarnation de Dieu dans la personne du

Christ. L’insistance sur la loi ou sur le commandement « tu ne tueras pas » est en effet trop forte

pour ne pas retenir l’attention. On dirait même que Lévinas lui donne la première place. La loi étant

ainsi devenue centrale et primordiale, la seule préoccupation du sujet éthique est d’y prêter une

oreille attentive et d’y obéir. Dans une telle perspective, le rôle de la conscience se limite à la

604 B. Häring, La loi du Christ, Tournai, Desclée et Cie, 1966, p. 68

605 E. Lévinas, L’Au-delà du verset, op.cit., p. 133

606 E. Kovac, « Le personnalisme de Lévinas ou le personnalisme de l’autre », in Bulletin de Littérature Ecclésiastique,

op.cit., p. 69 607

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 231 608

E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 192

167

connaissance de la loi, et celui de la volonté à sa réalisation obligatoire. Nous nous trouvons alors

devant un radicalisme éthique qui verse dans le moralisme. Pour y remédier, il est important

d’intégrer la loi dans un dynamisme d’ensemble qui lui donne sa raison d’être et en facilite

l’observation.

Par ailleurs, il importe de faire remarquer que Dieu ne peut être identifié purement et

simplement à la loi. La présence de la loi ne saurait remplacer le Dieu personnel. Dieu est au-delà

de la loi et sans loi, il existerait toujours. Dans ce sens, le Dieu lévinassien a besoin de plus de

consistance qui transcende la seule nécessité éthique.

Dans la même ligne, il faut ajouter que, quelle que soit son importance, l’éthique ne peut

épuiser tout l’espace du rapport entre l’homme et son Dieu. Avant d’être éthique, la relation avec

Dieu est d’abord intimité et contemplation. Et c’est d’ailleurs de cette intimité première que jaillit

l’appel à suivre Dieu par la voie de l’amour conçu comme une réponse à l’appel de Dieu. Comme

l’affirme saint Augustin, « personne ne peut être ami de l’homme, s’il n’est au prime abord l’ami de

la Vérité609

» car selon lui, la foi opère par la charité, de telle manière que les vertus par lesquelles il

est possible de vivre de façon prudente, forte, tempérante et juste, se réfèrent toutes à l’unique foi. Il

ne pourrait pas y avoir vertu ni charité si ce n’est à cette condition. Ainsi, nous pouvons affirmer

que l’intensité du rapport éthique est proportionnelle à la familiarité avec le Mystère, c’est-à-dire

Dieu et à la passion avec laquelle on se dévoue à répondre à la mission qu’il nous confie à travers sa

Parole.

Et ceci nous amène à réfléchir sur la relation réciproque ou asymétrique, deux notions qui

ont toujours divisé Lévinas et Ricoeur du point de vue pensée ; l’un étant du côté de l’asymétrie et

l’autre du côté de la réciprocité, de mutualité.

II.4 : Relation réciproque ou asymétrique : confrontation entre Lévinas et Ricoeur

Pour Lévinas, l’éthique, et le discours philosophique qui en témoigne, sont donc chez lui

strictement référés au point de vue du Je singulier610. Ce qui est une conséquence de la dissymétrie

qui ordonne la relation éthique : je ne peux pas demander à prochain la réciprocité dès lors que

j’assume l’éthique comme l’épreuve d’une responsabilité infinie. Ce serait contradictoire et

monstrueux d’amoralité. Du même mouvement, le discours qui témoigne de l’épreuve de

609 Saint Augustin, De Trinitate, XIII, 20, 26

610 J-L. Chrétien, « La dette et l’élection », in Cahier de l’Herne Emmanuel Lévinas, Paris, l’Herne, 1991, pp.262-274

168

l’injonction éthique ne peut qu’être proféré depuis le point de vue irremplaçable du Je qui en fait

l’épreuve même si tous, nous pouvons occuper cette place. Ce discours philosophique ne saurait

provenir d’une position de surplomb et du point de vue de nulle part.

Quant à Paul Ricoeur : « L’idée de mutualité a en effet des exigences propres que

n’éclipseront ni une genèse à partir du Même, comme chez Husserl, ni une genèse à partir de

l’Autre, comme chez Lévinas611

». Selon l’idée de mutualité, chacun aime l’autre en tant que ce

qu’il est. Ce n’est précisément pas le cas de l’amitié utilitaire, où l’un aime l’autre en raison de

l’avantage attendu, moins encore dans l’amitié plaisante. On voit s’imposer, dès le départ, le plan

éthique, la réciprocité, qui au plan moral, à l’heure de la violence, sera requise par la règle d’or et

l’impératif catégorique du respect.

Ainsi donc, ceux dont l’amitié réciproque a pour source l’utilité ne s’aiment pas l’un l’autre

pour eux-mêmes. Nous rappelons ici que Lévinas considère la relation réciproque comme

commerce, une marchandise contrairement à Paul Ricoeur. Selon ce dernier, dans la relation

réciproque, il y a un bien que chacun retire l’un de l’autre ; car comme disait Aristote dans Ethique

à Nicomaque, livre VIII, 3, en aimant leur ami, ils aiment ce qui est bon pour eux-mêmes, puisque

l’homme bon en devenant un ami, devient un bien pour celui qui est son ami. Ce « en tant que »,

(c’est-à-dire en tant que ce que l’autre est), prévient toute dérive égologique ultérieure: il est

constitutif de la mutualité612

. L’amitié dans la mutualité désigne exactement la zone d’intersection

car chacun de deux amis rend à l’autre l’égal de ce qu’il reçoit.

La question qu’on pourrait se poser ici est celle de savoir s’il faut être l’ami de soi-même

pour être l’ami du prochain car le soi-même que l’on aime, c’est le meilleur de soi. Cependant, un

penseur comme Lévinas ose renverser cette logique : pas d’autre que soi sans un soi pour lui

substituer la formule inverse : « pas de soi sans un autre qui le convoque à la responsabilité613

».

Commentant Aristote, Paul Ricoeur dira : « D’Aristote, je ne veux retenir que l’éthique de la

mutualité, du partage, du vivre-ensemble614

». Tandis que chez Lévinas, tout est l’affaire du soi et

cette centralité du soi, Remi Brague la retrouve précisément dans de nombreux textes d’Aristote en

dehors de ceux que Ricoeur commente ici en déplorant la confusion du soi, thème

phénoménologique, avec l’homme.

611P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 215

612 ibid.

613 ibid., p. 219

614 ibid.

169

« L’autre, finalement, n’est autre que soi que parce qu’il est un autre soi, c’est-à-dire,

comme nous-mêmes, de façon définitive et incontournable, un « nous même615

». Pour Paul

Ricoeur, l’estime de soi est le moment réflexif originaire de la visée de la vie bonne et l’idée de

mutualité dans l’échange entre les humains est le fondement d’un estime réciproque. Et c’est du

rapport entre autos (lui) et héauton (soi-même) que Paul Ricoeur va partir pour élaborer un concept

englobant de sollicitude, basé fondamentalement sur l’échange entre donner et recevoir.

Or, selon lui, toute la philosophie d’Emmanuel Lévinas repose sur l’initiative de l’autre dans

la relation intersubjective. A vrai dire, « cette initiative n’instaure aucune relation, dans la mesure

où l’autre représente l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de

séparation616

». L’autre, en ce sens, s’absout de toute relation; cette irrélation définit l’extériorité

même.

Suivons ce commentaire fait par Paul Ricoeur de Totalité et Infini. Certes, le soi est assigné

à responsabilité par l’autre. Mais l’initiative de l’injonction revenant à l’autre, c’est à l’accusatif

seulement que le soi est rejoint par l’injonction. Et l’assignation à responsabilité n’a pour vis-à-vis

que la passivité d’un moi convoqué. La question est alors de savoir si, pour être entendue et reçue,

l’injonction ne doit pas faire appel à une réponse qui compense la dissymétrie du face-à-face.

En effet, poursuit Ricoeur, une dissymétrie non compensée romprait l’échange du donner et du

recevoir et exclurait l’instruction par le visage du champ de la sollicitude. Et nous trouvons très

intéressante cette autre question : Mais comment pareille instruction s’inscrirait-elle dans la

dialectique du donner et du recevoir, si une capacité de donner en échange n’était libérée par

l’initiative même de l’autre ?617

Il est en effet, remarquable que, dans de nombreuses langues, la bonté se dit à la fois de la

qualité éthique des buts de l’action et de l’orientation de la personne vers le prochain comme si une

action ne pourrait être estimée bonne, si elle n’était faite en faveur du prochain et par égard pour lui.

C’est pourquoi l’Autre, sous la figure du maître de la justice, et même sous celle du persécuteur, qui

passe au premier pas dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Lévinas doit forcer les

défenses d’un moi séparé.

615 R. Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p.141

616 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 221

617 ibid, p. 219

170

Ici, l’initiative, en termes précisément du pouvoir faire, semble revenir exclusivement au soi

qui donne sa sympathie, sa compassion ; ces termes étant pris au sens fort du souhait de partager la

peine du prochain. Confronté à cette bienfaisance selon Ricoeur, voire à cette bienveillance,

« l’autre (le prochain) paraît réduit à la condition de seulement recevoir618

». Et c’est de cette façon

que le souffrir-avec se donne, en première approximation, pour l’inverse de l’assignation à

responsabilité par la voix du prochain. Et d’une autre manière que dans le cas précédent, une sorte

d’égalisation survient, dont l’autre souffrant est à l’origine, grâce à quoi la sympathie est préservée

de se confondre avec la simple pitié, où le soi jouit secrètement de se savoir épargné.

Dans la sympathie vraie selon Ricoeur, le soi, dont la puissance d’agir est au départ plus

grande que celle de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l’autre souffrant lui offre en retour.

C’est peut-être là l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être

compensée, par une authentique réciprocité dans l’échange.

Des attitudes déployées entre les deux extrêmes de l’assignation à responsabilité, où

l’initiative procède du soi aimant, l’amitié apparaissant comme un milieu où le soi et le prochain

partagent à égalité le même souhait de vivre ensemble. Le soi s’aperçoit lui-même comme un autre

parmi les autres. C’est le sens du « l’un l’autre » d’Aristote qui rend l’amitié mutuelle. Ce que la

sollicitude ajoute, c’est la dimension de valeur qui fait que chaque personne est irremplaçable dans

notre affection et dans notre estime. Et par conséquent, il y a la réversibilité des rôles et

insubstituabilité des personnes. La similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et

sollicitude du prochain. Cet échange autorise à dire que je ne puis m’estimer moi-même sans

estimer le prochain comme moi-même. Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes estime du

prochain comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre.

Est-ce là le secret du paradoxal commandement : « tu aimeras ton prochain comme toi-

même619

». Du point de vue ricoeurien, ce commandement relèverait de l’éthique plus que de la

morale. La visée du bien-vivre enveloppe de quelque manière le sens de la justice comme nous

allons le développer dans la partie suivante et cela est impliqué dans la notion même du prochain,

c’est aussi l’autre que tu. Corrélativement, la justice s’étend plus loin que le face-à-face. La

sollicitude donne pour le vis-à-vis un autre qui est un chacun. Car la sollicitude désigne le rapport

618 ibid., p. 223

619 Lc 6, 31

171

originaire sur le plan éthique de soi à l’autre que soi et ainsi le respect de la norme peut s’épanouir

en respect du prochain et de soi-même comme un autre.

Et quand nous lisons la Règle d’Or chez Hillel, le maître juif de saint Paul : « Ne fait pas à

ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait. C’est ici la loi toute entière ; le reste est

commentaire620

». La même formule se lit dans l’Evangile : « Ce que vous voulez que les hommes

fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux621

». Ou encore chez Luc: « ainsi, tout ce que

vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la loi et les

Prophètes. Et le livre de Lévitique 19, 18 et qui est repris en Matthieu 22, 39 : « Tu aimeras ton

prochain comme toi-même ». La formule de Hillel et ses équivalents évangéliques expriment mieux

la structure commune à toutes ces expressions, à savoir l’énonciation d’une norme de réciprocité.

Le plus remarquable, dans la formulation de cette règle, c’est que la réciprocité exigée se détache

sur le fond de la présupposition d’une dissymétrie qui place l’un dans la position d’agent et l’autre

dans celle d’un patient.

Remarquons qu’il est difficile d’imaginer des situations d’interactions où l’un n’exerce pas

un pouvoir sur l’autre du fait même qu’il agit ; constate le même Ricoeur. Et Kant est de nous

rappeler lorsqu’il dit: « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que

dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement

comme un moyen622

». Il en résulte de cette affirmation, que nul lien direct entre soi et l’autre que

soi ne peut être établi sans que soit nommé ce qui, dans ma personne et dans celle d’autrui, est

digne de respect.

Partant de cette affirmation, Ricoeur se pose une question : « Et qu’est-ce qui donne

l’occasion de ce glissement de la violence du pouvoir exercé par une volonté sur une autre, sinon la

dissymétrie initiale entre ce que l’un fait et ce qui est fait à l’autre ?623

» La Règle d’Or et

l’impératif du respect dû aux personnes n’ont pas seulement le même terrain d’exercice, ils ont en

outre la même visée : établir la réciprocité là où règne le manque de réciprocité.

L’affection du soi par l’autre que soi est le support de cet échange réglé entre les personnes

et c’est encore le même échange entre le soi affecté et le prochain affectant. En d’autres termes

enfin, c’est au plan éthique que l’affection de soi par le prochain revêt les traits spécifiques qui

620 Talmud de Babylone, Shabbat, 31 a

621 Mt 7,12

622 E. Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, op.cit., p. 295

623 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 226

172

relèvent tant du plan proprement éthique que du plan moral marqué par l’obligation. La définition

même que Ricoeur nous propose déjà citée parlant du bien vivre avec et pour autrui « ne se conçoit

pas sans l’affection du projet de bien-vivre par la sollicitude à la fois exercée et reçue … 624

».

Voilà pourquoi nous pouvons affirmer à sa suite en disant que pour être « ami de soi », il

faut déjà être entré dans une relation d’amitié avec le prochain, comme si l’amitié pour soi-même

était une auto-affection rigoureusement corrélative de l’affection par et pour l’ami autre. Mais,

ajoute-t-il, « en vertu de la réversibilité des rôles, chaque agent est le patient de l’autre 625

». En fait,

tout le projet de Ricoeur est de vouloir montrer essentiellement qu’il est impossible de construire de

façon unilatérale cette dialectique ; soit que l’on tente avec Husserl de dériver l’alter ego de l’ego,

soit qu’avec Emmanuel Lévinas, on réserve au prochain, l’initiative exclusive de l’assignation du

soi à la responsabilité.

Certes, Husserl sait comme tout le monde que nous ne sommes pas seuls et que nous nions

notre solitude transcendantale du seul fait que nous la nommons et l’adressons à quelque partenaire

du discours des Méditations. Comme chacun, il comprend, avant toute la philosophie, « le mot

autrui comme signifiant autre que moi626

». Que l’autre soit dès le début présupposé, l’épochè par

laquelle l’analyse débute ; d’une manière ou d’une autre, « j’ai toujours su que l’autre n’est pas un

de mes objets de pensée, mais, comme moi, un sujet de pensée ; qu’il me perçoit moi-même comme

un autre que lui-même627

», qu’ensemble nous visons le monde comme une nature commune;

qu’ensemble, encore, nous édifions des communautés des personnes susceptibles de se comporter à

leur tour sur la scène de l’histoire comme des personnalités de degré supérieur. Toutefois Ricoeur

reconnaît que c’est le secours du prochain, de l’autre qui m’aide à me rassembler, à m’affermir, à

me maintenir dans mon identité628

.

En effet, l’approche ricoeurienne nous fait comprendre que l’autre n’est pas condamné à

rester étranger comme le pense Lévinas, mais peut devenir semblable, à quelqu’un qui, comme

moi ; dit « je ». Or ce mouvement du prochain vers moi est celui qu’inlassablement dessine l’œuvre

d’Emmanuel Lévinas. Et c’est en moi que le mouvement parti de l’autre achève sa trajectoire. En

fait, pour médiatiser l’ouverture du Même sur le prochain et l’intériorisation de la voix de l’Autre

624 ibid., p. 381

625 ibid., p. 382

626 ibid.

627 ibid.

628 ibid., p. 384

173

dans le Même, il faut que le langage apporte ses ressources de communication, donc de réciprocité,

comme l’atteste l’échange des pronoms personnels tant des fois, un échange plus radical, celui de la

question et de la réponse où les rôles ne cessent de s’inverser.

Le même constat est fait par Stéphane Habib lorsqu’il dit : « Le dialogue n’implique-t-il pas

précisément un échange, une réciprocité stricte dans l’acte de parler ?629

». Ainsi, si la parole est

commune à l’homme et à Dieu, c’est parce que par définition, elle est dialogale. La relation de

l’homme et de Dieu ne peut être que dialogale, parce que la parole de l’un ne se constitue comme

parole qu’à travers la parole de l’autre. Ici, on se rend compte que la réciprocité de l’échange

s’impose. Un dialogue, nous avons envie de dire comme nous pouvons le constater dans ce que

nous allons développer dans la troisième partie, par définition, est toujours le langage de l’échange

et de la réciprocité. Raison pour laquelle, chez Paul Ricoeur comme chez Rosenzweig, la

subjectivité est sans doute elle-même marquée de réciprocité.

Cependant, même s’il y a forcement ici réciprocité, il y a lieu encore de parler d’une

asymétrie prônée par Lévinas. En d’autres termes, il nous semble que réciprocité et asymétrie

doivent et peuvent être tenues ensemble dans la pensée même de Rosenzweig comme nous allons le

constater. C’est vrai, Dieu ne peut dire « Je » que dans la mesure où l’homme lui dit « Tu », c’est-à-

dire où celui-ci soumet son je à une extériorité qui l’investi.

Le Je divin est lui aussi dépendant d’une extériorité, de sa reconnaissance par un Tu humain.

Il s’agit pour un sujet de témoigner de Dieu dans le temps, dans la durée, de le reconnaître soi-

même comme un Tu répondant à l’adresse d’un Je. Dieu se donne et l’homme reçoit et en

contrepartie, l’homme soutient l’être de Dieu. L’impératif de l’amour est un impératif de réciprocité

car se révèle l’abandon consenti et volontaire de l’aimé. La volonté renonce à elle-même et se

soumet à l’extériorité, la libre volonté d’un autre.

Réciprocité si parfaite ; et comment en douter dès lors que nous avons vu les places de Je et

Tu comme interchangeables. Je suis Tu pour un Je, et Je face à un Tu qu’il apparaît que chacun est

posé comme autre pour l’autre. Autrement dit, la circularité de l’échange implique un Je en tant que

Tu pour l’autre. Et pour que la réponse soit répondante, disons satisfaisante, pour que la réponse

réponde adéquatement donc, il faudrait encercler, totaliser selon les termes même de Rosenzweig au

moins l’Autre, sinon l’Autre et le Même dans une relation. « Cette relation serait ce qui s’appelle, et

629 S. Habib, Lévinas et Rosenzweig. Philosophies de la Révélation, op.cit., p. 210

174

sans doute ce que Franz Rosenzweig aura appelé, un dialogue630

. Ainsi, comme le remarque

Emmanuel Mounier, « le rapport interpersonnel positif est une provocation réciproque, une

fécondation mutuelle631

» ; sachant tout de même que quelque chose d’autrui échappe toujours à

notre plus total effort de communication.

Et si le prochain ne répond pas par une attitude semblable ? Qu’importe, nous dit Marcel

Domergue, le choix de l’amour n’est pas une astuce pour appeler l’amour de l’autre. « Il est de

l’essence de l’amour d’être gratuit 632

», simple présence, disponible à l’accueil. En peu des mots

Jankélévitch avait raison lorsqu’il affirmait que la morale n’a de sens que si elle n’attend ni

récompense, ici ou dans l’au-delà. Cette conception de la morale est inséparable de celle de

l’humanisme prônée par Lévinas, elle implique le respect du prochain.

Cependant, la conception du pape Bénoît XVI est tout autre et rejoint en quelque sorte celle

de Paul Ricoeur, car selon lui, l’homme ne peut pas vivre exclusivement dans l’amour oblatif,

descendant. « Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner

de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don633

». Ici se manifeste la notion de la réponse, de

réciprocité tel qu’on la retrouve chez Paul Ricoeur, Franz Rosenzweig, Martin Buber, …L’amour se

manifeste ici non plus seulement comme un commandement mais comme une réponse au don de

l’amour par lequel Dieu vient à notre rencontre.

Quant à Lévinas, plus haut que la justice étatique, où il y a les juges et la réciprocité

juridique dans la répartition du mien et du tien, il met la rencontre du moi avec le visage du

prochain, ce qu’il appelle l’ « asymétrie de l’intersubjectivité634

», peu importe l’attitude du

prochain à mon égard, je dois prendre son destin sur mes épaules. Même la notion de la justice

prend un autre sens comme nous le verrons parlant du Tiers dans la partie suivante, car pour lui,

contrairement à ce qu’a développé Ricoeur à ce sujet. Lévinas inverse la hiérarchie des valeurs de

l’ordre étatique. Selon lui, la justice naît de la charité. En effet, la vision du visage est l’amour. Cet

amour qui compatit à la souffrance du prochain, une caritas, donc qui renvoie à la miséricorde. Et la

justice se révèle sous ces rapports, comme un moment de l’amour635

.

630 ibid., p. 237

631 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 42

632 M. Domergue, Liberté, Loi, Morale. Cahiers pour croire aujourd’hui, Paris, éd d’Assas, 1992, p. 34

633 Bénoît XVI, Dieu est amour, op.cit., p.8

634 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 115

635 ibid., p. 197

175

Si dans l’Etat, le droit juridique montre le partage équitable, la charité qu’inspire le visage

incite au partage de la souffrance et à la sympathie : la compassion. C’est ici que se situe le socle de

la légitimité de l’Etat pour Lévinas. Un Etat qui engloutit dans son déterminisme « le visage »,

l’ordre qui lui est inhérent, tel l’Etat hobbien, est totalitaire636

. La justice a une valeur existentielle ;

elle couronne le visage non pas pour le masque qu’il porte mais pour toute la densité ontologique

qui se trouve derrière ce masque637

. Or la justice vient de la bonté qui traduit la capacité de

l’homme, propre à sa personne, de se sacrifier pour son prochain, celui qui porte le même visage

existentiel au-delà de toute économie déterministe de la réalité sensible.

Proche ou lointain, étranger ou compagnon de route, autrui me regarde au point que je dois

non seulement me considérer comme son otage, mais aussi répondre à sa demande de vie sans

m’attendre à une réciprocité, celle-ci étant son affaire à lui nous dit Lévinas. De la simple relation

symétrique et réciproquement épanouissante, nous voilà donc embarqués dans une asymétrie

relationnelle faite de libéralité, de générosité et de gratuité absolue. L’ouverture au prochain ne doit

avoir qu’un seul et unique but: prendre soin du prochain, le générer, lui donner valeur, existence et

épanouissement, sans attendre la réciproque. Nous sommes ici sous le régime de la mystique du don

qui se vit sous la forme du martyre et d’une perpétuelle réponse à l’amour qui le premier nous

choisit. L’éthique chez Lévinas s’exprime à travers l’asymétrie.

La mise en question de la spontanéité du Moi, de son effort pour persévérer dans son être,

est l’éthique même en ce qu’elle se donne comme l’injonction, ayant sa source dans le visage

d’autrui, d’une responsabilité infinie, sans réserve et sans limite, pour autrui. L’éthique, et le

discours philosophique qui en témoigne, sont donc chez Lévinas strictement référés au point de vue

du Je singulier638

. Ce qui est une conséquence de la dissymétrie qui ordonne la relation éthique : je

ne peux pas demander à autrui la réciprocité dès lors que j’assume l’éthique comme l’épreuve d’une

responsabilité infinie. Ce serait contradictoire et monstrueux d’amoralité selon Lévinas.

En effet, nous pensons que tenter à tout prix de rapprocher Lévinas à Ricoeur dans leur

philosophies, reviendraient en fait à les lire comme si elles nous enseignaient la même chose, à leur

ôter ainsi toute singularité, à les réduire en les faisant fusionner et ça rejoint une de nos

préoccupations qui se résume en ces termes : pourquoi vouloir fondre l’Autre dans le Même? En les

636 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 34

637 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 115

638 Sur cette question, cf. Jean-Louis Chrétien, « La dette et l’élection », in Cahier de l’Herne, Emmanuel Lévinas,

op.cit., pp. 262-274

176

faisant fusionner, on les tire là où elles ne mènent pas et pour tout dire, procéder ainsi en

construisant une sorte de synthèse ne serait rien d’autre que faire violence à leur texte. Mais sans

toute fois oublier que leur rencontre était inévitable et qu’elle fut même si désirable que Lévinas

plus d’une fois l’aura affirmée, féconde.

La relation non-réciproque que nous retrouvons chez Lévinas, le désintéressement total

lévinassien qui s’exprime sous forme d’une gratuité jusqu’au don de soi, une approche où il veut

montrer que la réciprocité, la mutualité s’inscriraient sur le registre du commerce, nous donne-t-elle

la légitimité de le considérer comme un penseur de la subjectivité ou plutôt de l’inter-personnalité

vu que dans Totalité et Infini, Lévinas reconnaît la place du sujet, du Je parlant de sa consistance.

Tel est l’objet de notre réflexion dans ce sous chapitre suivant.

II. 5 : Lévinas : penseur du prochain ou de l’inter-personnalité ?

On aurait tort de croire que la philosophie de Lévinas ne serait qu’une philosophie du

prochain comme le souligne Jean Greisch à ce sujet : « si tout au long de Totalité et Infini, on

assiste au développement d’une certaine idée de la subjectivité, la subjectivité comme accueillant

Autrui, comme hospitalité, la découverte décisive est que, proche ou lointain, étranger ou

compagnon de route, autrui me regarde639

». Position pourtant également défendue par François

Guibal en ces termes : « L’œuvre de Lévinas est tout entière un éloge de l’extériorité, une apologie

de l’Autre640

».

Mais, c’est oublier que, dès la préface de Totalité et Infini, Lévinas présente sa démarche

comme une défense de la subjectivité641

, une subjectivité qu’il s’agit de penser comme accueil

d’autrui, comme hospitalité tel que nous venons de l’énoncer. Il est presque impossible de dissocier

la tradition juive et la philosophie du sujet. Il existe un lien entre l’attitude de Dieu telle qu’elle

nous est transmise par les Ecritures et la philosophie du sujet à laquelle nous avons affaire. Dieu par

l’intermédiaire du prophète, se présente véritablement comme celui qui « soutient et porte ». Il

appuie l’homme, souffre pour lui, partage son exil, et pleure pour lui642

.

639 J. Greisch et J. Rolland (sous la direction), Emmanuel Lévinas. L’éthique comme philosophie première, Paris, Cerf,

1999, pp. 28-29 640

F. Guibal, Et combien de dieux nouveaux ? , op.cit., p. 19 641

E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 11 642

C. Chalier, Singularité juive et philosophie. Les cahiers de la nuit surveillée, Paris, Verdier, 1984, p. 95

177

Or le sujet est celui, comme le serviteur souffrant, prend sur lui les souffrances du prochain,

d’autrui pour l’en soulager. Ainsi, plus importante que la toute puissance de Dieu est la

subordination de cette puissance au consentement éthique de l’homme. Le Moi prend sur soi toute

la souffrance du monde et il se désigne seul pour ce rôle. Se désigner ainsi, c’est-à-dire ne pas se

dérober, répondre avant que le prochain n’appelle, voilà ce que c’est être Moi, Sujet643

. Ou encore,

le pouvoir répondre là où je suis appelé. En des termes très proches de Lévinas, Cathérine Chalier

développe l’importance d’un « sacrifice de soi » qui ne soit ni complaisance envers la souffrance ni

mortification, mais constat souci de maintenir éveillé et ouvert-en soi un espace de proximité644

.

Ainsi, selon Lévinas, chacun est invité à agir comme s’il était le Messie et pour lui, le

Messie c’est le juste qui souffre ; celui qui a pris sur lui la souffrance des autres. A partir de cette

conception, nous pouvons facilement comprendre le fondement du développement qu’il fait parlant

de la responsabilité infinie comme nous allons le démontrer envers le prochain dans la partie

suivante jusqu’à sa substitution, deux notions, nous semble-t-il, qui font preuve des limites à sa

pensée et que nous reprendrons dans la dernière partie.

La philosophie lévinassienne du sujet nous place dans une posture double : accueil de la

fécondité d’une pensée qui, tout en restant en extériorité, stimule fortement l’intelligence de la foi

mais en même temps, nous pousse à élaborer une distance critique. Le sujet doit sortir pour

manifester en tant qu’existant son « me voici ». Alors se déploie tout le sens de la substitution, non

pas au sens de se mettre à la place du prochain pour ressentir ce qu’il ressent, mais comme le fait de

s’associer à la faiblesse et à la finitude essentielles d’autrui. Se substituer signifie chez Lévinas

comme nous l’avons déjà dit, se sacrifier sans égoïsme et sans orgueil. C’est l’effort pour rendre la

vie du prochain meilleure.

Sa pensée vient renforcer la conviction que la visée de la justice est une donnée centrale

pour celui qui laisse venir à lui la question de Dieu. « La justice rendue à l’autre, mon prochain, me

donne de Dieu une proximité indépassable. Elle est aussi intime que la prière et la liturgie qui sans

la justice ne sont rien. Dieu ne peut rien recevoir des mains qui ont fait violence. Le pieux, c’est le

juste. Justice est le terme que le judaïsme préfère à des termes plus évocateurs de sentiments car

l’amour lui-même demande la justice et ma relation avec le prochain ne saurait rester extérieure aux

643643 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 120

644 C. Chalier et M. Faessler, Judaïsme et Christianisme. L’écoute en partage, Paris, Cerf, 2001, p. 243

178

rapports que ce prochain entretient avec des tiers. Le tiers est aussi mon prochain645

», notion que

nous allons reprendre parlant de la justice chez Lévinas.

L’idée de la substitution, indispensable à la compréhension de la subjectivité, nous permet

non seulement un rapprochement avec le sujet croyant solidaire des opprimés mais aussi, plus

largement, avec le chrétien responsable646

. Pour Dietrich Bonhoeffer, théologien allemand, « la

responsabilité repose sur la substitution647

». Ainsi par exemple, « le père agit à la place de ses

enfants en travaillant, s’inquiétant, luttant et souffrant pour eux, et en les défendant. Il prend ainsi

réellement leur place. Il n’est pas un individu isolé, mais il réunit en sa personne celle de plusieurs

individus. Par toute tentative de vivre comme s’il était seul, il renierait la réalité de sa

responsabilité. Il ne peut échapper à celle-ci, qui lui est octroyée par la paternité 648

». C’est

effectivement ce que propose Lévinas au sujet de la responsabilité infinie jusqu’à la substitution.

Mais, cette théorie est-elle valable en philosophie ? Car en suivant le raisonnement de

Bonhoeffer, nous avons l’impression qu’il y a confusion parlant de l’homme comme personne

humaine et du Messie en la personne du Christ. D’ailleurs, lui-même le confirme lorsqu’il dit : « Le

Christ révèle ainsi que l’essence de la responsabilité découle du fait que le sens de notre vie est

d’assumer le moi de tous les autres humains.

L’homme ne peut donc réaliser son être, atteindre la vraie vie, qu’en comprenant la

responsabilité, à l’image du Christ, comme un oubli total de soi ou plus positivement, comme une

ouverture radicale aux autres et non pas comme une utilité pratique au service de valeurs humaines

et de projets terrestres649

». Et si nous essayons de comprendre, ici chaque chrétien ou toute

personne humaine pour tout dire, devient le messie ou encore plus exactement, il est dans le monde

en mission de messianité. Nous montrerons plus tard dans la dernière partie, notre désaccord à une

pareille conception qui d’une part fait de la philosophie une pensée exclusiviste et d’autre part une

pensée utopique.

Si nous revenons à sa philosophie non seulement de l’autre mais également comme

défenseur de la subjectivité, il s’agit en fait pour le sujet, de manifester sa disponibilité radicale face

à la détresse du prochain, d’autrui. « Tu aimeras ton prochain, c’est cela ton toi-même ou tu aimeras

645 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 36

646 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 65

647 D. Bonhoeffer, Ethique, (1949), Traduction de L. Jeanneret, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 182

648 ibid., p. 184

649 ibid.

179

ton prochain comme toi-même650

». Le Moi prend la dimension d’humanité dans et par cet amour

du prochain même s’il est privé de réciprocité. Bien évidemment, la notion de réciprocité n’est pas

lévinassienne comme nous venons de le voir. Le Moi n’attend donc pas le remerciement.

Mais il répond à un impératif. Le visage du prochain me signifie une responsabilité

irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat. Lévinas nous met en garde

contre un repli sur notre immanence comme l’affirme A. Gresche, qui conduirait à la négation de

l’altérité transcendante et qui serait une perte anthropologique651

. C’est ce que d’ailleurs affirme

Paul Ricoeur lorsqu’il dit que l’autonomie du soi est intimement liée à la sollicitude pour le proche

et à la justice pour chaque homme652

. Ainsi, continue-t-il, la dialectique du même et de l’autre,

réajustée à la mesure de notre herméneutique du soi-même et de son autre, empêchera une ontologie

de l’acte et de la puissance de s’enfermer dans la tautologie.

La fameuse aporie, consistant à savoir s’il faut s’aimer soi-même pour aimer un autre Soi, ne

doit donc pas nous aveugler. C’est elle en fait qui conduit directement au cœur de la problématique

du soi et de l’autre que soi. Cette réciprocité, rejeté par Lévinas, va jusqu’à la mise en commun d’un

« vivre ensemble », jusqu’à l’intimité. Raison pour laquelle Paul Ricoeur affirme : « il faut donc

qu’il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre653

». Et rejoignant en quelque

sorte la pensée lévinassienne, il dira « … le soi est essentiellement ouverture sur le monde et son

rapport au monde est bien, comme le dit Brague, un rapport de concernement total : tout me

concerne654

».

Mais comme on peut le constater, le titre même de son ouvrage Soi-même comme un autre

est le rappel permanent de la primauté de cette dialectique. Sinon le moi d’avant la rencontre du

prochain, est un moi obstinément fermé, vérouillé et séparé. Et comme le confirme Lévinas, « Dans

la séparation le Moi ignore autrui655

», à moins que l’on ne croise le mouvement éthique par

excellence du prochain vers le soi avec le mouvement gnoséologique du soi vers le prochain. Ainsi,

le thème de l’extériorité n’atteint le terme de sa trajectoire, à savoir l’éveil d’une réponse

responsable à l’appel du prochain, qu’en présupposant une capacité d’accueil, de discrimination et

650 E. Lévinas, A l’Heure des Nations, op.cit., p. 128

651 A. Gresche, La Destinée, Paris, Cerf, 1995, p. 46

652 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 30

653 ibid., p. 215

654 ibid., p. 368

655 E. Lévinas, Totalité Infini, op.cit., p. 34

180

de reconnaissance qui relève à notre sens d’une autre philosophie du Même que celle à laquelle

réplique la philosophie de l’Autre.

Si, en effet, l’intériorité n’était déterminée que par la seule volonté de repli et de clôture,

comment entendrait-elle une parole qui lui serait si étrangère qu’elle serait comme rien pour une

existence insulaire ? Il faut bien accorder au soi une capacité d’accueil qui résulte d’une structure

réflexive, mieux définie par son pouvoir de reprise sur des objectivations préalables que par une

séparation initiale. Bien plus, ne faut-il pas comme le dit Paul Ricoeur « joindre à cette capacité

d’accueil une capacité de discernement et de reconnaissance, compte tenu de ce que l’altérité de

l’Autre ne se laisse pas résumer dans ce paraît bien n’être qu’une des figures de l’Autre, celle du

maître qui enseigne, dès lors que l’on doit prendre en compte celle de l’offenseur dans Autrement

qu’être ?656

».

En effet, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, l’Autre n’est plus ici le maître de

justice, comme c’est le cas dans Totalité et Infini, mais offenseur, lequel en tant qu’offenseur, ne

requiert pas moins le geste qui pardonne et qui expie. Ici, l’abîme creusé entre altérité et identité est

franchi. « Il faut parler d’expiation, comme réunissant identité et altérité657

». Sinon une autre

question se pose :

Qui donc distinguera le maître du bourreau ? Le maître qui appelle un disciple, du maître qui

requiert seulement un esclave ? Quant au maître qui enseigne, ne demande-t-il pas d’être reconnu

dans sa supériorité même ? Autrement dit, ne faut-il pas que la voix du prochain qui me dit : « tu ne

tueras pas », soit faite mienne, au point de devenir ma conviction, cette conviction qui égale

l’accusatif du « me voici » avec le nominatif du : « ici, je me tiens ?658

». Bref, il faut qu’une

dialogique superpose la relation à distance prétendument absolue entre le Moi séparé et l’Autre

enseignant ; et s’exprime dans sa plus extrême vigueur la philosophie de l’altérité.

Ainsi, nous pouvons dire que de la confrontation entre Edmund Husserl et Lévinas, ressort

la suggestion qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le

mouvement du Même vers le prochain et celui du prochain vers le Même. Les deux mouvements ne

s’annulent pas dans la mesure où un se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre

dans celle, éthique de l’injonction. Comme le dit Paul Ricoeur, « je suis appelé à vivre-bien avec et

656 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 395

657 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 151

658 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 395

181

pour autrui…659

». Le sujet ne peut être sujet que par rapport à un autre sujet. Que l’Autre soit

également sujet est de la plus haute importance.

On peut appeler subjectivité selon Stéphane Habib à la suite de Lévinas, cette unicité

d’unique à laquelle s’adresse, c’est-à-dire s’impose, c’est-à-dire oblige l’extériorité de la parole de

l’Autre660

. Cependant, comme le rappelle Emmanuel Mounier, la personne est un dedans qui a

besoin du dehors. Car en effet, « l’existence personnelle est toujours disputée entre un mouvement

d’extériorisation et un mouvement d’intériorisation qui lui sont tous essentiels…661

».

Quant à Rosenzweig, parlant de l’intériorité et de l’extériorité développées dans L’Etoile de

la Rédemption, il dira qu’une des problématiques centrales de l’éthique juive, soit la résolution du

conflit qui se joue chez l’individu, entre intériorité et extériorité, résolution qui fera surgir l’unicité

de la figure d’un peuple pour qui se joue le pittoresque entremêlement de l’intérieur et de

l’extérieur. L’intériorité sera conçue comme le rapport que l’individu entretient avec son soi, son

noyau le plus intime, et qui le relie au royaume extra-mondain du divin. Le domaine d’intériorité

lui-même sera malgré tout difficile à définir, car l’opposition entre intériorité et extériorité se jouera

au cœur même d’une subjectivité, entre des facultés portées vers le dehors, et d’autres qui

soutiennent le noyau intime de la subjectivité.

En outre, on pourra constater que l’intériorité se présente toujours dans le domaine de

l’extériorité, dans la dynamique d’un mouvement vers l’extérieur ainsi que d’une réception active

de certains éléments du monde. Voilà pourquoi à la suite de Rosenzweig, Aude-Emmanuelle

Hoareau affirme : « La résolution du conflit entre intériorité et extériorité sera rendu possible par la

notion d’extériorisation qui correspond à un acte spécifique, soit à ce mouvement d’expansion hors

de soi et en direction du monde, qui matérialise la tâche éthique de l’homme662

».

Et c’est ce que nous retrouvons chez Thomas Hobbes en ces termes : « Plus qu’un corps, la

personne est une réalité dotée d’une personnalité par laquelle elle se définit dans sa perspective

d’intersubjectivité, à savoir dans ses rapports à l’autre d’où découlent certaines conséquences

politico-juridiques663

». Ainsi, la libre réalisation de soi qu’on retrouve également chez Gabriel

Marcel passe ou plus précisément a lieu à partir de la communication qui traduit « la disponibilité

659 ibid., p. 405

660 S. Habib, Lévinas et Rosenzweig. Philosophies de la Révélation, op.cit., p. 283

661 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 61

662 A-E. Hoareau, Ethique et salut chez Franz Rosenzweig, op.cit., p. 18

663 T. Hobbes, Le Citoyen ou les Fondements de la politique, Littérature et Politique, Paris-Berlin, 1991, p. 269

182

de sa personne à l’autre664

». C’est en même temps ce que nous pouvons constater quand nous

parlons de la responsabilité et de la liberté qui témoignent du débordement de la personne vers

l’autre, car l’identité de soi ne peut se définir que dans un contexte social. Et ici, la conception de

Mounier à ce sujet devient plus éclairante car selon lui l’ouverture vers l’autrui est préparée par la

vie intérieure ; elle est vocation à être dans le monde. Pour lui, « être c’est aimer665

».

L’intériorité de la personne ne s’épuise pas dans une subjectivité, dans un cogito qui cerne

l’existence et s’enferme dans l’univers intime de ses propres valeurs. L’intériorité de la personne est

d’abord « recueillement ». Ainsi, la vie intérieure est le propre de la vie personnelle, apte à

reprendre et à se ressaisir en vue d’un élan vers l’extérieur, comme un ensemble de forces vitales

unifiées. L’intériorité se présente comme un réceptacle d’humanité qui expose la personne à

l’ouverture sur le monde et lui donne la possibilité de connaître l’autre. Connaître l’autre, c’est pour

la personne, un mode d’être, une manifestation d’amour car être, c’est aimer comme nous l’avons si

bien signifié plus haut. Et aimer, c’est comprendre l’autre. Bref, chez Mounier, « l’homme intérieur

ne tient debout que sur l’appui de l’homme extérieur, l’homme extérieur ne tient debout que par la

force de l’homme intérieur666

».

Mais l’intériorité comme recueillement vise l’approfondissement personnel, à savoir

l’éclaircissement de l’en-soi. Celui-ci, protégé par l’intériorité, se présente comme un secret qui se

laisse découvrir par les autres. L’en soi annonce la personne comme un être transfini667

, un être qui

ne se contente pas de manifester sa personnalité mais qui, en plus, s’ouvre vers l’infini pour

s’engager dans un au-delà d’elle-même. Tout mode d’être est une lutte ; la vie même est une lutte.

Et cette lutte traduit l’agôn de l’existence pour s’exposer surtout comme disponible au prochain ;

elle est engagement au nom de l’amour pour le prochain.

La lutte personnelle est agôn, au sens d’un combat respectueux des valeurs morales qui

servent de socle à l’homme pour s’épanouir. Ainsi, l’engagement personnel a vocation à modifier la

réalité extérieure, ce qui donne à la personne l’occasion d’enrichir son univers par de nouvelles

valeurs, inspirées par le rapprochement de l’autre homme, du prochain. La noblesse de la personne

est éclairée par sa disponibilité envers l’autre, celui qui est en face de moi, et qui incite à franchir

les frontières de l’individualisme. Lorsque ce moi s’expose, lorsqu’il montre son visage dévoilant

664 G.. Marcel, Essai de Philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1967, p. 336

665 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 63

666 E. Mounier, Qu’est-ce que le Personnalisme ? Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1962, p. 22

667 E. Mounier, Manifeste au service du personnalisme, Paris, Seuil, 1961, p. 181

183

son intériorité, dans la rencontre du visage de l’autre, le moi anonyme se transforme en un « je »

personnel, solidaire, comme faisant partie d’un nous668

.

La vie extérieure la destine à la symbiose avec son prochain. Il s’agit d’une condition

essentielle pour l’épanouissement de tous à partir de l’épanouissement de chacun. Le Moi est

devant le prochain, pour le prochain et cela sans être passif, mais en lutte permanente, et en

rebondissement dans son élan de disponibilité pour le prochain. Et dans cette perspective, le Moi

s’affirme, en même temps qu’il affirme le prochain comme personne. L’humanisme personnaliste

de Mounier diffère par là de celui de Lévinas qui fait exister le prochain, l’autre homme, avant celui

qui l’affirme et qui l’aime. En d’autres termes, là où Mounier place la disponibilité du Moi pour le

prochain, Lévinas voit l’effacement et le sacrifice personnel pour le prochain que nous allons

développer en parlant du don de soi lévinassien.

La personne, chez Mounier, tout en étant foncièrement morale, n’en est pas moins

pragmatique. Cependant, dans sa lutte contre l’idéalisme et l’individualisme, Mounier fait preuve

d’un soupçon de naïveté, croyant à un idéal communautaire, alors que cette même histoire montre

que l’homme, en tant que personne demeure un idéal à réaliser qui, jusqu’aujourd’hui, n’est pas

encore atteint.

Lévinas dessine la personne à partir du visage du prochain. L’histoire de l’humanité passe

par la réalisation du moi dans ses rapports intersubjectifs avec ses semblables. En revanche, l’égo

s’efface devant le visage de l’autre homme qui s’impose à son horizon pour le guider. Lévinas

s’intéresse, par contre, à l’apparition de la personne comme expression d’une non-indifférence de

l’homme à l’égard de son prochain. La personne est l’être-pour-l’autre, le visage qui dévisage autrui

avec un sentiment de sympathéia669

dans la proximité de l’existence.

A l’inverse de la conception sartrienne, la personne lévinassienne se dévoile comme subjectivité

engagée qui assume même qu’elle n’a point choisi. L’engagement sartrien suppose une dette à

acquitter, la philosophie de l’un-pour-l’autre signale la destitution du Moi au profit du prochain

dans ma passivité de martyre670

. C’est pourquoi l’un-pour-l’autre implique des relations

asymétriques.

668 ibid., p. 191

669 Qui veut dire chez Lévinas, comprendre et sentir sa souffrance, au nom du visage qui reflète l’image de mon visage.

670 E. Lévinas, Dieu, Mort et Temps, op.cit., p.184

184

C’est le sujet qui approche et qui, par conséquent, constitue une relation à laquelle, je

participe comme terme, mais où je suis plus ou moins qu’un terme. Et dans cette approche,

l’approchant n’est pas un simple individu, grâce aux liens qu’il noue avec le prochain. L’approché

et l’approchant-le visage dénudé que le Moi accueille-sont en prise dans la fraternité qui est la

proximité et que Lévinas qualifie de signifiance671

.

C’est dans ce sens que l’autre devient mon prochain. La proximité a un ce sens hautement

existentiel chez Lévinas. Elle suppose fondamentalement l’humanité de la personne : elle est

notamment la signifiance du visage672

. Il importe de retenir que cette humanité ne désigne pas la

prise de conscience d’un Moi concernant son identité. Dans ces rapports avec la proximité, elle est

plus que cela. C’est la qualité qui pense la personne à l’approche, au voisinage et au contact du

prochain dans une relation de fraternité que nous allons développer dans la partie suivante parlant

de la socialité chez Lévinas. C’est dans la proximité ainsi que se fait jour mon engagement envers le

prochain, ce qui confirme ma subjectivité comme approche inévitable de l’autre. Cet engagement

implique la singularité du prochain qui m’assigne avant que je ne le désigne, en dehors et avant tout

a priori.

En revenant sur l’approche sartrienne, le fait est de constater que la rencontre du prochain se

fait sur le mode du conflit. En effet, affirme-t-il, quand je rencontre un autre homme, je me sens

immédiatement menacé dans ma liberté. Cette rencontre va donc être un conflit parce que ce n’est

autre que la rencontre d’une autre liberté face à moi, qui nie la mienne. Si bien que je ne suis plus,

désormais, maître de ma situation. Nous sommes donc en présence d’un véritable et infernal duel

des consciences. Selon Sartre, je redoute le jugement du prochain car il fait de moi son objet, mais

je fais aussi de lui mon objet ; donc nous nous craignons.

Ici, nous pouvons relever quelques limites à cette approche sartrienne partant même de

l’exemple pris sur lui-même. L’expérience de la honte ne représente pas l’essentiel de l’expérience

du prochain. Le rapport à autrui peut aussi être harmonieux. Il érige donc une expérience

particulière en modalité même du rapport au prochain. Ensuite, si la théorie a le mérite de

reconnaître que le prochain n’apparaît pas comme un objet, il reste qu’il est excessif de prétendre

qu’il est au contraire accessible comme pur sujet. Ce que Sartre découvre dans l’expérience de la

honte, c’est toujours la structure de ma conscience : il n’y a pas à proprement parler d’expérience du

671 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 132

672 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 244

185

prochain. Ainsi, ce n’est jamais en tant que lui-même qu’autrui apparaît dans la honte, mais, comme

autre face de mon être regardé. S’il y a une expérience véritable des autres, elle ne peut s’épuiser

dans le vécu de mon objectivation.

La séparation entre moi et autrui reste donc insupportable mais aujourd’hui, on préfère dire

que, tout simplement, là n’est pas le problème. Ce qui fait problème, c’est la reconnaissance du

prochain, le respect de l’autre homme en tant que tel comme nous allons le développer dans la

partie suivante; car je vis avec lui et que je suis certain de son existence, que je communique avec

lui, même si cette communication n’est pas toujours réussie. Bref, que la vie quotidienne continue,

même si ces problèmes sont insolubles.

Cependant, ces problèmes ne sont pas réellement sans conséquences sur notre vie

quotidienne, et sur nos rapports au prochain. Voilà pourquoi on s’accorde aujourd’hui pour dire que

le problème du prochain n’est finalement pas celui de sa connaissance et d’ailleurs, chercher à

connaître autrui revient toujours à réduire l’autre homme à un autre moi-même, bref à ne pas le

reconnaître, à détruire sa spécificité car que fait la connaissance ? Elle assimile, elle réduit au

même. Egalement, le problème ne concerne pas son existence mais comme nous venons de le dire,

celui de sa reconnaissance. C’est que le prochain n’est pas un objet parmi d’autres ; or c’est cette

dimension pourtant essentielle d’autrui qui rate toute tentative de connaissance ; car la

connaissance, elle aussi, objectivie.

Parlant de la situation désastreuse que connaît notre monde, on constate comme l’affirme

Paul Ricoeur que « la plupart de ces souffrances sont infligées à l’homme par l’homme673

». Elles

font que la part la plus importante du mal dans le monde résulte de la violence exercée entre les

hommes. Cependant remarque-t-il, « c’est parce que Husserl a pensé seulement l’autre que moi

comme un autre moi, et jamais le soi comme un autre, qu’il n’a pas de réponse au paradoxe674

».

Ainsi, l’autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime

de son sens.

Pour Jean-Paul Sartre, c’est le conflit existentiel qui prédomine car notre personne réunit un

être-pour-soi et un être-pour-l’autre. Mais d’autre part, on ne peut vivre sans la proximité du

prochain. Le paradis et l’enfer n’existent pas a priori. Ils représentent des situations des états dans le

devenir fluctuant du monde, où le moi et l’autre, en relation d’amis ou d’ennemis, créent les décors.

673 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 371

674 ibid., p.380

186

Ainsi, mon paradis, à la rencontre du prochain, peut se transformer en enfer. « L’enfer c’est les

autres675

». Or, l’humanisme, au-delà de tout dogmatisme métaphysique, met en exergue les valeurs

imprégant l’homme dans sa totalité. Et quand nous parlons de l’homme dans sa totalité, nous

voyons aussi la dimension spirituelle et oblative, la mystique du martyr qui va jusqu’au don de soi

dans l’amour et même dans l’asymétrie de la responsabilité comme c’est le cas dans ce sous

chapitre où nous voulons justement analyser et interpréter une telle conception.

II. 6 : Don de soi, mystique du martyre dans l’amour et l’asymétrie de la responsabilité

Dans la pensée lévinassienne, être responsable, c’est savoir donner et se donner. La

responsabilité est la possibilité même de donner ; et donner signifie diaconie avant tout dialogue676

.

Le don consiste à prendre soin des besoins de l’autre et à régler ses infortunes et ses malheurs677

. Il

consiste aussi à nourrir, à vêtir et à loger le prochain. Mais au-delà de la dimension matérielle du

don, il y a la dimension oblative à ne pas oublier. Celui qui aime ne donne pas seulement les choses.

Il se donne lui-même. Cela veut dire que le radicalisme du don peut aller jusqu’au martyre.

A ce propos, Lévinas déclare : « C’est méconnaître la réalité même du don que de penser

qu’il peut être compris comme simple dispense des choses matérielles. La vraie responsabilité

signifie l’être-arraché-à-soi-pour-un-autre ou encore le-pouvoir-de-donner-sa-propre-âme-pour-

l’autre678

». C’est en somme le mourir pour l’autre. Lévinas trouve en ce don de soi la vraie voie de

l’humanisme et de la sainteté. « La possibilité du sacrifice est en effet le vrai sens de l’aventure

humaine. (…) Sens ultime de l’amour sans concupiscence et d’un Je qui n’est plus détestable679

».

L’humanité du sujet responsable réside dans une intersubjectivité amoureuse qui devient en

fait l’unique devoir auquel est soumise sa liberté. La réalisation de ce devoir exige la brisure du Moi

monadique pour une responsabilité obligatoire. Par rapport à ce devoir de responsabilité, la liberté

elle-même apparaît comme une obligation antérieure à tout engagement libre. « Le sujet est

responsable avant d’être intentionnalité680

». La responsabilité d’amour ne peut ni se déterminer, ni

s’esquiver ; elle devance la liberté même, telle une irrésiliabilité élection avec laquelle il faut

675 J-P. Sartre, Huis-Clos, Paris, Gallimard,1947, p. 93

676 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 224

677 ibid, p. 119

678 ibid, p. 94

679 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 239

680 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 82

187

compter, à chaque instant et à jamais, telle une obsession où s’accomplit l’humanité de l’homme681

.

La seule dette que le sujet éthique a envers le prochain est alors celle de la responsabilité, un

impératif catégorique qui provient du divin sous la forme d’une loi à laquelle il est impossible de se

soustraire.

Cependant une question reste posée. Sa conception des thèmes éthiques et ontologiques

garantit-elle vraiment le dynamisme d’un agir moral épanouissant pour le sujet éthique ? Ou encore,

peut-on vraiment fonder une réelle éthique de l’inter-personnalité à partir de la pensée morale de

Lévinas ? Ce dernier affirme que devant l’injonction du visage du prochain qui parle et ordonne le

bien, la responsabilité du sujet éthique doit être illimitée. Pour être authentique, elle doit passer par

le don total de soi. « Chaque individu, dit-il, est virtuellement un élu, appelé à sortir du concept du

Moi, à perdre radicalement son poste et à répondre de sa responsabilité. Dire Je, c’est dire « me

voici » pour les autres682

».

Pour lui, l’élection est à comprendre comme une extrême responsabilité pour le monde

confié à la garde de l’homme. Elle consiste dans le fait que devant le visage de l’autre, le sujet

éthique ne reste pas simplement là à le contempler, mais qu’il lui réponde en prenant soin de lui

jusqu’à l’oubli total de sa propre personne. Il faut en effet que le Moi se mette à la place des autres

et porte le poids du monde, comme si tout l’édifice de la création reposait sur ses épaules683

. Il faut

non seulement répondre de soi, mais aussi se substituer aux autres, répondre d’eux, répondre à leur

place, répondre de leur responsabilité jusqu’à « se vider de son propre être684

».

Ce que Lévinas appelle le dés-inter-essement ou la responsabilité illimitée qui se concrétise

dans une sorte d’oblativité sans frontière. « La responsabilité pour autrui, c’est précisément un Dire

d’avant le Dit. Le Dire étonnant de la responsabilité pour les autres contre vents et marrés de l’être,

une interruption de l’essence, un désintéressement imposée de bonne violence685

». Pensée éthique

hautement suggestive, mais qui fait émerger des questions qui méritent éclaircissement.

L’ampleur de la responsabilité qui est demandée au sujet, pour ce qu’il n’a pas commis, et

même malgré lui, n’est-elle pas une tâche humainement impossible? Comment une responsabilité

peut-elle être infinie, même devant une faute non commise ? Et dans le même sens, le

681 C. Chalier, « Singularité juive et philosophie », in Emmanuel Lévinas. Positivité et transcendance (sous la direction

de J-L. Marion), op.cit., p. 84 682

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., pp. 232-233 683

E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 50 684

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 149 685

ibid., p. 91

188

désintéressement et l’oblativité dont parle Lévinas, ne sont-ils pas ontologiquement irréalistes

quand nous savons que, tout en étant le gardien de son prochain, le sujet éthique a aussi le devoir

d’être le berger de son être ? Autrement dit, avant d’être responsable de l’autre homme, le sujet n’a-

t-il pas aussi un devoir de responsabilité envers soi-même ? L’union avec l’autre ne commence-t-

elle pas par l’unité du sujet en soi-même ? Le sujet, ne doit-il pas prendre aussi soin de lui-même,

apprécier sa propre vie et s’aimer sans toutefois tomber dans le narcissisme ou l’égoïsme qui réduit

les autres à soi ?

Le commandement divin d’aimer le prochain comme soi-même a-t-il un juste écho et

interprétation dans la philosophie éthique de Lévinas ? Il nous semble que non. Lévinas fait du

commandement « aime ton prochain comme toi-même » une interprétation qui nous laisse un peu

perplexe. D’ailleurs, à la question du professeur J.G. Bomhoff qui lui demande justement quel sens

il donne à ce commandement, il déclare : « Voici comment je réponds à cette question : « Aime ton

prochain ; tout cela c’est toi-même ; cette œuvre est toi-même ; cet amour est toi-même. (…) La

Bible c’est la priorité de l’autre par rapport à moi. C’est dans autrui que je vois toujours la veuve et

l’orphelin. Toujours autrui passe avant moi. C’est ce que j’ai appelé en langage grec, la dissymétrie

de la relation interpersonnelle. Aucune ligne de ce que j’ai écrit ne tient, s’il n’y a pas cela686

».

Face à cette affirmation catégorique de Lévinas, nous disons que nous ne refusons pas

l’importance de l’amour de l’autre. Mais la question que nous nous posons est de savoir si

l’altruisme doit nécessairement passer par la haine de soi-même si nous n’exagérons pas dans notre

manière d’interpréter Lévinas. L’union à l’autre n’est-elle pas précédée par l’unité de l’être avec

soi-même ? Comme d’ailleurs l’a si bien expliqué saint Thomas ? Si le sujet a un devoir d’amour

envers l’autre, il ne doit pas oublier qu’il a aussi un devoir envers soi-même et que ce devoir est

même préalable à l’amour de l’autre.

En effet, c’est dans la mesure où le sujet s’aime et apprécie sa propre vie qu’il pourrait aussi

aimer et apprécier la vie des autres. On ne donne que ce que l’on a. Nous nous rappelons que dans

Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Lévinas fait de la relation éthique responsable le lieu de

la constitution et de l’éveil de la personne humaine. A ce propos, il affirme : « Je parle de la

responsabilité comme de la structure essentielle, primaire et fondamentale de la subjectivité. Je

décris la subjectivité, dit-il en terme éthique. L’éthique ne vient pas en supplément à une existence

686 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 145

189

préliminaire, c’est dans l’éthique entendue comme responsabilité que se noue le nœud de la

subjectivité687

.

Dans un autre livre, il affirme : « Le moi transcendantal vient du réveil par et pour

autrui688

». Ou encore « J’ai toujours pensé que l’élection n’est pas du tout un privilège ; c’est la

caractéristique fondamentale de la personne humaine, en tant que moralement responsable. La

responsabilité est une individuation, un principe d’individuation. Je soutiens l’individuation par la

responsabilité689

».

Dans ces affirmations, émerge clairement le statut d’un sujet qui n’est présent à lui-même que dans

l’éthique responsive, et qui se définit essentiellement par l’extériorité. Cette manière de parler du

sujet par rapport à l’éthique nous inquiète, car elle semble oublier le fondement ontologique de la

personne humaine avant toute relation éthique. Et devant ce constat, nous sentons le besoin de poser

quelques questions à Lévinas :

Si l’individuation vient de la relation éthique responsable, quel serait alors le statut de

l’homme qui n’est pas en relation ? Est-il personne ou pas personne ? – Serait-il possible de parler

de la personne humaine sans la responsabilité éthique ? –Doit-on parler de la personne humaine

uniquement en référence à l’éthique ou à la relation ? – Quel serait le rapport de précédence entre

l’éthique et l’ontologie ?

Ou même, en définissant le sujet éthique comme simple extériorité, ne tombe-t-on pas dans

le piège de sa subordination totale à l’autre avec le risque d’une fusion qui annihile l’identité du

Moi responsable ? La déposition de soi en vue d’un nomadisme permanent comme le fit jadis

Abraham, le voyage sans retour proposé par Lévinas ne porte-t-il pas le risque d’une permanente

extériorisation de soi qui peut vider la personne de toute intériorité ? – L’identité n’est-elle pas le

préalable de l’altruisme et de l’amour ? Si comme le dit Lévinas, la subjectivité est pure sujétion à

autrui, comment peut-elle être effectivement responsable ? La responsabilité n’exige-t-elle pas, au

préalable une identité singulière consciente de soi et capable de percevoir l’appel à l’amour ?

Autrement dit, ne faut-il pas, comme l’affirme Jankélevitch un « minimum ontique » avant un

687 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 90

688 E. Lévinas, Altérité et transcendance, op.cit., p. 109

689 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 120

190

« maximum éthique ?690

». Il nous semble que cette interrogation est légitime, car « un amour

humain sans être n’est pas un amour ; et un être absolument privé d’amour n’est pas un être691

».

Entre l’éthique et la personne, il faut alors une tension stable qui permet d’atteindre un degré

d’amour compatible avec une préservation minimale d’être. Que la personne soit faite pour l’amour,

nous l’acceptons. Mais que sans l’expérience de l’amour, on ne puisse pas la définir, nous en

doutons. Que le même amour fasse violence à l’être jusqu’à donner à sa liberté le statut d’une

responsabilité obligée et irréfutable, cela nous déconcerte. Et pourtant, c’est ce qui apparaît dans la

définition que Lévinas donne de la liberté qui, entachée d’une passivité irrésiliable.

En effet, Lévinas parle systématiquement de la sagesse de l’amour dans la plupart de ses

ouvrages. Cependant, trois parmi eux méritent d’être explicitement cités. Il s’agit de Totalité et

Infini, cf. pp. 284-320 et ici nous pensons au chapitre sur l’éros. L’autre ouvrage c’est Autrement

qu’être ou au-delà de l’essence mais aussi Entre nous, cf. pp. 113-131. Ici son article sur la

philosophie, la justice et l’amour est très significatif. Si dans les deux premiers, il s’est livré à une

réelle phénoménologie de l’amour, dans le troisième, il a mis en lumière le lien qui unit l’amour et

la justice, surtout celle envers le Tiers que nous allons développer dans le chapitre suivant de cette

partie.

Pour ce qui concerne spécifiquement la phénoménologie de l’amour, il commence son étude

par une mise en garde en ces termes : « l’amour, dit-il, n’est pas encore ce qu’exprime ce mot

galvaudé de nos littératures et de nos hypocrisies692

». Pour lui, le mot amour est un terme un peu

frelaté, galvaudé, usé et ambigu dont on doit se méfier.

Cette mise en garde s’enracine dans le caractère ambigu du fait amoureux où s’observent

deux mouvements contradictoires : l’un qui part de soi, transgresse le visage de l’autre et finit par

un retour sur soi, régressant ainsi l’éthique à l’érotique693

; et de l’autre qui maintient une

perpétuelle tension vers autrui dans l’obéissance à l’injonction de son visage. Lévinas appelle le

premier mouvement eros ou besoin, et le second, fécondité, agapè ou désir. Pour mieux

comprendre la pensée de Lévinas sur les deux caractéristiques de l’amour, nous avons lu Anders

Nygren, Eros et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, Paris, Aubier-

690 J. Jankélevitch, Le paradoxe de la morale, op.cit., p. 119

691 ibid., p. 90

692 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 193

693 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit, p. 241

191

Montaigne, 1952 mais également saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, Q. 26. La

compréhension du phénomène de l’amour dépend de la compréhension de ces divers concepts.

Pour Lévinas, la première forme d’amour, c’est-à-dire eros est jouissance, recherche de

profit, possession, fusion et épanouissement exclusif de soi. Mais la seconde, agapè ou fécondité,

est le don de soi pour l’épanouissement du prochain. C’est la responsabilité pour autrui à travers le

respect de son unicité. « Répondre d’autrui, c’est aborder autrui comme unique ; et l’aborder

comme unique, c’est aimer694

». Entre ces deux amours, Lévinas manifeste clairement sa préférence

pour l’agapè et exprime la vision profonde qu’il en a : « la responsabilité pour le prochain est le

nom sévère de ce qu’on appelle amour du prochain, amour sans eros car l’eros est la profanation de

l’amour, charité (agapè), l’amour où le moment éthique domine le moment passionnel, amour sans

concupiscence : prise sur soi du destin d’autrui695

».

Pour lui, le vrai amour n’est ni fusion, ni recherche de profit pour soi, mais le fait d’être

deux et que l’autre maintienne dans cette union sa différence et son unicité. C’est en somme

répondre de l’autre. Et répondre d’autrui, c’est l’aborder comme unique ; et l’aborder comme

unique c’est l’aimer. Cela exige un dur travail sur soi pour aller retrouver l’autre homme là où il est

absolument autre dans l’irréductibilité radicale de son altérité que je suis appelé à sauvegarder et à

promouvoir, même au prix de ma propre vie.

« L’amour du prochain est un dur travail sur soi : aller vers l’autre là où il est véritablement

autre, dans la contradiction radicale de son altérité, d’où pour une âme insuffisamment mûre, la

haine coule naturellement ou se déduit selon une logique infaillible. Il faut délibérément se refuser

aux facilités des droits historiques et aux droits de l’enracinement, aux incontestables principes et à

l’inaliénable condition. Il faut se refuser à l’être pris dans l’enchevêtrement d’abstractions dont les

principes sont, en effet, souvent évidents, mais la dialectique, fût-elle rigoureuse, meurtrière et

criminelle696

». Le pathétique de l’amour en effet est le penser à l’autre comme l’indique le sous

titre d’ Entre nous avant le penser à soi. C’est l’obligation à l’égard d’autrui dont le respect de la

singularité et la vie est première. La seule valeur humaine absolue consiste en la possibilité de

donner sur soi une priorité à l’autre.

Le vrai amour est la merveille du don de soi. Jean Guitton donne une définition du don qui

s’apparente à celle de Lévinas : « L’essence de l’amour, dit-il, est dans le don de soi à l’autre. Le

694 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 75

695 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 113

696 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 101

192

don est un acte qui est au-delà de tout intérêt et où il n’y a aucun retour du sujet sur le sujet, sans

quoi il n’est plus un don, mais un calcul. Le don est désintéressé ; il est gratuit. Le don, lorsqu’il est

fait par un être humain, exige de cet être de se priver de ce qu’il a. Il n’y a pas de don véritable sans

un certain sacrifice de soi : dans le don d’amour, il y a nécessairement perte de substance, privation

de possession, mortification, comme nous le signale dans la nature le cas de ces insectes où pour le

mâle, l’amour et le don de soi sont une même chose (…)697

», puisque le don est la forme par

laquelle se concrétise la responsabilité pour autrui.

Le don de soi signifie prendre soin du prochain, l’aider dans ses devoirs et difficultés, le

nourrir, le vêtir et le loger, bref s’engager en faveur de sa vie. Ainsi, dans la perspective

lévinassienne, l’amour est donc substitution, diaconie, oblativité, sacrifice, fécondité et martyre. Le

vrai amour est « une responsabilité pour l’autre jusqu’à mourir pour lui698

». C’est un amour dont la

mesure est toujours sans mesure. Il est porté par une promesse : toujours du prochain. Il est une

relation interpersonnelle où l’avenir de l’autre homme est assuré. Il est une ouverture sans cesse

renouvelée vers l’altérité. L’amour est un continuel consentement à un sens qui s’offre dans la

relation avec l’altérité. Il fait porter vers autrui et le recherche au-delà de ce qui peut être contenu en

lui.

Pour traduire plus exactement cette dynamique qui caractérise l’amour agapè, Lévinas

utilise le terme « Désir » qu’il oppose au terme besoin. Raison pour laquelle il affirme : « Le Désir

s’oppose au besoin, Désir qui n’est pas un manque, Désir qui est l’indépendance de l’être séparé et

sa transcendance. Il s’accomplit, non pas en se satisfaisant et où s’avouant besoin, mais en se

transcendant, engendra le Désir699

». L’amour n’est pas un besoin de l’autre car le besoin naît d’une

expérience immanente, expérience d’un manque ou d’une nécessité et est finalisé par une

satisfaction qui est le résultat d’une réduction de l’autre à soi.

Le Désir, lui, est gratuité et est condamné à l’insatisfaction tel que nous l’avons développé

dans la partie précédente. Au lieu de réduire l’altérité, il inaugure le détachement du Moi à soi et en

fait un être de bonté, capable de donner et de se donner. Au-delà de la simple jouissance immanente

et corporelle, il cherche l’autre par-delà sa présence physique et se donne continuellement à lui.

« Le désir est désir de l’absolument Autre. En dehors de la faim qu’on satisfait, de la soif qu’on

étanche et des sens qu’on apaise, la métaphysique désire l’Autre par-delà les satisfactions, sans que,

697 J. Guitton, L’amour humain, Paris, Aubier, 1955, pp. 91-92

698 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 463

699 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 302

193

par le corps, aucun geste soit possible pour diminuer l’aspiration. Désir sans satisfaction qui,

précisément entend l’éloignement, l’altérité et l’extériorité d’Autrui, comme celle du Très Haut700

».

L’amour-désir est une perpétuelle insatisfaction du don de soi. Il met tout l’être personnel au

service de l’altérité et se concrétise dans la prise en charge effective du destin d’autrui. Par le don

suprême qui le caractérise, il apparaît comme un véritable témoignage de sainteté. Raison pour

laquelle Lévinas nous dit : « Dans toutes mes réflexions se profile le valoir de la sainteté comme le

bouleversement le plus profond de l’être et de la pensée à travers l’avènement de l’homme. A

l’intéressement de l’être, à son essence primordiale qui est persévérance envers et contre tout et

tous, obstination à être-là, l’humain-amour de l’autre, responsabilité pour le prochain, éventuel

mourir-pour-l’autre, le sacrifice jusqu’à la folle pensée où le mourir de l’autre peut me soucier bien

avant, et plus que ma propre mort, l’humain signifie le commencement d’une rationalité nouvelle et

l’au-delà de l’être. Rationalité du Bien plus haute que toute essence. Intelligence de la bonté. Cette

possibilité de prêter, dans le sacrifice, un sens à l’autre et au monde qui, sans moi, compte pour moi

et dont je dois répondre701

».

Selon Lévinas, cette attitude amoureuse qui domine le besoin et s’exprime de manière

dramatique au cœur de la splendeur du martyre est l’événement éthique fondamental, puisqu’elle

permet à la vie d’être en se donnant : vie du prochain, mais aussi vie de soi, car c’est en donnant

qu’on reçoit, et c’est en se perdant qu’on se retrouve. L’amour-don est la vraie mesure de ma

relation avec autrui.

Cependant, si je suis obligé à autrui, ma relation ne peut se réduire à lui seul. Au-delà du

face-à-face qu’il instaure avec moi, je dois aussi viser tous les autres. En effet, dans la proximité du

prochain, tous les autres m’obsèdent et déjà crient justice702

. Tout en étant tourné vers autrui, je dois

aussi veiller sur le Tiers comme nous allons l’exploiter dans la partie suivante. « La relation avec le

tiers est une incessante correction de l’asymétrie de la réciprocité703

». Cela nécessite le passage de

l’amour à la justice. L’amour est la relation que j’instaure avec autrui ; et la justice et l’extension de

l’amour au-delà des limites de la dualité interpersonnelle pour rejoindre tous les autres hommes

dont je suis également responsable. Dans la partie suivante, nous allons justement parler de la

socialité qui d’une manière ou d’une autre est le soubassement d’un nouvel humanisme proposé par

700 ibid., p. 22

701 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 240

702 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 201

703 ibid.

194

Lévinas. En d’autres termes, la socialité est indispensable pour repenser un nouvel humanisme avec

Lévinas.

195

TROISIEME PARTIE : REPENSER AUJOURD’HUI UN NOUVEL HUMANISME

AVEC LEVINAS : LA SOCIALITE

Dans cette partie, nous voulons mettre l’accent sur quelques éléments de la philosophie

lévinassienne nous permettant de proposer certains moyens et voies afin de postuler à un nouvel

humanisme basé sur une paix durable qui tire sa source dans la reconnaissance du prochain, de ses

droits dans l’amour et la justice liés par une fraternité.

Cependant, nous avons remarqué que, d’un côté, il y a les partisans de l’être et du Même et

de l’autre, Lévinas qui prend le parti du prochain dans son altérité. Que ce soit chez les penseurs du

Même ou bien chez Lévinas, la relation interpersonnelle a été mutilée de part et d’autre. Lévinas a

d’entrée de jeu disqualifié le Même qui de par des combines égoïste enferment le prochain.

En observant ce qui se passe entre Israëliens et Palestiniens, ou ce qui s’est passé au

Rwanda, ce qui se passe à l’est de la RDC. et ailleurs, il est difficile de ne pas diagnostiquer une

crise de sens du prochain. Même les soi-disant patries des droits de l’homme comme la France, (…)

elle n’est pas à l’abri de la tourmente : la xénophobie y connaît un regain de vainqueur. A cela

s’ajoutent des problèmes cruciaux tels que le clonage, l’euthanasie, la prostitution, la mauvaise

gestion des cités, le fanatisme religieux.

Tous ces maux montrent combien notre monde manque cruellement des repères éthiques. Et

face à cette crise du sens de l’autre homme, Lévinas peut nous servir de point d’appui dans notre

désir de repenser autrement un nouvel humanisme. En effet, dans sa pensée, nous y trouvons

quelques éléments qui constituent sans doute le fondement d’un nouvel humanisme, qui sont

également comme un paradigme tant au niveau du dialogue inter-religieux qu’au niveau politique et

même social. Ils sont enfin une voie de reconnaissance des droits de l’homme et de sa dignité sur

tous les plans.

Lévinas part d’un constat selon lequel il n’y a pas de paix au monde. Nous vivons dans un

monde qui vibre au rythme de la violence, de la terreur, de l’insécurité, des conflits et des guerres

de toutes natures. Après les deux guerres qualifiées de mondiales que Lévinas a lui-même connues,

c’est le terrorisme international, le conflit israélo-palestinien, les coups d’Etat en Afrique, le

196

génocide au Rwanda, les guerres ethniques, les disputes autour du pouvoir et les conflits frontaliers

qui font l’actualité des médias.

Si ces conflits demeurent, ce n’est point par manque d’initiatives visant à restaurer la paix.

Au niveau politique, l’ONU a reçu comme tâche principale, après l’échec de la SDN, d’instaurer et

de préserver la paix entre les nations du monde. Pour cela, elle dispose même d’un équipement

militaire considérable. Au niveau économique, l’OMC a pour mission de réglementer les échanges

au niveau du marché mondial. Au niveau juridique, la CPI de la Haye s’intéresse particulièrement à

un règlement qui se veut équitable des conflits entre différents pays. En Afrique, nous avons l’UA

qui voudrait créer également une ambiance et un climat de paix pour ne citer que ces quelques

exemples.

En marge de ces organisations, il y a aussi la coopération, les traités, les sommets et même

des semaines de prière pour la paix. Cependant, il est à noter qu’après toutes ces entreprises, la paix

obtenue reste fragile, précaire et presque inexistant. Raison pour laquelle nous nous demandons s’il

y a un fondement philosophico-éthique pouvant faire passer d’une conception négatrice du prochain

à sa reconnaissance, source d’une paix durable ?

Le prochain est là, proche ou lointain ; il me regarde et me concerne. Il m’assigne une

responsabilité illimitée. Alors, ai-je droit de l’éliminer? Le prochain n’est pas moi. Il est

irremplaçable. Sa vie ne vient pas de moi mais au contraire, il m’aide à me réaliser. Et donc sa

présence au monde est irréductible. Il a droit à la vie et à l’épanouissement. Raison pour laquelle

nous nous proposons de parler des droits de l’homme, de l’autre homme et de la justice précédés

par la reconnaissance du prochain et une éthique pour le respect de la vie car nous pensons que la

politique peut s’inspirer de l’éthique pour fonder une cité où les personnes peuvent vivre mieux et

ensemble. Ensuite, il s’agira de la socialité qui implique le tiers, le politique et la fraternité sans

oublier le dialogue et la tolérance. Ces quelques éléments de la philosophie lévinassienne, nous

semble-t-il, au-delà de quelques limites que nous allons relever dans la dernière partie, peuvent être

considérés comme des critères indispensables pour la réinstauration de la paix au monde.

197

CHAPITRE I: REPENSER UN NOUVEL HUMANISME AVEC LEVINAS

Lévinas préfère le plus souvent le terme « humain » au terme « homme » bien qu’il ne

thématise guère l’enjeu de cette préférence. C’est qu’il s’agit pour lui de bien distinguer le privilège

donné à l’humain dans sa pensée, de l’humanisme classique critiqué par l’anti-humanisme et ou par

les sciences humaines au XXème siècle. S’il se risque parfois à reprendre à son compte le terme

d’humanisme, c’est immédiatement pour le corriger et en renouveler radicalement le sens dans

l’expression « humanisme de l’autre homme ». C’est pourquoi, jusqu’à un certain point, il est prêt à

entendre la critique anti-humaniste en ce qu’elle nous délivre des mirages connexes de l’être, de la

substance, et du privilège, parmi les étants, de l’homme en tant que subjectivité substantielle dotée

d’un libre-arbitre et d’une responsabilité qui n’est que la contre-partie de ce dernier.

Aussi, si Lévinas a pu écrire qu’il fallait critiquer l’humanisme, c’est qu’il reprochait à ce dernier de

ne pas avoir suffisamment respecté l’humain, lui qui se propose de désigner comme l’ouverture de

toute signification le visage du prochain en tant qu’il me commande et suscite ainsi ma subjectivité

hors l’être, dans l’anarchie, avant l’opposition même entre passivité et activité : c’est en cette

« passivité plus vieille que toute passivité » qui caractérise alors la subjectivité et qui est dès lors la

« manière d’être » de ce qui précède le règne de l’être, que Lévinas désigne la responsabilité inouïe

pour l’humain qui me fait humain. Dans cette aspiration se déploie l’humanité comme refus de la

barbarie du désespoir, de la tragédie de l’enchaînement à l’être fatidique. Car se gardant de faire de

la morale la propriété exclusive d’une ethnie ou d’une religion, Lévinas a appelé à repenser le sens

de mot « humanisme ».

Pour repenser un nouvel humanisme avec Lévinas, en premier lieu, nous devons reconnaître

le prochain dans ses diverses acceptions, le respecter et prendre en compte les droits de l’homme,

en les considérant avant tout du point de vue de leur signification juridique et politique, et non du

point de vue de leur signification philosophique. Nous voulons dire par là que l’un des fondements

de l’humanisme aujourd’hui, c’est l’idée que tout individu humain est, en tant que tel, titulaire des

droits et que ces droits doivent valoir dans tout contexte, quels que soient les circonstances, les

moments, les lieux et les situations. On part des droits de l’homme et des situations dans lesquelles

ils sont en péril. Si on ne sait pas ce qu’est l’homme, on sait ce qui le menace ; on sait ce qui est

inhumain. On peut partir de l’inhumain pour, de l’extérieur, circonscrire les frontières de l’humain.

Une telle démarche fonde un humanisme en quelque sorte encore minimal.

198

Poursuivons notre réflexion en revenant au plan philosophique et moral pour tenter de

repenser un humanisme, en suivant Lévinas et notamment son texte : L’humanisme de l’autre

homme. L’idée centrale de Lévinas est que la transcendance qui fonde l’humanisme c’est d’abord la

transcendance de l’autre homme, du prochain ; c’est d’abord l’appel d’autrui. D’où l’extrême force,

à la fois éthique et philosophique surtout dans ses pages où il décrit le visage du prochain comme

appel, comme une injonction. Pour lui, ce qui caractérise l’homme, c’est d’abord une capacité d’être

affecté par le prochain. C’est une posture de fragilité et non de maîtrise, une posture de faiblesse,

de dépendance même. Mais, cette conception lévinassienne, est-elle suffisante pour repenser un

nouvel humanisme ? Comme nous l’avons développé précédemment et que nous approfondirons

dans la dernière partie, c’est une approche parmi tant d’autres et par conséquent non négligeable vu

l’individualisme à outrance et l’égoïsme du Moi dans nos sociétés modernes et post-modernes.

Pour Lévinas, l’humanité de l’homme se constitue et se caractérise dans cette dimension où

l’homme est celui qui, d’une façon ou d’une autre, est tributaire de l’autre pour pouvoir exister

comme homme, et cela à un double niveau, puisqu’il sera à la fois celui qui peut faire injonction au

prochain de lui répondre et celui qui doit être en posture de répondre à une telle injonction. On voit

bien comment cette pensée de Lévinas n’est pas sans rapport avec la tradition biblique, la tradition

juive de l’interpellation par la loi. Lévinas tisse ce rapport-là et montre bien que ce qu’il construit

comme interpellation du prochain prend son origine dans cette idée de la loi biblique.

La troisième direction dans laquelle nous voyons un prolongement de l’idée de

l’humanisme, ce serait de faire retentir l’interrogation de Lévinas autour de ce qu’elle dessine

comme visage de ce qu’est l’humanité. A ce moment-là, on s’aperçoit que l’humanité est

essentiellement composée d’êtres humains, ce qui n’est pas une tautologie. C’est une pluralité

d’individus, une collection, c’est une multiplicité de personnes qui sont chaque fois singulières ;

elles ont d’abord en commun de pouvoir entrer dans cette sorte de rapport mutuel d’interpellation.

Une approche qui complète celle évoquée plus haut. Il y a, dans cette manière de voir, l’idée de

Hannah Arendt, que ce qui caractérise l’humanité, c’est la pluralité. Elle est un des traits

fondamentaux de l’humanité.

Quand Arendt dit pluralité, elle veut dire que cela oblige les hommes « avec, avec ». Il leur

faut accepter la diversité ; la diversité des sexes, des âges, des expériences, des cultures, des formes

d’existences politique. Cette pensée est fondamentalement politique. Nous sommes plusieurs à

partager un même lieu, un même espace, un même univers symbolique et que cette pluralité-là

induit nécessairement à la fois un respect de l’irréductibilité de chacun mais aussi nécessairement

199

une forme de prise en compte de la nécessité d’échanger, d’être dans ce mouvement de

l’interpellation mutuelle même si Lévinas ne partage pas cette conception. D’où trois axes pour

refonder un humanisme : droits de l’homme, interpellation par le prochain et pluralité humaine. Ce

point de vue-là, il est tout autant possible de l’adopter si l’on se dit athée ou si l’on se dit chrétien

ou musulman ou juif, pénétré d’une des grandes traditions monothéistes. Car, l’humanisme, au-delà

de tout dogmatisme métaphysique, met en exergue les valeurs imprégnant l’homme dans sa

totalité ; qui peuvent passer par une proximité quelconque.

La proximité implique l’humanisme qui voit le prochain non exactement comme le Moi,

mais comme l’autre dans le Même ; ce qui n’entraîne pas l’assimilation du prochain avec le « je ».

L’autre homme traverse le Même, il réclame sa reconnaissance comme étant de la même valeur

ontologique que le je qui l’accepte. La proximité, maintient de toute frontière existentielle, se révèle

hostile aux discriminations704

. Dans la proximité, il y a l’idée d’éveil pour le prochain, éveil du Moi

par l’autre. Cet éveil n’est pas une simple réflexion sur soi ou sur le monde. Lévinas précise d’une

façon bien évidemment saisfaisante : « Eveil signifie une responsabilité pour autrui à nourrir et à

vêtir, ma substitution à autrui, mon expiation pour la souffrance, et sans doute, pour la faute

d’autrui. Expiation, à moi impartie sans dérobade possible et à laquelle s’exalte, irremplaçablement,

mon unicité de moi705

». La proximité traduit alors une attitude morale qui appelle à la

responsabilité et qui se reflète dans le contact du visage comme « proximité éthique706

», propre à la

noblesse de la personne.

La substitution signale non seulement le devoir de me mettre à la place du prochain, visage

dénudé, mais encore que nul ne saurait me remplacer dans cette tâche. Elle porte le message de la

charité dont je suis capable comme personne : dans l’écoute du cri de la souffrance, la gratuité sans

réciprocité. La substitution fait ainsi rejaillir les ressources du moi qui empêchent l’abandon du

prochain dans sa douleur solitaire. Aucune souffrance du visage dénudé ne pourrait être justifiée.

Elle sous-entend un impératif de ne pas faire. Souffrir par la souffrance de l’autrui équivaut à

l’accueil du visage dénudé comme accueil de ma propre blessure. Cependant la substitution

n’implique pas l’aliénation. Le « comme moi », c’est la confession du dire personnel devant tous

que le Moi est plein de l’autre homme707

. La substitution renforce la générosité qui s’établit entre

704 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 130

705 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 74

706 ibid., p. 159

707 ibid., p. 74

200

Moi et la vulnérabilité du visage. Au-delà de tout droit et de tout devoir, les liens qui nous unissent

révèlent ma place de diacre à l’égard du prochain. Je suis à son service, je suis lui, comme un

accusé qui perd sa place, en ce sens que le « je », au lieu de se poser pour s’offrir seulement, se

destitue, en vue de se sacrifier. Dans cette destitution, il va jusqu’à expier pour les fautes d’autrui, et

dans ce cas, on oublie les limites de ses obligations.

L’idée de transcendance trouve ici son fondement. Il ne s’agit pas d’une transcendance

métaphysique, mais du dépassement du statut de l’ « ego » : le débordement personnel envers autrui

pour confirmer l’humanisme de l’autre homme, ce qui fait en même temps l’humanité de ma

personne. La transcendance dénote davantage un transfert de pur désintéressement pour s’exposer à

la place du prochain. Et ce n’est pas au nom de la mystique d’un rachat pour les péchés du prochain,

mais c’est « dans le traumatisme de la persécution passer de l’outrage subi à la responsabilité pour

le persécuteur, et, dans ce sens, de la souffrance à l’expiation pour le prochain708

».

Mais alors, peut-on parler d’un humanisme qui fait abstraction au progrès dans nos sociétés

qui se disent post-modernes ? « Le progrès est une idée humaine qui ne peut se réaliser que lorsque

l’individu dépasse son égoïsme pour se savoir cosmopolite ; un cosmopolite qui garde pourtant ses

spécificités nationales, respectueux des différences de son prochain709

». En effet, il faut un nouveau

projet de société juste et prospère où il fasse bon vivre pour chacun et pour tous ; une société érigée

sur le socle d’une orientation politique et économique qui respecte la dignité de la personne

humaine et qui soit le ferment d’un engagement pour l’instauration d’une « civilisation d’amour ».

Cette expression est du pape Paul VI. D’où le lien entre la personne et l’amour développé par

Maurice Nédoncelle et Gabriel Marcel.

Partant de la critique du cogito cartésien que Gabriel Marcel traite d’insularité, il affirme que

l’homme parvient à la découverte de son être dans le dialogue entre deux Toi : le Toi humain qui est

expérience de la confraternité ; le Toi divin qui est découverte de la transcendance. L’amour entre

personnes s’enracine surtout dans la relation privilégiée unissant chaque centre personnel à ce Toi

divin et absolu qui est le Dieu de l’Evangile. L’homme n’est pas une personne condamnée à

l’incommunicabilité, mais à la disponibilité et au don. Ce terme don que nous avons développé dans

la partie précédente est très cher à Marcel. Pour lui, la vie authentique personnelle est co-don et co-

présence.

708 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 176

709 Stamatios Tzitzi, Qu’est-ce que la personne ?, op.cit., p. 170

201

La personne est ontologiquement une entité tournée vers les autres. Elle est un être participé.

« Le cogito a d’emblée un caractère réciproque710

». La réciprocité est toujours dynamisme,

ouverture, relation et amour. Et c’est justement cette réciprocité comme surgissement du sujet qui

nous autorise à mettre un lien entre la personne et l’amour. Mais le fait est de constater qu’il n’y a

pas une vraie ouverture, une vraie relation et même un vrai amour envers le prochain qui ne passe

pas par sa reconnaissance ; il faut d’abord le reconnaître dans toutes ses dimensions. Raison pour

laquelle nous voulons exploiter cette notion afin de voir dans quelle mesure elle peut nous servir

dans cette noble tâche qui consiste à repenser un nouvel humanisme avec Lévinas.

I.1: La reconnaissance du prochain

Parler de la reconnaissance du prochain, c’est affirmer explicitement que celui-ci est

méconnu, sous-estimé ou déconsidéré voire menacé. En effet, on a parfois l’impression que notre

monde vit dans l’état de nature tel que décrit par Thomas Hobbes où l’homme se comporte comme

« un loup pour l’homme711

».

Cependant en face de la négation du prochain, Lévinas nous met sur la voie de l’acceptation

et de la reconnaissance de l’autre homme indépendamment de ses origines, de sa culture et ceci par

le biais ou l’entremise de quelques aspects de son éthique.

Mais en même temps, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : Quelle place

occupe le prochain dans sa relation au Même? A cette préoccupation, André Glucksmann, un

philosophe contemporain, à partir d’une analyse historique et actuelle, essaye d’y répondre en

affirmant que « l’homme non seulement vit, mais tue dans le temps. Tantôt il assassine au nom d’un

passé dont il prétend sauvegarder la lignée pure, envers et contre tout. Le crime raciste de Hitler

porte pareil pulsion à sa perfection712

».

De cette affirmation, il ressort la totale déconsidération de l’autre homme dans le passé et

aujourd’hui. Tout ce qui n’est pas Moi, tout ce qui n’entre pas dans « la lignée pure » à sauvegarder

est à tuer, à éliminer, à anéantir. Le prochain n’a pas le droit à la vie. Seul(s) le(s) moi(s) ont le

pouvoir et le droit à la vie. Une telle déconsidération, une telle non-reconnaissance du prochain

710 M. Nédoncelle, Conscience et logos. Horizons et méthodes d’une philosophie personnaliste, Paris, Epi, 1961, p. 8

711 T. Hobbes, cité par J-P. Guetney, « L’altruisme est-il en crise ? » in Actualité des religions, n° 169, 15 septembre,

1998, p. 39 712

A. Glucksmann, La troisième mort de Dieu, Paris, éd. du Nil, 2000, p. 209

202

vient de l’individualisme et met le Moi au centre de tout. Il le constitue et l’érige en repère et critère

de tout et tout doit converger vers lui, l’aider à s’épanouir. Dans le cas contraire, le Moi l’élimine.

Nous pouvons parler dans ce cas d’un « échec de la fraternité humaine713

», notion que nous nous

proposons de développer dans le chapitre suivant.

La lutte de l’homme contre l’homme n’épargne aucun domaine, même religieux. Parfois on

tue au nom de Dieu. Pourtant, pour les chrétiens, Jésus avait déjà prévenu ses disciples en leur

disant : « Bien plus, l’heure vient où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu..714

»

André Glucksmann dans son analyse arrive aux mêmes considérations lorsqu’il dit : « Le monde

doit savoir que toutes les tueries, massacres, les incendies, les enlèvements de femmes sont une

offrande à Dieu715

». Le prochain a perdu sa place et l’altérité est supplantée par les guerres, les

génocides, le tribalisme, le clanisme, le régionalisme, etc.

Pour Paul Ricoeur, « la reconnaissance est une structure du soi réfléchissant sur le

mouvement qui emporte l’estime de soi vers la sollicitude et celle-ci vers la justice716

». L’individu

peut s’affirmer vers l’extérieur, face à ses semblables qui le rendent conscient de l’authenticité de sa

personne. « Les potentialités de l’existence impliquent des rapports possibles à l’autre717

». Il s’agit

de l’énigme existentielle qui pose la personne comme être par l’autre, tout en gardant son

individualité. Pour Jean Lacroix, la personne est ouverture à autrui.

Lévinas soutient cette idée de la personne humaine comme responsabilité, car il est

convaincu que celle-ci n’est une île en soi, ni une autarcie égoïste, mais une entité individuelle qui

jaillit toujours de la relation éthique avec le prochain. « Le Moi transcendantal, affirme-t-il, vient du

réveil par et pour autrui718

». Le Je est défini comme subjectivité singulière précisément parce qu’il

est exposé au prochain. C’est sa responsabilité inéluctable et indéniable envers l’autre homme qui

fait de lui un Je individuel. Il devient un Je responsable dans la mesure où il accepte de renoncer à

lui-même pour se donner au prochain. Car c’est en donnant ainsi qu’il reçoit.

Cela pour dire que le repliement égoïste sur soi crée une pauvreté ontologique et que

l’identification de soi advient à travers l’altérité éthique. En soutenant une telle conviction, Lévinas

se rapproche comme nous l’avons vu plus haut des philosophies de l’altérité éthique pour qui l’être

713 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 35

714 Jn 16, 2

715 A. Glucksmann, La troisième mort de Dieu, op.cit., p. 212

716 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 344

717 K. Jaspers, Autobiographie philosophiques, Paris, Montaigne, 1963, p. 194

718 E. Lévinas, Altérité et transcendance, op.cit., p. 109

203

personnel s’éveille à travers la dynamique d’une relation humaine vécue au cœur d’une donation

réciproque qui est émerveillement et reconnaissance.

A ce propos, Alain Mattheeuws affirme : « L’homme grandit sous le regard d’autrui. Dans la

masse anonyme des êtres surgit la rencontre : tu n’es pas un numéro perdu dans l’anonymat de la

foule, mais tu es « Toi » et je te reconnais comme celui qui a un sens pour moi. L’homme rencontre

l’homme, c’est-à-dire qu’ils se perçoivent dans leur égalité foncière d’un Je et d’un Tu qui

s’appellent à la reconnaissance. Par cet événement nous pouvons être visage les uns pour les autres

dans la reconnaissance et le don mutuel. Le visage de l’autre prend consistance et se dessine à

l’intérieur de la relation « Je-Tu ». Mon face-à-face prend du relief pour lui et pour moi-même,

comme le sien s’éclaire, en cette relation. Le face-à-face se vit dans l’égalité ; la différence aussi

suscite en nous reconnaissance et don719

». Mais, n’est-ce pas que la reconnaissance du prochain

nous pousse à promouvoir une éthique pour le respect de sa vie ? Telle est l’analyse que nous

voulons développer.

I.2 : Promouvoir une éthique pour le respect de la vie

Selon Stamatios Tzitzi, la vie est un don à l’existence et l’existence est une manifestation de

l’être720

. Voilà pourquoi le respect de la vie s’impose à tous les niveaux. Et ce respect doit se

vivre en accueillant le prochain dans sa différence, manifestation de sa reconnaissance en vue de

son épanouissement. En effet, la personne humaine s’épanouit dans la reconnaissance de

l’existence de l’autre homme comme personne à part entière. Car sur le visage du prochain se

reflètent les mêmes valeurs existentielles qui imprègnent sa propre personne.

Pour se faire, « la personne doit accepter et accueillir le prochain721

». Il lui faut le

comprendre et pour le comprendre, il est nécessaire de l’aimer. Et on ne peut pas aimer si l’on

ne se met pas à pied d’égalité avec le prochain. A ce titre, Sören Kierkegaard affirme :

« L’amour fait du différent l’égal, et hors de l’égalité ou de l’unité point de compréhension722

».

La dignité humaine découvre l’homme comme un être privilégié de la nature, de la dignité

personnelle comme un doué d’un cosmos moral et spirituel. La sacralité de la vie éclairée par la

présence de l’homme dans le monde implique la responsabilité du Même envers le prochain.

719 A. Mattheeuws, Les dons du mariage, op.cit., p. 164

720 Stamatios Tzitzi, Qu’est-ce la personne ?, op.cit., p. 167

721 ibid., p. 170

722 S.Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept de l’angoisse. Traité du Désespoir, Paris, Gallimard, 1990, p. 60

204

La responsabilité pour le prochain traduit, en effet, non seulement la reconnaissance de sa

subjectivité, mais aussi le respect de sa nature corporelle qu’est son être au monde, le lieu de sa

manifestation externe. Pour Lévinas, on ne peut respecter la personne sans respecter son corps

car le corps participe de l’être et forme une unité avec la personne723

. Reconnaître la subjectivité

du prochain revient donc à respecter sa vie et ne jamais le traiter comme un objet mais toujours

comme un sujet: « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que

dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement

comme un moyen724

» disait Emmanuel Kant.

Celui qui se révèle par le visage participe à sa propre manifestation. « L’être qui se

manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. Cette assistance

n’est pas le neutre d’une image, mais une sollicitation qui me concerne de sa misère et de sa

hauteur725

». Je souligne, nous dit Lévinas ici sur le mot misère, car c’est par elle que le

prochain me fait signe et me parle et son incarnation garantit sa spiritualité726

.

Donc la nature corporelle est une participation de l’être personnel. Le corps n’est pas une

quelconque image, il est l’éclatement et le rayonnement de la personne. « Le corps n’est pas

seulement l’image ou la figure; il est l’en-soi même de la contradiction de l’ipséité et de son

éclatement. Le corps n’est pas ni obstacle opposé à l’âme, ni le tombeau qui l’emprisonne, mais

ce par quoi le Soi est la susceptibilité même727

», il est l’apparaître de l’être et fait un avec lui.

Que l’on puisse penser l’être, veut dire certes, que l’apparoir de l’être appartient à son train

même d’être; que sa phénoménologie est essentielle et que l’être ne peut se passer de la

conscience à qui la manifestation est faite. La preuve en est qu’on n’a jamais vu nulle part une

personne humaine sans corps. L’analyse du visage déjà développée dans la première partie

montre qu’avec la sollicitude d’autrui et sa pauvreté, avec sa soumission et sa richesse, est

première. Elle est le présupposé de toutes les relations humaines. S’il n’y avait pas cela, nous ne

pourrions même pas dire devant une porte ouverte: après vous, Monsieur. La personne porte sur

sa face, à côté de son être avec lequel elle coïncide, sa propre caricature, son pittoresque. Il y a

723 A ce propos, lire aussi Karol Wojtyla qui dans son livre Amour et responsabilité, Paris, Stock, 1998, fait une

phénoménologie du corps vu comme l’organe de la présence de la personne et de sa relation avec les autres. 724

E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., p. 150 725

E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 174 726

E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 104 727

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 172

205

dans la personne une dualité. Elle est ce qu’elle est, et elle est étrangère à elle-même et son

image, nous voulons dire la réalité et son ombre.

Lévinas part de ce constat pour en venir à une application éthique pratique, le respect de la

personne passe par le respect de son corps. La personne humaine a un corps; mieux elle est

corps. Aimer ou servir la personne, c’est l’aimer dans son corps qui est son premier bien. « Le

visage, l’expressif en Autrui728

est ce qui m’ordonne de le servir729

». Lorsqu’en effet, dans sa

transcendance, commande et prononce le « Tu ne tueras point », il n’interdit pas d’abord le

meurtre d’une réalité invisible et spirituelle, mais celui de l’image corporelle et plastique que je

vois devant moi.

Il va alors sans dire que la personne a un caractère humain et que l’humain a un caractère

personnel. La personne se rend visible dans le corps, et le corps porte en lui une unicité

spirituelle irréductible qui fait la richesse de chacun. Sur ce concept d’irréductibilité que nous

avons analysé dans la première partie, Pérez-Soba a une compréhension qui traduit bien la

conception lévinassienne. Il fait remarquer que l’irréductibilité de la personne est avant tout

l’affirmation de son unicité et de son originalité. Cette unicité fait de la personne une réalité non

réductible à un objet de connaissance ou à une chose à manipuler. L’agir moral qui en ressort se

base sur le respect de cette irréductibilité essentielle de l’être personnel. Nous devons la

respecter en respectant le corps qui la manifeste.

Faisons ici remarquer que ce mode lévinassien de considérer la personne humaine constitue

un élément ontologique positif en même temps qu’un argument de poids contre les

manipulations biologiques et les problèmes d’avortement et d’euthanasie. Il nous montre en

effet qu’on ne peut manipuler le corps humain sans attenter à la dignité de sa personne. Là où il

y a un corps humain, là aussi se trouve une personne. L’un appelle l’autre; et les deux

constituent un tout uni et inséparable. Le pape Jean-Paul II, à la suite du Concile Vatican II,

parle de corpore et anima unus. C’est aussi là, la conviction de Lévinas : mais il ne s’y arrête

pas car il fait un autre pas en avant dans le sens de la mise en relief de la dimension relationnelle

de la personne humaine. Il faut même dire ici que Lévinas est allé jusqu’à radicaliser sa vision

ontologique en faisant de la relation le seul critère d’interprétation de l’être personnel.

728 Et tout le corps humain est dans ce sens visage

729 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 104

206

L’éthique, ainsi, n’est plus simple moralisme des règles qu’édicte le vertueux. C’est l’éveil

originel d’un « je » responsable du prochain. L e « Je » humain n’est pas une unité close sur

soi tel l’unicité de l’atome, mais une ouverture, celle de la responsabilité qui est le vrai

commencement de l’humain et de la spiritualité. Dans l’appel que m’adresse le visage du

prochain, je saisi de façon immédiate les grâces de l’amour, la spiritualité, le vécu de l’humanité

authentique730.

Pour dire que le respect de la vie est la première requête de l’altérité ; et c’est une requête

qui retentit comme un appel à quitter le monde de la jungle, le monde de l’animalité pour entrer

dans l’humanité vraie qui se noue au cœur de la génération du prochain. Celui qui tue l’autre

homme atteint profondément sa propre personne et nie par conséquent la vraie signification de

l’éthique.

Et pour parler du respect de la personne et de sa vie, Lévinas n’hésite pas à avoir recours à la

notion de justice que nous allons développer dans cette même partie et ce même chapitre, qui

constitue un concept central dans la religiosité de la culture juive. L’idée de justice731

est en

effet la valeur la plus haute de la vie sociale et religieuse du peuple juif, et apparaît aussi comme

la première expression de l’amour, commandement suprême qui résume l’enseignement de la

Loi des Prophètes : « Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieu est unique ; tu aimeras le Seigneur

de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et tu aimeras ton prochain comme toi-

même732

».

L’exigence d’aimer son prochain se substitue à tous les préceptes de la tradition juive. Le

Dieu des Evangiles, c’est le Dieu qui sort de son enceinte sacrée pour venir à la rencontre des

hommes. Il n’est plus confiné dans les lieux comme la montagne, le temple ; on ne se met plus

en relation avec Lui uniquement par des sacrifices ou par l’obéissance à ses lois. Il est près de

nous. Il nous interpelle et nous appelle à dépasser les systèmes déshumanisants, la religion sans

âme et sans cœur. C’est un Dieu d’amour et de justice. Un Dieu moral qui a un projet pour

l’humanité. Un Dieu qui préfère une vie honnête et respectueuse du prochain et non aux

730 Un entretien avec Lévinas in Entretiens avec le Monde, Paris, La Découverte et le Journal du Monde, 1984, p. 140

731 N’a rien à voir avec la notion politique qui consiste à rendre à chacun selon ses œuvres. Ce n’est pas une justice

distributive qu’on retrouve par exemple chez John Ralws, mais une justice justificative et bienfaisante. 732

Dt 6, 4

207

exigences mécaniques du culte. Pour le Juif, l’histoire est secondaire; ce qui importe avant tout,

c’est le texte.

L’obéissance à ce commandement d’amour va de pair avec la pratique de la justice où

s’exprime toute sa fécondité. La vraie justice est attention au prochain et écoute de l’autre homme ;

elle ne transforme jamais le prochain en objet possédé, mais respecte le mystère qui est en lui. Ainsi

conçue, la philosophie de Lévinas met un rapport étroit entre l’éthique, la personne et la vie.

En dépit de notre fragilité, de la fragilité de notre être, notre conscience et la plupart des

traditions morales et religieuses nous commandent de respecter notre prochain de manière

inconditionnelle. Il existe des conduites absolument inacceptables à l’égard de tout individu, quel

que soit son âge, son état de santé physique ou mentale, son sexe, sa religion, sa condition sociale

ou son origine ethnique. Toutes les déclarations et conventions sur les droits de l’homme que nous

allons, dans le sous chapitre suivant développer, en témoignent. Sans ce respect inconditionnel de

l’être humain en général et du prochain en particulier, la vie sociale deviendrait vite insupportable.

Le thème de l’homme comme « image de Dieu » est à la charnière entre l’anthropologie

philosophique et la théologie, car la réflexion sur la part de divinité qu’il y a chez l’homme, ou que

l’on peut supposer chez lui, est en dernière instance une réflexion sur Dieu. Affirmer qu’un être

humain est insubstituable veut dire qu’il existe comme s’il était le seul au monde car il n’est pas un

simple individu de la même espèce possédant des qualités analogues, mais comme un être

insubstituable, unique, ineffable comme l’a souligné Emmanuel Mounier en disant que la personne

ne se résume pas à une combinaison définissable de traits. Si elle était une somme, elle serait

inventoriable. Or elle est le lieu du non-inventoriable.

Cette même intuition de l’ineffabilité de chaque personne humaine a été exprimée de

manière très originale par Lévinas avec sa célèbre phénoménologie du visage. C’est le visage qui

révèle le mieux l’infini propre de chaque personne. C’est justement le visage du prochain qui met

en question ma tendance à vouloir dominer le monde, car il résiste à toute domination. Le prochain,

le tout autre, il est irréductible à moi, à mes pensées, à mes possessions. Je ne peux le comprendre

comme « vraiment autre » si je le conçois seulement comme partie d’une totalité autre que lui-

même. Lévinas va encore plus loin lorsqu’il affirme que l’accès au visage donne certainement aussi

un accès à l’idée de Dieu.

Nous ne pouvons pas nous approcher de la dignité infinie de Dieu si nous avons une idée

trop vague de notre propre dignité. En d’autres termes, on ne peut pas comprendre ce qu’est Dieu si

208

l’on n’a pas auparavant compris ce qu’est l’homme tel que nous l’avons évoqué précédemment

parlant de l’humain comme une voie vers le divin. De même, on ne parvient pas de façon suffisante

comprendre la dignité humaine si l’on n’a pas auparavant saisi Dieu comme l’Etre digne par

excellence. Il s’agit donc plutôt d’un aller et retour continuel : une fois approchée de la dignité de

Dieu, nous pouvons encore « redescendre » pour mieux comprendre notre propre dignité.

Voilà pourquoi le thème de l’homme en tant qu’image de Dieu est au cœur de la tradition

judéo-chrétienne. Selon la pensée chrétienne en général, tout homme est image de Dieu par nature.

Et cette affirmation a des conséquences remarquables sur le plan pratique notamment de l’éthique et

du droit : la première celle de l’égalité : tous les hommes, sans aucune distinction d’âge, de religion,

de sexe, d’état de santé, possèdent la même valeur et méritent donc d’être également respectés. La

deuxième conséquence, c’est que la dignité ne se perd pas, ni par la propre conduite, ni par la

décision des autorités publiques ; elle est inhérente à notre condition humaine733

.

Tout le monde s’accorde pour reconnaître qu’il y a chez tout être humain quelque chose qui

nous empêche de le traiter comme un simple moyen, comme une chose. Nous ressentons qu’il y a

de l’irréductibilité en l’homme. Nous avons la conviction que tout être humain, même le plus faible,

même le plus malade, a une valeur intrinsèque, ou pour le dire avec la formule de Pascal que

« l’homme passe infiniment l’homme ». Ainsi, la conviction de l’expérience, de la présence de

quelque chose d’absolu dans l’être humain ne cesse de nous faire réfléchir.

L’homme est un être naturellement relationnel et aimant. Il est un être tourné vers les autres

dont il doit répondre de l’appel à la vie. Il est né pour aimer et non pour haïr. Dans le même temps,

c’est en aimant ou en répondant à l’appel de vie de son prochain que l’homme se constitue comme

sujet et grandit en humanité.

Raison pour laquelle nous soutenons la thèse selon laquelle, la philosophie lévinassienne

présente les caractéristiques d’une nouvelle perspective éthique. Et dans ce sens, la relation est

intégrée à la définition de la personne ; la conscience personnelle est considérée comme le lieu

d’éveil au bien et à la responsabilité ; l’agir éthique est vu comme une réponse au bien ; la liberté

est conçue comme une adhésion obligée à la vérité qui est première ; l’éthique enfin de compte, a

pour finalité l’amour du prochain, qui passe avant tout par le respect de sa personne et la sauvegarde

de sa vie.

733 Préface de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948

209

L’éthique lévinassienne est une éthique humaniste. Edvard Kovac pense qu’on peut parler de la

philosophie de Lévinas en termes du personnalisme de l’autre homme, du prochain. En cela, il

rejoint la conviction profonde de Lévinas exprimée dans le titre de l’un de ses ouvrages :

L’humanisme de l’autre homme qui traduit justement la finalité de la relation éthique mais un

humanisme qui part du divin et qui rejoint le divin ; car c’est de Dieu que le sujet éthique reçoit le

commandement de l’amour du prochain. Et en obéissant à ce commandement pour servir l’homme,

il fait en fin de compte l’honneur à Dieu. La vraie spiritualité se vit dans l’éthique de l’amour qui est

réponse au commandement de Dieu à travers la responsabilité pour le frère. Et cette responsabilité peut

passer entre autre par la voie qui promeut les droits de l’homme et de l’autre homme en langage lévinassien

que nous voulons analyser dans ce sous chapitre suivant.

I.3 : Promouvoir les droits de l’homme et de l’autre homme

En insistant avec une force obsédante sur la nécessité, pour le sujet, d’assumer une

responsabilité insubstituable envers son prochain, en désignant son visage comme lieu où toute

l’humanité me regarde, Lévinas montre sa volonté de mettre en échec un certain discours sur les

droits de l’homme dans lequel le Moi l’emporte inévitablement sur l’autre homme.

En ce qui nous concerne, nous voulons souligner ici l’importance des droits de l’homme et

leur caractère autonome; mais aussi la spécificité lévinassienne parlant des droits de l’autre homme

sans oublier la dégénérescence que ces droits connaissent dans le monde politique, économique et

même socio-culturel.

Ceci dit, le fait est de constater de nos jours, que nous assistons à un regain d’intérêt, certes,

par rapport à la question des droits de l’homme. Ces derniers symbolisent cet universel auquel

l’humanité entière voudrait se référer afin de résoudre les problèmes relatifs à la dignité de la

personne humaine. Les droits de l’homme ayant aussi pour tâche d’établir la reconnaissance de

l’autre homme doivent être le fondement politique et juridique de nos sociétés car ils peuvent

permettre à l’homme et à la société de vivre un nouvel humanisme si et seulement s’ils sont

respectés et pratiqués.

Et Lévinas de dire : « la découverte des droits qui, sous le titre des droits de l’homme,

s’attachent à la condition même d’être homme, indépendamment des qualités telles que rang social,

force physique, intellectuel et moral, vertu et talent par lesquels diffèrent les uns des autres et

210

l’élévation de ces droits au rang de principes fondamentaux de la législation et de l’ordre social,

marquent certainement sur un moment essentiel de la conscience occidentale734

».

Le droit rejette toute agression, viol, torture qui va contre la dignité de l’homme et vise

l’enrichissement de tout le peuple et non pas d’un groupe au détriment d’un autre. En outre,

pourquoi avons-nous horreur de vivre dans une société où les droits de l’homme seraient bafoués de

la manière la plus brutale? Pourquoi les récits des atrocités commises dans les camps de

concentration nazis nous révoltent-il ? N’y aurait-il pas des vérités qui sont gravées dans notre

conscience morale? Parmi ces vérités, n’y aurait-il pas celle de la présence en nous d’un infini qui nous

dépasse complètement et qui impose le respect? Et alors, comment ne pas se poser la question de

l’existence d’un Infini en soi, de ce que l’on appelle classiquement « Dieu »? Une idée très chère

également à Lévinas.

A ce propos, il est intéressant de constater que l’intuition courante de l’existence de quelque

chose d’irréductible chez tout homme est confirmée par la pensée religieuse, notamment celle de

racine judéo-chrétienne dans laquelle Lévinas puise un bon nombre d’éléments indispensables à sa

philosophie, car si Dieu est sujet ; quelle meilleure manière de l’atteindre peut-il y avoir que de

partir de notre propre condition de sujet ?

Poursuivons notre réflexion partant de cette citation d’Emmanuel Mounier lorsqu’il dit :

« De même le droit est un médiateur nécessaire. Il freine l’égoïsme biologique, garantit l’existence

de chacun, assure dans la jungle des instincts et des forces le minimum d’ordre et de sécurité qui

permettra les premières greffes de l’univers personnel. Il faut avoir conscience à la fois de la

nécessité absolue de ces médiations et de leur insuffisance à assurer une pleine communauté

personnelle735

». Le droit c’est le garant institutionnel de la personne. Ainsi comme lui-même

l’affirme, l’Etat est pour l’homme, non l’homme pour l’Etat.

Malheureusement la perversion du politique est de vouloir agir sur les personnes, s’en

instituant le guide, prétendre faire leur salut. Voilà pourquoi le respect de la personne et de sa

dignité peut inspirer une philosophie du droit qui, mise en acte par une constitution républicaine

fondée sur l’égale souveraineté et l’égale dépendance devant la loi, donne sa pleine dimension à

734 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 23

735 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 46

211

l’action politique. Ainsi, l’homme de la liberté qu’on peut identifier au démocrate se reconnaît à sa

liberté d’allure, à sa tolérance, à son respect du prochain.

Il est aussi l’homme de l’égalité. Il reconnaît dans le prochain le visage de la personne

humaine, une identité de valeur. L’autre homme, le prochain a le droit d’avoir des droits.

Rappelons que ce principe universel n’altère pas la diversité des êtres humains ni le respect de leurs

différences. Au contraire, il les fonde car l’égalité en droit n’est jamais acquise. L’oublier, c’est

rétablir la domination des plus forts ou des plus favorisés sur les faibles ou les moins adaptés, c’est

imposer la supériorité au nom d’une norme ou d’une orthodoxie. L’homme véritablement

démocratique reconnaît dans le prochain un autre soi-même en terme ricoeurien, un égal et un frère.

Raison pour laquelle Lévinas dira : « La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment

de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d’une théorie qui affirmerait

sous les différences individuelles une analogie « de constitution psychologique ». Elle est due au

pouvoir donné à l’âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l’a lié, de tout ce qu’il l’a

engagée, pour retrouver sa virginité première736

». Le terrain où se situe la première relation au

prochain est la justice. Et la première démarche de la relation avec les autres consiste à les

reconnaître dans leurs droits.

Mais, comme nous voulons repenser le nouvel humanisme partant de la notion du prochain

dans la tradition chrétienne, le fait est de constater que le droit à la vie est conçu comme un don, car

le corps n’appartient pas à l’homme. Il représente le temple habité par le Saint Esprit737

. Or toute

violation de ce droit constitue un mépris envers la Trinité, un geste indigne de la personne faite à

l’image et à la ressemblance de Dieu. « C’est pourquoi toutes sortes d’homicide, l’avortement,

l’euthanasie et bien d’autres, sont catégoriquement interdites. La sacralité de la vie implique

l’impossibilité de son appropriation même par son détenteur, car la vie représente l’espace essentiel

où la personne se doit de s’accomplir dans l’amour ; d’où l’idée de fraternité érigée en droit

primordial pour l’humanité738

».

La dignité de l’homme se présente alors comme inhérente à la personne; elle relève de son

intimité et concrétise l’existence comme personnelle. C’est pourquoi l’humanisme se montre très

736 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 26

737 1Cor 6, 19

738 Stamatios Tzitzi, Qu’est-ce que la personne ?, op.cit., p. 66

212

hostile à toute sorte de totalitarisme; « on ne totalise pas un monde de personne739

». Une bonne part

de l’indignation contre les Etas, les gouvernants, exprime que les citoyens ne veulent pas rester

passifs devant l’injustice, ou inactifs devant l’horreur. Et l’on revient à une révolte au nom de

l’honneur des sujets, de leur dignité, qui inclut par-là même les droits des autres, le droit de tous à

cette même dignité. En fait, on voit que nos Etas libéraux méprisent les droits de l’autre lointain

dans la même logique où ils méprisent leurs citoyens, et où ceux-ci se méprisent eux-mêmes quand

ils endossent cette même logique. Parlons d’abord des droits de l’homme avant de parler de droits de

l’autre homme qui en fait est la singularité lévinassienne qui nous intéresse plus dans notre réflexion sans

pour autant négliger cette conception des droits de l’homme en général que nous nous proposons d’examiner

en premier lieu.

I.3 :1. Les droits de l’homme

Il est évident que « les droits de l’homme » ne peuvent être déterminés a priori à partir d’une

définition abstraite de l’homme; car il n’existe pas de « nature humaine » dont on déduirait

valablement des droits de l’homme. De tels droits s’opposeraient d’ailleurs d’emblée au droit

qu’a l’homme réel et concret de donner sens à sa vie. Les droits de l’homme au sens moderne

du terme ont une histoire puisqu’ils sont apparus à un moment de l’histoire. Ils ont même une

préhistoire. Mais notre préoccupation n’est pas de reprendre ici toute l’histoire de l’idéologie à

laquelle est liée la naissance des droits de l’homme. Sans vouloir faire leur généalogie, nous

remarquons seulement avec Lévinas que, depuis le XVIIIème siècle, ces droits reposent sur une

conscience d’un droit originel qui revendique notamment « les droits au respect de la dignité

humaine en chacun, de la vie et de la liberté, à l’égalité de tous devant la loi740

».

Tel est la perspective dans laquelle Lévinas entend et envisage la philosophie des droits de

l’homme. Dans un article qu’il publie en 1985 sous le titre de « Droits de l’homme et les droits

d’autrui », Lévinas évoque une crise qui minerait la pensée des droits de l’homme. Son analyse

montre que l’une des raisons de cette crise se situe au niveau de la question du fondement de ces

droits. A la question de savoir au nom de quoi on peut légitimement reconnaître à tous les

hommes la dignité de personne, Lévinas ne partage pas tout à fait le point de vue de certains

739 E. Mounier, Manifeste au service du personnalisme, op.cit., p. 44

740 E. Lévinas, Hors Sujet, op.cit. , p. 175

213

penseurs pour qui les droits de l’homme s’imposent à tous du fait qu’ils sont « la trace de Dieu

en l’homme741

».

Pour lui, les droits de l’homme ne sont pas directement tributaires de l’idée de Dieu. Comme

l’idée de justice, ils reposent sur la notion de transcendance, dans l’exacte mesure où ils sont

« antérieurs à toute la loi convenue: la justice ne résulte pas du jeu normal de l’injustice. Elle

vient du dehors, « par la porte » d’au-delà de la mêlée, elle apparaît comme un principe

extérieur à l’histoire742

».

Autrement dit, ils ne relèvent pas d’abord de l’ordre politique ou d’une jurisprudence. Ils

sont « indépendants de toute force qui serait le lot initial de chaque être humain dans la

distribution aveugle de l’énergie de la nature et des influences du corps social, mais aussi

indépendants des mérites que l’individu aurait acquis par ses efforts et même par ses vertus ».743

C’est dans cet ordre qu’ils sont dits inaliénables et irrévocables: ils traduisent la

reconnaissance du fait que l’humanité de l’homme ne dépend d’aucune autorité publique

constituée. Ils ne sont donc ni décréter ni à octroyer. Parce qu’ils valent par eux-mêmes, parce

qu’ils expriment « l’identité absolue de la personne, c’est-à-dire du non-interchangeable,

incomparable et unique744

». Ils ne demandent qu’à être respectés, ou observés dans leur

« indépendance à l’égard de toute collation745

».

Du coup, la philosophie des droits de l’homme va devenir le point d’appui intellectuel à

partir duquel Lévinas tente d’appréhender la légitimité de tout droit et éventuellement de porter

un jugement sur la légalité effective qui régit toute société: il est désormais évident que les

droits de l’homme répondent à « une vocation extérieure à l’Etat746

». Et à cause de cette

« espèce d’extraterritorialité747

» vis-à-vis de l’Etat, on ne peut plus les envisager à partir du

seul point de vue de la logique étatique ou économique. Mais une telle indépendance des droits de

l’homme par rapport à l’Etat, est-elle synonyme d’indifférence au politique?

741 ibid., p. 177

742 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 44

743 ibid.

744 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 176

745 ibid.

746 ibid., p. 180

747 ibid., p. 176

214

Lévinas ne le pense pas du tout. Bien au contraire, il affirme que si les droits de l’homme ne

dépendent pas de l’Etat, ils sont nécessaires à l’Etat. Pour être significatifs et crédibles, les Etas

les incarnent notamment dans un corps juridique qui constitue ce qu’on appelle « le droit

positif ». Et à ce titre, les droits de l’homme rendent « possible la conjonction de la politique et

de l’éthique748

».

Mais, une telle conjonction, n’est-elle pas d’autant plus difficile à tenir qu’il y a des « voix

qui montrent les interstices du politique (…) indépendamment des instances officielles749

» pour

défendre les droits de l’homme et qui ne sont pas toujours bien accueillis par les acteurs

politiques officiels. Les droits de l’homme ne figurent-ils pas dans la loi fondamentale de

certains Etats qui pourtant les piétinent quotidiennement? Leur seule déclaration formelle ne

recouvre-t-elle pas parfois d’un manteau opaque de grandes injustices sociales entre les pays

dits riches du nord et les soi-disant pays pauvres du sud, par exemple?

En effet, il existe souvent une distance, pour ne pas dire un gouffre, entre les principes

proclamés et leur application concrète au niveau social. C’est un fait que même chez ceux qui

adhèrent, et adhèrent pleinement à la nécessité de défendre les droits de l’homme, on constate

parfois un certain découragement, un certain pessimisme qui vient renforcer un certain

scepticisme en la matière. Les droits de l’homme simplement proclamés ne sont-ils pas un

rideau de fumée pour cacher des comportements odieux? Sont-ils un simple slogan utile dans la

guerre idéologique, mais sans portée pratique?

C’est pourquoi, distinguant le droit du fait, Pierre Hayat reconnaît qu’il « n’est pas sûr

qu’une telle distorsion entre l’idée des droits de l’homme et sa réalisation empirique ne mette

pas en cause les droits de l’homme eux-mêmes750

» ; car, pour changer le monde, de bons

sentiments seuls ou de longs traités juridiques ne suffisent pas. La seule vénération du catalogue

des droits de l’homme ne saurait améliorer la situation matérielle et intégrale des hommes. Ces

droits doivent pouvoir concrètement être mis en œuvre.

En réalité, il y a un paradoxe qui guette le politique : ou bien les droits de l’homme

expriment un idéal, celui de la transcendance de la personne humaine comme nous l’avions si

748 ibid., p. 185

749 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 216

750 P. Hayat, Emmanuel Lévinas. Ethique et société, Paris, éd. Kimé, 1995, p. 88

215

bien démontrés dans la première partie, mais alors la concrétisation de cet idéal est indéfiniment

différée, et les Etats peu scrupules s’en réclament tout en les bafouant : ou bien les Etats les

prennent en compte au sein de leur droit positif et à ce moment, le risque est grand de voir ces

droits se pervertir et devenir ce qu’ils sont précisément censés prévenir à savoir l’avertissement

de l’homme par toutes sortes de lois injustes. Les hommes politiques sont donc réellement

interpellés dans la mesure où c’est à eux qu’il revient en premier lieu de mettre en œuvre des

mécanismes socio-économique justes, c’est-à-dire des mécanismes de régulation sociale qui

s’inspirent des droits de l’homme et qui soient au service de l’homme.

En effet, en 1947 déjà, quelques mois seulement avant la proclamation universelle des droits

de l’homme par les Nations Unies, Lévinas se posait des questions sur cette « espèce

d’antinomie où tombe la raison quand elle essaie de préciser les droits de l’homme: la liberté de

la personne est inconcevable sans la libération économique, mais l’organisation économique

n’est pas possible sans l’asservissement provisoire, mais d’une durée déterminée de la personne

morale751

».

Le respect des droits de l’homme ne peut être crédible que dans la mesure où on leur donne

effectivement chair. Le droit proclamé doit déboucher sur une action à entreprendre. Ainsi,

Lévinas apprécie-t-il d’une part les efforts qui sont déployés en vue de répondre aux

revendications universalistes des droits de l’homme ; car toutes les règles légales qui

conditionnent l’exercice effectif des droits de l’homme font parties de la notion même de ces

droits. Raison pour laquelle Lévinas affirme: « voici derrière les droits à la vie et à la sécurité, à

la libre disposition de ses biens et à l’égalité de tous les hommes devant la loi, à la liberté de la

pensée et de son expression, à l’éducation et à la participation au pouvoir politique, tous les

autres droits les prolongent ou les rendent concrètement possibles752

».

Le droit à la santé, le droit au bonheur, le droit au travail, le droit au repos, le droit à la

demeure et le droit à la libre circulation par exemple doivent être pris en compte par tout ordre

politique respectueux de l’homme. Et c’est la raison pour laquelle Lévinas d’autre part a

dénoncé l’aveuglement d’une certaine pensée libérale qui ne voit pas le lien indissoluble qui

attache la valeur éthique des revendications concrètes aux conditions matérielles de l’existence,

751 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 181

752 ibid.

216

car les droits de l’homme supposent : « le droit de s’opposer à l’exploitation par le capital, les

droits syndicaux, et jusqu’au droit au progrès social ; (…) le droit à la lutte pour le droit intégral

de l’homme et le droit d’assurer les conditions politiques de cette lutte. La modernité des droits

de l’homme va certainement jusque-là ».753

Mais, peut-on par exemple prétendre lutter pour les

droits de l’homme dans les pays du sud sans combattre énergiquement la pauvreté qui est l’un

des principaux obstacles à la pleine réjouissance de ces droits?

Face au non-respect des droits de l’homme se pose la question: quelle dignité défendre,

quelle liberté protégée ? En un mot, les droits de quel homme faut-il proclamer et reconnaître?

A cette question Lévinas nous donne une réponse assez révolutionnaire : « Les droits de

l’homme s’attachent à la condition sociale même d’être homme indépendamment des qualités

telles que rang social, force physique, intellectuelle et morale, vertus et talents par lesquels les

hommes diffèrent les uns les autres ».754

Ce qui revient à dire que les droits de l’homme sont les mêmes pour tous. Mais, s’il est vrai

que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme souligne le fait que tous les hommes

naissent égaux en droit et en devoir, la réalité exprime tout le contraire. Outre que les femmes

n’ont pas les mêmes droits que les hommes dans certains Etats fondamentalistes, la structure de

l’ONU est en soi injuste et hégémonique.

Au nom de quoi les Etats Unis, la Chine, la Russie, la France et l’Angleterre ont-ils le droit

de veto au Conseil de Sécurité au niveau des NU ? Est-ce dire que les pays comme la RDC, le

Cameroun, l’Italie,… sont-ils des sous pays ? C’est une abomination et une honte de constater

les effets racistes au sein de l’ONU. Les fonctionnaires africains des NU ont remarqué que la

plupart des postes les plus élevés sont occupés par les EU (13%), la Russie (7%), la France

(6%), le Royaume Uni (5%), la Chine (4%), l’Angleterre (3%), le Japon (3%), le Canada 3%),

l’Egypte (2%)755.

On comprend pourquoi les droits de l’homme ne doivent pas reposer d’abord sur les lois

mais sur la reconnaissance du prochain car quand notre société évoque les droits de l’homme,

elle en donne souvent une vision très égoïste, individualiste et revendicative. Ces droits sont

753 J. Sewariti, « Le rendez-vous de Durban », in Afrique espoir, n° 16, (octobre-décembre 2001), p. 5

754 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 23

755 J. Sewareti, « Le rendez-vous de Durban », op.cit., p. 5

217

utilisés avant tout pour réclamer quelque chose pour soi, sans penser à l’autre homme. Nous

devons plus que jamais garantir l’égale dignité de tous les hommes mais aussi de tout homme.

L’objectif des droits de l’homme consiste à tenir compte de la diversité des humains, de la

multiplicité de leurs facettes. Pour Lévinas, parler des droits de l’homme, c’est parler « du droit

de l’autre homme avant tout » comme nous allons le développer dans le sous chapitre suivant. Il

s’agit pour nous aujourd’hui de défendre par exemple les droits des migrants, des sans papiers,

des réfugiés et des persécutés politiques.

Enfin, s’il est vrai que la Communauté Internationale dispose maintenant d’instruments

juridiques capables de protéger chaque individu, (répression de la traite des êtres humains,

condamnation de génocide), il est vrai aussi que ces problèmes perdurent. Ce qui amène

certaines personnes à affirmer à vive voix que la culture moderne est « une culture de violence

ou de mort756

». Un jour ne peut pas passer sans qu’il y ait en quelque endroit des explosions

meurtrières de violences. A cela s’ajoutent des tortures comme le confirme l’Amnesty

International par la voix d’un de ses membres dans Afrique espoir: « Malgré les progrès qui ont

été accomplis, plus de la moitié des Etats de la planète sont engagés dans l’intolérable entreprise

de torturer des personnes humaines757

».

Au niveau religieux, on n’a plus le droit de pratiquer la religion de son choix. C’est le cas

en Algérie où les Moines ont été égorgés comme des poulets. Au niveau économique, de

nombreux pays sont de plus en plus écrasés par la dette extérieure et pillés par les pays riches

comme nous allons le constater dans le développement de la dernière partie parlant du fascisme

économique des grandes puissances. N’est-ce pas à cause de ses richesses que l’Est de la

République Démocratique du Congo est devenu aujourd’hui un terrain favorable à la

manifestation de l’inhumain ?

Selon le rapport de l’ONU, la guerre de la RDC « est une guerre avant tout économique758

».

Bref, l’actualité nous fait dire que les droits de l’homme ne sont pas respectés et en même temps

nous avons l’impression que l’homme est condamné à la mort plutôt qu’à la vie, une mort qu’un

756 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 234

757 P-R. Monzemu Moleli, « Violences sans frontières » in Afrique espoir, op.cit., p. 13

758 ibid., p. 19

218

homme inflige à son prochain. C’est pourquoi il est urgent de vivre « pour l’autre qui est

probablement le dessein de l’humain759

».

La portée individualiste de la personne est manifestée par l’accueil du prochain. Et si

l’homme marque son individualité par la mise en place d’une distance envers le prochain, la

personne incarne la demeure de l’hospitalité de l’autre homme qui reflète son visage. Il ne s’agit

ni d’une fusion ni d’une confusion d’identité, mais de ne pas l’exclure de son propre périple.

Dans cette optique, les droits de l’homme se distancient des droits de l’autre homme car

nous semble-t-il, les premiers sont inhérents à la nature de l’individu qui revendique sa dignité.

En revanche, les droits de l’autre homme qualifient une autre forme de dignité mettant la

priorité sur le prochain ainsi que le relief de l’intériorité comme densité ontologique de la

personne.

Raison pour laquelle nous pouvons dire que les droits de l’autre homme sont issus des

devoirs que l’on doit accomplir envers les autres à travers la responsabilité, ces derniers

considérés eux aussi, comme personnes. La dignité personnelle n’implique pas seulement la

reconnaissance de l’homme en tant que tel, mais elle incite à la générosité pour la personne du

prochain, à condition, pour nous, que le prochain lui aussi respecte la subjectivité du Même car

partageant tous deux le même genre humain.

Tout en voulant développer les droits de l’autre homme tel que préconisé par Lévinas lui-

même, nous tenons à signaler qu’ils ne sont pas en opposition avec les droits de l’homme que

nous venons d’analyser mais et surtout voir leur impact dans le concret du quotidien ; leur

efficacité ou inefficacité au niveau social. Et nous nous sommes rendus compte qu’ils ne sont

qu’un instrument juridique et parfois au service du plus fort pourtant sensés protéger le plus

faible. Revenons-en aux droits de l’autre homme maintenant.

I.3 :2. Les droits de l’autre homme

Il faut dire que la force de la critique de Lévinas se situe surtout dans la singularité de sa

thèse qui stipule que les droits de l’homme sont originellement les droits de l’autre homme.

« Les droits de l’homme se manifestent à la conscience comme droits d’autrui et dont je dois

759 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 234

219

répondre. Se manifester originellement comme droit de l’autre homme est comme devoir pour

moi, comme mes devoirs dans la fraternité, c’est-là la phénoménologie des droits de

l’homme760

».

En effet, l’homme dont il convient de défendre les droits n’est pas l’homme désincarné,

mais cet homme-ci ou cet homme-là en chair et en os. De ce point de vue, les droits de l’homme

ne comptent que dans la mesure où ils renvoient à des individus concrets au nom de l’unicité

qu’ils tiennent, de « l’absolu de la personne malgré son appartenance au genre humain ou à

cause de cette appartenance761

».

Comme nous l’avons vu avec la notion du visage, celle des droits de l’homme reste

profondément attachée au problème du « nom propre ». En effet, il faut tenir compte du fait que

les individus ne peuvent pas prêter à une interchangeabilité comme la monnaie. Les

proclamations des droits de l’autre homme ; elles ont besoin d’être prolongées par des lois

contraignantes qui protègent chacun des citoyen contre « l’arbitre de l’économie762

» ; c’est-à-

dire que l’évocation de l’éthique du droit de l’autre homme ne devait pas être exclue d’une

pensée économique du monde et de la société. D’où la nécessité de l’effort éthique et politique

qu’il faut fournir pour ne pas « laisser l’économie à son propre déterminisme763

».

Pour étayer cette interprétation lévinassienne, Pierre Hayat, reprenant des faits cités par

Lévinas lui-même, montre alors, à titre d’exemple, la nécessité d’établir les règles qui limitent le

champ d’extension de la « liberté de négociation » afin de ne pas juger le salarié selon les lois

du marché du travail. Il souligne le fait que ce n’est pas seulement une situation où la liberté

« tourne en non liberté. Et c’est précisément le cas lorsque le libre contrat passé entre l’employé

et l’employeur n’est pas limité par des règles contraignantes, laissant ainsi le premier désarmé

devant les lois objectives du marché du travail764

».

C’est dire que si le libéralisme économique est une voie envisageable, sa mise en œuvre

nécessite une vigilance toujours accrue de la part de tous les acteurs sociaux, afin d’éviter que

l’économisme ne s’installe au détriment de l’homme. Mais les droits de l’autre homme ont à se

760 ibid.

761 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 187

762 E. Lévinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, éd. de Minuit, 1997, p. 89

763 ibid., p. 17

764 P. Hayat, Emmanuel Lévinas. Ethique et société, op.cit., p. 89

220

protéger non seulement des dérives de l’économie, mais aussi du développement anarchique de

la science et de la technologie. Loin de condamner en bloc la science et la technique qu’il

considère comme étant « les premières conditions qui permettent d’assurer dans les faits le

respect des droits de l’homme765

», Lévinas tient seulement à mettre les décideurs devant la

réalité des conséquences que science et technique peuvent avoir sur la vie des hommes.

Loin de verser dans un quelconque « techno-pessimisme », Lévinas tient seulement à

rappeler entre autres choses que « la technique elle-même peut comporter des exigences

inhumaines se constituant en un nouveau déterminisme, menaçant les libres mouvements que,

par ailleurs, elle devait rendre possibles766

». Il estime du reste que « l’essence de la technique,

c’est la promotion de l’humanité ; étant donné que la technique permet d’assurer la nourriture, la

boisson et le logis : trois choses nécessaires à l’homme et que l’homme offre à l’homme. La

terre est pour cela. L’homme est son maître pour servir les hommes767

».

Pour l’instant, disons que son argumentation sur les droits de l’autre homme montre que l’on

peut accéder à l’universel à partir du singulier. La particularité de la situation sociale de

l’employeur et de l’employé, par exemple ne permet-elle pas de percevoir l’idée universelle des

droits ? Un geste de protection de l’environnement n’est-il pas une marque de respect pour

l’humanité entière?

La première étant la figure de la relation éthique et l’autre, les normes universelles

constituées que sont en l’occurrence les droits de l’homme. La loi et l’institution juridique

n’ont-elles pas finalement pour fonction de rendre visible l’invisibilité de ces deux figures qui

disent la même obligation dans la différence de leur approche?

Il faut cependant reconnaître que le statut théorique de la notion de « droit de l’autre » pose

problème ; car elle ne survient pas chez Lévinas comme une concrétisation du droit, mais

comme son principe même. Le droit de l’autre ne renvoie pas à un droit qui serait défini et

reconnu au prochain, l’autre homme en tant qu’autre est en lui-même source de l’idée du droit.

« Le droit de l’homme est originellement le droit de l’autre homme768

».

765 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 180

766 ibid.

767 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 302

768 E. Lévinas, Autrement que savoir, op.cit., 1988, p. 16

221

La difficulté vient essentiellement du fait que le droit du prochain nous situe d’emblée, non

pas du côté d’un rapport juridique, mais de celui d’un rapport éthique: « la notion de droit de

l’autre homme exprime un principe éthique, source originelle du droit, plutôt qu’un droit

originel ; dans la mesure où l’idée de droit inclut la réciprocité, l’égalité et la possibilité d’un

ordre commun de l’existence 769

».

Cette notion lévinassienne des droits du prochain conserve également toute sa pertinence

dans la mesure où elle refuse « l’individualisme de l’être, c’est-à-dire « le droit incontestable de

la liberté » que chaque homme réclamerait de manière égoïste pour son propre compte770

».

C’est pour dénoncer une telle prétention que Lévinas conteste un certain individualisme de

l’être désireux de ceci ou cela car: « aucun droit ne peut découler du simple fait que la personne

a besoin d’espace vital. La conscience de mon moi ne révèle aucun droit771

».

Il y a là une remise en question d’un certain exercice de mon moi dans sa tendance à

transformer en « mien » tout ce qu’il peut atteindre ou toucher. Lévinas affirme ainsi l’idée

selon laquelle il ne suffit pas d’être pour avoir tout. L’idée de l’homme assuré de son droit

d’être doit céder la place à la notion éthique de droit du prochain pour que l’idée de droit

signifie encore quelque chose de sensé.

C’est ainsi que Lévinas fait de l’universalisme des droits de l’homme un corollaire de la

relation éthique. Encore faut-il que le droit de l’autre homme s’applique effectivement dans les

lois sociales et autres décisions politiques concrètes pour ne pas paraître vain et illusoires. Les

droits du prochain ne sont-ils pas là pour nous rappeler tout simplement que c’est Autrui, en

chair et en os, qu’il s’agit de respecter dans ses besoins les plus vitaux ? C’est la raison pour

laquelle le droit positif ne peut dire son universalité qu’en se traduisant en termes « d’altruisme

total772

» comme l’affirme Salomon Malka en commentant Lévinas.

Pour cette raison, Lévinas peut se permettre d’affirmer que : « pour que l’égalité puisse faire

son entrée dans le monde, il faut que les êtres puissent exiger de soi plus qu’ils n’exigent

d’autrui, qu’ils se sentent des responsabilités dont dépend le sort de l’humanité et qu’ils se

769 P. Hayat, Emmanuel Lévinas. Ethique et société, op.cit., p. 90

770 E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op.cit., p. 176

771 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 33

772 S. Malka, Lire Lévinas, Paris, Cerf, 1984, p.42

222

posent dans ce sens, à part l’humanité773

». Mais cette responsabilité, nous l’avons déjà dit, doit

se vivre concrètement. Elle n’a de sens que si ma maison est aussi celle d’autrui et mon monde,

son monde à lui. Autrement dit, c’est dans le champ économique où la demande du prochain se fait

urgente que la justice et la responsabilité doivent s’exercer. Pour tout simplement dire que les droits de

l’autre homme font appel à la notion de justice tel que nous nous allons le constater dans ce

développement qui suit.

I.3.3 : Les droits de l’autre homme et justice

Si je suis « dette infinie envers l’autre774

», ma justice envers lui doit pouvoir tenir compte

de cette donnée fondamentale. Puis-je me dire responsable du prochain si en même temps je ne

me préoccupe pas de ses besoins économiques ? « Aucune relation humaine ou inter-humaine

ne saurait se jouer en dehors de l’économie, aucun visage ne saurait être abordé les mains vides

et la maison fermée775

». Le monde dans lequel je vis ne constitue pas simplement un objet dont

je peux jouir indéfiniment à ma guise. Il est le lieu par excellence où se joue de manière

éminente la relation éthique.

Le respect de l’autre homme en tant que personne est certes le fondement des droits de

l’homme qui nous oblige à considérer le prochain comme nous-mêmes. Mais ce respect serait

vain s’il ne débouchait pas sur un juste partage du monde. En effet, « la transcendance du visage

ne se joue pas en dehors du monde (…), la vision du visage comme visage, est d’une certaine

façon moins singulière, une certaine forme de vie économique776

».

Autrement dit, le déploiement positif de la relation éthique se fait aussi en direction de

l’économie. Je ne peux prétendre être ouvert au prochain si je ne lui ouvre pas ma maison.

L’hospitalité est un signe palpable et concret de l’accueil que je réserve à la transcendance

d’autrui. C’est la raison pour laquelle, écrit encore Lévinas, « la relation avec autrui ne se

produit pas en dehors du monde, mais met le monde possédé en question777

» ; parce que je suis

773 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 39

774 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 108

775 ibid., p. 147

776 ibid.

777 ibid., p. 148

223

déjà subjectivement ouvert à l’autre homme ; car la relation au monde est fondamentalement et

à juste titre comme « une dépossession originellement, une première donation778

».

Si donc rencontrer le prochain, c’est déjà lui offrir le monde dans lequel nous sommes

ensemble insérés, c’est dire que la responsabilité pour l’autre homme, loin de n’être qu’une

idéologie de plus, apparaît comme une pensée véritablement dynamique qui incite à l’action. La

justice envers le prochain et son droit peut se réduire à des bons sentiments. « Laisser des

hommes sans nourriture est une faute qu’aucune circonstance n’attenue, à elle ne s’applique pas

la distinction du volontaire et de l’involontaire, (…) devant la faim des hommes, la

responsabilité ne se mesure qu’objectivement. Elle est irrécusable779

».

Ainsi, le monde n’est véritablement humain que si l’homme offre à l’homme tout ce dont il

a besoin mais ajoutons dans la mesure de ses possibilités car on ne peut donner que ce qu’on a.

Il n’est plus un simple instrument de jouissance égoïste, mais une réalité qui n’a de sens que si

elle est partagée avec le prochain. « La généralité de l’objet est corrélative à la générosité du

sujet, allant vers autrui par delà la jouissance, la communauté des biens de ce monde780

».

Le matérialisme égoïste et jouisseur ne peut donc être qu’une perversion de l’essence

profonde du monde. Celui-ci n’est mieux que pour être partagé avec le prochain, et que puis-je

offrir à autrui de mieux que ce à quoi je tiens moi-même ? « Que peut-on donner de plus que

l’avoir (…), sinon la faim des autres de son propre jeûne 781

? »

Surtout que, dirait Lévinas à la suite de Pascal, le seul fait d’être est déjà d’une manière ou

d’une autre usurpation de la place de quelqu’un d’autre. Ainsi, ce qu’on a ne saurait être

considéré comme une possession, comme un acquis. Seulement, la nécessité de la solidarité ne

signifie pas que le partage des biens du monde doit se faire dans l’anarchie ou selon le seul bon

vouloir de tel individu ou de tel groupe de pression. L’acte de donner doit tenir compte d’un

minimum de mesure et de comparaison, c’est-à-dire des lois. Ce qui appelle un cadre juridique

approprié, celui de l’Etat notamment.

778 ibid., p. 149

779 ibid., p. 175

780 ibid., p.48

781 E. Lévinas, L’intrigue de l’infini, Paris, Flammarion, 1994, p. 187

224

Ici nous pouvons constater que Lévinas devient le premier philosophe et même le seul à

parler des droits de l’autre homme. Ce bouleversement radical par rapport aux droits de

l’homme qui existaient déjà, est dû à l’exaltation bestiale de l’homme par sa liberté. L’être

humain est libre et sa liberté est le fondement des droits de l’homme. La Déclaration Universelle

des Droits de l’Homme n’aurait pas eu lieu si l’on n’avait pas insisté sur la liberté de l’homme.

Cependant, Lévinas constate que cette même liberté a été à l’origine d’une série d’actes

odieux et c’est la raison, peut-être la seule pour laquelle il s’interroge pour savoir si « une liberté

n’est-elle pas (…) pour l’autre volonté, sa négation possible et ainsi, au moins, une limitation ?

Principe de guerre entre libertés multiples ou conflit qui, entre volonté raisonnable, doit se

résoudre par la justice (…)782

».

Par la liberté, l’homme a connu la souffrance, l’asservissement, l’appauvrissement ; il a été

torturé, blessé tant physiquement que psychologiquement. L’homme et ses droits ont été

bafoués et réprimés. Si Hitler exaltait la race aryenne, encourageait en même temps

l’extermination des non-aryens en l’occurrence le peuple Juif ; et s’il y a eu des génocides et des

massacres en Afrique comme ailleurs et actuellement le terrorisme à l’échelle internationale,

c’est parce que l’homme se croit liberté et fait de cette liberté usage à son gré sans tenir compte

du prochain, de l’autre homme dont il est question.

Prendre la justice comme moyen pour résoudre ces problèmes liés à la liberté, apparaît

comme une dégradation de cette même liberté. Et Lévinas s’interroge si « la limitation du droit

par la justice n’aura pas déjà été une façon de traiter la personne comme un objet, en la

soumettant à la comparaison, à la pensée783

». Les droits de l’homme, « c’est-à-dire la liberté de

chacun, l’unicité de la personne ne courent-ils pas aussi le risque d’être démentis ou offusqués

par les droits de l’autre homme784

? ».

Pour répondre à cette interrogation parlant de limitation des droits de l’homme par les droits

de l’autre homme, Lévinas va insister sur la bonté d’autrui. Dès lors, le prochain qui se présente

devant moi n’est plus quelqu’un qu’on peut trahir, traiter comme un objet sans valeur, mais

plutôt un bien spirituel qui suscite en moi l’amour. Et c’est ce désir de bonté en l’autre qui me

782 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 183

783ibid., p. 184

784 ibid., p. 183

225

pousse à me tourner vers lui, qui me pousse à me sacrifie pour qu’il atteigne son bien.

« Désintéressement de la bonté : autrui dans sa demande qui est autrui comme visage, autrui qui

« me regarde » même quand il ne regarde pas, autrui comme prochain est toujours étranger-

Bonté comme transcendance785

».

En introduisant la grande figure emblématique du « tiers » que nous allons développer et

analyser dans les pages suivantes, Lévinas vise ici l’Etat et la justice. Et comme nous l’avons

vu, lorsque les droits de l’homme sont bafoués et ne profitent qu’à une minorité, lorsque l’Etat

est corrompu à fond, c’est alors que la guerre pénètre les relations et déshumanise l’homme.

L’agressivité se présente comme la face cachée de l’iceberg. A ce propos, voici ce qu’en dit

Lévinas : « alors que dans une tyrannie le commandement sert celui qui commande, le

gouvernement d’une cité juste est un service, non une exploitation786

». Par ceci, Lévinas invite

à remplacer la tyrannie et la guerre par l’ordre raisonnable d’une cité juste.

L’humanisme de l’autre homme comme un impératif catégorique vient rappeler à l’ordre. En

parlant de la « percée de l’humain dans la barbarie de l’être787

», Lévinas met des gardes-fous

pour protéger de manière spécifique le prochain. N’étant pas tout à fait d’accord sur les concepts

des : « droits de l’homme », il va rejoindre ainsi beaucoup d’autres penseurs qui se sont montrés

assez prudents par rapport à ces soi-disant droits. D’ailleurs, dans son livre La question juive,

Karl Max proclame les droits de l’homme comme étant une fiction. Son combat est en vue de

renverser ces droits qui sont selon lui une pure création de la bourgeoisie. Parlant de l’homme et

de ses droits ainsi que ceux de l’autre homme, du prochain mais par rapport à la justice, n’est-ce

pas là déjà une manière de vouloir parler de la socialité comme paradigme d’un nouvel

humanisme chez Lévinas ? Telle est notre préoccupation et objet de notre réflexion du chapitre

suivant.

785 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.234

786 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 10

787 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 208

226

227

CHAPITRE II

LA SOCIALITE : PARADIGME D’UN NOUVEL HUMANISME CHEZ E. LEVINAS

Ici, toute la question est de savoir comment on peut passer de la relation éthique telle que

nous l’avons évoqué au concret des relations quotidiennes que l’homme vit empiriquement dans

ses rapports aux autres au sein de sa famille ou dans son lieu de travail, au cœur d’une société

donnée et là nous touchons à la notion de socialité que nous nous proposons de développer. Car,

à quoi servirait la relation éthique si elle n’était pensée et replacée dans la concrétude de

l’existence quotidienne ?

Cela implique la vocation de reconnaitre le prochain dans son altérité, jusqu’à prendre soin

d’autrui et de son bien-être. C’est pourquoi cette responsabilité que nous avons évoqué tant et

qui va faire l’objet d’un tout un sous chapitre doit être de nature physique, terrestre et

économique. Il serait hypocrite d’avancer vers le prochain les mains vides. La touche finale de

cette bonté, qui s’approfondit en un désir infini, consiste à ne pas laisser le prochain seul dans sa

souffrance et au moment de sa mort, même si le prochain ne peut rien faire en retour788

.

Et comme nous voulons parler de la justice, nous nous rendons compte que l’élan de

l’homme ne peut se déployer que dans un sentiment profond d’amour qui fonde sa personne. Et

dans la finitude humaine, il ya l’infini de la personne en tant qu’image et ressemblance à celui

qui incarne un amour pur et désintéressé, allant jusqu’à l’abnégation du soi, l’idéal de l’agapè.

Mais cet amour ne doit pas violer les principes fondamentaux de la justice. « La personne est

générosité lorsque la dignité du prochain le mérite. Le sacrifice au profit de l’autre homme sans

condition risque de nuire à la communauté humaine. Or la personne ne saurait gratifier un

ennemi de l’humanité. Elle peut toutefois éprouver de la sympathie pour le coupable qui

souffre. Une justice sans sympathie est cruauté, mais un amour sans justice comporte des

risques789

».

La personne juge en étant amour, impartialement, au nom de l’intégrité de l’humanité dont

elle accueille les blessures dans un esprit de sym-pathéia, c’est-à-dire partage des souffrances

des autres. Cette sorte de sympathie vient de l’origine commune des hommes, en tant qu’enfant

788 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p.128

789 Stamatios Tzitzi, Qu’est-ce que la personne ?, op.cit., p. 170

228

de l’être selon les mots de Stamatios lui-même, cet être qui équivaut dans le langage lévinassien

à l’Extraordinaire, au Tout Autre, au Très-Haut, à l’Infini, bref le Dieu des Chrétiens ou des

Croyants en général.

Mais, comment questionner et vivre de manière juste la multiplicité ou la pluralité qui se

donne dans l’élément de l’altérité? Comment « avoir à répondre de son droit d’être790

» par

rapport à l’autre de l’autre, c’est-à-dire le « Tiers » qui est l’humanité tout entière, dans les yeux

qui me regardent ? Telle est la question qui va nous intéresser plus et à laquelle nous allons

tenter de donner une réponse.

II.I: Le tiers : mesure de la justice

L’expérience au quotidien montre qu’il n’y a pas que le prochain et moi au monde. Si

nous n’étions que deux, le prochain et moi, je lui devrais tout, absolument tout. Mais il y a

d’innombrables « prochains ». Ils sont aussi bien dans mon voisinage que celui de mon

prochain qu’il soit proche ou lointain. Alors, que faire de ceux-là ou de celui-là? Et comment

procéder pour remédier à cette situation? Que faire pour choisir entre ce prochain-ci et ce

prochain-là ? A qui donner la priorité? C’est là qu’on quitte le registre du face-à-face, pour

passer à celui du social.

La société commence dès que nous sommes trois, dès que surgit le « tiers ». Son

intervention assure la possibilité de la justice. Encore convient-il de relever la pluralité et la

complexité des intrigues qui, d’un ouvrage à l’autre, marquent le rapport au tiers. « Le tiers me

regarde dans les yeux d’autrui791

». Il introduit une mesure entre les incomparables, abolit

l’unicité de l’autre, qui a le tiers à côté de lui, et la mienne, puisque je deviens autrui pour

l’autre, un parmi d’autres. Cette entrée du tiers suscite d’importantes et difficiles questions dans

la pensée de Lévinas, et donne lieu de Totalité et Infini à Autrement qu’être ou au-delà de

l’essence à des « remaniements » significatifs si on peut dire ainsi.

Bornons-nous à souligner que la survenue du tiers dans le face-à-face et le face-à-face lui-

même se requièrent mutuellement. D’abord, la survenue du tiers est requise par le face-à-face

790 ibid., p. 165

791 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 186

229

lui-même, sans quoi il se condamnerait à une clandestinité dans laquelle l’égoïsme et la violence

viendraient contrarier la responsabilité. C’est pourquoi après Le temps et l’autre, Lévinas

n’envisage plus le face-à-face dans l’Eros, relation privée et clandestine, « égoïsme à deux792

».

D’où le paradoxe d’une éthique qui abriterait en son sein la violence.

Mais d’autre part ce n’est qu’à la condition d’être vivifiée sans cesse par la responsabilité de

l’un pour l’autre que la mesure introduite par le tiers entre les incomparables a toutes les

chances de ne pas devenir une instance neutre et extérieure, « une loi anonyme des « forces

humaines » régissant une totalité impersonnelle793

». Dans Autrement qu’être ou au-delà de

l’essence, le tiers apparaît comme distinct du prochain : « le tiers est autre que le prochain, mais

aussi un prochain de l’autre et non uniquement son semblable794

».

Le destin vulnérable de la trace d’autrui, image éclatante puis affaiblie et amortie de

l’estampille de Dieu, conduit à l’idéogramme qui est le secret et le cœur vivant de la philosophie

lévinassienne, à savoir le tiers, donc l’homme ou les hommes, la communauté, la fraternité. Le

fil ou le nerf de la trace est le tiers, la tertialité. Tertium datur, comme le chevron qui tient tout

en place. C’est sur le front du tiers, fils ou voisin, que s’allume l’étrange lueur qui, de l’autre à

l’autre et du pareil au Même, balise à chacun une destinée.

L’autre, autrui ou prochain tout court, est, comme on sait, le point de départ et l’objet unique

d’une philosophie qu’on appelle à bob droit hétérologie. La proposition classique : du Même à

l’autre par l’autre du Même, peut se renverser en : de l’autre au Même par le Même de l’autre,

qui se produit avec de lents détours et par l’intermédiaire et l’intervention du tiers, pivot et point

cardinal de la pensée lévinassienne, car le tiers est l’autre du Même et le Même de l’autre.

Ce qui est essentiel à relever, c’est qu’avec l’entrée du tiers dans la relation d’altérité, ce

sont des relations de latéralité et de verticalité, de symétrie et d’asymétrie, d’égalité et

d’inégalité qui vont désormais se croiser. Le moi devra sortir de son « privilège » pour se

comparer, non seulement avec autrui, mais aussi avec le « tiers », c’est-à-dire tout autre homme.

Le tiers est avant tout le prochain d’autrui avec qui il se trouve aussi en relation d’altérité et

d’asymétrie. « Autrui est d’emblée le frère de tous les autres hommes. Le prochain qui

792 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit. , p.244

793 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.206

794 ibid., p. 200

230

m’obsède est déjà le visage à la fois comparable, visage unique et en rapport avec des visages,

précisément visible dans le souci de justice795

».

Or, d’une certaine manière, cette relation: autrui-tiers échappe à ma responsabilité car

comme l’affirme Lévinas, « qu’ont-ils fait l’un à l’autre ? Lequel passe avant l’autre? L’autre se

tient dans une relation avec le tiers, dont je ne peux pas répondre tout seul ».796

Le tiers vient

aussi suspendre l’asymétrie de la proximité, il vient interrompre l’infini de la responsabilité

pour le prochain en introduisant comparaison et mesure, c’est-à-dire en limitant la

responsabilité, « car l’absence du tiers menacerait de violence la pureté éthique dans

l’immédiateté absolue du face-à-face avec l’unique797

» selon Jacques Derrida en commentant

Lévinas.

Le tiers est donc là pour protéger contre le vertige de la violence même. L’entrée en scène

du tiers montre que Lévinas est bien conscient que la dimension éthique de la relation du face-à-

face n’aurait pas d’effectivité si elle ne prenait pas en compte la présence sociale et ses

exigences d’actions concrètes. L’éthique même se pervertirait s’elle s’enfermait dans une

relation purement intimiste et privée car conscient du fait que : « la liberté ne se réalise pas en

dehors des institutions sociales et politiques qui lui ouvrent l’accès à l’air frais nécessaire à son

épanouissement, à sa respiration et même à sa génération spontanée798

».

Lévinas aura le souci d’inscrire la parole éthique au sein des conditions culturelles et

politiques, faute de quoi elle perdrait à coup sûr sa justesse et sa justice. Ainsi, l’entrée du tiers

vient limiter l’infini de la responsabilité sans pour autant instaurer une étanchéité entre l’ordre

de la justice et celui de la responsabilité. D’emblée, le tiers semble être exclu dans le face-à-

face lévinassien. Seule l’humanité des autres rencontrée à travers le visage du prochain nous

permet d’esquisser le premier pas vers la compréhension de la nature des rapports avec le

tiers.

Dans cette rencontre, rappelons-le, je suis rendu responsable de tous et donc du tiers

également. C’est ce que souligne Lévinas quand il dit que nous répondons au discours suscité

795 ibid., p. 201

796 ibid., p. 200

797 J. Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, p. 66

798 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 218

231

par « l’épiphanie du visage en tant qu’il atteste la présence du tiers, de l’humanité tout entière,

dans les yeux qui me regardent. Le tiers, précise-t-il, me regarde dans les yeux d’autrui799

».

C’est précisément le visage rencontré qui me révèle la nudité, la pauvreté et la transcendance de

celui qui est devant moi mais aussi de tout autre homme.

En exposant le pauvre, l’étranger, le visage, comme le mentionne Lévinas à juste titre, « est

en train de servir le tiers800

». Ainsi, tout comme je suis inévitablement convié à répondre à

autrui, à travers son impératif, le même appel m’est adressé par le tiers. Mais le tiers étant libre,

je peux porter atteinte à sa liberté en m’offrant en réponse à la sollicitation de l’Autre. Dès lors,

le véritable problème est celui de savoir ce qui doit régir le rapport éthique quand il est question,

pour le Moi de répondre à « la revendication d’Autrui et la co-revendication du tiers801

».

Tout compte fait, le rapport au tiers exige la sortie de cette société à deux et requiert la

justice qui évoque en quelque sorte la comparaison qu’on se sent obligé d’opérer entre le

premier venu, c’est-à-dire l’autre homme que révèle tel visage et le tiers qui, lui aussi est mon

autre, mon prochain.

N’ayant pas seulement à répondre au visage de l’autre homme, mais où, à côté de lui, j’ai

abordé le tiers, « il n’importe de savoir qui d’entre eux passe avant : l’un n’est-il pas persécuteur

de l’autre ? (…), les incomparables ne doivent-ils pas être comparés ? A la prise du destin de

l’autre est donc ici antérieure à la justice802

» conclut Lévinas. C’est dire ici que la

responsabilité nécessite la justice.

La justice dont il est question ne saurait s’identifier à la simple idée d’hiérarchisation. Il

s’agit d’une nécessité d’équité qui s’impose entre la place d’autrui qui se révèle directement

dans le visage et la réponse inéluctable qui réclame le tiers. Telle semble être l’idée de Lévinas

lorsqu’il dit que « c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui,

qui conditionne et instaure la justice car si j’étais avec l’autre, je lui dois tout ; mais il y a le

799 ibid., p. 188

800 ibid., p. 288

801 E. Lévinas, Positivité et transcendance, op.cit., p. 282

802 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., pp. 221-222

232

tiers803

». L’avènement du tiers dans le rapport éthique implique nécessairement la justice. Cette

dernière, remarquons-le, ne s’écarte pas de la dynamique de la responsabilité.

Par ailleurs, une autre raison non moins importante fonde la place de la justice dans la

relation avec le tiers. En effet, dans la société, notre relation ne saurait avoir des limites. Le

prochain jouirait de tous les privilèges. Une telle société est axée sur l’intersubjectiité de

l’amour. Or bien que Lévinas pose l’amour entendu dans le sens de gratuité, il tient à montrer

que cette intersubjectivité de l’amour ne saurait expliquer le tout de cette notion pour le sujet

qui, naturellement évolue dans une société. Car si les amants se choisissent dans ce duo, cela

implique une préférence qui isole et crée une certaine intimité. Il écrit : « aimer c’est exister

comme si l’amant et l’aimé étaient seuls au monde. (…) Isoler un être parmi d’autres, s’isoler

avec lui dans l’équivoque de l’entre nous, n’assure pas l’extériorité radicale de l’Absolu804

».

Dans cette société intime, le tiers est exclut. A ce niveau, la justice s’impose certes pour

modérer ce privilège d’autrui mais, fondamentalement pour étendre la relation, l’implication ou

l’intégration des « tiers restés en dehors de l’amour805

» au-delà de la société intime. Ceci dit, la

justice s’impose lorsqu’il faut briser la clôture de l’entre nous pour entrer en relation avec des

« Autres ». Elle est, pourrions-nous dire, l’instance qui régit la responsabilité du moi à l’égard

de la collectivité. De fait, elle commence à partir du moment où « le lien entre nous est mis en

cause par le tiers806

», quand je dois répondre aussi bien à la sollicitation de cet Autre-ci qu’à

celle de cet autre-là.

En outre, « comment passer d’une description de l’éthique portant sur le prochain à une

éthique du socius ?807

» demande Paul Ricoeur. Cette préoccupation trouve sa tentative de

réponse dans ce moment éthique de l’entrée du tiers dans l’espace du duo, moi-autrui. Donc, la

justice est rendue possible par le rapport éthique mais aussi permet son extension à tous.

La reconnaissance et le respect du tiers dans le domaine éthico-politique sont fondamentaux

et indispensables pour la reconnaissance du prochain et pour un humanisme humanisant. Et il

est à noter que l’entrée du tiers dans la proximité du « Je » et du « Tu », laisse entendre, de vive

803 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 94

804 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 35

805 ibid.

806 E. Lévinas, Positivité et transcendance, op.cit., p. 268

807 J. De Greef, « Ethique, réflexion et histoire », op.cit., p. 449

233

voix, le besoin de justice. Raison pour laquelle « il faut la justice, c’est-à-dire la comparaison, la

coexistence, la contemporanéité, le rassemblement, l’ordre, la thématisation, la visibilité des

visages et, par-là aussi, une co-présence sur un pied d’égalité comme devant une cour de

justice808

».

Rappelons que le point de départ de la philosophie de Lévinas est le visage. Ainsi, même

pour parler de la justice, Lévinas commence par parler de visage. Dans un entretien accordé à R.

Fornet et A. Gomez en octobre 1982, il disait : « le visage est le commencement de

l’intelligibilité809

». Certes, Lévinas reconnaît qu’un tel discours n’est pas proprement

philosophique, puisque la philosophie est un discours théorétique. Cependant, il précise que

« c’est dans la mesure où je n’ai pas seulement besoin de répondre du visage de l’autre homme,

mais où à côté de lui j’aborde le tiers que la nécessité de l’attitude théorétique surgit810

».

Autrement dit, il n’y a pas de philosophie pour la philosophie, mais une philosophie pour

l’homme. Pour Lévinas en effet, c’est à ce niveau qu’il faut parler de la justice ; parce qu’il

s’agit des relations entre les hommes. Ainsi, le tiers apparaît entre le « Je » et le « Tu » comme

un juge, c’est-à-dire quelqu’un qui fixe la mesure de ma responsabilité et la violence de l’autre.

Voilà pourquoi lui-même écrit : « si on parle de justice, il faut admettre des juges, il faut

admettre des institutions avec l’Etat, vivre dans un monde de citoyens, et non seulement dans

l’ordre du face-à-face811

».

Dans ce sens, les lois et constitution de l’Etat deviennent comme des balises, des repères ou

mieux des normes objectives. Toute transgression à la loi fait l’objet de poursuites judiciaires et

de sanctions. En d’autres termes, le Moi peut par exemple porter plainte contre un voleur qui

sème la terreur dans le quartier. Cependant, Lévinas pense que la justice doit avoir pour

fondement l’amour entendu à partir de la responsabilité. En fait, les lois ne doivent jamais

contribuer à diminuer l’homme, à le déshumaniser. C’est pourquoi Lévinas fonde sa politique

sur l’éthique : « la politique doit être contrôlée et critiquée à partir de l’éthique812

».

808 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 189

809 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 121

810 ibid.

811 ibid., p.123

812 ibid., p. 129

234

Ayant l’idée que l’éthique lévinassienne insiste sur la priorité du prochain, de l’autre

homme ; il ressort de ces propos qu’une loi sans éthique est impuissante voire inhumaine. Sans

ce fondement, les lois ne seront que l’expression de la volonté d’un groupe plus fort et là nous

pouvons parler de l’aristocratie, ou de la majorité, et là il s’agit de la démocratie au sens

moderne du terme ou encore l’expression de la volonté d’un homme et là nous pensons à la

monarchie ou à la dictature qui s’est vit dans plusieurs pays et notamment en Afrique d’où nous

sommes originaires. L’éthique peut nous aider à ne pas adopter une attitude semblable à celle de

Caïn, ce dernier qui déclare ne pas être le gardien de son Frère. « La réponse de Caïn est sincère

mais elle manque d’éthique. Il y a l’ontologie seulement : moi c’est moi, lui c’est lui813

» nous

dit Banon dans un article publié dans l’Herne en 1991.

La considération du tiers dans la relation permet au moins d’éviter le piège du subjectivisme

et du particularisme qui guette toute relation interpersonnelle. Ainsi s’impose la nécessité de

penser, peser, juger en comparant la relation qu’il tient avec le prochain et celle qu’il doit tenir

avec le tiers, avec tous les autres humains. Ainsi, « la relation interpersonnelle que j’établis avec

l’autrui, je dois l’établir aussi avec les autres hommes ; d’où la nécessité de modérer ce privilège

d’autrui ; d’où la justice814

». « Le pour-l’autre » est appelé à se changer en justice et à prendre

en compte le tiers.

Lévinas nous montre comment passer du respect de la dignité de la personne d’autrui à une

éthique qui a une prise sur la société. C’est dire que la justice exercée par les institutions

sociales doit toujours se référer à la relation interpersonnelle initiale. Le Moi ne doit pas se

pencher trop du côté du prochain au détriment du tiers. C’est pourquoi la neutralité d’une

instance de justice chargée de rectifier l’excès dans les relations doit être instaurée et garantie

car nous dit Lévinas « l’extraordinaire engagement d’autrui à l’égard du tiers en appelle au

contrôle, à la recherche de la justice, à la société et à l’Etat815

».

Admettre le tiers comme la mesure de toute justice dans le processus de chercher à repenser

un nouvel humanisme est une des voies, une des solutions parmi peut-être tant d’autres que

nous voulons privilégier à la suite de Lévinas vu le problème que connaît notre monde

813 D. Banon, « Résistance du visage et renoncement au sacrifice », in l’Herne. Emmanuel Lévinas, Paris, éd. de l’Herne,

1991, p. 339 814

E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 95 815

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit. , p. 205

235

d’aujourd’hui où les maux tel que la discrimination sociale et raciale, le mépris de l’autre

homme, la marginalisation, la sous-estimation, la domination, l’exploitation de l’autre par le

Même et autres ne cessent de miner notre société qui se dit post-moderne.

Le tiers doit donc jouer un rôle prépondérant dans la mise en pratique de la justice ; dans ce

contexte, il est un défi éthico-politique à surmonter en vue d’un nouvel humanisme pour

aujourd’hui. Et pour cela, il faut « des lois, mais oui, des tribunaux, des institutions et des Etas

pour dire la justice816

».

Mais la grande question est celle de savoir comment penser les rapports entre autrui, les

autres et moi ; car désormais, il faut comparer les rapports, résister à l’un pour sauver l’autre,

choisir entre eux, tout en les considérant comme égaux. Le « pour l’autre » qui donnait la

priorité au prochain est appelé à se muer en justice et à prendre en compte le tiers.

Cet ordre nouveau est celui de la loi et des institutions de l’Etat. Or celles-ci appellent un

ordre autre que celui de la charité qui court toujours le risque de se transformer en injustice ; la

charité envers autrui pouvant toujours devenir injustice envers le tiers. Autrement dit, les

rapports inter-humains ne peuvent permettre à l’humanité de se réaliser que s’ils nouent dans la

justice qui en appelle aux institutions, c’est-à-dire à l’Etat.

Ce disant, examinons la considération de Lévinas sur la justice au niveau de l’Etat. A cette

échelle, Lévinas pense que la justice doit toujours se fonder sur l’égalité originelle de tous.

Ainsi, ayant l’éthique pour référence, la justice exercée par les institutions ne doit pas s’en

écarter ; « elle doit toujours être contrôlée par la relation interpersonnelle initiale817

».

Donc le « pour l’autre » doit être en quelque sorte le premier législateur et le repère de la

justice. Et pour ce faire, elle doit se démarquer du rigorisme qui risquerait de briser le lien

fondamental entre les humains, mais être animée par l’idée de la charité qui est la caractéristique

primordiale de la véritable responsabilité pour le prochain. L’analogie du philosophe judéo-

chrétien l’exprime mieux lorsqu’il dit que « Dieu c’est le Dieu de la justice mais son attribut

816 E. Lévinas, A l’heure des Nations, op.cit., p. 204

817 E. Lévinas, Ethique et infini, op.cit., p. 95

236

principal est la miséricorde818

». La considération de la dignité de la personne humaine précède

toute loi extérieure.

La justice se révèle alors comme une donation de mon être au visage du prochain sans me

soucier des rapports proportionnels qui nous unissent dans la proximité. La personne-visage est

au-delà de l’être car cette justice est asymétrique selon Lévinas. Pour lui « au départ peu

m’importe ce qu’autrui est à mon égard, c’est son affaire à lui, pour moi, il est avant tout celui

dont je suis responsable819

». Lévinas se distancie par là de la philosophie classique et se

rapproche notamment de la morale de Schopenhauer.

Pour les Grecs en effet, la justice impliquait inexorablement un droit visant à évaluer les

rapports entre individus en situation « symétrique » car tout jugement était prononcé selon la

proportionnalité de leur mérite. Il s’agissait d’une justice fondée sur la réciprocité des relations

où la gratuité avait peu de place. Le droit qu’elle prônait était foncièrement distributif tel qu’on

peut le constater chez John Rawls ; il attribuait à chacun des peines ou des récompenses selon le

fruit de ses actes. Il s’agissait donc d’une justice rédistributive qui se préoccupait peu du

prochain comme visage. La pitié était une idée extra-légale évoquée très exceptionnellement

dans les affaires qui nécessitaient une appréciation juridique du prochain. La réciprocité jouait

donc un rôle très fondamental.

Lévinas écarte dans sa morale la justice hellénique qui crée la distance dans les rapports,

pour mesurer le dû de chacun, afin de rendre un droit équitable. Chez lui, il n’ya pas de distance.

Au nom du visage dénudé, on se fait « déporté » vers le prochain. En effaçant toute trace des

rapports symétriques, on devient ouverture au prochain pour l’accueillir et le contenir sans

condition. Chez Lévinas, la personne pratique la justice qu’inspire l’affection généreuse pour le

prochain820

; elle est tournée, non à l’instar des Anciens vers l’ouverture au monde, mais vers

l’ouverture au prochain, à l’autre homme. L’extase, pour l’Hellène, consistait à s’émerveiller

dans la contemplation de l’être qui se manifeste à travers les choses de la nature. Chez Lévinas,

l’extase ramène au dépassement de la conscience individuelle qui va jusqu’à l’abnégation de soi

818 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 126

819 E. Lévinas, Hors sujet, op.cit., p. 115

820 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 83

237

au profit du prochain, voire au sacrifice tel que nous l’avons évoqué parlant du don de soi

jusqu’au martyre personnel pour le prochain, fondement de son humanisme personnaliste821

.

Par cette conception de justice éthique, Lévinas ne se propose pas de démolir l’ordre

juridique de l’Etat. Il admet le droit officiel qui régit les choses des citoyens et qui crée une

responsabilité mesurable et mesurée aux actes de chacun. Toutefois son humanisme s’installe

comme garant de la personne humaine dans le système juridique. Le droit fait preuve en effet

d’une certaine violence et nécessite la présence des juges. Il vise à régler le comportement du

Dasein, l’homme-dans-le-monde d’ici.

Rappelons que c’est aux Philosophes Grecs que nous devons la conception que nous avons

aujourd’hui de l’Etat. Ce sont eux qui ont élaboré le concept de citoyen à partir d’une réflexion

sur le mode d’organisation politique qui est la « Polis », une organisation où le juste sous sa

forme de réciprocité est ce qui assure la cohérence des hommes entre eux, donner des

fondements justes à la Cité. Et si cette dernière, par ailleurs, ne pouvait pas être ordonnée par

une justice plus puissante que les désirs, les passions des sujets particuliers et des intérêts des

groupes sociaux l’envahiraient au point de faire abstraction l’existence non seulement du

prochain mais également du tiers..

En réalité, plutôt que d’interroger directement le lien du politique, le pouvoir comme tel,

Lévinas préfère mettre l’accent sur le juridique comme possibilité de porter un jugement dans

des institutions vouées à prendre des décisions qui engagent la justice, vertu qui peut rendre

juste le politique comme nous nous allons le voir dans ce sous chapitre suivant.

II. 2 : Le juste est politique

Lévinas poursuit certainement le même objectif, même si c’est à travers une démarche toute

différente. Mais comment présenter la catégorie de justice, comment cerner une notion aussi

diffuse dans une œuvre qui ne se présente jamais sous une forme systématique ?

Au-delà de cette difficulté, il reste que pour Lévinas, la justice n’est pas l’une de ces nobles

abstractions universelles auxquelles les citoyens, convaincus d’occuper des places

interchangeables, rendraient simultanément hommage. Chez lui, la justice a un caractère

821 E. Lévinas, Dieu, la mort et le temps, op.cit., p. 184

238

concret. Elle a une forme immédiate, tangible, presque charnelle. Etre « juste » envers le

prochain, c’est en quelque sorte prendre conscience du rapport non égalitaire que je vis avec lui,

c’est reconnaître qu’il se situe à l’abîme crée par la relation asymétrique. Mais cette approche

lévinassienne n’est-elle pas purement théologique ou dogmatique ?

Autrement dit, Lévinas nous montre-t-il comment passer du respect portant sur la dignité

d’autrui à une éthique qui a une prise sur la société comme telle. Ou encore en reprenant les

termes de Paul Ricoeur, comme nous l’avons évoqué dans la petite partie introductive de ce

chapitre ; comment peut-on passer d’une description de l’éthique portant sur le prochain à une

éthique du socius ?

Loin d’être doctrinaire, son approche sera alors plutôt critique et interrogative sur la

question. Elle présente la justice la à la croisée de deux exigences. « La justice exige la

contemporanéité de la représentation. C’est ainsi que le prochain devient visible et dévisagé, se

présente et qu’il y a aussi justice pour moi. Le dire se fixe en dit, s’écrit précisément, se fait

livre, droit et science822

».

Pour l’instant, Lévinas continue à insister sur la rencontre éthique qui est le fait pour

l’homme d’être interpellé par le prochain au niveau de l’existence humaine. Mais qu’advient-il

lorsqu’on passe de la rencontre d’individus aux rapports sociaux qui doivent être assainis ? Car

le prochain et moi ne sommes pas seuls au monde. Il y a aussi le lointain dont la présence au

monde signifie rupture de la société intime du face-à-face et limitation de la responsabilité

infinie. C’est le prix à payer pour accéder à la justice.

Rappelons que cette notion de justice revêt deux sens distincts voire opposés chez Lévinas.

Dans son premier grand œuvre, Totalité et Infini, Lévinas nomme « justice » la relation éthique

mais dissymétrique, sans réciprocité et sans mesure, du face-à-face. Plus tard, dans Autrement

qu’être ou au-delà de l’essence, « justice » nommera au contraire la nécessaire prise en compte

du tiers, et dès lors tout aussi bien de la réciprocité (en un sens je suis « l’autre de l’autre » que

de la limitation et de la mesure, il faut se soucier de l’autre, autre, ou de l’autre de l’autre

comme nous l’avons si évoqué plus haut. Il faut partager équitablement entre eux. D’où le juste

est politique.

822 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 202

239

Si « justice » est dans Totalité et Infini l’un des noms de la relation éthique elle-même, c’est

que le terme exprime une caractéristique forte de cette dernière : la relation éthique implique de

renoncer à maîtriser autrui, de renoncer en particulier à en faire un objet. Il faut le « laisser

être », ce qui implique un abord de face par où le prochain librement s’exprime dans la franchise

sans retenue de son visage. Le terme « justice » nomme cette exigence primordiale de « laisser

être » le prochain, de le laisser s’exprimer à partir de lui-même.

Cette exigence de renoncer à la maîtrise sur autrui, de toujours déposer les armes pour

inaugurer le face-à-face, se radicalise et s’accomplit de la manière suivante : « la justice consiste

à reconnaître en autrui mon maître823

». Cette définition de la justice ne consiste donc pas

comme c’est le plus souvent le cas à exiger ce qu’on pourrait appeler l’horizontalité de l’égalité

entre moi et autrui, mais au contraire à reconnaître le privilège d’autrui, à reconnaître sa hauteur.

On remarquera que l’élaboration de la notion de justice par Lévinas est inséparable d’un

travail sur les notions de langage ou de discours indispensables dans la socialité en général et au

politique en particulier. Si la rhétorique est l’art de capturer le prochain par la force de son

discours, alors « dépassement de la rhétorique et justice coïncide824

». En un sens, la justice

initie et manifeste l’être authentique du langage : ni capture du prochain dans un thème objectif,

ni manifestation de mon pouvoir d’ensorceler par ma parole, mais reconnaissance inaugurale de

la « seigneurie du prochain », de son privilège, par où s’inaugure le langage en tant qu’il puise

la signification dans l’exposition au prochain. Le discours se présente comme justice.

Pour autant, dès Totalité et Infini, Lévinas marque bien qu’alors même qu’il faut opposer la

relation éthique, comme telle dissymétrique, à la prise en compte du tiers, ce dernier s’annonce

déjà dans le regard d’autrui. Lévinas ne prend pas simplement en compte le tiers, pour ainsi dire

après-coup, et simplement comme une limitation de l’absoluité de la relation éthique concédée

devant l’objection selon laquelle il faut bien prendre en compte la pluralité des autres, partager

entre eux. Entre la relation éthique qui peut se dire comme « justice » dans Totalité et Infini et la

prise en compte du tiers qui peut se dire comme « justice » dans Autrement qu’être ou au-delà

de l’essence, Lévinas n’établit pas un compromis inconséquent.

823 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.44

824 ibid.

240

Tout en se contredisant dans leur contenu, l’asymétrie éthique et la symétrie de la justice du

tiers s’impliquent et s’appellent mutuellement. Sans la responsabilité éthique, la justice du tiers

aussi bien due au tiers qu’octroyée par lui serait sans signification. Mais, inversement, la prise

en compte du tiers, non seulement me contraint à partager entre les autres, mais encore me

libère de l’absoluité de la persécution par le prochain : seule la prise en compte du tiers me

permet de ne pas succomber sous le coup de la persécution par le prochain, et ainsi de pouvoir

exercer ma responsabilité.

De manière plus décisive encore, il faut remarquer avec Paul Ricoeur, que la justice a pour

ainsi dire un statut architectonique dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. C’est qu’en

effet la dimension de la justice du tiers, en cela strictement homogène au discours

philosophique, est le lieu de l’interchangeabilité et de la thématisation possibles : le seul lieu

d’où puisse se formuler explicitement et se partager, par le biais du logos, l’injonction éthique.

Par rapport à cette problématique de la réalisation concrète de la justice au sein de la cité,

Lévinas fait valoir l’idée selon laquelle, pour que le Moi ne penche pas exclusivement du côté

du prochain au détriment du lointain, il faut instaurer et garantir la neutralité d’une instance de

justice chargée de rectifier l’unilatéralité à laquelle s’expose la relation éthique originelle.

La prise en compte de la présence du tiers ou de l’entrée en scène du tiers me contraint à la

comparaison, au jugement. Elle apporte une mesure à l’infini de l’être pour le prochain de la

proximité. Car, l’obligation de juger comporte en elle-même celle de comparer en tenant compte

des lois établies, en respectant les institutions établies pour cette fin. On constate que la

nécessité du jugement contient en fait une tension, celle qu’entretiennent les deux formes du

lien social : le face-à-face et l’ordre social au sein duquel les individus coexistent « ensemble-

dans-un-lieu825

».

La considération du tiers introduit une relation nouvelle par rapport à la

relation asymétrique du Moi et du prochain. Le face-à-face n’est pas un huis clos parce que

« les autres d’emblée me concernent826 », le rapport éthique porte en lui-même la nécessité

de sa correction. « En aucune façon, la justice n’est une dégradation de l’obsession, une

825 ibid., p. 200

826 ibid

241

dégénérescence du pour l’autre, une diminution, une limitation (…) qui se produirait au fur et à

mesure où, pour des raisons empiriques, le duo initial deviendrait trio ».827

Ainsi, la justice n’existe pas pour elle-même, mais pour une fonction d’arbitrage et de

contrôle. Sa tâche consiste en effet, à coordonner l’accomplissement des devoirs et la

concurrence des droits. Sa fonction est de veiller à ce que les droits d’autrui n’empiètent pas sur

ceux du tiers. D’où la nécessité d’une loi qui, en tant que principe commun d’évaluation,

garantira l’égalité de tous. La présence du tiers impose donc un ordre à instaurer et à respecter

car « l’ordre, l’apparoir, la phénoménalité, l’être, se produisent dans la signification, dans la

proximité à partir du tiers828

».

Et ajoutons comme l’affirme Francis Guibal, un des commentateurs de Lévinas que « l’ordre

que son entrée sur scène appelle et commande, n’instaure pas une justice qui serait de l’ordre de

l’autarcie ou de l’arbitraire. Il est au contraire cette effectivité toujours mesurée et questionnée

par la responsabilité éthique qui doit s’inscrire en elle et passer par elle829

».

On le voit, tout en montrant la nécessité du régime de l’égalité devant la loi, entre les

individus ou les partenaires sociaux, Lévinas continue d’insister sur la singularité des

personnes ; car pour lui, la justice n’évacue pas l’éthique, elle la rectifie, elle porte en elle-même

la trace de l’éthique. « Ma relation avec autrui en tant que prochain donne sens à mes relations

avec tous les autres. Toutes les relations humaines en tant qu’humaines procèdent du

désintéressement830

».

C’est ainsi que, théoriquement, la justice introduit ou plutôt conserve l’éthique dans le

domaine juridique. Et c’est en cela que « l’un-pour-l’autre n’est pas une abstraction

déformante831

», mais le fonctionnement concret de l’appareil juridique ayant les moyens de

sauvegarder ce qui fait la pertinence de la relation du face-à-face.

L’idée que Lévinas voudrait défendre ici est la nécessité de situer éthiquement la justice une

fois qu’elle a été rendue dans toute sa rigueur. On peut l’adoucir en essayant d’entendre l’appel

827 ibid., p. 203

828 ibid., p. 204

829 F. Guibal, La parole magistrale selon Emmanuel Lévinas, op.cit., p. 118

830 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 202

831 ibid.

242

de l’autre en tant qu’unique. Et donc, l’importance de la pensée lévinassienne apparaît ici dans

cette instance sur une double correction de cette relation éthique. Autrement dit, la justice dans

la relation au prochain relève d’un double point de vue, celui de l’institutionnel et celui de

l’éthique. Car comme l’écrit Jean-François Rey, commentant le fait que déjà dans le visage de

l’autre homme, c’est toute l’humanité qui me regarde, « l’institutionnel n’est pas une

superstructure édifiée à côté ou au dessus des rapports privés (…). La justice provient d’une

origine plus ancienne que la présence empiriques des êtres832

».

La justice permet à l’individu moral d’être libre, d’acquérir l’autonomie dans sa vie ; envers

les autres individus de la société. Ainsi pour Lévinas, il faut chercher la justice et introduire

l’égalité dans la société pour un nouvel humanisme. La justice fait en sorte que les hommes

soient « égaux devant la morale, il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas subir de sa

part, comme il faut faire pour lui tout ce qu’on attend de lui833

».

La justice rendue à l’autre homme, c’est elle qui donne une proximité indispensable de Dieu.

La justice pour Lévinas, « est aussi intime que la prière et la liturgie qui, sans la justice, ne sont

rien. Il continue à expliquer que Dieu ne peut recevoir des mains qui ont fait violence. Selon ses

expressions, le pieux c’est le juste. Car l’amour lui-même demande la justice et ma relation avec

mon prochain ne saurait rester extérieure aux rapports que ce prochain entretien avec des

tiers834

».

Lévinas affirme nettement que Dieu ne peut recevoir des mains qui ont fait violence, et

connaître Dieu, c’est pratiquer la justice835

. La justice se manifeste comme une responsabilité

infinie ou charité envers autrui. La société étant faite d’individus, chercher à valoriser la dignité

de chacun c’est chercher à relever l’humanisme.

Selon Legrand, la justice est « un principe moral qui pose le droit comme un idéal

et en exige le respect et l’application836 ». En d’autres termes, la justice est ce principe qui

introduit la morale dans la politique. La justice est une vertu qui aide s’ils le veulent les

gouvernants à établir les droits dans la société et à repartir les fonctions entre les membres. A

832 J-F. Rey, Lévinas, le pasteur de justice, Paris, éd. Michalon, 1997, p. 109

833 E. Weil, Problème et controverse. Philosophie politique, Paris, J. Vrin, 1989, p. 108

834 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 34

835 ibid., p. 36

836 G. Legrand, Vocabulaire de la philosophie, Paris, Bordas, 1972, p. 188

243

ce sujet, Lévinas souligne que « la justice apparaît comme cette idée d’équité, sur laquelle

l’idée d’objectivité est fondée837 ». C’est dans cette mouvance que Lévinas présente la justice,

qui permet de montrer la manière dont le Moi s’accomplit dans les rapports avec les autres.

Ainsi, nous pouvons dire que l’éthique lévinassienne nous ouvre à un monde où la justice

trouve sa place, un monde où règne la paix, le respect de la vie humaine. Lévinas va mettre

l’accent sur la reconnaissance de l’autre homme, sur la prééminence du prochain dans la société.

Cela invite donc à renoncer et à dénoncer l’état de barbarie sauvage ; à ne plus faire la guerre

mais à promouvoir la justice qui selon Platon est une vertu parfaite et complète. Elle n’est pas

une vertu d’une seule classe, mais elle est plutôt une caractéristique de la société tout entière.

« La vertu restante est donc la justice (…). En définitive, la justice est la condition même des

autres vertus. Génératrice d’ordre, elle est à l’origine de tout progrès moral838

».

La justice demeure donc un agent qui conduit l’homme à se mettre d’accord avec lui-même

et avec les autres ; il consiste à mettre l’ordre entre individus en assurant la paix au monde. La

justice en effet englobe et conditionne d’autres vertus. A ce sujet, Aristote dans Ethique à

Nicomaque précise : « La justice ainsi entendue est une vertu complète, non en soi, mais par

rapport à autrui (…), la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable

même que l’étoile du soir et que celle du matin (…), la justice contient toutes les autres

vertus839

».

En effet, la pensée de Lévinas nous fait prendre conscience de notre dimension humaine :

l’homme est un être virtuellement éthique qui existe comme tel, c’est-à-dire comme être moral,

comme être vertueux. Cependant une disposition morale ne devient vertueuse que si elle existe

en acte, s’actualise à l’occasion d’un événement, à la rencontre du prochain. « La qualité ou

vertu de justice que l’on attribue à un homme se manifeste dans son comportement, à savoir

dans son comportement vis-à-vis d’autres hommes840

». Maintenir la justice consiste donc à

vivre d’une existence vraiment éthique, et par la suite, continuellement morale en tant que tel :

une vie religieuse.

837 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 122

838 Platon, La République, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 28-29

839 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, I, 15

840 H. Kelsen, « Justice et droit naturel » in Le droit naturel, Paris, PUF., 1959, p.1

244

Mais, face à des situations embarrassantes telles que nous le constatons dans le monde

d’aujourd’hui, comment pouvons-nous parler de la justice ? Si certains de nos Etats connaissent

encore la souffrance, la douleur de la guerre, c’est tout à fait le contraire de ce que nous voulons

promouvoir dans ce travail car l’homme désire du fond de lui-même une vie heureuse, mais

hélas ! les troubles des forces politiques, religieuses et même culturelles sont pour lui (l’homme)

des entraves.

Malgré tous les phénomènes tels que le génocide, le massacre d’êtres humains, la

discrimination, … souvent indicibles, Lévinas propose une prise de conscience, un dépassement

des attitudes qui ne consistent qu’à effacer l’autre homme de la surface de la terre. Il faut que

nous ayions l’idée de la justice qui pour Lévinas est une des sources pour parvenir à la

reconnaissance du prochain et qui peut nous aider à reconstruire nos sociétés ; à postuler au

monde meilleur que celui-ci, bref à un nouvel humanisme. Dans ce sens, Lévinas dira : « La

nouveauté consiste à affirmer les dimensions planétaires de la société humaine, l’idée d’un

accord possible entre les hommes, obtenu non pas par la guerre, mais par la fraternité (…).

L’idée d’humanité rend seulement possible la justice, suspend la menace de la guerre qui pèse

sur une justice simplement nationale841

».

Ainsi, disons avec Perelman que « dans toutes disciplines normatives qui règlent, d’une

façon directe ou indirecte, l’action à l’égard d’autrui, que ce soit le droit ou la philosophie

politique, la morale ou la religion, la justice constitue une valeur centrale, la plus prestigieuse

que l’on puisse invoquer quand il s’agit de qualifier un acte, une règle ou un agent

raisonnable842

».

L’éthique que propose Lévinas n’est pas loin d’assurer en effet le progrès, l’entente entre les

hommes et de libérer l’humanité de la monstrueuse application de la loi du plus fort et de la

mauvaise entente qui règne entre les hommes et provoque, hélas ! Périodiquement des guerres qui

ensanglantent les sociétés humaines. Elle expose des principes qui invitent tous les peuples à

prendre conscience du rôle permanent qu’ils doivent jouer à l’égard du prochain pour la suppression

de la guerre.

841 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 185

842 C. Perelman, « L’idée de justice dans ses rapports avec la morale, le droit et la philosophie » in Le droit naturel,

op.cit., p. 125

245

La pensée de Lévinas nous introduit dans un monde où la justice est pratiquée et où le

prochain, proche ou lointain est pris comme un autre Moi ; elle dénonce les désordres sociaux

en introduisant des questions concrètes pour l’avènement d’un ordre nouveau où le respect et la

moralité peuvent régner, où les droits du prochain sont reconnus et mis en œuvre en vue de

rendre agréable son existence. Cependant, cette transmutation ne peut advenir que si notre

monde est plus ou moins juste. C’est donc pour refonder une société plus humaine, une

humanité des frères que nous pouvons nous inspirer des perspectives issues de la pensée

lévinassienne, celle-ci qui est fondamentalement éthique

Cette pensée engendre un monde où l’homme devient l’artisan de la paix et une paix qui est

édifiée sur la justice et par conséquent qui féconde la fraternité humaine. La recherche de la

justice exige une approche radicale à l’égard du prochain. Elle vise à briser le caractère définitif

du Moi et l’engage à se dépasser pour se porter vers l’autre homme et l’absolument Autre.

Ainsi, la philosophie de Lévinas peut se laisser appréhender comme une déchirure

du souci de soi par l’interpellation du visage d’autrui. Il s’agit chez Lévinas, non pas de décrire

l’état d’âme du Moi lorsque le prochain approche mais de découvrir la relation instaurée par le

contact qui ne repose pas sur un genre commun et à Moi et au prochain. Le prochain n’est pas

un phénomène parmi d’autres comme nous l’avons souligné dans la première partie.

Position singulière d’autrui, avant toute définition, autrui que je ne reçois pas, que

je ne peux recevoir puisqu’il excède mes capacités de réception, les déborde infiniment de par

ses exigences. Pourtant, ce sont ces exigences d’ordre éthique qui doivent inspirer tout effort

des hommes pour vivre ensemble. La communauté politique est certes soumise à un certain

ordre comportant obligation et contrainte, mais exclut-elle pour autant l’impératif de

fraternité humaine à laquelle je suis appelé, pour laquelle je suis élu, assigné, obsédé par le

prochain ? Analysons dans ce sous chapitre de quoi il en est question quand Lévinas parle de la

fraternité comme source de l’égalité et de la liberté sociales.

II.3 : La fraternité comme source et sommet de l’égalité et de la liberté sociales

246

Nous considérons la fraternité comme le seul principe qui remette la force des relations

humaines, cela signifie que, même si chaque être possède son identité spécifique, tous les

hommes participent fondamentalement à la même aventure. La fraternité réconcilie la liberté et

l’égalité en conjuguant la solidarité avec la responsabilité. La fraternité dont nous voulons porter

le souffle se veut le brise-lames contre l’évolution d’une société d’individus repliés sur eux-mêmes

dans laquelle s’additionnent les solitudes, les indifférences, les égoïsmes, les intolérances, les

nationalismes et les exclusions sous toutes leurs formes car l’humanisme que nous recherchons

veut réimposer le sens du prochain, de l’autre homme.

Et comme nous le rappelle Emmanuel Mounier à la suite de saint Paul, « il n’y a

pour le chrétien ni citoyens ni barbares, ni maîtres ni esclaves, ni juifs ni gentils, ni Blancs ni

Noirs, ni jaunes, mais des hommes tous crées à l’image de Dieu et tous appelés au salut par le

Christ843 ». En effet, le rapport de fraternité prime sur le rapport d’inclusion ou le rapport

instrumental. Je dois être la source de l’action, tu dois en être le but. Il s’agit bien de

reconnaître une dignité égale à tous les hommes. Raison pour laquelle le pape Bénoït XVI nous

rappelle qu’ « en reconnaissant le caractère central de l’amour, la foi chrétienne a accueilli ce

qui était le noyau de la foi d’Israël et, en même temps, elle a donné à ce noyau une profondeur

et une ampleur nouvelles844 ».

En effet, dans le christianisme contrairement au judaïsme, il y a lieu de parler de

la dimension universelle de l’amour qui en fait est le soubassement de la fraternité dont il est

question, une fraternité qui ne tient pas compte de l’aspect biologique, ethnique, territorial,

racial, national, … Et comme la personne n’est pas sans aimer, elle ne saurait nous dit Mounier

s’élever au-dessus de l’utilité sans montrer de la fraternité pour le prochain845. Pour lui, la

personne ne peut remplir sa mission que dans la communauté. Elle n’épanouit que dans la

disponibilité envers le prochain. Son premier mouvement est ainsi dirigé vers autrui. Mounier

ira jusqu’à dire que la personne « n’existe que vers autrui846 ».

843 E. Mounier, Engagement de la Foi, op.cit., p. 78

844 Bénoît XVI, Dieu est amour, op.cit., p. 15

845E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 99

846 ibid, p. 33

247

Chez les modernes, l’association des hommes en une société fonde l’égalité

postulée par des humains entre eux. Sinon, il n’y aurait pas de société, mais la violence pure et

universelle. Mais à quoi peut bien renvoyer cette notion d’égalité ? En tout cas, pas à une

égalité réelle, autrement dit empirique. C’est dans la mesure où il y a de l’inégalité matérielle

que la société, pour exister, requiert l’association d’individus inégaux tout en considérant

formellement leur inégalité théorique ; car c’est parce que les individus sont matériellement

inégaux par nature qu’ils doivent s’associer pour que le faible puisse également survivre

devant le fort.

Ainsi par exemple chez Rousseau, l’association civile est l’acte le plus volontaire

qui soit. C’est pour leur salut individuel et collectif à travers la sauvegarde des valeurs de

liberté que les individus s’associent. « La fin de toute législation, écrit-il, est d’assurer la liberté

et l’égalité847 », d’individus qui par nature sont égaux. Chez lui, la finalité du « contrat social »

n’est pas comme chez Hobbes, de mettre fin à la guerre de chacun contre tous et d’assurer

coûte que coûte l’ordre, la paix et la sécurité. Le but du pacte de l’instauration et la

conversation de l’égale liberté de tous, là même où la nature avait dressé l’inégalité, « au lieu

de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale

physique entre les hommes et (…) pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent

tous égaux par convention et de droit848 ».

En effet, selon la théorie rousseauiste, avant le contrat social, tous les individus sont

indépendants et existent sous la forme d’un agrégat de souverainetés individuelles. Ce sont

ces souverainetés qui pour le contrat fusionnent en un tout et donnent naissance à une

souveraineté plus globale et totalisante qu’on appelle aussi « la volonté générale », laquelle

n’est pas la somme des volontés individuelles, c’est-à-dire la volonté de tous, pour la bonne

raison qu’elle est, au contraire, la volonté de l’un qui est le peuple. En participant au contrat,

chaque individu renonce à obéir à sa volonté particulière pour obéir à la volonté générale,

seule capable d’assurer désormais la liberté de chacun et de tous. Chacun devient ainsi

« membre souverain », partie prenante de l’autorité politique.

847 J-J. Rousseau, « Du contrat social, I, 3 » in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1971, p. 520

848 ibid., p. 525

248

Ce qui est essentiel dans cette théorie, c’est précisément cette égalité dans

l’exercice de la souveraineté, l’égalité dans la formulation de la volonté générale et dans

l’élaboration des lois qui en sont l’expression. C’est tout le peuple qui statue sur tout le peuple.

La souveraineté n’appartient pas à un individu, mais à tous. La volonté générale qui n’est en

réalité que la pensée du peuple quand celui-ci pense le vivre-ensemble, énonce la chose

politique.

Elle ne fait pas acception de personne. Elle ne distingue pas les riches des

pauvres, petits des grands. Chaque individu jouit d’une parcelle de souveraineté équivalente à

celle dont jouissent tous les autres. « Supposons que l’Etat soit composé de dix mille citoyens.

Le citoyen ne peut être considéré que collectivement et en corps, mais chaque particulier, en

qualité de sujet, comme dix mille est à un ; c’est dire que chaque membre de l’Etat n’a sa part

que la dix millième partie de l’autorité souveraine, quoi qu’il soit soumis tout entier. Que le

peuple soit composé de cent mille hommes, l’état des sujets ne change pas, et chacun porte

également tout l’empire (…)849 ».

Rousseau emploie ici des métaphores arithmétiques pour montrer que si la

souveraineté était quantifiable, on verrait avec précision jusqu’à quel degré elle doit être

également partagée entre tous les citoyens. Liberté et égalité constituant alors les deux

critères fondamentaux à partir desquels on peut juger de la valeur d’une citoyenneté.

Tout en partageant certaines intuitions de Rousseau, Lévinas prend ses distances

par rapport à la question essentielle de ce qui est prioritaire en politique. Pour lui, par

exemple, la citoyenneté n’est pas liée à l’idée de liberté mais à celle de fraternité. Une cité

humaine, écrit-il, présuppose « le fait originel de la fraternité850 », et c’est seulement compte

tenu de ce préalable que l’on peut envisager et organiser la cité sur la base du principe

égalitaire. Ainsi, les hommes naissent frères les uns les autres, et c’est au nom de cette

fraternité originelle qu’ils peuvent aspirer à une certaine égalité, laquelle, pour ne pas se

transformer en injustice, a besoin de passer par la mesure et la comparaison.

849 ibid., p.541

850 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 189

249

Ce n’est donc qu’au nom de cette fraternité humaine que la cité doit tout mettre en

œuvre pour que le citoyen se comporte en homme véritablement libre et que les citoyens

soient traités sur un même pied d’égalité. Ainsi, l’idéal social de liberté ne doit pas devenir le

prétexte au nom duquel le Moi s’empare de tout au détriment du prochain. Bien plus, parce

que « la subjectivité est citoyenne851 », le politique suppose la possibilité humaine de donner

priorité à autrui sur soi. Autrement dit, la légitimité du politique réside dans la nécessité

d’organiser le respect de la fraternité originelle, et cela dans la justice et la paix.

Le politique a donc à la fois la responsabilité d’organiser la fraternité et celle de

veiller à ce que celle-ci ne se pervertisse pas soit en amour concupiscent du prochain, soit en

injustice envers quelque autre homme. Dans cette perspective, une politique qui se substitue

aux relations interpersonnelles en instaurant par exemple un Etat dans lequel l’existence des

citoyens « est d’avance dirigée par le déterminisme propre de l’Etat852 » serait tout

simplement illégitime. « Il faut que la société soit une communauté fraternelle pour être à la

mesure de la droiture, de la proximité par excellence, dans laquelle le visage se présente à

mon accueil853 ».

Un Etat qui interdit cette fraternité ou la rend impossible est un Etat totalitaire ; car

« un Etat qui se passe des visages et se laisse dominer par ses propres nécessités, comme si

son centre de gravité reposait en lui-même, atteste de sa violence et de son inhumanité, c’est

à bon droit que les hommes luttent contre lui854 ». On le voit, si Lévinas n’est pas rousseauiste

quant au point de départ de sa pensée politique, il l’est au moins dans la pensée des

conditions d’existence commune au sein de la cité qui doit être organisée selon le principe de

l’égalité.

En effet, Lévinas soutient l’idée selon laquelle l’Etat ne doit s’inféoder ni à l’individu

ni à un groupe d’individus. L’Etat ne doit pas se montrer plus favorable à tel qu’à cet autre sous

prétexte que c’est un riche, un puissant ou un homme influent comme c’est le cas

malheureusement dans certains Etats et notamment Africains. Et le grand défi qu’il est appelé

851851 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 200

852 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 121

853 E. Lévinas, Totalité et Infini, p. 190

854 C. Chalier, Judaïsme et altérité, Collection Les Dix Paroles, Verdier, Lagrasse, 1982, p. 115

250

à relever est celui de l’impartialité dans la comparaison qu’il opère entre le prochain et le tiers.

L’égalité qui transforme le sujet éthique en citoyen, « comme citoyens, nous sommes

réciproques855 » ne suspend pas pour autant l’asymétrie. Elle est exigée « par mon inégalité,

par le surplus de mes devoirs sur mes droits856 ».

Etre citoyen ne signifie pas que l’on cesse d’être sujet éthique. « Le beau titre de

citoyen ne fait disparaître le sujet éthique. S’il exige de limiter la responsabilité envers tel ou

tel prochain, c’est uniquement parce que l’égalité de tous se confronte au problème des

implications, parfois néfastes, pour la vie du tiers, d’un engagement envers ce prochain-ci857 ».

C’est dire que ce qui légitime en fait l’intervention des juges et des tribunaux, c’est

avant tout veiller à ce que la responsabilité pour le prochain ne vire pas en injustice pour le

tiers. Pour Lévinas, la première fonction de l’Etat se trouve de ce côté-là : sauvegarder la

justice en instaurant notamment l’Etat de droit. Mais, avec Lévinas, nous avons le problème

qui est celui de savoir comment instaurer, à côté de l’asymétrie de « l’un-pour-l’autre », une

asymétrie fraternelle régie par des lois qui prescrivent les droits et les devoirs de chacun.

Pour Lévinas, ce n’est pas l’égalité des conditions en tant que telle qui fera en sorte

que les conditions d’application de la loi soient les mêmes pour tous. Les citoyens sont

identiquement soumis à la loi non pas d’abord à cause d’une quelconque égalité sociale et

économique, mais parce qu’ils sont « des frères », citoyens d’un même Etat, séparés par leurs

secrets personnels, mais des frères séparés et liés entre eux par un même sens de

responsabilité.

Rappelons que dans le langage courant, la notion de fraternité signifie un certain lien,

un trait générique commun entre les sujets. Le problème se pose quand on sait que chez

Lévinas, la transcendance évoque « un non-lien initial » entre le Même et l’Autre. De fait, la

transcendance « n’est possible que lorsque autrui n’est pas initialement mon prochain mais

855 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 125

856 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 203

857 C. Chalier, Judaïsme et altérité, op.cit., p. 16

251

c’est lorsque c’est le très lointain (…), lorsque c’est celui avec qui, initialement je n’ai rien de

commun (…)858 ».

Or l’idée de socialité vise la sortie du Même hors de soi qui rencontre autrui en

respectant la transcendance. Comment alors, dans la fraternité éthique, peuvent se

comprendre le lien humain profond et la sauvegarde de l’altérité, à tel enseigne que Lévinas

considère cette fraternité comme condition primordiale de la socialité ? La fraternité éthique

ne nie pas le lien, comme cela apparaît à première vue. Seulement le lien ne se situe pas dans

la biologie mais dans le cadre éthique. Ce lien naît, pourrait-on dire, dans la mise en question

de ma liberté par la présence du prochain. Lévinas utilise les termes de filialité, filiation,

paternité éthique, pour renvoyer au même contenu : « la relation entre les êtres humains sans

parenté biologique859 ».

Il s’agit en effet, des métaphores qui permettent de comprendre la nature du « pour-

l’autre homme ». Il fait appel non seulement à un engagement inconditionnel du Moi mais

aussi à une substitution d’un étant qui reste inaccessible, parce que transcendant. Cette notion

est mise sur la fraternité fondamentale de l’humain. De fait, « le statut même de l’humain

implique la fraternité et l’idée du genre humain. Elle s’oppose radicalement à l’humanité unie

par la ressemblance (…), elle implique des individualités dont le statut logique ne se ramène

pas à un statut de différences ultimes dans un genre : leur singularité consiste à se référer

chacune à elle-même (un individu ayant un genre commun n’en serait pas assez éloigné)860 ».

C’est dire que la fraternité humaine est la condition originaire qui lie « les moi’s’ »

par une relation qui transcende le domaine génétique. Mais dans le face-à-face, la fraternité

éthique ouvre une nouvelle perspective dans l’ordre de l’inter-humain qui nécessite d’être

soulignée. Il introduit en effet l’idée de « père ». Il s’agit d’une analogie utilisée par Lévinas

pour montrer la structure même de la responsabilité. En fait, nous sommes en quelque sorte le

prochain sans que ce dernier perde son altérité, ni le moi son égoïté. Lévinas écrit :

« considérer autrui comme son fils, c’est précisément établir avec lui une relation que j’appelle

858 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 109

859 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 74

860 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 189

252

au-delà du possible, car la fraternité elle-même est une relation avec un étranger qui, tout en

étant autrui, est moi. (est) la relation du moi avec moi-même qui est cependant étranger à

moi861 ».

Par ailleurs, l’idée de fraternité suppose d’une part, un individu et, de l’autre, les

autres auxquels il est lié par la dite fraternité. Ainsi, sans être une simple image, la fraternité

expose la relation comme présupposant une communauté des hommes. La socialité est alors

non pas une socialité totale et additionnelle, comme on pourrait parler d’une forêt composée

d’autant d’arbres regroupés, mais le « le face-à-face des humains où peut se vivre l’ultime

signification de l’irréductible relation862 » ; c’est-à-dire celle qui ne se fonde que sur

l’humanité du prochain.

Une telle socialité reste un défi en Afrique et peut-être ailleurs où c’est plutôt en

terme de régionalisme, de clanisme, d’ethnicisme, … que les relations sont appréhendées. Le

nouvel humanisme exige le recours à la fraternité éthique. De fait, pour Lévinas, « il faut que la

société soit une société fraternelle pour être à la mesure de la droiture (…) dans laquelle le

visage se présente à mon accueil863 ». De même, c’est sur cette lancée que les Africains ou les

hommes tout court, peuvent défier les diverses ségrégations.

Et comme nous l’avons signifié dans la première partie, la rencontre est le point de

départ de l’éthique lévinassienne. Cette rencontre fait appel à une vie d’ensemble, à une vie

avec car comme nous dit Lévinas, « le concept homme a seulement une extension, et c’est la

fraternité humaine864 ». Nous comprenons donc, selon Lévinas, l’homme ne peut être connu

que dans les relations sociales. C’est pourquoi il écrit : « la relation sociale est l’expérience par

excellence865 ». En d’autres termes, c’est dans les relations sociales que nous expérimentons

qui est l’autre homme, le prochain.

861 ibid.

862 E. Lévinas, Ethique et infini, op.cit., p. 81

863 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 190

864 E. Lévinas, « Transcendance et hauteur », op.cit., p. 109

865 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 81

253

Il critique ainsi la métaphysique qui, bien qu’habilitée à chercher ce qu’est l’être,

étudie l’homme sans réellement s’approcher de lui. « La métaphysique, dit-il, aborde sans

toucher866 ». Or, l’éthique lévinassienne quant à elle nous place dans la relation du face-à-face

avec le prochain. Lequel face-à-face nous met dans une relation des frères. D’où cette

affirmation de Lévinas : « la présence du visage m’engage dans la fraternité humaine. Cette

présence oblige mais sans contraindre867 ».

La relation entre le Même et le prochain devrait donc être comparable à celle qui

existe entre deux frères. Cette fraternité nous engage à compatir aux souffrances du prochain,

à ses malheurs. C’est dans ce sens que Lévinas dit : « entendre sa misère qui crie justice ne

consiste pas à se représenter une image, mais à se poser comme responsable (…) car ma

position à moi consiste à pouvoir répondre à cette misère essentielle d’autrui, à me trouver

des ressources868.

Ainsi, il ne s’agira pas seulement d’être attentif aux misères des autres, mais il faudra

se les approprier. Il s’agit de ne pas seulement en être conscient mais il faudrait aussi et

surtout en être solidaire comme si c’était nous qui étions dans ces misères, afin de trouver les

moyens adéquats pour leur éradication. C’est un devoir puisque « autrui qui me domine dans

sa transcendance est aussi l’étranger, la veuve et l’orphelin envers qui je suis obligé869 ».

En effet, parlant de la fraternité, ici se manifeste la volonté de construire une société

humaine et solidaire qui remette le lien social au cœur de son projet, qui donne du sens et des

balises aux gens, qui renforce l’esprit d’initiative personnelle ou collective et confie un vrai rôle

d’acteur responsable à chacun, qui considère le marché et la science comme des moyens au

service des hommes et non comme des fins mais également qui réinvestit prioritairement dans

l’éducation.

Nous pouvons dire que la fraternité est cette priorité à la relation entre les

personnes ; c’est l’exigence d’une solidarité participative forte, c’est le combat pour une

866 ibid.

867 ibid.

868 ibid., p. 192

869 ibid., p. 190

254

« égale dignité » et pour l’égalité entre les hommes et les femmes, pour l’existence d’un réel

pluralisme, du respect du fait religieux quel qu’il soit, d’une société multiculturelle

harmonieuse. Le lien social, c’est avant tout le sort des plus fragiles et des plus faibles, c’est

aussi le lien entre les générations futures, c’est la priorité pour les familles quelles qu’elles

soient. C’est la réconciliation entre les intérêts particuliers et les intérêts collectifs dans le

cadre d’une notion de bien commun.

C’est pourquoi l’éthique implique une responsabilité politique, un refus

d’indifférence, le respect de la vie et la dignité humaine, les principes de précaution et de non

instrumentalisation de l’homme dans le domaine de la science et de la bioéthique. L’homme

pour nous, est un être responsable qui est sujet et fin de la société.

La fraternité humaine nous oblige donc à vouloir et à rechercher le bien du prochain.

Ce bien ne peut être atteint que dans un don total pour le prochain où nos pensées, nos

paroles, nos actes concernent le bien être du prochain. « La parole nous dit Lévinas, ne

s’instaure pas dans un milieu homogène ou abstrait, mais dans un monde où il faut secourir et

donner. Elle suppose un moi, existence séparée dans sa jouissance et qui n’accueille pas le

visage et sa voix venant d’une autre rive, les mains vides870 ».

Pour Lévinas, ce que vise en effet la responsabilité, c’est la création d’une fraternité

de vocation dans laquelle la haine cède la place à l’amour, la violence à la douceur et la guerre

à la paix. Dans ce sens, le discours sur la paix va faire l’objet d’un traité particulier dans sa

pensée. S’inspirant de la Bible, il l’appelle souvent la paix messianique ou paix eschatologique

pour traduire justement son caractère téléologique. La paix est la visée de tout homme. Elle

est le profond désir de l’humanité de tous les temps.

Mais, si la recherche de la paix est la préoccupation première de l’humain, il se

saurait se contenter de n’importe quelle paix. Autrement dit, la redéfinition lévinassienne de

l’humain par l’amour de la paix gagnée non pas dans le repos de l’identité mais dans la praxis,

l’extériorisation, non pas dans l’éternité mais vers l’infini. Pour Lévinas, la vraie paix n’est ni

celle de l’indifférence, ni celle qui se goutte au cœur d’une solitude spiritualiste dans une sorte

870 ibid., p. 191

255

de nirvara mystique, ni celle du bourgeois replié sur lui-même dans la tranquillité de son

égoïsme. « Il ne s’agit pas de la paix bourgeoise de l’homme qui est chez soi derrière les portes

fermées, rejetant ce qui, extérieur, le nie (…). La paix ne saurait signifier la tranquillité sereine

de l’identique871 », ni davantage celle des traités politiques qui masquent toujours une haine

sous-jacente prête à exploser à la première occasion propice, mais celle qui vient de la

tranquillité harmonieuse qu’assure le surcroît de la socialité amoureuse et de la fraternité où

l’étranger est accueilli, aimé et respecté. La vraie paix est la paix éthique qui se vit comme

relation à une altérité inassimilable, irréductible à un genre commun, à une totalité et

réfractaire à la synthèse.

La réalisation de ce genre de paix, qui doit être l’événement initial de la rencontre

interpersonnelle, est confiée au soin de chaque homme et s’exprime avant tout dans le

souhait de Shalom, le « Bonjour matinal » que chacun adresse à son prochain. Ce bonjour n’est

pas une simple parole routinière de bénédiction obéissant à une simple formule de civilité.

Dire bonjour au prochain, c’est mettre tout en œuvre pour que le jour soit bon et bénéfique

pour lui. « Le mot bonjour est à la fois bénédiction et disponibilité pour le prochain. Cela ne

veut pas dire : quelle belle journée. Cela exprime : je vous souhaite la paix, je vous souhaite

une bonne journée. C’est l’expression de celui qui se soucie d’autrui. Elle porte tout le reste de

la communication. Quand je vous dis bonjour, je vous bénis avant de vous connaître ; je me

suis occupé de vos jours ; je suis entré dans votre vie au-delà de la simple connaissance872 ».

C’est souhaiter que se réalise dans l’aujourd’hui de sa vie ce qui constitue le contenu même du

terme Shalom.

Dans la littérature biblique vétéro-testamentaire, le Shalom est l’abondance de tous

les bienfaits qui viennent de Dieu ; c’est le bien de la paix, de la santé, de la prospérité, du

bien-être, d’harmonie intérieure. Dire Shalom au prochain, c’est alors souhaiter que ces divers

bienfaits soient réalité dans sa vie. Cependant, ils ne peuvent advenir sans mon engagement

personnel à les lui procurer. Dieu veut en effet, passer par moi pour combler les autres de ses

bienfaits afin qu’ils aient la vie, une vie épanouie et épanouissante.

871 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, op.cit., p. 143

872 E. Lévinas in F. Poirié, Emmanuel Lévinas. Qui êtes-vous ?, op.cit., pp. 92-93

256

Comme telle, la paix doit être non seulement souhaitée, mais personnellement

réalisée comme respect de ce qui constitue le désir, la valeur et la richesse ontologique de

l’autre. La paix est l’éveil incessant à la précarité du prochain et au respect de son unicité. « La

paix doit être ma paix, dans une relation qui part d’un Moi et va vers l’Autre, dans le désir et la

bonté où le Moi se maintient et existe à la fois sans égoïsme873 » tout en ayant à l’esprit que

chez Lévinas, la relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. L’autre en tant

qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nous, mais se retire dans son mystère874.

La paix est une proximité fraternelle vécue comme impossible fusion de la

différence, impossible réduction, impossible intégration. C’est pour tout dire, la gravité de

l’amour du prochain, de l’amour sans concupiscence qui consiste « à s’arracher le pain de la

bouche pour l’autre, jusqu’à lui faire don de sa peau875 » ou à se vider de son être pour lui. La

réalisation de la paix advient à la manière d’une paternité ou d’une maternité. « Dans la

maternité signifie la responsabilité pour les autres, allant jusqu’à la substitution aux autres (…).

La maternité-le porter par excellence-porte la responsabilité876 », car dans la proximité,

l’absolument autre, l’Etranger que je n’ai ni conçu ni enfanté, je l’ai déjà sur les bras, déjà je le

porte selon la formule biblique, « dans mon sein comme le nourricier porte le nourrisson877. Il

n’a pas d’autre lieu, non autochtone, déraciné, apatride, exposé au froid et aux chaleurs des

saisons (…), il m’incombe878 ».

Pour Lévinas, le modèle paternel ou maternel peut en effet servir d’illustration au

devoir de responsabilité demandée à chaque homme car dit-il « l’amour du Père pour le fils

accomplit la seule relation possible avec l’unicité même d’un autre et, dans ce sens tout amour

doit s’approcher de l’amour paternel879 ». Le père et la mère sont ceux qui engendrent la vie et

s’en occupent avec une déduction suprême qui passe par le renoncement à eux-mêmes et à

leurs plaisirs. Dans ce sens, chacun doit être père pour son prochain : l’engendrer, le nourrir, le

873 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 283

874 E. Lévinas, Le temps et l’autre, Quatrigue n°43, Paris, PUF, 1983, p. 54

875 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 176

876 ibid., p. 121

877 Nb 11, 12

878 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p. 145

879 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 312

257

protéger et lui donner la joie de vivre. C’est cela la véritable réalisation de la paix sociale. Elle

fécondité dans l’amour.

Et comme nous pouvons le constater, la fraternité n’est pas une simple dualité

amoureuse, elle est l’universalité de l’amour, sans distinction et sans contexte. Cela veut dire

que ma responsabilité s’étend à tout et à tous. Le face-à-face donne le sens de ma relation à

tous les autres humains. Je suis élu pour porter le poids du monde à travers l’amour et la

justice. Celle-ci est la valeur suprême de la vie sociale, mais aussi le lieu fondant de la fraternité

universelle.

Néanmoins, que faire lorsque la situation ne lie plus, lorsque la pluralité débouche

sur la négation du prochain, menaçant ainsi la paix ? C’est surtout aux citoyens qu’il revient de

veiller à faire régner la paix en se montrant vigilants et en recherchant par exemple, par le

dialogue, la tolérance, … les voies et moyens pour rendre l’Etat en particulier plus juste et le

monde en général plus humain. Commençons d’abord par développer le dialogue chez Lévinas

comme fondement d’une paix durable, la paix tel que nous venons de la signifier dans ce sous

chapitre.

II:4.Le dialogue chez Lévinas: fondement d'une paix durable

Le dialogue chez Lévinas a un sens radicalement différent de la négociation politique où l'on

ne rencontre le prochain, on ne discute avec lui que pour défendre ses intérêts à soi. Le dialogue est

exposition à autrui, exposition qui met en présence d'autrui et permet la communication. Il a un sens

éthique. « Le sens éthique d'une telle exposition à Autrui, que l'intention de faire signe, et même la

signifiance du signe suppose, est, dès maintenant, visible. L'intrigue de la proximité et de la

communication n'est pas une modalité de la connaissance. Le dévérouillement de la communication

irréductible à la circulation d'information qui le suppose s'accomplit dans le Dire 880

».

Autrement dit, je ne peux authentiquement rencontrer le prochain et me laisser rencontrer par

lui qu'en me défaisant de tout a priori sur lui, le tout dit qui, toujours, ne traduit qu'en trahissant

mon intention profonde: « le sujet dans le Dire s'approche du prochain en s'exprimant, au sens

littéral du terme en s'expulsant hors du lieu, n'habitant plus, ne foulant plus aucun sol. Le Dire

880 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 82

258

découvre, au-delà de la nudité, ce qu'il peut y avoir de dissimulation sous l'exposition d'une peau

mise à nu881

».

Cette exposition du prochain m'interdit de succomber à la tentation de « faire le prochain »,

c'est-à-dire de le figer dans un quelconque préjugé qui fausserait mon dialogue avec lui. C'est

surtout dans son ouvrage De Dieu qui vient à l'idée que Lévinas montre toute la valeur qu'il attache

à la notion et à la pratique du dialogue qui ne se réduit pas au « discours que les hommes face-à-

face tiennent entre eux, s'interpellant et échangeant énoncés et objections, questions et

réponses882

».

Le dialogue n'est pas seulement cet entretien où les interlocuteurs essaient d'entrer les uns

dans la pensée des autres pour faire entendre raison. Et lorsque, à l'instar des politiques on entend

par socialité, « l'unité des consciences multiples entrées dans la même pensée où se suppriment leur

altérité réciproque883

», le dialogue devient alors un simple moyen de convaincre celui qu'on a en

face de soi: « c'est le fameux dialogue appelé à arrêter la violence en ramenant les interlocuteurs à

la raison, installant la paix dans l'unanimité, supprimant la proximité dans la coïncidence884

».

Mais Lévinas ne veut pas ce dialogue qui n'est qu'une quête déguisée de domination du

prochain ou une manière bien voilée de le manipuler à partir notamment d'une maîtrise des

connaissances que l'on a des choses, de l'espace et de l'environnement. Dans un tel dialogue fondé

exclusivement sur la connaissance réelle ou supposée des interlocuteurs, on ne cherche avant tout

que le prochain à travers « toutes les tentations de la rhétorique trompeuse, de la publicité, de la

propagande885

».

Loin d'entendre les fins des violences et des guerres d'un dialogue qui n'aurait qu'à parachever

le savoir pour concilier des êtres opposés et portés à se faire violence, Lévinas cherche plutôt la voie

susceptible de mener au dialogue véritable. Cette voie passe par une nouvelle réflexion sur le

langage et sur la socialité en tant que sens du rapport entre existants. C’est ainsi que pour lui, le vrai

dialogue suppose que la socialité du langage ne soit pas réductible « à la transmission des savoirs

881 ibid., p. 83

882 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., p. 211

883 ibid., p. 217

884 ibid.

885 ibid.

259

entre les multiples moi(s) pensants, pour se « suffire enfin eux-mêmes » de par cette unité de la

raison886

».

Pour que le dialogue puisse éventuellement conduire à la suppression de la violence et à la

fin de la guerre, il faut que les interlocuteurs sachent s'approcher autrement qu'en connaissant, qu'ils

acceptent de se parler et de construire ensemble un monde sans se violer mutuellement. « Dans le

dialogue, à la fois se creuse une distance absolue entre le je et le tu, séparés absolument par le secret

inexprimable de leur intimité, chacun étant unique dans son genre comme je et comme tu,

absolument autre l'un par rapport à l'autre, sans aucune mesure ni domaine disponible pour une

quelconque coïncidence (…) et, d'autre part, (…) la relation extra-ordinaire et immédiate du

dialogue qui transcende cette distance sans la supprimer, sans la récupérer comme le regard qui

parcourt, en la comprenant , en l'englobant, la distance qui le sépare d'un objet du monde887

».

Autrement dit, le dialogue ne signifie pas abolition de la distance en aplanissement total des

différends entre interlocuteurs, mais échange de valeurs dans le respect mutuel. La proximité du

dialogue ou la négociation de la paix ne doit pas se donner pour objet l'effacement total de cette

distance. Aucune médiation ne doit tenter de la transgresser sous prétexte d'instaurer la paix. Ainsi,

la paix est synonyme de distance: « distance absolue réfractaire à la synthèse888

»

N'est-ce pas pour avoir voulu ignorer la distance culturelle qui le sépare des Africains que

l'Occident par exemple, en voulant étendre sa civilisation en Afrique, y a finalement exporté ses

divisions, ses querelles et ses guerres? Aujourd'hui, l'Afrique voudrait vivre autrement en devenant

responsable d'elle-même, responsable de sa relation avec les autres et responsable devant les autres.

Elle veut entrer en modernité sans se renier et sans renoncer aux valeurs que l'Occident lui apporte.

Le champ politique semble être le lieu par excellence où se dessinent et se jouent les enjeux de ce

pari. Et notre hypothèse est que l'éthique, abordée à la manière de Lévinas, peut aider l'Afrique et le

monde en général à gagner ce pari qui est en fait un risque à courir.

La parole n'est possible qu'à un certain nombre de conditions. Elle suppose avant tout une

reconnaissance du prochain dans son humanité et dans son identité irréductible. Elle suppose

également que je partage avec l'autre homme le projet et la volonté de faire advenir une société

plus juste et plus humaine pour tous et pour chacun. Elle suppose enfin que le dialogue que

886 ibid., p. 220

887 ibid., p. 221

888 ibid., p. 222

260

j'instaure avec lui ne se réduise pas à ce que Lévinas nomme « le dialogue de l'immanence889

»,

c'est-à-dire un dialogue dont le seul but est de parvenir à une socialité entendue comme une unité

des consciences multiples entrées dans une rationalité où se supprime leur altérité réciproque.

Le dynamisme et l'exaltation raisonnable de la paix par le dialogue ne doivent pas postuler

la suppression de l'altérité, mais rechercher la possibilité même de la rencontre du prochain comme

autre homme. Le dialogue n'est donc qu'une façon de parler. Il est l'insuccès de la connaissance et

de leur identification. Il révèle « le surplus ou le mieux d'un au-delà de soi, le surplus et le mieux de

la proximité du prochain, « meilleur que la coïncidence avec soi et cela en dépit ou à cause de la

différence qui les sépare890

».

Il y a une distance ou un écart entre le prochain et moi. En ce sens, Lévinas a raison

d'insister sur le fait que toute parole, y compris celle du débat démocratique, s'enracine dans l'idée

d'une relation d'ouverture au sein de laquelle le langage soit disant « une façon de se découvrir, de

se livrer, une façon pour le je de se mettre à la disposition du Tu891

», car ce qu'on dit, le contenu

communiqué n'est possible que grâce à ce face-à-face où autrui compte avant même d'être

connu892

».

En parlant justement du dialogue, il est important de noter qu'il y a de faux dialogues. La

preuve c'est qu'on parle de plus en plus de nos jours de dialogue ceci, de dialogue cela, mais au fond

il n'est rien du tout. Retenons cependant que celui qui cherche le dialogue est par anticipation un

artisan de paix.

Quand Martin Buber parle de la relation je-tu, il fonde ce mouvement sur la réciprocité

alors que Lévinas en prenant distance par rapport à celui-ci, en le dépassant dans sa position

privilégie l'asymétrie. A ce sujet justement, voici ce que Buber écrit: « la réciprocité est un concept

de relation qui implique la présence de deux personnes, à savoir de deux dont une essaie de

diminuer la distance entre elles en s'approchant justement par le « Korban 893

» »894

. Sa doctrine est

celle de la rencontre. Avec lui, le tu cesse d'être une chose.

Quant à Lévinas pour sa part, note que l'approche bubérienne est déjà un grand pas dans le

« se vouer au prochain » mais ce n'est pas encore la perfection. Une véritable réciprocité n'est pas

889 ibid. , p. 214

890 ibid., p. 224

891 ibid., p. 228

892 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 21

893 Par Korban, M. Buber entend une « approche ».

894 M. Buber cité par Elizabeth Weber in Emmanuel Lévinas, L'Herne, op.cit., p. 455

261

possible car le prochain n'est pas un alter ego. Le je et le tu ne sont pas de même niveau et en plus,

la relation dont il est question ici n'est pas la somme ou la simple addition comme nous l'avons dit

plus haut s’agissant des concepts. Jamais les deux personnes ne seront égales du moins au sens

mathématique du terme. Ainsi, à la suite de Buber, Lévinas insiste sur la priorité du Tu par rapport

au Je.

Etre en face de quelqu'un d'autre, c'est toujours être en face de ce qui nous dépasse, ce que

l'on ne peut réduire à un simple objet et non plus un simple sujet. Le prochain n'est donc pas une

totalité fermée sur elle-même mais un infini, un horizon toujours indépassable de découverte et de

réflexion.

Cette relation entre deux personnes que nous nommons dialogue est fortement marquée par

le visage, fruit du respect et de la confiance réciproque. Le prochain est ainsi visage. C'est le lien

par excellence du dialogue. Sans visage, il n'y a pas de dialogue selon Lévinas. En ouvrant une

parenthèse sur le visage, nous nous rendons compte qu'il parle plus fort qu'il ne laisse entendre.

Cela s'explique par le fait que « l'ordre de ne pas tuer s'entend dans le visage895

».

A la question « comment entraîner au dialogue des individus portés à se faire

violence?896

», Lévinas dira ainsi que le dialogue revêt quelque chose de spirituel, d'où l'épiphanie

du visage compris comme présence. La violence serait donc une ignorance du visage. Ce qui

poussera Lévinas à affirmer que: « le visage signifie au moi l'ordre de renoncer à la violence et

l'engage à se mettre en société avec lui897

». Dans Entre nous, il poursuit en disant que « le visage,

c'est le fait pour un être de nous affecter non pas à l'identification, mais à l'impératif898

».

A la suite de ce que nous venons de dire, le fait est de constater que de nos jours, un

concept de plus en plus utilisé dans l'espoir de trouver une réponse aux différents conflits est celui

de dialogue. C'est le cas du dialogue inter-congolais en Afrique du Sud, du dialogue inter-religieux

ou encore le dialogue entre le Cameroun et le Nigeria pour la souveraineté de la presqu'île de

Bakasi pour ne citer que ceux-là.

A notre avis, le dialogue comme le préconise Lévinas, suppose une attitude d'écoute,

d'ouverture, de remise en question de ses propres convictions sinon en face de son vis-à-vis un

ennemi: « ce sont nos compatriotes et je connais leur mentalité. Au cours de leurs pourpalers, ils se

895 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 14

896 ibid., p. 12

897 ibid., p. 14

898 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 46

262

contentent de s'accuser899

». Ces paroles d'un réfugié soudanais à l'endroit des dirigeants de son

pays sont révélatrices et peuvent être appliquées sur la plupart des dialogues en général et en

Afrique en particulier.

Pour Lévinas, le dialogue sera vrai dans la mesure où il y a cette « sortie de soi900

» qui

rende possible l'acceptation de l'altérité au point de remettre ma liberté en question car « accueillir

autrui, c'est mettre ma liberté en question901

». C'est du moment où j'accorde du crédit aux paroles

du prochain qu'on peut arriver au consensus sinon je deviens violent car « le violent agit comme s'il

était seul à agir, comme si le reste de l'univers n'était que pour recevoir l'action902

». C'est cela

l'origine du totalitarisme, de l'hitlérisme qui ne sont au fond que la volonté d'une personne qui

s'impose.

En plus de la sortie de soi, Lévinas ajoute une condition essentielle au dialogue qui est en

fait la raison. En effet, il est impossible de fonder le dialogue sur les différences culturelles, raciales

ou religieuses. Par exemple, un musulman quelles que soient les preuves que lui donne un chrétien,

n'accepte pas le mystère de la Sainte Trinité. Tout comme il est impossible pour les chrétiens, de

légitimer la polygamie comme c'est le cas chez les musulmans.

Et au niveau culturel, nous nous posons la question suivante: sur quelle base certains

occidentaux affirment-ils la supériorité de leur culture à celle des autres? Seule la raison permet

l'accord des vérités qui ne peuvent se réduire à un minimum doctrinal, idéologique ou culturel. «

Mais dès lors, il faut recourir, j'en suis convaincu au médium de toute compréhension et de toute

entente, ou toute vérité se réfléchit et la civilisation grecque, à ce qu'elle engendra, au logos, au

discours cohérent de la raison, à la vie dans un état raisonnable. C'est le terrain de toute entente903

».

De cette affirmation, nous pouvons dire avec René Descartes que « le bon sens est la chose

du monde la mieux partagée904

». Mais la raison dans son déploiement a besoin du langage car c'est

dans la mesure où les interlocuteurs acceptent de se parler qu'une connaissance réciproque est

possible sinon il reste au niveau des interprétations et des objections. Le rôle du langage est

899 M. Kop cité par H. Hochegger, « Dialogue tous le réclament » in Actualité des religions, n° 169 (15 septembre 1998), p. 1

900 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., p. 230

901 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 48

902 E. Lévinas, Difficle liberté, op.cit., p. 20

903 ibid., p. 201

904 R. Descartes, Discours sur la méthode, Paris, Montaigne, 1970, p. 25

263

fondamental dans la vision lévinassienne du dialogue car dit-il: «il faut l'amener au discours905

».

Cette conception du dialogue n'est-elle pas proche de la vision africaine de la palabre où la parole

avait la toute puissance de mettre fin à la violence?

Le dialogue chez Lévinas a pour instrument la parole et par conséquent, il exige la

franchise, la confiance. Cette parole doit être dénuée de toute démagogie, de toute exagération ou

publicité. Elle ne doit pas être aliénante, mais constructive; c'est-à-dire « un discours qui n'est donc

pas déroulement d'une logique interne préfabriquée, mais constitution de vérité dans une lutte entre

penseurs, avec tous les aléas de la liberté906

». Ce n'est que dans une telle assurance et objectivité

que le dialogue peut être rendu possible chez Lévinas. Par ses paroles constructives, le Moi doit

percer le mystère qui est dans le prochain.

Lévinas condamne farouchement la rhétorique tout en soulignant son caractère quasi

incontournable. « Elle aborde l'autre non pas de face, mais de biais907

». Dans la vie commune et

particulièrement de nos jours, le beau occupe une place de choix au détriment du vrai. Le premier

en raison de sa splendeur, attire vivement alors que le second n'est parfois pas perceptible. La

conséquence immédiate est la confusion massive entre l'utile et l'agréable.

Le dialogue comme recherche de ce qui est vrai, bien et juste pour le bien-être de tout

homme et de tout l'homme comme dirait le pape Paul VI dans son encyclique Populorum

progressio et non l'intérêt égoïste comme nous le rappelle Lévinas, nécessite l'esprit d'ouverture, de

sincérité, d'accueil, d'écoute, d'acceptation du prochain dans sa différence et dans sa spécificité en le

considérant comme un homme libre et responsable, qui a droit au respect et à la dignité. Selon

l'auteur de Totalité et Infini, le dialogue n'est pas une négociation politique où chacun défend ses

intérêts égoïstes comme nous venons de le dire, il est contre toute sorte de dialogue qui cherche à

dominer ou minimiser le prochain à partir du savoir que l'on a des choses.

Ainsi, une attente ne pourra naître que quand on cherche ce qui est vrai afin de

promouvoir le prochain car pour Lévinas, une société digne de ce nom n'est possible que lorsqu'il y

a « une pluralité qui exprime la multiplicité d'articulations d'un système908

». Dans ce système où

les interlocuteurs cherchent une entente, « … la paix se produit comme une aptitude à la parole909

».

905 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 31

906 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 45

907 ibid., p. 42

908 ibid., p. 192

909 ibid., p. 11

264

Et si le dialogue favorise l'ouverture au prochain et aux autres, n'est-ce pas là une voie vers la

tolérance?

II:5. Le respect de la différence: la tolérance

Les différences sont nécessaires et ont donc une grande valeur. C'est ce qu'affirme Lévis

Strauss à la page 83 lorsqu'il dit qu'une humanité confondue dans un genre de vie unique est

inconcevable, parce que ce serait une humanité ossifiée, car tout progrès culturel est en fonction

d'une coalition entre les cultures; coalition d'autant plus féconde, qu'elle s'établit entre des cultures

plus diversifiées. « La civilisation implique la coexistence des cultures offrant entre elles le

maximum de diversité, et consiste même en cette différence. Raison pour laquelle, nous pouvons

dire que les différences entre les hommes ne sont pas négatives, mais positives.

En effet, la diversité humaine nous apparaît comme étant irréductible, du fait

principalement que l'on trouve plus de diversité que des points communs. A tel point que l'on se

met à prendre le point de vue du prochain pour mieux nous connaître nous-mêmes. Et cela nous

permet d'aborder le thème de la tolérance qui est le maître mot de nos rapports au prochain. Mais

avant, demandons-nous ce que signifie tolérance. Ou encore qu'est-ce que tolérer? C'est accepter ce

qui nous est étranger et étrange, ce qu'a priori on n'approuve pas.

D'un côté, nous pensons que la tolérance est l'apanage de l'humanité car si toutes les

opinions doivent être admises et acceptées, c'est au nom de la liberté qui définit l'homme et donne

sens à la vie. C'est donc la liberté et le respect du prochain qui sont au fondement de l'idée de la

tolérance. D'un autre côté, c'est toujours faute de mieux qu'il faut tolérer la différence du prochain.

En effet, s'il faut tolérer, c'est aussi et avant tout parce que nous sommes tous sujets à l'erreur. Elle

prend donc son origine dans un défaut propre à l'homme910

.

Aujourd'hui, la tolérance est une vertu et est une valeur. On accepte les différences du

prochain sans aucun espoir caché qu'il finira bien par devenir semblable à vous. Vous l'acceptez,

non malgré ses différences, mais avec ses différences. Ce serait ainsi l'attitude primordiale qui

devrait caractériser les rapports entre les hommes. Une deuxième question que l'on pourrait se

poser est la suivante: la tolérance, n'a-t-elle pas des limites? N'y a-t-il pas de l'intolérable?

910 T. Wanegffelen, L'Edit de Nantes, une histoire européenne de la tolérance (XVIème-XXème siècle), Paris, Livre de Poche, 1998, p. 189

265

Nous venons de dire que la tolérance est l'attitude primordiale qui devrait caractériser nos

rapports avec le prochain, puisque seule elle le respecte en tant que tel, dans sa différence, tout en

fondant ce respect sur le fait qu'il est, comme nous, une personne humaine. Mais Karl Popper dans

La société ouverte à ses ennemis pense que si l'on est d'une tolérance absolue, même envers les

intolérants, et qu'on ne défende pas une société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront

anéantis et avec eux, la tolérance. Cette approche nous pousse ici à nous poser un problème:

comment marquer la frontière entre le prochain que nous ne pouvons pas supporter et l'autre qu'il

nous faut rejeter, voire combattre?

Ici Paul Ricoeur, et nous sommes d'accord avec lui dans La tolérance. Pour un

humanisme hérétique, séries morales, n° 5, Paris, 1994 a tenté de fonder une nouvelle conception de

la tolérance, consistant dans la reconnaissance du droit de l'adversaire à exister, et, à la limite, dans

une volonté expresse de convivialité culturelle entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient

pas. On peut étendre cette définition à tous les domaines de convictions : politiques, idéologiques,

etc.

Il s'agirait d'une véritable attitude d'accueil du prochain, d'acceptation du caractère

complémentaire, et non contradictoire, d'opinions différentes, mais qui ne passerait pas non plus par

le remaniement de ses convictions. L'altérité serait alors perçue comme une richesse, non un

appauvrissement, encore moins une menace, ce qui sépare du prochain étant vécu comme la

distance nécessaire pour mieux voir un visage, échanger ses idées et cela suppose qu'on n'ait pas les

mêmes. Ricoeur parle de « consensus conflictuel ». C'est dans ce sens que je préfère alors parler ici

non pas de suppression des frontières, mais d'hospitalité des intelligences, d'accueil d'autres

modalités de penser.

Lévinas déclare: « … en effet, qu'il y a entre le judaïsme et le christianisme non pas un

dialogue- tout le monde abuse de ce mot- mais un contact possible dans une conscience de

parenté911

». Lévinas manifeste une bienveillance à l'égard des chrétiens. D'ailleurs, ce sont les

Soeurs de saint Vincent-de-Paul qui ont sauvé sa femme et sa fille, Raïssa et Simone, pendant la

guerre. Mais cela ne l'empêche pas parfois d'avoir la dent dure: ainsi le 1er juin 1986, il déclarait:

« La figure de la Croix était celle que portaient les croisés. Le crucifié commandait les

croisades912

». Ces souvenirs sont très vivants, presque aussi vivants que ceux de la Shoah.

911 E. Lévinas, Transcendance et Intelligibilité (1983), Genève, Labor et Fides, 1996, p. 51

912 ibid., p. 55

266

Pour ma part, j'utilise le terme différence pour exprimer ce qui distingue une réalité d'une

autre; la différence étant toujours en rapport avec autre chose, nous la pensons nécessairement sur le

fond de semblable. Le vocable altérité exprime au-delà de cette différence, la singularité et

l'irréductibilité du prochain. Dans cette terminologie, l'altérité renvoie à la reconnaissance et la

différence relève de la connaissance. Et c'est ce que Paul Ricoeur affirme lorsqu'il dit: « …

l'humanité désigne la dignité en tant que quoi les personnes sont respectables, en dépit, si l'on ose

dire, de leur pluralité913

».

La possibilité d'un conflit surgit toutefois dès lors que l'altérité des personnes, inhérente à

l'idée même de pluralité humaine, s'avère être, dans certaines circonstances remarquables,

incoordonnables avec l'universalité des règles qui sous-tendent l'idée d'humanité; le respect tend

alors à se scinder en respect de la loi et respect des personnes. La sagesse pratique peut dans ces

conditions, continue-t-il « consister à donner la priorité au respect des personnes dans leur

singularité irremplaçable914

»; où l'altérité des personnes demande à être reconnue, surtout lorsqu'il

s'agit de l'application à des situations singulières, où le prochain se dresse dans sa singularité

irremplaçable.

Autant dire que, tout comme le prochain qui ne cesse d'être autre et qui ne peut être rien

d'autre que le prochain puisque son altérité résiste à toute saisie. Là où on pense le comprendre il

n'est déjà plus là, là où on l'enferme dans un concept, dans une notion ou dans un discours, ce n'est

déjà plus lui dont il est question. Voilà pourquoi Lévinas dit: « L'altérité dérangeant l'ordre, ne peut

pas se réduire à la différence (…). L'altérité se fait comme un écart et un passé qu'aucune mémoire

ne saurait ressusciter en présent. Et cependant le dérangement ne se peut que par intervention. Il

faut donc un étranger, venu certes, mais parti avant d'être venu, absolu dans sa manifestation915

»

Tout comme le dialogue, la question de la tolérance est au coeur des débats et discours du

monde contemporain, car en face des mouvements nationalistes, des violences même dans les

stades, des massacres de personnes innocentes, des fanatismes religieux, l'on ne saurait être

indifférent. Et l'éternelle question qui s'impose à nous est celle de savoir: « faut-il tout

pardonner?916

». En d'autres termes où devra s'arrêter notre tolérance; car toute tolérance suppose

inéluctablement le pardon sinon on se vengerait.

913 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 305

914 ibid.

915 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op.cit., p. 199

916 J-P. Guetney, « Faut-il tout pardonner » in Actualité des religions n°14, (mars 2000), p. 34

267

Victime de l'antisémitisme et de la Deuxième Guerre Mondiale, Lévinas développe une

pensée sur la tolérance même si celle-ci se situe beaucoup plus dans un cadre religieux. « La foi

juive, dit-il, est avant tout tolérance parce que d'emblée elle supporte le poids des autres917

». De ce

propos, il ressort que le juif accepte l'altérité, c'est-à-dire que le prochain soit différent de lui. Le

judaïsme en effet, ne cherche pas à éliminer l'autonomie des autres bien qu'il soit fondement de

celles-ci. La force de la tolérance du judaïsme réside dans le fait que la religion pour le juif est

d'abord une exigence interne plutôt qu'une conquête.

« Dans le judaïsme, la certitude de l'emprise de l'absolu sur l'homme ou de la religion ne

se mue pas en expansion impériale qui dévore tous ceux qui la refusent. Elle brûle vers l'intérieur

comme une exigence infinie à l'égard de soi918

». Il en résulte que la religion pour le juif exige de

l'adepte un travail sur lui-même, cela veut dire qu'il doit travailler à sa propre perfection plutôt que

de chercher la conversion du monde.

Pour actualiser cette pensée, nous pouvons nous appuyer sur le conflit américano-

irakien. Selon la vision juive, il s'agira pour les Américains de procéder à un auto-désarmement

plutôt que d'imposer cela aux Irakiens. De plus, comment comprendre l'assaut américano-

britanique, s'il est vrai que les Irakiens possèdent des armes à destruction massive? On pourrait

conclure en toute logique que l'arsenal nucléaire américain est bien supérieur à celui des Irakiens et

que le problème soulevé n'est qu'un prétexte de guerre.

Tolérer selon la vision lévinassienne c'est transfigurer le souvenir du mal, c'est

pardonner. Il s'agit par exemple de contempler l'attitude de Jean-Paul II qui rend visite à son

agresseur et lui accorde son pardon. Tolérer c'est aussi refuser de se venger comme Nelson Mandela

l'ancien président sud-africain, qui opte pour la construction d'une nation sud-africaine multi-

raciale.

En somme, seule la tolérance peut nous aider à accepter le prochain et à lui accorder

pardon. Sinon, on est tenté de discriminer l'Autre au point même de lui refuser sa liberté d'opinion,

sa vision du monde, sa religion et son identité sociale. Et pour éviter les tragiques épisodes de

racisme, de xénophobie, d'antisémitisme, il semble urgent de reconsidérer le prochain dans sa

différence. La tolérance rend possible l'exercice des différences, elle conduit à l'acceptation de

l'autre homme au-delà de ses origines et favorise la justice sociale.

917 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p. 44

918 ibid., p. 228

268

Tolérer, c'est donc reconnaître le prochain comme irréductible et respecter son altérité.

Pour Lévinas, l'intolérance que peut comporter le judaïsme « ne vise pas l'immoralité qui peut

défigurer jusqu'au visage humain du prochain919

». En d'autres termes, le judaïsme ne pourrait

jamais aller en guerre contre le christianisme comme religion mais les doctrines jugées immorales.

Néanmoins, pour faire l'état de l'expansion du judaïsme, Henri Michel, observant la

volonté à phagocyter le prochain, affirme qu' « … on est toujours en somme le fasciste de

quelqu'un920

». Et quand on remonte dans l'histoire, on se rend compte que cette volonté à absorber

le prochain était à la source des polémiques, des tueries qu'on a osé baptiser « guerres des

religions ». Dans ces guerres, chaque partie s'arroge le monopole de droit de la vérité, tel le cas des

catholiques et protestants. Par l'Edit de Nantes, au XVIème siècle, « la tolérance en est venue à

désigner la reconnaissance d'une liberté religieuse et le respect de la liberté de conscience921

».

Mais, cet Edit n'a pas pu mettre fin aux procès inquisitoriaux. Si l'on avait rejeté la

notion de la tolérance au profit de celle de la liberté, c'était parce que la tolérance, telle qu'elle était

comprise, ne donnait aucune dignité aux marginalisés; d'où leur cris: « ce mot injuste (…) ne nous

présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne922

».

En réalité, le vrai sens de ce mot « tolérance » chez Lévinas est au-delà de certaines conceptions

quand il fait des analyses surtout en matière des religions afin que tous y trouvent leur dignité

humaine.

La tolérance n'est pas d'abord le pardon, mot qui exprime l'accueil bien sûr mais qui

revêt une certaine hiérarchie aussi. Elle est « une exigence à l'égard de soi923

». La tolérance comme

pardon signifie que le prochain est toujours le fautif et celui à qui l'on doit toujours pardonner.

Comme exigence à l'égard de soi, la tolérance prête à une circonspection, un regard éthique ou un

accès au visage. Le grand effort éthique à l'égard de soi se manifeste par exemple de façon claire

par exemple chez Gandhi lorsqu’il affirme: « le premier pas consiste à opérer les changements qui

s'imposent dans notre vie personnelle en le soumettant à la partie supérieure de notre être924

». La

tolérance de Gandhi a valu la libération du peuple indien, la reconnaissance de l'altérité irréductible

de ses maîtres colons et une élévation du niveau moral de l'humanité.

919 ibid., p. 227

920 H. Michel, Les fascismes, Paris, PUF., 1997, p. 3

921 J-P. Guetney, « Dix questions sur la tolérance » in Actualité des religions, n° 35

922 F. Delforge, « Tolérance et liberté » in Notre Histoire, n°11, février 2002, p. 5

923 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 227

924 Mahatma Gandhi, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1920, p. 226

269

Notons qu'une nuance est à signaler parlant de la tolérance chez Lévinas. Vu que la

responsabilité envers le prochain est asymétrique, toute faute est pardonnable. Cependant toute

faute à devenir ou potentielle ne l'est pas. Autrement dit, celui qui a tort, aussi monstrueux qu'il

puisse l'être, est pardonnable mais celui qui voudrait avoir tort, qui mûrit des actes terroristes dans

son esprit, est impardonnable. Ceci nous permet de dire que la paix n'est possible que par un travail

sur soi, une égologie assumée et surmontée.

La tolérance compte pour beaucoup dans la différentiation de l'homme par rapport

aux animaux. Pour Lévinas, « l'humanité naît dans l'homme à mesure où il sait réduire les offenses

mortelles à des litiges d'ordre civil, à mesure où punir se ramène à réparer ce qui est réparable et à

rééduquer le méchant925

». Dans Ethique et Infini, Lévinas montre que « … l'interdiction de tuer ne

rend pas le meurtre impossible926

». Ce qui rend le meurtre impossible c'est la tolérance dans la

mesure où, après la rééducation du méchant, du bourreau; la malignité du mal est enlevée.

Cette exigence éthique qu'est la tolérance n'est donc pas une nécessité ontologique, elle

s'apprend dans la patience. Le monde moderne ou poste moderne même souffre de l'intolérance

parce qu'il fait fî de la patience, c'est-à-dire du temps durant lequel le Même doit se regarder au lieu

de regarder le prochain. Il ne s'agit pas du narcissisme, mais selon Gandhi, un temps pour nous

soumettre à la partie intérieure de l'Autre927

.

D'emblée, la patience devient tremplin pour la tolérance. Lévinas constate que

faute de patience, l'homme tranche les problèmes sans en posséder le noeud, détestant ainsi: « la

lente maturation des choses928

». Schopenhauer nous aide à comprendre les raisons qui sont

derrières l'impatience moderne. Selon lui, le prudent est souvent pris pour un lâche de la même

manière qu'une noble confiance est attribuée à l'impertinent929

. Par exemple, la guerre impertinente

en Irak est le résultat de la confiance militaire exagérée des Américains. D'aucuns pensent que c'est

la lâcheté de perdre trop des temps pour les questions simples. Ils finissent par prononcer des

verdicts irréfléchis qui font exterminer des milliers de personnes.

En fait, la tolérance transfigure le bourreau en le rééduquant. Par la reconnaissance du

prochain, l'inhumain est rendu l'humain, l'antisocial devient social et le chemin se fraie vers le

925 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 196

926 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 81

927 Mahatma Gandhi, Tous les hommes sont frères, op.cit., p. 226

928 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 204

929 A. Schopenhauer, Ethique et politique, op.cit., p. 39

270

pluralisme où les droits du prochain sont respectés. Vous avez tort, mais je tolère que vous

exprimiez une opinion différente de la mienne. Voilà pourquoi Voltaire avait raison de dire: ce que

vient de dire cet homme est abominable, je serai prêt à me faire tuer pour qu'il ait le droit de le dire.

D'un autre côté, la tolérance ne saurait être confondue à la complaisance. Elle consiste à

respecter et par conséquent à écouter les opinions philosophiques, scientifiques, politiques des uns

et des autres. La tolérance est une forme de sagesse, la plus importante peut-être. C'est le refus de

l'excessif, la mesure, la courtoisie ou encore la sérénité pour tout dire. Il est très rare et en tout cas

très difficile d'y parvenir.

Bref, qu'il s'agisse du dialogue ou de la tolérance, ces deux notions permettent de

reconnaître le prochain comme irréductible, irremplaçable et unique, d'où la responsabilité du Moi à

son égard qui va faire l’objet de ce sous chapitre suivant.

II.5-La responsabilité pour le prochain

Chez Lévinas, l'assignation à responsabilité issue de l'interpellation par le prochain est

interprétée en termes de la passivité la plus totale car dans cette responsabilité, le Même, le Moi,

« c'est à moi, assigné, provoqué comme irremplaçable et ainsi accusé comme unique dans la

suprême passivité de celui qui ne peut se dérober sans carence930

». C'est à moi que s'adresse

l'appel. En tant qu'il s'adresse à moi, l'appel en appelle à moi l'unique, tire l'unicité d'unique

irremplaçable en moi, fait poindre ainsi la singularité. L'appel s'en remet à mon unicité pour

l'accueillir. Elle m'arrive et s'impose dans son adresse; j'en suis l'unique accueillant.

Or, du terme latin respondere qui signifie répondre, la responsabilité consiste ordinairement

à répondre à quelqu’un ou à répondre de quelque chose. Si la première acception du mot évoque

l’idée d’une réaction en vue de combler une attente ou de répondre à un appel qui vient de

l’extérieur, la seconde traduit plutôt l’idée d’un engagement à satisfaire ou à réparer ce dont on a été

coupable ou encore à se chercher de ce dont on s’est rendu consciemment comptable. Hans Jonas,

dans l’un de ses livres intitulé Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation

technologique, Paris, Cerf, 1990, met bien en relief ces différentes subtilités du mot.

Faisant en effet une phénoménologie de la responsabilité dans le cadre de la réflexion sur le

devoir de chaque homme vis-à-vis de son prochain et pour l’équilibre bio-géologique, il décrit la

930 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 173

271

responsabilité comme le premier impératif de l’humain, et distingue entre la responsabilité

juridique, la responsabilité parentale, la responsabilité politique et la responsabilité universelle. Si

pour lui, la responsabilité juridique consiste à répondre devant la loi des actes répréhensibles ; si la

responsabilité politique est de l’ordre de l’investiture d’une tâche sur la base d’un contrat qu’on a

accepté d’assumer pour le bien d’un peuple déterminé ; la responsabilité parentale selon le même

Jonas est de nature ontologique.

En effet, c’est l’être même du nourrisson, en sa totale dépendance, qui exige qu’on s’occupe

de lui, qu’on assure son existence et son développement. Cette forme de responsabilité existe dès

que le nourrisson est là ; elle ne fait objet d’un contrat ni d’aucune intervention libre de la part des

parents. Elle est dans la logique de la procréation et s’impose comme telle, car il y a un lien entre

l’être du nourrisson et le devoir des parents. Ils doivent naturellement s’occuper de la vie qu’ils ont

voulue, cherchée et accueillie. Toute vie humaine est un don à recevoir et à promouvoir ; d’abord

celle de l’être faible selon la conception lévinassienne enracinée dans la tradition chrétienne qui est

le soubassement de l’humanisme du prochain dont Lévinas nous propose.

Et les parents sont les premiers responsables de cette vie, c’est une charge que nous impose

de soi notre état de géniteur. Faisons remarquer ici que chez Jonas, chaque catégorie de

responsabilité a une accentuation éthique. C’est au nom de l’éthique que le politique ou le géniteur

remplit son devoir envers ses obligés. C’est toujours au nom de l’éthique que tout homme répond à

l’appel de la promotion du prochain.

Mais la différence entre ces trois catégories de responsabilité est que la première concerne

seulement un peuple donné, la seconde une famille donnée et la troisième, tout homme. Ce qui la

rend plus universelle, plus totale et plus globale, elle, ne concerne pas seulement une catégorie de

personnes, mais tout homme et s’exerce à l’égard de tout ce qui, de part sa constitution, exprime la

faiblesse et a besoin du secours de l’autre pour se promouvoir et se prolonger dans l’existence :

« L’objet de cette responsabilité universelle, écrit Hans Jonas, concerne essentiellement ce

qui est précaire, fragile et périssable, à savoir l’être et l’être-tel de l’humanité. (…) C’est le

périssable en tant que périssable. Ce qui est dans un état de besoin et qui appelle la mise à

disposition de ma personne, tout en se prêtant à aucun désir d’appropriation931

». Ce genre de

responsabilité qui a une perspective universelle est irrévocable et obligatoire en ce sens qu’elle fait

931 H. Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990, p.126

272

partie de la constitution de notre nature humaine créee pour le bien. C’est dans ce cadre qu’entre

aussi la notion lévinassienne de la responsabilité.

Comme Hans Jonas, Lévinas pense en effet que la responsabilité envers autrui est un

principe éthique fondamental selon lequel personne n’a le droit de mettre en question l’existence de

son prochain. Tout homme reçoit par contre l’obligation absolue de faire exister les autres au nom

de l’humanité. C’est là, l’appel qui résonne sur le visage d’autrui, visage qui élit son vis-à-vis pour

le mettre au service de l’amour et de la vie.

Le premier effort dans la ligne de la responsabilité personnelle est d’abord la nécessité de

l’écoute du visage et de sa demande. Mais si cette écoute est nécessaire, elle n’est cependant pas

suffisante. Il faut réaliser ce que demande le visage. Et ce qu’il demande c’est l’amour. Ma

responsabilité consiste donc à répondre : « me voici » pour aimer. Raison pour laquelle Lévinas

dira : « ce que j’appelle responsabilité pour autrui ou amour sans concupiscence, le Moi ne peut en

trouver l’exigence qu’en lui-même ; elle est dans son « me voici » de Je, dans son unicité non

interchangeable d’élu. Elle est originairement sans réciprocité qui risquerait de compromettre sa

gratuité, sa grâce ou sa charité inconditionnelle932

».

Poussant un peu plus loin cette même pensée au sujet de la responsabilité, il dira dans

Autrement qu’être ou au-delà de l’essence que « ‘Je’ signifie ‘me voici’ répondant de tout et de

tous933

» et dans De Dieu qui vient à l’idée, il définit ce « me voici comme une réponse qui se fait à

l’accusatif (le me). Et cet accusatif qui est différent du nominatif (le je) montre que l’agir éthique

n’a pas son origine dans le sujet, mais dans l’autre qui appelle : la responsabilité du Moi réside

simplement dans son « me voici » pour être l’obligé et le serviteur de l’autre934

».

Faisons par ailleurs remarquer que l’emploi de l’expression « me voici », par Lévinas, n’est

jamais neutre. Chez lui, cette expression est chargée de toute sa force biblique, ce qui nous pousse à

dire une fois de plus que Lévinas s’inspire en premier lieu de la tradition chrétienne pour repenser le

nouvel humanisme dont il nous parle s’agissant de l’autre homme, du prochain. On se rappelle en

effet les réponses plus ou moins empressées des prophètes à l’appel de Dieu. Pensons ici au récit de

la vocation par exemple de Jéremie.

932 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.241

933 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.145

934 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p.123

273

Dans un premier temps, il a voulu trouver une excuse à sa réponse à Dieu en affirmant : « Je

suis trop jeune » mais avant lui, le prophète Moïse ne disait-il pas : « Je ne sais pas parler ?» On se

souvient de la réponse d’Isaïe à Dieu dans sa vocation : « Me voici, envoie-moi935

». On se rappelle

aussi le psaume 40,7-9 où apparaissent les caractéristiques d’une vraie réponse : « Tu ne voulais dit

le psalmiste, ni sacrifice, ni oblation (d’animaux). Tu m’as ouvert l’oreille ; tu n’exigeais ni

holocauste ni victime ; alors j’ai dit « me voici » pour faire ta volonté936

». Ici, nous pouvons

constater que l’épître aux Hébreux va plus tard appliquer ce texte au Christ pour montrer

l’exemplarité de son obéissance à la volonté de son Père.

Ouvrir l’oreille, c’est se disposer à écouter l’autre ; écouter son appel et sa demande. Et le

« me voici » qui s’en suit est une réponse qui traduit l’engagement du Je appelé à satisfaire la

demande entendue. Le « me voici » me signifie au nom de Dieu au service des hommes qui me

regardent car selon Lévinas, le « me voici » est obéissance à la gloire de l’Infini m’ordonnant à

Autrui937

. Et cet engagement est avant tout obéissance gratuite au Bien qui, le premier m’a élu. Il en

résulte alors que l’écoute et l’obéissance sont les modes propres de la responsabilité. Ajoutons pour

finir que cette obéissance s’appelle au fait l’amour.

L’amour est en effet l’élan oblatif qui part du sujet qui se laisse emporter par le mouvement

que lui imprime l’appel du visage. Et quand on sait que le visage interdit l’homicide et

l’indifférence au Je, on peut en déduire que l’amour qu’il lui demande est obligatoirement une

volonté de promotion qui ne se complaît pas dans un vœu pieux, une droiture d’intention ou une

simple émotive, mais qui allie le dire et le faire dans un même fond de respect primordial de la

personne de l’autre.

Et cela est si vrai qu’on peut affirmer avec G. Lafon, que chez Lévinas « dire aimer, c’est

dire faire, et par conséquent œuvrer938

» pour la vie de l’autre. C’est ce qu’affirme Lévinas en ces

termes : « La ferveur religieuse se manifeste par des actes et jamais uniquement par des paroles. La

foi sans les œuvres est morte. Obéissance, sincérité ferveur, amour et joie-toutes ces notions sont

indissolublement liées à celle de la foi939

». L’amour vrai a besoin des actes concrets pour être

crédible. Il faut œuvrer pour l’épanouissement de l’autre homme.

935 Is 6, 8

936 He 10,5-10

937 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.228

938 A. Lafon, L’Autre Roi, Paris, Nouvelle Cité, 1987, p.86

939 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p.153

274

Pour Lévinas, l’amour vrai ne signifie pas en effet la réciprocité d’une relation entre le Moi

et autrui, et entre autrui et le Moi, mais la permanente primogéniture d’une responsabilité subjective

sans cesse soumise à l’écoute d’un Dire et à l’obéissance constante à une bonté originaire qui

inspire et investit le vouloir et la liberté du Moi. Dans la relation interpersonnelle, le premier devoir

de responsabilité revient toujours au Moi. Elle ne trouve pas son origine dans mon initiative mais

elle précède ma liberté. Par l’épiphanie du Visage, je suis fait responsable malgré moi.

Cette responsabilité m’arrive avant même que je ne puisse la décider. C’est pourquoi

Lévinas la qualifie aussi d’an-archique et de pré-originelle. Elle ne commence pas dans ma liberté

qui se pose soi-même comme « archè », principe et origine du propre projet d’être. Le Visage

m’éveille à la responsabilité ou plutôt à l’obligation à l’obligation de répondre940

. Ce « par autrui »

n’est cependant pas seulement extérieur mais, pour Lévinas, tout autant intérieur. Afin que je puisse

être interpellé par Autrui, je dois, en effet, aussi être « interpelable ». Mon affection par le Visage

suppose mon « affectibilité ». Cela signifie que je ne peux être appelé à la responsabilité, à travers

le Visage vulnérable du prochain, qu’à partir du moment où je suis préalablement fait responsable,

avec l’accent sur la terminaison « bilité » de « responsabilité » ; ce qui renvoie à la possibilité de

répondre.

La responsabilité s’est, à mon insu, dans un passé immémorial, déjà infiltrée en moi. C’est

pourquoi Lévinas qualifie cette responsabilité hétéronome comme « l’Autre dans le Même941

» et

comme « transcendance dans l’immanence942

». Il l’appelle aussi maternité éthique, dans le sens

d’ « avoir-l’autre-dans-la-peau943

» Dans un langage excessif, il la qualifie d’obsession et d’otage,

ou exprimé plus positivement, d’inspiration et d’animation par Autrui.

Le moi se maintient non seulement dans la passivité du « par Autrui », mais cela le renforce

et l’élève. La responsabilité par et pour le prochain signifie, en effet, une élection particulière.

L’appel du Visage me rend personnellement responsable. Je ne puis me soustraire à cette

responsabilité parce que le Visage s’adresse directement à moi. Il en ressort également que

l’hétéronomie de cette responsabilité n’entraîne aucune aliénation pour le moi. Bien qu’elle précède

ma liberté, elle m’élève à ma plus haute unicité.

940 E. Lévinas, Noms Propres, op.cit., p.12

941 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.32

942942 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p.147

943 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.146

275

La responsabilité dont parle Lévinas est une réponse à l’amour initial ou à la bonté qui me

précède dans l’appel qui me vient de l’autre, réponse à laquelle je dois donner une figure concrète

en agissant pour l’émergence d’une fraternité universelle érigée sur le socle de ce que la Bible

appelle les béatitudes. Nous pensons ici au chapitre cinq de l’Evangile de Mathieu où résonnent les

mots de paix, douceur, miséricorde, justice, joie, pureté, … Comme tel, l’enjeu de la responsabilité

est l’établissement d’une civilisation d’amour faite de paix et de douceur.

Pour Lévinas, la responsabilité éthique qui passe par l’amour agapè fait partie de la structure

originelle de la personne humaine. « Antérieurement à la conscience et au choix-avant que la

créature ne se rassemble en présent pour se faire essence- l’homme s’approche de l’homme. Il fait

des responsabilités. Par elles, il lacère l’essence. Il ne s’agit pas d’un sujet assumant des

responsabilités ou se dérobant aux responsabilités, d’un sujet constitué, posé en soi et pour soi

comme une libre identité. Il s’agit de la subjectivité du sujet, de sa non-indifférence à autrui et de sa

responsabilité illimitée pour les autres944

».

Seul l’agir éthique constitue donc la subjectivité. Raison pour laquelle Lévinas affirme « Je

parle de la responsabilité comme de la structure essentielle, primaire et fondamentale de la

subjectivité. En effet je décris la subjectivité en termes éthiques. L’éthique ne vient pas en

supplément à une existence préliminaire ; c’est dans l’éthique entendue comme responsabilité que

se noue le nœud de la subjectivité945

».

En d’autres termes, la constitution de la singularité personnelle passe par l’inter-personnalité

et la responsabilité. L’unicité de mon Moi tient à la sujétion qui l’élève à la responsabilité pour

autrui. La subjectivité est une inversion du conatus de l’esse, un avoir-été-offert-sans retenue et non

pas générosité de s’offrir qui serait acte et qui suppose déjà le pâtir illimité de la sensibilité946

. Car

c’est à partir de la proximité que la subjectivité prend son juste sens. Il faut comprendre l’être à

partir de l’autre de l’être. Etre à partir de la signification de l’approche, c’est être avec autrui. « La

subjectivité est l’Autre-dans-le Même947

».

En d’autres termes, je ne suis intégralement « moi » qu’à l’instant où je m’échappe de moi-

même pour me situer en allégeance à ce qui me rend plus moi que moi-même. Le chemin court pour

aller à ma singularité personnelle devient le chemin de la responsabilité pour l’autre. Dans la

944 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., pp.97-98

945 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p.101

946 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.120

947 ibid., p.155

276

relation amoureuse et responsable, j’accède à une communion qui me révèle la différence de l’autre.

Par la même occasion je découvre la richesse de mon être propre qui est capacité de don. Et c’est en

donnant que je deviens davantage moi-même, puisque je grandis dans l’être et dans la bonté de

l’être.

La responsabilité d’amour que j’exerce à l’égard du Tu signifie donc mon être en même

temps qu’elle perfectionne mon humanité. « La responsabilité, dit Lévinas, est ce qui m’incombe et

que humainement je ne peux refuser. Cette charge est une suprême dignité de l’unique948

». Le bien

propre de la personne est ce bien qu’elle expérimente dans son agir moral. L’homme atteint la

perfection de son être par ses actes emprunts de bonté et d’amour car comme l’affirme Emmanuel

Mounier, « la seule preuve d’un homme, ce sont ses actes949

».

Et chez Paul Ricoeur par exemple, la responsabilité implique que quelqu'un assume les

conséquences de ses actes, c'est-à-dire tienne certains événements à venir comme les représentants

de lui-même, en dépit du fait qu'ils n'ont pas été expressément prévus et voulus; ces événements

sont son oeuvre, malgré lui950

. Or la morale classique, parlant de la responsabilité, pose d'abord un

sujet qui est appelé à ''répondre'' de ses actes ou d'un fait. Dans ce sens « elle implique un principe

de liberté951

». Le sujet est responsable de tel fait s'il a posé en tout son vouloir. ''Répondre de... ''

c’est justifier pour lui, devant une instance donnée. Le tableau de cette forme de responsabilité peut

donc être décrit comme suit:

Dans un premier temps, il y a ce qui est fait ou dit. Puis un sujet doit en rendre compte

devant quelqu'un. Il s'agit en bref, d'une « responsabilité qui entretient un rapport précis ... mais très

limité au répondre. Quelqu'un parle et agit de façon responsable quand il est à mesure de répondre

aussitôt qu'on l'interroge, l'attaque ou l'accuse952

». C'est une responsabilité qui a le vouloir pour

soubassement primordial. Par ailleurs, on en juge selon les normes préétablies. Dans la logique

classique, en outre, ma responsabilité actuelle porte sur ce qui a été fait. Lévinas fait remarquer

qu'avec « ... l'exigence de rendre des comptes, tout se déplace dans la perspective du passé953

». Il

est question de connaître l'auteur des dommages causés.

948 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p.108

949 E. Mounier, Traité du caractère, Paris, Seuil, 1947, p.406

950 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 341

951 G. Durozoi et Russel, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1998, p. 288

952 E. Lévinas, Positivité et transcendance, op.cit., p. 263

953 ibid., p. 261

277

Lévinas ne restera pas dans cette perspective où « ... l'éthique s'enracine dans le vouloir d'un

responsable954

». Sa préoccupation sera de penser ce ''répondre'' qui trouve son principe au-delà de

toute condition, antérieur à toute volonté du Moi qui répond. Il s'agit d'un ''répondre'' qui en quelque

sorte est inhérent à la signification même de la subjectivité.

En effet, cette dernière évoque un sujet qui, comme tel, est « ... initialement otage et répond

jusqu'à expier pour les autres955

». Un tel ''répondre'' ne s'inscrit pas dans le cadre d'une justification

qui supposerait les actes que j'aurais posés et dont je dois rendre. La responsabilité selon Lévinas

renvoie, certes, à un répondre mais non pas à une justification devant une loi anonyme ou quasi-

interpersonnel. Dans sa conception, « c'est l'impérieuse instance du visage humain qui, excédant en

son épiphanie tout phénomène, exige une réponse956

». C'est dire qu'elle ne vient pas de moi mais

d'autrui qui s'expose dans ce visage. Elle s'expérimente pour ainsi dire, dans la relation éthique et

implique pour le sujet une gratuité fondée dans sa signification primordiale d'être-hors-de-soi-

pour-le-prochain.

Lévinas se démarque donc principalement par cette nouvelle forme de responsabilité

étrangère qui incombe au Moi en dehors de toute loi; une responsabilité exigée par autrui qui se

révèle comme visage. Mais s'il est question de répondre sans référence à une loi qui m'oblige,

encore moins à ma libre volonté comme devant un fait, sur quoi se fonderait précisément

l'obligation de répondre? Cette interrogation en cache une autre: celle de savoir le sens exact de la

responsabilité pour Lévinas. Dans la suite, nous allons essayer d'approfondir la particularité de la

conception lévinassienne de la responsabilité. Mais avant, revenons à la conception classique du

terme.

Dans le vocabulaire philosophique, la responsabilité est inséparable de la liberté. On

considère la responsabilité comme celle qui oblige l'homme à réparer le dommage causé au

prochain. La responsabilité pénale de sa part dispose l'agent à une poursuite pour un crime ou un

délit à l'égard des hommes ou de la nature. C'est dans cette perspective que Maurice Blondel disait:

« la responsabilité est la solidarité de la personne humaine avec ses actes957

».

Cette manière de concevoir la responsabilité à partir d'un engagement dispose l'agent à

répondre de ses actes mais aussi le rend innocent des actes dépassant le champ d'exercice de sa

954 J. Henriot, « Responsabilité » in Enyclopaedia universalis, Corpus 19, Carracthe Cléôpatre, 2000, p. 948

955 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 107

956 E. Lévinas, Transcendance et positivité, op.cit., p. 266

957 M. Blondel cité par A. Cuvillier, Vocabulaire philosophique, Paris, Armand-Colin, 1956, p. 39

278

liberté. Elle se trouve ainsi limitée dans le temps et dans l'espace et demeure lié au choix libre du

sujet. Dans ce cas je ne suis pas responsable du sort du prochain, de sa maladie, de sa mort par ce

que « je ne suis pas son gardien » comme disait Caïen par rapport à la mort de son frère Abel; mais

également parce que ma liberté n'est pas intervenue de près ou de loin dans son malheur.

A cette liberté limitée, Lévinas oppose une autre illimitée qui précède tout choix et toute

liberté s'imposant ainsi à nous comme devoir: « Devoir qu'il n'a pas demandé, de consentement

venu en moi traumatiquement, d'en deçà de tout présent mémorable, anarchiquement, sans

commencer. Venu sans se proposer au choix, venu comme élection où mon humanité contingente se

fait identité et unicité, de part l'impossibilité de se dérober à l'élection958

». Tout en soutenant cette

affirmation, cette citation permet de comprendre que c'est par cette responsabilité illimitée que mon

humanité contingente est identité et unicité. Tel est le fondement de la responsabilité lévinassienne.

En effet, l'être humain naît avec la vocation de devenir sujet, un homme véritablement bâti.

Il le devient non pas de manière solitaire mais en projet avec le prochain. Personne ne peut nier la

participation de ses parents, des proches, des éducateurs et instructeurs dans sa croissance. Le Moi

se construit avec la participation du prochain. C'est dans ce sens que Lévinas considère la

responsabilité comme « structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité959

» parce

qu'elle lie le Moi à celui qui le finalise, c'est-à-dire le prochain.

Etant toujours marqué par l'autre homme dans sa structure, même étant ''par l'autre'', le sujet

ne peut prétendre être un simple ''pour soi''. Il est toujours déjà ''pour autrui''. Ainsi, la responsabilité

selon Lévinas est « responsabilité pour autrui », responsabilité pour les actes d'autrui et même pour

la liberté d'autrui. Il disait: « J'entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc

comme responsabilité pour ce qui n'est pas mon fait, ou même ce qui ne me regarde pas; ou

précisément me regarde et abordé par moi comme visage960

».

La responsabilité pour le prochain ne procède pas d'aucun engagement libre de notre part. Je

suis rendu responsable par un autre dont je ne fus jamais l'auteur. Je dois rendre compte de choses

et de personnes que je n'ai pas choisies, me justifier en dehors de mes actes libres. Ma responsabilité

est pour ainsi dire antérieure à ma liberté et la dépasse. Cependant nous en prenons conscience en

décrivant le visage du prochain positivement et non pas seulement négativement. « Positivement

nous dirons que dès lors qu'autrui me regarde, j'en suis responsable, sans même avoir à prendre de

958 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 13

959 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 101

960 ibid.

279

responsabilité à son égard; sa responsabilité m'incombe. C'est une responsabilité qui va au-delà de

ce que je fais961

». Ici je suis condamné à ne pas me détourner du visage en face de moi et dire

comme Caïen: « suis-je le gardien de mon frère?962

».

Pour Lévinas, une telle question fait preuve d'une ignorance de la notion de solidarité

humaine et inscrit tous ceux qui la posent dans le rang des philosophes modernes qui pensent que

chacun existe pour soi et par conséquent tout lui est permis963

. Par la responsabilité, nous sommes

gardiens de nos frères, non seulement d'une fraternité biologique mais aussi et surtout d'une

fraternité éthique qui lie tous les humains. Tout homme est mon frère par le seul fait qu'il soit

homme et par ricochet, j'en suis responsable.

Par ailleurs, la responsabilité chez Lévinas n'est pas de l'ordre de la réciprocité mais de la

gratuité qui fait du Moi un sujet appelé à supporter les autres qu'il rencontre. Ainsi, dit-il: « En ce

sens je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque, ... 964

» Proposant une responsabilité

totale et asymétrique, Lévinas ne veut pas nous aliéner et nous rendre coupables de tout devant tous,

il veut plutôt nous aider à nous défendre contre le désir de l'identification de Soi par soi. Cet

égoïsme qui est en même temps un refus de toute altérité ne nous permet pas d'être à l'écoute de la

présence du prochain et de ses besoins. Le malheur du prochain devient le bonheur pour le Moi.

La responsabilité chez Lévinas telle que nous l'avons analysée dans ses attributs (totale,

illimitée, devoir, structure de la subjectivité, pour le prochain, antérieure et postérieure à notre

liberté, pour tous, asymétrique) nous conduit à repenser la notion de la substitution déjà évoquée.

« La responsabilité pour tous va jusqu'à la substitution. Le sujet est otage965

».

En effet, si nous essayons de mettre ensemble toutes ces formes de responsabilité, dont le

Moi est acteur, nous nous rendons compte que le Moi est obligé, moralement parlant, de se mettre à

la place du prochain car le sort de l'autre homme importe au sien, et de ce fait, il devient otage. Il se

dépouille de son identité et assume la faiblesse d'autrui jusqu'à sa responsabilité même. Pour

Lévinas en effet, la responsabilité « s'étend jusqu'à la responsabilité que peut prendre l'autre

homme. Moi, j'ai toujours une responsabilité de plus qu'autrui, car de sa responsabilité, je suis

961 ibid., p. 102

962 Gen 4, 9

963 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit. p. 37

964 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 105

965 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 142

280

encore responsable. Et s'il est responsable de ma responsabilité, je suis encore responsable de la

responsabilité ... cela ne finira jamais...966

».

Néanmoins, « je suis responsable de la responsabilité d'autrui » est l'une des formules

extrêmes qu'il ne faut pas détacher de leur contexte car dans le concret « beaucoup d'autres

considérations interviennent et exigent la justice même pour moi. Les lois écartent certaines

conséquences politiquement. Mais la justice n'a de sens que si elle conserve l'esprit du

désintéressement qui anime l'idée de responsabilité pour l'autre homme967

». Lévinas peut de ce

point de vue accepter d'être responsable des persécutions qu'il subit, et réclamer justice pour ses

« proches » ou plutôt pour son « peuple ».968

En fait, la justice intervient dès lors qu'il y a un Tiers

à côté du prochain mais entre le Moi et le prochain, le sujet assume la condition ou l'incondition

d'otage. « L'unicité de soi, c'est le fait même de porter la faute d'autrui969

». La responsabilité

m'incombe et humainement, je ne peux m'en passer.

La réponse manquée, nous dit Stéphane Habib à la suite de Lévinas, toujours en retard sur le

prochain que nous pouvons maintenant plus précisément qualifier d'infinie, responsabilité infinie

pour le prochain tel que nous l'avons évoqué plus haut. « Infinie plutôt qu'inachevée ou même

inachévable970

». Le sujet parlant déjà responsable, la subjectivité est nouée à la responsabilité pour

le prochain, en ce sens que parlant, il répond, n'en a et n'en aura jamais fini avec sa réponse, avec sa

responsabilité. Une réponse comme responsabilité jamais suffisante, jamais juste, jamais complète,

et pour cause, il n'y a pas de complétude, pas de complémentarité, pas de totalisation de la totalité

envisageable entre le prochain qui s'adresse à Moi et mon entente, ma réponse, mon obéissance à

son commandement. La subjectivité qui se dégage de cette adresse du prochain, est la subjectivité

d'un sujet responsable pour le prochain et le sujet assujettit signifie l'un-pour-l'autre sans fin où l'un,

le sujet, ne serait jamais suffisamment pour le prochain971

.

D'où, il y a une démesure de cette responsabilité pour le prochain jamais assez responsable.

Ici nous passons d'un sujet exposé au prochain par son adresse à lui, sujet assujettit pour dire

l'ouverture exposée dont parle Lévinas à un sujet otage car « ... responsabilité qui n'est pas une dette

limitée par l'étendue d'un engagement activement pris, car d'une telle dette on s'acquitte alors que, à

966 E. Lévinas, Au-delà du verset, op.cit., p. 10

967 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p. 106

968 ibid.

969 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 177

970 S. Habib, Lévinas et Rosenzweig. Philosophie de la Révélation, op.cit, p. 237

971 ibid., p. 238

281

penser sans compromis, on n'est jamais quitte envers autrui. Responsabilité infinie et responsabilité

contre mon gré: responsabilité d'otage972

». Responsabilité d'otage ou sujet d'otage, puisqu'il ne peut

y avoir de sujet, à suivre Lévinas, que comme sujet responsable du prochain.

Le sujet ne peut cesser d'être sujet de l'adresse dans une responsabilité si infinie qu'il ne

peut non plus s'arrêter ou être arrêté dans le terme sujet. C'est une assignation de Moi par le

prochain, une responsabilité à l'égard des hommes que nous ne connaissons même pas. « La

relation de proximité ne pouvant se ramener à un mode quelconque de la distance ou de la

continuité géométrique, ni à la simple « représentation » du prochain, est déjà assignation d'urgence

extrême-obligation, anachroniquement antérieure à tout engagement973

».

Ainsi, dérangement et agitation du sujet par le prochain, le sujet ne sort plus extatiquement

de lui-même, ne s'arrache pas à soi mais est arraché par, pris et surpris par le prochain. Il y va d'une

obligation à l'accueil, d'une obligation à la réponse, d'une obligation à la responsabilité. « Accueillir

autrui, c'est mettre ma liberté en question974

». L'accueil n'est pas une action, il y va de l'accueil du

prochain, de l'Autre qui commande et me donne à l'accueillir en faisant vaciller mes assises. Il n'y a

pas d'action d'accueil. Alors, le prochain comme ce qui m'arrive, m'arrache à ma possibilité de

réflexion, me fait céder, ou fait céder mes assises à l'être. Arrachement et rupture encore, ainsi se dit

de l'excès du prochain, de l'Autre; une reproche qu'on pourrait faire à Lévinas comme nous le

verrons plus tard. Il y a une certaine exagération chez lui quand il parle du prochain et de la

responsabilité qu'on doit avoir envers lui.

Et comment il réagit face à une telle reproche? Il dit tout simplement qu'il n'a pas choisi

l'excès et qu'il est même inévitable puisque le proche me tombe dessus avant que je n'aie pu choisir

quoi que ce soit, je me suis engagé dans aucun accueil et pourtant, ma liberté d'engagement, ma

liberté de commencement est elle-même exédée, interrompue, brisée par le surgissement de l'Autre

qui appelle et commande. Le prochain en appelle à ce que je sois moi, c'est-à-dire pour lui, moi

pour le prochain, unique, moi et personne d'autre pour le prochain. Il y va plutôt d'une élection pour

l'accueil par le prochain qui m'arrive sans s'annoncer, élection pour la responsabilité.

En effet, il n'est apparu selon Lévinas qu'il n'y a, qu'il ne peut y avoir, de responsabilité pour

le prochain qu'une responsabilité toujours déjà responsable. Et comme temporalité de la trace et de

l'éclatement, n'implique pas la réponse ou plutôt ne fait pas de la réponse le jeu d'un dialogue

972 E. Lévinas, L'au-delà du verset, op.cit., p. 177

973 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 127

974 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 58

282

comme nous l’avons déjà vu parlant de la confrontation entre Lévinas, Ricoeur et même

Rosenzweig, mais responsabilité pour le prochain, une relation asymétrique et non-réciprocité. « Je

suis pour l'Autre dans une relation de diaconie: je suis au service de l'autre. En d'autres termes, la

relation de responsabilité avec autrui se signifie comme Dire, ... En ce sens, le Je ne se pose pas

mais se destitue au point de se substituer, de souffrir et d'expier pour autrui et même pour les fautes

d'autrui et jusqu'à son expiation même975

».

Le prochain me désigne Moi et personne d'autre, Moi pour lui, Moi plus que les autres, car

je suis unique, et mon unicité consiste dans mon impossibilité à me dérober. Et cette subjectivité est

impliquée dans l'intrigue de la proximité en tant qu'approche du prochain. Et chez lui, c'est-à-dire

Lévinas, cette responsabilité envers le prochain est infinie comme nous l'avons souligné car dit-il:

« Approche paradoxale, puisque, avec elle, la distance s'accroît à mesure de l'approche, et que plus

on est proche, plus on est loin976

».

Plus je réponds, plus je suis responsable; plus je suis responsable, plus je réponds et plus j'ai

à répondre, on n'est jamais quitte, c'est être en dette et ne pouvoir quitter ce à quoi le prochain, dette

non contractée et inassumable. Cette antériorité de la responsabilité par rapport à la liberté signifie

la bonté du Bien: « le Bien doit m'élire avant que je ne puisse le choisir, le Bien doit m'élire le

premier ..., une relation avec le Bien qui m'a investi en m'assignant à la responsabilité pour le

prochain977

». Il n'en irait en ce cas de la présupposition d'une symétrie et d'une réciprocité que nous

ne cessons de constater impossibles dans le questionnement parnassien. Responsabilité infinie pour

le prochain allant jusqu'à la responsabilité pour la responsabilité même de ce même prochain.

Ainsi, nous pouvons dire que chez Lévinas, le prochain n'est pensé qu'abusivement comme

adversaire du Même, car dit-il: « son altérité invite, non pas à un jeu dialectique, mais à une mise en

question incessante, sans ultimité, de la priorité et de la quiétude du Même, telle la brûlure sans

consumation d'une flamme inextinguible978

». Et comme le dit Lévinas dans Autrement qu'être ou

au-delà de l'essence, l'unicité peut se dire d'un être à la fois simple, un, unique et parfaitement

original. Cet être n'est semblable à nul autre, et nul n'est susceptible de pendre sa place. Il est ce que

l'on nommera avec Lévinas, un être insubstituable. Chez lui, pourtant ce caractère irremplaçable est

fondé sur une notion spécifique, celle de responsabilité. Nul ne peut répondre à ma place à cette

975 E. Lévinas, Dieu, la mort et le temps, op.cit., p. 185

976 ibid., p. 259

977 ibid., p. 204

978 E. Lévinas, L'au-delà du verset, op.cit., p. 180

283

accusation que formule le visage du prochain. « L'éthique, ainsi, n'est plus simple moralisme des

règles qui édictent le vertueux, c'est l'éveil originel de « je » appelé et élu à la responsabilité pour

autrui979

».

Il y a des questions qui dépassent la responsabilité de chacun mais qui nous engagent tous

les uns par rapport aux autres, notre société par rapport aux autres, notre époque par rapport à nos

descendants. Assumer ma responsabilité signifie alors temporaliser ma subjectivité dans l'univers

des autres. Je compte comme si j'étais responsable des actes des autres. A mon arrivée au monde,

nous dit Jean-Paul Sartre, implique mon engagement dans ses affaires dont je dois porter l'entière

responsabilité sans avoir la possibilité de lui échapper980

. De cette manière je porte la responsabilité

de mon temps et par-là, celle de mon siècle. Et Emmanuel Mounier ajoute en disant que la personne

est irremplaçable dans l'univers qui est le sien981

.

Ma personne devant la douleur du visage dénudé peut aller jusqu'à la substitution à autrui

qui dépasse toute essence. C'est la propre de la personne de pouvoir se substituer sans pouvoir se

dérober, et cela sans perdre son unicité982

. Car si la compassion est un sentiment naturel, la

substitution découle de la responsabilité pour le prochain qui me fait otage de l'un-pour-l'autre983

.

Dans cette responsabilité qui va jusqu'à la substitution au prochain dans une proximité qui n'est pas

purement spatiale, la charité est l'animatrice fondamentale. La responsabilité vient de la signifiance

d'une existence en péril qui bouleverse ma propre existence car elle renvoie au même visage

ontologique qui incarne la personne. Le visage du prochain me signifie une responsabilité

irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat984

, remarque Lévinas.

Je suis, mais le sens moral de mon existence est hétérogène, il vient d'autrui malgré moi.

Voilà pourquoi dans mon statut ontologique, le prochain me concerne car le visage dénudé

transforme l'homme anonyme en complice dans les aventures de l'existence, établissant ainsi une

responsabilité qui abolit l'égoïsme985

. L'idée de responsabilité, chez Lévinas, s'oppose radicalement

aux grands principes de l'individualisme rationaliste. Il s'agit en effet d'une responsabilité pré-

979 E. Lévinas, Les imprévus de l'histoire, op.cit., p. 181

980 J-P. Sartre, L'Etre et le néant, op.cit., p. 60

981 E. Mounier, Manifeste au Service du personnalisme, op.cit., p.176

982 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., p. 146

983 ibid., p. 202

984 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 141

985 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op.cit., p. 90

284

originelle à toute décision de mon être que même la mort ne saurait réduire à l'absurde986

. Au nom

d'une éthique obsédante, le moi ne s'enferme pas dans les murailles d'un être-pour-soi, accusant une

substance autarcique, mais fait preuve d'une ouverture obligatoire pour le prochain, affichant la

responsabilité pour l'autre homme, autrui.

Le visage dénudé me réclame irrévocablement, me met en cause et m'assigne pour la mort

du prochain. Cette responsabilité dépasse l'abstraction ontologique de la mort comme négation de

l'être, pour signaler mon impossibilité d'abandonner l'autre dans sa solitude mortelle. Elle m'interdit

un silence coupable et tout prétexte d'inaction987

. Toute liberté ontologique est subordonnée à la

responsabilité pour l'autre homme, le socle également de l'humanisme de Lévinas car issu de

l'épiphanie du visage tel que nous l’avons développé dans la deuxième partie.

Cependant, cela aboutit à une antinomie: la liberté du présent trouve ses limites dans la

responsabilité pour le prochain, car si l'être libre est le seul être responsable, la responsabilité n'est

pas libre. C'est pourquoi celle-ci m'obsède et me rend otage du prochain sans pour autant m'aliéner.

L'humanisme de Lévinas est-il donc un humanisme déterminé? Certainement, pourtant sans

dévaluer le statut de la personne. Ce déterminisme témoigne de ressources infinies de l'homme dans

le sentiment de fraternité pour le prochain. C'est l'humanisme de l'infinie responsabilité pour la

finitude humaine, car on ne saurait s'acquitter devant la souffrance du prochain.

Toute parole qui viserait à nier cette responsabilité serait donc inadmissible, car il y a un dire

ontologique qui est impliqué dans mes relations avec le prochain, relevant de ce statut même de la

personne. Ce dire fait apparaître l'homme dans toute sa noblesse, prêt à assumer la vulnérabilité du

visage dénudé. Il fait dire à celui qui est en face du malheureux « me voici »988

. Or ce dire établit

l'antériorité de la responsabilité à toute liberté et instaure l'idée de culpabilité pour la souffrance du

prochain. La responsabilité qui est avant l'être donne un sens moral à l'être en tant qu'inscrite dans le

visage dénudé. Elle crée alors un événement universel, en me constituant responsable pour le

monde989

.

La visée lévinassienne est de libérer les hommes du jugement de l'histoire et de l'avenir, afin

de les appeler à la responsabilité car dit-il, je dois me considérer fautif pour toute persécution dont

l'objet est l'autre homme. Etant l'otage du prochain, tout en assumant son fardeau, je deviens une

986 ibid.

987 E. Lévinas, Entre nous, op.cit, p. 156

988 E. Lévinas, Dieu, la Mort et le Temps, op.cit., p. 222

989 P. Kemp, Lévinas. Une introduction philosophique, op.cit., p. 96

285

victime. Ici, aucune fondée sur la proportionnalité entre crime et châtiment ne rentre en compte et

cela au nom de ma qualité de personne qui se situe en face de la souffrance du prochain.

Je surgis alors dans le monde dans un état de pur désintéressement. Je ne peux pas me laver

les mains des fautes et des malheurs étrangers à ma liberté. Je ne peux pas me sentir innocent du

mal, non seulement de celui qui l'a subi mais aussi de l'autre qui l'a commis990

. Il y a une solidarité

dans l'être qui me commande « être pour l'autre » de sorte qu'il y a une culpabilité sans faute

personnelle et qui me signifie comme sujet d'expiation. C'est l'illimitée de ma responsabilité qui me

convoque pour saisir son sens ultime: la substitution991

, notion que nous avons déjà également

analysée selon la conception lévinassienne. La subjectivité du sujet est la responsabilité ou l'être en

question en guise d'exposition totale de l'offense, dans la joue tendue vers celui qui frappe.

Responsabilité antérieure au dialogue, à l'échange de question et de réponse.

Bref, si nous voulons faire une récapitulation de ce sous chapitre qui parle de la

responsabilité selon Lévinas, nous pouvons dire qu’elle est responsabilité pour autrui, pour le

prochain ; ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas de répondre devant autrui des actes dont je suis

l’auteur, mais de répondre devant l’autre des fautes et des souffrances de l’autre. Le moi est

responsable des fautes qui n’ont pas commencé en lui, accusé au-delà de toute culpabilité. Mais pas

plus qu’il ne s’agit d’endosser la responsabilité de mes actes, il n’est possible d’endosser ma

responsabilité pour les actes du prochain : de lui, je réponds malgré moi, avant toute conscience,

tout engagement et tout choix.

Ma responsabilité pour le prochain est une « responsabilité d’otage992

» comme nous l’avons

déjà dit, non pas libre décision d’endosser les fautes et les souffrances d’autrui, mais impossibilité

de ne pas me mettre à sa place, de ne pas souffrir pour lui. La responsabilité est vulnérabilité, et

c’est pourquoi « dès la sensibilité, le sujet est pour l’autre993

».

La responsabilité joue, dès les premiers textes de Lévinas, un rôle important, où elle

s’entend pourtant comme responsabilité pour soi et non encore comme responsabilité pour le

prochain. En effet, l’idée d’une responsabilité qui précède ou excède toute liberté du sujet joue déjà

dans le procès même de son individuation où se traduit le « virement de la liberté en

990 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, op.cit., p. 145

991 E. Lévinas, Autrement qu'être, op.cit., p. 176 992

E. Lévinas, Au-delà du verset, op.cit., p.177 993

E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p.105

286

responsabilité994

» : car le moi qui est pur commencement est en même temps toujours déjà débordé

et encombré par ce soi que rien pourtant ne précède, il est une charge pour lui-même, en charge de

lui-même. La maîtrise qu’il exerce sur son exister est toujours en même temps sujétion du moi à

l’être même face auquel il affirme sa précellence, sujétion que Lévinas décrit comme souffrance.

La responsabilité pour soi marque tout le sérieux et toute la gravité de l’être soi ; toute la

pesanteur aussi, c’est-à-dire la corporéité du sujet. Mais la gravité du soi-même s’augmente du

poids d’une responsabilité plus exigeante encore, d’une responsabilité pour le prochain, dans

laquelle son être en souffrance sous soi-même, son se souffrir se révèle plus originairement comme

un souffrir par l’autre. La subjectivation comme sujétion se révèle ici comme sujétion à tout et à

tous : « le Soi est Sub-jectum : il est sous le poids de l’univers, responsable de tout. L’unité de

l’univers est ce qui m’incombe, me regarde dans les deux sens du terme, m’accuse, est mon

affaire995

.

Ce souffrir par l’autre ne détruit pas le moi, mais justement l’exalte, l’inspire, dans le sens

d’un souffrir pour l’autre, d’un « s’offrir pour souffrir et pour donner996

». Cette souffrance qui est

offrande, cette bonté comme don de soi, c’est-à-dire le fait de se vider de sa substantialité au profit

de l’autre, est la réponse à la misère essentielle d’autrui997

; en ce sens la responsabilité s’articule

d’abord comme réponse à l’appel du prochain. Mais répondre à la misère de l’autre en lui donnant

son soi, c’est être le soi d’un autre, sous le poids et à la place d’un autre ; c’est pourquoi celui à qui

ou devant qui je réponds est toujours en même temps celui de qui je réponds998

.

La responsabilité est ainsi selon Lévinas substitution à l’autre. La responsabilité imprègne

toute la pensée de Lévinas, et il convient de relever à cet égard l’importance que revêt ici

l’opposition de la responsabilité et du jeu, qui souligne la gravité de l’univers lévinassien, le sérieux

de l’épreuve de soi comme de l’épreuve du prochain.

Pour nous résumer par rapport à cette troisième partie, nous pouvons dire que l'éthique

proposée par Lévinas part d'une décision de sortir de Soi pour rencontrer le prochain dans un face-

à-face. Là nous découvrons l'Autrui dans son visage, l'Infini. Cet Autrui, nous le découvrons en

même temps comme celui envers qui le Moi est responsable. Cela nous engage à nous dépenser

994 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op.cit., p.136

995 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.147

996 ibid., 143

997 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.190

998 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p.69

287

pour le bien du prochain, en évitant ainsi toute violence et tendance à vouloir le réduire au Même.

Une telle intuition éthique à notre avis peut être un juste point de départ à partir duquel on pourrait

envisager par exemple dans le monde d'aujourd'hui des attitudes politiques et sociales plus

humaines. Il ne s'agit pas, au sujet de la subjectivité, de la conscience égoïste de soi mais de

l' « irremplaçable unicité999

».

Dans la relation intersubjective, la responsabilité envers l'altérité doit être première. Il faut le

penser-à-l'autre avant le penser-à-soi; car le sujet est crée comme sujet voué au prochain. Il n'a rien

fait, mais il est poursuivi par autrui qui lui demande de l'aimer. Dans la philosophie de Lévinas, le

regard ne viole pas, mais invite à une communion d'amour. La poursuite du Moi par le prochain est

une poursuite de l'amour infini qui suscite dans le Moi le désir de la bonté. C'est la première

philosophie de l'humain ou, si l'on veut, l'objet premier de son amour et de son devoir originel: être

pour le prochain, participer à sa joie et à son bonheur, lutter pour la promotion de sa vie sans

attendre rien en retour. C'est l’éthique de relation, une relation pour la responsabilité, et une

responsabilité pour la vie du prochain.

L’étude de la pensée éthique de Lévinas contient plusieurs valeurs anthropologiques et

morales dont les plus importantes ont été évoquées tout au long de ce travail. Mais à côté de ces

nombreuses valeurs, on peut aussi souligner quelques ambiguïtés des concepts et perspectives qui

pourraient soulever des problèmes. Raison pour laquelle dans la partie suivante, nous allons nous

intéresser à certaines limites qu’accuse la pensée lévinassienne et que nous voulons intituler

« quelques réflexions critiques sur l’humanisme de Lévinas » précédé par une analyse et une

herméneutique de certains éléments qui pourraient mettre en question l’humanité du prochain en

limitant notre champ d’investigation à partir de Hegel et son idée de totalité jusqu’à nos jours tout

en insistant sur le XXème siècle qui a servi à Lévinas d’élaborer sa pensée éthique partant des

événements vécus par lui-même.

999 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p. 277

288

QUATRIEME PARTIE: L’HUMANITE DU PROCHAIN EN QUESTION ET

QUELQUES REFLEXIONS CRITIQUES RELATIVES A LA PENSEE DE LEVINAS

Cette partie se veut une réflexion qui part d’un questionnement et ce dernier suscite la

contemplation du tableau plutôt désolant qu’offre aujourd’hui le monde qui nous entoure et celui

qui se rend présent à nous à travers la fenêtre grande ouverte des medias. Nous constatons que les

relations interpersonnelles débordent d’égocentrisme et de domination de l’homme par l’homme et

que la volonté de posséder le prochain et de l’utiliser à ses propres fins se fait sentir avec force.

Dans le domaine économique par exemple, les produits d’exportation et d’importation

sont soumis à une fixation des prix qui obéit à la seule loi du plus grand profit en faveur de

l’acheteur et au détriment du producteur. Les guerres tribales et ethniques dans certains pays

comme les Tutsi et les Hutu au Rwanda mais également politiques et religieuses gagnent du terrain.

Face à ce sinistre spectacle, nous nous demandons ce qui peut être à l’origine de ce désir de

domination, de déchirement, de massacre de l’homme par son semblable.

Ceci dit, le fait est de constater que notre société semble être régie par la loi du plus

fort. Cette loi est le fil conducteur, le catalyseur de plusieurs vices aujourd’hui tels que le

terrorisme, la violence, la haine, la jalousie, le génocide, … Pourtant Lévinas avait déjà senti la

nécessité au cours du siècle dernier de redéfinir les relations interpersonnelles face aux égoïsmes

grandissants du Moi. Depuis Aristote, l’ontologie passe pour être la philosophie première. L’être (le

« je » de Descartes) est à la fois totalisant et totalitaire. Il refuse l’acceptation de tout ce qui n’est

pas lui. Et enfin de compte, cette situation conduit à la dictature du Même sur le prochain, du Moi

sur l’autre homme qui en effet est son semblable.

Au niveau ethnique ou tribale, c’est le refus de la différence, de l’altérité pour tout

dire qui aboutit à la légitimation du totalitarisme. Lévinas renverse l’ordre des connaissances. Avec

lui, l’homme est tenu de rendre compte de ce qu’il fait du visage du prochain ; sans se préoccuper

de la réciprocité. Mais alors, comment est-ce possible? Comment dans une société ou dans une

relation intersubjective, on peut prétendre reconnaître d’un côté seulement les droits du prochain et

parfois ses devoirs, lorsqu’on sait avec John Ralws que la société est « une tentative de coopération

289

en vue de l’avantage mutuel (caractérisée) à la fois par un conflit d’intérêts et par une identité

d’intérêts ?1000

»

Et quand on interroge l’histoire de l’humanité, on remarque que l’antisémitisme tel

que développé par Hegel et bien d’autres ont sans doute exprimé au plus haut degré la violence dans

le monde occidental. C’est le cas de l’hitlérisme, stalinisme, … Mais ce ne sont pas les seules

formes qui mettent l’humanité du prochain en question. Il y a d’autres formes plus subtiles encore

qui sont véhiculées soit par certaines pratiques de la religion et nous nous permettons de citer le cas

de la sharia islamique ou même de la vie socio-politique et ici le cas du tribalisme est plus parlant.

Il y a même l’exploitation du faible par le plus fort comme le font les Etats-Unis et la France à

l’égard de l’Afrique par exemple mais également certains Chefs d’Etat à l’égard de leurs

concitoyens.

Ce que nous voulons dire est qu’une fois nous arrivons à mener une vie ségrégative, une fois

que nous nions, méprisons la présence du prochain ou alors, une fois que nous nous sentons en droit

de tuer, pour quelque raison que ce soit, nous mettons l’humanité du prochain en cause et par

conséquent nous nions l’altérité d’autrui et faisons obstacle en même temps à la philosophie tel que

prônée par Lévinas.

Ainsi, une question à diverses facettes pourra nous guider tout au long de cette partie tout

en ayant l’idée à l’esprit que la religion et l’appartenance ethnique ou à une idéologie politique ne

sont pas en elles-mêmes des maux mais au contraire, nous devons chercher ce qui se présente

comme forme de négation du prochain dans l’Islam ou dans la valorisation exacerbée de son

ethnie. Et pour y arriver, nous allons nous intéresser à la doctrine de l’Islam comme religion, dans

la presse et dans le jeu politique. Nous allons parler de la perversion de l’ethnicité, du fascisme

africain démocratural ainsi que celui des Grandes Puissances. Sans nier que ces réalités peuvent

également exister ailleurs, nous allons essayer de focaliser plus notre attention sur des pays

africains tout en passant d’abord par l’idée de totalité chez Hegel ou encore l’hitlérisme et

l’idéologie de la race pure qui sont des formes aussi parmi tant d’autres mettant en question

l’humanité du prochain en question.

1000 J. Ralws, Théorie de la justice, Manchecourte, Seuil, 1997, p. 30

290

CHAPITRE I : L’HUMANITE DU PROCHAIN EN QUESTION : UNE HERMENEUTIQUE

DE L’INTERSUBJECTIVITE CHEZ EMMANUEL LEVINAS

Nous partons d’un constat qui engendre la question suivante : savons-nous vraiment

différencier l’humain et le culturel ? Et là nous arrivons à la thèse selon laquelle le prochain, c’est

avant tout le même homme, puisque nous participons tous du même genre, du genre humain, et

nous disons qu’en conséquence, nous rencontrons le prochain de manière évidente et immédiate

puisque nous reconnaissons immédiatement l’humanité. Cependant le fait est de constater que nous

avons une répulsion immédiate envers des manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont

étrangères, « éloignées ». C’est ce que nous retrouvons chez Levis Strauss dans son ouvrage intitulé

Race et histoire aux pages 19 à 22 parlant d’une illusion ethnocentriste1001

.

Ainsi dans l’antiquité, tout ce qui ne participe pas de la culture grecque, puis gréco-

romaine est dit « barbare » ; de même, dans la civilisation occidentale, on emploie le

terme « sauvage ». L’humain n’est-il pas une abstraction qui ignore, de nouveau le prochain en tant

qu’autre ? On voit à travers cette analyse que l’idée d’humanité ou du genre humain cache d’une

part, la plupart du temps une méconnaissance totale du prochain et d’autre part, peut même cacher

une haine du prochain, puisqu’elle est un refus de sa différence et donc, désir d’élimination. Enfin,

elle peut même justifier l’esclavage et le meurtre. En effet, s’il y a quelque chose comme genre

humain unique, n’allons-nous pas être tentés de dire qu’il n’y a qu’une façon de le réaliser, et que

tout ce qui s’en éloigne nous éloigne donc de l’humanité.

Par conséquent, ce que nous avons toujours tendance, inconsciemment, à retrouver

derrière le prochain comme autre homme, ce n’est que mon compatriote ou à la limite celui qui me

ressemble le plus. Les différences que je rencontre en l’autre ne sont accessoires et acceptables

seulement dans la mesure où elles n’éloignent pas trop de moi. Sinon j’estime ne plus avoir affaire à

un homme. Dès lors, il apparaît nécessaire de faire un éloge des différences, si on ne veut pas faire

violence au prochain. Mais cela implique-t-il pour autant de renoncer à l’idée de genre humain ?

N’y aurait-il pas un moyen de garder l’idée de genre humain, tout en acceptant les différences entre

les hommes ?

1001 Voir tout à partir de sa propre ethnie : attitude qui consiste à confondre ou poser ses propres valeurs comme

étant un absolu, comme étant, non nos valeurs, mais les valeurs en général. Et cela, par habitude ou inconsciemment car cela vient du fait que nous interprétons toute réalité à travers le filtre social qui correspond aux valeurs de notre tribu.

291

Comme le constate Emmanuel Mounier « depuis le début de l’histoire, les jours

consacrés à la guerre sont plus nombreux que les jours consacrés à la paix 1002

». Une affirmation

bien évidemment discutable. La vie en société est une guérrila permanente. Là où l’hostilité

s’apaise, l’indifférence s’étale. Les cheminements de la camaraderie, de l’amitié ou de l’amour

pourtant indispensables pour repenser un nouvel humanisme semblent perdus dans cet immense

échec de la fraternité humaine. Selon lui, c’est-à-dire Mounier, Heidegger et Sartre l’ont mis en

philosophie. La communication reste pour eux bloquée par le besoin de posséder et de soumettre.

Voilà pourquoi en les commentant, il affirme : « Le regard d’autrui me vole mon univers, la

présence d’autrui fige ma liberté, son élection m’entrave. L’amour est une infection mutuelle, un

enfer 1003

».

Cependant, à la suite de Gabriel Marcel, le même Mounier constate que la personne ne

croît qu’en se purifiant incessamment de l’individu qui est en elle. Donc il n’y a pas un pessimisme

radical par rapport à l’homme car ce dernier est capable de croître et d’améliorer sa situation ainsi

que celle des autres. Et il ajoute, il n’y parvient pas à force d’attention sur soi, mais au contraire en

se faisant disponible, concept cher à Gabriel Marcel, et par là plus transparente à elle-même et au

prochain1004

.

Les Anciens parlaient de lutte contre l’amour-propre que nous appelons aujourd’hui

par exemple l’égocentrisme, le narcissisme ou même l’individualisme. Or l’amour plein est créateur

de distinction, c’est-à-dire reconnaissance et volonté du prochain en tant qu’autre car comme

l’affirme une fois de plus Mounier, « La personne est une existence capable de se détacher d’elle-

même, de se déposséder, de se décentrer pour devenir disponible à autrui 1005

». Inversement, Sartre

n’a voulu connaître le regard d’autrui que comme un regard qui fixe et fige, sa présence comme un

empiétement qui me dépouille et m’asservit. Il est au moins autant bouleversant, il bouscule mes

assurances comme nous allons le voir par la suite, nos habitudes, notre sommeil égocentrique. Bref,

chez lui, le prochain dérange.

Certains philosophes comme Paul Ricoeur, Franz Rosenzweig vont mettre l’accent sur la

réciprocité dans la relation, notion qui n’est pas admise dans la pensée lévinassienne. Et quand nous

regardons l’aujourd’hui, il y a lieu de nuancer et d’apporter plus d’éclaircissement sans accepter ni

1002 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p. 35

1003 ibid.

1004 ibid., p. 37

1005 ibid, p.39

292

rejeter en bloc la dite notion ; car « quand nous avons formé une alliance de réciprocité, famille,

patrie, corps religieux, etc., elle nourrit bientôt un nouvel égocentrisme et dresse un nouvel écran

entre l’homme et l’homme 1006

» et ceci met en cause notre humanité. De même pour le

totalitarisme qui a sû bien choisir son nom oubliant qu’on ne totalise pas un monde de personnes. Et

si nous nous tournons du côté du politique, nous nous rendons compte comme le remarque Paul

Ricoeur que « Le pouvoir institue de l’homme une communication inégale et non réciproque,

hiérarchique et non fraternelle 1007

», pourtant cette relation est fondamentale et fondatrice d’histoire

humaine.

En réalité, l’Etat n’est qu’un Etat que pour conduire nous dit Ricoeur les hommes à la

liberté et à l’égalité ; la non-violence, c’est l’Espérance de l’Etat vécue à temps et à contre temps ;

c’est l’espérance « intempestive » au sens propre du mot. Son institution est pour le bien des

hommes. Voilà pourquoi nous serions contents si la politique pouvait être à nos yeux

l’accomplissement de la morale. Et on pourrait le penser, si l’on suivait certaines suggestions de la

réflexion politique des Grecs, quand ils font de la « Cité » de sa perfection, de sa suffisance, le but

de la conduite des individus. La relation de l’Etat au citoyen est une relation asymétrique, non

réciproque, d’autorité à soumission ; même quand l’autorité procède de libres élections, même

quand elle est entièrement démocratique et parfaitement légitime, ce qui n’arrive peut-être jamais,

une fois constituée, elle me concerne comme instance qui détient le monopole de la sanction ; « cela

suffit pour que l’Etat ne soit pas mon frère et requière ma soumission 1008

».

Par conséquent, l’histoire de l’homme paraît alors s’identifier à l’histoire du pouvoir

violent, c’est la violence qui engendre l’institution, en redistribuant la puissance entre les Etats,

entre les classes. Et comme l’affirme Ricoeur, l’Etat est cette réalité qui jusqu’à présent a toujours

inclus le meurtre comme condition de son existence, de sa survie et d’abord de son instauration ;

telle est la cruelle vérité dont Machiavel a, dans Le Prince, tire toutes les conséquences. « Faire la

guerre c’est, pour l’individu, à la fois tuer l’autre homme, le citoyen de l’autre Etat, et mettre sa vie

en balance pour que son Etat continue d’exister 1009

». On parle des guerres conservatrices, des

guerres libératrices, des guerres instauratrices et pourtant la guerre comme telle reste l’injustifiée et

l’injustifiable selon Ricoeur. La fin de la guerre serait continue-t-il, « la réconciliation totale de

1006 ibid., p. 41

1007 P. Ricoeur, Histoire et vérité, op.cit., p. 119

1008 ibid., pp. 126-127

1009 ibid., p.245

293

l’homme avec l’homme, mais ce serait aussi la fin de l’Etat ; parce que ce serait la fin de l’histoire

1010 ».

D’ailleurs, à la suite de Jean-Paul Sartre, Emmanuel Mounier disait : « L’autre est

celui qui menace mes possessions mondaines, il ne m’apparaît plus que sous l’aspect de

l’empiétement possible ou de l’acquisition à inventorier. Ainsi, c’est dans un projet préalable

d’indisponibilité, et non dans ma liberté de sujet, que je saisi l’autre comme objet, c’est dans la

même disposition que je me réduis à le recevoir comme envahisseur 1011

». Approche partagée par

Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Mais tout est différent si nous nous plaçons à l’égard

de nous-mêmes et d’autrui dans une attitude de disponibilité. Nous ne songeons plus à nous mais

comme être à protéger. Nous sommes ouverts au monde et au prochain, nous nous prêtons à leur

influence, sans calcul ni méfiance systématique selon Mounier, analyse qui a été très bien

développée également par Lévinas parlant de l’ouverture au prochain et de son amour sans calcul.

C’est l’isolement qui aboutit au sommeil existentiel de l’en-soi.

Peu de gens, constate le même Mounier, ressentent l’humanité ; les humanitaires

souvent bien moins que d’autres. Combien ne ressentent même pas la présence proche de la misère

et de souffrance ; « être humain demande moins d’éloquence et plus de générosité 1012

». Des

milliers d’hommes meurent de faim par l’effet d’un régime économique immoral et périmé. Des

millions d’hommes se déshumanisent sous l’écrasement de cette misère. Or, celui qui a faim, disait

saint Thomas, il faut le nourrir avant de lui tenir des sermons1013

. Raison pour laquelle, les plus

urgents revendications chrétiennes sont entre autres : respect de la personne, la justice sociale, la

responsabilité envers les faibles, les sans paroles,… et que nous aimerions faire les nôtres à la suite

de la pensée lévinassienne en vue de repenser un nouvel humanisme basé sur la culture qui veut

promouvoir la vie et non la mort du prochain.

Comment parler d’une culture qui promeut la vie dans un monde où la répartition des

richesses est inégale au niveau de la surface du globe, où certains peuples sont déchirés par la

guerre, la barbarie et la maladie ? Dans un globe, malheureusement, sous prétexte d’exploitation

rationnelle, c’est l’impérialisme capitaliste qui se précipite sur le travail à bon marché, les matières

premières abondantes et les débouchés nouveaux, pour la plus grande prospérité de son profit, sans

1010 ibid., p.247

1011 E. Mounier, Engagement de la Foi, op.cit., p.50

1012 ibid., p. 56

1013 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa, IIae, 9. 32, a.I

294

considérations pour les droits des premiers occupants ? « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir,

plus de bien encore 1014

», voilà une vérité cruelle, mais une vieille, puissante, capitale vérité,

humaine trop humaine qu’on retrouve chez Nietzsche.

En fait, la perspective nietzschéenne, au contraire, va s’attaquer très violemment et

directement à l’idée d’une morale humaniste. Pour Nietzsche, l’humanisme est une morale qui n’a

de sens que polémique. Sa réponse est presque toujours que, derrière un énoncé apparemment moral

et qui prétend promouvoir des valeurs, il y a une stratégie de pouvoir et de domination. Pour lui,

l’humanisme universalise un point de vue qui n’est jamais qu’un point de vue particulier. Et

pourquoi ce point de vue particulier peut-il être universalisé ? Parce que c’est le point de vue des

faibles, de ceux qui n’arrivent pas à s’affirmer eux-mêmes et qui donc construisent, non pas une

philosophie de l’individu mais une philosophie de l’homme en général. Par conséquent, selon lui, le

christianisme est une morale d’esclaves.

Il y a chez Nietzsche cette idée que la religion n’est rien d’autre que l’expression d’une

espèce d’insuffisance à assumer pleinement sa propre liberté et une soumission plus ou moins

volontaire, une aliénation 1015

en faveur d’un système de domination. Or ce qui compte pour lui

c’est la capacité d’affirmation des individus. Voilà pourquoi, à la suite de Lévinas, nous pouvons

dire que nous vivons dans une espèce de nietzschéisme, un peu abatardi peut-être, mais généralisé.

La posture la plus fréquente dans notre société est celle de l’individualisme radical qui, certes,

affirme des grandes valeurs mais sans beaucoup de conséquences pratiques, chacun pour le reste,

conduisant son existence morale à partir du choix d’être soi-même.

Il y a, dans notre culture actuelle, comme une injonction morale latente selon laquelle ce qui

compte avant tout pour être moral, c’est d’être soi-même. Mais il y a là, également, le souci d’une

affirmation de la dimension irréductible de chacun. Paradoxalement, on peut aussi mettre cette

affirmation au crédit de l’humanisme ; car comme disait Locke, « la conscience accompagne

toujours la pensée et c’est là ce qui fait que chacun est ce qu’il nomme soi-même1016

».

La personne livrée à elle-même, ne peut compter ni sur ses semblables, ni sur un

souverain à qui appartient le contrôle de la paix. Le heurte des intérêts mutuels condamne

définitivement chacun à être l’ennemi de l’autre. L’espace existentiel n’est réservé qu’à une caste

1014 E. Mounier, Engagement de la Foi, op.cit., p. 50

1016

John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, 5ème éd., Amsterdam et Leipzig, chez J. Schreuder-P. Mortier, s.d, p. 264

295

privilégiée, la caste caïniste1017

. Les disciples de Caïn, nous dit Stamatios en commentant Sade

qu’ils considèrent le meurtre comme un acte de bravoure qui, expulsant toute morale, fait du crime

un acte inscrit dans la loi de la nature1018

. Dès lors, il faut voir la personne sadienne comme

radicalement contraire à la personne chrétienne, en ce sens qu’elle se rapproche de l’homme de

l’état de nature chez Hobbes.

L’hédonisme, en exprimant la tyrannie de la passion exercée sur le prochain, ne fait que

confirmer le sentiment d’une ambiance de tyrannie. « De sorte que l’on peut prévoir que la guerre

sera toujours permanente, celle de tous contre chacun et vice versant, assurant le triomphe des

puissants, en accord avec les lois fondamentales de la nature 1019

». La personne sadienne, en

incarnant la volonté de puissance, annonce la personne nietzschéenne qui la dépassera toutefois

dans la grandeur.

Pour Nietzsche, une morale altruiste, conduit à la décadence. Comme agent actif, la

personne montre que la morale classique (altruiste) est une morale juste bonne à consoler les êtres

faibles, en offrant un bouclier contre le désespoir qui mine l’existence1020

». On comprendra alors

que la morale socratique soit signe de décadence et que le christianisme soit dénoncé comme « le

plus néfaste mensonge de séduction « mensonge impie 1021

» car il dénature la morale du troupeau,

celle des hommes médiocres qui découvrent, dans une sanction supérieure octroyée par l’esprit

universel de tolérance contenu dans le christianisme, l’occasion d’une revalorisation. Or pour

Nietzsche, « la vie est un élan de conquête, une volonté de s’imposer »1022

et cette volonté agissante

détermine l’homme.

Non seulement il y a une jouissance dans le spectacle de la souffrance du prochain,

mais aussi dans le sentiment de sa propre souffrance nous dit Nietzsche. Il est fondamentalement

anti-moraliste. Il avoue dans La volonté de Puissance, « Mon expérience : toutes les forces et tous

les instincts grâce auxquels il y a vie et croissance sont chargés de l’anathème de la morale : la

morale étant l’instinct de la négation de la vie. Il faut anéantir la morale pour délivrer la vie, surtout

de Socrate et, plus encore, celle du christianisme place en son centre l’amour d’autrui, exprimé par

1017Sade, Esthétique de violence, Paris, PUF, 1997

10181018 Stamatios Tzitzis, Qu’est-ce que la personne ?, op.cit., p.100

1019 Sade, Esthétique de la violence, op.cit., p.61

1020 F. Nietzsche, La Volonté de Puissance, Paris, Livre de Poche, 1991, p.45

1021 ibid., p.179

1022 ibid., p. 217

296

toutes les formes de solidarité »1023

. Selon lui, il faut abandonner l’humain et se mettre en quête du

surhumain. Et quiconque a la vocation d’innover en matière de bien et de mal commencera par

détruire et par briser les valeurs.

Ainsi la pire méchanceté est partie intégrante de la bonté suprême, je veux dire de

celle qui crée. Dès lors, l’idée de personne humaine doit se poser en termes de puissance. Elle

désigne la prédominance de l’homme fort par rapport à la foule, aux anonymes, au troupeau dont il

aspire à être le maître. « Son incapacité de se diriger nécessite pour elle un berger 1024

». Celui-ci

n’est pas un aristos, c’est-à-dire un homme vertueux, à la manière des Anciens, qui assure une

présence ouverte aux autres pour établir un logos dialectikos, ni un electos : celui qui éprouve de la

sympathéia pour le prochain comme le ressent le chrétien. Le surhomme est refermé sur lui-même

pour forger les valeurs qu’il imposera.

Or supprimer la dialectique de l’intersubjectivité, la personne nietzschéenne se présente

au monde comme un conquistador, comme l’avocat de la machte, qui, engagé dans une lutte

permanente, puise sa vigueur dans l’égoïsme1025

. L’homme nietzschéen témoigne d’une

personnalité mue pour l’auto-affirmation de la personne dans ses tentatives pour dépasser

l’humanité. Ainsi la personne nietzschéenne, libérée de l’humilité de la personne chrétienne qui

sacrifie son moi au profit des autres, naît de « l’affirmation triomphante de soi 1026

».

En effet, Nietzsche s’oppose à Schopenhauer, avocat d’une volonté de compassion. « Il

faut que je veuille son bien (c’est-à-dire du prochain) et que je ne veuille pas son mal…C’est là le

phénomène quotidien de la pitié, de cette participation…aux douleurs d’autrui1027

». La pitié ou la

compassion se révèle ainsi comme une valeur hautement morale. Or « c’est de la volonté seule que

vient toute valeur morale 1028

», car pour Nietzsche, l’humanité n’a pas à rechercher la promiscuité

du prochain et à voler à son aide, ce que, de toute façon, elle ferait à contre cœur, le surhomme se

complaît à vivre dans la solitude, une sorte de retour sur soi, à la manière de l’Eternel retour des

choses de la nature1029

.

Une telle force ne peut évidemment qu’exprimer une volonté de domination.

1023 ibid., p. 253

1024 F. Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, Paris, LGF, 1991, p. 295

1025 ibid

1026 F. Nietzsche, Le cas Wagner, J.-J. Pauvet, Paris, LGF, 1968, p.111

1027 A. Schopenhauer, Le Fondement de la Morale, op.cit., p.156

1028 ibid., p.214

1029 F. Nietzsche, Ecce Homo, Paris, Gallimard, 1978, p.32

297

Indifférente aux drames humains, la nature est neutre autant envers le bien et le mal, qu’envers la

vie et la mort.1030

Le surhomme dans sa solitude existentielle, pour être fidèle à lui-même, doit être

mobilisé afin de ne pas succomber à « la morale de renoncement à soi-même 1031

». C’est ainsi que

la personne nietzschéenne annonce sa « bonne nouvelle » qui est le renversement des valeurs

traditionnelles1032

.

La pensée de Nietzsche est suffisamment révélatrice : cette personne fera partie

d’ « une race des maîtres dont la tâche consisterait à régner 1033

». Et le philosophe précise qu’il

s’agit d’une race, « ayant sa propre sphère vitale, avec un excédent de force pour la beauté, la

bravoure, la culture, les manières, et cela jusque dans le domaine le plus intellectuel ; une race

affirmative qui peut s’accorder toute espèce de grand luxe, assez forte pour ne pas avoir besoin d’un

impératif de vertu assez riche pour pouvoir se passer d’économie et de pédanterie, se trouvant par-

delà le bien et le mal ; « une sève pour les plantes singulières et choisies 1034

». Ainsi l’humilité de

la personne chrétienne est le négatif de l’idée de maître. «La vie elle-même avec son caractère

éternellement redoutable et son éternel retour, nécessite l’angoisse, la destruction, la volonté de

destruction.1035

».

Quant à Jean-Paul Sartre, ce qui prédomine, c’est le conflit existentiel car notre

personne réunit un être-pour-soi et un être –pour –l’autre. Il rejette cet humanisme qui conçoit la

personne comme fin, car elle représente une valeur supérieure.1036

Ainsi, l’homme n’est pas un être

accompli, à l’image de l’Etre absolu, mais un être devenant par ses actes qui forment sa personnalité

et dessinent son individualité. L’humanisme sartrien prône par conséquent la libération de la

personne de tout préjugé théologique ou mystique qu’on peut facilement retrouver chez Edith

Stein ; et dans ce sens, Sartre s’avère anti-dogmatique.

Il soutient par contre que le salut de l’humanité est en son propre pouvoir. Aucune angoisse

engendrée par la métaphysique de la grâce qui détermine la vie éternelle ne saurait troublée son

univers. En somme, l’humanisme de Sartre est un existentialisme qui s’applique à « tirer toutes les

1030 ibid., p. 172

1031 ibid., p.102

1032 F. Nietzsche, La Volonté de Puissance, op.cit., p. 282

1033 ibid., p.377

1034 ibid.

1035 ibid., p.512

1036 J.P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op.cit., p.90

298

conséquences d’une position athée cohérente 1037

». L’humanisme existentialiste mène à d’autres

perspectives que celles empruntées tant et surtout par la personne chrétienne faite à l’image de

Dieu, que par celle de la tradition hellénique. Nous faisons notamment allusion à la philosophie

platonicienne qui débouche sur le monde des Idées.

Chez Sartre, « l’homme existe d’abord et il se définit après », et donc l’existence

précède l’essence. En effet, l’indifférence signale la neutralité du moi dans le drame de mon

semblable, donc mon attitude de faire savoir que celui-ci n’est pas à la hauteur de mon image ; qu’il

n’a pas le même reflet existentiel que moi. Cela veut dire qu’en me considérant indifférent du

prochain, je ne lui reconnais aucunement le visage qui nous projette comme personnes. Ainsi,

rejeter le visage, c’est déshumaniser le prochain, et par là violer le commandement « tu ne tueras

point », pire encore, c’est nier l’humanité de l’homme, le principe qui fait que je m’impose en tant

que personne dans le monde. C’est pourquoi Lévinas dit que le visage est « ce qui était avant

l’être 1038

».

Nous remarquons que le mal est profond, qu’il est distinct et même isomorphe à celui

que font les tueurs. Ce mal, Daniel Sibony l’appelle nihilisme. « Les tueurs annihilent ceux qui les

gênent ; et les responsables, qui laissent faire, tiennent pour nulles les demandes qu’ils ne peuvent

« traiter ». Au fond, le nihiliste est celui qui nie ce qui n’est pas lui, ce qui échappent à son cadre de

fonctionnement, et ce qui menace cette négation 1039

». Le nihiliste est une variante du syndrôme

narcissique, individuel ou collectif : ce peut être une instance, un groupe de responsables, d’une

entreprise, d’une nation, d’une planète. En cas de crise, quand il y a de la vie d’un homme ou d’un

peuple, cette instance ne traite que ce qui entre dans son cadre, que ce qui se formule dans son

langage : le reste elle le nie, tout en versant des larmes sincères de crocodile ; ça n’entre pas dans

son système, cela n’est pas, pour ainsi dire.

Que la logique d’instances tierces, emblème de la loi, d’équité ou même de savoir-

faire, soit une logique nihiliste faisant le tri entre ce qui s’intègre ou pas à son cadre narcissique,

cela peut surprendre. Mais souvent ces instances ont laissé massacrer des peuples, des collectifs qui

portent de liens symboliques pour ne pas troubler ce cadre et son jeu ; alors qu’ayant les moyens

d’intervenir, elles déclarent n’avoir pas le « cadre formel » pour le faire, et ne cherchent plus à

1037 Thééthète, 176b

1038E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p. 153

1039 Daniel Sibony, Don de soi ou partage de soi ?, Paris, Odile Jacob,

2000, p. 18

299

mordre sur le réel. « Le nihilisme, c’est de tirer le rideau sur l’autre jusqu’à ce qu’il soit annulé

comme force d’être, et qu’on revienne à des formes intégrables du problème 1040

». Cette façon de

nier le prochain sans que ça se voit est étrange, car ça se voit, ça crève les yeux. Cette lâcheté

pourrit l’air ambiant et se transmet à ceux qui suivent, comme une tarre : où l’on tient plus à ce

qu’on- est qu’à ce qu’on peut-être ; plus à ce-qu’on-a qu’au possible de l’être.

L’inhumain, nous dit Sibony, « …est de vouloir être identique à soi, pour toujours ;

c’est l’affirmation narcissique, rayonnante et mortifère, prête à dévorer l’autre-proche ou

lointain… 1041

». En ce sens, la crispation identitaire et ses effets ravageurs est inhumaine, elle est

d’ordre automatique et prédateur. D’ailleurs l’éthique de Lévinas se noue sur l’arrestation de l’autre

par les forces du mal en présence d’un tiers indifférent, apeuré ou complice, qui laisse la scène avoir

lieu, par distraction ou négligence ; et au bout c’est l’extermination. C’est un exemple qui sévit dans

plusieurs pays du monde où il y a des guerres pour des motifs ethniques ou religieuses et même

idéologiques et politiques. Cette scène, déjà forte, l’est encore plus parce qu’elle opère sur d’autres

plans, même celui de la pensée. Elle fait donc symbole pour toutes sortes d’arrestations et

d’exclusions.

Raison pour laquelle « la jouissance de l’ipséité ne consiste ni à se reposer sur soi, ni

simplement à s’identifier à l’autre, mais à se récupérer sans trêve sur la visée de cet autre 1042

». En

parlant ainsi, Heidegger fait épanouir le personnalisme individualiste et idéaliste en

intersubjectivité. C’est là un trait hautement positif de sa pensée selon Lévinas. Comme nous

pouvons alors le constater, sa pensée se singularise particulièrement par la conviction que la

personne humaine est ce « dasein », cet être concret, vivant dans l’espace et dans le temps dont la

nature essentielle se caractérise par l’ouverture aux autres. Il n’y a pas une connaissance réelle de

soi et des autres, encore moins la réalisation de soi, sans une « ek-tasis », c’est-à-dire sans

l’ouverture à la réalité qui nous entoure. Le dasein doit devenir un « mi-sein », un être avec.

Mais, malgré ce trait positif souligné par Lévinas, on pourrait reprocher à sa philosophie

une réduction épistémologique de l’intersubjectivité et une tentation d’instrumentalisation de

l’altérité. En faisant une analyse plus profonde de sa pensée, on a l’impression que l’altérité

n’existe qu’en fonction du sujet, et que la relation intersubjective n’a pour seule finalité que le

dévisagement du prochain pour le réduire à soi, dans le milieu connaissant de Moi. Pour Lévinas, il

1040 ibid., p. 45

1041ibid.

1042 M. Heidegger, L’Etre et le Temps, (Trad. Par E. Martineau), Autentica, Paris, 1985, p. 143

300

faut envisager le prochain et non le dévisager. Une illustration concrète de cette réduction est offerte

par la philosophie sartrienne parlant du regard qui constitue un véritable défi à l’altérité.

De son analyse plus profonde de la relation intersubjective, Jean-Paul Sartre sort en

effet convaincu que, outre la connaissance, la relation avec le prochain a une finalité réductrice.

L’intersubjectivité est une expérience de rencontre dans laquelle le Moi devient une menace pour

l’autre et l’autre pour le moi. Cette menace de réduction s’observe dans l’expérience fondamentale

du regard. Quand je suis regardé par le prochain, je deviens un simple objet de vision qui anéanti

mon être de sujet, puisque le regard de l’autre homme m’objective, me fige à l’image qu’il a

obtenue de Moi et me vide de ma subjectivité. « Le regard d’autrui, comme condition nécessaire de

mon objectivité, est destruction de toute objectivité(…) Je suis regardé dans un monde regardé. (…)

Je recule, je suis démuni de ma présence 1043

».

Comme tel, le surgissement du prochain, au lieu de promouvoir ma personne, sème

mort et condamnation dans mon être. On comprend alors pourquoi Sartre peut s’exclamer : « Je n’ai

point besoin de grille, l’enfer c’est les autres 1044

». Devant une telle tentation de réduction de l’être

à partir du regard, Sartre en vient à l’idée que le salut réside dans l’adoption de deux attitudes

contradictoires : réussir à se ressaisir comme sujet regardant pour transformer à son tour l’altérité en

objet regardé, et y tenir ardemment dans une attitude de défense et de conflit éveillé ou entrer

carrément dans une attitude d’indifférence envers le prochain en se rétractant dans la solitude et le

privé. Pour Sartre, le refuge dans le privé est un effort pour se ressaisir soi-même, pour retrouver

son autonomie et cesser d’être spectacle pour autrui. Pour lui, le regard du prochain est

essentiellement un regard inquisiteur. Il voit surtout en Dieu le suprême symbole de cette

inquisition. Dieu est ce regard indiscret, anonyme, implacable et omniprésent qui gène la

conscience de l’homme.

A ce propos, il raconte l’une de ses expériences d’enfance : « Dieu me vit ; et je sentis

son regard à l’intérieur de ma tête et sur mes mains ; je tournoyais dans la salle de bain,

horriblement visible, une cible vivante. L’indignation me sauva : je me mis en fureur contre une

indiscrétion si grossière, je blasphémais, je murmurais comme mon grand-père : sacré nom de Dieu

de nom de Dieu. Il ne me regarda plus jamais 1045

». Si nous pouvons nous permettre ici une critique

de la philosophie de Sartre, nous ferons remarquer que l’analyse qu’il fait du regard est unilatérale ;

1043 J-P. Sartre, L’Etre et le néant, op.cit., p. 328

1044 J-P. Sartre, Huis-Clos, op.cit., p. 30

1045 J-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op.cit., p. 83

301

car le regard n’est pas seulement ce qui nous fige et nous viole, mais ce qui nous promeut et nous

encourage. Le regard peut être le lieu de l’expression de la délicatesse, de la communication et du

don réciproque. Il oublie le regard d’amour qui n’est pas fait uniquement de possession et de fusion,

mais de bienveillance et de douceur. Il est aussi un rayon d’amour qui embrase l’être du prochain et

le fait exister en le promouvant dans la communication et la communion qu’il instaure avec lui.

Sartre ne semble pas convaincu de cette richesse que constitue la place de l’altérité dans le cercle du

moi, et aussi dans le cercle du prochain, de l’autre homme.

Lévinas critiquera avec vigueur sa position philosophique malgré tout l’estime qu’il

porte à sa personne. Il affirme : « A titre personnel, j’ai toujours aimé Sartre. Je l’ai rencontré pour

la première fois chez Gabriel Marcel, juste avant la guerre, et j’ai eu plusieurs discussions avec lui

(…) J’étais extrêmement intéressé par l’analyse phénoménologique que Sartre a faite de l’autre,

bien que j’ai toujours regretté qu’il l’interprète comme une menace et une dégradation,

interprétation qu’il a aussi exprimé dans sa crainte de la question de Dieu (…) le phénomène de

l’autre était encore considéré comme une modalité de l’unité et de la fusion, c’est-à-dire une

réduction de l’autre aux catégories du Même (…) C’est en cela que réside mon désaccord

philosophique fondamental avec Sartre 1046

».

Car en effet, pour connaître l’être qui s’offre, il faut une ouverture vers l’étant, un « se

tourner vers » et un vivre ensemble. Et par rapport à Heidegger, il dira que si chez lui cette

ouverture est finalisée par la connaissance de l’autre par le même (le Moi) qui devient du coup le

centre du monde, chez Lévinas, la relation est plutôt orientée dans le sens de la responsabilité pour

le prochain. Et c’est là que s’ébauche et se marque toute la différence entre les deux philosophes.

« Heidegger est pour moi le plus grand philosophe du siècle, peut-être l’un des plus grands du

millénaire ; mais je suis très peiné de ce qu’il maintient la primauté du même sur l’autre (…). Ce

qui m’effraie (chez lui), c’est le déroulement d’un discours où l’humain devient l’articulation d’une

intelligence anonyme ou neutre 1047

».

La relation avec l’altérité devient alors mainmise sur elle. « La relation avec le

visage (nous dit Lévinas) n’est pas connaissance d’objet (…) mais réponse à un regard qui supplie

et exige » 1048

car « l’’éveil à l’autre homme (…) n’est pas un savoir ; mais précisément approche de

1046 E. Lévinas, « De la phénoménologie à l’éthique », op.cit., p. 125

1047 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p. 126

1048 E. Lévinas, Le Temps et l’autre, op.cit., p. 73

302

l’autre homme-le premier venu dans la proximité de prochain-irréductible à la connaissance 1049

».

Il y a dans cette attitude à l’égard de l’humain un salut1050

qui consiste essentiellement dans

l’amour : vouloir le bien du prochain et le laisser être. Ce qui compte pour Lévinas n’est point la

saisie de l’autre par le moi, mais l’engagement du moi envers l’autre ; pas la possession de l’autre,

mais le don de soi à l’autre ; pas la vision de l’autre, mais l’écoute et l’attention à l’autre.

Revenons sur Sartre pour qui la rencontre du prochain se fait sur le mode du conflit.

En effet, affirme-t-il, quand je rencontre un autre homme, je me sens immédiatement menacé dans

ma liberté. Cette rencontre va donc être un conflit parce ce que ce n’est autre que la rencontre d’une

autre liberté face à moi, qui nie la mienne. Si bien que je ne suis plus, désormais, maître de ma

situation. Nous sommes donc en présence d’un véritable et infernal duel des consciences. Selon

Sartre, je redoute le jugement du prochain car il fait de moi son objet, mais je fais aussi de lui mon

objet ; donc, nous nous craignons.

Ici, une fois de plus, nous pouvons relever quelques limites à cette approche

sartrienne partant même de l’exemple pris par lui-même. Nous voulons parler de l’expérience de la

honte qui ne représente pas l’essentiel de l’expérience du prochain. Le rapport à autrui peut aussi

être harmonieux. Il érige donc une expérience particulière en modalité même du rapport au

prochain. Ensuite, si la théorie a le mérite de reconnaître que le prochain n’apparaît pas comme un

objet, il reste qu’il est excessif de prétendre qu’il est au contraire accessible comme pur sujet. Ce

que Sartre découvre dans l’expérience de la honte, c’est toujours la structure de ma conscience : il

n’y a pas à proprement parler d’expérience du prochain. Ainsi, ce n’est jamais en tant que lui-même

qu’autrui apparaît dans la honte, mais comme autre face de mon être regardé. S’il y a une

expérience véritable des autres, elle ne peut s’épuiser dans le vécu de mon objectivation.

La séparation entre moi et autrui reste donc insupportable mais aujourd’hui, on préfère

dire que, tout simplement, là n’est pas le problème. Ce qui fait problème, c’est la reconnaissance du

prochain, le respect de l’autre homme en tant que tel ; car je vis avec lui et que je suis certain de son

existence, que je communique avec lui, même si cette communication n’est pas toujours réussie.

Bref, que la vie quotidienne continue, même si ces problèmes sont insolubles.

Cependant, ces problèmes ne sont pas réellement sans conséquences sur notre vie

quotidienne, et sur nos rapports au prochain. Voilà pourquoi on s’accorde aujourd’hui pour dire que

1049 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.458

1050 ibid., p. 28

303

le problème du prochain n’est finalement pas celui de sa connaissance et d’ailleurs, chercher à

connaître autrui revient toujours à réduire l’autre à un autre moi-même, bref à ne pas le reconnaître,

à détruire sa spécificité car que fait la connaissance ? Elle assimile, elle réduit au même. Egalement

le problème ne concerne pas son existence mais comme nous l’avons déjà dit, celui de sa

reconnaissance. C’est que le prochain n’est pas un objet parmi d’autres ; or c’est cette dimension

pourtant essentielle d’autrui que rate toute tentative de connaissance ; car la connaissance, elle aussi

objectivie.

Parlant de la situation que connaît notre monde, le fait est de constater comme

l’affirme Paul Ricoeur que « la plupart de ces souffrances sont infligées à l’homme par

l’homme 1051

». Elles font que la part la plus importante du mal dans le monde résulte de la violence

exercée entre les hommes. Cependant remarque-t-il, « c’est parce que Husserl a pensée seulement

l’autre que moi comme un autre moi, et jamais le soi comme un autre, qu’il n’a pas de réponse au

paradoxe 1052

». Ainsi, l’Autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la

constitution intime de son sens. Pour Jean-Paul Sartre, c’est le conflit existentiel qui prédomine car

notre personne réunit un être-pour-soi et un être-pour-l’autre.

Mais d’autre part, on ne peut vivre sans la proximité du prochain. Le paradis et

l’enfer n’existent pas a priori. Ils représentent des situations des états dans le devenir fluctuant du

monde, où le moi et l’autre, en relation d’amis ou d’ennemis, créent les décors. Ainsi mon paradis,

à la rencontre du prochain, peut se transformer en enfer. « L’enfer c’est les autres 1053

». Or,

l’humanisme, au-delà de tout dogmatisme métaphysique, met en exergue les valeurs imprégnant

l’homme dans sa totalité. Ce qui nous amène de parler de Hegel et l’idée de totalité qui rejoint en

fait cette conception négatrice de l’altérité qui peut bien évidemment mettre en question l’humanité

du prochain.

I.1 : Hegel et l’idée de la totalité

Dans ce sous chapitre, nous partons de la considération du fait que le système philosophique de

Hegel a exercé une influence certaine sur la pensée lévinassienne. En matière de la philosophie de

l’histoire, de la liberté et surtout de l’Etat, Lévinas est un anti-hégélien.

1051 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 371

1052 ibid., p.380

1053 J-P. Sartre, Huis-Clos, op.cit., p. 93

304

En effet, Lévinas est particulièrement sévère à l’égard de Hegel qu’il stigmatise comme

étant un porte-parole de « l’antique privilège de l’unité » et de la totalité embrassant toutes choses.

C’est particulièrement dans Totalité et Infini que Lévinas entreprend de briser le cercle de la

philosophie occidentale et, lui fermant accès au prochain, en fait une tradition du totalitarisme. En

gros, commente Marie-Anne Lescouret, « la bête noire de Lévinas, c’est Hegel, philosophe d’un

Etat fort, modèle des Etats fascinants, et du dernier Reich allemand1054

».

Toutefois, pour saisir la pertinence de la critique lévinassienne, il nous semble nécessaire de

faire un rappel de quelques-unes des principales thèses de la philosophie politique de Hegel et

notamment de sa théorie de l’Etat, dans la mesure même où c’est en s’opposant à l’aspect

idéologique ou idéologisant de cette théorie que Lévinas situe l’originalité de sa pensée politique.

Sans vouloir revenir aux premiers principes de sa philosophie sachant qu’il est impossible de

résumer la pensée de Hegel en une formule ; nous voulons souligner le fait que chez lui, la réalité

n’est pas seulement raisonnable, elle est l’incarnation et l’actualisation même de la raison. Mais,

quel est le statut épistémologique de cette raison ? Il convient peut-être de ne pas entendre par

« raison », la « raison pratique » de Kant dans la mesure où il ne s’agit pas d’un principe formel et

abstrait ni d’une exigence morale comme l’impératif catégorique kantien. Il s’agira au contraire de

la raison vivant dans le monde historique et l’organisant. Bref, contrairement à Kant qui limitant la

connaissance dans les limites du monde empirique car selon lui « toute connaissance des choses

tirées uniquement de l’entendement pur ou de la raison pure n’est que simple apparence, et ce n’est

que dans l’expérience qu’il y a la vérité1055

».

Kant pense que la connaissance de l’absolu est impossible et Hegel soutient la thèse inverse

selon laquelle il n’y a pas de limite à la connaissance humaine. Pour lui, l’absolu est connaissable,

puisque la pensée s’identifie à l’être. Rien ne peut exister en dehors de la pensée. Sans vouloir

caricaturer sa pensée, on pourrait néanmoins la résumer en cette phrase devenue célèbre de la

préface à la Philosophie du droit: « ce qui est rationnel est effectif, et ce qui est effectif est

rationnel1056

». A la suite de Platon, Hegel soutient qu’il n’y a rien de réel que l’Idée. Le rationnel

1054 M-A. Lescouret, Emmanuel Lévinas, Paris, Flammarion, 1994, p. 212

1055 ibid.

1056 Hegel, Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l’Etat en abrégé, (traduit et annoté par R.

Derathé), Paris, J.Vrin, 1989, p. 6

305

étant chez lui synonyme de l’Idée, « … il s’agit dès lors, de reconnaître sous l’apparence du

temporel et du passager, la substance qui est immanente et l’éternel qui est présent1057

».

Pour Hegel, en effet, le naturel et le fait n’ont de valeur que par rapport à l’idée qu’en a le

sujet. La vie de la raison consiste à mettre tout en œuvre pour comprendre la nature et tout ce qui

existe en vue de les transformer conformément à sa compréhension. La raison apparaît donc chez

lui comme l’histoire de l’esprit, en ce sens que le réel, tant qu’il n’est pas construit par la raison,

n’existe pas véritablement. Dès lors, le réel n’est pas ce qui est immédiatement donné, mais ce qui

existe comme tel pour la raison : « ce qui existe, c’est la raison1058

» dira-t-il dans la préface à son

œuvre politique majeur que nous venons d’évoquer.

Une telle identification systématique du réel et du rationnel fait de l’hégélianisme une

philosophie de l’idéalisme absolu. On peut ainsi comprendre pourquoi la conception hégélienne est

dans le droit fil de cette identification. La « science de l’Etat » ne vise rien d’autre qu’à montrer,

non pas ce qui doit être et comment il doit être, mais ce qui est et tel qu’il doit être connu. « Ainsi,

dans la mesure où il contient la science de l’Etat, ce traité ne doit être rien d’autre qu’un essai en

vue de concevoir et de décrire l’Etat comme quelque chose de rationnel en soi. En tant qu’écrit

philosophique, il doit se tenir éloigné de la tentation de construire un Etat tel qu’il doit être1059

».

Mais quel sens Hegel donne à l’Etat qu’il porte d’emblée comme quelque chose de

« rationnel en soi » ? Les Principes ne développent rien d’autre que cette prééminence de l’Etat sur

toute autre manifestation de la vie politique. C’est la coprésence de la totalité concrète qu’est l’Etat

dans chacune de ses parties. « La totalité éclaire et donne sens à chaque partie. L’Etat n’est donc pas

une chose, il est l’intégration des parties, totalité intégrée, il est ce par quoi les parties où les

éléments sont discernables non seulement pour ce qu’ils croient être mais encore et surtout pour ce

qu’ils sont en effet : des abstractions1060

».

Du coup, l’Etat apparaît comme ce qui est ; il est ce par quoi les parties et tout ce qui est

est1061

. Car, dit-il « l’Etat n’est pas fondé sur un contrat et son essence substantielle ne consiste pas

à assurer inconditionnellement la protection et la sécurité de la vie et de la propriété des individus. Il

1057 ibid., p. 56

1058 ibid., p. 57

1059 ibid.

1060 G. Mairet, Les doctrines du pouvoir. La formation de la pensée politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 198

1061 Cette absolutisation, donc divinisation de l’Etat, n’est-elle pas une divinisation indirecte de ceux qui gouvernent ?

306

faut dire au contraire, que l’Etat est cette réalité plus haute qui a des droits sur cette vie et sur cette

priorité des individus et peut en exiger le sacrifice1062

».

Autrement dit, les droits privés comme la liberté individuelle ne sont que des parties de

l’Etat. Ce qui est ainsi affirmé par Hegel, c’est le fait que c’est par et dans l’Etat que chaque citoyen

va pouvoir reconnaître dans la volonté qu’exprime l’Etat, l’expression de sa volonté personnelle

raisonnable. Ainsi, dans l’Etat, l’individu s’achève en liant sa liberté et sa volonté individuelle et

particulière à la moralité objective et universelle de l’Etat. C’est pourquoi écrit-il, « l’Etat est la

réalité efficace de la liberté concrète1063

», en ce sens qu’il est l’unique condition qui permet à la

particularité d’accéder au bien-être et à réaliser ses fins.

Mais l’Etat en sa vérité se recueille totalement dans la seule décision du prince

constitutionnel. Elle apparaît comme l’alpha et l’oméga de la vie de l’Etat hégélien. « La

souveraineté de l’Etat ne peut exister que comme le pouvoir souverain d’un individu, c’est-à-dire

que par et dans le prince1064

». Le prince, ce sujet en qui « les différents pouvoirs sont réunis et qui

se trouve ainsi élevé au rang de pouvoir ultime de décision, est donc le sommet et la base de tout,

c’est-à-dire de la monarchie constitutionnelle1065

». Selon la logique de cette conception, le prince

ne sert pas l’Etat, il n’est pas si l’on peut dire, le prêtre de l’Etat, mais son Christ.

En effet, le vrai sens de l’Etat hégélien réside dans la monarchie constitutionnelle. Voilà

pourquoi Hegel évoquera Frédéric II dans le texte sur la Constitution de l’Allemagne, comme étant

le monarque qui, avait réalisé Le Prince de Machiavel. Il le saluera dans ses cours tardifs de Berlin

comme « le régent avec lequel entre dans la réalité effective la nouvelle époque1066

». Dès lors, sa

tentative de légitimation théorique de la monarchie héréditaire comme lieu de liberté concrète est un

échec de sa philosophie politique et de l’idéalisme en général. En effet, de ce qu’il y a de la raison

dans l’histoire, il ne s’en suit pas nécessairement que l’histoire soit toujours raisonnable.

Par ailleurs, Hegel soutient que l’Etat a une autorité et une puissance absolues et que l’Etat

dans sa souveraineté peut être indifférent à l’existence ou non des individus. De ce fait, pense-t-il,

l’Etat ne doit nullement se définir en fonction des individus et de leurs intérêts. Quand son existence

est en jeu, c’est-à-dire de l’Etat, il peut et doit exiger des citoyens de faire le sacrifice même de leur

1062 Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., p. 142

1063 ibid., p. 264

1064 B. Bourgeois, Etudes hégéliennes. Raison et décision, Paris, PUF, 1992, p. 86

1065 Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., p. 283

1066 Hegel cité par B. Bourgeois in Etudes hégéliennes, op.cit., p. 211

307

vie sans parler de leurs biens afin que l’Etat puisse exister avec toutes les caractéristiques qui font

ce qu’il est. Contrairement à la conception libérale, il n’est pas question pour Hegel de laisser au

bon vouloir de chacun de devenir et de rester membre d’un Etat.

En définitive, l’Etat hégélien est ainsi un Etat qui agit indépendamment des lois morales qui

ne sont lois que pour les consciences individuelles. « L’Etat est l’Esprit absolu certain de lui-même

qui ne reconnaît pas des règles abstraites du bien et du mal, du honteux et du méchant, de l’artifice

et de la ruse1067

». Ne faut-il pas voir dans une telle thèse une véritable transvaluation des valeurs

ainsi qu’un renversement complet de tous les critères en vigueur ? Le moins que l’on puisse dire, ce

qu’on a affaire à un Etat qui n’est plus soumis à aucune obligation morale.

Valable pour la volonté individuelle, la moralité cessera de l’être pour la volonté universelle

incarnée par l’Etat. Le seul devoir qui s’impose à l’Etat, c’est celui de se conserver dans la mesure

où son intérêt particulier est la plus importante de toutes les considérations : « l’Etat, c’est l’esprit

présent dans le monde et qui se réalise consciemment en lui, alors que, dans la nature, il ne se

réalise que comme l’Autre de lui-même, comme Esprit endormi (…) c’est la marche de Dieu dans

le monde qui fait que l’Etat existe (…). Lorsqu’il s’agit de l’Idée de l’Etat, il ne faut pas avoir

devant les yeux des Etats particuliers, des institutions particulières, mais il faut considérer l’Idée, ce

Dieu réel, et la considérer pour elle-même1068

», autrement dit, il s’agit de contempler l’Idée comme

Dieu actualisé sur terre.

En absolutisant ainsi un ordre logique qu’il considère lui-même comme auto-suffisant,

Hegel n’est-il pas devenu malgré lui une catégorie de « théologien » d’une forme d’Etat qu’il a

tenté de diviniser ? Et c’est contre cette sorte de savoir absolu enfermé dans une totalité logique qui

se prend pour « l’incarnation même de l’esprit1069

» que Lévinas va s’opposer. Lui, par contre nous

propose d’envisager plutôt la singularité des personnes. Car, dit-il il n’y a pas d’universalité que

celle de l’Etat, il n’y a pas de liberté qu’objective : « dans un système où seuls comptent les

principes d’une raison impersonnelle, ce voyage, contre tout système, affirme la nécessité d’une

bonne volonté personnelle et d’une intention morale, d’une existence sans système. Il prouve, par

delà les structures universelles, l’importance de la relation de particulier à particulier, d’homme à

1067 Hegel cité par Cassirer in Le mythe de l’Etat, (traduit de l’anglais par Bernard Vergely), Paris, Gallimard, 1993, p.

358 1068

Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., pp. 260-261 1069

E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 162

308

homme, la nécessité pour l’homme de voir derrière le principe anonyme, le visage de l’autre

homme1070

».

Bien au-delà de la critique qu’elle adresse à Hegel, cette réflexion de Lévinas n’est-elle pas

une véritable remise en question d’une des bases les plus profondes de la métaphysique

occidentale ? Dans Hegel et les juifs1071

, Lévinas est loin « d’émettre une opinion sur Hegel pour le

réduire ou le glorifier1072

». Il le représente comme étant « probablement le plus grand penseur de

tous les temps1073

» dont le système représente « l’aboutissement de la pensée et de l’histoire de

l’Occident1074

». Cependant, analysant les concepts très techniques de Hegel, Lévinas va chercher à

saisir dans son système le mouvement de cette « Raison pénétrant toute réalité ou apparaissant en

elle1075

». Il l’aborde sous divers angles dont le principal est celui de la philosophie politique.

Lévinas connaît d’autant mieux les thèses hégéliennes qu’il aura, affirme Marie-Anne Lescouret,

enseigné le « Hegel de base », c’est-à-dire la Philosophie du droit et la logique, à l’Université de

Nanterre1076

.

Rosenzweig est l’un des philosophes qui auront le plus fourni à Lévinas les instruments

nécessaires pour se démarquer de Hegel. Dans l’hommage qu’il rend vingt ans plus tard à l’auteur

de L’Etoile de la Rédemption, Lévinas reconnaît que sa « nouveauté profonde tient à la contestation

du caractère primordial d’une certaine rationalité : de celle qui éclaire la philosophie traditionnelle

des « îles ioniennes à Iéna », des présocratiques à Hegel, qui consiste à totaliser l’expérience

naturelle et sociale, à en dégager et à enchaîner entre elles les catégories1077

» jusqu’à en bâtir un

système incluant l’ordre religieux lui-même.

Lévinas reprendra à son compte cette critique de Rosenzweig dirigée contre le rationalisme

englobant en dénonçant l’idée de totalité qui identifie le tout avec le rationnel et l’être.

Concrètement, Lévinas reproche à Hegel sa négation du singulier qu’il dilue dans l’universel.

Privilégier de manière absolue l’Etat au détriment de l’individu, c’est l’engager dans la voie de

l’hégémonie où plus rien ne sera susceptible de l’arrêter. « Dès que l’on considère l’Etat comme

une totalité sous le signe de l’un, se mettent en place les mouvements de dénégation de la

1070 ibid., p. 169

1071 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., pp. 304-308

1072 ibid., p. 307

1073 ibid., p. 308

1074 ibid., p. 304

1075 ibid.

1076 M-A. Lescouret, Emmanuel Lévinas, op.cit., p. 240

1077 Couverture de l’Etoile de la Rédemption de F. Rosenzweig, Paris, Seuil, 1982

309

souffrance du particulier, puisque selon la logique de cet Etat, il appartient à la totalité de

« relever » cette souffrance, l’individu étant trop petit selon Hegel pour que sa souffrance puisse

intervenir dans l’histoire et former un des lieux à partir desquels éventuellement la juger1078

».

Lévinas s’oppose à l’unidimensionnalité de ce « dieu mortel » qui ne trouverait son centre

de gravité qu’en lui-même. Il affirme que cette impossibilité de la totalisation n’est pas négative.

« Elle dessine une relation nouvelle, un temps diachronique qu’aucune historiographie ne

transforme en simultanéité totalisée et hiérarchisée et dont l’accomplissement concret serait la

relation d’homme à homme, telle qu’aucune synthèse se produisant au-dessus de leurs têtes ou

derrière leur dos ne saurait dominer, relation qui, dans les formes où elle semble se produire sous

les espèces d’un Etat puise encore son sens dans la proximité humaine1079

».

Lévinas critique d’autant plus la philosophie hégélienne que, de Hegel à Husserl notamment,

la phénoménologie de l’expérience et de la conscience a toujours été phénoménologie de

l’immanence inhérente à l’intentionnalité de savoir : « doctrine de savoir absolu, de la liberté de

l’homme satisfait, l’hégélianisme auquel, comme à la phénoménologie husserlienne, aboutissent

aux diverses tentatives de la pensée occidentale (est la ) promotion d’une pensée qui, dans la

plénitude de ses ambitions, se désintéresse de l’autre en tant qu’autre qui ne se loge pas dans le

même d’une noèse et qui pourrait cependant importer à l’humain1080

». Non que l’altérité soit exclue

ou refoulée, mais elle n’est jamais prise en compte que subordonnée et/ ou intégrée à la liberté

souverainement présente-à-soi de l’esprit. Rien ne saurait échapper ni résister aux prises et à

l’emprise de cette « pratique incarnée de la mainmise ». Lévinas récuse cette rationalité pour

laquelle « le travail de la pensée a raison de toute altérité des choses et des hommes1081

».

Cette protestation lévinassienne contre « l’esprit absolu » dont la méthode est de tout

intégrer pour comprendre et avoir une prise sur tout, est motivée par la réalité de la rencontre vécue

des existants vivants, des existants portant chacun un visage qu’aucune synthèse logique ne saurait

enfermer dans l’unité d’un savoir total. Voilà pourquoi, en dénonçant avec vigueur l’idéalisme

absolu de Hegel, Lévinas nous invite plutôt à une subversive prise en compte de l’altérité. Altérité

qui bouleverse une identité mise à mal qui affecte la version du Moi en un « pour l’autre »

inconditionnel.

1078 M. Abensour, « L’extravagante hypothèse » in Rue Descartes 19. Emmanuel Lévinas, Paris, 1998, p. 75

1079 E. Lévinas, « Totalité et totalisation » in Encyclopaedia Universalis, vol. 16, Paris 1980, p. 194

1080 E. Lévinas, Transcendance et intelligibilité, op.cit., pp. 16-17

1081 ibid., p. 15

310

Sur le plan politique, il s’agit de renoncer à un certain fonctionnement de l’Etat représenté

par la figure du fonctionnaire qui ne voit pas toujours l’individu de chair et d’os qu’il va peut-être

écraser au nom d’une idée à défendre ou à promouvoir : « il y a des cruautés qui sont terribles,

parce qu’elles proviennent précisément de la nécessité de l’ordre raisonnable. Il y a si vous voulez,

des larmes qu’un fonctionnaire ne peut pas voir : les larmes d’autrui1082

» nous dit Lévinas.

C’est l’affirmation ici de la nécessité de protéger la personne humaine contre la raison

impersonnelle de l’Etat, de défendre son droit contre l’universalité de la loi. Cette insistance de

Lévinas sur le visage du prochain en tant que signe visible de l’irréductibilité de son individualité à

la « compréhension » et à l’intégration dans un système, mérite d’être soulignée, car, sans cette

sorte d’individualisme éthique, le lien social serait pratiquement impossible. C’est au nom de ce

raisonnement qu’à la suite de Lévinas, nous allons tenter dans ce même chapitre montrer la

nécessité de faire en sorte que l’Etat et particulièrement en Afrique n’accomplisse pas au niveau de

la théorie politique ce que Hegel avait déjà pratiquement accompli au niveau de la pensée de

l’histoire.

Mais avant de parler du fascisme démocratural comme un enjeu politique de domination,

commençons par la théorie de la race supérieure qu’on retrouve chez Gobineau, ensuite parler de

l’hitlérisme qui en fait est une autre forme de totalisation ne laissant aucune place à l’autre homme

car étant une idéologie négatrice du prochain au même titre que celle de Gobineau que nous voulons

développer dans ce sous chapitre suivant.

I.2 : Gobineau et la théorie de la race supérieure

Gobineau, philosophe français du XIXème siècle, a connu une enfance très malheureuse.

Fils d’un couple désuni, il aura une éducation décousue et connaîtra la souffrance sous de multiples

visages. Dans ce climat malheureux, il développe une vision pessimiste du monde et prône en

quelque sorte l’inégalité des races humaines. Il parle de cette inégalité en terme de destin, comme

pour dire que dès même le commencement, certains coins du monde sont destinés à la prospérité

que d’autres ne connaîtront jamais quels que soient les efforts fournis. C’est pourquoi il écrit : « une

1082 E. Lévinas, Liberté et commandement, op.cit., p. 80

311

île ne verra point en fait de prodiges sociaux ce que connaît un continent. Au Nord on ne sera pas ce

qu’on est au Midi1083

».

A ceux qui penseraient justifier ce déséquilibre par le conditionnement du milieu, Gobineau

estime qu’une telle thèse ne serait soutenable puisque « malgré le vent, la pluie, le froid, le chaud, la

stérilité, la plantureuse abondance, partout le monde a vu fleurir tour à tour, et sur le même soleil

brûlant, le puissant prêtre de Memphis, le savant professeur de Berlin enseigne sous le même ciel

inclément qui jadis les misères du sauvage finnois1084

».

Par ses positions, Gobineau exalte la race européenne au détriment des autres races. En effet,

il estime que le peuple européen est fait pour être supérieur, pour apporter le salut aux peuples

moins éclairés. Pour étayer cette assertion, il prend l’exemple des Saxons en Amérique du Nord où

ceux-ci régnaient en supérieurs sur toutes les nations du même continent1085

.

En élevant les Européens au-dessus de toutes les autres races humaines, Gobineau réduit

alors les autres races en races inférieures qui ne peuvent être que des serviteurs. Ainsi, les

Européens auraient le devoir d’illuminer les autres peuples, de changer leurs mentalités, leurs

cultures, voire développer leur intelligence jugée inculte. Toutefois, Gobineau pense que cette

œuvre ne sera pas facile, puisque les faits montrent que les efforts déployés dans ce sens demeurent

vains. En prenant le cas des rapports entre l’Occident et l’Afrique, il dit : « L’Occident et l’Afrique,

soit septentrionale soit occidentale, sont des témoins irréfragables que les nations les plus éclairées

ne parviennent pas à donner à des peuples conquis des institutions antipathiques à leur nature1086

».

Ainsi, Gobineau estime que les peuples conquis ne pourront jamais être amenés au niveau de

leurs maîtres. Il s’appuie sur les rapports entre les Javanais et les Néerlandais. « Les Javanais, bien

que très soumis sont forts éloignés de se sentir entraînés vers des institutions approchant de celles

de la Néerlandais. Ils continuent à vivre en face de leurs maîtres comme s’ils vivaient libres, et,

depuis le seizième siècle, où l’action européenne dans le monde oriental a commencé, on ne

s’aperçoit pas qu’elle ait le moindre influé sur les mœurs des tributaires les mieux domptés1087

».

Il continue en jugeant vains tous les efforts déployés. Il pense qu’on a résolument voulu

changer le mode d’existence des peuples inférieurs mais sans succès. « Nous avons voulu leur

1083 Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Pierre Belfond, 1967, p.68

1084 ibid., p.36

1085 ibid., p.69

1086 ibid., p.38

1087 ibid.,p.74

312

donner des institutions que nous savons bonnes et utiles. A-t-on réussi ? Dans tout le sud (de

l’Amérique) où la puissance espagnole a régné sans contrainte, à quoi a-t-on aboutit ? Elle n’a pas

crée des hommes semblables à leurs précepteurs1088

». Si donc les peuples considérés comme

supérieurs ne parviennent pas à changer le mode d’existence des peuples inférieurs, il faudrait,

selon Gobineau, maintenir l’état d’inégalité entre les races humaines, stimuler un monde des

maîtres et esclaves.

De plus, il prône la pureté de sang, une théorie qui sera également développée par Hitler,

afin que les races supérieures ne se fondent pas dans celles qualifiées d’inférieures. Car pense-t-il,

les métissages finissent toujours par détruire les peuples dits supérieurs. C’est pourquoi, dit-il : « la

cause du mal, réside en l’homme même : à l’origine de monde, les races, d’ailleurs inégalement

douées, étaient pures, mais le mélange des sangs a ravagé les meilleurs au rang des pires. Loin de

croire que l’humanité soit perfectible à l’infini, l’avenir la verra s’abrutir de plus en plus dans la

déchéance des métissages1089

».

Pour soutenir son idée, Gobineau prend l’exemple des Aryens primitifs qui se sont noyés au

cours de leurs migrations dans le flot impurs des Noirs et des Jaunes1090

. Face à cette théorie de

l’inégalité des races humaines, nous pouvons dire que Gobineau est l’un des instigateurs du racisme

dans le monde. Dans les pays où le respect de la différence n’existe pas, son œuvre est beaucoup

lue. Et vu les méfaits du rejet du prochain dans les rapports humains, il nous semble important de

faire une analyse du racisme.

Dans la théorie de la race supérieure, par le biais des colons partisans de la pensée, il a

influencé d’une manière ou d’une autre un bon nombre de peuples africains aussi à l’instar du

Burudi et du Rwanda où jusqu’aujourd’hui on n’a pas encore fini de panser les blessures

provoquées par une certaine idéologie ethniciste où « le colon enseignait la supériorité de Tutsi sur

le Hutu1091

».

Bien que les conflits entre Tutsi et Hutu soient liés aux anciens clivages sociaux1092

, il est

fort remarquable que si ces deux ethnies en sont arrivées à des actes les plus barbares de leur

histoire, cela est en grande partie lié à une stimulation coloniale. En effet, le jeu politique et culturel

1088 ibid.

1089 ibid., p.69

1090 ibid.

1091 J-P. Chrétien, Le défi de l’ethnicisme, Paris, Karthala, 1997, p.68

1092 ibid., p.12

313

des colonisateurs était basé sur la reconstruction de la société traditionnelle dans les faits et dans

l’esprit car dit-il : « tout en prétendant rétablir la coutume dans sa pureté primitive1093

»,

l’administration belge entreprend dans les années 1930 d’épurer le milieu dirigeant local de ses

éléments hutu. Elle sélectionne de plus en plus exclusivement dans les années 1940 et 1945 les fils

des Tutsi pour l’entrée à l’école d’Artriade, où sont formés les futurs cadres de deux pays.

Les Batutsi étaient destinés à régner en maîtres sur les peuples inférieurs qui les entouraient.

Ainsi, les colons belges ont établi entre ces deux peuples des relations du Maître à esclave où les

supérieurs Tutsi doivent dominer les inférieurs Hutu1094

». N’est-ce pas là une application pure et

simple de la théorie de la race supérieure de Gobineau ? Pourtant, à l’heure où les pays africains, en

l’occurrence ceux des Grands Lacs sont plongés dans l’une des pages les plus obscures de leur

histoire, le respect de la différence, le respect du prochain nous semble important pour nous ouvrir

les portes vers un lendemain plus humain.

Parmi les pays qui ont été influencé par la pensée de Gobineau, l’Afrique du Sud et

l’Allemagne ne sont pas en reste, c’est-à-dire avec l’apartheid et l’antisémitisme. « Le mot

apartheid est un néologisme forgé en 1947, entré dans le langage en 1950. Il a été préféré au mot

« ségrégation » et à l’expression « white leader-shipe » et s’est imposé comme le mot clef d’un

programme électoral, celui du parti nationaliste menant alors campagne contre le parti uni1095

».

L’institutionnalisation de cette doctrine se fait en 1948 suite à la victoire du parti nationaliste

sous la direction de Malan ; Stride-Dhom et Verwoerd. Cette politique ségrégationniste était

largement soutenue et même protégée par le gouvernement Sud-Africain. C’est en ce sens qu’en

1970 lors de son passage à Paris, M. Voster, président de la République Sud-Africaine, affirmait

sans ambages : « Le refus de l’intégration politique et sociale est pour nous fondamental (…), s’il y

en a qui disent que le gouvernement envisage d’établir le suffrage universel en Afrique du Sud et

d’y créer un parlement multiracial, ces gens vous trompent, cela ne se fera jamais1096

».

De cette conception de l’apartheid ressort clairement le fait que la vie d’ensemble en

Afrique du Sud serait une utopie car comme politique de séparation sociale entre groupes humains

d’Afrique du Sud et de protection de la race blanche, détentrice de la civilisation est appelée à

1093 ibid. ,p.13

1094 ibid.

1095 R. Pichon, « L’Afrique du Sud : origine et conséquence de l’apartheid », in Etudes, tome 344, mai 1976, p. 171

1096 ibid., p.170

314

guider les autres races comme l’avait si bien dit Gobineau, l’apartheid repose sur ce dogme de la

supériorité de la race blanche, bien que celle-ci soit minoritaire.

Pour que l’apartheid soit efficace, la Constitution sud-africaine était fortement imprégnée

par tout un arsenal de lois régulièrement amendées, faisant pénétrer le principe de séparation des

races dans tous les secteurs de la vie. Nous avons par exemple :

- Le « Goup Areas Act » de 1950 qui attribue aux blancs 87% du territoire ; les 13% restant sont

attribués aux non-Blanc qui représentent 70% de la population.

- Le « Prohibition of Mixed Mariage Act » de 1949 qui interdit le mariage entre les Blancs et non-

Blancs; complété par l’« Immortality Amendement Act » de 1950 interdisant tout rapport sexuel

hors mariage entre Blancs et non-Blancs.

- Le « Promotion of Bantu Self-Gorvernement Act » de 1950 qui supprime les derniers vestiges de

la représentation indirecte des Africains, exclus donc définitivement du domaine politique ; les

affaires de la République ne sont pas leurs affaires.

- Le « Nation Acts » de 1952 qui impose à toute personne âgée d’aumoins 16 ans, l’obligation de

porter un livret (refference book) donnant tous les renseignements sur sa situation personnelle, à

présenter à toute réquisition. Cet acte est l’une des mesures les plus vexatoires car il révèle aux

Africains qu’ils vivent tous en « liberté surveillée » tels « des passants » tolérés dans leur propre

pays1097

.

Tous ces actes de l’apartheid étaient si cruels qu’ils visaient la réduction du peuple Noir en

inférieur, en sous-hommes. Ils reléguaient les Noirs dans des « Foyers nationaux » morcelés,

dépourvus de ressources, étendus sur moins de 13% de la surface du pays.

Il est à remarquer que si ce terme apartheid n’est plus que fait historique en Afrique du Sud

d’aujourd’hui, c’est grâce au sang de ses fils martyrs qui au nom de la liberté, n’avaient pas reculé

devant la mort tragique que leur infligeaient les Blancs. Toute tentative de révolte contre

l’oppression du gouvernement était suivie par un massacre collectif. Nous pouvons ici citer le

massacre des enfants à Soweto le 16 juin 1976 où près de mille jeunes étaient tués par la police

suite à leur marche de protestation contre le système éducatif. « En se révoltant, les enfants de

Soweto ont réveillé leurs parents de l’aliénation permanente où le plonge le système qui les prive de

1097 ibid.,p.80

315

leurs droits et les considère comme d’éternels mineurs. Leur adhésion au pouvoir noir (Black

power) signifie que le temps de la passivité et de la résignation est terminé1098

».

A première vue, la politique d’apartheid semble être un respect d’identité raciale alors

qu’elle n’est au fond qu’une idéologie au service des inégalités raciales. Quels que soient les

arguments avancés, l’essentiel de l’apartheid réside dans la préservation de la pureté biologique :

« Le problème fondamental est de préserver la race blanche et la civilisation occidentale1099

».

On comprend par cette affirmation de Lévinas que l’apartheid est l’expression de la

domination occidentale sur les indigènes de l’Afrique du Sud. Désormais, les autocthones n’ont

plus droit au vote, c’est-à-dire qu’ils ne participent plus à la vie politique du pays. Ils ne peuvent

pas aller dans les mêmes universités que les Blancs et doivent habiter les quartiers pauvres ou ce

qu’ils appellent communément « townships ». En un mot, les Noirs Sud-Africains étaient des

étrangers et des prisonniers sur leur propre sol.

Mais comment réussir à fonder une nation multi-raciale avec deux peuples naguère

ennemis ? Comment faire en sorte que la majorité noire n’exclue pas la minorité blanche de la vie

politique ? Pour éviter que se perpétue le crime, la haine, il nous faut redire avec Lévinas : « Je suis

en réalité responsable d’autrui même quand il fait des crimes1100

». Cette attitude nous empêche non

seulement de nous venger mais surtout d’éviter toutes formes de ségrégation.

Ayant l’idéologie totalitaire, l’apartheid a engendré une ségrégation qui est « d’inspiration

nazie, ainsi que le note Charles Cadoux, visait avant tout la pureté de la race blanche1101

». Ce

dernier élément rappelle la logique de l’antisémitisme selon laquelle la pureté de la race aryenne

devrait être sauvegardée en écartant les Juifs, et même les éliminer physiquement. La séparation

des races, la ségrégation résidentielle, la discrimination dans l’emploi sont autant de moyens utilisés

pour réaliser une « philosophie politique autoritaire, exclusive et agressive1102

» qui devait bien

entendu préserver ladite pureté au prix d’innombrables pertes de vies humaines. Ainsi, la pensée de

Gobineau sera beaucoup plus prise en considération par Hitler que nous voulons développer dans ce

sous chapitre suivant.

1098 ibid., pp.183-184

1099 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.125

1100 ibid

1101 C. Cadoux, « Apartheid » in Encyclopaedia Universalis, Corpus 3, Paris, p.636

1102 ibid., p.125

316

I.3 : L’Hitlérisme et l’idéologie de la race pure

Les quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme publié en 1934 constituent

l’analyse la plus pertinente de Lévinas par rapport aux idées anachroniques de l’idéologie politique

initiée par Hitler qui venait de prendre le pouvoir un an avant.

L’émergence du national-socialisme est une éducation politique cruelle, mais efficace pour

le jeune Lévinas. Les réflexions traitent avant tout de philosophie, elle est la critique d’une société

moderne qui est en train de perdre les idéaux du « libéralisme des derniers siècles1103

» sur lesquels

elle est bâtie.

Hitler paraît le plus monstrueux de tous les démagogues. Convaincu que les clés du pouvoir

allemand résidaient dans l’économie et dans l’armée, il a relancé ces dernières à son arrivée au

pouvoir, et ceci a fait qu’il gagne la confiance allemande. Son programme de faire de l’Allemagne

un Etat centralisé et totalitaire était caché dans sa devise « un peuple, un empire, un chef1104

».

Ceci implique la dissolution de tout autre parti dans le parti nazi, le NSDAI. Ainsi, s’est

manifestée sa toute puissance dont le programme s’est divisé en politique interne et externe. La

politique externe peut être analysée à travers le Mouvement de l’Axe vu qu’elle n’est pas

proprement hitlérienne mais une collaboration avec l’Italie et le Japon. La politique interne consiste

dans l’éloignement des Juifs et la purification de la race aryenne. Selon lui, le peuple allemand doit

conserver sa pureté raciale par des mesures de ségrégation. Cette mesure fera d’Hitler un

Xénophobe et eugéniste.

La xénophobie hitlérienne consiste principalement en la judéophobie dont le génie n’est pas

cependant l’œuvre d’Hitler. Il ne faisait que suivre l’œuvre qu’a commencé Gobineau et même

Bonaparte qui avait dit que « le mal que font les Juifs ne vient pas des individus mais dans la

constitution même de ce peuple : ce sont des chevilles, des sauterelles qui ravagent la France1105

».

Pour Roucaute, détruire les Juifs, c’est détruire une culture qui est mémoire de la civilisation

occidentale1106

. Ceci met à nu la raison sous-jacente derrière la judéo-phobie : la négation de

l’antériorité évidente de la culture juive par rapport à celle de l’Occident. En effet, la vérité

historique de la postériorité de la culture occidentale à l’égard de celle des Juifs ne plaît pas à

1103 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 32

1104 S. Berstein, « L’irrésistibilité ascension d’Adolf Hitler », in L’Histoire, n°18, janvier-février, 2003, p. 15

1105 Y. Roucaute, Les Démagogues. De l’antiquité à nos jours, Paris, Plon, 1999, p. 123

1106 ibid., p. 124

317

certains occidentaux qui voudraient que les Juifs soient définis par rapport à eux. Cette vision qui ne

définit le prochain que comme subordonné au Moi se remarque dans la philosophie occidentale, en

l’occurrence chez Descartes et Fichte pour qui tous les sphères de la vie et de la culture doivent se

ramener au Moi qui est le principe suprême1107

.

Hitler voulait détruire l’histoire qui voudrait que la civilisation juive soit première par

rapport à la civilisation occidentale. Le Moi est ici exalté à tel enseigne qu’il devienne la mesure de

l’existence ou de la non-existence d’un peuple, du prochain. Six millions des Juifs ont péri dans les

camps de concentration et d’extermination : Auschwitz, Burkenau et Lubhri. Ce furent les plus

monstrueux des crimes gratuits. Selon Hitler, la présence juive « empêchait le retour aux valeurs

salvatrices de la germanité1108

». C’est donc aussi une question de racisme.

Le deuxième moment politique de la conservation de la race aryenne s’opère par les

pratiques eugéniques par lesquelles tout malade mental, ou marginal est tué par l’euthanasie1109

. Cet

eugénisme, dont les racines sont platoniciennes1110

bouche l’horizon aux marginaux qui rêvent d’un

salut futur d’autant plus que pour affirmer sa légitimité, le nazisme ne regardait pas le futur mais le

passé dans une mémoire fictive du mythe aryen : l’expression de l’irrationalité du Moi.

L’hitlérisme ou le national-socialisme est une idéologie qui prône la suprématie de la classe

aryenne. Dans son œuvre Mein Kamf, Hitler appelle à la vocation d’une race suprême, d’un peuple

des seigneurs qui dispose des ressources et des possibilités de tout le globe terrestre. Il le formule

clairement en ces termes : « Un Etat qui à l’époque de l’empoisonnement des races se consacre à

la culture de ses meilleurs éléments raciaux deviendra un jour le maître du monde1111

».

Ces propos inspirent un projet impérialiste, une politique de puissance car son seul objectif

est de mettre en action les vertus de la race germanique. C’est une nation qui se veut à l’abri de

toute influence extérieure afin de mieux s’enraciner dans sa terre natale. Et la conséquence directe

de cette idéologie est sans doute l’antisémitisme. Signalons que l’antisémitisme n’avait pas de

fondement raciste à ses origines, « on reprochait seulement aux Juifs de former un Etat dans un

Etat, d’être un élément spirituel étranger dans les frontières de l’Allemagne1112

». Mais vers la fin

du XIXème siècle, le nationalisme tire ses arguments de la biologie. Désormais, l’antisémitisme

1107 G. Wetter, Le matérialisme dialectique, Belgique, DDB, 1962, p. 14

1108 A. Hitler cité par H. Michel in Les Fascismes, op.cit., p. 68

1109 C. Ruby, Introduction à la philosophie politique, Paris, La Découverte, 1996, p. 95

1110 Platon, La République, livre VI/460-461, op.cit., p. 215

1111 A. Hitler cité par J. Maritain in Les mystères d’Israël et d’autres essais, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 55

1112 C. David, « Hitler et le nazisme », in Que sais-je, Paris, PUF, 1969, p. 55

318

reposera sur la pureté de sang car « toute relation sexuelle entre Juifs et Aryens est une profanation

raciale1113

». Les Juifs sont dorénavant pillés et frappés et la plupart déportée dans des camps de

concentration où ils sont traités moins dignement que des bêtes.

En Autriche par exemple, au moment de l’invasion hitlérienne, « les médecins et

pharmaciens distribuaient à leurs amis comme preuve suprême d’amitié des pilules qui leur

permettait de se donner la mort1114

». C’est le même scénario en Pologne où l’abomination soufferte

par la nature humaine dans les camps de concentration a atteint un tel degré que les pauvres Juifs

versaient de l’argent aux nazis pour être fusillés tout de suite plutôt que d’être envoyés dans les

camps de la torture1115

. Concrètement, les Juifs étaient privés de leurs droits civiques, expulsés de la

vie économique et placés dans des conditions où ils étaient dans l’incapacité d’assurer leur

existence. Cette situation s’apparente quelque peu à la politique d’apartheid que nous venons

d’évoquer plus haut.

C’est dans cette atmosphère asphyxiante que nous voulons chercher la place qui revient au

prochain, à l’autre homme dont parle Lévinas. Or, il saute à l’œil nu que la préoccupation éthique

n’est pas première dans la doctrine hitlérienne. Ici, le prochain n’est même pas réduit au Moi, mais

plutôt à un sous Moi puisqu’il n’est pas du même sang que le Moi. C’est le refus catégorique de la

différence et du droit du prochain. L’autre devient la source du malheur du Moi et comme le Moi se

préfère, il faut éliminer le prochain afin que le Moi vive. C’est en effet la solution qu’Hitler avait

proposée à l’époque. L’autre homme est objet de domination, de rejet, de maltraitance et de

massacre. Il est chosifié et terrorisé par le Moi dictateur.

La pensée lévinassienne sur le prochain peut nous permettre de dénoncer la réduction de

l’homme aux idées les plus primaires de son existence ; c’est un dépouillement de l’homme de sa

dignité, de sa liberté. Le prochain se définit dans le cas du nazisme par son sang. Cette persécution

des Juifs, bien que répandue dans d’autres pays de l’Europe comme la France, la Russie, la

Pologne, a été avant tout l’apanage de l’Allemagne, car c’est Hitler qui a été historiquement

reconnu comme le principal promoteur à travers sa célèbre idéologie de la race pure.

De l’avis de Jacques Maritain, ce qu’a caractérisé l’Allemagne hitlérienne c’est « l’orgueil

racial1116

» car les Allemands se voudraient supérieurs à tout autre peuple ; et de ce fait, les Juifs qui

1113 ibid., p.94

1114 ibid., p. 166

1115 ibid.

1116 J. Maritain, Le mystère d’Israël et d’autres essais, op.cit., p. 84

319

clamaient leur élection divine devenaient un obstacle à cette prétendue hégémonie allemande.

Voilà pourquoi la loi du 7 avril 1933 stipulait que « tous les êtres humains qui portent en eux 100%

ou 50% ou s’ils ont un grand-père juif ou une grand-mère juive, 25% de sang juif, sont exclus des

fonctions publiques1117

».

Les Juifs étaient en effet accusés d’encombrer un certain nombre de professions lucratives. Sartre

dénonce ce phénomène dans le cas de Varsovie où les Juifs, ayant refusé de prendre part à la révolte

contre les tsars, pour maintenir et même augmenter leur chiffre d’affaire dans un pays ruiné par la

répression1118

. De même, en Grande Bretagne, l’on se plaignait, vers les années 1948, du fait qu’il y

avait trop de médecins juifs1119

. En France, par contre, ils étaient accusés de prendre une part

importante à l’activité de la nation1120

et de se montrer très intelligents dans les cercles

intellectuels1121

.

Il nous semble également important de remarquer que dans toutes ces accusations, l’on ne

parlait jamais de tel ou tel juif, mais des juifs en général. Enfin, les Juifs étaient haïs tout

simplement parce qu’ils étaient juifs, à cause de ce que Sartre appelle la « juiverie1122

», c’est-à-dire

à cause de leur identité juive. Le Juif est donc haï dans ce contexte sans raison scientifique, tout

comme le Nègre a été longtemps assujetti à cause de sa peau noire selon certaines sources.

La restriction en principe, est loin d’être une simple clause de style car en ce XXI ème siècle

qui n’est qu’en son début, la pensée de la politique commence par une interrogation étonnante en

apparence : la politique, est-elle encore ce qui concerne spécifiquement le vivre-ensemble des

hommes ? La modernité telle que le XXème siècle l’a vécue sous Hitler, consiste en une remise en

cause de ce postulat car le nazisme s’est constitué comme Etat sur le projet de faire advenir la « race

supérieure », autrement dit sur le projet conscient et volontaire d’extermination de cette part

d’humanité réputée relever des races inférieures.

L’affirmation selon laquelle il y a du non-humain parmi l’humanité, autrement dit qu’il faut

exterminer des humains pour que l’humanité existe est, par elle-même, négatrice de toute raison

politique ; qu’une telle affirmation soit constitutive du projet politique est radicalement destructeur

1117 ibid., p. 93

1118 J-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Poitiers, Gallimard, 1954, p. 16

1119 ibid., 48

1120 ibid., p. 11

1121 ibid., p. 13

1122 ibid., p.45

320

de la politique elle-même ; nous voulons dire du champ mental et historique au sein duquel ce

projet est énoncé et effectivement mis en œuvre.

Qu’un projet anti-humain ait été formulé dans la forme d’un projet politique, et que ce projet

soit passé dans les choses politiques mêmes, qu’il ait été pensé d’un Etat historique, est un

évènement unique à l’époque moderne et sans doute inconnu de l’histoire. Et c’est par rapport à ce

fait de l’histoire que Lévinas observe jusqu’où le XXème siècle a changé l’anthropologie politique

des modernes, dans la mesure où il rend non seulement possible, mais réelle, une politique d’Etat

fondée sur la contingence de l’homme.

Lévinas assiste, impuissant bien évidemment, à l’effondrement de son fondement défini par

« la pensée philosophique et politique des temps modernes qui tend à placer l’esprit humain sur un

plan supérieur au réel1123

».

Désormais, l’homme ne se définit plus comme chez Aristote, par sa rationalité ou par son

individualité, mais par son sang qui l’attache ainsi de manière irrémédiable à son passé, à son

hérédité et donc à sa race. Et dès lors qu’il faut construire une société sur la base de la

consanguinité, et en l’occurrence de la consanguinité germanique, on ne peut que désirer la

disparition du prochain ou tout au moins sa réduction à l’esclave. Et c’est ce qui est arrivé à

l’Allemagne hitlérienne où s’était imposée la volonté d’un dictateur qui avait construit son pouvoir

sur l’apologie d’une « société à la base consanguine1124

» orienté vers la destruction de l’humanité

et fondée sur cette destruction même.

Ainsi, l’idéologie de l’hitlérisme a fini par faire de l’homme non plus un être libre, mais un

être enfermé dans un déterminisme. « L’essence de l’homme n’est plus dans la liberté mais dans

une espèce d’enchaînement1125

». C’est de manière violente que Lévinas va les interpréter : « Moi,

écrit-il, je rattache toujours ce qu’écrivait Nietzsche au pressentiment d’une époque où toutes les

valeurs vont se déshonorer (…). Hitler lui-même se retrouvera dans Nietzsche…1126

».

Et conformément à cette logique, Lévinas va jusqu’à faire découler la violence et la guerre

menées par l’Allemagne hitlérienne tout droit de la pensée de Nietzsche : « la volonté de puissance

de Nietzsche que l’Allemagne moderne retrouve et glorifie, n’est pas seulement un nouvel idéal,

1123 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 31

1124 ibid., p. 38

1125 F. Poirié, Emmanuel Lévinas. Qui êtes-vous, op.cit., p.84

1126 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 41

321

c’est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d’universalisation : la guerre, la

conquête1127

».

Il est vrai que Nietzsche a défini l’Etat comme l’immortalité organisée qui se présenta au

dehors en tant que volonté de puissance, volonté de guerre, de vengeance, mais cela ne suffit pas

pour faire de lui un ancêtre d’Hitler. Cependant, ce qu’on ne peut pas s’empêcher de reconnaître,

c’est que la guerre de ce dernier est essentiellement une guerre faite à la différence juive.

L’antisémitisme est de fait un facteur qui favorise l’avènement du totalitarisme hitlérien. Les Juifs

sont accusés de parasitisme et de complot. Ils passent pour des « Agents clandestins d’un contre-

pouvoir qui noyaute les institutions officielles et gouvernent le monde en sous-main1128

».

Voilà quelques chefs d’accusations antisémites avancés par Hitler pour décréter

unilatéralement l’extermination systématique de la race juive, non pour ce qu’elle a fait, mais

simplement à cause de ce qu’elle est. La destruction des Juifs d’Europe par l’Etat nazi est, par elle-

même, destructrice du référent anthropologique de l’Etat moderne tel que nous l’évoquions plus

haut.

Comme l’antisémitisme manquait d’arguments rationnels pour se justifier, c’est dans la

défiance et le dysfonctionnement même de la raison qu’on va déceler l’origine du dramatique

phénomène antisémite. « Ce fut aussi une expérience inoubliable de la fragilité de la raison, de la

possibilité de son échec et de la puissance de son nihilisme, de ses résonances les plus hideuses à

travers l’injure antisémite1129

». Tel est aussi l’autre visage de la raison. Une raison qui a sécrété

toutes les raisons qui ont ainsi précédé à l’antisémitisme et à l’extermination nazie.

Depuis, il faut dire, la raison ne s’est pas relevée. Elle doute d’elle-même. Lévinas lui-même

reste convaincu que « la source de la barbarie sanglante du national socialisme n’est pas dans une

quelconque anomalie du raisonnement humain, ni dans un quelconque malentendu idéologique

occidental. Cette source tient à une possibilité essentielle du mal élémentaire où bonne logique peut

mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez préparée1130

».

Toutefois, il reste frappant que, plus de quarante ans après la guerre, au cours de l’entretien

qu’il accorde à François Poirié, Lévinas manque toujours des mots pour dire l’horreur qu’il a vécu

1127 ibid., p. 34

1128 A. Finkielkraut, La sagesse de l’amour, op.cit., 1984, p.152

1129 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p. 122

1130 ibid., p. 136

322

avec son cœur d’une si grande civilisation qui doit beaucoup au philosophe de Königsberg :

« Auschwitz a été commis par la civilisation de l’idéalisme transcendantal1131

».

L’antisémitisme de l’Allemagne nazie et le génocide de la Seconde Guerre Mondiale

conditionnent très fortement les relations d’Emmanuel Lévinas à la judéité. Le traumatisme de

l’extermination fut déterminant pour lui comme pour tous les survivants. Dans ses Mémoires,

Raymond Aron, par exemple, quoi que juif déjudaïsé ayant une solidarité plus intellectuelle

qu’organique avec Israël, écrira plus tard : « Le choc hitlérien ranima ma conscience juive : la

conscience que j’appartenais à un groupe (ou à un peuple ou à une internationale) que l’on appelle

les Juifs1132

».

Mais, pourrait-on se demander, au-delà de ce poids de l’histoire, est-ce vraiment une raison

suffisante pour désespérer de la raison, même si on sait qu’à une certaine raison politique qui a

généré « cette espèce de désespoir ininterrompue qu’a été la période hitlérienne de l’Europe se

levant du fond de cette Allemagne si fondamentalement de Leibniz et de Kant, de Goethe et de

Hegel …1133

». Telle est aussi l’histoire qui colle à l’être de Lévinas : une histoire marquée par le

totalitarisme. Et c’est aussi la raison pour laquelle Lévinas, après avoir dénoncé le mystique de la

race va également s’atteler à dénoncer celle de la classe.

I.4 : Le marxisme et le communisme : deux idéologies négatrices de l’altérité

Le communisme renvoie spontanément à un type de société caractérisée par la

collectivisation des moyens de production et d’échange et habitée par la volonté de supprimer les

classes sociales. La perspective de cette forme d’organisation sociale découle d’une certaine

interprétation de la pensée de Marx. Au cœur des analyses qui caractérisent de manière forte la

pensée de Marx, nous pouvons retenir deux éléments majeurs : d’une part, la critique de l’idéalisme

occidental auquel Marx reproche la démarche épistémologique qui consiste à comprendre le monde

plutôt qu’à le transformer1134

et d’autre part, la théorie marxienne de la production des idées qui

considère l’homme comme un facteur de l’histoire réductible à l’ensemble des rapports sociaux1135

.

1131 F. Poirié, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous ?, op.cit., p. 84

1132 R. Aron, Les dernières années du siècle, Paris, Julliard, 1984, p. 47

1133 F. Poirié, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous ?, op.cit., p. 83

1134 Cf. Onzième thèse sur Feuerbach dans l’idéologie allemande, t.1, Paris, éd. Sociales, 1977, p.27

1135 C’est la sixième thèse de Marx contre Feuerbach, cf. L’idéologie allemande, pp. 25-26

323

En effet, selon la philosophie de Karl Marx, les hommes sont conditionnés par un

développement déterminé de leurs forces productives et des relations qui y correspondent.

Autrement dit, « la production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord

directement et indirectement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matérielle des hommes,

elle est le langage de la vie réelle1136

». C’est dire que les représentations et la pensée sont

l’émanation directe du comportement matériel des hommes. « Il en va de même de la production

intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de

la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple1137

».

Pour Marx, dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports

déterminés, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de

leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure

économique de la société, la base concrète sur quoi s’élève une superstructure politique et juridique,

à laquelle correspondent des formes de conscience déterminées. Et de ce fait, le mode de production

de la vie matérielle en générale. Ce sont les hommes qui, « en développant leur production

matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur

pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui

détermine la conscience1138

».

En d’autres termes, l’ensemble des rapports de production constitue la structure économique

de la société sur laquelle s’élève une superstructure consciente, à forme juridique ou politique,

régissant des formes sociales déterminées en dépendance de la situation économique. Il en résulte

que c’est le développement des forces productives et des rapports de production qui déterminent les

superstructures, dans lesquelles la conscience s’imagine avoir une influence absolument

déterminante. Une fois apparue, la conscience peut être en rapport dialectique avec l’infrastructure.

C’est ce primat des conditions matérielles sur la pensée qui constitue le matérialisme dialectique.

Dans cette critique marxienne de l’idéalisme occidental, Lévinas perçoit une inspiration

positive : celle d’une conscience éthique défaisant l’identification ontologique de la vérité avec une

intelligibilité, une conscience qui exige que la théorie soit convertie en praxis concrète de souci

pour le prochain. N’est-ce pas cet aspect visionnaire et utopique du marxisme qui explique en partie

la fascination extraordinaire qu’il a exercé sur tant des générations ? En tout état de cause, Lévinas a

1136 ibid., p. 50

1137 ibid.

1138 ibid., p. 51

324

pu voir dans le marxisme une véritable « contestation d’une certaine idée de l’homme1139

». Mais de

quelle idée de l’homme le marxiste est-il ici la contestation ? Il s’agit très probablement de l’homme

tel qu’en parle l’histoire et la philosophie occidentales « écrites par les vainqueurs, méditées sur les

victoires, notre histoire occidentale et notre philosophie de l’histoire annoncent la réalisation d’un

idéal humaniste tout en ignorant les vaincus, les victimes et les persécutés, comme s’ils n’avaient

aucune signification1140

».

Cet humanisme qui exalte les plus forts au détriment des faibles, n’est-il pas en réalité un

anti-humanisme ? C’est peut-être pour tenter de lutter contre cet anti-humanisme que le

communisme est né. Mais son combat pour une amélioration des conditions de vie de l’homme a

rapidement tourné en violence destructive d’autres hommes, le prochain. En effet, le marxisme a été

« compromis dans un sens extrême par le stalinisme1141

».

En effet, l’histoire du régime de Staline peut se résumer comme celle d’un règne qui se

définit comme absolu puisqu’il n’admet pas d’autres lois que celles de son propre mouvement : le

stalinisme. Mais, qu’est-ce que le stalinisme ? Il s’agit d’une notion bien difficile à cerner et qui

peut à notre avis se caractériser par deux faits.

Le premier trait est la personnification du pouvoir. Staline a réussi à établir un pouvoir

entièrement autocratique sur le parti russe. Celui-ci se caractérise notamment par ce qu’on a appelé,

du temps de Khrouchtchev, le « culte de la personnalité » et qui faisait en URSS de Staline, au

sommet de l’Etat, une entité à valeur proprement religieuse, sacrale. Avec Staline, c’est

l’imprégnation de l’existence collective et particulièrement la sphère politique, par un culte de la

personnalité qui revêt la forme d’une contrainte intellectuelle. Avec Staline, le Parti fonctionne

comme une religion ayant des églises, son clergé, ses dogmes et son credo, sa théologie et ses

écritures saintes qui ne laissent subsister, en dehors d’eux, aucun espace où peut se développer

l’enquête sur le vrai, par la négation critique, la discussion argumentée, le débat contradictoire.

La dictature du type stalinien est comparable à « un Etat au-delà de toute légalité (…)1142

».

Ce statut fait de Staline une terreur qui, piétinant sur les droits civiques et politiques du prochain,

montre une absence totale de piété dans l’action. Nous comprenons dès lors son impassibilité

lorsqu’il dit : « choisir la victime, préparer minutieusement le coup, assouvir une vengeance

1139 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 33

1140 E. Lévinas, « Jacob Gordin » in Les Nouveaux Cahiers 31, 1972-1973, p. 22

1141 E. Lévinas, « De la phénoménologie à l’éthique », op.cit., p. 140

1142 L. Althusser, Ecrits philosophiques et politiques, tome 1, Paris, Stock/IMEC, 1999, p. 455

325

implacable et ensuite aller se coucher (…) il n’y a rien de plus doux1143

». Pour Staline, le prochain

est une victime à venger.

Le deuxième fait décisif du stalinisme, c’est la terreur de masse. Celle-ci apparaît comme un

phénomène sociologique tout à fait extraordinaire où les masses sont à la fois sujet et objet de cette

terreur. Les cours officiels donnant à entendre que l’ennemi était partout, qu’il fallait donc s’en

défendre par les procédés de la « démocratie de masse », autrement dit par la dénonciation, les

masses collaboraient ainsi à la terreur qui était suspendue sur leur tête et qu’elles avaient fini par

intérioriser. Peur-on encore oser parler au prochain, ou à soi-même dans un tel contexte de peur

généralisée ?

Ainsi, au-delà des grands accomplissements industriels, sociaux et militaires, le stalinisme

est surtout synonyme de déportations, tortures, exécutions, terreur, … Mais, peut-on parler de

Staline sans penser en même temps au communisme dont il se réclame ? N’oublions pas que le

stalinisme était un athéisme, c’est précisément parce qu’il était paradoxalement une « Eglise

universelle », le kominform, où la personnalité de Staline était célébrée avec, à chaque fois une

allusion à la trinité stalinienne : Marx, Engels, Lénine1144

.

Pour extirper la bourgeoisie et ses complices de la société, la version stalinienne du

communisme a estimé « nécessaire et fatale la guerre finale qui doit effacer la moitié de

l’humanité1145

». Cette révolution qui prône le communisme stalinien est différente des révolutions

antérieures. Tandis que les autres révolutions s’imaginent vider une querelle politique,

philosophique ou religieuse, la révolution communiste ou stalinienne a un privilège : elle a

conscience de ce qui, pour elle, est le phénomène qui détermine la révolution, notamment la

contradiction au niveau de l’infrastructure ; elle intéresse la société tout entière, et non plus une

classe, et elle conduira à l’édification de la véritable société.

De fait, la révolution communiste s’est voulue l’œuvre du prolétariat, c’est-à-dire l’œuvre de

la partie consciente du prolétariat qui a assimilé le matérialisme scientifique. Et c’est selon cette

logique que Staline soulignera le rôle organisateur, mobilisateur, transformateur des idées et de la

théorie. N’est-ce pas pour faire aboutir celle-ci qu’il avait déclaré la guerre aux anti-

révolutionnaires de tous bords ? Du coup, son action n’avait aboutit qu’à instaurer un autre

« humanisme » d’orgueil et de terreur. La dénonciation de la violence risque de tourner à

1143 S. Courtois, « Le plus grand criminel du XXème siècle » in L’Histoire n°273, février 2003, p. 46

1144 Y. Roucaute, Les Démagogues, op.cit., p. 137

1145 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 17

326

l’instauration d’une violence et d’une superbe, d’une aliénation, d’un stalinisme. La guerre contre la

guerre perpétue la guerre en lui ôtant la mauvaise conscience1146

».

Le stalinisme, dans ces conditions, est une tradition tyrannique et tyrannisant d’une

inspiration utopique. C’est par lui que l’idéal communiste a dégénéré en bureaucratie totalitaire.

C’est ainsi que, parlant en mai 1968 à Paris, Lévinas dira qu’il incarne la joie du désespoir, une

dernière accolade à la justice humaine, au bonheur et à la perfection des gens « ayant perdu

confiance dans un mouvement collectif de l’humanité, ne se sentant plus convaincus que le

marxisme pouvait survivre comme messager prophétique de l’histoire après la catastrophe

staliniste1147

».

Comme régime politique, le stalinisme a tenu à imposer sa loi à tous au détriment de la paix.

La guerre et les crimes étaient devenus pour Staline des moyens efficaces pour imposer sa loi et son

régime. Il est donc impossible de regretter cet homme « qui ordonnait des atrocités au nom de la

promesse humaniste de Marx et commettait des injustices au nom d’une justice à venir1148

». Et

c’est ce goût forcené et somnambulique du pouvoir hégémonique qui a rendu le stalinisme

détestable aux yeux de Lévinas, malgré la complicité de nombreux intellectuels de France vis-à-vis

du communisme de cette époque. Là nous pouvons citer à titre d’exemple Merleau-Ponty et Jean-

Paul Sartre.

On constate une allégeance inconditionnelle au marxisme qui a connu son apothéose avec

l’attachement indéfectible de Sartre au matérialisme. « J’ai dit et j’ai répété que la seule

interprétation valable de l’histoire humaine était le matérialisme dialectique1149

». Et dès 1947,

Maurice Merleau-Ponty qui avait devancé Sartre sur cette question de matérialisme dialectique

rejoint ses positions politiques.

En fait, pendant que Sartre affirme l’intelligibilité totale de l’histoire et l’existence d’une fin

unique, la libération des consciences, Merleau-Ponty confère une valeur absolue et définitive au

marxisme qu’il trouve porteur de sens et de la rationalité de l’histoire. C’est ainsi qu’il

affirme : « considéré de près, le marxisme n’est pas une hypothèse quelconque, remplaçable demain

par une autre, c’est le simple énoncé des conditions sans lesquelles il n’y aura pas d’humanité au

1146 E. Lévinas, « Jacob Gordin » in Les Nouveaux Cahiers, op.cit., p. 22

1147 E. Lévinas, « De la phénoménologie à l’éthique », op.cit., p. 140

1148 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p. 207

1149 J-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, tome 1 : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, p.

134

327

sens d’une relation réciproque entre les hommes ni de rationalité dans l’histoire. En ce sens, ce n’est

pas une philosophie de l’histoire…1150

».

Plus tard, entre 1945-1950, on note une nette évolution de Jean-Paul Sartre qui se rapproche

de plus en plus du parti communiste. En effet, dans la Critique de la raison dialectique, l’adhésion

de Sartre au marxisme est totale. « Il y a, dit-il, le moment de Descartes et de Locke, celui de Kant

et de Hegel, enfin celui de Marx. Ces trois philosophies deviennent, chacune à son tour, l’humus de

toute la pensée particulière et l’horizon de toute culture, elles sont indépassables tant que le moment

historique dont elles sont l’expression n’a pas été dépassé1151

».

Lévinas quant à lui, dénonce les confusions, les passions et surtout les lâchetés qui ont

conduit une génération d’intellectuels, non seulement à sympatiser avec le stalinisme, mais à se

taire devant l’arrivée en France de M. Khrouchtchev, le successeur de Staline.

De fait, dans un article de circonstance publié à la revue Esprit à l’occasion de la visite de

Khrouchtchev, Lévinas va fustiger le totalitarisme post-stalinien qu’il accuse de réduire la liberté à

l’appartenance à l’ordre impersonnel de l’Etat. Sur le même ton, il critique certains intellectuels de

gauche pour leur prise de position anachronique. « Les penseurs occidentaux sont donc tous mûrs

pour accepter les structures dont parle M. Khrouchtchev. Personne ne pourra les soupçonner d’avoir

eu une émotion morale ! Ils rencontrent le socialisme non pas comme l’expression d’une révolte

contre la souffrance humaine, mais comme pur accomplissement de l’idée de l’universel1152

».

On voit alors que Lévinas ne critique pas le socialisme en lui-même, mais le jeu politique

que l’on déploie au nom du socialisme, jeu réglé par l’obéissance à des « forces sans visages1153

».

Lévinas interroge de manière concrète cette pratique politique qui a fini par réduire la politique à la

seule reproduction des structures anonymes de l’Etat à travers un usage pervers de la dialectique

historique.

Dans le stalinisme, le prochain apparaît comme un ennemi à éliminer. Il est parfois chosifié ;

c’est l’objet de manipulation. Dans cette situation de violation du droit de vie, planent la méfiance,

la résignation et la peur. Il est évidemment difficile de parler de la justice et de la prééminence du

prochain. Cependant, notons que Lévinas reconnaît les œuvres constructives que le stalinisme avait

réalisé dans le domaine industriel, social et militaire mais sa référence est plus la terreur, la torture,

1150 M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1947, p.167

1151 J-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, op.cit., p.162

1152 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.162

1153 ibid.

328

l’exécution au détriment de la paix et de la justice. Ici Lévinas dénonce la ruse d’une certaine force

qui, au nom du socialisme, utilise un jeu politique pour asseoir sa domination comme c’est le cas du

Mouvement de l’Axe qui se rapproche de l’idéologie hitlérienne.

Le Mouvement de l’Axe nous montre assez bien l’envergure que prend la soif du pouvoir

dominateur. L’Axe est un mouvement tripartite constitué de l’Italie, de l’Allemagne et du Japon. Ce

Mouvement avait pour ambition de répandre son pouvoir sur toute l’Europe et toute l’Asie. Ceci

n’allait pas sans empiéter les territoires avoisinants.

En effet, l’Italie voulait par sa politique expansionniste créer un empire colonial en Ethiopie.

L’expansionnisme allemand voulait restaurer la souveraineté allemande en Europe. C’est ainsi que

nous comprenons les paroles de Hitler lorsqu’il dit : « Le peuple allemand ne saurait envisager son

avenir qu’en tant que puissance mondiale1154

».

Pour réaliser ces rêves, l’Italie et l’Allemagne conclurent en 1936, l’Axe Rome-Berlin

autour duquel toute l’Europe devait tourner. Le Japon, qui était sous le choc de la crise économique

mondiale après la Première Guerre Mondiale ; qui était convaincu que son destin dépendait des

minéraux dans les pays de l’Asie orientale telle que la Chine et qui mûrissait l’idée d’être la

première puissance de l’Asie orientale s’est joint au Mouvement de l’Axe en 1940 pour pouvoir

mener sa politique d’exploitation1155

.

C’est en réalité cette politique de l’Axe inacceptable aux regards de la France et de la

Grande Bretagne qui était à l’origine de la Deuxième Guerre Mondiale qui a ravagé tant des vies

humaines, de biens et de cités. Pour Bernard Sichère, cette volonté impériale de trois pays,

réductible à celle de trois hommes, qui a entraîné le monde dans la catastrophe belliqueuse peut être

qualifié du nihilisme1156

.

Dans ce nihilisme, le prochain qui est la Chine par exemple est dépouillée de ses biens et de

son énergie, le pétrole. Le prochain est mis en second rang et parfois il est chosifié de sorte qu’on

puisse disposer de lui à tout gré. Dans l’hitlérisme, le prochain (les Juifs) est tué, l’autre homme

subit l’aryanisation : la confiscation des biens des Juifs par Hitler. L’allergie radicale à l’altérité

était si forte qu’une chose était préférée à Autrui.

1154 A. Hitler cité par P. Burrin, « Mein Kampf : une vision du monde » in Histoire, op.cit., p .39

1155 Le Grand Atlas de l’histoire mondiale. Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin-Michel, 1985, p.268

1156 B. Sichère, Seul un Dieu peut encore nous sauver. Le nihilisme et son envers, Paris, DDB., 2002, p.23

329

Le Mouvement de l’Axe s’est éteint avec la fin de la Guerre. Mais, n’existe-t-il pas encore

aujourd’hui un certain « axisme » dans la politique françafrique ? Aujourd’hui, n’y a-t-il pas

« axisme » quand un pays enlève à volonté la souveraineté à un autre pays ? Enfin de compte, nous

pouvons dire que le fascisme est aussi une philosophie totalitaire qui ne tient pas le prochain en

considération. D’ailleurs, l’idée de totalité de Hegel, totalité qui s’accomplit dans l’histoire, permet

à Marx de développer ce que Paul Valadier appelle « une totalité signifiante1157

». En effet, Marx

soutient la thèse selon laquelle la société moderne vit un mouvement économique tout à fait naturel

qu’il faille découvrir pour transformer la société des travailleurs.

Ce qui compte donc pour Marx, ce n’est pas tel ou tel individu travailleur, mais ce qu’il

appelle la réalité historique humaine comme nous l’avons déjà signifié, comme si ladite réalité

n’était pas faite d’individus bien distincts les uns des autres, fournissant de la sorte des énergies

distinctes des uns des autres. Marx pense que la science ou mieux la technologie suit une histoire de

la production ; une production qui, selon lui, fait l’essence de l’homme. C’est pourquoi, à propos de

la sixième thèse sur Feuerbach, il a pu écrire : « l’essence humaine n’est pas inhérente à l’individu

singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux1158

».

Dans une telle optique, il apparaît que la véritable altérité se noie dans une réalité sociale

englobante, n’ayant qu’une seule détermination : la production économique. Toutefois Paul

Valadier posera une question qui nous semble intéressante car sa pertinence mettra sérieusement en

difficulté cette vision de Marx : « Pourquoi cherche-t-on une transparence des rapports sociaux telle

que toute opacité, et, à la limite, toute altérité disparaisse ?1159

».

C’est dans cette atmosphère asphyxiante que nous avons voulu chercher la place qui revient

au prochain. Et il saute à l’œil nu que la préoccupation du prochain n’est pas première dans

l’ontologie occidentale moderne et même dans toute forme du fascisme. Dans la doctrine hitlérienne

par exemple, le prochain n’est même pas réduit au Moi mais plutôt à un sous-Moi puisqu’il n’est

pas du même sang que le Moi. C’est le refus catégorique de la différence et du droit de l’autre

homme. Le prochain devient la source du malheur du Moi et comme le Moi se préfère, il faut

éliminer le prochain afin que le Moi vive pourtant chacun a sa place sous le soleil. C’est en effet la

solution qu’Hitler avait proposée à l’époque. Le prochain est objet de domination, de rejet, de

maltraitance et de massacre. Il est chosifié et terrorisé par le Moi dictateur qui d’une manière ou

1157 P. Valadier, « Marxisme et scientificité » in Etudes, Paris, Armand Colin, Mai 1976, p.718

1158 K. Marx cité par E. Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 2001, p.28

1159 P. Valadier, « Marxisme et scientificité », op.cit., p.76

330

d’une autre a donné naissance au fascisme démocratural comme un enjeu politique de domination,

objet de notre sous chapitre.

I.5: Le fascisme démocratural : un enjeu politique de domination

Après la révolution française, les sciences politiques eurent besoin de redéfinir les jeux du

pouvoir à partir de quelques horizons linguistiques et culturels. La démocratie, forme dégradée de la

politique grecque, devient la forme du gouvernement qui apporte un humanisme juridique, c’est-à-

dire, une laïcité « qui ne se fonde pas sur une hiérarchisation cosmique garantie par la

transcendance1160

». Il y eut un glissement du démagogue à l’acte d’un être collectif, à l’exercice

d’une volonté générale : une démocratie. Au XIXème et au XXème siècles, cette volonté générale

dégénère en volonté qui se veut totalitaire. D’où le fascisme.

Avec le cogito cartésien, l’anthropologie l’emporte sur la théologie et la politique devient un

être qui sait circonvenir l’esprit des hommes. La matérialisation la plus nette du démagogue vient

avec le fascisme crée par Mussolini en Italie. Le mot « fascisme » vient du mot italien « fascio » qui

signifie « le rassemblement en faisceaux des volontés convergentes1161

». C’était dans cet esprit que

Mussolini a rassemblé des hommes (faisceaux italiens de combat) dont les volontés convergeaient à

la réalisation de leur aspiration nationale au milieu d’une Italie en crise.

En effet, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, l’unité de l’Italie n’était pas encore un fait

accompli et la guerre viendra agrandir le pont entre le Nord industrialisé et le Sud arriéré sur le

triple plan : social, culturel et économique1162

». Dans ce désordre social, surgit Mussolini Benito

qui, parce qu’il s’est présenté comme le défenseur de l’ordre social, a attiré derrière lui un vaste

réseau de complicités : une foule d’anciens combattants qui éprouvaient du mal à se procurer un

travail et des industriels et agraires qui craignaient d’éventuelles émeutes1163

.

Mussolini a réussi d’enregistrer donc un nombre croissant d’adhérents qui le

subventionnent, lui donnant un pouvoir énorme. En 1922, lorsqu’il marcha contre Rome, le

gouvernement, espérant se servir de lui, ne l’a pas arrêté mais le convoqua pour former un

1160 C. Ruby, Introduction à la philosophie politique, op.cit., p.49

1161 H. Michel, Les fascismes, op.cit., 1977, p.23

1162 ibid., p.25

1163 ibid., p.27

331

gouvernement1164

. Il a profité d’ « un ensemble favorable des concours puissants et des erreurs et

divisions de ses adversaires1165

» pour arriver à la tête du gouvernement qu’il su bien manipuler

avec habileté en rendant l’Etat totalitaire par le processus de fascination, c’est-à-dire, faire de tout le

monde un partisan du fascisme qui revient à faire disparaître le prochain dans le Même.

Le fascisme peut être vu comme un accident de l’histoire mais aussi comme la conséquence

logique d’un gouvernement corrompu qui méprise le prochain ou encore qui voit en l’autre homme

un objet de sa propre jouissance, car Mussolini pouvait se servir du prochain pour ses propres

stratégies dominatrices.

Le caractère absolu du fascisme était tel que l’on rendait à Mussolini un culte qui faisait du

fascisme « apostolique, saint, un1166

». Le fascisme était apostolique parce qu’il était bonne nouvelle

du royaume promis, l’Etat totalitaire. Il était saint dans tous ses engagements, et son unité était

incarnée dans son chef, Mussolini, dont les paroles qui suivent expriment mieux le caractère de

l’Etat totalitaire : « hors du fascisme point de salut1167

». Mussolini a réussi à regrouper « autour de

lui, les Italiens, l’Eglise en tête1168

». Ainsi, par certains de ses aspects, il a su séduire plus d’un tel

que Hitler ou encore le Mouvement de l’Axe comme nous l’avons souligné plus haut mais aussi

certains chefs d’Etat à l’international et notamment quelques chefs d’Etats africains. Raison pour

laquelle, il y a lieu de parler du fascisme africain démocratural que nous nous proposons de

développer.

& Le fascisme africain démocratural

Tout gouvernement fasciste commence par s’ériger en défenseur de l’ordre social1169

. Ceci

se manifeste particulièrement en Afrique où l’ordre social aujourd’hui est effectivement bafoué. Le

refrain « défenseur de l’ordre social » est devenu comme un mot magique qui enivre les Africains

de sorte que, enivrés, certains ne sont plus éveillés et ne sont même plus capables de juger de la

véracité d’un discours politique. Cette incapacité de juger de la véracité d’un système politique rend

le peuple passif devant les réalités juridiques : loi, devoirs et droits des citoyens.

1164 ibid., p.28

1165 ibid.

1166 J. Roucaute, Les démagogues. De l’antiquité à nos jours, op.cit., p.158

1167 ibid.

1168 H. Michel, Les Fascismes, op.cit., p.33

1169 F. Eboussi Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1977, p.46

332

C’est précisément là que doit être située la « démocrature » qui définit l’usurpation des

droits des citoyens par le chef, car la volonté du peuple est séduite et entraînée par le principe de la

force du meilleur argument tel le concept de « démocratie apaisée1170

» qui est la nouvelle trouvaille

politique de certains pays africains tropicaux. Ce principe, par la suite, passe de la force du meilleur

argument à l’argument de la plus grande force comme celui-ci : « il faudrait bien que les dictateurs

gagnent1171

». Or, à défaut de gagner, le dictateur transforme l’espace politique en société des

rebelles, c’est-à-dire sans élection.

Nous sommes dès lors à mesure de comprendre la présence des rebelles en Afrique. L’échec

d’un Parti Politique se transforme en guerre parce qu’il fallait qu’il gagne. Ces rebelles « n’ont

d’yeux ni de cœur que pour leur intérêt, pour verser le sang innocent et exercer l’oppression1172

».

Aussi, nos pays africains ne sont-ils que de grosses mascarades où les Présidents revêtent un

masque de biens publics et de patriotisme alors qu’en réalité, ils représentent « la malhonnêteté (…)

assise au gouvernail1173

».

Dans le fascisme, l’obéissance au chef est absolue. L’on serait tenté de voir un certain

fascisme dans les royaumes traditionnels où l’obéissance au chef est à plein. Mais la différence est

que celui-ci ne s’arroge pas le pouvoir ; il y accède en tant qu’héritier du trône ou choisi par les

« dieux ». Ce n’est donc pas une monarchie absolue mais traditionnelle. En ce qui nous concerne,

nous voulons nous appesantir surtout sur le gouvernement constitutionnel étant donné qu’il affecte

directement la liberté des citoyens.

Voici donc ce qu’en disent certains présidents africains : « La politique délibérée consiste en

l’utilisation systématique et ouverte de la liquidation physique comme moyen de résolution des

contradictions politiques1174

». Ici, Lévinas ne cesse de nous montrer les limites du pouvoir lorsqu’il

dit qu’il existe celui sur qui « je ne peux pouvoir1175

». Il est Autrui, l’Etranger. D’après les paroles

de Kovac, « l’étrangeté est une catégorie irréductible1176

».

Au lieu de la réduire au Moi, je dois sortir de moi-même pour aller vers lui en vue de

construire une fraternité, une relation d’intérêts égaux. Lévinas l’illustre quand il écrit que : « le

1170 F-X. Verschave, Noir Silence, qui arrêtera la françafrique ?, Paris, Arênes, 2000, p.175

1171 ibid

1172 C. Chalier, Lévinas. L’utopie de l’humain, op.cit., p.91

1173 A. Schopenhauer, Ethique et Politique, op.cit., p.40

1174 F-X. Verschave, Noir Silence, op.cit., p.157

1175 E. Lévinas, Totalité et infini, op.cit., p.9

1176 E. Kovac, « Rencontre avec l’Autre » in Spiritus, n°138, février 1955, p.91

333

Moi en tant que Moi se tient donc tourné éthiquement vers le visage de l’autre1177

». Le tourné vers

le visage c’est savoir le percevoir, c’est-à-dire savoir lire et comprendre l’impératif inscrit sur le

visage à savoir « tu ne tueras point1178

». Le mouvement inverse à cette éthique aboutissant à

l’impératif suscité ne peut être que la conséquence logique des catastrophes événementielles telles

que la liquidation physique ou les mascarades dans le règne politique.

Aujourd’hui, plus d’un président, avec son expansionnisme néo-nazi, s’installe comme celui

qui créera l’ordre nouveau, c’est-à-dire qui mettra fin à la politisation que connaissent les sociétés

civiles. N’est-ce pas ridicule d’atteindre la réalisation d’une telle promesse, d’une personne dont

l’ascension au pouvoir était belliciste et dont la propagande était flatteuse ?1179

La démocratie en Afrique devient un système où, par l’adulation du prince, celui-ci rend

impossible toute politique de gauche et fait de l’Etat un héritage personnel. Il fait asseoir une réelle

continuité donnant à l’Etat l’aspect d’eau stagnante dont l’ébullition interne ferait marcher une

locomotive. Une question nous vient à l’esprit qui est la suivante : pourquoi la majorité des

présidents africains sont-ils mis à l’abri des poursuites judiciaires ? On se tromperait de croire que

c’est à cause d’une faiblesse de la culture civique ou de la dénaturation de la démocratie.

Car il n’ya dénaturation que de quelque chose qui existait auparavant, ce qui n’est pas le cas

en Afrique où n’existe pas de démocratie au sens moderne du terme même si nous pouvons trouver

dans nos sociétés traditionnelles quelques éléments d’une démocratie comme par exemple la

palabre africaine. On pourrait peut-être plutôt parler de monarchisme de type totalitaire en Afrique

où il existait les sujets et le chef. La réponse cependant à la question est à notre avis le fait que les

présidents africains et partout d’ailleurs définissent la justice comme l’avantage du plus fort1180

.

Ce caractère du plus fort est intrinsèquement fasciste. Ainsi, comme un artisan ne se trompe

pas en tant qu’il fait usage de son art, les présidents-démagogues sont habiles dans leur art de

gouverner, c’est-à-dire qu’ils savent tromper sans se laisser trompés. La politique d’oppression est

ancrée en l’homme qu’il franchit ses frontières pour atteindre le prochain qui est hors de sa portée et

c’est dans ce sens que nous comprenons l’oppression qu’opèrent les Grandes Puissances Mondiales.

1177 E. Lévinas, Totalité et infini, op.cit., p.256

1178 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p.22

1179 F-X. Verschave, Noir Silence, op.cit., p.126

1180 Platon, La République, Livre 1 /338c-338b, op.cit., p.87

334

& Le fascisme politico-économique des Grandes Puissances Mondiales

N’existe-t-il pas des pays où, depuis leurs palais, les Chefs d’Etat recrutent des mercenaires

et pilotes des guerres sur un autre continent ? N’y a-t-il pas des pays qui, pour défendre leurs

intérêts, autorisent des services spéciaux en terre étrangère à s’allier avec des réseaux mafieux et les

milices d’extrême droit ? N’existe-t-il pas des pays qui, loin de leurs frontières truquent les

élections et couvrent l’assassinat de leur propre coopérant ?

Ces questions nécessitent d’être analysées à la lumière des faits réels. C’est pourquoi nous

allons regarder l’influence de la Françafrique et de la politique mondiale américaine. Lors des

élections en Afrique, les scrutins sont souvent truqués, et parfois, avec la bénédiction des Grandes

Puissances. Les paroles qui suivent en sont révélatrices : « organisez le scrutin présidentiel, gagnez-

le par n’importe quel moyen, laissez monter la contestation, puis proposez le dialogue à

l’opposition. Conviez-le à la table du pouvoir, où vous lui laissez les miettes. (…) la mise en scène

de la concertation donnera de vous l’image d’une autorité pacifiante (…), tout le monde oubliera les

conditions de votre réélection1181

».

L’intervention de la France en Afrique n’y est pas pour rien, la politique française est

pétrolière1182

. La France en fait une grande quête sur le dos des Africains pour son indépendance

énergétique. Il faut donc comprendre que l’or noir ne pourrait plus être source de développement en

Afrique. On devrait dire que quand on trouve du pétrole en Afrique, on trouve la guerre. Georges

Clemenceau disait qu’ « une goutte de pétrole vaut une goutte de sang1183

». Son propos résume

bien tous les maux que l’exploitation pétrolière permet vraiment la cohésion nationale et une bonne

relation internationale.

Quand nous réfléchissons sur les pays exploiteurs de l’or noir, nous remarquons qu’ils sont

des foyers des conflits sanglants. Soit il y a une guerre civile soit une agression extérieure.

L’exemple par excellence c’est le cas du Soudan ; du Congo Brazzaville, etc. Là nous pouvons

parler des guerres civiles ou bien le cas de l’Irak en termes d’une agression étrangère. La présence

de l’or noir suscite des conflits entre les Etats voisins. C’est le cas de la région des Grands Lacs

Africains, de la zone de Bakassi qui opposait le Nigeria et le Cameroun, etc. C’est ainsi que Paul

Coltier disait : « les perspectives de la rente pétrolière laissant présager une prise de conflits armés

1181 F-X. Verschave, Noir Silence, op.cit., p.175

1182 ibid., p.356

1183 G. Clemenceau cité par F-X. Verschave in Noir Silence, p.370

335

au Tchad (…). La forte dépendance des revenus d’exploitation de la matière première comme le

pétrole augmente de manière significative le risque de conflits au sein des Etats1184

».

De plus, la présence de ce projet dans le Sud du Tchad active davantage le conflit existant

entre les agriculteurs et les éleveurs. Avant même l’approbation du projet pétrolier par la Banque

Mondiale, il y avait déjà des intimidations accompagnées de tortures et des tueries des populations

de la région pétrolière, qui s’opposent à la mauvaise modalité de l’exploitation du pétrole par le

gouvernement. C’est avec raison que Jean-François Bayart affirmait : « si le pétrole se met à couler

au Tchad, il deviendra un élément décisif de la guerre civile larvée dans le sud. Tout indique que la

bande au pouvoir du président Idriss Deby connaissant répression, les armes1185

».

Ces propos sont d’actualité, car à présent, on assiste à des tensions politiques de tout côté.

« Elf sait qu’avoir choisi Deby et son clan brutal et avide, reporte aux calendes grecques la

construction d’un Etat tchadien ; elle sait que l’appât du pétrole dans une région agricole du sud va

aggraver les divisions du Tchad : nord/sud, musulmans/chrétiens, nomades/agriculteurs au risque

d’une guerre civile1186

».

Ainsi, tant que les Présidents Africains restent sous la tutelle occidentale et même chinois de

nos jours, l’espoir d’un développement au Tchad, au Nigeria, et presque partout où l’on trouve du

pétrole en Afrique restera une illusion. En outre, si la France intervient abondamment dans les Pays

Africains, c’est pour garder son droit de péremption sur le pétrole. Son intervention n’est pas

désintéressée comme le souhaiterait Lévinas ; au contraire, elle épuise l’Afrique pour avoir un

surplus.

Les Etats-Unis de leur côté ne cessent d’installer des milices partout sous prétexte de

sécurité alors qu’au fond une soif de pouvoir et d’énergie fait le lit de leur désir. Leur présence en

Asie centrale est expliquée par l’existence du pétrole dans le sous-sol de la région mais d’abord, et

c’est la raison politique, pour bien positionner ses milices contre la nébuleuse Al-Qaeda en

Afghanistan.

Dans le monde économique, la volonté de puissance n’est pas moins présente. Dans le

socialisme idéaliste, un système qui croit au pouvoir souverain de la volonté humaine pour

transformer la société1187

, cette volonté de puissance se traduit en volontarisme. Alors, pour montrer

1184 P. Coltier cité par S. Nguiffo, « Risques et problèmes », in Pipeline Journal, n°001, juin-août 2001, p.3

1185 J-F. Bayart cité par F-X. Verschave, Noir Silence, op.cit., p.159

1186 F-X. Verschave, Noir Silence, p.15

1187 J. Lajugie, Les doctrines économiques, 6

ème éd., Paris, PUF, 1960, p.45

336

que telle nation est plus forte que telle autre, on regarde le degré de transformation de la cité

naturelle à la cité du droit. Un plus haut degré de transformation est un indice de puissance. Pour

exercer une domination sur les autres pays, la doctrine est employée, doctrine selon laquelle chaque

nation doit se suffire à elle-même. Ce principe d’économie de puissance prend des formes diverses :

autarcie nationale, impériale et mégaspatiale.

L’autarcie nationale se limite au sein du pays. Les pays les moins productifs sont défavorisés

et même pillés par la suite. En Europe, c’était le cas des pays sous le contrôle d’Hitler. Dans

l’autarcie impériale, les royaumes les plus forts dominent sur les faibles et les maintiennent en

esclaves comme cela a été le cas dans la colonisation et l’apartheid. L’autarcie mégaspatiale

rassemble les pays en fonction de la nature de leur ressource, par des liens raciaux ou

historiques1188

. C’est ainsi que, par des liens raciaux, l’Occident constitue un bloc pour dominer le

Sud.

L’économie européenne, les Etats-Unis d’Europe et aujourd’hui l’euro, récusent l’autarcie

nationale et montrent que l’union (du Même et du prochain) fait la force et que progresser seul c’est

mourir seul. A la place de l’autarcie mégaspatiale, on parle de l’OMC. Mais, est-il vrai pour autant

que l’autarcie économique n’existe plus ? En Europe par exemple, certains pays ont refusé l’euro

par peur de perdre la valeur de leur monnaie ou par d’autres raisons qui échappent à notre

entendement. L’Angleterre en est un exemple par excellence. Au niveau du marché mondial, a-t-on

vraiment dépassé l’autarcie mégaspatiale ? Les produits agraires africains sont vendus à bas prix et

les produits externes pèsent d’un poids sans précédent. Ainsi, à toute échelle, nationale ou

internationale, l’heure est au primat du Même. Le prochain est étouffé et rendu impuissant. C’est

pourquoi Lévinas s’est donné pour tâche de redonner au prochain sa dignité sans attenter au Même.

Cependant de nos jours, la négation du prochain ne se situe pas seulement au niveau

politique, économique mais également culturel comme nous le verrons en dernier lieu de ce

chapitre. Il y a certaines idéologies et même religieuses qu’on peut rencontrer, négatrices de

l’altérité de l’autre homme, en l’occurrence la Sharia islamique qui va faire l’objet de notre

réflexion dans ce sous chapitre avant de parler de l’ethnofascisme comme perversion de l’ethnicité.

1188 ibid., p.75

337

I.6 : La dégénérescence de l’identité religieuse : cas de la sharia islamique

Lévinas n’est favorable qu’à cette religion pour laquelle l’amour de Dieu et l’amour du

prochain sont inséparables. Pour lui, au regard de l’amour, le prochain passe avant tout car il est le

lieu de l’altérité absolue, la trace de l’absolument Autre qu’on ne rencontre nulle part si on ne va

pas au-devant de n’importe qui ; car pour lui, mon prochain est tout autre homme, c’est autrui

jusque dans la figure de l’étranger, de l’ennemi. C’est le prochain en tant qu’Autre, si différent qu’il

soit de Moi.

Dans cette perspective, la religion rejoint l’idéal qui est l’exigence absolue du respect du

prochain ; en cela, elle se présente paradoxalement comme une voie profane de la relation éthique

vécue comme service d’autrui. C’est également l’idée force qui traverse cet article publié dans la

revue : La laïcité sous le titre « La laïcité et la pensée d’Israël » un article réédité dans Les imprévus

de l’histoire aux pages 177-196. Lévinas y écrit notamment que : « Dans le judaïsme, le conflit ne

peut surgir parce que, pour lui, le rapport avec Dieu ne se conçoit à aucun moment en dehors du

rapport avec les hommes. Le sacré (…) ne se manifeste que là où l’homme reconnaît et accueille

autrui1189

».

Cependant, par rapport à l’Islam, le cas de la nigériane rapporté par le journal hebdomadaire

d’information, Le Point 1531, du vendredi 18 janvier 2002 nous montre le contraire et nous permet

de mettre en évidence cette réalité qui est la sharia islamique. En effet, Safiya Husaini, une veuve de

35 ans, divorcée, avait donné naissance à un enfant en février 2001 à Sokoto au nord du Nigéria.

Selon la loi islamique, c’est-à-dire la sharia, cette femme, disent certains interprètes de la dite loi est

coupable d’adultère et par conséquent sa sentence est claire : elle doit être lapidée.

De fait, le châtiment consiste à enterrer la coupable à mi-corps et la lapider jusqu’à ce que

mort s’ensuive1190

. Mais, où est l’homme avec qui la femme a commis l’adultère et quel est son

sort ? Un grand silence ! Cette condamnation crée des troubles, des tensions dans la politique de la

justice et remet en cause la liberté humaine ici esclave de la religion.

Dans la vie courante, l’Islam est souvent vu comme une religion du fanatisme et du

fatalisme. Il faut convertir les non-musulmans au nom d’Allah, condamner au nom d’Allah voire

tuer à son nom.

1189 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.182

1190 M. Duteil, « Bataille contre la Sharia », in Point, n°1531, vendredi 18 janvier 2002, p.40

338

Suite à des événements comme les attentats qu’ont subi les Etats-Unis d’Amérique le

11/09/2001, ou les menaces de condamnation de la jeune femme nigériane Amina Lawal ainsi que

Safiya Husaini, les conflits entre le nord et le sud du Soudan, les affrontements réguliers dans les

villes comme Kano au Nigéria, très vite c’est la sharia islamique qui est indexée dans le rigorisme le

plus total. Tout cela nous amène à nous demander si Dieu a confié à Mohamed des révélations

allant contre l’homme ou alors il s’agit tout simplement d’un problème d’interprétation des

Ecritures. Limitons-nous pour cela au cas du Soudan et à celui du Nigéria.

Il existe dans l’Islam une tendance qu’on nommerait extrémiste. C’est la tendance de ceux

qui soutiennent le caractère essentiellement divin du Coran, livre saint des musulmans. Selon Pierre

Pichot, « le Coran est incrée, c’est-à-dire qu’il est pensée même de Dieu, antérieure à toute création

et reflétée en quelque sorte par la voix de l’Archange, puis par celle du prophète, pour être connue

des hommes1191

». Une telle vision ne fait que fonder l’idée selon laquelle le Coran est tombé du

ciel.

L’archange Gabriel a transmis fidèlement à Mohamed les recommandations de Dieu, et

Mohamed à son tour les a transcrites, servant tout simplement de « porte-plume à la pensée divine,

sans faire intervenir sa subjectivité1192

». Voilà pourquoi Mohamed Arkoum a pu dire que

« psychologiquement, la conscience musulmane a intégré (…) la croyance que toutes les pages du

Coran contiennent la parole de Dieu1193

».

Par conséquent, aucune interprétation humaine ne peut être appliquée au Coran. Toute

tentative d’exégèse y est vue comme un sacrilège. Rien de surprenant donc qu’après quelques

tentatives très vite réprimées au IXème de notre ère, le tout premier texte Mu’tazilite, c’est-à-dire

exégétique du Coran connu puisse dater de 1921 et même, l’on pourrait dire qu’un tel travail se

faisait dans la clandestinité.

C’est ainsi qu’au Soudan, nous rapporte toujours Nicolas Clément, un intellectuel,

Mahmoud Mahmoud Taha, a été exécuté en 1985 pour avoir proposé une relecture éclairée du

Coran, car la sharia condamne à mort l’apostasie : « lorsque les hypocrites viennent chez toi, ils

1191 P. Pichot cité par N. Clément, « Islam, pour une théologie de la liberté et de la raison », in Etudes, octobre 1991,

p.392 1192

ibid. 1193

Mohamed Arkoum cité par N. Clément, « Islam, pour une théologie de la liberté et de la raison », op.cit., p.393

339

disent : nous attestons que tu es l’apôtre de Dieu. Dieu sait bien que tu es son apôtre, et il est témoin

que les hypocrites mentent (…) ce sont tes ennemis. Evite-les. Que Dieu les extermine1194

».

Voilà donc une prescription coranique sur laquelle un musulman pourrait s’appuyer pour se

faire des ennemis et même pour les tuer, car Allah ne pardonne pas l’apostasie selon le même texte

au verset 6. C’est ce qui a provoqué des émeutes au Nigéria à Kafanchan et Kaduna, après le

discours d’un musulman converti au christianisme. Il est considéré comme apostat. Bien plus, les

Ibo (une des ethnies nigérianes) souvent chrétiens sont régulièrement accusés de sacrilège et donc

décapités comme ce fut le cas à Kano en 1994 ou lynchés comme à Sokoto en 1995.

Par ailleurs, notons que de telles pratiques, dans des pays comme le Nigéria et le Soudan, ne

sont pas forcément contre la loi en vigueur. Au Soudan, par exemple, la dictature de Jaafar

Muhammad Nimeiri insistua les articles 4 et 9 des constitutions de 1973 et 1985 respectivement,

reconnaissant la sharia plus rigoureuse au détriment des autres sensibilités religieuses1195

.

Parallèlement, nous rencontrons au Nigéria une identité musulmane supérieure à la citoyenneté

nigériane. C’est ce qui a abouti à des positions extrêmes comme celle du nigérian Cheikh Ibrahim

El-Zagzaki lorsqu’il affirme : « ce qui est important, c’est ce que nous vivions en accord avec notre

foi, et non que le Nigéria soit uni1196

».

Ces manières de comprendre le message prophétique reçu par Mohamed, de vivre la foi

islamique semblent extrémistes dans la mesure où elles arrivent à légitimer toute violence au nom

de ce qui est considéré comme sacré. Sachant que la violence va à l’encontre de la volonté de celui

qui subit, sauf si l’on est dans l’optique d’un masochisme qui est lui-même quelque chose

d’anormal, il résulte que toutes les exactions commises sous le couvert d’une stricte application de

la sharia ne sont que des entreprises négatrices du prochain. Ceci est d’autant plus vrai que toute

religion devrait viser le bonheur de ses adeptes et en même temps considérer la différence,

l’assumer tout en la reconnaissance dans sa diversité.

D’ailleurs, une bonne partie de musulmans se rend compte de la nécessité de renoncer au

rigorisme de la sharia islamique. Sans sombrer dans un quelconque relativisme qui dénaturerait la

religion musulmane, nous pouvons remarquer que ce qu’on y trouve comme prescriptions sur la

prière et sur la vie morale ne va pas sans résistance. Après les sondages réalisés à Ouagadougou par

1194 Coran LXIII, 1et 4

1195 Toutes ces informations sont données par Marc-Antoine Perousse de Montclos, « Nigéria et Soudan : y a-t-il une

vie après la sharia ? » in Etudes, op.cit., p.453 1196

Cheikh Ibrahim Al-Zagzaki cité par M-A. Perousse de Montclos, « Nigeria et Soudan : y a-t-il une vie après la sharia ? », p.453

340

exemple, 11% de musulmans adultes jugent impossible de respecter la monogamie et d’éviter

l’adultère ; 19% de personnes interrogées trouvent que le jeûne du Ramadan est une vraie

souffrance ; 13% de personnes jugent qu’il est difficile de persévérer dans la prière (cinq fois par

jour avec un nombre déterminé de courbettes) et accomplir les rites qui l’accompagnent : se laver

les mains, les oreilles, la tête, aller à la mosquée.

A Adjamé, 54% des adultes sont du même avis en ce qui concerne les privations du

Ramadan et les rites de la prière, les scolaires quant à eux formulent les mêmes critiques à

Ouagadougou, à Abidjan et à Bamako au sujet des interdits sexuels1197

. Cependant, remarquons

qu’il ne s’agit là que du point de vue de certains musulmans qui pourraient être considérés par les

autres comme des paresseux. Mais cela n’annule pas l’exigence d’apporter à la pratique de leur

religion, ce que Lévinas appelle « la responsabilité pour autrui1198

».

Ceci dit, nous pensons que tout se passe, au sujet de la sharia, comme si elle seule

constituerait tout le contenu de la foi musulmane car dans l’Islam, il y a bien d’autres valeurs

comme la miséricorde, le partage, la vie de communauté qui sont souvent occultées. Et même, il

existe des musulmans, à l’exemple de Mahmoud Mahmoud Taha (que nous avons cité plus haut),

qui propose de joindre la raison au message reçu par Mohamed. Cette deuxième tendance

progressiste de l’Islam semble être plus humaine. De ce fait, elle nous emble plus proche de la

pensée de Lévinas pour qui « la vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation

d’homme à homme1199

».

En quoi est-ce que le fascisme africain démocratural, politico-économique des Grandes

Puissances Mondiales et le tribalisme qui mène à l’ethnofascisme que nous allons développer après

ce sous chapitre ainsi que le rigorisme islamique sont-ils négateurs du prochain ? Tel a été notre fil

conducteur lorsque nous avons entrepris de réfléchir sur cet avant dernier chapitre de notre travail.

Les raisons et la manière dont nos chefs d’Etat dirigent et la manière dont les Grandes Puissances

Mondiales mènent la politique basée sur les intérêts économiques témoignent d’une méchanceté

exceptionnelle. Et Lévinas a pu voir une mise en cause de l’humanité même de l’homme.

Tuer au nom d’Allah, voilà le problème crucial qui se pose dans l’Islam et plus précisément

sous prétexte de la sharia. N’eût été ce beau prétexte, où est-ce que les terroristes auraient trouvé

leur énergie pour inquiéter certaines puissances du monde ? De toutes les façons, ces pratiques

1197 E. Messi Metogo, Dieu peut-il mourir en Afrique ? Paris-Yaoundé, Karthala-UCAC, 1997, p.107

1198 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.123

1199 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.183

341

posent le problème de la place du prochain et de l’homme tout court dans une telle conception de

Dieu.

En effet, lorsque, au nom de l’appartenance tribale, l’on arrive à vouloir l’extermination de

la tribu voisine et à œuvrer dans ce sens, nous militons en réalité pour un cercle de violences

inédites. Les chiffres pour le seul Rwanda en disent grand-chose. Telles sont les philosophies ou

mieux les idéologies qui font obstacles à la philosophie lévinassienne. Lévinas en bâtissant sa

philosophie, n’était pourtant pas naïf. Il en a proposé les moyens tels que développés dans la partie

précédente.

En traitant par exemple de la question de la primauté du prochain sur le Moi, Lévinas a

voulu repenser les bases d’une ouverture au prochain. Quand il expose sa thèse sur le caractère

éthique du visage, Lévinas veut interpeller la conscience de chacun pour éviter tout acte de

violence. De même, lorsqu’il parle du caractère unique de la personne et du prochain en particulier,

Lévinas voudrait qu’on l’accueille, respecte, aime comme tel dans son étrangeté, mais le vécu au

quotidien montre le contraire. C’est le cas par exemple de certains pays où sévit du tribalisme ou de

l’ethnicisme que nous nous proposons d’analyser car ne reconnaissant pas la place du prochain.

I :7. Du tribalisme à l’ethnofascisme : une perversion de l’ethnicité

On peut à juste titre se demander s’il suffit de ramener le fait de la violence au domaine

politique pour tout expliquer. Les logiques de la politique ne sont pas les seules à engendrer la

violence ou la guerre au sein d’un groupe humain donné. Il n’est pas donc vain de rechercher par

exemple les origines de ce phénomène dans les héritages culturels ou dans les zones opaques du

système des représentations collectives et des imaginaires sociaux des membres ou des groupes

concernés.

En recourant au mot « faisceau » au sens où il était employé autrefois dans l’Italie du siècle

dernier et en relation avec l’histoire romaine d’autrefois, Hubert Mono Djana, un philosophe

camerounais a construit un néologisme pour désigner l’auto-affirmation hégémonique d’un groupe

ethnique au sein d’un Etat constitué en vue de prendre ou de conserver le pouvoir. D’après lui :

« l’etnofascisme, c’est la volonté de puissance d’une ethnie ou l’expression de son désir

hégémonique, qui prend soit la forme du discours théorique, soit celle d’une mêlée ouverte dans la

polémique, soit celle d’une organisation systématique sous la forme d’un mercantilisme conquérant.

342

Au plan philosophique du moins dans le sens nietzschéen du terme cette volonté de puissance est

une figure de la négation de l’autre (…)1200

».

Et d’ailleurs, « au plan historique, c’est-à-dire concrètement, cette figure se fait négation

physique de l’autre ou négation symbolique (…)1201

». L’ethnofascisme comme auto-affirmation

d’une ethnie ou d’une tribu est donc la traduction au niveau philosophique et politico-idéologique

d’une volonté qui se fait conquérante et tyrannique. Et donc, il est nécessaire qu’il soit un lieu de

violence passionnelle, de négation, d’écrasement ou d’asservissement du prochain, bref

d’anéantissement de toute altérité ethnique.

Dans une société dont l’organisation du gouvernement repose avant tout sur des

considérations tribales, l’individu n’existe plus. Peut-on espérer une responsabilité individuelle de

la part des personnes vivant dans une société où c’est le groupe et non l’individu qui est le véritable

sujet moral ? Dès lors qu’il n’existe que la seule responsabilité collective, la famille et la tribu

entière sont alors les seules responsables devant les autres groupes, des actions de tous les membres

comme l’affirme Cassirer : « Quand un crime est commis, il n’est pas imputé à l’individu. Par une

sorte de virus ou de contagion, ce crime rejaillit sur tout le groupe. Personne ne peut échapper à la

contagion. Vengeance et punition sont alors dirigés contre le groupe fautif, qui est pris comme un

tout1202

». Dans un tel contexte social où l’individu est assimilé au groupe auquel il appartient, il

n’est plus nécessaire de se venger sur le criminel lui-même. Il suffit de tuer un membre de sa

famille.

Ainsi, au plan politique, l’axiome fondamental de l’ethnofascisme s’énonce exclusivement

sur l’unique forme d’un pouvoir qui ne tolère aucune contestation, tant pratique que théorique ; il

trafique, il défigure ou ignore tout simplement la contribution des autres à la construction de l’Etat

et à l’édification de la communauté nationale.

En effet, l’ethnofascisme est assez proche du racisme. C’est un racisme déguisé découlant

d’une représentation sublimée de soi, consécutive à une construction délibérément anlaidie du

prochain qu’on érige en objet de mépris. En ce sens, l’ethnofascisme est, comme disait Sartre à

propos de l’antisémitisme, « un choix libre et total de soi-même, une attitude globale que l’on

1200 H. Mono Djana, cité par Sindjoum Pokam in La philosophie politique trahie : le monofascisme, Yaoundé, Ateliers

Silex, 1987, p.48 1201

ibid. 1202

E. Cassirer, Le mythe de l’Etat, op.cit., p.388

343

adopte (…)1203

» vis-à-vis du prochain. L’ethnofascisme construit lui-même l’objet de sa fureur et

de son animosité. Sa passion « devance les faits qui devraient la faire naître, elle va les chercher

pour s’en alimenter, elle doit même les interpréter à sa manière pour qu’ils deviennent vraiment

offensants1204

.

A l’analyse, l’ethnofascisme apparaît alors comme une affirmation unilatérale et sans appel

d’un particulier au détriment du général. Comme affirmation d’une partie contre le tout, il

déséquilibre et affaiblit nécessairement le lien social. Lorsqu’à l’intérieur d’un Etat constitué, un

groupe ethnique s’auto-marginalise et se mobilise activement pour conserver, à des faits tribalistes

ou régionalistes, le pouvoir politique que le peuple tout entier a confié au chef pour le bien de tous,

c’est le principe même de l’Etat qui se trouve remis en question. Et dans un régime ethnofasciste, le

chef de l’Etat, désormais réduit à n’être plus que le représentant de sa tribu, se trouve condamné à

ne jouer que le jeu de la « politique du ventre » tout en faisant semblant de ne pas se livrer à ce jeu.

Au plan strictement philosophique, la famille comme l’ethnie ne sont-elles pas

exclusivement marquées par des considérations trop affectives qui doivent être dialectiquement

intégrées sinon dépassées par l’objectivité d’un rationnel étatique ?

Nous pensons que, même sans avoir épuisé la question, Hegel semble avoir suffisamment

montré dans sa philosophie du droit, dans quelle mesure l’Etat était l’universel accomplissant tout

particulier. Et avant Hegel, Aristote montrait déjà une filiation logique, une trajectoire naturelle

d’évolution allant de la famille à la tribu, de la tribu à la cité. « L’éthnofascisme tel qu’il se présente

ouvertement, veut nous faire accomplir le chemin inverse, c’est-à-dire le retour à la subjectivité

particulière au sein d’une objectivité désormais vide1205

».

L’ethnofascisme, c’est la fétichisation pure et simple de son ethnie ou de sa tribu. En termes

de pratique sociale, il se traduit par la volonté d’accaparement systématique du bien commun au

bénéfice de seuls membres de sa tribu et au détriment des autres citoyens. Faut-il encore s’étonner

de ce que le mensonge et la violence sont érigés en stratégies du pouvoir ou en ressorts et principes

de gouvernement.

Parlant du tribalisme, il admet comme dogme qu’il y a des tribus et qu’elles sont en guerre

permanente ouverte ou larvée les unes contre les autres. Leurs conflits irréductibles sont entretenus

1203 J-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, op.cit., p.18

1204 ibid., p.19

1205 J-F. Bayart, La greffe de l’Etat, Paris, Karthala, 1996, p.82

344

par une haine qui fait que la vie de l’autre homme est la négation de la mienne, ce qu’il est et fait est

à mes dépens. Je n’existe qu’en le supprimant ; je ne grandis qu’en le diminuant. Au fil du temps,

l’humanité semble s’installer un peu plus dans l’institutionnalisation du tribalisme. La tribu qui est

devenue un moment capital de la philosophie et de la pratique politique est le lieu par excellence de

l’auto-affirmation de soi et de la disqualification systématique du quant-à-soi des autres.

Du point de vue conceptuel, la tribu n’est pas très différente de l’ethnie. L’anthropologie a

substitué le terme ethnie à celui de tribu sans que cela apporte un changement significatif au niveau

du contenu conceptuel. Si la tribu désigne un regroupement de familles placées sous l’autorité d’un

chef, l’ethnie renvoie à un regroupement géographiquement plus vaste qui a, en son sein, des

composantes linguistiques et des coutumes semblables. L’ethnie est donc le référentiel culturel d’un

groupe social donné. Elle est, écrit Guy Héraud : « une collectivité présentant certains caractères

distinctifs communs de la langue, de culture ou de civilisation1206

». Elle est une construction

identitaire élaborée par la population qui se comprend comme relevant d’une même histoire

partagée sur une même terre au nom et en vue d’un dessein commun. En cela, sans entrer dans

l’interminable débat qui divise aujourd’hui encore les anthropologues sur les définitions, disons que

la différence entre tribu et ethnie est simplement d’ordre sémantique.

En Afrique, alors qu’il n’y avait pas d’ethnies fortement individualisées, la colonisation a

contribué à durcir l’identité ethnique en construisant tout un passé mythique en faveur de telle ou

telle ethnie. Aujourd’hui, la poursuite de la même politique a poussé les ethnies à l’exaltation de soi

et à la dévalorisation de l’ethnicité des autres. Et rendre les valeurs de la tribu incomparablement

supérieures, qualitativement sans commune mesure avec celles des autres, aboutit à nier la

pertinence ethnique du prochain, c’est-à-dire exclut le prochain du champ d’application des règles

morales. Les ethnies sont même devenues si puissantes que le chef tribal est souvent plus respecté

que le chef national.

Lorsque l’appartenance tribale devient l’incontournable prisme à travers lequel on perçoit

les autres, c’est la communauté de sang, attachée à une terre, qui prend le pas sur la citoyenneté et

sur l’inviolabilité de la personne humaine. Du coup, le prochain devient avant tout le différent

déprécié que l’on situe, très loin sur le plan inférieur : le prochain n’est plus avant tout l’autre

citoyen ou l’autre homme avec qui on va travailler à l’édification de la patrie, de la nation ou

1206 G. Heraud, L’Europe des ethnies, 2

ème éd., Paris, Presses d’Europe, 1974, p.26

345

simplement de la famille humaine. Il n’est rien d’autre qu’un adversaire qu’il faut combattre et

tenter d’éliminer pour prétendre gagner sa place au soleil.

L’idéologie tribale qui découle d’une telle appréhension négative de l’altérité culturelle n’a

d’autres finalités que la défense des intérêts de la tribu que l’on considère comme étant le seul socle,

l’unique matrice socio-culturelle nécessaire à l’individu pour son développement, son

épanouissement et son maintien au sein d’une formation sociale donnée. La réalité tribale qui est

loin d’être négative en soi devient dangereuse lorsqu’elle se transforme en idéologie tribaliste, c’est-

à-dire lorsque la tribu est posée comme début et fin dernière de l’homme.

Ici, un penchant, une inclination, un sentimentalisme égoïste éloigne l’individu du groupe

national par exemple pour le loger et l’enfermer dans son groupe tribal. Désormais, confiné dans sa

tribu, il ne pense plus qu’au nom de cette dernière et n’agit qu’en sa faveur, c’est-à-dire contre les

autres tribus constitutives de la nation, autrement dit, contre le prochain. Cette perversion de la

conscience tribale, qui place l’individu au service de sa tribu et au détriment de la nation, génère au

niveau social, le fanatisme et la violence.

Dès lors, la conscience tribale appelle une lucidité minimale ; car, la reconnaissance par un

individu de sa tribalité, c’est-à-dire de son appartenance à une communauté socio-culturelle

historiquement constituée peut dégénérer en conscience tribale, en conscience aiguë d’une identité

exaltée à l’extrême. Et un tel « paganisme des racines1207

» est essentiellement selon Jacques

Derrida ségrégationniste, agression quotidienne du prochain dont on fige l’identité dans une

constitution immuable à laquelle on reconnaît des propriétés, des vertus ou des données qualitatives

déposées éternellement en elle par la nature.

Dans cette optique essentialiste et fixiste selon laquelle toutes choses auraient été

déterminées chacune selon son espèce à la création du monde, le tribaliste pense que : « telles les

ethnies ont été depuis le commencement, telles elles sont aujourd’hui et seront demain. Il faut

ajouter telles elles doivent être demain, comme devoir et inéluctable nécessité. L’ethnie, c’est la

nature même comme destin immuable, comme lot de nécessités qualitatives et distinctives1208

».

Dès lors que l’ethnie cesse de se percevoir comme une entité particulière nécessairement

intégrée à un ensemble politique plus vaste dont elle n’est qu’une composante parmi d’autres,

l’individu n’existe pas. Il est tout au plus le « spécimen » qu’on peut penser et expliquer par le

1207 J. Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, op.cit., p.15

1208 F. Eboussi Boulaga, La crise du Muntu, op.cit., p.46

346

faisceau des prédéterminations qui composent « l’être » de son ethnie dont on veut ainsi, et a priori,

dériver sa pensée, ses sentiments, voire ses options politiques, soit pour les louer, soit pour les

condamner. Dans un tel contexte d’interprétation, « chaque homme n’est réel qu’à vivre les

archétypes constitutifs et normatifs des réalités tribales1209

».

Lorsque ces conceptions de l’individu et de l’ethnie se conjoignent dans la pratique

politique, elles ne peuvent que jeter la suspicion sur les citoyens. On renonce alors à penser

l’homme comme un être existant dans un concret existant et divers. On se refuse à le penser et à

l’approcher comme être unique et irremplaçable. Il n’est plus que le représentant de sa tribu. Une

telle surévaluation ontologique de la détermination tribale ne dispose-t-elle pas à des totalitarismes

mutilant à défaut de composer avec eux ?

Pour clore ce chapitre, nous pouvons dire que la pensée occidentale critiquée par Lévinas

fonde une civilisation individualiste qui donne la priorité au soi, elle exalte le « je », qui organise

tout à partir de lui-même : c’est le primat du sujet, du Même au détriment du prochain. A cet égard,

la philosophie occidentale prend une direction inquiétante qui a des répercussions sur la vie morale

et sociale de l’homme, car ce dernier ne lutte que pour soi et s’isole pour jouir de son intimité. C’est

une insularité, une sorte de repli sur soi que Lévinas appelle « ipséité1210

».

Une autre tendance va plus loin en niant l’existence du prochain, elle voit en autrui un

obstacle qui se dresse devant le Moi, il provoque la chute du Moi. Tel est le cas de Jean-Paul Sartre

lorsqu’il affirme : « Ma chute originelle, c’est l’existence de l’autre1211

». C’est pour dire que les

rapports entre le « Je » et le « Tu », sont, avant tout, source des conflits et des rivalités, où le

prochain est un ennemi à combattre ou à éliminer tout simplement. C’est ainsi que Hegel affirmera

en disant : « chaque conscience poursuit la mort des autres consciences1212

». Et Sartre est de

renchérir dans ses cris de révolte d’un des personnages de Huit-Clos : « L’enfer c’est autres1213

».

Bref, Lévinas conteste la pensée occidentale parce qu’elle accorde le privilège au Moi qui, à

partir de sa centralité, colonise le monde ; elle se définit essentiellement par ses pouvoirs :

« merveilles de l’homme occidental, (…) idéal de l’homme satisfait à qui tout le possible est

1209 ibid., p.48

1210 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.25

1211 J-P. Sartre, L’être et le néant, op.cit., p.96

1212 Hegel, La phénoménologie de l’esprit, tome 1, Paris, Aubier, 1965, p.146

1213 J-P. Sartre, Huis-Clos, op.cit., p.92

347

permis1214

». Pour lui, il faut substituer une autre expérience de la subjectivité qui part non pas du

Moi, mais où la priorité ou l’initiative appartient au prochain qui fait irruption dans le monde qui est

le mien sans que je l’aie choisi, au prochain qui me regarde par son visage.

Cependant, comme nous venons de le voir, la pensée occidentale n’est pas la seule à mettre

l’humanité du prochain en question car d’autres réalités nous montrent que le prochain est nié, mis

en cause et en danger sur tous les plans y compris l’identité religieuse qui dégénère en idéologie

négatrice de l’altérité ainsi que l’exaltation de son identité tribale ou ethnique qui donne parfois

naissance au tribalisme et à l’ethnicisme jusqu’à l’ethnofascisme.

En résumé, on pourrait dire que la philosophie lévinassienne prône une certaine ouverture

sociale, l’idée de la rencontre et l’humanisme contraires à toute idée de totalité, de ségrégation

comme c’est le cas avec la politique de l’apartheid ou d’exclusion. Pourtant, nous savons que les

Juifs ont terriblement souffert de l’antisémitisme, que Hitler a prôné la purification de la race

aryenne, que la sharia islamique présente des aspects dont l’interprétation pourrait conduire à

l’élimination des vies humaines et que le tribalisme est une forme d’exclusion fondée sur

l’appartenance tribale ou ethnique.

Toutes ces réalités nous amènent à nous poser cette question : jusqu’où la pensée de Lévinas

sur le prochain est-elle vivable ? Autrement dit, cette pensée est-elle une simple utopie ou alors une

réalité que l’homme refuse de reconnaître ? Dans ce chapitre suivant, nous nous proposons de

critiquer la pensée lévinassienne tout en relevant les limites relatives à ce qu’il nous propose afin de

repenser un nouvel humanisme basé sur la reconnaissance du prochain et même son primat sur le

Moi.

1214 « Philosophie et Transcendance », in Encyclopaedia philosophique universelle, tome 1, l’univers philosophique,

Paris, PUF, p.41

348

CHAPITRE II : QUELQUES REFLEXIONS CRITIQUES RELATIVES A LA PENSEE

LEVINASSIENNE

La primauté du prochain qui constitue le nœud, la pierre de touche de la philosophie de

Lévinas trouverait quelques failles, de part le contexte socio-culturel, politico-économique, dans

lequel elle s’est développée, jusqu’à la conception qu’on a, en ce début du troisième millénaire où le

monde devient de plus en plus un village planétaire ; régi par l’idéologie de la mondialisation avec

tout ce qu’elle comporte et toutes les conséquences qui peuvent en découler.

Même si le prochain a la priorité dans son existence, que sa reconnaissance et sa

responsabilité m’incombent et qu’en même temps, la philosophie ne voudrait pas seulement rester

au niveau spéculatif mais au contraire avoir un impact réel, direct et positif sur la vie quotidienne de

la société dans laquelle on se trouve. Il est néanmoins souhaitable de relever quelques insuffisances

d’une telle conception de l’altérité, car elle ne peut que susciter, dans un monde où, de plus en plus

le prochain est victime de violence et d’abus de tout genre, de la curiosité.

En même temps, dans l’indifférence de l’être qu’on retrouve chez Lévinas, « le visage

d’autrui qui apparaît à l’homme porte à l’élévation1215

», au niveau d’une spiritualité digne de la

personne, créatrice d’humanisme historique et culturel. Notons que pour Lévinas, plus que la

liberté, la responsabilité donne les lettres de noblesse à l’individu ; ce qui le transforme en bon

messager d’humanité, en personne créatrice. La philosophie qu’il propose pour un nouvel

humanisme porte les blessures des expériences personnelles que le génocide juif laissa intacte dans

sa mémoire. Et chaque blessure est un dire de fraternité pour tous. C’est pourquoi le visage, la partie

sensible, la plus fondamentale de la personne, s’érige en un absolu de respect. Le visage est avant

l’histoire, gardant même la priorité sur l’être, et marque le départ du sens moral de ce dernier. Il

représente un dire sans parole de l’âme humaine, qui énonce l’impératif catégorique « tu ne tueras

point ».

Malgré l’émotion que cette philosophie humaniste peut susciter, nous n’en voyons là un

idéalisme qui échappe à l’histoire. Le visage du premier homme dans son innocence, personne à

l’image de l’Eternel, écrit l’histoire de l’humanité, à partir d’une tromperie d’un autre visage

complice, celui d’Eve. Autrement dit, cette autre conception nous montre que le visage du prochain

qui n’est pas développée par Lévinas a conduit à la chute existentielle de l’homme. La personne

1215 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p.83

349

humaine reflète la transparence de la lumière et l’audace de la nuit. L’obscurité lui prête ses

mystères pour s’affirmer dans le mal, le fractricide sort du premier regard du visage. Et le meurtre

s’inscrit dans l’être comme héritage maudit, comme assis sur le front, la place la plus élevée du

visage pour consacrer l’homme dans l’immédiateté du crime.

Le visage porte le signe du péché (celui d’Adam et Eve), pire encore, celui du meurtre

(Caïn). Avouons pourtant qu’il révèle aussi le signe du salut (dans la Personne du Christ). L’homme

possède le savoir tant de la création que de la destruction. Contrairement aux animaux, il ne saurait

se passer de la morale dans ses relations avec « les autres visages » ; tout dire a une signification

pour l’être ; rien n’est aléatoire dans le verbe des hommes. Il n’ya pas de gratuité linguistique dans

la recherche de la destinée humaine.

Ce qui élève l’homme au rang de personne, à savoir ce qui donne un sens onto-axiologique à

l’individu, c’est qu’il existe, pour la plupart des hommes, une justice dépassant les règles

conventionnelles et impliquant, très souvent, une providence dans l’être. Cette providence n’est pas

nécessairement théologique. La personne est ainsi inclinée à croire que dans le devenir des choses,

on est puni pour ses crimes ou récompensé pour ses vertus. Autrement dit, seul l’homme a

l’impression que l’absurde ne domine pas, seul, le monde et que la nature, dans ses mystères

inexplicables, devient la source de significations morales pour son existence.

Dans ce contexte, l’individualité, comme prise de conscience de ses spécificités, est un

sentiment propre à l’homme. La conscience que celui-ci a du monde lui indique la totalité de son

existence comme visage qui parle aux autres et qui réclame un traitement proportionnel à son

visage. Chacun doit être jugé selon ses œuvres. La responsabilité humaine est d’abord personnelle,

à savoir qu’elle renvoie à un visage particulier avant d’engager les ensembles sociaux.

On ne peut donc pas tenir pour responsable un innocent ; on ne peut pas se culpabiliser pour

les fautes des autres, ce qui pousse les coupables à se « déresponsabiliser ». Cela va contre l’idée de

justice, contre même les finalités de la personne. Seul Dieu, dans le mystère de l’agapè, à savoir

dans son immense miséricorde, pour l’homme, a assumé la culpabilité universelle pour le sauver, et

lui montrer qu’étant à l’image de Dieu, il peut connaître le salut. Mais la pensée de Lévinas n’est

pas théologique. Ses thèses sont dépourvues de prolongements mystiques. Malgré sa thèse sur le

désintéressement de la personne, son humanisme n’est pas à l’abri de l’hybris, la démesure

existentielle : le dessein de remplacer le divin par l’homme, certes hybris sacré et utopique.

La bonté de Lévinas exige des personnes au nom du visage dénudé, est incontestablement

d’une grande noblesse ; il n’en comporte pas moins des inconvénients sérieux. Comment est-il

350

possible de regarder les visages des criminels nazis qui ont fait périr tant d’enfants et d’y voir le

commandement « tu ne tueras point » ? Comment est-il possible d’éprouver de la miséricorde et

d’aller jusqu’à l’expiation pour leurs fautes, pour ceux qui ont inventé la pire des sciences du mal,

les crimes des camps d’extermination ? Le visage dénudé d’un tel auteur de crime ne saurait appeler

à l’humanisme de l’autre homme, du prochain comme nous l’avons évoqué plus haut ; car la

cruauté a effacé tout chemin de retour à un humain qu’elle a anéanti.

Des visages pareils n’inspirent que des sentiments d’indignation et appellent une justice qui

ne saurait connaître la charité. Une générosité envers les négateurs de l’essence de l’être équivaut

au mépris le plus profond de la personne. C’est propre à la personne, au nom de la liberté qui le

distingue des bêtes, d’être assignée dans la part de la culpabilité qui lui incombe. La substitution en

occurrence se révèle comme un acte anti-humain.

Par une sorte de surenchère, certains font de l’éthique lévinassienne un nouvel idéal, une

panacée spirituelle, une éthique du tout-pour-l’autre : il faut se sacrifier pour lui, le remplacer dans

ses épreuves, répondre pour lui, reconnaître d’avance qu’on est coupable envers lui, (…). La

question que nous nous posons est la suivante : et si tous les autres réclament également leur part de

Moi, où vais-je donner de la tête ? Ne vais-je pas risquer d’être injuste en donnant plus à celui-ci

qu’à ceux-là ? On a donc aujourd’hui un étrange clivage : d’un côté une éthique du tout pout l’autre,

d’une bonté « folle », qui voit dans chacun la transcendance se « révéler », et de l’autre, une logique

gestionnaire solide et multiforme où ceux qui « ne jouent pas le jeu » ou n’entrent pas dans le bon

cadre, basculent vite dans le néant.

L’éthique de Lévinas appelle à « répondre pour l’autre », à être responsable du prochain, à

pouvoir le remplacer dans l’épreuve, à s’accomplir dans l’amour qu’on lui porte, à voir dans son

visage l’écriture même de la loi morale et l’interdit de la transgresser. Elle pose qu’on n’est jamais

assez proche du prochain. Faut-il vraiment critiquer cela ? Pourquoi ne pas seulement constater que

ces appels, notamment au don pour le prochain, sont très voisins de ceux du Christ et connaissent le

même sort ; c’est-à-dire qu’ils sont vénérés puis doucement écartés, parce qu’il faut bien vivre, que

le prochain veut souvent votre peau, que son visage n’est pas toujours très accueillant, qu’il faut un

peu du réalisme. Le même réalisme qui fit que Lévinas nuança cette passion pour le prochain par un

peu de justice : s’il faut tout donner à chaque « prochain », comment faire ? On peut disserter là-

dessus sans dépasser le vieux clivage entre l’idéal et le réel, de sorte que dans cette éthique on se

déclare très impliqué sans vraiment pouvoir l’être.

351

Mais ce n’est pas si simple dans la mesure où Lévinas identifie pensée éthique et ce dernier

est inspiré par l’Holocauste comme symbole limite de l’indifférence à autrui, se veut un rempart

sinon contre le retour de telles horreurs, du moins contre la lâcheté indifférente qui souvent les

conditionne. L’éthique lévinassienne se veut une riposte radicale à l’égoïsme du sujet qui, bardé de

confort et de savoir, ne pense qu’à être, qu’à affirmer son souci de lui-même, oubliant l’injustice

ambiante. Certes, elle a des excès qui semblent la rendre impraticable voire déréelle. En somme,

vous voulez empêcher la barbarie ? Répondez pour le prochain ; devenez des saints. Ailleurs on dit :

imitez Jésus. Et s’il faut que tout le monde fasse le geste christique pour sauver le monde, celui-ci

pourra attendre et pourra souffrir encore longtemps.

Pourtant, cette éthique, en marge de ses excès, est un rappel crucial à tous ceux qui sont

lancés dans de grandes pensées ou de grands idéaux : « le rappel que c’est dans le rapport au

prochain et non dans l’abstraction que le sujet trouve son chemin d’humanité et peut mettre à

l’épreuve ses idées grandes ou petites sur l’existence1216

». Mais ce rappel salutaire, que nous avons

eu à discuter et à interroger bascule d’emblée chez Lévinas dans l’appel à répondre pour l’autre ; il

faut se soumettre à son regard, emblème de la détresse humaine ; se substituer à lui dans l’épreuve

qui l’atteint. De sorte que l’excès de cette éthique n’en est pas un, c’est sa logique même, car

qu’est-ce que chacun peut opposer à cela ? Son rapport à l’être ? Mais l’être n’est autre que le Moi,

dit Lévinas, et ce rapport à l’être n’est autre que notre égoïsme.

Voilà bien le point crucial où cette éthique, comme nous l’avons vu, bascule étrangement. Il

nous faut comprendre pourquoi Lévinas a bradé la pensée de l’être, qui pourtant dans la Bible est

très intense, ce mot clé y étant non pas « Dieu » mais l’être-temps, Yahvé, les mêmes lettres que Ha

Va Yah qui veut dire l’être1217

. C’est clairement autour de l’être, de la question de l’être, que s’est

joué le drame de Lévinas en ce qu’il’a de pathétique : au prix d’un sacrifice de soi, d’un poignant

renoncement à la pensée biblique de l’être, Lévinas démuni, acculé, fut obligé de se replier sur cette

posture fragile, qu’il mit toute son intelligence à rendre extrême, intéressante à force d’être

intrigante, mais aussi peu utile qu’une exhortation passionnée : consacrez-vous au prochain ! Votre

rapport à l’être, c’est lui qui le détient. Vieil appel judéo-chrétien, on n’a même plus à se demander

pourquoi.

1216 D. Sibony, Don de soi ou partage de soi ?, op.cit., p.9

1217 ibid., p.10

352

Ce renoncement à la pensée de l’être se révèle d’autant plus tragique que cette pensée,

contre laquelle Lévinas dresse son éthique, fut développé par Heidegger, promu en France par le

même Lévinas, qui la rejeta après la guerre devant l’horreur de l’Holocauste et l’option nazie de

Heidegger. Il s’agit donc de comprendre ce qui a fait produire à un homme une pensée à l’évidence

excessive ; se sacrifier pour le prochain, répondre pour lui, où qu’il soit et quel qu’il soit, une

pensée que son auteur n’a semble-t-il pas appliquée comme nous allons le constater dans ce même

chapitre, ne répondant à ce point ni de ses proches ni de ses lointains. Et ses adeptes aussi

perpétuent le même décalage : appelant au sacrifice et à la responsabilité pour le prochain sans que

cela ait d’incidence dans leur vie, alors que c’est le support de leur discours.

La conviction semble aussi sincère que décalée du monde réel. Cela mérite d’être interrogé

comme formation singulière du rapport au prochain. Le fait que cette éthique soit intenable n’est

pas son principal défaut, mais ce qu’elle mène tout droit à des ornières où la souffrance humaine

s’accroît de sa méconnaissance. Et du point de vue éthique de l’être, nous constatons que le système

de Lévinas est intenable, incohérente et pourtant comme l’affirme Sibony « à mésure qu’on le

découvre, qu’on l’interprète, on n’a pas grande envie de le dénoncer1218

». Lévinas a été traumatisé

par le nazisme, d’un trauma qui a secoué bien des fantasmes, qui les a fait s’effondrer, laissant notre

homme désespéré côté pensée, pour laquelle il était doué. Ceux qui se croient plus forts, s’ils

passaient par ce type d’épreuves, auraient peut-être produit les mêmes impasses.

Que gagne-t-on à faire de l’acte nazi le symbole de l’impensable ? Faut-il payer de sa pensée

le respect dû aux victimes ? Faut-il la sacrifier pour maintenir l’emblême de la faute absolue,

inexpiable ? Et cet appel à se consacrer à autrui pour y accomplir l’humain, cet appel que les acteurs

de l’humanitaire jouent comme ils peuvent, serait-il notre seule réponse aux violences ambiantes ?

Nous pensons qu’il y a ici une autre possibilité de poser des jalons pour une autre éthique que celle

du sacrifice au prochain que Sibony appelle « éthique de l’être », où chacun y affronte son histoire

sous le signe du mouvement d’être qu’il partage avec d’autres, l’enjeu modeste mais crucial, étant

de ne pas trop s’identifier à ce qu’il est mais à ce qu’il est appelé d’être.

Le but n’est pas ici de réfuter l’éthique de Lévinas : ce serait trop facile surtout en partant du

vécu de l’analyse ou du social qui nous entoure. L’objectif est plutôt d’interpréter cette éthique dans

le drame qui l’a produite, et par là, d’ouvrir la voie pour une autre éthique que l’éthique de l’autre

homme, du prochain.

1218 ibid., p.13

353

Lévinas dit que son éthique, du sujet voué au prochain, on ne la décide pas, on y est poussé,

comme par une vocation ; elle exprime « la bonté originelle de la création », elle signifie qu’avant

de « prendre pied dans l’être », l’homme appartient à l’ordre de la bonté. Et la question que nous

pouvons nous poser est celle de savoir comment, peut-on être bon avant d’être ? N’est-ce pas dans

le mouvement de faire sa vie, de la recréer, qu’on peut faire preuve de bonté, c’est-à-dire trouver

que « c’est bon » sur un mode qui convient à l’être ? Si nos actes font du bien, ce bien nous atteint

en même temps qu’il fait le détour par quelques autres : est-ce à dire qu’il consiste dans ce détour ?

Le bien que vous faîtes débordé l’autre en même temps qu’il vous déborde. Son ressort est-il la

souffrance du prochain ou le détour qu’elle fait en éveillant en vous un certain manque qui vous

atteint autant que lui ?

Lévinas dit la vérité de son éthique : il faut être le Messie des autres ; être humain, c’est être

sauveur, consolateur, messie. « Le fait de ne pas se dérober à la charge qu’impose la souffrance des

autres définit l’ipséité même. Toutes les personnes sont le Messie1219

». La tradition juive, elle, a

mis le messie très loin, à l’infini, comme un point idéal, nécessaire à penser mais qu’on ne doit pas

incarner. A sa place vide, dans le creux où manque cette incarnation, la parole symbolique opère :

elle tire de sa mortification l’être souffrant, elle fait la substitution, comme le bélier substitué à Isaac

dans la scène du non-sacrifice. Au fond, la démarche de Lévinas est à l’éloge du christianisme au

sens suivant : lorsqu’on n’a plus la pensée de l’être qui est ancrée dans l’Ancien Testament et qu’on

doit rompre avec la phénoménologie, tout en prenant ses distances avec la métaphysique, sans

pouvoir se rabattre sur une science ou sur l’épistémologie, il reste une morale d’inspiration

christique qui consiste à se consacrer au bien du prochain, d’autrui.

Pour Lévinas, le salut c’est « mon pouvoir de supporter la souffrance de tous1220

». Chez lui,

l’être humain est « requis » non pas par l’être mais par l’autre, par son visage. Et puisque je lui dois

tout, je le possède, c’est Moi qui deviens le vrai Dieu. En outre, sa définition du prochain comme

celui qui « est ce que je ne suis pas » pose problème dans la mesure où les problèmes avec lui

viennent de ce qu’il est aussi en état de partage avec ce que je suis ; sa perte d’être et la mienne

interfèrent au point que l’une passe pour provoquer l’autre. La frontière entre l’un et l’autre est une

passoire ; tous deux veulent être différents et ça les fait se ressembler, d’une ressemblance qui

bizzarément les rend hostiles. Et même si l’on maintient, comme chez Lévinas, que le rapport au

1219 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p.120

1220 ibid.

354

prochain est dissymétrique et que je dois m’ouvrir à lui, répondre pour lui, sans me soucier de ce

qu’il pense de moi, cela n’annule pas la symétrie préalable où je suis le prochain de quelqu’un, et où

chaque prochain est aussi « sujet » que moi.

Mais le prochain, l’autre homme, est-il toujours une victime ? On sent ici le glissement de

cette éthique vers la pente christique : je me moque de ce que me fait le prochain, s’il est violent

avec moi, je pose que dans sa violence aussi il est victime, je peux vouloir le sauver d’elle, la

prendre sur moi, pour moi … On n’en est pas à tendre l’autre joue, mais ce n’est pas si loin que ça.

Revenons à la scène : le prochain y est un homme qu’on déporte pour la mort, pendant que vous

êtes là à vous soucier de votre confort. L’éthique en question tient bon ; vous devez la priorité à cet

autre, à ce prochain, sinon elle chute : vous jouissez de son départ. Mais, suffit-il d’être obsédé pour

être meilleur ? Ou faut-il être toujours sous le regard de cette scène et la prendre pour matrice ou

symbole de la scène sociale ? Est-elle la scène-limite du social ou est-elle son symbole même ? De

fait, nul n’a justifié l’éthique lévinassienne sans renvoyer à la Shoah.

Et justement, certains peuvent dire : peut-on penser l’éthique sans la Shoah ? Mais tenir

compte d’Auschwitz, est-ce prendre pour scène modèle la scène de la déportation ? N’est-ce pas

plutôt combattre la haine identitaire et ses fixations collectives qui ont permis Auschwitz, ainsi que

la lâcheté de ceux qui laissent faire, lâcheté qui est aussi haine de l’être ? Les combattre, n’est-ce

pas tirer l’impasse identitaire, celle des Moi pleins d’eux-mêmes et celle des Moi souffrants de vide,

vers l’appel d’être qui lui manque ? Plutôt que de prétendre, moi, payer l’appoint, combler le déficit

identitaire des haineux, et m’offrir comme si j’étais l’être en personne.

Lévinas dit que ce qu’il vise c’est la sainteté, « la seule valeur absolue, à savoir la possibilité

humaine de donner sur soi priorité à l’autre. Je ne crois pas qu’il y ait une humanité qui puisse

épuiser cet idéal …1221

». Là encore, si cette priorité du prochain est priorité de souci, d’attention ;

disons qu’elle est souvent réalisée : l’homme vulgaire mais adapté au réel sait qu’il faut sortir de

son nombril et voir d’abord ce que fait le prochain, ce qu’il fomente. Il sait que se soucier du

prochain est une façon de se protéger et de s’enrichir à tous les sens. Et si cette priorité c’est de le

faire passer avant moi, d’assumer son bonheur avant le mien, ou de mettre mon bonheur à assurer le

sien, on entre dans le champ de la sainteté chrétienne. Le sacrifice à l’autre devient le symbole du

désir de sortir de soi, donc de s’ouvrir à l’être.

1221 ibid.

355

Cette éthique veut rendre impossible un retour du nazisme par la culpabilité. Mais d’une

part, la génération s’y oppose : les fils et les petits fils en ont « marre » d’être coupables des crimes

de leurs pères, et se sentent pris dans une faute qui leur échappe comme dans un piège qu’ils

rejettent. D’autre part, y a-t-il une éthique préventive ?

Dire que « chacun est le Caïn de son frère », c’est oublier que chacun serait également

l’Abel pour son frère ; et qu’il y a d’autres scènes que celle de Caïn-Abel, et que l’on peut être Caïn

de soi-même1222

. Or Lévinas a donc voulu, pour contrer toute barbarie, inverser le geste humain

ordinaire du souci de soi et du partage égoïste : priorité à l’autre homme, au prochain. Mais dans la

vie, s’agit-il de priorité ou de partage reconnu ? Dans un rapport plus ordinaire, si l’autre n’a pas

déjà priorité dans telle rencontre précise, la lui donner c’est le soumettre, prendre sur lui le dessus,

l’enfermer dans votre sphère en lui donnant la première place, vous qui possédez les lieux et qui

contrôlez toutes les places.

Le principe éthique aurait donc pour enjeu la rencontre de la part d’être qui nous échappe ;

l’autre concret, le prochain s’il y est concerné, prend part aussi à cette rencontre, et sa part rencontre

la mienne. Ces parties s’entrecroisent : nous sommes acteurs et partenaires dans la grande partie qui

rejoue à l’infini. C’est pourquoi dire que « l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique

est faux ou plutôt faussé par le rapport sado-maso du tout-pour-l’autre1223

». L’exigence éthique,

plus qu’une nécessité logique, est une implication vivante du rapport à l’être.

Est-ce que j’ai le droit d’être ? demande Lévinas. C’est bien qu’il a le droit d’être réplique

Sibony, qu’il est même appelé à être, à vivre un partage d’être que lui seul peut vivre et nul autre à

sa place. Ou encore, est-ce qu’étant dans le monde, je ne prends pas la place de quelqu’un ? Est-ce

que dans ma quête de place je n’empêche pas quelqu’un de prendre place dans sa vie ? Alors, s’il

s’y accroche, fait de lui une victime de son deuil, et de sa peur d’usurper la place de l’autre, le

prochain victime. Ainsi, tout le monde sera victime.

Qu’est-ce qu’un rapport désintéressé au prochain ? N’y a-t-il pas un risque de lien pervers

où l’autre est piégé dans notre jouissance mise sous l’emblème de la gratuité ? Mais Lévinas

insiste : « l’humanité, c’est l’être qui se défait de sa condition d’être : c’est le désintéressement

1222 D. Sibony, Don de soi ou partage de soi, op.cit., p.67

1223 ibid.

356

(essement vient du verbe être), c’est cela, autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ce n’est pas

être autrement1224

».

Etre responsable de tout, c’est pervertir l’être-responsable, rapporter le tout à soi-même,

avec le risque de mettre ce « tout » à la remorque de ses symptômes. Et cette étrange équation : être

égale moi, d’où vient-elle ? Certes, elle s’applique bien à Heidegger, elle exprime son symptôme,

son repli narcissique où il devient la pensée de l’être qu’il sécrète et rabat sur lui-avec le risque que

l’on sait. Mais alors, le symptôme du Maître devient le dogme du disciple. Cette cruauté de la

transmission est bien connue. Lévinas a reconduit ce fantasme en condamnant son sujet à être un

saint ou un Dieu.

C’est vrai et c’est clair que le visage est le lieu de rencontre entre deux humains. Et le visage

excède le visible, comme la parole excède l’audible. Mais c’est la loi qui me rappelle qu’il ne faut

pas le mettre à l’ombre ; le tuer, le froisser, … Ce n’est pas le visage comme tel contrairement à ce

que dit Lévinas. « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En

même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer » comme nous l’avons si bien développé dans

la première partie. Et d’aucuns ironiseraient : mais, comment font les assassins ?

D’autres, plus graves diront que ceux qui laissent faire les assassins (les masses des gens qui

ont cautionné le nazisme…) peuvent bien voir le visage de la victime qu’on tue ou à abattre, ce peut

même être le visage qu’ils ont aimé, ils savent au moment clé que ce visage les contrarie ; et ils

choisissent cet autre face qui le fera disparaître. De fait, l’appel « ne tue pas », ce n’est pas le visage

du prochain qui me le lance, il peut certes le relayer : « ne me tue pas », c’est mon rapport à l’être,

que les chrétiens nomment Dieu qui l’implique.

Au départ, le rapprochement avec Jésus semble partiel ; Jésus s’octroie tout le savoir. « Mon

Dieu, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font …1225

». Mais, qu’est ce qu’un pardon si vous

pensez que l’agresseur ne sait pas ce qu’il fait ?, qu’il est inconscient, irresponsable, qu’il n’existe

pas comme sujet ? Qu’est-ce que pardonner à des gens qui sont objets de ce qu’ils font, pures proies

de leurs actes ? « Ils ne savent pas …». Et lui sait qu’ils ne savent pas. Mais Lévinas approche le

visage des autres avec l’avantage de savoir leur fragilité. Eux ne savent pas à quel point ils sont

fragiles.

1224 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.24

1225 Lc 23, 34

357

Si lui sait, cela lui donne une certitude, pas une fragilité ; et l’on revient à Jésus-Christ. Ils

oublient que c’est écrit en toutes lettres dans le livre d’Hitler, qu’en 1934, quiconque voulait savoir

savait, « le monde savait » et fermait déjà les yeux en attendant le viol massif. De fait, Hitler dans

son livre, disait tout ce qu’il ferait, et il a fait tout ce qu’il avait dit : la guerre, l’élimination des

Juifs etc. La vraie question c’est plutôt qu’ayant montré que le nazisme était dangereux, ça n’ait rien

fait à personne.

Il est naïf de ramener l’éthique à la pratique sociale, car les questions d’ « éthique » que se

pose tel corps d’experts (médecins, avocats, éducateurs, …) se posent à tous. Simplement, ces

agents y invoquent une certaine loi, fermé sans doute mais rappelant l’idée de loi, laquelle est un

processus infini, puisque dans ces cas critiques que les experts agitent, nulle loi digne de ce nom ne

dit d’avance « ce qu’il faut faire ».

Il y a problème éthique toutes les fois qu’il ya faille dans la loi, passage à vide dans son

procès d’émergence, dans le frayage de son écriture, en principe infinie. Cette cassure inévitable est

le signe que ce processus de loi suit le mouvement de la vie. Mais l’éthique de Lévinas est

d’enfermer le rapport à l’être dans le rapport au prochain, avec comme principe : priorité à celui-ci

est plutôt une morale ; qui est en sa logique : où pour donner à l’autre le pouvoir sur soi il faut déjà

le contrôler, logique qui régit les montagnes pervers.

Du Dieu biblique, symbole de l’être, il est dit qu’il entend les victimes ; il est donc prêt à les

aider, à être autre chose que des victimes. L’idée, depuis Jésus est que c’est banal d’aimer ses amis ;

aimer ses ennemis, voilà le défi. Lévinas a sa surenchère à lui : la sainteté comme nous l’avons

évoqué plus haut « la seule valeur absolue, c’est la possibilité humaine de donner sur soi une

priorité à l’autre ». La logique du tout-pour-l’autre oblige à être un Dieu. C’est donc une idolâtrie.

Lévinas dit que la dette s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte et cette approche d’une

manière ou d’une autre à presque déifier le prochain tout en répondant pour lui, car en principe, les

fidèles répondent devant Dieu mais pas de lui, sauf s’ils l’ont fabriqué. Nous n’oublions pas que

l’éthique lévinassienne a un certain succès, bien qu’on l’évoque plutôt qu’on ne l’applique ; nous

dit Sibony. On l’invoque contre l’égoïsme ambiant. Autre raison du « succès » de cette éthique est

de rappeler l’importance cruciale du prochain, de l’autre ; y compris la constitution du sujet.

Dans la morale, le sujet vise telle « perfection » ou telle « authenticité ». Le moteur du

processus qu’il veuille maîtriser ou produire des actions « bonnes », c’est lui-même, comme sujet.

Lévinas croit « renverser » l’idée morale en posant que l’impulsion éthique ne vient pas de « moi »

mais de l’autre homme, du prochain ; de sa « révélation » à moi, qui n’ai plus dès lors qu’à me

358

donner à lui. Mais le renversement tourne court, il n’est qu’apparent : l’impulsion viendra toujours

de « moi »-me-mettant-sous-l’autorité-d’autrui, « de moi sous l’emprise-de sa-demande que

j’attends pour la satisfaire1226

».

Le renversement lévinassien s’opère deux fois et reviens au point de départ ; Lévinas ne le

voit pas car il ignore la logique des procès pervers (où le moi domine le prochain en se donnant à

lui ; où le moi se « donne » à l’autre pour le prendre comme point d’appui. Or, quand Lévinas ne

fait pas du prochain, de l’autre une victime, il en dit de choses pertinentes sans prétendre le juger.

Définir l’autre, c’est l’acte majeur de la violence, car il est clair qu’on vise à en finir avec.

Lévinas a raison de poser que le « moi-toi », ce ne sont pas là les individus d’un concept

commun, qu’on n’est pas frères au départ, qu’une fraternité, en somme, ça se construit. Il voit

surtout l’absence de patrie commune qui fait du prochain l’étranger et de moi l’autochtone. Mais

l’absence de patrie, on peut l’avoir en commun et ne pas le supporter ; beaucoup rejettent ce

croisement dans l’altérité, cette altérité dans le même, cette rencontre dans le même manque. Nous

pouvons nous servir d’exemple, le cas d’agressivité qu’ont entre elles certaines minorités ethniques

accueillies dans un même espace.

Lévinas, pour nuancer le face-à-face de l’un-pour-l’autre et éviter qu’il ne lèse d’autres qui

sont trop loin, bref pour éviter le tout-pout-l’autre dans le réel alors qu’il en fait un principe,

invoque le Tiers social, l’être ensemble, la simple socialité. Pourquoi la socialité ? Est-ce par

l’exigence banale qu’il faut bien vivre ensemble ? Lévinas voit bien que la sainteté est utopique,

non pas comme Kant à cause de la finitude humaine mais parce que la responsabilité pour le

prochain est infinie : « Plus je suis responsable, elle augmente d’autant plus qu’elle est assumée »,

nous dit Lévinas comme évoqué dans la partie précédente, plus je le suis. D’où l’ascension

« asymptotique » vers l’infini de mon devoir envers le prochain. Quant à l’ascension asymptotique :

le sujet monte vers Dieu, Etre suprême supposé responsable de toute sa création ; il monte vers le

devenir Dieu.

L’accueil du prochain se fait dans le geste d’aller au-devant. On conçoit l’autre de face, pas

en se détournant. C’est là que l’accueil du prochain aurait dû s’exprimer à travers l’hospitalité :

mais donner l’hospitalité à l’autre, ce n’est pas répondre pour lui, c’est lui prêter un répondant face

à l’épreuve. On peut même en faire un critère : le prochain que je dois d’abord aider est celui auquel

je peux, d’une façon ou d’une autre, donner l’hospitalité ; de préférence à l’autre qui est au bout du

1226 D. Sibony, Don de soi ou partage de soi, op.cit., p.105

359

monde et qui exige pour que je l’aide. Accueillir c’est aussi précéder, devancer, aller au-devant du

prochain, être la réponse à l’appel qu’il n’a pas encore lancé mais que l’accueil rend possible en

instaurant une répondance de part et d’autre. L’agrément du visage est une vraie hospitalité ; elle est

réciproque : votre visage agrée l’autre, c’est pourquoi il est agréable. Accueillir c’est recevoir un

visage, même un collectif, une tribu. Recevoir quelqu’un ou aller à sa rencontre, c’est le faire

agréer. L’accueil et l’hospitalité tiennent au visage, celui de l’autre et le mien.

Abraham voit trois messagers allant vers Sodome et il insiste pour les recevoir. Essentiel

d’accueillir des gens qui ne sont pas dans le besoin mais qui peuvent être des porteurs d’être. Tout

homme a priori est porteur d’être. Abraham ne répond pas pour ses hôtes : il les reçoit, parle avec

eux, les découvre. En revanche, quand ils seront reçus par Loth à Sodome, la foule les assaille et

veut les sodomiser ; et Loth répond pour eux, d’une façon assez curieuse : il offre ses filles à la

foule pour qu’elle en jouisse et qu’elle épargne les invités. Mais quand Lévinas dit : « Dans

l’accueil d’autrui, j’accueille le Très Haut auquel ma liberté se subordonne », il rabbat la question

de l’être sur l’Etre suprême ; sur Dieu. « L’Infini se présente en autrui1227

».

Avoir posé qu’ « être » c’est être moi, bloque tout mouvement ; et l’autrement qu’être ce

n’est qu’être substitué à autrui, remplacer l’autre dans l’épreuve. Dans tous les cas, il s’agit de sortir

de soi en rencontrant la part de l’autre qui est aussi sortie de lui, et la rencontre se fait sur cette part

d’être qui échappe à tous deux ; elle se fait avec don et partage, échange et transmission, marquant

le fait que la part qui est commune aux deux n’appartient à aucun.

Chez Lévinas par contre, la transcendance a lieu quand le sujet lit dans le visage de l’autre la

demande radicale qui le « précède » et l’instaure comme sujet, et donne sens à sa vie. Dans la

relation, laquelle n’est donc ni symétrie ni simple dialogue ? La pratique analytique le montre. Cet

autre est autre et il m’est semblable, et sur cette similitude se détache son altérité. Or l’autre de

Lévinas est toujours sur le point de mourir, quiconque l’approche, son visage est forcément démuni.

Ne perdons pas de vue, la loi n’abolit pas le possible du crime. Une loi qui ferait que sa

transgression soit impossible serait une loi terroriste. Voilà pourquoi, c’est au nom des droits de

l’homme, et non de « miens » que Lévinas met en cause l’ordre politique. Cela revient au même où

l’on voit l’autre victimisé, privé des droits. Or l’opinion publique exige que les Responsables

fassent quelque chose, que l’Etat prenne des mesures.

1227 E. Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, suivi d’un essai de Miguel Abensour, Paris,

Payot&Rivages, 1997, p.43

360

Croire que le sujet n’est pleinement lui-même que quand il se donne au prochain, où tout

autre se révèle une impasse : car l’autre devient ce qui fait exister le sujet, et ainsi il s’efface dans le

sujet qui se donne à lui pour devenir plus authentique. C’est la décision de répondre pour le

prochain, de se substituer à lui, qui fait problème. On voit la différence entre cette approche de

l’éthique de Lévinas. Dans celle-ci, je suis responsable, la responsabilité s’arrête à moi ; dans

l’analyse : je suis responsable du projet de rendre l’autre responsable. Un projet me traverse : que le

patient puisse répondre de son temps et sentir qu’à travers ses blessures (malgré elles et grâce à

elles) il lui reste de la vie ; et du futur pour la transmettre, la féconder. Je réponds de ce projet même

si parfois je ne puis le mener à terme. La langue simple le dit : l’aider à se passer de moi. Or le

répondre-pour-l’autre de Lévinas est continu, incessant.

Et si « répondre-pour-l’autre devrait être ponctuel, momentané ? Lorsque l’autre est en passe

de s’annuler, répondre-pour-lui fait perdre son sens ; on dit que c’est se porter garant. S’il faut

répondre pour tout et pour tous, le sujet se retrouve fautif quoi qu’il fasse. S’il répond pour cet

autre, il néglige tous les autres ; et s’il répond pour eux aussi, il devient Dieu ou plutôt il devient

l’Homme qui devint Dieu. Ce devenir Dieu le sauve de la faute par la voie de l’auto-sacrifice. On

nous propose donc la faute infinie ou le sacrifice christique plutôt que le partage de l’amour et de la

présence avec le prochain. L’idée de répondre pour le prochain, voyons-là déjà dans le cas singulier

ou cet autre c’est moi. Je réponds pour moi ou de moi et cela donnerait : je suis responsable des

malheurs qui m’arrivent. On le voit, ce ne peut être qu’une question : suis-je responsable ? Quelle

est ma part dans ce malheur que je subis ? Parfois je n’ai pas de part visible, mais je dois la faire, …

l’intégrer à mon histoire. Je suis mis au défi de faire quelque chose de cet événement, de savoir y

prendre part.

Job est responsable des malheurs qui le frappent ? Or son épreuve est d’intégrer

difficilement bien évidemment un nouvel événement d’être. En tout cas, cela fait sens d’être

responsable, de répondre pour soi, pour ce qui échappe à soi et qu’on tente d’intégrer. Si on ne

répond que de ce qu’on a, tout le rapport à l’être s’effondre. Autant répondre pour soi est signe de

respect de l’être et du prochain qui n’a pas à venir réparer nos manques lorsque nous-mêmes

pouvons le faire, autant toujours répondre pour le prochain, c’est lui confisquer son destin. Sauf

dans le cas de la Scène où il n’y a plus de loi, où vous êtes face à des visages qui disparaissent un à

un. Vous devez les aider, vous ne faîtes rien ; Lévinas appelle éthique celle que vous auriez dû faire.

Si tous imitaient Jésus, ce serait formidable. Or si tous imitaient Jésus, c’est-à-dire d’être un

Dieu en sauvant les autres, qui seraient les autres à sauver ? Mais c’est ainsi : l’enthousiasme est un

361

désir de devenir Dieu, et heureusement il échoue. C’est déjà bien de supporter cet échec sans pour

autant s’y résigner. Cela dit, aimer vos ennemis pourrait s’entendre : aimer l’existence de vos

ennemis. C’est un appel à ne pas se fixer sur l’idée de les anéantir.

Le sujet lévinassien se tourne vers autrui, sa subjectivité l’exige, sans réserve ni

ajournement ; il part sans savoir où, porté par la sommation de l’autre homme. Pourtant, des

horreurs balaient la planète, des autrui sont en détresse ou massacrés, et l’on voit peu de « sujets »

voler à leurs secours, répondre sans ajournement à la sommation silencieuse. Quand réponse il y a,

elle est très ajournée : le temps qu’elle arrive, elle est déjà sans objet. L’appel lévinassien s’adresse

à des sujets qui, lors de l’Holocauste, ne voulaient pas savoir, se cachaient dans leur moi indifférent

pour ne pas voir le regard du prochain, de l’autre homme et son visage.

Mais beaucoup ont vu ce regard et ça ne leur a rien fait. Est-ce seulement l’indifférence qui

empêchait de faire un geste ? On aurait même, avec l’éthique lévinassienne, un consensus. Mais

oui, il faut faire quelque chose, il faut répondre pour l’autre, il faut intervenir, cesser notre égoïsme

de nantis, de satisfaits ; chaque fois qu’une injustice éclate, qu’une répression déferle, qu’une

catastrophe humanitaire fait rage… L’humanité, que d’ailleurs on observe, aurait sa base

philosophique : tout le monde est d’accord pour faire quelque chose, donc rien ne se fait. Comme si

l’accord de tous se suffisait à lui-même, assurait sa propre jouissance, n’avait pas à se risquer dans

des actes aléatoires. Cet accord unanime instaure une sorte d’utopie froide.

Selon certains, Lévinas aurait mis une louche de trop comme nous allons le constater pour

ce qui est du don au prochain ou du répondre pour lui. D’autres pensent par ailleurs, qu’il vaut

mieux une louche en trop qu’en moins, vu le social très égoïste où nous vivons, où nul n’est prêt à

répondre pour qui que ce soit. Mais ce n’est peut-être pas de la soupe ; c’est tout le rapport à l’être

qu’il faut penser et transformer.

On trouve dans la Bible l’appel à être solidaire comme c’est le cas dans la phrase suivante :

« corrige ton prochain et tu n’encourras pas de péché1228

». Le prochain peut être responsable des

malheurs qui t’arrivent, alors soi responsable avec lui des manquements qu’il répète. Aide-le, et non

pas : remplace-le ; reconnais avec lui que vous partagez le rapport à l’être, que vous avez un même

enjeu au regard de l’être. Cela exige de la non haine. C’est beaucoup, la non haine ; si on le hait, on

le rejette pour n’être lié qu’à soi seul. Dans la même Bible, il y a aussi les appels à ne pas se venger

comme nous l’avons vu.

1228 Lv 19

362

On profite du prochain pour se hausser car contrairement à Sartre qui prend le prochain pour

objet de défense, de prévention, d’attention et de rivalité ; Lévinas le prend pour objet de souffrance

au point qu’il espère s’y substituer et a fortiori quand on profite de l’autre pour devenir Dieu, c’est

une façon de l’exploiter.

La question que l’on pourrait se poser est celle de savoir si la philosophie proposée par

Lévinas, est-elle possible ? En d’autres termes, par rapport au prochain, à l’autre homme ; est-elle

vraiment vivable ou praticable. Et comme tentative de réponse, nous remarquons que ce sacrifice

pour le prochain, que Lévinas réclame, il l’a accompli sur lui-même, se sacrifiant comme penseur

pour l’ « autre » que furent les siens. Mais peut-on faire de ce sacrifice une éthique à transmettre ?

Car il nous a semblé que sortir de soi pour se sacrifier à l’autre c’est prendre la place de l’homme

qui devient Dieu.

Le sujet moral n’est pas seulement interpellé de façon radicale par le prochain selon la

modalité d’un impératif catégorique, mais aussi, un plus fondamentalement, précédé par une

présence pleine de promesses. L’altérité qui fait irruption n’est pas uniquement l’extranéité qui

impose une obligation absolue mais aussi une compagnie qui invite à une communion. Voilà

pourquoi si l’intérêt porté sur Lévinas n’étonne pas, il fait au moins poser des questions. C’est le cas

par exemple de son éthique qui semble être à notre avis une uchronie tel que nous voulons le

démontrer dans ce sous chapitre.

II.1 : L’éthique lévinassienne : une uchronie

Pour Lévinas, « l’altérité n’est possible qu’à partir du Moi1229

». C’est donc dans la relation

du Même et du prochain que se pratique l’éthique. Or l’éthique c’est la mise en question de la

spontanéité et de la liberté de l’exercice ontologique du Même par la présence du prochain.

L’exercice ontologique du Même c’est de se préserver au détriment du prochain1230

.

1229 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.10

1230 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.201

363

Il n’ya d’éthique qu’au moment où cette liberté du Même est mise en question par le

prochain. Mais, cette mise en question de l’exercice du Même ne laisse pas celui-ci dans son état

d’être car, s’il l’y laisse, il agirait toujours selon les lois de l’exercice ontologique. Cette mise en

question transforme plutôt le Même en un « autrement qu’être » (non pas un être autrement), une

absurdité ontologique. C’est ce statut seul qui permet de vouloir le bien pour le prochain « sans

s’interroger sur la réciprocité1231

».

Mais cet « autrement qu’être » n’est-il pas une aliénation de son essence ? Soit cette

aliénation est un en-deçà de l’être, soit elle est un au-delà. Lévinas nous dit effectivement que c’est

un au-delà de l’essence. Du coup, le sujet moral s’érige au-dessus de celui à l’endroit de qui il agit.

Pour mieux le comprendre, prenons un exemple tout à fait fréquent : si un riche donne

quelque chose à un pauvre et ne demande rien en retour, il maintiendra le pauvre en une dépendance

non seulement matérielle mais aussi psychologique et morale, car les services rendus constituent

une force potentielle que Vladimir Jankélévitch appelle « le mérite1232

».

Ce mérite donne un pouvoir au riche sur le pauvre. Le riche devient le créancier et le pauvre

a toujours conscience de sa dette, au moins morale. Voilà ce que Jankélévitch appelle

« l’hypothèque morale1233

» qui ne peut être enlevée que par la réciprocité, c’est-à-dire le

remboursement (en ce cas précis). Le remboursement donne une égale dignité à l’un et à l’autre. Le

remboursement ici ne contredit en rien l’effacement de la dette internationale. Nous devons être à

mesure de dire que les pays endettés ont déjà remboursé et sur-remboursé leur dette par tous les

pillages dont ils sont victimes.

Ainsi, une éthique sans réciprocité est une aliénation, une éthique pour un surhomme qui

maintient justement le prochain dans une hypothèque morale. En effet, par son intention, le visage

laisse libre d’inventer les actions positives. Deux valeurs y sont impliquées : la liberté et le positif.

Ainsi, dans le « tu ne tueras point », il s’agit de chercher librement à aimer le prochain, à respecter

la vie et à faire tout ce qui s’oppose au meurtre. Mais en réalité, cette injonction du visage l’instaure

en maître de justice1234

qui impose sa volonté indirectement : il veut qu’on respecte la vie, mais il ne

le dit qu’en passant par la négation, donnant l’impression d’accroître la liberté de celui à qui il

commande.

1231 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.186

1232 V. Jankélévitch, Le je ne sais quoi et presque rien, la méfiance, le malentendu, Paris, Seuil, 1980, p.229

1233 ibid., p.98

1234 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.221

364

Dès lors, la réponse à la question que nous nous sommes posée ne peut être que la suivante :

il existe de l’ambiguïté et de la barbarie à visage humain1235

. Ici, on peut constater que l’ambiguïté

est tromperie. Combien de personnes n’ont pas été trompées par d’autres au visage doux qui en

réalité ne sont que des personnes en griffes de tigre dans un gant de velours ? Cette tromperie

correspondrait à une certaine fausse bienveillance que Karl Marx aurait constatée chez l’oppresseur

envers l’opprimé : « mais pour opprimer une classe, il faut au moins pouvoir lui garantir des

conditions d’existence qui lui permettent de vivre en servitude1236

».

C’est en réalité une bienveillance qui n’avait d’autre but que de maintenir l’opprimé dans sa

servitude afin de continuer son service à l’oppresseur. Nous ne confondons pas ici le visage

plastique et le visage éthique. Il s’agit bien du visage éthique, car même après la traversée nature-

culture, il est marqué toujours par une résistance à cause de sa finitude. Cette possibilité

ambivalente du visage et du monstre est expliquée par le personnage mythique grec, Gynès1237

, un

serviteur du roi, qui, s’étant trouvé le pouvoir de se rendre invisible, convoita la reine et tua le roi

pour prendre son pouvoir. Gynès représente la possibilité d’accepter les règles et de tricher.

Pour Nietzsche, le constat semble être le même : « (…) et dans la volonté de celui qui sert,

j’ai encore trouvé la volonté d’être maître ». Dans la compréhension de cette phrase de Nietzsche,

Althuser est d’avis qu’il existe une tendance inscrite dans les rapports de la classe ouvrière à

devenir la classe dominante dans l’ensemble de ses formes économiques, politiques et

idéologiques.1238

Voilà résumé toutes les raisons de coup d’Etat, de meurtre et de guerre. Derrière le visage du

subalterne se cache une soif profonde de pouvoir, soif têtue et obsédante qui ne considère l’officier

que comme une finalité, un obstacle à sa liberté ou à son épanouissement ; ici se situe l’uchronie,

c’est à-dire l’impossibilité dans l’espace, et par conséquent dans le temps, de la réalisation d’un

système construit sur l’absurdité ontologique car pour qu’un système ou une idéologie soit réalisée,

il faudrait qu’il soit d’abord. Mais, s’il est, il doit obéir à toutes les lois ontologiques dont la

préservation de soi avec toutes les autres conséquences.

Il en résulte que, dans la relation, entre le Même et le prochain, l’asymétrie seule ne peut pas

marcher car, l’une des raisons de fonder une communauté de cohabitation, est de rendre plus fortes

1235 B-H. Levy, La barbarie à visage humain, Paris, Grasset, 1977, p.133

1236 K. Marx, Manifeste du parti communiste suivi des lettres des classes, Paris, UGE., 1999, p.34

1237 Platon, La République, livre II/359a-360b, op.cit., p.109

1238 L. Althuser, Ecrits philosophiques et politiques, op.cit., p.460

365

les capacités effectives pour résoudre un quelconque problème. Par exemple, pour arrêter, les deux

parties sont impliquées dans la résolution et leurs efforts sont requis. La relation n’est pas une fin en

soi, elle est un moyen pour aider ceux qui sont en relation à atteindre leur fin.

Le Même et le prochain doivent tous les deux devenir des personnes libres, responsables et

agir moralement bien. Si une partie s’épanouit au détriment de l’autre, la relation manque à son

objectif. C’est pourquoi, avant de réclamer ses droits, chaque constituant de la relation doit

accomplir ses devoirs. Ceci n’empêche cependant de reconnaître à Lévinas, le mérite de nous

tourner vers le prochain même s’il ya une certaine exagération chez Lévinas lorsqu’il parle du

prochain par rapport au Moi, au Même que nous nous proposons d’analyser dans ce sous chapitre

qui suit.

II.2 : L’exagération de l’autre homme au détriment du Moi

Certains auteurs et penseurs se trouvent mal à l’aise avec la réflexion lévinassienne du

prochain. Pour eux, la priorité absolue que Lévinas accorde ainsi au prochain, à l’autre homme, met

en danger l’identité même du Moi, jusqu’à l’aliéner. Ici Jean-Paul Sartre, ou du moins ceux qui

s’inspirent de sa philosophie, pourraient bien reprocher à Lévinas d’être de mauvaise foi, celle-ci

étant un refus de l’angoisse, une négation de la liberté humaine que nous allons développer dans ce

même chapitre.

Dans la conception sartrienne, la présence du prochain bouleverse non seulement l’existence

du Moi, mais aussi son univers. La thèse de Sartre est que « le regard d’autrui me vole mon

monde » tout simplement parce qu’il le regarde et l’organise autour de lui, parce qu’il lui confère le

sens que sa liberté choisit. Tel est le rôle que Sartre attribue au prochain. Il est parfaitement exprimé

dans ce célèbre passage de Huis Clos : « l’enfer c’est las autres ». Le prochain me regarde et fait de

moi son esclave. Si je lui rends son regard, une lutte, un conflit de nos deux libertés survient.

Pour Lévinas au contraire, c’est l’autre qui fait surgir en nous une conscience éthique. C’est

l’autre homme qui nous rend libre, qui nous donne d’être. Ainsi, dénonçait-il, l’individualisme de

l’être, c’est-à-dire le droit incontestable de la liberté que chaque homme réclamerait de manière

égoïste à son compte.

Si les sartriens se heurtent à la prééminence que Lévinas accorde au prochain qui est

pourtant l’enfer pour le Moi, Paul Ricoeur de son côté trouve que Lévinas a exagéré dans sa vision

366

éthique. Dans un article, il écrit : « le primat de l’altérité est poussé si loin par Lévinas qu’il tend à

retirer du « je » toute consistance1239

».

Paul Ricoeur partage bien l’idée lévinassienne selon laquelle le Soi est comme assigné à la

responsabilité par le prochain. Mais, il lui objecte que si l’initiative de l’injonction revient au

prochain, c’est à l’accusatif seulement que le Soi est rejoint par l’injonction. Ce qui implique que

l’assignation à la responsabilité n’a pour effet que la passivité d’un Moi convoqué. Ricoeur réclame

la reconnaissance du rôle actif du Moi dans la relation éthique.

Dans Soi-même comme un autre, il accentue cette critique en ces termes : « la question est

de savoir si, pour être entendue et reçue, l’injonction ne doit pas faire appel à une réponse qui

compense la dissymétrie du face-à-face. Prise à la lettre en effet, une dissymétrie non compensée

romprait l’échange du donner et du recevoir et exclurait l’instruction par le visage du champ de la

sollicitude1240

». Ricoeur pose ici la question de l’identité du sujet se donnant à lui-même la loi à

laquelle il se soumet plutôt que d’attendre que le prochain m’interpelle à la conscience éthique.

Cette objection est pertinente mais Lévinas sait comment y répondre. Pour que le Moi

assume cette responsabilité absolue vis-à-vis du prochain, il faudrait tout de même qu’il se soit déjà

affirmé pour son compte, comme « je ». En abordant la problématique de l’autonomie du sujet,

Lévinas explique que l’antériorité de la responsabilité par rapport à la liberté n’exclut pas un

exercice libre de celle-ci. Nous sommes libres pour servir : « l’homme est voué au prochain1241

».

Mais le problème qui se pose est le suivant : comment penser ensemble et sans contradiction

la liberté qui nous place au principe de nos actes et de nos pensées et la vocation au prochain, c’est-

à-dire le fait que nous sommes appelés par un autre homme à une mission à laquelle nous ne

pouvons nous dérober. L’aporie reste nécessairement insurmontable si on identifie liberté et

autonomie, servitude et hétéronomie. Mais elle tombe devant une philosophie qui conteste le bien

fondé de telles équivalences.

De plus, Lévinas, dans sa présentation du prochain, semble ignorer les phénomènes

typiquement humains qui par leur nature ou leur complexité sont, d’une manière ou d’une autre

méchants. Par exemple, Machiavel dans sa recherche sur la connaissance de la nature des hommes

écrit : « ils sont tous méchants1242

». Et Thomas Hobbes va jusqu’à affirmer que « l’homme est un

1239 P. Ricoeur, « J’attends la renaissance », in A quoi pensent les philosophes ?, Paris, PUF., p.181

1240 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.221

1241 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p.97

1242 G. Mounin, Machiavel, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF, 1964, p.57

367

loup pour l’homme1243

». Et chaque homme, dans sa vie, recherche ce qui lui semble bon car

comme disait Aristote, toute personne recherche son bien.

Ainsi, le problème se situe au niveau de la nature de l’homme : selon la conception de

Machiavel, tout homme est supposé être méchant et selon Hobbes, l’homme devient un loup pour le

prochain et pour les autres. Donc, à travers ces deux conceptions nous pouvons dire que le prochain,

ayant cette nature humaine qui n’échappe pas à des limites et à des faiblesses, peut poser des actes

insolites qui peuvent conduire et élever le prochain au détriment de Moi.

Nous pouvons également critiquer Lévinas sur un autre point. C’est vrai qu’il parle de

l’altérité qui doit régner entre le prochain et Moi. Mais ceci semble insuffisant, parce qu’à ce

niveau, le Moi sent cet appel à prendre le prochain comme modèle, et Lévinas ne nous dit pas

explicitement quel rapport le prochain doit entretenir avec le Moi.

Au niveau de la responsabilité, Lévinas s’oppose à la réciprocité. Pour lui, le Moi doit se

donner au prochain, l’aimer sans rien espérer. Il écrit : « une responsabilité pour autrui est dés-

intéressée et exclut la réciprocité1244

». Il continue en disant : « ce que j’appelle responsabilité pour

autrui (…) le moi ne peut trouver l’exigence en lui-même ; elle est dans son « me voici » de je, dans

son unicité non interchangeable d’élu. Elle est originellement sans réciprocité (…)1245

».

Comment pouvons-nous imaginer cette manière d’exister entre les individus, c’est-à-dire

l’homme et son semblable ? Cette idée ne serait-elle pas une spéculation abstraite ? Ainsi donc,

nous pensons que la réalisation d’une telle sujétion serait difficile ; car dans le rapport que l’homme

entretient avec son semblable, il y a, au fond, un intérêt personnel qui est visé. Et l’homme en tant

qu’être humain a besoin d’un échange de sentiment, d’obligation, de services, etc., et c’est ce qui

pousse à plus d’ouverture.

Lévinas pense et affirme que « notre humanité consiste à pouvoir reconnaître la priorité de

l’autre dans son visage qui est la faiblesse d’un être unique, exposé à la mort, mais en même temps,

l’énoncé d’un impératif qui m’oblige à ne pas le laisser seul1246

». C’est évident, surtout quand nous

savons tout ce que ce dernier a vécu et enduré comme atrocités. Cependant cette affirmation reste

très personnelle, voire même subjective. Comme principe d’une vie fraternelle, elle est appropriée,

mais elle reste un principe.

1243 T. Hobbes cité par E. Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, Quadrige/PUF., 1966, p.133

1244 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p.132

1245 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.259

1246 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.179

368

Nous pensions que Lévinas aurait oublié les lois naturelles qui s’imposent à l’homme. De

nature, ce dernier est plus ou moins égoïste. Et dans notre monde où tout se joue sur la base

d’intérêts, c’est un peu difficile que le prochain ait toujours la priorité surtout que ce prochain n’est

pas tel ou tel individu, mais tout homme, toute personne humaine.

Paul Ricoeur présente son désarroi face à cette prise de position de Lévinas. Il l’exprime en

ces termes « certes, le soi est « assigné à la responsabilité » par le prochain. Mais, l’initiative de

l’injonction revenant à l’autre (…), et l’assignation à la responsabilité n’a pour vis-à-vis que la

passivité d’un moi convoqué1247

». Il poursuit son investigation et pense que la priorité au prochain

n’est qu’une question de morale car dit-il « l’autre, sous la figure du maître de justice, et même sous

celle du persécuteur, qui passe au premier plan dans Autrement qu’être ou delà de l’essence, doit

forcer les défenses d’un moi séparé1248

».

Ricoeur pense ainsi qu’il faut accorder au Soi sa capacité d’accueil qui, sans doute, résulte

d’une structure réflexive ; car, il serait difficile de répondre « me voici » à l’appel du visage du

prochain, si jamais ne subsiste en lui une capacité d’initiative. Raison pour laquelle il écrit en effet :

« le thème de l’extériorité n’atteint le terme de sa trajectoire, à savoir l’éveil d’une réponse

responsable à l’appel de l’autre, qu’en présupposant une capacité d’accueil et de reconnaissance,

qui relève d’une autre philosophie du Même que celle à laquelle réplique la philosophie de

l’autre1249

».

Il n’est pas facile de faire passer le prochain avant nous, lorsque nous le savons « cause de

nos misères », il est normal de penser le prochain, mais il devient utopique de vouloir promouvoir

son humanisme en le considérant à tous les coups comme maître, celui qui passe en premier, celui

devant qui il faut toujours se courber ou s’incliner car Lévinas définit l’humanisme comme étant

« une réponse à autrui qui accepte de le passer en premier, qui cède devant lui au lieu de le

combattre1250

».

Comment est ce possible de vivre dans un monde comme le nôtre où tout est régularisé par

la politique avec ses magouilles, ses violences, etc. Parler de l’humanisme du prochain, ou encore

plus de la vie fraternelle qui en effet exige un réaménagement de la société ; d’où une certaine

violence puisque la politique ne fait pas la charité. Donc la prééminence du prochain ne saurait aller

1247 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.221

1248 ibid., p.122

1249 ibid., p.391

1250 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.186

369

de pair avec celle-ci. D’où la déclaration de Henri Lopes : « il y a devant moi toute une machine

sociale qu’il faudrait faire sauter. Je sais que cela viendra1251

». Néanmoins, au-delà de cet aspect où

Lévinas met la priorité sur le prochain au détriment du moi, il y a lieu aussi de parler de Lévinas en

surcharge. Tel est le sous chapitre que nous nous proposons de développer.

II. 3 : Lévinas en surcharge

En marchant sur le pas de Lévinas dans sa théorie de libération du prochain pris d’assaut par

la totalité du Même, en ayant aussi en mémoire toutes les reproches adressées par celui-ci à

l’ontologie, on peut se dire : voilà un philosophe digne de ce nom qui a sû contribuer à

l’humanisation de l’homme du XXème siècle, mais son projet est loin d’être parfait moins encore

un dogme.

Lévinas en poussant sa réflexion jusqu’au bout est tombé dans l’autre extrême, justement ce

qu’il semblait réprimander dans la démarche ontologique. En voulant sortir le prochain des griffes

et de la suprématie du Même, il fait du prochain un despote et un tyran. Il a tellement exalté le

prochain qu’il en est venu à oublier le Moi.

Il est vrai que Lévinas de son vivant a essayé de se justifier comme nous l’avons déjà

souligné par rapport à cette remarque, mais nous pensons qu’elle est tellement flagrante et

obsédante qu’il faut encore en parler surtout que sa réponse n’avait pas été satisfaisante. Nous avons

eu l’impression, du moins en lisant ses ouvres, que le Moi a été simplement supprimé. Il a gommé

le Même afin que le prochain ait sa place. L’autre homme que jadis était persécuté est, avec l’aide

de Lévinas le persécuteur. On pourrait l’assimiler à un esclave qui devient le Maître de son maître.

En ceci, il devient mon bourreau. L’individu se perd en tant qu’individu pour se retrouver dans le

prochain.

A force d’entendre les impératifs envers le prochain, je suis traumatisé et par conséquent

malade. Il n’a qu’à voir le nombre de personnes qui défilent devant un cabinet psychiatrique ou

psychologique pour s’en convaincre. Ce n’est qu’en tout cas Jean-Paul Sartre qui nous démentirait,

car selon lui, « l’enfer c’est les autres ». Sartre peint en noir la relation au prochain que Lévinas

voulait voiler. Non seulement il mène la vie dure, mais aussi son regard me chosifie.

1251 H. Lopes, Tribaliques, Yaoundé, Clé, 1971, p.83

370

Voici ce que dit François Jeanson à ce propos : « malheureusement autrui ne se contente pas

de voler le monde en le regardant à sa façon : c’est moi, tout aussi bien qu’il dérobe en moi-même.

J’étais plongé dans quelque activité, je m’absorbais en elle, je m’oubliais à son profit et n’étais

attentif qu’aux moyens les plus sûrs de les mener à bien. Quelqu’un survient et me regarde : d’un

coup, à peine en ai-je pris conscience, ce regard me saisit, me transite, me fige. Tout mon sang

reflue, je suis comme cloué sur place, je me sens pris, je viens d’être surpris1252

».

Je ne peux plus agir à ma guise car avec le prochain lévinassien, « le monde m’échappe,

mon rapport à lui se trouble et se disloque1253

». Ainsi, dans la même ligne, désormais je me sens

mis à nu, exposé, livré au prochain, menacé par lui ; autrui « borné sur moi » et sa seule pensée

constitue pour moi un danger.

Dans un tel climat, je ne peux, nous propose encore Jeanson « m’en douter prendre

conscience car autrui me défend par tous les moyens contre cette remise en question dont il menace

l’être que je m’attribue. Ce témoin me gène (…)1254

». En ceci, le traumatisme du prochain est la

cause première et immédiate de la délinquance, de la toxicomanie, du terrorisme, de la guerre civile,

de la révolte, des coups d’Etat, etc.

Ricoeur aussi bien que Lévinas prend son élan réflexif de la relation Je-Tu bubérienne qui

privilégie la réciprocité. Pendant que Lévinas se démarque en opposant l’asymétrie à l’égalité,

Ricoeur prend la distance par rapport à lui en posant le primat d’une médiation réflexive sur la

position immédiate du sujet. René Descartes n’est pas parvenu au terme du doute à restaurer

l’existence du prochain. Ricoeur lui, rebrousse chemin pour s’écarter du refoulement solitaire du

cogito. Petit à petit, il voit la figure du prochain et c’est ce qui se dégage de son ouvrage Soi-même

comme un autre. A la différence de Lévinas, il relève le fait que « l’autre n’est pas condamné à être

un étranger mais peut devenir mon semblable, c’est-à-dire quelqu’un comme moi, dis-je1255

».

Là où Lévinas parle de « l’ipséité », il préfère parler de la « mêmeté » définie comme étant

la similitude de l’individu qui est et reste le même à travers le temps. Il substitue la sollicitude au

désir lévinassien. Ainsi, selon Ricoeur, il faudrait partir de la conscience de soi pour aboutir à

l’affirmation du prochain. A cet effet nul ne pourrait remettre en question une véritable égalité où le

prochain qui n’est ni un alter ego (Husserl), ni un étranger (Lévinas).

1252 F. Jeanson, Lignes de départ, Paris, Seuil, 1936, p.112

1253 ibid.

1254 ibid., p.113

1255 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.125

371

Par ailleurs, le refus de substitution (dans le sens de personne ne peut me remplacer) par

Lévinas peut aussi limiter la qualité de notre vie solidaire dans la communauté où les hommes sont

appelés à vivre ensemble et à poursuivre la même fin ; notamment, que pourrais-je faire devant le

prochain pour qui je suis responsable et qui me fait découvrir mon impuissance à l’assister par

manque de moyen ? La meilleure décision à prendre, si vraiment l’amour est antérieur à la

responsabilité, ne constitue-t-elle pas à chercher d’autres alternatives, afin que cette responsabilité

soit réalisée ? Je peux soit le renvoyer chez d’autres personnes qui sont capables de l’aider, soit

chercher moi-même celui qui peut lui venir en aide.

Mais, il sera impossible de prendre cette décision, de réconforter effectivement le prochain

si on se laisse influencer par ce refus de substitution, si le Moi doit obligatoirement répondre au

prochain, bien qu’il soit incapable. Dans ce contexte, le prochain risque de se retrouver seul,

abandonné par tous.

Lévinas a-t-il oublié que « la vie sociale est à la fois tâche personnelle et engagement

communautaire1256

», telle que nous l’affirme Albertine Tshibilondi Ngoyi ? Nous voyons alors

comment ce refus de substitution peut briser l’élan de rapport interpersonnel, la coopération et la

relation entre les membres d’une communauté. Il peut aussi augmenter la souffrance et le rejet de

l’autre homme dans une communauté donnée. La connaissance et l’acceptation de la substitution à

l’égard du Moi pourrait donc permettre d’alléger sa tâche en cas de difficultés d’empêcher le

prochain de se retrouver dans une situation très néfaste.

Ainsi, nous pouvons dire que la responsabilité illimitée de Lévinas qui va jusqu’à affirmer

même que l’ « on est responsable de la mort des autres1257

» ou encore lorsqu’il parle de « (…)

répondre de la mort des autres1258

», relèverait à notre sens de la témérité. Certes, la mort du

prochain nous concerne parce que nous sommes tous exposés à l’usure du temps ; mais nous ne

pouvons pas empêcher le prochain de terminer son odyssée terrestre. Nous n’avons pas à nous

culpabiliser de sa mort, même si nous pouvons encore pour un temps soit peu nous y opposer ; mais

nous ne pouvons pas remédier à sa mortalité. D’ailleurs, le prochain ne nous demande pas de faire

de lui un immortel. Avons-nous le pouvoir de conserver ce qui ne nous appartient pas ? Mais non,

nous ne pouvons pas être des générateurs de notre propre existence.

1256 A. Tshibilondi Ngoyi, Ethique et engagement communautaire. L’homme et sa destinée, Kinshasa, éd. Universitaires

de Kasayi, 2002, p.51 1257

E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p.117 1258

E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p.256

372

Par ailleurs, accorder la primauté au prochain est une chose, mais s’effacer pour que vive le

prochain, cela frise l’oubli de soi. Pourtant nous sommes appelés à bâtir un univers fraternel.

Concéder la préséance au prochain n’est pas ignoré sa bienséance. Le Moi chez Lévinas semble être

mis aux oubliettes, car le primat que l’on accorde au prochain « cache » le Moi dans sa totalité. Et

nous pensons que le Moi se construit d’abord avant de contribuer éventuellement à la construction

et à l’épanouissement du prochain. Il nous semble juste de laisser une marge entre le prochain et

Moi, car si on se laisse phagocyter par le prochain, on ne saura plus distinguer entre autrui et Moi.

C’est toutes ces considérations qui nous poussent de parler par la suite d’un Lévinas dé-construit.

II.4 : Lévinas dé-construit

Dans ce sous chapitre, nous voulons relever quelques difficultés d’interprétation de la

pensée lévinassienne que nous avons essayé de découvrir tout au long de notre travail. A certains

moments, il nous a semblé que Lévinas n’était plus tout à fait cohérent avec lui-même, lorsque pour

soutenir une idée nouvelle, il se sentait obligé de démolir une base qu’il avait lui-même posée.

Contrairement à Socrate qui a vécu selon son idéal philosophique, nous notons une certaine

distance entre la pensée de Lévinas et sa vie. En outre, l’auteur, à travers ses écrits n’a cessé de nous

montrer la nécessité de la tolérance que le Moi doit avoir vis-à-vis du prochain. Et parlant de la

responsabilité, sa position est très ferme lorsqu’il dit : « je lui dois tout, je suis tout pour lui. Et cela

tient même pour le mal qu’il m’a fait1259

».

On est cependant surpris et même embarrassé de son attitude face au christianisme lorsqu’il

affirme par exemple : « voici une grande institution moderne qui dirige la vie de millions de

citoyens. Le mal qu’elle nous a fait dans le passé ne peut nous rendre sourds et aveugles1260

». Cette

manière de dire laisse apparaître l’esprit de vengeance et de haine de la part de celui qui a prôné

durant toute sa vie la tolérance découlant de la responsabilité du Moi vis-à-vis du prochain. De plus,

lorsqu’on lui pose la question de savoir si Barbie reste pour lui un prochain, lui qui avait initié le

massacre des Juifs, sa réponse à Revillon est radicale en ce sens où il affirme que « si quelqu’un en

son âme et conscience peut lui pardonner qu’il le fasse. Je ne peux pas1261

».

1259 ibid., p.138

1260 E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p140

1261 E. Lévinas, Les imprévus de l’histoire, op.cit., p.202

373

Pourquoi donc avoir tant parlé de Dieu, de l’amour, du pardon s’il savait qu’il ne pouvait

pas vivre cela ? Lévinas semble resté dans le rigorisme de la justice. Certes, elle est indispensable

pour réglementer les rapports sociaux, pour punir, sanctionner et prévenir. Mais dans la

construction d’une paix durable, elle ne suffit. Il faut encore le pardon pour guérir les cœurs de ceux

et celles qui ont été offensés, mais aussi pour mieux révéler aux autres la véritable présence de Dieu

en nous. Dans un engrenage de violences, comme celles qui se produisent depuis très longtemps en

opposant Israël contre la Palestine, comment peut-on arriver à la paix sans renoncer à la vengeance

et opter ne fût-ce qu’une fois pour le pardon ?

Si Barbie n’est pas pardonnable pour avoir été à l’origine de l’extermination de six millions

de Juifs, on dira tout simplement que la tolérance chez Lévinas n’est que pure spéculation. Enfin,

parler du judaïsme comme modèle de tolérance est une absurdité de nos jours ; car si Sharon a été

acclamé par le peuple Juif, c’est surtout à cause de son esprit belliqueux ; il n’avait pas hésité à

détruire voire exterminer les villages palestiniens. Pour nous, si les Juifs ont été tolérants au cours

de l’histoire, c’est par faiblesse et non par conviction.

Cependant, nous reconnaissons que contrairement au Christianisme et à l’Islam, les Juifs

n’ont jamais voulu chercher à convertir les autres à tout prix et par tous les prix au Judaïsme et là

nous sommes sur le plan religieux qui du point de vue philosophique, a aussi dégénéré en dualisme,

c’est-à-dire d’un côté les bons, les pieux, l’élu, le juste, … et de l’autre côté le païen, le

gentil,…d’où, l’exclusion en quelque sorte du prochain. Sinon, sur le plan politico-économique,

avec le soutien militaire et financier des Etas-Unis, les Juifs sont devenus en quelque sorte les plus

meurtriers surtout en ce début du troisième millénaire. Malgré les difficultés de l’auteur de Totalité

et Infini à pratiquer la tolérance, elle demeure néanmoins une valeur comme nous l’avons souligné

dans la partie précédente, incontournable pour la survie de l’humanité, car conduisant à la non-

violence.

Et en revenant à cette question que pose François-Frédéric Lot au sujet de sa conception du

prochain, nous remarquons que de l’avis de Lévinas, la rencontre du prochain n’est pas ontologique

mais éthique, car la connaissance enlèverait au prochain son altérité. Le prochain n’est donc pas

sujet de connaissance, il échappe au Même, au Moi. Toutefois, Lot, commentateur de Lévinas, émet

cette objection : « n’est-ce pas plutôt à travers le Même, ses pouvoirs, sa connaissance, que l’autre

homme est saisi ? N’en restons pas ici à la manière dont nous atteignons l’Autre ?1262

».

1262 F-F. Lot, « A l’écoute d’un philosophe contemporain : Emmanuel Lévinas et la pensée de l’Autre », op.cit., p.60

374

Cette question nous semble pertinente dans la mesure où elle semble mettre en difficulté le

caractère absolu, insaisissable du prochain. Peut-être conviendrait-il de dire qu’on ne peut pas tant

saisir chez le prochain mais qu’on saisit quand même un peu, parfois à son insu. Si on ne saisissait

absolument rien de l’autre homme, comment Lévinas aurait-il fait pour affirmer par exemple le

caractère transcendant du prochain, l’épiphanie de l’Autre et même l’individualité d’Autrui ? Tout

cela témoigne d’un discours élaboré, réfléchi que pourrait aussi relevé de la connaissance.

En plus, en affirmant l’individualité du prochain, il rejette toute idée de fusion pourtant il

affirme aussi que « la relation sociale n’est pas initialement une relation avec ce qui dépasse

l’individu (…) mais un idéal de fusion1263

». Et ici, la question que nous pouvons lui poser est celle

de savoir comment deux individus aussi différents que le Même et le prochain peuvent-ils arriver à

fusionner et quel serait le statut de chacun après cette fusion ?

Dans la même optique, Lévinas refuse toute idée de comparaison entre les hommes, arguant

que la comparaison est d’ordre ontologique et non éthique. Pourtant pour résoudre le problème de la

justice, c’est-à-dire, pour savoir qui du prochain ou du tiers passe avant, il est obligé de comparer

les incomparables.

Notre monde a plus que jamais besoin de la non-violence qui est une forme de lutte plus

efficace que la loi de Talion et les méthodes machiavéliques. Un adage populaire ne dit-il pas que le

sang ne lave jamais le sang ? Est-ce que les bombardements américains sur l’Afghanistan ont mis

fin aux menaces terroristes ? Est-ce que la peine de mort a mis fin au phénomène du banditisme ?

La violence suit des chemins qui ne portent jamais à des solutions justes mais plutôt aux représailles

et à la vengeance. C’est pourquoi la violence doit être combattue sur toutes ses formes et nous

devons mettre l’accent sur l’action non-violente.

Ce n’est pas avec une armée que Gandhi a obtenu l’indépendance de son Pays. Ce n’est pas

non plus avec la force physique que Martin Luther King a combattu la ségrégation raciale aux Etas-

Unis mais par l’action non-violente. Il nous faudrait cesser d’encourager les jeunes au rejet du

prochain, au nationalisme et au fanatisme. Il s’agit au contraire de véhiculer à travers la radio, la

presse, les bourses d’études et la musique des messages de paix, de fraternité et d’amour. Capital est

le rôle de la société civile, des religions, des médias dans la formation d’une opinion publique

avertie et vigilante.

1263 E. Lévinas, De l’existence à l’existant, op.cit., p.161

375

A Macleish, auteur de la célèbre phrase figurant dans l’acte constitutif de l’UNESCO montre

combien l’éducation est une nécessité : « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes,

c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix1264 ». Pratiquer la

non-violence n’est pas synonyme de subir des injustices. Ceci dit, il s’avère nécessaire de

combattre tout ce qui diminue l’homme mais avec des moyens non-violents. Dans la continuité

d’un Lévinas dé-construit, analysons le problème du statut passif pour la liberté.

II.5 : Le problème du statut passif pour la liberté

En analysant de plus près le sujet lévinassien, nous avons l’impression qu’il y a absence de

la notion du choix chez son sujet vu que la responsabilité est antérieure à la liberté. Le sujet est

concerné avant son consentement et il ne peut se dérober pourtant Mounier pense que : « la liberté

est constitutive de l’existence créée. Dieu eût pu créer sur le champ une créature aussi parfaite que

peut l’être une créature. Il a préféré appeler l’homme à mûrir librement l’humanité et les effets de la

vie divine. Le droit de pécher, c’est-à-dire de refuser son destin, est essentiel au plein exercice de la

liberté. Loin qu’il soit un scandale, ce serait son absence qui aliénerait l’homme »1265

nous dit

Mounier.

C’est dans cette même ligne qu’Edit Stein dira que je possède l’usage de ma volonté qui

peut m’engager à ne pas commettre un acte que je sais mauvais. Par contre, je ne suis pas

responsable de ce qui peut me pousser à mal agir, c’est-à-dire de la constitution naturelle de mon

âme qui comprend en elle une part non spirituelle. Nous comprenons ici qu’elle s’inspire de saint

Thomas d’Aquin dans sa Somme Théologique. Donc la responsabilité consiste en effet à répondre

pour soi de sa propre faute, mais aussi à répondre de la faute d’autrui que par son attitude.

La volonté renonce à elle-même et se soumet à l’extériorité, la libre volonté d’un autre.

Et puis elle ordonne à l’autre de l’accompagner, de la suivre dans son mouvement. Elle se soumet

de plein gré à une autre volonté et exige une réaction de la part de cette dernière, un consentement.

1264 A. Macleish cité par Bantour, « Dialogues des civilisations », in Courrier de l’UNESCO, décembre 2001

1265 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p.12

376

Pour Sartre par exemple, « l’homme est condamné à être libre1266

». Mais condamné

par qui ? Par sa propre subjectivité car rien n’existe au-delà de celle-ci. En effet, le but sartrien est

d’affranchir l’homme des chaînes oppressantes des savoirs absolus et de dissiper les angoisses

existentielles que la métaphysique transcendante pourrait susciter. Par conséquent, l’individu est

condamné par lui-même ; autrement dit, l’indéterminisme se révèle inhérent à son être. Il s’agit dès

lors d’une liberté qui se dissout en elle-même. Voilà pourquoi il ne nous semble pas que son

existentialisme soit un humanisme. Car à notre avis, le véritable humanisme prône une liberté non

« hybrique1267

». Or la liberté sartrienne est hybrique. Selon ses propres termes, « tout homme qui

invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi1268

».

Lui qui réfute la notion de la transcendance dans sa philosophie et qui prétend conférer

une autonomie absolue à l’homme puisque c’est lui qui doit décider de ce qu’il doit être ou devenir,

et plus loin, il dira : « je ne suis pas le fondement de mon être1269

», affirmation qui dément les

bases de son existentialisme ; prouvant en quelque sorte la dépendance de l’homme vis-à-vis d’un

« quelque chose » qui le dépasse. Ou encore : « nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous

choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous1270

».

Ces paroles nous incitent à concevoir une personne détentrice d’une liberté

unidimensionnelle, qui marche, à la manière d’un automate auquel son créateur a imposé un chemin

obligatoire à suivre. Bref, la pensée sartrienne est émaillée d’autres antinomies en matière d’éthique

qui ébranlent les fondements de l’existentialisme humaniste. L’existentialisme sartrien implique un

humanisme de tolérance puisque il se défend d’avancer des jugements sur l’homme. Cependant la

liberté, pilier de l’être de la personne, est décrite comme fondement de toutes les valeurs.

Peut-on imaginer que l’homme, procédant à la réalisation de sa personne dans la mise

en pratique des valeurs, tant individuelles que sociales, puisse s’abstenir de juger le prochain,

l’autre si proche et indispensable dans cette entreprise ? Nous ne le pensons pas ; c’est sa

méthodologie même qui corrobore notre sentiment car tout en commandant la suspension du

jugement à l’égard de la personne humaine, Sartre ne prend pas garde d’en faire l’économie. Lui-

1266 J-P. Sartre, L’existentialisme est-il un humanisme ?, op.cit., p37

1267 Du substantif hybris, qui veut dire la démesure qui nuit au genre humain. C’est là la grande leçon de la tragédie

grecque. 1268

J-P. Sartre, L’existentialisme est-il un humanisme ?, op.cit., p.81 1269

J-P. Sartre, L’Etre et le Néant, op.cit., p.60 1270

J-P. Sartre, L’existentialisme est-il un humanisme ?, op.cit., p.26

377

même affirme : « les uns qui se cacheront, je les appellerai lâches ; les autres des salauds1271

». Bref,

nous avons l’impression que tout est permis chez Sartre, car la personne agissante n’a d’autre

législateur qu’elle-même. Sa liberté lui ouvre le chemin vers l’amoralité, la personne sartrienne est

au-delà de la morale, ses créations sont le pur fruit de son invention.

Quant à Gabriel Marcel, il est contre toute autonomie anarchique qui dépouille

l’existence d’une profondeur renvoyant à Dieu. Pour lui, la personne ne saurait être indisponible au

prochain ; elle est dans son rapport à l’autre homme. Le caractère ontologique de la personne qui est

de s’affirmer comme liberté d’exister renvoie ipso facto à l’existence du prochain comme liberté

d’exister à l’instar de son prochain. Tout éloignement du prochain pose le problème de

l’éloignement de l’être, ce qui nuit à l’identité du soi personnel.

Et c’est ce que disait Mounier en définissant la personne comme ouverture et approche de

l’autre, thèse qui sera mise en valeur par d’autres approches personnalistes comme celle de Lévinas.

Le personnalisme de Mounier est centré sur un moi altruiste, supérieur au moi des expériences

individuelles qui vise à satisfaire ses propres ambitions. Mounier fait de la philosophie de

l’existence une métaphysique transcendante. Pour lui, l’exposition personnelle signifie

disponibilité. Pour lui, contrairement à Sartre, si l’homme se fait, « il n’y a ni humanité, ni histoire,

ni communauté1272

».

Pour Lévinas, ce prochain, là devant vous, vous devez répondre pour lui, être

responsable de lui parce qu’il vous commande sur un mode qui vous précède, qui va au-delà de la

mort. On pourrait même dire que chez Lévinas, je suis fautif comme si j’étais responsable de ce que

l’autre soit mortel. En fait, la responsabilité dont il nous parle est celle à laquelle je n’ai pas à

décider car elle est décidée sans moi, avant moi ; je suis face à quelque chose qui me précède d’un

passé qui à nul moment n’a été un présent, un passé qui me concerne, qui me regarde hors de tout

réminiscence.

Tout ce qui précède nous renforce dans la conviction que Lévinas a une conception

particulière de la liberté. Pour lui, la liberté rime essentiellement avec la passivité. Raison pour

laquelle nous pouvons parler du concept d’obligation mais aussi du problème du statut passif pour

la liberté car dans sa conception, l’homme libre, c’est l’homme obligé par la loi et assujetti au

devoir de responsabilité sans possibilité de choix. L’impératif de la loi divine est en effet

1271 ibid., p.67

1272 E. Mounier, Le Personnalisme, op.cit., p.74

378

catégorique et l’assujettissement de la liberté, irréversible1273

. Dans ce sens, la liberté apparaît

comme une responsabilité qui n’a rien à faire avec la libre décision du sujet éthique. « L’homme

libre est voué à autrui1274

», il est otage du prochain. Il n’a pas la possibilité de se mouvoir librement

selon une finalité qui dynamise son bon vouloir ; il est plutôt otage d’une volonté étrangère qui le

mène à sa guise.

Que l’exercice de la liberté commence par une passion ou une affection, nous l’acceptons.

Mais qu’elle demeure passion et otage sans possibilité de choix pour l’auto-détermination du sujet

éthique, cela semble instaurer un régime de servitude non voulue1275

. Au regard de ce manque

d’auto-détermination pour la personne humaine, nous nous demandons si l’agir éthique que Lévinas

propose a vraiment une valeur morale. Ne manque-t-il pas dans sa notion de liberté une vraie

théorie de l’action ? Pour être authentique, l’agir éthique ne doit pas seulement s’illustrer par une

pure obéissance. Il doit plutôt intégrer la conscience du bien, la capacité de délibération et la liberté

de le choisir pour le réaliser en toute connaissance de cause.

Chez Lévinas, cette capacité de libre décision à la première personne n’existe pas. Lui-

même confirme notre appréhension quand il déclare : « loin de se reconnaître dans la liberté de la

conscience qui se perd et se retrouve, qui en tant que liberté, détend l’ordre de l’être pour le

réintégrer dans la libre responsabilité, la responsabilité pour l’autre, la responsabilité de l’obsession,

suggère la passivité absolue d’un soi qui n’a jamais eu à s’écarter de soi pour rentrer ensuite dans

ses limites et pour s’identifier en se reconnaissant dans son passé… La responsabilité pour autrui

qui n’est pas l’accident arrivant à un sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a pas attendu la liberté

où aurait été pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté.

L’ipséité, dans sa passivité sans archè de l’identité, est otage. Le mot Je signifie me voici répondant

de tout et de tous1276

».

Et dans le même livre, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il affirmera plus tard en

disant : « La subjectivité n’est que la passivité illimitée d’un accusatif qui n’est pas la suite d’une

déclinaison qu’il aurait subie à partir d’un nominatif. La liberté est tout autre que celle de

1273 E. Lévinas, Altérité et transcendance, op.cit., p.53

1274 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op.cit., p.97

1275 Nous parlons de servitude non voulue pour faire la différence avec la servitude voulue qui, dans le régime de la

morale chrétienne, est le mode le plus adéquat de faire correspondre sa volonté à celle de Dieu dans un agir éthique qui ennoblit la dignité humaine. Pour celui qui se laisse en effet conduire par l’Esprit de Dieu dans un acte d’offrande totale de son être, il n’y a pas d’autre volonté que celle de son Dieu. Cette forme d’asservissement est principe de bonheur et de paix profonde, car elle ouvre la voie de la sagesse que seul donne le souffle vivifiant de l’Esprit Saint. 1276

E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., pp.180-181

379

l’initiative1277

». Nous sommes donc en droit de nous inquiéter, comme le fait par ailleurs Paul

Ricoeur qui déplore aussi le manque de discernement et d’auto-détermination pour le sujet moral

dans la philosophie de Lévinas. « Il faut, dit-il, accorder au soi une capacité d’accueil qui résulte

d’une structure réflexive. Bien plus, ne faut-il pas joindre à cette capacité de discernement celle de

la reconnaissance ?1278

». On peut aussi lire son article1279

.

Par rapport à cette prise de position, René Simon pense que ce serait injuste de nier

totalement la place de la liberté dans la pensée Lévinassienne. Pour lui, la liberté y existe, même si

elle n’est pas première. Il faut rappeler, dit-il, que « le paradoxe de l’éthique lévinassienne et d’une

morale se plaçant dans l’axe de cette éthique est que l’extrême de la passivité du sujet ou de

l’hétéronomie se renverse en responsabilité au sens le plus actif du terme, en initiative qui se porte

au secours du frère, en autonomie qui ne peut confier à nul autre qu’à soi-même la tâche dont on se

trouve en charge1280

».

Même si cela est vrai, les termes qu’emploie Lévinas pour décrire la responsabilité ne nous

convainquent pas. Il semble en effet maintenir l’idée que la vraie liberté est une obligation à la

responsabilité irréversible, irrécusable, à laquelle il est impossible d’échapper. Et ce mode de parler

de la responsabilité confirme que le sujet éthique ne choisit pas d’être responsable. La

responsabilité est imposée et sa liberté embarquée malgré lui « se trouve à la merci d’une volonté

étrangère1281

».

N’y a-t-il pas là le soupçon d’un réel esclavage ? On pourrait le penser. Lévinas lui-même

sent d’ailleurs venir la critique, puisqu’il s’empresse de préciser que la volonté étrangère dont

dépend le sujet éthique n’est pas n’importe quelle volonté, mais la volonté divine, et que cette

dépendance maximale garantit pour lui un maximum de liberté. Il affirme à ce propos : « Le contact

avec un être extérieur, au lieu de compromettre la souveraineté humaine, l’institue et l’investit1282

».

L’hétéronomie n’est ni un esclavage, ni un asservissement. Il est vrai que A commande B est

une formule de non-liberté de B. Mais si B est un homme et A un Dieu, la subordination n’est pas

servitude ; au contraire ; c’est un appel à l’homme. La liberté ou la responsabilité humaine est

1277 ibid., p.181

1278 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.391

1279 P. Ricoeur, « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage », in Répondre d’autrui, Neuchâtel, La Baconnière, 1989,

pp.17-40 1280

R. Simon, Ethique de la responsabilité, op.cit., p.143 1281

E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.38 1282

E. Lévinas, Difficile liberté, op.cit., p.32

380

« ordonnée » ; et le mot « ordonner » est très bon en français : quand on devient prêtre, on est

ordonné, mais en réalité on reçoit des pouvoirs. Le mot « ordonner » signifie en français à la fois

avoir reçu l’ordre et être consacré. C’est dans ce sens-là que je peux dire que la subjectivité n’a plus

dans sa relation au prochain la première place.

Il y a dans ma manière de voir, une opposition à la transcendance de toute une partie de la

philosophie contemporaine qui veut voir dans l’homme une simple articulation ou simple moment

d’un système rationnel qui n’a rien d’humain1283

. Et dans un autre passage de son livre Difficile

Liberté, il ajoute « Dans le rapport éthique, autrui se présente à la fois comme Absolument Autre,

mais cette altérité radicale par rapport à moi ne détruit pas, ne nie pas ma liberté comme le pensent

les philosophes. Le visage de mon prochain est une altérité qui n’est pas allergique, elle ouvre l’au-

delà1284

». Ou encore, poursuivant la même pensée, lui-même affirme : « Autrui ne limite pas la

liberté du Même. En l’appelant à responsabilité, il l’instaure et la justifie1285

».

Analysons de près cette auto-défense de Lévinas. Elle nous apprend en sa fin que la nouvelle

conception lévinassienne de la liberté a pour finalité de lutter contre la tendance délétère de la

liberté contemporaine. Mais avant, elle fait en son début une distinction entre l’obligation que le

sujet reçoit d’un autre homme que lui, et celle qu’il reçoit de Dieu. Pour Lévinas, le premier cas

pourrait être celui d’un asservissement. Le second, non car l’asservissement qui vient de Dieu n’est

jamais un esclavage. Plus l’homme dépend de Dieu, plus sa liberté grandit.

C’est ce que fait remarquer aussi Antoine Guggenheim à travers une lecture critique de

Personne et acte de Karol Wojtyla. Il affirme : « La contingence de la personne se fonde en ceci

qu’elle ne s’accomplit vraiment que par une réponse au vrai bien. Elle cherche à devenir bonne, et

pour cela doit viser l’acte bon. L’accomplissement et la félicité qui l’accompagnent exigent une

conjonction de la liberté et de la vérité, telle qu’elle est saisie dans le jugement intellectuel.

L’expérience fondamentale de l’obligation, que la conscience morale forme en la personne,

manifeste expréssément la puissance normative de la vérité. La référence de la liberté à la vérité

axiologique n’est pas pour l’homme une exigence abstraite. C’est parce que l’homme s’accomplit

1283 E. Lévinas, Entre nous, op.cit., p.121

1284 E. Lévinas, Difficile Liberté, op.cit., p.34

1285 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.175

381

dans l’acte bon que le jugement de la conscience morale, qui intériorise l’autorité de la vérité,

fortifie la liberté1286

».

En cela nous sommes d’accord. Seulement nous aurions voulu que cet asservissement soit

voulu et assumé par le sujet. Dans l’action morale et spirituelle, la volonté de l’homme est

déterminante. On ne peut faire le bonheur de la personne malgré elle, sans son consentement. Dieu

qui nous a créés sans nous ne nous sauvera pas sans nous. Il a besoin de notre accord et de notre

participation libre et délibérée. Dieu ne nous aime pas en notre absence ; il n’est pas indifférent à

notre réponse ; il accorde du prix à la réciprocité de notre amour et à notre libre décision1287

.

L’expérience morale de la Bible le confirme. Dieu n’a jamais imposé le salut. Il l’a toujours

proposé1288

. A ce propos, remarquons ce qu’affirme Moïse lorsqu’il transmettait les paroles de Dieu

au peuple d’Israël : « Vois : je mets aujourd’hui devant vous bénédiction et malédiction :la

bénédiction si vous écoutez les commandements du Seigneur votre Dieu, que je vous donne

aujourd’hui ; la malédiction si vous n’écoutez pas les commandements su Seigneur votre Dieu, et si

vous vous détournez du chemin que je vous prescris aujourd’hui pour suivre d’autres dieux que

vous ne connaissez pas » ou encore : « c’est la vie ou la mort que j’ai mises devant vous, c’est la

bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie pour que tu vives, toi et ta descendance, en aimant

le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui. C’est ainsi que tu vivras et que tu

prolongeras tes jours, en habitant sur la terre que le Seigneur a juré de donner à tes pères Abraham,

Isaac et Jacob1289

».

A l’homme d’accueillir ou de le refuser. A Dieu qui se révèle, l’homme répond d’une double

manière : en prenant conscience de sa propre existence et en projetant sa vie comme réponse à

l’appel divin. La révélation est expression de Dieu, mais elle suscite l’action de l’homme provoqué

à prendre position et à décider.

Mais il faut savoir ici que la juste décision est la réponse à Dieu. Car le bonheur se trouve

dans l’accueil et la réalisation de la Parole de Dieu, qui est vérité et bien de la personne. L’accueil

de la Parole de Dieu exige donc de la part de l’homme le sens du discernement et la libre décision à

donner son consentement au bien qui l’affecte et l’appelle.

1286 A. Guggenheim, Liberté et Vérité. Une lecture philosophique de Personne et acte de Karol Wojtyla, Saint Maur,

Parole et Silence, 2000, pp.14-15 1287

Cf. P. Descouvemont, Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, in Dictionnaire de Spiritualité 15, 1990, p.227 1288

Dans l’histoire d’alliance avec le peuple d’Israël, Dieu a toujours aidé au discernement de la voie du bonheur et celle du malheur tout en incitant à choisir le bien qui est source du bonheur durable et profond. 1289

Dt 9, 26-28 et 30, 19-20

382

Lévinas doit se convaincre de cette libre décision de l’homme dans l’agir moral même si,

comme il l’affirme, la liberté obligée qu’il propose repose sur le désir de lutter contre la tendance

libertaire d’une certaine philosophie contemporaine. A ce sujet, nous pensons personnellement

qu’on ne peut corriger un mal par la radicalisation de sa position contraire. Ce n’est pas en disant

que la liberté est une obligation irrésiliable que nous pouvons corriger le mal du tout permis de

l’agir de l’homme moderne et contemporain. En tout, il faut maintenir la mesure et respecter la libre

décision et la participation de l’homme.

En cela, nous trouvons judicieux ce que saint Thomas d’Aquin dit de l’agir moral et de la

liberté du sujet éthique. Autrement dit, l’agir moral commence par une affection de la personne de

la part du bien ; ce que Lévinas appelle passivité ou l’élection du sujet par le bien. Une fois élu par

le bien, le sujet, selon saint Thomas d’Aquin, évalue la convenance de ce bien pour savoir s’il faut

lui donner adhésion ou pas. Après avoir décidé positivement, la liberté donne volontairement son

adhésion à ce bien, se laissant porter par lui et marchant à l’odeur de son agréable parfum.

Chez Lévinas, la liberté n’est pas le oui d’une spontanéité infantile. Elle est exposition

préalable au consentement, exposition plus ancienne que toute spontanéité naïve et c’est qui rend

perplexe sa notion de liberté. L’homme libre est celui qui se laisse conduire vers le bien à travers un

choix convenant, libre et délibéré. La contrainte dans l’agir éthique est dénuée de toute valeur

morale. Une conviction de Jean Guitton soutient bien cette conviction : « La liberté est une

puissance de responsabilité. La responsabilité est une liberté en acte (…). La liberté est une sorte de

fécondité de notre être spirituel, qui s’épanouirait au-dedans de lui-même et au dehors en décisions

et en œuvres. Notre Moi, n’existe que pour s’unir à l’Etre, au Vrai, au Bien. La liberté exprime cette

union comme une œuvre d’art1290

».

Une personne qui subit l’agir n’est plus une personne qui agit moralement. Il faut comme

l’affirme Karol Wojtyla, faire une différence entre la personne en acte (persona in actu) et l’acte de

la personne (actus personae). La personne en acte est celle qui est simplement « sujet » des

activations qui lui viennent de l’extérieur, comme l’animal qui agit par pur instinct. Par contre,

l’acte de la personne exige de soi la volonté, la possibilité de décision, l’auto-possession, l’auto-

dépendance et l’auto-détermination où la personne est maître de ses actes.

A travers l’auto-détermination s’exprime la transcendance de la personne dans l’acte et la

dépendance de l’acte par rapport à la personne. L’absence de cette dépendance de l’agir par rapport

1290 J. Guitton, Mon Testament philosophique, Paris, Presses de la Renaissance, 1997, p.253

383

au Je dans la dynamisation d’un sujet donné équivaut purement et simplement à une absence de la

liberté1291

. Il affirme par ailleurs qu’ « à travers l’auto-détermination s’explique la transcendance de

la personne dans l’acte et l’acte se constitue comme « actus personae », ce qu’il faut distinguer,

(…), de la « persona in actu ». Cet acte comprend toujours en soi un moment justement où se

trouve le fondement de la liberté, et donc aussi le fondement de la transcendance de la personne

dans l’acte1292

».

Au regard de toutes ces considérations, s’impose la nécessité de revoir le concept

lévinassien de la liberté pour y ajouter l’auto-détermination volontaire du sujet éthique. Ce faisant,

on garantira pour la personne sa part de mérite dans l’accueil et la réalisation du bien. Et quand on

aura ainsi fini de redonner à la liberté humaine sa vraie dignité, il restera encore à résoudre la

problématique de la finalité pour l’agir éthique qui va faire l’objet de notre analyse dans ce sous

chapitre suivant.

II.6 : La problématique de la finalité pour l’agir éthique et le concept du désintéressement

A lire Lévinas, nous avons l’impression qu’il donne une primauté à l’action gratuite du

sujet ; une action entrevue comme une simple réponse à la loi qui s’impose comme une obligation

irrésiliable. Il faut concrétiser l’accueil de la loi par la responsabilité pour le prochain sans chercher

à rien espérer en retour. La réponse responsable devient pour ainsi dire la finalité de la morale sans

une autre perspective que celle du désintéressement et de la gratuité.

Si l’agir moral était seulement celui des anges, on pourrait le comprendre. Mais nous

sommes encore des hommes évoluant dans un corps et dans un esprit, ayant un idéal de vie et

marchant vers une finalité dont la réalisation apparaît comme le motif essentiel qui donne sens à

notre dynamisme. La morale n’est pas une fin en soi-même. « Elle est une condition préalable, un

simple accompagnement, … une retombée de quelque chose de plus important qui la dépasse et

vaut plus qu’elle : la vie. La morale est un art de vivre heureux, en homme ou en femme qui cherche

la vraie vie1293

».

1291 K. Wojtyla, Personne et acte, Paris, Centurion, 1983, p.140

1292 ibid.

1293 J. Guitton, Mon testament philosophique, op.cit., pp.236-237

384

A ce propos, l’expérience montre que l’homme n’agit pas pour rien. Son acte est toujours

orienté vers un objectif qu’il poursuit et désire atteindre. La réalisation de cet objectif lui procure le

bonheur. Comme tel, l’agir éthique a une finalité béatifiante et gratifiante. Considérée en elle-

même, une telle finalité n’est pas de l’égoïsme ; elle appartient à l’ordre créatural et est basée sur

trois motivations conjointes : les motivations anthropologique, morale et sociale.

Du point de vue ontologique et anthropologique, il faut affirmer que le propre de tout être

est de s’orienter vers une plénitude, un épanouissement et une réalisation de soi. Maurice Blondel

l’a fort justement fait remarquer quand il affirmait que l’agir de l’homme est orienté vers la

réalisation de son être et de ses projets existentiels, même s’il n’arrive pas toujours à atteindre

pleinement ce qu’il désire1294

. L’homme a une volonté voulante et ici nous pensons à l’échelle de

ses désirs mais aussi une volonté voulue, c’est-à-dire ce qu’il arrive à réaliser concrètement. « Le

besoin de l’homme est de s’égaler soi-même, de telle manière que rien de ce qu’il est ne soit

contraire à son vouloir, et rien de ce qu’il désire ne soit inaccessible ou refusé à son être. Agir c’est

chercher l’harmonie entre la connaissance, le vouloir et l’être, et essayer de se réaliser1295

».

Si cette recherche d’épanouissement est vérifiée au niveau anthropologique, elle l’est encore

davantage au niveau moral, en ce sens qu’on peut dire que l’agir éthique est finalisée par la

recherche du bonheur. Saint Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, a bien mis l’accent sur ce telos

de l’action morale quand il affirmait que l’éthos vise la béatitude1296

.

L’histoire du salut montre d’ailleurs, à ce propos, que chaque appel divin adressé à l’homme

est toujours suivi de promesse de bonheur. Un seul exemple pris dans l’Ancien Testament peut nous

en convaincre : l’histoire de la vocation d’Abraham. En lui assignant sa mission, Dieu lui dit :

« Pars de ton pays, laisse ta famille et la maison de ton père, va dans le pays que je te montrerai. Je

ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une

bénédiction1297

». L’accueil de l’appel de Dieu est toujours finalisé par le bonheur de l’homme, car

Dieu sait que l’homme en a besoin. C’est même cette recherche de bonheur qui dynamise l’agir de

l’homme.

Du point de vue social, ajoutons que l’action du sujet est réalisée en vue d’une

reconnaissance, d’une gratification et d’une correspondance. Prenons ici un exemple fondamental :

1294 M. Blondel, L’Action. Essaie d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, PUF, 1973, p.221

1295 ibid., p.467

1296 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I-II, Q.1-3

1297 Gn 12, 1-2

385

celui de l’amour. Le sujet éthique aime son prochain parce qu’il veut s’épanouir à travers l’amour

qu’il donne. C’est vrai qu’il doit aimer gratuitement, c’est-à-dire se donner sans mesure et sans

calcul. Cependant son bonheur serait de savoir qu’autrui reconnaît et apprécie l’amour qu’il lui

donne. Il serait d’autant plus content si l’amour donné suscite aussi l’amour de l’aimé à son endroit.

Le bonheur atteint en effet sa plénitude lorsque deux amants vivent dans une réciprocité de

dons. L’amour exige de soi la réciprocité, même si celle-ci n’est pas recherchée pour elle-même. A

ce propos, Maurice Nédoncelle affirme que l’amour est une volonté de promotion mutuelle1298

. Le

don de soi se fait toujours en vue d’un lien, d’un échange et d’une correspondance. L’amant

désavouerait en effet la valeur de son amour pour autrui, si ce dernier ne devient pas amant à son

tour.

Chez Lévinas, cette réciprocité n’existe pas. Et même si on constate à l’origine de la

responsabilité lévinassienne du Moi que l’initiative vient de l’autre, on a l’impression que cette

initiative consiste essentiellement dans la demande, le commandement et dans l’impératif de le

recevoir, au moment où le Moi s’évertue à substituer radicalement l’amour de soi à l’estime de

l’autre. Ainsi conçue, l’approche lévinassienne de l’agir éthique prend sens dans un pur dolorisme

et un souffrir qui apparaît comme une perpétuelle inquiétude pour l’autre auquel on doit faire le don

de sa propre peau, comme si la vie morale s’illustrait uniquement par le drame et la stratégie1299

.

Souffrir sans espérance d’en recevoir un bien ne saurait avoir de sens. Le Moi a aussi besoin

d’un bien qui le comble. Il a aussi besoin de recevoir de l’amour pour son épanouissement. Mais

comment cet amour peut-il advenir si une capacité de donner en échange n’est pas libérée par

autrui ? Dans l’amour vrai, autrui ne doit pas se contenter seulement de demander et de recevoir, il

doit lui aussi donner. Il doit lui aussi vouloir le bien pour le Moi qui, le premier l’a comblé. Le vrai

amour exige la reconnaissance, ou plus justement ce que Jean Guitton a appelé la con-naissance,

c’est-à-dire le fait de naître et de renaître ensemble autour d’une même étincelle d’amour qui nous

plonge au cœur d’un bien commun1300

.

L’amour est au confluent d’un mutuel élan de donation en vue d’une communion béatifique

autour d’un même bien. Que la réalisation de ce bien exige de la part du Moi un effort de

dépossession, de rupture et d’arrachement à soi en vue du don à autrui, nous sommes pleinement

d’accord. Mais que le mouvement ne soit pas réversible et fasse fi d’une totale et radicale recherche

1298 M. Nédoncelle, Vers une philosophie de l’amour et de la personne, op.cit., p.21

1299 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., pp.221-222

1300 J. Guitton, L’amour humain, op.cit., p.92

386

d’épanouissement personnel, cela nous semble irréaliste. L’amour ne doit pas se vivre à sens

unique, mais s’illustrer par la réversibilité des rapports en vue d’un bien mutuel : celui de l’autre et

de soi-même1301

.

S’il faut nous résumer, nous dirions donc que la détermination d’une finalité béatifique et

gratifiante pour l’agir est de l’ordre ontologique, moral et social. C’est de l’ordre personnel et

humain que de savoir que l’agir éthique a une finalité épanouissante pour les autres et pour soi-

même. Sans cela, on ne serait pas porté à l’action. Sans cela, il n’y aurait pas de motivation. Le

désintéressement total est la mort de l’action éthique. Par conséquent, il est nécessaire d’intégrer à

la position morale de Lévinas le concept de finalité béatifique et gratifiante si l’on veut qu’elle soit

fonctionnelle et motivante pour la personne qui agit. En plus de cet effort d’intégration, il faut par

ailleurs penser à résoudre le problème que pose aussi le concept de la liberté dans le cadre le

l’éthique de responsabilité comme nous l’avons vu que Lévinas propose.

En effet, parmi les causes qui poussent à émettre une réserve à l’égard de l’éthique de

l’intersubjectivité proposée par Lévinas, vient en bonne place le statut de la personne humaine car

l’agir est toujours relatif au sujet. Lévinas définit la subjectivité par une radicale responsabilité.

L’éthique est le principe d’individuation de l’être. Il faut agir pour être et non être pour agir,

conformément à la formule classique et scolastique « agere sequitur esse ». Le Père Joesph De

Finance fait remarquer que cette formule peut avoir trois sens complémentaires : le premier est que

l’acte est conditionné par l’être.

Pour agir, il faut être. La présence d’un agir est toujours le signe de la présence de l’être.

L’adage poursuit-il, peut encore signifier que l’agir est proportionné à l’être, en ce sens qu’un être

spirituel aura une activité spirituelle, un être mi-spirituel, mi-corporel, une activité participant à la

fois de l’intellectuel et du sensitif. A cette dernière acception se rattache le principe selon lequel

agens agit simile sibi.

Tout ceci est très clair dès qu’on considère la causalité efficiente comme la communication

de la forme de l’agent. Plus profondément encore, l’agitur sequitur esse signifie l’enracinement de

l’agir dans l’être : ici l’accent est mis sur la liaison nécessaire entre les deux réalités. C’est cette

liaison qu’exprime sequitur. Poser un être, c’est donc poser une activité. Celle-ci est le rayonnement

1301 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.225

387

naturel de l’être. L’esse a un caractère dynamique. Il n’est pas l’agir qu’il manifeste. Cependant

l’agir ne se conçoit qu’en dépendance de lui et orienté vers lui1302

.

En faisant de l’éthique la source et la caractéristique de l’être, Lévinas met à juste titre

l’accent sur l’importance d’une nécessaire action responsable pour la fécondité de tout agir moral,

et cela contre le rationalisme éthique qui se contente d’une simple émotivité ou d’une morale de

bonne intention. En cela, son choix moral présente un avantage à prendre en compte. Cependant,

derrière cet avantage se profile un risque : celui de l’inversion du rapport de précédence qu’il établit

entre l’ontologie et l’éthique ; c’est-à-dire entre la personne et son agir.

Contre en effet une mentalité qui définit la personne humaine comme un être prioritairement

rationnel. Un sujet essentiel présent à soi et replié sur soi, il oppose l’idée d’un être essentiellement

moral ; un sujet essentiel présent aux autres et agissant pour les autres. Et cette manière d’envisager

la personne peut poser plusieurs problèmes.

Le premier est de laisser croire qu’on ne peut parler de l’ontologie avant l’éthique, c’est-à-

dire du sujet avant son agir. Ce disant, il fait primer à dessein l’éthique sur l’ontologie, sape la base

subjective de l’être et remet du coup en question le dynamisme de l’agir moral. Est-il en effet

possible d’imaginer un vrai agir qui ne soit l’œuvre d’un sujet conscient de lui-même et de ses

actes ? Nous pensons que la faiblesse de l’anthropologie lévinassienne consiste à vouloir définir la

personne humaine exclusivement en référence à autrui. C’est ce qu’affirme Severino Pagani

lorsqu’il dit que chez Lévinas, « la relation à autrui ne doit pas exclure la présence du sujet à soi-

même. Car il est possible de comprendre l’être sans le confondre avec la relation éthique1303

» et

pour Paul Ricoeur, cela semble impossible.

Ce dernier affirme expressément : « le primat de l’altérité est poussé si loin par Lévinas qu’il

tend à renier au Je toute consistance1304

». Et ce n’est pas tout car il y a un second problème. Parler

de la personne comme d’un être essentiellement moral, c’est l’envisager comme un être qui possède

en lui-même son propre principe de fonctionnement. Pour agir, il suffira donc de suivre la source

intérieure qui est en soi. N’y a-t-il pas là le danger d’un formalisme moral comme on le remarque

par ailleurs chez Kant et chez Fichte ?

1302 J. De Finance, Connaissance de l’être. Traité d’ontologie, Paris, DDB, 1996, pp.405-406

1303 S. Pagani, « Ripresa critica del pensiero di Emmanuel Lévinas », in Scruola Cattolica CXIII, 1989

1304 P. Ricoeur, « J’attends la renaissance » in A quoi pensent les philosophes ?, op.cit., p.181

388

Heureusement que Lévinas lui-même lève ce soupçon en soutenant de manière

contradictoire que le sujet n’agit qu’en recevant un ordre qui vient du visage qui est trace de Dieu.

Ce disant, il restitue la possibilité d’une nécessaire référence à l’ordre moral objectif, c’est-à-dire à

Dieu qui apparaît comme la vérité et la bonté vis-à-vis desquelles la liberté du sujet éthique se

profile comme un acte de consentement obligé. Mais ici encore demeure une ombre : comment

l’être moral peut-il percevoir la vérité et obéir à l’injonction du bien s’il n’est pas au préalable

présent à lui-même pour recevoir l’ordre et exercer une capacité de discernement avant d’y

répondre ?

A ce propos, Paul Ricoeur fait remarquer : « il me paraît que l’effet de rupture attaché à la

pensée lévinassienne de l’altérité absolue procède d’un usage de l’hyperbole. (…) L’hyperbole

apparaît à ce titre comme la stratégie appropriée à la production de l’effet de rupture attaché à l’idée

d’extériorité au sens d’altérité ab-solue. (…) A vrai dire, ce que l’hyperbole de la séparation rend

impensable, c’est la distinction entre soi et moi, et la formation d’un concept d’ipséité défini par son

ouverture et sa fonction découvrante. Or le thème de l’extériorité ne peut atteindre le terme de sa

trajectoire, à savoir l’éveil d’une réponse responsable à l’appel de l’autre, qu’en présupposant une

capacité d’accueil, de discrimination et de reconnaissance, qui relève à mon sens d’une philosophie

du Même que celle à laquelle réplique la philosophie de l’Autre1305

».

De son côté, Lévinas n’ignore pas cette critique puisqu’il déclare : « On m’objecte souvent que,

pour assumer la responsabilité absolue envers autrui dans son dénuement et dans sa mortalité, il

faudrait tout de même déjà s’affirmer comme Je. Se poser1306

».

Au regard de ces problèmes, on se rend aisément compte que, malgré l’avantage de son

accentuation sur l’importance de l’agir en matière morale, la pensée éthique de Lévinas contient une

contradiction interne qu’on ne peut résoudre qu’en quittant la sphère de la personne comme être

moral pour entrer dans l’asphère de la personne comme être libre.

Et c’est ici qu’apparaît hautement appréciable la position que fait Pérez Soba. Pour lui, il y

aura toujours un problème à définir exclusivement la personne soit comme un être rationnel, soit

comme un être moral, ou à faire précéder l’être sur l’agir ou l’agir sur l’être. Dans le premier cas,

l’agir humain a le désavantage d’être considéré comme un fait physique secondaire qui oublie l’idée

1305 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., pp. 388-389

1306 P. Ricoeur, « Emmanuel Lévinas, un penseur du témoignage » in Répondre d’autrui, op.cit., 1989, p.12

389

de la perfection de l’être et centre la question morale sur une série de règles de convivance

sociale1307

.

Dans le second cas, l’agir humain souffre d’un manque de référence à l’ordre objectif pour

s’enfermer dans une simple autonomie. L’action nous apparaît comme l’expression, la parfaite

réalisation de l’être, ce qui confère à celui-ci son sens et sa valeur.

Il y a donc une nécessaire corrélation entre les deux réalités dans l’unicité du sujet humain.

C’est ce que souligne aussi Paul Ricoeur et Gabriel Marcel quand ils affirment que le don, par un

versant renvoie à quelque chose qui précède, à l’être même, et par un autre versant pousse à une

décision éthique et tout cela, à cause du dynamisme de la liberté qui constitue sa caractéristique

fondamentale à tel point que, pour cerner le concept de personne, il faudrait commencer par la

définir comme un être libre.

L’idée de liberté semble être l’élément déterminant pour comprendre la personne humaine

dans son être et dans son agir. La liberté humaine est un dynamisme qui se caractérise par sa

référence à un commencement et à une fin. Parler ainsi, c’est insinuer l’idée de la création et celle

de l’eschatologie. L’homme vient de Dieu et tend vers une fin, la communion avec Dieu qui passe

par la communion avec les autres ou par ce que Lévinas appelle justement la responsabilité pour le

prochain.

En vue de cette fin, Dieu l’a doté d’un dynamisme qui lui fait aimer et vouloir le bien.

Autrement dit, Dieu est Amour originel qui suscite la personne pour l’appeler à l’amour qui se

finalise dans une vie de communion. « La vraie liberté est en l’homme un signe privilégié de

l’image divine. (…). Dieu a voulu laisser l’homme à son propre conseil pour qu’il puisse de lui-

même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s’achever ainsi dans une bienheureuse

plénitude1308

». Plus loin le Concile ajoute : « L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se

trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à

l’homme de dialoguer avec lui commence avec l’existence humaine. Car si l’homme existe, c’est

que Dieu l’a crée par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l’être ; et l’homme ne vit

pleinement selon la vérité que si l’on reconnaît librement cet amour et s’abandonne à son

Créateur1309

».

1307 J-J. Pérez-Soba, « Operari sequitur esse », in Verità e Libertà nella Teologia morale, Roma, PUL, 2001, p.111

1308 Concile Vatican II, Gaudium et Spes, n°17

1309 ibid., n°19

390

La réalité de la liberté permet alors de ne pas fonder l’agir de l’homme sur son être (agere

sequitur esse), ni l’être sur l’agir (esse sequitur agere), mais les rassembler sur le fondement qu’est

Dieu, source de l’être et dynamisme de son agir. On peut alors dire en dernière analyse que la

personne humaine, en tant qu’être libre doté de raison (être rationnel) et de volonté (être moral) a

son fondement dans l’Amour originel de Dieu d’où elle vient et vers lequel elle tend pour la

réalisation de son bonheur. A ce propos, Pèrez Soba affirme que tout se réfère en dernière analyse à

la création qui est une action divine. La création en tant qu’agir divin est un donum, une action avec

son dynamisme, et non seulement un datum. L’être humain vient d’un premier agir qui est l’Amour

Originel duquel tout provient et vers lequel tout se dirige1310

.

Une perspective morale qui se veut opératoire doit intégrer ces différentes données. Nous

regrettons que celles-ci ne trouvent pas intégralement place dans la proposition éthique de Lévinas.

Bien qu’il conçoive en effet l’agir moral comme une réponse à Dieu qui appelle au bien, en faisant

primer cet agir sur l’être, Lévinas ne garantit pas la consistance du sujet éthique pour une préalable

perception et appréciation du bien auquel il est appelé. Ce qui pose un problème important : la

remise en question du vrai dynamisme de l’agir moral comme nous venons de le développer ou

encore un autre problème tout aussi inquiétant qu’il attribue à l’acte de la personne. Ce qui nous a

poussé à nous demander alors si sa proposition morale a une finalité personnelle pour le sujet

éthique.

Et nous pensons avoir explicité toutes ces considérations que nous qualifions en termes des

limites et critiques à la pensée lévinassienne dans son approche éthique que nous ne pouvons pas

trop éloignée de celle qui se réclamerait de l’ontologie, de l’anthropologie, de la sociologie, de la

philosophie politique, de la théologie, etc. pour revenir à ce que nous avons appelé dès le départ

« hospitalité des intelligences ».

En effet, le projet de ce chapitre était de répondre à une question fondamentale, celle de

savoir si la proposition éthique de Lévinas offre tous les éléments pour la fondation d’une vraie

morale de l’inter-personnalité permettant de repenser le nouvel humanisme du prochain en

particulier et de l’être humain en général. A la fin de ce chapitre, nous nous trouvons dans une

certaine perplexité car, malgré tous les apports positifs de la pensée de Lévinas, elle ne garantit pas

toutes les conditions pour une vraie morale de l’inter-personnalité. D’ailleurs, elle suscite un bon

nombre de problèmes.

1310 J-J. Pérez-Soba, « Operari sequitur esse » in Verità e Libertà nella Teologia morale, op.cit., pp.114-115

391

Le premier par ordre d’importance est celui du statut du sujet qui prend consistance

seulement à partir de son agir éthique. Pour Lévinas, il faut agir pour être et non être pour agir. Si

d’une part, cette affirmation exprime à raison une certaine réserve contre l’inefficience du

rationalisme éthique qui s’épuise dans une simple intentionnalité, et si elle traduit l’importance du

dynamisme de l’agir moral pour la perfection de l’humain, d’autre part, elle a l’inconvenient de

faire croire qu’on peut parler de l’ontologie sans éthique. Lévinas émet ainsi l’idée d’un être

essentiellement moral contre la philosophie classique qui définit la personne comme un être

rationnel.

Après avoir montré l’erreur qui consiste à définir essentiellement la personne par son agir,

nous n’avons pas voulu prendre la position contraire qui fait primer l’ontologie sur l’éthique. Nous

avons simplement essayé de concilier les deux positions en partant de la nouvelle orientation que

nous donne Pérez Soba. Pour lui en effet, ce qui nous permet de saisir l’être et son agir, c’est avant

tout la liberté humaine. Au lieu de définir la personne exclusivement comme un être rationnel ou

comme un être moral, il vaut mieux les considérer comme un être libre. La liberté humaine exprime

en effet l’idée d’un dynamisme qui montre le sujet comme une personne qui reçoit son être d’un

ailleurs (Dieu) et qui est appelé à une fin (la communion avec Dieu, Amour originel). C’est en vue

de cela qu’il agit. Il est donc constitué, non seulement comme un être rationnel, mais aussi comme

un être moral. Il existe en effet pour agir ou pour aimer, et c’est en aimant qu’il s’affirme

davantage.

Au lieu de faire primer l’être sur l’agir comme l’a fait la philosophie classique, ou l’agir sur

l’être comme le propose la philosophie lévinassienne, il faut plutôt concilier les deux concepts dans

l’unicité de la personne dont la vie et le dynamisme ne s’expliquent que par l’idée de la liberté qui

assume à la fois l’être et le dynamisme de l’être. Bien entendu qu’il faut ici concevoir la liberté dans

son vrai sens, et non dans le sens que lui donne Lévinas.

Le second problème que nous avons analysé de la proposition morale de Lévinas réside en

effet dans sa conception de la liberté. Lévinas affirme qu’il ya vrai agir éthique lorsque cesse la

liberté de le décider. La liberté se configure alors comme une obéissance obligatoire à l’impératif

catégorique d’une loi à laquelle le sujet éthique doit répondre sans discernement, sans évaluation et

sans décision personnelle.

Cette loi, de son côté, est si primée qu’elle n’apparaît plus comme la volonté d’un Dieu

personnel, mais plutôt comme le synonyme de Dieu. Donc, ce qui compte en définitive, ce n’est

plus Dieu personnel qui parle, mais la loi ou la parole de Dieu. Dans ce sens, l’éthique

392

lévinassienne verse dans une sorte de moralisme qui consiste à obéir à la loi et rien qu’à la loi. La

conscience morale finit ainsi par naître, non de la rencontre du Dieu personnel, mais simplement de

la loi.

La manière de parler de ce Dieu est par ailleurs si abstraite qu’on dirait qu’il n’existe que par

nécessité éthique. Seule l’éthique finit par définir Dieu. On ne peut entrer en communion avec lui ni

par la mystique, ni par l’incarnation. Il n’est accessible que par l’éthique qui, devenue philosophie

première, n’arrive plus à prendre place dans un dynamisme d’ensemble. Il suffit d’obéir à la loi

pour poser l’acte éthique authentique. Il suffit de répondre au commandement du visage du

prochain comme celui dont il est plus question dans ce travail, qui a le droit de recevoir tous les

honneurs au moment où le Je responsable se sacrifie pour lui dans un désintéressement et une

gratuité absolue. Ainsi, le prochain n’a que des droits là où le Moi est accablé de devoirs et sommé

impérativement de les accomplir.

Comme nous l’avons fait remarquer, cette notion de désintéressement et de gratuité en

ajoute aux problèmes qui existent déjà. Le désintéressement absolu dans l’agir nous fait en effet

émettre des doutes sur une probable finalité personnelle de l’agir du sujet. Ce qui dans un autre

sens, remet en question son bien fondé.

Devant ces différents problèmes qui nous semblent être des insuffisances dans la pensée de

Lévinas, nous avons pris position en soulignant la nécessité d’une conciliation de l’être et de l’agir

dans l’unique sujet éthique dont le dynamisme de l’action ne se comprend qu’en sa qualité d’être

libre appelé à l’amour par Dieu, Amour Originel, qui constitue la source et la finalité de l’homme.

Dans la même foulée, nous avons fait remarquer que dans le processus de l’agir du sujet éthique, la

liberté ne doit pas être conçue comme une obligation ou une obéissance pure, mais une dynamique

qui intègre la délibération du sujet au consentement qui lui est demandé, et la convenance du bien

au choix de l’action ; et cela conformément à une finalité qui assure le bien de l’autre autant que le

sien propre.

C’est au cœur de cette finalité que la loi doit prendre place et être accueillie en toute liberté

comme une aide à la réalisation de l’amour. Par ailleurs, ajoutons que cette loi ne doit pas être

primée jusqu’à éclipser celui qui en est la source et à remettre en question autant la personne de

Dieu que la possibilité de son incarnation. Dieu ne se réduit pas à la loi. Et la vie morale n’est pas

une simple réponse à une obligation. Elle est réponse au Dieu personnel qui le premier nous précède

de son amour et nous appelle à le suivre dans la même dynamique.

393

Si la rencontre de ce Dieu personnel qui appelle se réalise, comme le dit Lévinas, dans le

visage nu et misérable du prochain, nous n’oublierons pas de souligner que nous le rencontrons plus

pleinement encore dans la personne de Jésus-Christ, son Fils incarné, plénitude de l’humain et du

divin. A ce titre déjà il doit pouvoir, comme tout visage humain, intéresser Lévinas. Et il

l’intéressera davantage quand on sait que dans le drame du calvaire, Jésus nous présente

l’humiliation de Dieu dans son extrême radicalité.

Par son abaissement, sa misère et sa nudité sur la croix, Jésus apparaît comme le seul

capable de laisser transparaître par son visage le maximum du divin, si Lévinas est d’accord que la

gloire de la parole divine apparaît dans l’humilité du signe qu’il donne dans le visage du prochain.

L’Autre par excellence c’est, ce Jésus crucifié, Verbe éternel du Père, venu dans le monde pour

révéler pleinement le visage de Dieu.

A partir de ce moment, on ne peut plus parler de Dieu en terme d’une simple loi, mais en

terme de personne. Jésus se montre comme la loi vivante et personnelle au moment qu’il donne la

plénitude de la loi d’amour par enseignement qu’il illustre par le témoignage d’une vie toute donnée

pour les autres. Avec lui, on peut alors dire que Dieu cesse d’être abstrait pour devenir concret. En

sa personne, l’idée de vérité et la loi d’amour deviennent un événement.

A travers lui se réalise concrètement la rencontre de Dieu dans son immanence. En tant que

visage de Dieu dans un visage humain, il se présente comme la vérité qui dynamise la liberté

humaine, la bonté qui attire, le modèle d’amour qui stimule à réaliser des actes qui forgent dans le

sujet éthique une humanité authentique. La rencontre du Christ est un contact avec le Verbe, la

Parole de Dieu, qui illumine chaque conscience. Agir moralement ne consistera donc plus à

simplement obéir à une loi, mais à marcher à la suite de Dieu à travers le maximum du signe qu’il

donne de lui-même : Jésus Crucifié. Ceci nous permet de surmonter la dimension « moralistique »

de la perspective lévinassienne pour entrer dans une morale dynamique à travers laquelle l’éthique

devient une vie à la suite de quelqu’un qui nous prend par la main pour nous apprendre à mener une

existence qui assure à la fois la promotion du prochain et le bonheur de notre propre personne. Ce

qui nous amène à notre conclusion générale.

394

CONCLUSION GENERALE

Ainsi, ayant traversé l’œuvre de Lévinas tout en suivant le fil rouge de la tension entre

l’éthique et le politique également, nous nous sommes retrouvés à l’une de nos hypothèses de

départ qui était entre autres cette articulation qui, en même temps est un des centres d’intérêts de

cette œuvre pouvant éclairer notre réflexion sur la problématique de la reconnaissance du prochain

comme fondement d’un nouvel humanisme. Et c’est dans ce sens que la lecture de Lévinas nous a

permis de puiser dans son œuvre abondante quelques éléments de réponse à des thèmes

fondamentaux tel celui de la responsabilité, et précisément d’une responsabilité « illimitée1311

» qui

déborde et précède ma liberté, celle d’un « oui inconditionné1312

», d’un oui plus ancien que la

spontanéité naïve qui accueille l’altérité et l’unicité du visage du prochain. Cet accueil du prochain

indépendamment de nos préjugés est la condition même du dialogue politique et social.

En effet, la question de l’éthique est au cœur de l’écriture déconcertante de ses ouvrages

mais qui autorisent une nouvelle approche politique. L’éthique n’est pas seulement la condition ou

le critère de la consistance de la dignité du politique, elle est aussi et surtout le lieu de sa relativité.

La relativité sur la politique est ce qui frappe le plus chez Lévinas : précédée et fondée par

l’éthique, elle est aussi limitée par l’éthique qui, dès l’épiphanie du visage dans le face-à-face avec

l’unique, ordonne à la justice et à la responsabilité pour autrui. Cette quête de justice et ce souci de

l’humain à l’œuvre dans le travail de Lévinas le situent comme un penseur pertinent de l’histoire de

l’humanité. Et c’est à ce titre que son œuvre intéresse non seulement la philosophie occidentale

dans laquelle elle s’inscrit, mais aussi l’Afrique, aujourd’hui confrontée à une profonde crise de

sens et au monde en général.

« Si donc la construction de soi passe par une reconnaissance et un accueil de l’Autre en soi,

cela implique pour (le monde et) l’Afrique en particulier un réel défi : cessez de réveiller les vieux

démons de la revendication identitaire exacerbée débouchant sur la violence et la haine de l’Autre.

Autrement dit, il lui faut fonder son identité de manière à ce que celle-ci ne soit pas la glorification

1311 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, éd. De Minuit, 1968, p.105

1312 ibid., p.106

395

pur et simple d’une histoire « authentique » qui tracerait une frontière étanche avec l’Autre, soit

principale l’Occident vu et dénoncé comme ennemi1313

».

C’est du moins la conviction qui a motivé le travail : le monde peut-il espérer entretenir une

relation d’ethnocentrisme culturel qui ne soit ni frontale, ni externe, c’est-à-dire de simples

juxtaposition, mais une relation qui soit plutôt interpellation réciproque, chacun portant en sa

manière et à lui-même la hantise du prochain qui le décentre et le relativise ? Nous nous retrouvons

ainsi reconduits à la question politique et culturelle non moins philosophique de la possibilité d’une

rencontre respectueuse de l’identité de chacun même religieuse.

Par rapport à cette question de la rencontre pacifique et hospitalière avec la différence

culturelle de l’Autre, la pensée lévinassienne nous a suggéré une condition de possibilité. Dans cette

pensée qui ne définit pas entièrement l’essence de l’éthique, la reconnaissance du prochain

représente le « passage à l’éthique » essentiel et anti-narcissique. Le prochain me regarde dans le

double sens de « m’observe » et de « me concerne ». Mais cette relation établie entre lui et moi

n’est pas simplement d’une acceptation, de reconnaissance, de tolérance ou de respect. On peut dire

que le choix est rude : soit on reconnaît et on accepte la responsabilité et la liberté du prochain, soit

on apporte la sinistre réponse de Caïn en refusant d’être le « gardien de son frère ». Cette

responsabilité envers le prochain dont il est question ici est à l’opposé de la responsabilité envers

l’ethnie souvent invoquée comme justification de l’injustice et de la violence infligées aux autres.

Mais on pourrait être tenté de retourner à Lévinas cette question : ce renvoi de la formation

humaine à la raison hellénique et à l’esprit judaïque ne releve-t-il pas une fois de plus d’un certain

ethnocentrisme culturel typiquement occidental ? Autrement dit, n’y aurait-il donc de cohérence

raisonnable que grecque et de proximité éthique que juive ? A cette interrogation, Francis Guibal

apporte un élément de réponse en ces termes : « grec » et « juifs » ne désignent dans le discours

lévinassien « ni des essences ni des particularités historico-culturelles, mais des figures éidéal-

typiques » qui emblématisent pour nous, mais sans en avoir le monopole, la visée de l’universel et

le sens de l’altérité1314

». Il revient donc à chaque individu ou à chaque collectivité d’apprendre à

articuler à sa manière, en son milieu et en son temps, ces exigences constatées de l’humain en tant

qu’appelé tout ensemble à la générosité sans calcul du don et du partage mesuré de la justice.

1313 C. Lah, Une conception non-européenne de Lévinas, Paris, CPS, 1999, p.283

1314 F. Guibal, Autonomie et altérité, Paris, Cerf, 1993, p.128

396

Il faudrait donc renoncer à l’ethnofascisme et passer à l’éthique de responsabilité. Il y a chez

Lévinas, nous avons essayé de le montrer, des voies susceptibles de favoriser un tel passage.

L’immanence au nom de la nécessité d’éveiller et de former en chacun et en tous une humanité

sensible et vulnérable à l’approche du prochain et des autres.

En nous appuyant essentiellement, sur les travaux de Lévinas, nous avons montré qu’avant

toute chose, qu’avant toute connaissance possible, nous sommes interpellés par le visage du

prochain ; car l’origine de l’intelligibilité et du sens remonte à cette responsabilité pour l’autre

homme. L’éthique est ainsi un commandement qui s’impose à tout homme, d’abord vient le

prochain. Cet impératif nous impose de sortir de nous-mêmes pour nous mettre sur le chemin

interminable, peut-être difficile à parcourir, vers Autrui : c’est-à-dire une sortie de soi au sein de la

société organisée par un Etat de droit.

C’est dans cette perspective que notre travail s’est efforcé de redéfinir les enjeux éthico-

philosophiques et le profil des caractères nouveaux de la vie sociale d’aujourd’hui et de demain. Au

monde, on a besoin de construire une vie politique capable de faire de l’humain sa finalité ultime.

C’est pourquoi les institutions politiques ne peuvent plus être mises sans discernement au service

des modèles importés ou au service d’un ordre imposé de l’extérieur par une histoire dont certains

n’auront pas été les principaux acteurs. Ainsi, au lieu de chercher à tout prix à vouloir se constituer

elle-même en éthique, en morale passée jamais dépassée, la politique au monde devrait continuer à

s’inspirer de la norme éthique de l’inter-humain.

« Si l’ordre politico-moral abandonne sa fondation éthique, il doit accepter toutes les formes

de société, y compris le fascisme ou le totalitarisme, car il ne peut plus les évaluer ou les

distinguer1315

». Et dans le cas de l’Etat ethnofasciste, l’ordre politique doit défier d’après le critère

de la responsabilité éthique. C’est la raison pour laquelle en Afrique par exemple et peut-être

comme ailleurs, « la philosophie éthique doit rester la philosophie première1316

».

Il est vrai que certains éléments théoriques de cette révolution du politique, Lévinas les doit

à l’histoire singulière d’Israël qui comporte un régime universel inconnu par certains. Nous pensons

par exemple au sens messianique où l’Etat cesse de peser à son propre compte, au nom d’une

pensée de l’humain qui ne se referme pas sur l’unité d’un groupe mais s’ouvre en utopie.

Cependant, bien que politique et éthique se limitent mutuellement de telle sorte qu’on ne puisse

1315 E. Lévinas, « De la phénoménologie à l’éthique », in Esprit, op.cit., p.137

1316 ibid.

397

faire ni de l’angélisme ni de la réduction de la politique à un rapport de forces, le primat de

l’éthique sur la politique reste un défi à relever.

Il s’agit là d’un renversement complet de perspectives qui détermine aussi bien notre

conception de la société que nos idées sur la justice, la liberté comme le renversement des minorités

ethniques ou politiques par la majorité ethnique. Pour nous, la liberté politique d’une nation

suppose la reconnaissance des droits sociaux et culturels des minorités, c’est-à-dire de la diversité

sociale, et du droit de chacun à disposer de lui-même et à combiner ses valeurs culturelles et ses

formes d’action avec celles des autres pour bâtir une entité politique qui prenne en compte l’unicité

de chaque personne.

Mais, nous pouvons également mentionner l’implication des intérêts politiques nouveaux

qui risquent de toujours compromettre cette instauration d’un nouvel humanisme et dont souvent les

Africains ne sont initialement responsables. Nous notons à ce titre, le paternalisme occidental qui

voudrait que l’Afrique se soumette indiscutablement à ce que les anciennes métropoles définissent.

Dès lors, l’intérêt philosophique s’avère suscité plus que jamais par cette nouvelle problématique

qui, bien qu’à un autre niveau, se pose aussi en termes de négation de l’altérité.

Cependant, soulignons qu’en face de cette crise d’identité, Lévinas nous rappelle que le

prochain n’est pas un concurrent, il est plutôt celui dont je suis responsable. Il n’y a plus de chacun

pour soi mais plutôt un appel à la solidarité humaine. Aucun peuple au monde ne peut se prévaloir

d’être auto-suffisant ; la destinée de l’homme est de devenir citoyen du monde. Ainsi, nous pouvons

affirmer que : « la contribution fondamentale de Lévinas consiste en un déplacement du discours

philosophique vers la dimension de l’altérité, en rupture radicale avec l’idéologie de l’identité et de

l’intérêt1317

». C’est pourquoi celui qui est différent constitue pour moi une source de salut

car personne ne peut se sauver sans les autres.

A ce titre, nous pouvons constater avec force que le grand projet philosophique de Lévinas

est de revaloriser le prochain, lui redonner sa place car selon lui, il est resté longtemps tenu en

captivité par toute forme d’ontologie y compris le fascisme. Le passage du souci de soi au souci du

prochain constitue pour l’auteur de Totalité et infini la véritable humanité où règne non plus la

violence mais la justice et la paix. Il préconise une responsabilité illimitée pour autrui, jusqu’au

sacrifice. Pour ce faire, le dialogue dans un face-à-face, où le prochain n’a pas de visage est une

voie obligée. Mais croire dans ce face-à-face que tout se réduit à la relation au prochain serait une

1317 A. Ponzio, Sujet et altérité chez Emmanuel Lévinas, op.cit., p.10

398

erreur car voici que se présente le tiers à qui je dois autant qu’au prochain. C’est lui qui conditionne

la justice.

L’homme étant à l’état naturel comme dirait Hobbes est un être égoïste et agressif, la tâche

revient à l’Etat de freiner les appétits. Mais, puisque la perfection n’est pas de ce monde, il peut

arriver que l’institution se pervertisse à son tour. C’est le lieu où on doit rester vigilant pour

empêcher qu’il y ait une quelconque écorchure aux droits de l’homme et de l’autre homme.

Et avant d’en arriver là, le constat de Lévinas fut celui d’un monde chaotique, sujet aux

guerres où le prochain étant fondu dans le Même. Hitler en Allemagne, Staline en Russie et la race

blanche en Afrique du Sud sont loin de nous démentir. Inscrit dans cette perspective, on comprend

et avec raison ce même projet philosophique qu’a été celui de Lévinas. Mais, en poussant sa

réflexion très loin, nous avons l’impression, nous semble-t-il d’être tombé dans l’autre extrême,

justement ce qu’il reprochait à l’ontologie occidentale. Le prochain dont je suis gardien n’est qu’un

traumatisme. Il met un frein à ma liberté et à mon épanouissement.

Cependant, Paul Ricoeur, pour sa part, tente de récupérer Lévinas. Il relève les limites de

l’asymétrie tout en posant les bases d’une relation saine : Soi-même comme un autre. A ce sujet,

l’altérité vraie nécessite de se départir du relativisme pour effectuer un véritable travail de

réconciliation et à tous les niveaux comme nous l’avons dit. Cependant, il ne nous reste pas à

réduire l’effort de Lévinas à rien car son mérite consiste justement à avoir ouvert l’humanité à cette

autre vérité réelle qui est le prochain. Son apport nous a favorisé dans le rassemblement des

différentes composantes fondatrices d’une relation en vue de la paix.

Mais, où la trouver ? Mieux encore comment la construire ? Dans une telle impasse, Lévinas

apparaît comme un prophète pourtant un philosophe bien évidemment, puisqu’il ose parler de paix

avec conviction. Mais alors, une paix qui doit se construire en donnant la primauté au prochain, en

acceptant de le rencontrer, d’apprendre de lui, et donc de le garder en vie en écoutant cette

interpellation de son visage : « tu ne tueras point ». Et c’est là la véritable justice.

La paix est une valeur ; et on pourrait même dire une valeur recherchée par tous. Quand bien

même certains se distinguent par leurs offensifs militaires, ils recherchent une certaine sécurité dans

laquelle les autres sont réduits au silence. Cependant, une paix d’une telle nature est fragile.

Lévinas quant à lui, puisant dans son expérience, nous propose une paix fondée sur le

dialogue et la justice, sur des valeurs qui peuvent aider l’homme d’aujourd’hui comme celui de

demain passant par celui d’hier à goûter, pensons-nous, à un certain bonheur vital. Dès lors nous

399

décelons une évidente corrélation entre le dialogue franc, la justice et la paix. L’Etat doit tenir

compte des droits de l’homme et de l’autre homme comme nous l’avons suggéré dans notre

analyse, dès la conception et la mise en pratique de ses projets politiques.

L’humanisme de l’homme doit prendre chair dans les actions de l’Etat qui se doit de les

préserver dans un corps juridique. Et c’est pourquoi il est difficile de séparer l’éthique de la

politique, ils sont intimement liés dans une relation où l’éthique doit éclairer les actions et les

intentions de la politique. Et c’est au bout de ces efforts éthiques réalisés ensemble que nous

pourrons dépasser l’optimisme utopique que peuvent susciter ces solutions, pour parler d’un nouvel

humanisme aujourd’hui où le prochain et le tiers soient aimés, acceptés et reconnus au même titre

que le Moi et où nos différences puissent s’enrichir mutuellement comme dirait Paul Ricoeur pour

un monde plus humain ajoute Lévinas.

Rappelons tout simplement que chaque partie, chapitre et sous chapitre de notre thèse nous

ont permis d’entrer un peu plus en profondeur dans le contenu d’une pensée éthique et ontologique

ardue. En même temps, nous nous sommes rendus compte que chaque philosophie nouvelle

apparaît comme une nouvelle alternative qui se donne pour prétention de supplanter ou de

remplacer les idées en vogue. Une telle prétention caractérise singulièrement la pensée de Lévinas.

Par son originalité basée sur le désir de repenser un humanisme du prochain, elle semble

apporter un renouveau à l’éthique moderne et un appui à la théologie fondamentale, puisque la

nouvelle perspective éthique qu’elle propose évoque l’idée de Dieu comme fondement de la morale.

Cependant, notre soif n’a pas été étanchée quand nous nous sommes posés la question, celle de

savoir si elle a vraiment tous les éléments nécessaires à la fondation d’une morale de l’inter-

personnalité ou d’une éthique de la seconde personne.

En effet, tout au long de notre réflexion, il nous est arrivé de nous demander la distinction

qu’on pourrait faire entre l’éthique et la morale et nous sommes arrivés à une considération selon

laquelle la « morale » semble désigner une réflexion de type théorique et formel qui cherche à

élaborer un système de normes susceptibles de régir la conduite humaine dans sa globalité ; tandis

que l’ « éthique » paraît renvoyer à une démarche plus empirique, fait de questionnements et de

propositions révisables, visant à fournir à chacun des règles de conduite dans l’exercice de ses

fonctions1318

et ici, nous rejoignons la pensée de François-Xavier Dumortier qui s’apparente à celle

d’Emmanuel Lévinas.

1318 F-X. Dumortier, Liberté, Loi, Morale, …, op.cit., p. 58

400

C’est dans ce sens, que nous pouvons penser que l’éthique peut réduire des conflits ou peut

permettre un meilleur fonctionnement humain, car c’est de lui qu’il s’agit mais aussi institutionnel.

Elle n’est donc pas désintéressée mais elle peut nous aider à mieux construire le vivre ensemble

humain. Elle peut nous aider à prendre conscience des défis nouveaux posés à nos sociétés, et même

cet enjeu qui est l’homme dans sa précarité de son humanité. Mais cette quête des repères éthiques

n’est pourtant pas toujours dépourvue de toute ambiguïté.

La morale est une tâche, à laquelle aucun homme et aucune société ne peuvent se dérober

sauf à nier leur humanité. La tâche est de réaliser l’homme en lui-même : non pas dans la splendide

isolement d’un « moi » enfermé dans le souci de « soi », mais en étant cet être de relation qui fait

société. L’éthique est alors une tâche, sans cesse reprise et pourtant sans chemin assigné. Et une

société ne peut vivre son questionnement moral que sur le mode du dialogue et du débat ; elle

permet la pluralité des références et des pratiques morales.

Elle suppose alors la confrontation des points de vue et des opinions pour qu’émerge ce

« sens commun » ou ce consensus qui, à la fois, exprime et soutient le risque couru de vivre

ensemble dans la liberté et le respect de chacun. Le débat « est le lieu éthique d’une société

démocratique qui ne se dérobe pas à ses responsabilités ; le souci éthique est le lien qui unit des

hommes libres. La préoccupation éthique actuelle ne serait-elle pas en définitive la meilleure

expression d’une société démocratique consciente d’elle-même ?1319

».

L’éthique, renvoie chacun à lui-même sans oublier le prochain. Elle porte à répondre devant

l’autre et de l’autre, sans se mettre à sa place. Elle permet que l’expérience du prochain et la mienne

se répondent. Nous devons considérer que le respect du prochain, de l’autre homme enrichit ma

liberté.

La mise en pratique d’un nouvel humanisme passe par l’action, qui consiste à aider, à

soigner, à nourrir, à sauver des êtres humains, quelles que soient leur nationalité, leur religion, leur

couleur, etc. comme disait Henri Dunant, inventeur et fondateur de la Croix-Rouge. Une approche

qu’on retrouve dans la tradition chrétienne et par la suite qui serviront des bases à la pensée

lévinassienne du prochain.

L’humanisme n’est pas une idée neuve, il ne s’inscrit ni dans la modernité ni dans la

tradition, il est chaque jour à défendre et à redécouvrir. L’homme est au centre de la pensée des

humanistes. Cependant, l’humanisme sans Dieu, sans transcendance est un humanisme petit aux

1319 ibid., p. 63

401

yeux de certains penseurs issus de la tradition par exemple chrétienne. Les chrétiens savent bien que

seul Dieu est grand et que l’homme, sa créature est, elle, forcément petite, dépendante et reflet de

son divin créateur. Et ici, nous pouvons une fois de plus nous demander si l’humanisme, est-il

nécessairement chrétien ? Et nous répondrons par le négatif car dès le départ nous avons prôné la

pluralité parlant d’une quelconque hospitalité d’intelligence.

Par exemple, quelqu’un comme André Compte Sponville pensait que l’athéisme est un

humanisme radical, ou humanisme qui non seulement place l’homme au centre de ses

préoccupations, mais va le mettre vraiment au principe de toutes ses valeurs. Ici, nous pouvons

arriver à une considération selon laquelle l’humanisme exclusif est un humanisme inhumain.

L’humanisme, c’est de respecter la vie et pour l’athée, c’est la vie qui est la transcendance, la valeur

suprême, le bien essentiel puisque justement il n’ya rien d’autre.

Ainsi, pouvons-nous dire, les œuvres de Lévinas ne sont pas une réflexion qui se coupe de la

vie, mais constituent plutôt le résultat d’une provocation à partir de la réalité personnelle et

historique. La rencontre de la phénoménologie a été le lieu où est née son interpellation éthique qui

sera privilégiée dans sa pensée comme élément fondamental qui définit le sujet au cœur du réel et

dans sa relation avec les autres pour répondre de notre dette d’amour envers le prochain. Une

éthique de réponse à l’altérité ; une réponse qui devient responsabilité et une responsabilité pour la

vie du prochain.

C’est précisément cette vie que recherche le prochain à travers la demande de son visage. Ce

concept de visage que Lévinas emprunte à la Bible sera par ailleurs un concept central et

déterminant autour duquel il organisera sa réflexion morale jusqu’en faire le point de départ de

l’expérience éthique de l’inter-personnalité comme nous l’avons développé tout au long de notre

travail.

Et si nous pouvons nous résumer, nous dirions que dans la première partie, nous avons

préparé la voie à la compréhension de la pensée de Lévinas, en partant de ses sources d’inspiration.

Nous avons signalé son contact initial avec la phénoménologie de Husserl et Heidegger qui du point

de vue méthodologique, apparaît comme un nouveau mode d’accès à la vérité de l’être. Une telle

méthode d’appréciation de la réalité vaut surtout par les nouvelles possibilités qu’elle offre : la

remontée au phénomène originaire de la vérité pour comprendre son essence même.

402

Husserl et Heidegger étaient convaincus que la relation aux sens constitue le phénomène

véritablement premier si l’on veut avoir une vraie compréhension de la réalité1320

. En effet, le sujet,

dans la mesure où il existe, se trouve déjà en présence du monde ; et c’est cela qui constitue son être

même : l’être avec les autres ou l’ouverture au monde ou encore l’ouverture à l’objet qui se trouve

en sa présence. Et c’est dans cette présence de la conscience devant les objets que consiste le

phénomène premier de la vérité.

Pour Lévinas qui s’éveillait à cette nouvelle possibilité d’accès à la vérité à travers les sens,

la découverte était trop grande pour ne pas créer l’admiration. Fasciné par la voie ouverte par cette

philosophie de l’existence et de l’intersubjectivité, il s’y est appuyé pour lancer une véritable

invective contre l’idéalisme, et plus précisément contre ce que lui-même a appelé la pensée

occidentale qui, en privilégiant les constructions intellectualistes pour la connaissance du réel, a eu

l’inconvénient d’engendrer au cœur du monde le mal de l’individualisme, de la totalité et de la

fermeture à l’altérité.

Après avoir sévèrement critiqué cette totalité égologique avec l’aide de Franz Rosenzweig,

Lévinas, à l’instar des phénoménologues, a opté pour une philosophie de l’ouverture, de la

rencontre, bref de l’altérité. Mais à l’opposé de ses devanciers, il ne donna pas à l’ouverture une

finalité épistémologique, mais plutôt éthique : d’où le concept de l’altérité éthique qui devint le

thème principal de sa pensée. Il était en effet convaincu que la connaissance, en opérant une saisie

des choses qu’elle appréhende, reconduit l’erreur de la modernité en fermant le prochain dans le

Moi.

En fin de compte, c’est le Moi qui compte : le Moi connaisseur et dominateur. L’éthique, par

contre, respecte l’altérité et la promeut dans l’être en sauvegardant son unicité. Pour le respect de

l’altérité, il faut donc convertir la phénoménologie épistémologique en phénoménologie éthique où

le Moi dominateur et triomphant cède sa place au Moi responsable dans le vécu d’une altérité

éthique qui promeut le prochain.

Pour élaborer cette philosophie de l’altérité éthique, Lévinas entra en confrontation avec des

devanciers comme Martin Buber, Gabriel Marcel et les personnalistes, sans pour autant avaliser tout

le contenu de leurs pensées. Il n’aime pas les sentiers battus. Son originalité se perçoit toujours dans

son dépassement et dans sa tentative de penser autrement. Alors que les philosophes de l’inter-

personnalité décrivaient l’éthique comme une promotion réciproque du Tu et du Moi dans le même

1320 E. Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan, 1930, pp.70-71

403

amour, Lévinas va plus loin en remplaçant la réciprocité de la relation interpersonnelle par une

asymétrie fondatrice qui fait du sujet éthique le donneur universel qui ne se préoccupe en aucun cas

de la réciprocité du don.

Le thème de la responsabilité absolue du Moi permet de traduire ce concept d’asymétrie

dans son intégralité. En terme de responsabilité, le Moi apparaît alors en première place comme

l’unique élu pour se dédier à son prochain dans une générosité qui rime avec le martyre : diaconie

jusqu’au don de soi. C’est cela le vrai sens de l’agir éthique qui, selon les termes de Jean-Louis

Braguès, est « un substitut du martyr1321

».

Cette conviction que partage essentiellement Lévinas et qu’il propose comme la sagesse de

l’amour au service de la paix et de l’humanisme intégral, il la puise dans son éducation juive et

biblique d’abord basée sur la catégorie de l’amour, la sacralité de la vie, la primauté à accorder au

prochain et la responsabilité pour tous ceux qui, de part leurs états de vie, accusent faiblesse ou

misère. Le message du judaïsme consiste en effet à reconnaître la vie de l’autre et à imiter par la loi

la vitalité de fauve qui anime chaque conscience personnelle.

Au Moi essentiellement préoccupé de sa propre essence, à l’envahissement de l’appetit

indompté du désir et de la domination, auquel rien ne fait obstacle, pas même autrui, le judaïsme

préfère la plénitude du sens de la responsabilité et de la justice pour les pauvres et les petits1322

.

Dans la Bible, il faut s’occuper du pauvre, de la veuve et de l’orphelin. Par rapport à ces

catégories de personnes qui résument en elles-mêmes la vraie identité de l’altérité, la responsabilité

du Moi se concrétisera dans les actes de bonté, de miséricorde, de générosité et de solidarité : autant

de notes qui soutiennent l’harmonie d’un même et unique chant d’amour qui a pour finalité la

célébration de la vie du prochain. Ce que Lévinas appelle la vraie responsabilité éthique : idée

essentielle et capitale qui parcourt la plupart de ses œuvres.

La deuxième partie nous a permis de les passer rapidement en revue dans leurs grandes

lignes et d’en apprécier le contenu et la rigueur de l’argumentation. Dans leur ensemble, elles

apparaissent avec une variation de configuration et de perspective méthodologique. Dans le premier

cas, nous avons noté quelques articles à côté des œuvres plus synthétiques et plus systématiques.

Dans le second, nous avons découvert des ouvrages consacrés au commentaire biblique et

talmudique, et ceux qui sont essentiellement philosophiques. Parmi ces derniers, Totalité et Infini et

1321 J-L. Braguès, « Martyr », in Dictionnaire de morale catholique, Chambry, C.L.D., 1991, p.273

1322 E. Lévinas, L’au-delà du verset, op.cit., p.131

404

Autrement qu’être apparaissent comme des chefs-d’œuvres dans lesquels Lévinas a intégralement

livré ce qu’il avait d’essentiel à dire à notre monde.

En passant d’une œuvre à une autre de façon chronologique, nous avons remarqué que

toutes traduisent l’évolution d’une pensée qui s’est donnée une directive fondamentale : passer du

culte de la pensée égoïste et totalisante à une culture de l’altérité éthique et de la réciprocité des

rapports à une asymétrie fondamentale où le Moi, élu pour la bonté et portant à lui seul le poids du

monde, se dévoue sans relâche pour une civilisation d’amour et de paix ; bref pour une culture de la

vie. Dans ce sens, nous sommes arrivés à la conviction que la nouvelle éthique de responsabilité

pour le prochain ; une responsabilité dans l’amour ; et un amour qui promeut l’unicité et la vie de

l’autre homme. C’est d’ailleurs le respect de cette vie que réclame le visage en défiant toutes les

idéologies totalitaires qui visent à le sacrifier au profit d’un Moi personnel qui, par la guerre,

impose sa loi.

Ce thème de visage que Lévinas a emprunté à la Bible comme nous l’avons déjà dit a été en

fin de compte le concept par lequel il a décrit la relation interpersonnelle. Nous en avons parlé dans

la même deuxième partie de notre thèse. Ici, nous avons fait remarquer que le visage est à la fois le

lieu phénoménologique qui instaure le rapport avec autrui, le tiers et le Tout Autre, et où

l’expérience éthique de l’amour et de la responsabilité prend son point de départ. En prononçant son

discours sur le double registre du Dire et du Dit, le visage appelle en effet à la convivialité et à la

vie, puisqu’il ordonne le « tu ne tueras point ». Cet appel qui vient de l’altérité comme un

commandement demande de la part du Moi une réponse satisfaisante. C’est une perspective de la

deuxième personne qui privilégie le commandement qui vient de l’altérité et qui répond à ce

commandement d’abord et avant tout au profit du prochain.

Dans la relation avec le Je, le prochain parle, commande et ordonne. Et sa parole est d’autant

plus importante qu’elle porte le sceau du divin dont le visage est la trace. Dieu inspire le

commandement et fait du visage son prophète. Le commandement est alors Parole de Dieu. Et

parce qu’elle vient de Dieu, il faut nécessairement y répondre ; car Dieu apparaît comme le verum et

le bonum devant lesquels la liberté personnelle doit obligatoirement être accueil et consentement.

Seul est capable d’accomplir un bon agir éthique celui qui écoute la Parole et y répond. Cette

réponse à Dieu se traduit dans la responsabilité pour le frère et exige de la part du Moi la

soumission à deux conditions indispensables : le désintéressement et la mystique du martyre, c’est-

à-dire le don de soi. Et comme par enchantement, ce même don apparaît aussi comme le moyen

unique à travers lequel le Moi s’éveille à la subjectivité et à sa pleine humanité. L’agir éthique

405

qualifie en effet le sujet et le construit entièrement. Son bien propre coïncide avec le bien réalisé

pour le prochain. Et cela, comme si la seule preuve de la subjectivité et de l’humanité résidait dans

l’agir moral.

Quant à la troisième partie, nous avons essayé de répertorier quelques éléments de la pensée

lévinassienne pouvant nous aider à repenser un nouvel humanisme. C’est ainsi par exemple que

nous avons parlé de la reconnaissance de l’autre homme qui nous a conduit à certains aspects bien

évidement lévinassiens tels que : promouvoir une éthique pour le respect de la vie, les droits de

l’homme et de l’autre homme mais aussi les droits de l’homme et la justice. En second lieu, nous

avons parlé de la socialité comme paradigme d’un nouvel humanisme chez Lévinas en évoquant le

tiers qui fait appel à la notion de justice dans la philosophie de Lévinas ; de la fraternité qui est chez

lui une source voire le sommet de l’égalité et de la liberté sociales. Mais aussi aussi de la tolérance

qui en fait de compte nous a amenée à exploiter la notion de la responsabilité du prochain.

La quatrième partie, qui a été essentiellement critique, nous a permis de revenir sur ces

données pour en préciser les acquis anthropologiques et éthiques. A ce propos, une réflexion

éclairée sur la thématique du visage nous a conduit à l’identification de plusieurs éléments positifs

que nous avons considérés comme les valeurs fondamentales de la philosophie de Lévinas. Nous

nous contentons de les citer dans leurs grandes lignes : la dimension relationnelle de l’être humain

avec l’accent mis sur le caractère personnel de son humanité ; une ontologie unifiant les diverses

composantes de l’être humain ; la description du visage humain comme le lieu où la

phénoménologie s’allie à la transcendance pour laisser percevoir le mystère de Dieu. En définitive,

l’altérité humaine devient une voie ouverte sur l’altérité divine, en ce sens que la rencontre du

visage nous donne l’occasion de rencontrer Dieu dans sa trace et de le contempler dans sa beauté

(pulchrum), dans sa vérité (verum) et dans sa bonté (bonum).

Mais au-delà de la simple contemplation, la rencontre de Dieu dont le visage humain est la

trace coïncide toujours avec une expérience morale. Le Dieu lévinassien est fondamentalement un

Dieu éthique. Par sa parole qui est vérité et bonté, il éveille le Moi au sens de son devoir et de sa

responsabilité envers le prochain, et l’incite à le réaliser à travers des actes d’amour. Ici, on peut

affirmer que voir ou entendre, c’est faire.

La morale ne se nourrit pas des bonnes intentions ; elle réalise le bien. En se produisant dans

la relation du Même avec l’Autre1323

et en réveillant la conscience qui n’est pas assez éveillée1324

,

1323 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.cit., p.213

406

l’Infini qui est le Bien par excellence fait une « percée dans le cercle du Moi pour commander et

prescrire »1325

au sujet éthique de sortir obligatoirement de soi pour aller vers l’altérité des visages

où la responsabilité se déploie non comme une visée intentionnelle, mais comme une prise en

charge concrète du prochain.

Ainsi, par l’ordre de Dieu qui est une véritable ordination, la loi d’amour se fait positivité

dans la responsabilité du Moi pour le prochain1326

. En tant que vérité et bonté, Dieu se rend en effet

présent dans le visage pour donner la loi d’amour qui exige une réponse-responsable. Ce qui ressort

en définitif de ce rapport avec le visage, c’est le caractère transcendant de la vérité, la précédence et

la prévenance de la bonté, accompagnés d’une dimension hétéronome pour l’agir éthique du sujet.

Par rapport à cette vérité du bien qui est première, le dynamisme de la liberté devient par

conséquent une obéissance en vue d’une réponse obligée à Dieu et d’une responsabilité pour le

monde confié à la garde de l’homme. Cette responsabilité apparaît même comme un poids placé sur

l’épaule du sujet, et il doit le porter obligatoirement.

A ce propos, Lévinas affirme : « J’ai été depuis toujours exposé à l’assignation de la

responsabilité, comme placé sous un soleil de plomb, sans ombre protectrice, où s’évanouit tout

résidu du mystère, d’arrière-pensée par où la dérobade serait possible1327

». Toutes ces

considérations nous conduisent à dire que la pensée éthique de Lévinas fait du vrai agir une

obéissance obligée à l’impératif de l’Amour. Ce sont là des éléments positifs qui ouvrent des pistes

de repensée pour l’anthropologie et l’éthique philosophiques de notre temps, et qui apportent un

appui considérable à la théologie morale fondamentale.

Nous n’oublions pas surtout que tout au long de notre thèse, nous avons montré comment

Lévinas se distingue de ses devanciers en apportant un souffle nouveau à l’éthique philosophique

par les catégories nouvelles qu’il propose : la rencontre, la relation, la primauté à donner à l’altérité,

la catégorie de l’écoute et du don, l’irréductibilité de la personne humaine, son unicité, son

incomparabilité comme son irremplaçabilité mais aussi le respect du prochain et de ses biens, la

sacralité de la vie, le concept d’hétéronomie et le rétablissement de la notion de Dieu au cœur de la

morale. Ce dernier élément nous a surtout incité à nous demander si nous pouvons conclure à une

fondation théologique de l’éthique lévinassienne. A cette question, nous avons répondu par

1324 E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, op.cit., p.108

1325 ibid., p.206

1326 E. Lévinas, Autrement qu’être, op.cit., p.26

1327 ibid., p.227

407

l’affirmative, étant donné que l’agir éthique, tel qu’il est perçu par Lévinas, est avant tout une

réponse à Dieu qui parle et invite à une responsabilité pour le prochain.

Cependant, si la morale lévinassienne semble avoir une fécondité théologique, elle ne

rassemble pas tous les éléments comme nous l’avons constaté pour une vraie éthique de l’inter-

personnalité. Sa proposition morale souffre en effet du manque de consistance pour le sujet éthique,

du manque de finalité personnelle pour l’agir moral, d’un désintéressement qui relève de l’irréel, de

la passivité d’une liberté qui n’a pas la possibilité d’une auto-détermination personnelle, et en fin du

concept abstrait de l’idée de Dieu qui sert par ailleurs d’une finalité essentiellement éthique, si elle

ne verse pas par moments dans une sorte de moralisme. Tous ces éléments ainsi répertoriés nous ont

laissé à la fois perplexe et dubitatif devant une possible fondation de l’éthique de l’inter-

personnalité pouvant contribuer à l’humanisme du prochain par la pensée morale de Lévinas.

Pour sortir de l’impasse et justifier cette pensée là où elle semble accuser quelques

insuffisances, nous avons proposé, de repenser la place du sujet éthique dans la visée d’une

interdépendance entre l’être et l’agir dans l’unicité de la personne désormais considérée comme un

être libre qui a sa source en Dieu et qui est appelé à la communion avec Dieu, Amour Originel.

Etant appelé à l’amour, son agir doit essentiellement réaliser la bonté.

Cependant l’invitation à cet agir bienfaisant ne doit pas être imposé comme un poids

insupportable. Elle doit faire appel à la liberté de l’homme dont l’authenticité du dynamisme

s’exercera à travers une autodétermination libre et consciente en vue d’une pleine et totale adhésion

à la vérité du bien qui est première. La liberté est en effet le pouvoir de consentir au mouvement

naturel et gracieux qui nous porte vers le Bien1328

. Elle est la concrétisation de l’auto-maîtrise et de

l’auto-détermination où l’homme est auteur de ses actes en vue du bien1329

.

Ajoutons encore ici que le dynamisme de cette liberté doit être motivé par une finalité

personnelle du sujet éthique. Elle ne doit pas être entrevue comme une simple obéissance à une loi

qui demeure par ailleurs trop prépondérante dans la philosophie de Lévinas. Dans le domaine moral,

la loi n’est pas une fin en soi. Elle doit prendre place dans un dynamisme d’ensemble. La réduction

à l’observance stricte et méticuleuse de la loi risque de vider la liberté de cet élan dynamique que

seul peut susciter le désir du bonheur en nous. La loi est une orientation pédagogique du sujet

1328 J. Guitton, Mon Testament Philosophique, op.cit., pp.260-261

1329 K. Wojtyla, Personne et acte, op.cit., p.138

408

éthique vers le bonheur qui consiste dans une vie de communion avec Dieu et avec le prochain.

C’est en vue de cette communion que Dieu parle à chaque conscience.

Par ailleurs, ce Dieu qui parle ne doit pas être simplement identifié à sa parole avec la

tentation d’ignorer son être personnel, de nier la possibilité de son incarnation pour le réduire en fin

de compte à une simple loi. On ne peut faire de la stricte obéissance à la loi, la finalité de la morale

sans tomber dans le piège du moralisme. Et c’est ce qui s’observe dans la pensée éthique de

Lévinas. Par rapport à ce piège, il nous a semblé indispensable même au simple niveau

philosophique, de surmonter cette dimension moralistique pour ouvrir l’espace à la rencontre

effective du Dieu personnel ; car avant d’être loi ou parole du visage, Dieu est réalité concrète.

Pour un chrétien, comme il s’agit de la tradition chrétienne, cette concrétude personnelle de

Dieu se donne à voir dans la figure de Jésus, histoire de Dieu et Dieu de l’histoire1330

, visage de

Dieu dans un visage humain, plénitude de l’humain et du divin. « L’histoire de Jésus constitue

l’expression ultime d’une théo-praxis qui a comme unique but de révéler le véritable visage de

l’amour1331

». En tant que plénitude de l’humain, Jésus nous intéresse déjà et doit aussi pouvoir

intéresser Lévinas

Le Christ, dans la tradition chrétienne est la loi de Dieu dans sa plénitude, la vérité qui

dynamise la liberté humaine, la bonté qui attire et en même temps, le modèle exemplaire qui aide à

réaliser une communion d’amour avec le Père par le frère. Comme le fait remarquer en effet Livio

Melina : « Dans le Christ, la personne humaine est appelée à la communion d’amour avec le Père

dans l’Esprit Saint (…). Le Christ est par conséquent la loi vivante et personnelle à suivre1332

. Jésus

manifeste l’ultime signification de la loi naturelle et de la loi mosaïque, comme expression de la

volonté du Père et de l’appel surnaturel à l’amour1333

».

Ici, l’éthique chrétienne apparaît en effet comme la pleine vérité de l’éthique simplement

humaine mais oser porter plus loin l’intuition de Lévinas qui parle de la médiation humaine comme

chemin pour aller vers le divin reste discutable. Le débat reste donc ouvert tout en remerciant

Lévinas de l’avoir philosophiquement initié avec audace et originalité. Malgré le radicalisme et les

insuffisances qui la caractérisent, sa pensée demeure très suggestive, en ce sens qu’elle oriente

1330 B. Forte, Jésus de Nazareth, Histoire de Dieu et Dieu de l’histoire, Paris, PUF, 1984

1331 R. Fisichella, La révélation et sa crédibilité. Essai de théologie fondamentale, Paris, Cerf, 1989, p.99

1332 Veritatis Splendor n°15 (un de seize livres conciliaires du Vatican II).

1333 L. Melina, Cristo e il dinamismo dell’agire. Linee di rinnovemento della Teologia Morale Fondamentale, Roma, PUL,

2001, p.153

409

l’homme contemporain vers une nouvelle mystique de l’amour qui peut nous aider à repenser un

nouvel humanisme. Et ce n’est pas là le moindre de ses mérites.

410

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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9. « De l’Un à l’Autre. Transcendance et Temps », in Le Cahier de Lévinas, L’Herne, 1991,

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11. HAYAT Pierre, Emmanuel Lévinas, Paris, éd. de Kimé, 1995, 132p.

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13. LAH Claude, Une conception non-européenne de Lévinas, Paris, CPS, 2001, 296p.

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14. LESCOURET Marie-Anne, Emmanuel Lévinas, Paris, Flammarion, 1994, 418p.

15. MALKA Salomon, Lire Lévinas, Paris, Cerf, 1984, 120p.

16. MÜNSTER Arno, Le principe dialogique. De la réflexion monologique vers la pro-

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17. NEMO Philippe, Job et l’excès du mal, suivi de Transcendance et mal de Lévinas et

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18. PLOURDE Simonne, Emmanuel Lévinas. Altérité et responsabilité. Guide de

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19. POCHE Fred, Lévinas, chemin ou obstacle pour la théologie chrétienne.

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20. POIRIE François, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous ? Lyon, La Manufacture de

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21. PONZIO Augusto, Sujet et altérité sur Emmanuel Lévinas, « suivi de deux dialogues

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22. REY Jean-François, Lévinas, le passeur de justice, Paris, éd. Michalon, 1997, 124p.

IV. ARTICLES SUR LEVINAS

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2. BLANCHET Charles, « De l’altérité à la fraternité à travers l’œuvre de Lévinas », in

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3. BRILLET François, « Pour Lévins », in Kulu. Annales de l’Institut de Philosophie Saint-

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V. AUTRES OUVRAGES

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100. MOUNIER Emmanuel, Qu’est-ce que le personnalisme ? Œuvres complètes, Paris,

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122. RICOEUR Paul, La critique et la conviction, (Entretien avec François Azouvi et

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125. ROSENZWEIG Franz, Hegel et l’Etat, (traduction et présentation de Gérard

Bensussan), Paris, PUF., 1991, 280p.

126. ROSENZWEIG Franz, L’Etoile de la Rédemption, Paris, Seuil, 1982, 526p.

423

127. ROUCAUTE Yves, Les Démagogues. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Plon, 1999,

190p.

128. ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social ou principe du droit politique, Paris,

éd. Sociales, 1987, 272p.

129. RUBY Christian, Introduction à la philosophie politique, Paris, La Découverte,

1996, 128p.

130. SAINT AUGUSTIN, De Trinitate, XIII, 20, 26

131. SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Paris, Cerf, 1985, 580p.

132. SARTRE Jean-Paul, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, 690p.

133. SARTRE Jean-Paul, Huis-Clos, Paris, Gallimard, 1947, 246p.

134. SARTRE Jean-Paul, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954, 192p.

135. SARTRE Jean-Paul, Critiques de la raison dialectique, tome 1 : Théorie des

ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, 380p.

136. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, 240p.

137. SCHELER Max, Le formalisme en éthique, (traduction de M. Dupy), Paris,

Gallimard, 1991, 3O2p.

138. SCHOPENHAUER Artur, Le fondement de la morale, Paris, Livre de Poche, 1991,

220p.

139. SCHOPENHAUER Arthur, Ethique et politique, Paris, LGF., 1996, 192p.

140. SIBONY Daniel, Don de soi ou partage de soi ? Paris, Odile Jacob, 2000, 280p.

141. SICHERE Bernard, Seul un Dieu peut encore nous sauver. Le nihilisme et son

envers, Paris, DDB., 2002, 330p.

142. SKINNER, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin-Michel,

2001, 628p.

143. STAMATIOS TZITZI, Qu’est-ce que la personne, Paris, Armand-Colin, 1999, 222p.

144. STEIN Edith, La science de la croix. Passion d’amour de saint Jean de la Croix,

(traduction d’Etienne de Sainte Marie), Beauvechain, éd. Nauwelaerts, 1988, 286p.

145. STEIN Edith, L’Etre fini et l’Etre Eternel. Essai d’une atteinte du sens de l’être,

Beauvechain, éd. Nauwelaerts, 2002, 530p.

146. Talmud de Babylone, Shabbat, 319

424

147. TSHIBILONDI NGOYI Albertine, Ethique et engagement communautaire, l’homme

et sa destinée, Kinshasa, éd. Universitaires de Kasayi, 2002, 74p.

148. TOURAINE Alain, Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents, Paris,

Fayard, 1987, 396p.

149. VERSCHAVE François-Xavier, Noir Silence, qui arrêtera la françafrique ?, Paris,

Arênes, 2000, 560p.

150. Veritatis Splendor n°15 (Un de seize livres conciliaires du Vatican II)

151. WANEGFFELEN Thierry, L’Edit de Nantes, une histoire européenne de la

tolérance, XVIème-XXème siècle, Paris, LGF., 1998, 350p.

152. WEIL Eric, Philosophie morale, 2ème

éd., Paris, J.Vrin, 1969, 224p.

153. WEIL Eric, Problème et controverse. Philosophie politique, 5ème

éd., Paris, J.Vrin,

1989, 262p.

154. WETTER Gustave, Le matérialisme dialectique, Belgique, DDB., 1962, 666p.

155. WOJTYLA Karol, Personne et acte, Paris, Centurion, 1983, 240p.

VI. QUELQUES ARTICLES REVUES

1. ABENSOUR Miguel, « L’extragavante hypothèse », in Rue Descartes 19. Emmanuel

Lévinas, Paris, PUF., 72-79pp.

2. ARSENEVA Elena, « Le vingtième siècle », in Etudes, n°3885, 625-636pp.

3. BARBARA Rosette, « Autrui », in Encyclopédie philosophique universelle, Paris, PUF.,

1990, 720-727pp.

4. BARTOOR, « Le dialogue des civilisations », in Le Courrier de l’UNESCO, décembre

2001, 17-24pp.

5. BERSTEIN Serge, « L’irrésistibilité ascension d’Adolf Hitler », in L’Histoire, n°18, janvier-

février 2003, 8-17pp.

6. BRAGUES Jean-Louis, « Martyr », in Dictionnaire de morale catholique, Chambry, CLD,

1991, 425-431pp.

425

7. BURRIN Philippe, « Mein Kampf : une vision du monde », in Notre Histoire, n°11, février

2002, 62-68pp.

8. CADOUX Cheverny, « Apartheid », in Encyclopaedia Universalis, Corpus 3, Paris, 550-

558pp.

9. COURTOIS Stéphane, « Le plus grand criminel du XXème siècle », in L’Histoire, n°273,

février 2003, 46-49pp.

10. DAVID Claude, « Hitler et le nazisme », in Que sais-je, Paris, PUF., 1969, 42-51pp.

11. DE GREEF Jean, « Ethique, réflexion et histoire », in Revue philosophique de Louvain,

Louvain, éd. de l’Institut Supérieur de Philosophie, tome 67, août 1969, 431-460pp.

12. DELFORGE Fréderic, « Tolérance et liberté », in Notre Histoire, n°11, février 2002, 5-8pp.

13. DUTEIL Mireille, « Bataille contre la sharia », in Le Point, n°1531, janvier 2002, 40-46pp.

14. CLEMENT Olivier, « Islam, pour une théologie de la liberté et de la raison », in Etudes,

octobre 1991, 37-41pp.

15. GUETNEY Jean-Paul, « Faut-il tout pardonner ? », in Actualité de religions, n°14, mars

2000, 34-58pp.

16. GUETNEY Jean-Paul, « L’altruisme est-il en crise ? », in Actualité de religions, n°169,

septembre 1998, 97-102pp.

17. GUETNEY Jean-Paul, « Dix questions sur la tolérance », in Actualité de religions, n°35,

février 2002, 12-15pp.

18. HENRIOT Jacques, « Responsabilité », in Encyclopaedia Universalis, corpus 19, Paris,

PUF., 1995, 627-636pp.

19. HOCHEGGER, « Dialogue tous le réclament », in Actualité de religions, n°69, septembre

1998, 7-18pp.

20. KELSEN Henri, « Justice et droit naturel », in Le droit naturel, Paris, PUF., 1959, 1-7pp.

21. KOVAC Edouard, « Rencontre avec l’Autre », in Spiritus, n°138, février 1955, 53-63pp.

22. KOVAC Edouard, « Le face-à-face », in Le visage. Dans la clarté, le secret demeure, Paris,

Autrement, 1994, 19-29pp.

23. MONZEMU MOLELI Patrick, « Violence sans frontière », in Afrique espoir, n°16,

décembre 2001, 11-19pp.

426

24. MUMUNDU José, « Défense des droits de la personne humaine et non violence », in

Spiritus, n°144, septembre 1996, Paris, La Fontaine, 1996, 276-280pp.

25. NGUIFFO Samuel, « Risques et problèmes », in Pipeline Journal, n°001, juillet 2001, 82-

85pp.

26. PERELMAN Grigori, « L’idée de justice dans ses rapports avec la morale, le droit et la

philosophie », in Revue interdisciplinaire de philosophie morale et politique, 1998, 88-95pp.

27. PEROUSSE De Montelos Marc-Antoine, « Nigeria et Soudan : y a-t-il une vie après la

sharia ?, in Etudes, novembre 2001, 443-454pp.

28. PICHON René, « L’Afrique du Sud : origine et conséquence de l’apartheid », in Etudes,

tome 344, mai 1976, 169-177pp.

29. RICOEUR Paul, « J’attends la renaissance », in A quoi pensent les philosophes, Autrement,

n°102, novembre 1998, 179-184pp.

30. RICOEUR Paul, « Interrogation philosophique et engagement », in Pourquoi la

philosophie ?, Montréal, éd. Sainte Marie, 1968, 9-21pp.

31. SEWARITI, « Le rendez-vous de Durban », in Afrique espoir, n°16, octobre 2001, 4-7pp.

32. VALADIER Paul, « Marxisme et scientificité », in Etudes, Paris, Armand-Colin, mai 1976,

714-726pp.

427

428

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION GENERALE ............................................................................................................................1

PREMIERE PARTIE: LA CONCEPTION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN ET SON INTERPELLATION ................ 17

CHAPITRE I : LA CONCEPTION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN ................................................................... 27

I.1-Le prochain comme transcendant ..................................................................................................... 27

I.2-Le prochain comme présence de l'Infini ............................................................................................ 35

I.3-Le prochain comme unique ............................................................................................................... 44

I.4-Le prochain comme irremplaçable .................................................................................................... 47

I.5-Le prochain comme incomparable .................................................................................................... 49

I.6-Indispensable à mon existence ......................................................................................................... 57

CHAPITRE II : L'INTERPELLATION LEVINASSIENNE DU PROCHAIN .............................................................. 61

II.1 Rencontrer le prochain ..................................................................................................................... 61

II.2-De visage à visage: le face-à-face ..................................................................................................... 65

II.3-La relation avec le prochain .............................................................................................................. 68

II.4 :Le langage : lieu de relecture de l’intersubjectivité ...................................................................... 71

DEUXIEME PARTIE : LA BIBLE: FONDEMENT DE LA PENSEE LEVINASSIENNE DU PROCHAIN ET SES ENJEUX

ETHICO-PHILOSOPHIQUES .................................................................................................................... 79

CHAPITRE I : LA BIBLE: SOURCE PREMIERE DE LEVINAS ............................................................................. 83

I.1-L'épiphanie du visage: prémisse et socle de l'humanisme du prochain chez Lévinas ...................... 90

I.2-Altérité humaine comme voie ouverte sur l’altérité divine ............................................................ 103

I.3 La notion lévinassienne du Messie : la figure de Jésus, identité de Dieu ........................................ 120

I.4. Dieu comme principe éthique : l’Amour qui appelle et réponse de l’homme à Dieu .................... 128

I.5. La substitution et la justification éthique de Dieu chez Lévinas ..................................................... 139

CHAPITRE II : QUELQUES ENJEUX ETHICO-PHILOSOPHIQUES LEVINASSIENS ........................................... 151

II. 1. Du culte de la connaissance et de l’intéressement à une culture de l’éthique et du

désintéressement ................................................................................................................................. 151

II.2 De l’ontologie et du triomphe de l’autonomie à une morale et une éthique hétéronome ........... 159

429

II. 3 De la mort de Dieu à la renaissance de l’idée de Dieu .................................................................. 164

II.4 : Relation réciproque ou asymétrique : confrontation entre Lévinas et Ricoeur ........................... 167

II. 5 : Lévinas : penseur du prochain ou de l’inter-personnalité ? ........................................................ 176

II. 6 : Don de soi, mystique du martyre dans l’amour et l’asymétrie de la responsabilité ................... 186

TROISIEME PARTIE : REPENSER AUJOURD’HUI UN NOUVEL HUMANISME AVEC LEVINAS : LA SOCIALITE195

CHAPITRE I: REPENSER UN NOUVEL HUMANISME AVEC LEVINAS ........................................................... 197

I.1: La reconnaissance du prochain ........................................................................................................... 201

I.2 : Promouvoir une éthique pour le respect de la vie ........................................................................ 203

I.3 : Promouvoir les droits de l’homme et de l’autre homme .............................................................. 209

I.3 :1. Les droits de l’homme................................................................................................................. 212

I.3 :2. Les droits de l’autre homme ....................................................................................................... 218

I.3.3 : Les droits de l’autre homme et justice ....................................................................................... 222

CHAPITRE II ................................................................................................................................................ 227

LA SOCIALITE : PARADIGME D’UN NOUVEL HUMANISME CHEZ E. LEVINAS ............................................ 227

II.I: Le tiers : mesure de la justice ......................................................................................................... 228

II. 2 : Le juste est politique .................................................................................................................... 237

II.3 : La fraternité comme source et sommet de l’égalité et de la liberté sociales .............................. 245

II:5. Le respect de la différence: la tolérance ....................................................................................... 264

II.5-La responsabilité pour le prochain ................................................................................................. 270

QUATRIEME PARTIE: L’HUMANITE DU PROCHAIN EN QUESTION ET QUELQUES REFLEXIONS CRITIQUES

RELATIVES A LA PENSEE DE LEVINAS ................................................................................................... 288

CHAPITRE I : L’HUMANITE DU PROCHAIN EN QUESTION : UNE HERMENEUTIQUE DE L’INTERSUBJECTIVITE

CHEZ EMMANUEL LEVINAS ....................................................................................................................... 290

I.1 : Hegel et l’idée de la totalité ........................................................................................................... 303

I.2 : Gobineau et la théorie de la race supérieure ................................................................................ 310

I.3 : L’Hitlérisme et l’idéologie de la race pure ..................................................................................... 316

I.4 : Le marxisme et le communisme : deux idéologies négatrices de l’altérité ................................... 322

430

I.5: Le fascisme démocratural : un enjeu politique de domination ...................................................... 330

& Le fascisme africain démocratural ................................................................................................. 331

& Le fascisme politico-économique des Grandes Puissances Mondiales ......................................... 334

I.6 : La dégénérescence de l’identité religieuse : cas de la sharia islamique ........................................ 337

I :7. Du tribalisme à l’ethnofascisme : une perversion de l’ethnicité ................................................... 341

CHAPITRE II : QUELQUES REFLEXIONS CRITIQUES RELATIVES A LA PENSEE LEVINASSIENNE .................. 348

II.1 : L’éthique lévinassienne : une uchronie ........................................................................................ 362

II.2 : L’exagération de l’autre homme au détriment du Moi ................................................................ 365

II. 3 : Lévinas en surcharge .................................................................................................................... 369

II.4 : Lévinas dé-construit ...................................................................................................................... 372

II.5 : Le problème du statut passif pour la liberté ................................................................................. 375

II.6 : La problématique de la finalité pour l’agir éthique et le concept du désintéressement ............. 383

CONCLUSION GENERALE..................................................................................................................... 394

431