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ETRANGERS ET CITOYENS : UN PLAIDOYER EN FAVEUR DE L'OUVERTURE DES FRONTIÈRES Joseph H. Carens Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2007/2 - n° 26 pages 11 à 39 ISSN 1291-1941 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-2-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Carens Joseph H., « Etrangers et citoyens : un plaidoyer en faveur de l'ouverture des frontières », Raisons politiques, 2007/2 n° 26, p. 11-39. DOI : 10.3917/rai.026.0011 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.238.188 - 18/12/2014 17h19. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.202.238.188 - 18/12/2014 17h19. © Presses de Sciences Po

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Article fondateur de l'Ethique de l'Immigration.

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Page 1: Joseph Carens Etranger Et Citoyens

ETRANGERS ET CITOYENS : UN PLAIDOYER EN FAVEUR DEL'OUVERTURE DES FRONTIÈRES Joseph H. Carens Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2007/2 - n° 26pages 11 à 39

ISSN 1291-1941

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-2-page-11.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Carens Joseph H., « Etrangers et citoyens : un plaidoyer en faveur de l'ouverture des frontières »,

Raisons politiques, 2007/2 n° 26, p. 11-39. DOI : 10.3917/rai.026.0011

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Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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JOSEPH H. CARENS

Étrangers et citoyens :un plaidoyer en faveurde l’ouverture des frontières*

Les frontières ont des gardes et ces gardes ont desfusils. C’est un fait évident de la vie politique,mais un fait que nous perdons facilement de vue

– du moins ceux d’entre nous qui sont citoyens des prospères démo-craties occidentales. Pour ces Haïtiens dont les embarcations frêleset fissurées font face aux navires armés des Gardes-côtes ; pour cesSalvadoriens succombant de chaleur et d’asphyxie en tentant defranchir clandestinement le désert d’Arizona ; pour ces Guatémal-tèques rampant dans les conduites d’égout infestées de rats quirelient le Mexique à la Californie – pour toutes ces personnes, lesfrontières, avec leurs gardes et leurs fusils, ne sont que trop appa-rentes. Qu’est-ce qui justifie l’utilisation de la force contre ces gens ?Les frontières sont peut-être justifiées comme une façon d’empêcher

* Une version préliminaire de ce texte a été rédigée dans la perspective d’un séminairede l’Association américaine de science politique (APSA) organisé par Nan Keohane sur lethème de la citoyenneté. Des versions ultérieures ont été présentées dans le cadre deséminaires à l’Université de Chicago, à l’Institute for Advanced Study de Princeton et àl’Université Columbia de New York. Je voudrais remercier les membres de ces différentsgroupes pour leurs commentaires. Je tiens également à remercier les personnes suivantespour les remarques précieuses sur l’une ou l’autre des différentes versions : Sot Barber,Charles Beitz, Michael Doyle, Amy Gutmann, Christine Korsgaard, Charles Miller,Donald Moon, Jennifer Nedelsky, Thomas Pogge, Peter Schuck, Rogers Smith, DennisThompson et Michael Walzer. Publication originale : « Aliens and Citizens : The Casefor Open Borders », The Review of Politics, vol. 49, no 2, 1987, p. 251-273.

Raisons politiques, no 26, mai 2007, p. 11-39.© 2007 Presses de Sciences Po.

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l’entrée de criminels, d’agitateurs ou d’envahisseurs armés. La plu-part de ceux qui essayent de les franchir ne correspondent toutefoispas à ce portrait. Il s’agit de gens ordinaires, pacifiques, qui cher-chent seulement la possibilité de construire une vie décente et pai-sible pour eux et leur famille. Quelles raisons morales peut-il y avoirde les empêcher d’entrer ? Qu’est-ce qui donne à qui que ce soit ledroit de braquer une arme sur eux ?

Pour la plupart des gens, la réponse à cette question sembleraévidente. Le pouvoir d’admettre ou d’exclure des étrangers fait partieintégrante de la souveraineté et est essentiel à toute communautépolitique. Chaque État a le droit légal et moral d’exercer ce pouvoiren fonction de son propre intérêt national, même si cela implique derefuser l’entrée à des étrangers pacifiques et nécessiteux. Les Étatspeuvent choisir de faire preuve de générosité en admettant des immi-grants, mais ils ne sont tenus à aucune obligation en ce sens 1.

J’entends mettre en doute cette conception. Dans cet essai, jesoutiendrai que les frontières devraient généralement être ouverteset que les individus devraient normalement être libres de quitterleur pays d’origine et de s’installer dans un autre sans y être soumisà d’autres contraintes que celles qui pèsent sur les citoyens de cepays. L’argument a d’autant plus de force, il me semble, qu’ils’applique à l’émigration des pays du tiers-monde vers ceux du pre-mier monde. La citoyenneté dans les démocraties libérales occiden-tales est l’équivalent moderne du privilège féodal : un statut héré-ditaire qui accroît considérablement les possibilités de vie d’une

1. La Commission parlementaire américaine sur la politique de l’immigration et desréfugiés exprime bien cette hypothèse traditionnelle lorsqu’elle affirme : « Notre poli-tique – tout en offrant une perspective d’avenir à une partie de la population mondiale– doit être guidée par les intérêts nationaux fondamentaux du peuple des États-Unis »(US Immigration Policy and the National Interest : The Final Report and Recommenda-tions of the Select Commission on Immigration and Refugee Policy to the Congress and thePresident of the United States, 1er mars 1981). La meilleure défense théorique de l’hypo-thèse traditionnelle (assortie de quelques modifications) est celle de Michael Walzer,Sphères de justice : une défense du pluralisme et de l’égalité, trad. de l’angl. par PascalEngel, Paris, Seuil, 1997, p. 61-102. Quelques auteurs ont contesté l’hypothèse tra-ditionnelle. Voir Bruce Ackerman, Social Justice in the Liberal State, New Haven, YaleUniversity Press, 1980, p. 89-95 ; Judith Lichtenberg, « National Boundaries andMoral Boundaries : A Cosmopolitan View », in Peter G. Brown et Henry Shue (dir.),Boundaries : National Autonomy and Its Limits, Totowa, Rowman & Littlefield, 1981,p. 79-100 et Roger Nett, « The Civil Right We Are Not Ready For : The Right ofFree Movement of People on the Face of the Earth », Ethics, vol. 81, no 3, 1971,p. 212-227. Frederick Whelan a également analysé ces questions dans deux articlesintéressants non publiés.

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personne. Comme les privilèges de naissance féodaux, les restric-tions liées à la citoyenneté sont difficiles à justifier lorsqu’on lesexamine de plus près.

Dans l’élaboration de cet argument, je ferai appel à trois appro-ches contemporaines en théorie politique : d’abord celle de RobertNozick, puis celle de John Rawls et enfin celles des utilitaristes. Destrois, c’est celle de Rawls que je trouve la plus éclairante et c’estaux arguments dérivés de cette théorie que je consacrerai le plus detemps. Je ne souhaite toutefois pas lier trop étroitement mon argu-mentation aux formulations particulières de Rawls (que je modi-fierai d’ailleurs). Ma stratégie consiste à tirer parti de ces trois appro-ches théoriques bien définies et que de nombreuses personnes jugentconvaincantes dans le but de construire une série d’arguments enfaveur de l’ouverture (relative) des frontières. Je soutiendrai quechacune de ces trois approches aboutit à la même conclusion fon-damentale, à savoir que les restrictions à l’immigration sont diffi-cilement justifiables. Chacune de ces théories part d’une certainehypothèse concernant l’égale valeur morale des individus. D’unemanière ou d’une autre, chacune traite l’individu comme antérieurà la communauté. De telles bases laissent peu de place à des dis-tinctions fondamentales entre les citoyens et les étrangers qui cher-chent à devenir des citoyens. Le fait que ces théories, malgré l’impor-tance de leurs différences dans d’autres domaines, convergent toutesles trois sur le même résultat en ce qui concerne l’immigrationrenforce le poids des arguments en faveur de l’ouverture des fron-tières. Dans la dernière partie de cet essai, j’appréhenderai des objec-tions communautariennes à mon raisonnement, en particulier cellesdu meilleur défenseur contemporain de la position à laquelle jem’oppose : Michael Walzer.

Étrangers et droits de propriété

Une opinion répandue au sujet de l’immigration s’énoncegrosso modo de la façon suivante : « C’est notre pays. Nous pouvonsen autoriser ou en interdire l’accès à qui nous le voulons. » L’idéeest que le droit d’exclure les étrangers repose sur des droits de pro-priété, peut-être des droits de propriété collectifs ou nationaux. Cegenre d’affirmation trouverait-elle un soutien de la part des théoriesdans lesquelles les droits de propriété jouent un rôle central ? Je nele pense pas. Ces théories mettent en effet en valeur des droits de

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propriété individuels. La notion de droits de propriété collectifs ounationaux ébranlerait les droits individuels qu’elles visent à protéger.

Prenons Robert Nozick comme un représentant contemporainde la tradition des droits de propriété. Dans le prolongement deLocke, Nozick suppose que les individus ont, à l’état de nature, desdroits, y compris le droit d’acquérir et d’utiliser la propriété. Tousles individus possèdent les mêmes droits naturels – c’est la formeque revêt l’hypothèse d’égalité morale au sein de cette tradition –même si l’exercice de ces droits conduit à des inégalités matérielles.Les « inconvénients » de l’état de nature justifient la création d’unÉtat minimal dont l’unique tâche est de protéger les personnessituées à l’intérieur d’un territoire donné contre les violations deleurs droits 2.

Cet État minimal est-il habilité à restreindre l’immigration ?Si Nozick ne répond jamais directement à cette question, certainspassages de son argumentation suggèrent une réponse négative.Selon Nozick, l’État n’a pas d’autre droit que celui de faire respecterles droits dont les individus jouissent déjà à l’état de nature. Lacitoyenneté n’engendre aucune revendication propre. Jouissant d’unmonopole de fait sur l’application des droits sur son territoire, l’Étatest contraint de protéger de la même façon les droits des citoyenset des non-citoyens. Les individus ont le droit de prendre part àdes échanges volontaires avec d’autres individus. C’est en tantqu’individus, et non en tant que citoyens, qu’ils possèdent ce droit.L’État n’est pas habilité à contrarier de tels échanges tant qu’ils neviolent pas les droits d’une autre personne 3.

Notons ce que cela implique pour l’immigration. Supposonsqu’un agriculteur des États-Unis souhaite embaucher des travail-leurs mexicains. Le gouvernement n’aurait pas le droit de le luiinterdire. Empêcher l’entrée des Mexicains constituerait une viola-tion du droit tant de l’agriculteur que des travailleurs mexicains deprendre part à des transactions volontaires. Cette concurrence destravailleurs étrangers pourra évidemment désavantager certains tra-vailleurs américains. Nozick conteste toutefois explicitement

2. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. de l’angl. par Evelyne d’Auzac de Lamar-tine, Paris, PUF, 1988, p. 27-44, 116-152 (Anarchy, State, and Utopia, New York,Basic Books, 1974).

3. Ibid., p. 138-44. Les citoyens, dans la conception de Nozick, sont simplement desconsommateurs qui achètent la protection impartiale et efficace de leurs droits naturelspréexistants. Nozick utilise les termes « citoyen », « client » et « consommateur » defaçon interchangeable.

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l’existence d’un quelconque droit à être protégé contre un désavan-tage compétitif. (Interpréter un tel désavantage comme un préjudicereviendrait à saper les fondements des droits de propriété indivi-duels.) Même en l’absence d’une offre d’emploi de la part d’unAméricain, un gouvernement nozickien ne serait pas fondé à empê-cher l’entrée des Mexicains dans le pays. Tant qu’ils sont pacifiques,qu’ils ne volent pas, qu’ils n’enfreignent aucune propriété privée etqu’ils ne violent d’aucune façon les droits d’autres individus, leurprésence sur le territoire et les actions qu’ils y accomplissent neregardent en rien l’État.

La théorie de Nozick n’offre-t-elle pour autant aucun fonde-ment à l’exclusion des étrangers ? Pas exactement. Elle ne procureaucun fondement autorisant l’État à exclure des étrangers ni aucuneraison autorisant des individus à exclure des étrangers qu’ils nepourraient pas également utiliser pour exclure des concitoyens. Desétrangers pauvres n’auront pas les moyens de vivre dans les beauxquartiers (sinon en tant que domestiques), mais c’est également vraides citoyens pauvres. Les propriétaires fonciers peuvent refuserd’embaucher des étrangers, de leur louer des maisons, de leur vendrede la nourriture, et ainsi de suite ; mais dans un monde nozickien,ils pourraient infliger le même traitement à leurs propres conci-toyens. Autrement dit, les individus peuvent faire ce qu’ils veulentavec leurs propres biens personnels. Ils peuvent normalementexclure qui ils veulent de la terre qu’ils possèdent. Mais c’est entant qu’individus qu’ils possèdent ce droit, non en tant que mem-bres d’un collectif. Ils ne peuvent pas empêcher d’autres individusd’agir différemment (à savoir d’embaucher des étrangers, de leurlouer des maisons, etc.) 4.

La théorie de Nozick pourrait-elle admettre la possibilité d’uneaction collective visant à restreindre l’entrée sur le territoire ? Dansla dernière section de son livre, Nozick introduit une distinctionentre les nations (ou les États) et les petites communautés de proxi-mité [face-to-face communities]. Tant qu’ils sont libres de les quitter,les individus peuvent volontairement construire des petites commu-nautés sur des principes tout à fait différents de ceux qui régissentl’État. Ils peuvent par exemple décider de mettre leurs propriétés

4. Selon l’interprétation qu’en donne Nozick, la clause lockéenne implique que les droitsde propriété sur la terre ne peuvent pas restreindre la liberté de mouvement d’unindividu au point de le priver de cette liberté effective. Cela limite d’autant la possibilitéd’exclure des étrangers. Voir ibid., p. 78.

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en commun et de prendre des décisions collectives à la règle de lamajorité. Une communauté de ce type, selon Nozick, a le droit derestreindre l’appartenance comme elle l’entend et de contrôlerl’accès à ses terrains. Elle a toutefois également le droit de redistri-buer ses propriétés communes comme elle l’entend. Or, ce n’estpas une option que Nozick (ou tout autre partisan d’une théoriedes droits de propriété) est disposé à céder à l’État 5.

Cela montre pourquoi l’affirmation : « C’est notre pays. Nouspouvons en autoriser ou interdire l’accès à qui nous le voulons »est en fin de compte incompatible avec une théorie des droits depropriété comme celle de Nozick. Une propriété collective ne sau-rait, pour des individus, faire office de protection contre le collectif.S’il est possible d’utiliser la notion de propriété collective afin dejustifier le refus d’admettre des étrangers, il devient également pos-sible d’utiliser la même notion dans le but de justifier une redistri-bution des revenus ou toute autre politique qu’une majorité de lapopulation aura décidée. Nozick affirme explicitement que le ter-ritoire d’une nation n’est pas la propriété collective de ses citoyens.Il s’ensuit que le contrôle que l’État peut légitimement exercer surce territoire se limite à la protection des droits des propriétairesindividuels. Interdire à des gens l’accès à un territoire parce qu’ilsn’y sont pas nés ou qu’ils n’en ont pas acquis la nationalité d’uneautre façon ne relève d’aucune compétence légitime de l’État. L’Étatn’a pas le droit de restreindre l’immigration.

Migration et position originelle

À la différence de Nozick, John Rawls justifie un État dotéd’un rôle actif et de responsabilités positives à l’égard du bien-êtresocial. Sa Théorie de la justice suggère pourtant une approche del’immigration qui laisse en principe peu de place à des restrictions.J’écris « suggère », parce que Rawls lui-même fait explicitementl’hypothèse d’un système fermé dans lequel les questions de l’immi-gration ne peuvent pas se poser. Je vais néanmoins soutenir quel’approche de Rawls peut s’appliquer à un contexte plus large quecelui qu’il considère lui-même. Dans ce qui suit, je présuppose uneconnaissance générale de la théorie de Rawls et je me contente d’en

5. Ibid., p. 390-394.

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rappeler brièvement les éléments principaux afin de me concentrersur les questions les plus pertinentes pour mon enquête.

Rawls se demande quels principes de justice les individusretiendraient pour régir la société s’ils devaient les choisir derrièreun « voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître leur situationpersonnelle (définie par la classe, la race, le sexe, les talents naturels,les croyances religieuses, les objectifs et les valeurs personnels, etc.).Il soutient que des personnes placées dans cette position originellechoisiraient deux principes. Le premier principe garantirait uneégale liberté pour tous. Le second autoriserait des inégalités socialeset économiques à condition qu’elles soient à l’avantage des plusdéfavorisés (principe de différence) et qu’elles soient attachées à despositions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité deschances. Les personnes placées dans la position originelle donne-raient en outre la priorité au premier principe, interdisant une limi-tation des libertés fondamentales au profit de gains économiques 6.

Rawls établit également une distinction entre la théorie idéaleet la théorie non idéale. La théorie idéale repose sur l’hypothèsequ’une fois le « voile d’ignorance » levé, les individus accepterontet respecteront généralement les principes choisis dans la positionoriginelle. Elle suppose aussi qu’aucun obstacle historique nes’opposera à la réalisation d’institutions justes. La théorie non idéale,au contraire, tient compte à la fois des obstacles historiques et desactions injustes d’autrui. Si la théorie non idéale est ainsi d’unepertinence plus immédiate pour les problèmes pratiques, la théorieidéale est, quant à elle, plus fondamentale ; elle définit l’objectifultime de la réforme sociale et offre une base permettant de jugerl’importance relative des entorses à l’idéal (par exemple à la prioritéde la liberté) 7.

À la suite de plusieurs commentateurs, je souhaite défendrel’idée que nombre des raisons qui font de la position originelle uninstrument utile pour penser les questions de justice à l’intérieurd’une société donnée en font également un instrument utile pourpenser la justice entre différentes sociétés 8. Des phénomènes commeles migrations et le commerce – dans lesquels des individus

6. John Rawls, Théorie de la justice, trad. de l’angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil,1987, p. 91-96, 168-174, 279-284 (A Theory of Justice, Cambridge, Oxford UniversityPress, 1973 [1971]).

7. Ibid., p. 34-35, 281-284.8. L’exposé le plus détaillé de l’argument en faveur d’une conception globale de la position

originelle se trouve dans : Charles Beitz, Political Theory and International Relations,

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interagissent à travers les frontières gouvernementales – soulèventdes questions relatives à l’équité des conditions d’arrière-plan de cesinteractions. Toute personne soucieuse de se conformer aux exi-gences de la morale se sentira en outre contrainte de justifier l’uti-lisation de la force contre d’autres personnes, qu’elles soient ou nonmembres de la même société. Nous ne voulons pas que l’intérêtpersonnel, des considérations partisanes ou des injustices existantesne viennent affecter et fausser nos réflexions sur ces questions. Nouspartons du principe que nous devons traiter tous les êtres humains,et non les seuls membres de notre société, comme des personnesmorales libres et égales 9.

La position originelle présente une stratégie de raisonnantmoral qui aide à tenir compte de ces préoccupations. Le « voiled’ignorance » a pour fonction d’« invalider les effets des contin-gences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres ».Les contingences naturelles et sociales sont en effet « arbitraires d’unpoint de vue moral » et représentent des facteurs qui ne devraientpas influencer le choix des principes de justice 10. Or, le fait d’êtrecitoyen d’un pays riche ou pauvre, d’être déjà citoyen d’un Étatparticulier ou d’être un étranger qui souhaite le devenir constitueprécisément le genre de circonstance particulière susceptibled’opposer les hommes les uns aux autres. Une procédure équitablepour le choix des principes de justice devra en conséquence exclurela connaissance de ces circonstances, de la même façon qu’elle exclutla connaissance de la race, du sexe ou de la classe sociale d’unepersonne. Nous devrions donc adopter une conception globale, etnon nationale, de la position originelle.

Princeton, Princeton University Press, 1979, p. 125-176, en particulier p. 129-136 et143-153. Pour des critiques antérieures de Rawls allant dans le même sens, voir BrianBarry, The Liberal Theory of Justice, Oxford, Clarendon Press, 1973, p. 128-133 etThomas M. Scanlon, « Rawls’ Theory of Justice », University of Pennsylvania LawReview, vol. 121, no 5, 1973, p. 1066-1067. Pour des discussions plus récentes, voirDavid A. J. Richards, « International Distributive Justice », in J. Roland Pennock etJohn Chapman (dir.), Ethics, Economics, and the Law, New York, New York UniversityPress, 1982, p. 275-299 et Charles Beitz, « Cosmopolitan Ideals and National Senti-ments », The Journal of Philosophy, vol. 80, no 10, 1983, p. 591-600. Aucune de cesdiscussions n’explore complètement les implications d’une conception globale de laposition originelle pour la question de l’immigration, bien que l’essai récent de Beitzaborde ce sujet.

9. Respecter les autres comme des personnes morales libres et égales n’implique pasl’impossibilité de distinguer ses amis des inconnus ou ses concitoyens des étrangers.Voir la conclusion pour une élaboration de ce point.

10. J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 168, 103.

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On pourrait reprocher à cette approche globale de mécon-naître à quel point l’utilisation de la position originelle et du « voiled’ignorance » dépend pour Rawls d’une compréhension particulièrede la personnalité morale qui est propre aux sociétés démocratiquesmodernes et que les autres sociétés ne partagent pas nécessaire-ment 11. Admettons la validité de l’objection et demandons-nous sielle est réellement importante.

La compréhension de la personnalité morale dont il s’agit estessentiellement celle qui conçoit tous les individus comme des per-sonnes morales libres et égales. Même si cette conception de lapersonnalité morale n’est pas partagée par les membres d’autressociétés, ce n’est pas une conception qui ne s’applique qu’à ceuxqui la partagent. De nombreux membres de notre propre sociétén’y souscrivent pas, comme les récentes manifestations de racistesblancs dans le comté de Forsyth en Géorgie** en apportent l’illus-tration. Nous critiquons les racistes et rejetons leurs conceptions,mais nous ne les privons pas de leur statut de citoyens libres etégaux du fait de leurs croyances. Notre propre croyance en l’égalitémorale n’est pas davantage limitée aux seuls membres de notresociété. Notre attachement au principe de l’égalité civile est uneconséquence de notre croyance en l’égalité morale et non l’inverse.Ainsi, quelle que soit notre position au sujet de la justice des fron-tières et des restrictions aux revendications des étrangers, elle doitêtre compatible avec le respect dû à tous les êtres humains en tantque personnes morales.

Une autre objection liée à la précédente fait valoir la nature« constructiviste » de la théorie de Rawls, en particulier dans sesformulations les plus récentes 12. Elle affirme que cette théorie n’ade signification que pour des gens qui souscrivent déjà aux valeurslibérales démocratiques. On pourrait toutefois se demander pour-quoi nous aurions besoin d’un « voile d’ignorance » dès lors quenous présupposons un contexte de valeurs partagées. Pourquoi nepas dériver un accord sur les principes de justice et les institutions

11. J. Rawls, « Le constructivisme kantien dans la théorie morale », in J. Rawls, Justice etdémocratie, préface de Catherine Audard, trad. de l’anglais par Catherine Audard,Philippe de Lara, Florence Piron et al., Paris, Seuil, 1993, p. 73-152.

** En janvier 1987, année de rédaction de ce texte, le comté de Forsyth devint un symboledu racisme aux États-Unis lorsque des membres du Ku Klux Klan perturbèrent un ras-semblement de défenseurs des droits civiques (NdT).12. Ibid. Voir aussi J. Rawls, « La théorie de la justice comme équité : une théorie poli-

tique et non pas métaphysique », in J. Rawls, Justice et démocratie, op. cit., p. 205-241.

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correspondantes directement de ces valeurs partagées ? Le « voiled’ignorance » offre une façon de penser les principes de justice dansun contexte où des individus, divisés par des désaccords profondset insolubles sur des questions de grande importance, souhaitentnéanmoins trouver une façon de vivre ensemble et de coopérerpacifiquement sur la base de termes équitables pour tous. Or, untel contexte semble tout autant approprié à la réflexion sur le pro-blème de la justice mondiale qu’il ne l’est pour réfléchir au pro-blème de la justice nationale.

Lire la théorie de Rawls uniquement comme une interprétationconstructive des valeurs sociales existantes, c’est affaiblir son potentielen tant que critique constructive de ces valeurs. Le racisme est parexemple profondément enraciné dans la culture publique américaine.Il y a peu de temps encore, des personnes comme celles de ForsytheCounty représentaient la majorité aux États-Unis. Si nous estimonsque les racistes ont tort et que Rawls a raison en ce qui concerne notreobligation de traiter tous les membres de notre société comme despersonnes morales libres et égales, ce n’est certainement pas seule-ment parce que la culture publique a changé et que les racistes sontdésormais minoritaires. J’admets volontiers que j’utilise la positionoriginelle d’une façon que Rawls n’envisage pas lui-même, maisj’estime que cette extension trouve une justification dans la nature desquestions que j’aborde et dans les mérites de l’approche de Rawls entant que méthode générale de raisonnement moral.

Supposons donc une conception globale de la position origi-nelle. Placés derrière le « voile d’ignorance », les partenaires de laposition originelle n’auraient connaissance ni du lieu de leur nais-sance ni de la société particulière à laquelle ils appartiennent. Celales conduirait vraisemblablement à choisir les deux mêmes principesde justice. (Je suppose ici que l’argument de Rawls en faveur desdeux principes est correct, bien que cela soit contesté.) Ces principess’appliqueraient au niveau global et l’étape suivante consisterait àconcevoir les institutions chargées de les mettre en œuvre – toujoursdans la perspective de la position originelle. Les États souverainstels que nous les connaissons actuellement feraient-ils partie de cesinstitutions ? Dans le cadre de la théorie idéale, où nous pouvonsfaire abstraction des obstacles historiques et des risques d’injustice,certaines des raisons en faveur de l’intégrité des États existants dis-paraissent. Certes, la théorie idéale n’exige pas l’élimination detoutes les différences linguistiques, culturelles et historiques. Nouspouvons même supposer qu’une décentralisation des pouvoirs

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justifiée par le souci de respecter ces trois différences aurait égale-ment pour conséquence de légitimer l’existence de communautéspolitiques autonomes comparables aux États modernes 13. Cettesupposition ne signifierait toutefois pas encore que l’ensemble descaractéristiques actuelles de la souveraineté étatique serait justifié.La souveraineté des États serait (moralement) circonscrite par lesprincipes de justice. Aucun État ne pourrait par exemple restreindrela liberté religieuse et les inégalités entre États seraient limitées parun principe de différence valable au niveau international.

Quelles implications cela aurait-il sur la liberté de mouvemententre les États ? Celle-ci serait-elle considérée comme une libertéfondamentale dans un système global de libertés égales ou les Étatsauraient-ils au contraire le droit de restreindre les possibilités d’entréeet de sortie ? Même dans un monde idéal, certaines personnes peu-vent avoir de très bonnes raisons de vouloir migrer d’un État vers unautre. Pour certains individus, les perspectives économiques peuventvarier considérablement en fonction de l’État dans lequel ils résident,même si l’application d’un principe de différence au niveau interna-tional permet de réduire les inégalités entre États. Telle personne seraamoureuse d’un citoyen d’un autre pays ; telle autre appartiendra àune religion qui n’a que peu d’adeptes dans son pays natal et beau-coup dans un autre ; telle autre enfin sera à la recherche de ressourcesculturelles qui n’existent que dans une autre société. Plus générale-ment, il suffit de se demander si le droit de se déplacer librement àl’intérieur d’une société donnée est une liberté importante. Ce sontdes considérations du même ordre qui font que la migration à traversles frontières étatiques est également importante 14.

Lorsque l’on considère les possibles restrictions à la liberté demouvement derrière le « voile d’ignorance », on doit adopter la pers-pective de celui que ces restrictions désavantageront le plus, enl’occurrence la perspective de l’étranger qui souhaite immigrer. Laposition originelle nous conduit ainsi à intégrer le droit de migrerdans le système des libertés fondamentales. Les raisons sont lesmêmes que celles qui nous incitent à y inclure également le droità la liberté religieuse, à savoir que cette liberté pourrait s’avérer

13. Cf. Ch. Beitz, Political Theory and International Relations, op. cit., p. 183.14. La comparaison entre la mobilité à l’intérieur d’un pays et la mobilité entre différents

pays est analysée plus en détail dans Joseph H. Carens, « Immigration and the WelfareState », in Amy Gutmann (dir.), Democracy and the Welfare State, Princeton, Prin-ceton University Press, 1988, p. 207-230.

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essentielle à la réalisation de notre plan de vie. Une fois le « voiled’ignorance » levé, bien sûr, nous pourrions ne pas faire usage dece droit, mais c’est également vrai des autres droits et libertés.L’accord de base auquel parviendraient les partenaires de la positionoriginelle serait ainsi de n’autoriser aucune restriction aux migra-tions (qu’il s’agisse de l’émigration ou de l’immigration).

Une réserve importante doit être apportée ici. Rawls estimeque, même dans le cadre de la théorie idéale, la liberté peut êtrelimitée au nom de la liberté elle-même et que toutes les libertésdépendent de l’existence de l’ordre public et de la sécurité 15. (Appe-lons cela la réserve d’ordre public.) Supposons qu’une immigrationsans restriction conduise au chaos et à l’effondrement de l’ordrepublic. Chacun verrait sa situation empirer du point de vue de seslibertés fondamentales. Même en adoptant la perspective du plusdéfavorisé et en reconnaissant la priorité de la liberté, les partenairesde la position originelle approuveraient des restrictions à l’immi-gration dans de telles circonstances. La liberté serait limitée au nomde la liberté elle-même et chaque individu consentirait à de tellesrestrictions même si, une fois le « voile d’ignorance » levé, il ressortque c’est sa propre liberté d’immigrer qui a ainsi été rognée.

Rawls nous met en garde contre toute tentative d’utiliser cetappel à l’ordre public de façon trop élastique ou comme un prétextepour justifier des restrictions à la liberté motivées par d’autres rai-sons. Une menace à l’ordre public purement hypothétique n’est passuffisante. Seule une « probabilité raisonnable » que l’immigrationporte atteinte à l’ordre public pourrait justifier des restrictions. Unetelle probabilité doit être fondée « sur des données et des raisonne-ments acceptables par tous » 16. En outre, seules les restrictions quisont véritablement indispensables à la préservation de l’ordre publicseraient justifiées. On ne saurait justifier n’importe quel niveau derestrictions au motif que certaines d’entre elles sont nécessaires.Enfin, les menaces à l’ordre public posées par une immigration librene sauraient inclure les éventuelles réactions hostiles que celle-ciprovoquerait chez les citoyens actuels (par exemple sous la formed’émeutes). Cette discussion s’inscrit dans le cadre de la théorieidéale où les individus sont censés agir de façon juste. Causer destroubles à l’ordre public afin d’empêcher d’autres personnesd’exercer leurs libertés légitimes n’est pas une action juste. Les

15. J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 248-249.16. Ibid., p. 249.

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menaces à l’ordre public qu’il faut prendre en considération sontdonc celles qui résulteraient de l’effet cumulatif involontaired’actions individuellement justes.

Dans le cadre de la théorie idéale, nous avons affaire à unmonde composé d’États justes et régi par un principe de différenceappliqué au niveau international. La probabilité que des migrationsmassives représentent une menace pour l’ordre public d’un Étatsemble faible dans ce contexte. La théorie idéale laisse donc peu deplace à des restrictions à l’immigration. Qu’en est-il de la théorienon idéale, où l’on tient compte à la fois des contingences histori-ques et des actions injustes d’autrui ?

Dans le monde réel et non idéal, les inégalités économiquesentre les nations sont considérables (bien supérieures, vraisembla-blement, à celles qu’autoriserait une application internationale duprincipe de différence). Les gens sont par ailleurs en désaccord surla nature de la justice et ne parviennent que rarement à conformerleurs actions aux principes qu’ils professent. La plupart des Étatsestiment nécessaire de se protéger contre l’éventualité d’une inva-sion armée ou d’une subversion clandestine. Quantité d’États pri-vent également leurs propres citoyens des droits et libertés fonda-mentaux. Comment tout cela affecte-t-il les exigences de justice enmatière de migration ?

Tout d’abord, les conditions du monde réel renforcent consi-dérablement les arguments en faveur de la souveraineté étatique, enparticulier pour les États dont les institutions nationales sont rela-tivement justes. La sécurité nationale est une forme essentielle del’ordre public et les États ont manifestement le droit d’empêcherl’entrée des personnes (qu’il s’agisse d’envahisseurs armés ou d’élé-ments subversifs) qui visent à renverser des institutions justes. Ilconvient toutefois de signaler que les critiques adressées à une uti-lisation élastique de l’appel à l’ordre public s’appliquent égalementaux considérations relatives à la sécurité nationale.

Une autre inquiétude repose sur l’idée que les immigrants pro-venant de sociétés dans lesquelles les valeurs démocratiques libéralessont faibles ou inexistantes constitueraient une menace pour lemaintien d’un ordre public juste. Là encore, la distinction entreprobabilités raisonnables et suppositions hypothétiques est cruciale.Au 19e siècle, des arguments de ce type étaient avancés contre lesEuropéens de confession juive ou catholique ainsi que contrel’ensemble des Asiatiques et des Africains. Si ces arguments noussemblent aujourd’hui faux (pour ne pas dire ignorants et

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intolérants), nous devrions nous garder de les ressusciter sous uneautre forme.

Une inquiétude plus sérieuse porte sur l’ampleur de lademande potentielle. Si un pays riche comme les États-Unis ouvraitpurement et simplement ses portes, le nombre de personnes enprovenance de pays pauvres qui chercheraient à y immigrer pourraits’avérer véritablement irrésistible, même si leurs intentions et leurscroyances ne posent aucune menace pour la sécurité nationale oules valeurs démocratique libérales 17. Dans ces conditions, le prin-cipe de préservation de l’ordre public justifierait probablement cer-taines restrictions à l’immigration. Il convient toutefois de rappelerl’ensemble des réserves déjà formulées à l’encontre de ce principe.Le caractère nécessaire de certaines restrictions ne saurait en parti-culier servir de justification à toutes sortes de restrictions, quelsqu’en soient le niveau et les motivations, mais seulement à cellesqui sont indispensables au maintien de l’ordre public. Cela impli-querait certainement une politique d’immigration beaucoup moinsrestrictive que celles qui sont actuellement en vigueur et qui portentl’empreinte de multiples considérations autres que le maintien del’ordre public.

Rawls affirme qu’en général, la priorité accordée à la libertés’applique également dans des conditions non idéales. Il en résulteque si l’immigration devait être restreinte pour des raisons d’ordrepublic, la priorité devrait être donnée aux personnes qui cherchentà immigrer parce qu’elles ont été privées de leurs libertés fonda-mentales plutôt qu’à celles qui sont simplement en quête de meil-leures perspectives économiques. Une difficulté supplémentairesurgit toutefois à ce stade : ce n’est qu’à longue échéance que lapriorité de la liberté doit prévaloir. Dans des conditions non idéales,le fait de limiter la liberté au nom de considérations économiquespeut parfois être défendu si cela contribue à améliorer le sort desplus défavorisés et précipite l’avènement de conditions qui, à terme,permettront à chacun de jouir pleinement des libertés égales pourtous. Pourrait-on justifier des restrictions à l’immigration au nomde la défense des plus défavorisés ?

Il faut se méfier des utilisations hypocrites de ce type d’argu-ment. Si les États riches se soucient véritablement du sort des plus

17. Pour les statistiques des niveaux actuels et projetés de l’immigration vers les États-Unis, voir Michael S. Teitelbaum, « Right versus Right : Immigration and RefugeePolicy in the United States », Foreign Affairs, vol. 59, no 1, 1980, p. 21-59.

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défavorisés dans les pays pauvres, ils les aideront sans doute biendavantage en transférant des ressources et en réformant les institutionséconomiques internationales qu’en limitant l’immigration. Il y a toutlieu de penser qu’une politique d’immigration plus ouverte auraitpour effet d’aider certains des plus défavorisés plutôt que de leur nuire.Les personnes qui immigrent en tirent généralement elles-mêmesprofit et elles envoient souvent de l’argent dans leur pays d’origine.

Les personnes qui viennent ne sont peut-être pas les plus défa-vorisées. On peut supposer que les plus mal lotis ne disposent pasdes ressources qui leur permettent de partir. Cela ne constitue paspour autant une raison d’empêcher les autres de venir, à moins queleur départ ne nuise à ceux qu’ils laissent derrière eux. Envisageonsnéanmoins cette dernière éventualité, comme l’hypothèse de la fuitedes cerveaux nous y invite. Si nous supposons par ailleurs que desraisons d’ordre public justifient certaines restrictions à l’immigra-tion, la conséquence serait que nous devrions donner la priorité auximmigrants potentiels les moins qualifiés, puisque leur départ auraitvraisemblablement peu ou pas d’effet préjudiciable sur ceux quirestent. On pourrait également suggérer qu’une compensationdevrait être versée aux pays pauvres en cas d’émigration de per-sonnes qualifiées. En revanche, affirmer que nous devrions chercherà empêcher l’émigration de certaines personnes (en leur refusantun lieu où aller) parce qu’elles représentent une ressource précieusepour leur pays d’origine constituerait une grave entorse à la tradi-tion libérale en général et à la priorité que Rawls, même dans desconditions non idéales, confère à la liberté en particulier 18.

Considérons les implications de cette analyse sur certains argu-ments traditionnels en faveur de restrictions à l’immigration. Pre-mièrement, il ne serait plus possible de justifier des restrictions surla base du fait que ceux qui sont nés sur un territoire donné oudont les parents étaient eux-mêmes citoyens auraient davantagedroit aux bénéfices de la citoyenneté que ceux qui sont nés ailleursou de parents étrangers. Le lieu de naissance et les liens de parentéconstituent des contingences naturelles qui sont « arbitraires d’unpoint de vue moral ». Un des principaux objectifs de la positionoriginelle est de réduire au minimum les effets de telles contin-gences sur la distribution des avantages sociaux. Définir la

18. Pour les racines profondes du droit d’émigrer dans la tradition libérale, voir FrederickWhelan, « Citizenship and the Right to Leave », American Political Science Review,vol. 75, no 3, 1981, p. 636-653.

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citoyenneté par la naissance pourrait être une procédure acceptable,mais seulement si elle n’empêchait pas les individus de faire deschoix différents une fois atteint un certain âge.

Deuxièmement, il ne serait plus possible de justifier des res-trictions à l’immigration au motif que celle-ci réduirait le bien-êtreéconomique des citoyens actuels. Deux considérations viennent for-tement réduire la portée d’une telle argumentation : la perspectivedes plus défavorisés et la priorité de la liberté. La perspective descitoyens actuels ne pourrait correspondre à la position des plusdéfavorisés que si l’on arrivait à montrer que l’immigration réduiraitleur bien-être économique à un niveau inférieur à celui des immi-grants potentiels qui auraient été privés du droit d’immigrer. Àsupposer qu’on puisse le prouver, la priorité de la liberté interdiraitde considérer que cela suffit à justifier des restrictions à l’immigra-tion. La question des intérêts économiques des citoyens actuels estainsi pour l’essentiel privée de toute pertinence.

Troisièmement, l’impact de l’immigration sur l’histoire et laculture particulière de la société ne constitue pas une considérationmorale pertinente tant que les valeurs démocratiques libérales fon-damentales ne sont pas menacées. Cette conclusion est moins évi-dente sur la base de ce que j’ai dit jusqu’ici, mais elle découle dece que Rawls affirme dans sa discussion du perfectionnisme 19. Leprincipe de perfection requiert que la société organise ses institu-tions de façon à maximiser les réalisations de l’excellence humainedans les domaines de l’art, de la science ou de la culture, indépen-damment de l’effet de telles dispositions sur l’égalité et la liberté.(Par exemple, l’esclavage était parfois justifié dans l’Athènes antiqueau motif qu’il était indispensable aux réalisations culturelles desAthéniens.) Une variante de cette position pourrait être l’affirma-tion que les restrictions à l’immigration sont nécessaires afin depréserver l’unité et la cohérence d’une culture (en supposant quecette culture vaut la peine d’être préservée). Rawls soutient que,dans la position originelle, personne n’accepterait une norme per-fectionniste, puisque personne ne serait prêt à courir le risque dedevoir renoncer à une liberté ou un droit important au nom d’unidéal qui pourrait s’avérer sans rapport avec ses propres préoccupa-tions. L’introduction de restrictions à l’immigration au nom de lapréservation d’une culture spécifique serait ainsi exclue.

19. J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 362-369.

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En résumé, la théorie non idéale offre davantage de raisons derestreindre l’immigration que la théorie idéale, mais le champd’application de ces raisons est extrêmement circonscrit. La théorieidéale, quant à elle, élève le principe de la liberté de migration aurang de composante essentielle de l’ordre social juste vers lequelnous devrions tendre.

Prendre en compte les étrangers

Une approche utilitariste du problème de l’immigration peuttenir compte de certaines des préoccupations dont la position ori-ginelle fait abstraction. L’utilitarisme n’apporte pourtant pas ungrand soutien aux types de restrictions à l’immigration que nousconnaissons aujourd’hui. Le principe fondamental de l’utilitarismeest la maximisation de l’utilité. Son engagement en faveur de l’éga-lité morale s’exprime dans l’hypothèse selon laquelle chacun doitcompter pour un et personne pour plus d’un dans le calcul del’utilité. Bien sûr, ces formulations générales recouvrent des désac-cords profonds entre les utilitaristes. Comment convient-il parexemple de définir l’« utilité » ? De manière subjective ou objective ?En termes de bonheur ou de bien-être, comme dans l’utilitarismeclassique, ou plutôt en termes de préférences ou d’intérêts, commedans certaines versions plus récentes 20 ?

Indépendamment des réponses qu’elle apporte à ces questions,toute approche utilitariste donnera davantage de poids à certainesraisons de restreindre l’immigration que ce n’est le cas dansl’approche de Rawls. Supposons par exemple qu’une augmentationde l’immigration nuise aux intérêts économiques de certainscitoyens. Toutes les théories utilitaristes que je connais en tiendrontcompte comme un élément en défaveur d’une politique d’immi-gration ouverte. Cela ne règlera toutefois pas encore la question desavoir si des restrictions à l’immigration sont justifiées ou non.D’autres citoyens pourraient en effet tirer profit sur le plan

20. Pour des discussions récentes de l’utilitarisme, voir Richard Brandt, A Theory of theGood and the Right, Oxford, Clarendon Press, 1979 ; Peter Singer, Questions d’éthiquepratique, trad. de l’angl. par Max Marcuzzi, Paris, Bayard, 1997 (Practical Ethics,Cambridge, Cambridge University, 1979) ; Richard M. Hare, Moral Thinking : ItsLevels, Method, and Point, Oxford, Clarendon Press, 1981 ; ainsi que Amartya Senet Bernard Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond, Cambridge/Paris, CambridgeUniversity Press/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1982.

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économique d’une augmentation de l’immigration et cet élémentcompterait en faveur d’une politique plus ouverte. De façon plusimportante encore, les effets économiques de l’immigration sur lesnon-citoyens entrera également en ligne de compte. Si nous nousconcentrons uniquement sur les conséquences économiques, lameilleure politique d’immigration dans une perspective utilitaristeest celle qui maximise les gains économiques dans leur ensemble.Les citoyens actuels ne jouissent dans ce calcul d’aucune positionprivilégiée. Les gains et les pertes des étrangers comptent toutautant. La position dominante parmi les économistes qu’ils soientclassiques ou néoclassiques est précisément que la libre mobilité ducapital et du travail est indispensable à la maximisation des gainséconomiques dans leur ensemble. Or, la libre mobilité du travailrequiert l’ouverture des frontières. Ainsi, même si la structure uti-litariste confère une pertinence morale aux coûts économiques del’immigration pour les citoyens actuels, ces coûts ne seront proba-blement pas suffisants pour justifier des restrictions.

Les conséquences économiques ne sont pas les seules prisesen compte par les utilitaristes. Supposons par exemple que l’immi-gration modifie la culture ou le mode de vie d’une société d’unemanière que ses citoyens actuels jugent indésirable. Dans de nom-breuses versions de l’utilitarisme, cet élément compterait en défa-veur d’une politique d’immigration ouverte. Ce n’est toutefois pasle cas dans toutes les versions. La question de savoir si tous lesplaisirs, désirs ou intérêts doivent entrer en ligne de compte, ouseulement certains d’entre eux, divise en effet les utilitaristes.Devrait-on par exemple conférer une valeur morale au plaisir d’unsadique et le comparer avec la douleur de sa victime ou devrait-onà l’inverse ne tenir aucun compte de ce type de plaisir ? Prenonsle cas des préjugés raciaux, qui sont clairement liés à la questionde l’immigration. Le désagrément que représente pour un racisteblanc la perspective de devoir fréquenter des personnes de couleurdoit-il compter dans le calcul d’utilité comme un argument enfaveur d’une politique d’exclusion de certains groupes raciaux, àl’image, par exemple, de la politique de l’« Australie blanche » ?***

*** Définitivement abandonnée dans les années 1970, la politique dite de l’« Australieblanche » privilégiait l’immigration de citoyens britanniques et visait à exclure l’arrivée demigrants non européens. Elle a fait l’objet de vives discussions dans les débats sur lalégitimité des restrictions à l’immigration. On se rapportera notamment à M. Walzer,Sphères de justice..., op. cit., p. 81-84 ainsi qu’à Joseph H. Carens, « Nationalism and theExclusion of Immigrants : Lessons from Australian Immigration Policy », in Mark Gibney

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Qu’en est-il du désir de préserver une culture locale spécifiquecomme raison de restreindre l’immigration ? Un tel désir est par-fois la conséquence de préjugés raciaux, mais ce n’est, tant s’enfaut, pas toujours le cas.

Les utilitaristes apportent à ces questions des réponses diffé-rentes. Certains soutiennent que seuls les plaisirs, les désirs ou lesintérêts à long terme, rationnels ou épurés d’une manière ou d’uneautre devraient entrer en ligne de compte. D’autres soutiennent aucontraire que notre calcul devrait se contenter des données brutes :toutes les préférences devraient compter et non uniquement cellesque certains jugent acceptables. Si je suis partisan de la premièreapproche, celle qui défend une reconstruction ou un filtrage del’utilité, ce n’est pas une position que j’essaierai de défendre ici.Même si on adopte l’approche en termes de données brutes, quisemble laisser davantage de place aux raisons de restreindre l’immi-gration, le résultat final ira probablement en faveur d’une politiqued’immigration beaucoup plus ouverte que les politiques existantes.Quelle que soit la méthode de calcul retenue, les préoccupationsdes étrangers doivent également être prises en considération. Dansles conditions actuelles, alors que des millions de personnes pauvreset opprimées estiment avoir tant à gagner d’une immigration versles pays industriels avancés, il semble difficile de penser qu’un calculutilitariste prenant au sérieux les intérêts des étrangers puisse justi-fier des restrictions à l’immigration beaucoup plus importantes quecelles que justifie l’appel à l’ordre public dans l’approche rawlsienne.

Le défi communautarien

Les trois théories que j’ai discutées divergent sur de nom-breuses questions importantes, mais pas (ou peu) sur la questionde l’immigration. Chacune conduit, d’une façon qui lui est propre,à une position beaucoup plus favorable à l’immigration ouverte quela conception morale traditionnelle. Il est vrai qu’en termes quan-titatifs, étant donnée l’ampleur de la demande potentielle, uneréserve d’ordre public pourrait exclure des millions d’immigrantspotentiels. Les arguments que j’ai développés exigeraient néan-moins, s’ils étaient acceptés, une transformation radicale à la fois

(dir.), Open Borders ? Closed Societies ? The Ethical and Political Issues, Westport, Green-wood Press, 1988, p. 41-60 (NdT).

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des politiques actuelles d’immigration et de la réflexion morale tra-ditionnelle sur cette question.

D’aucuns pourraient m’accuser d’avoir détaché ces théories deleur contexte. Chacune d’entre elles, en effet, plonge ses racinesdans la tradition libérale. Or, le libéralisme, pourrait-on faire valoir,est apparu avec l’État moderne et en présuppose l’existence. Lesthéories libérales n’ont pas été conçues dans le but de traiter desquestions relatives aux étrangers. Elles ont tenu pour acquis lecontexte de l’État souverain. Si cette observation n’est pas dénuéede fondement d’un point de vue historique, on ne voit pas claire-ment en quoi elle devrait avoir une force normative. La mêmerécrimination aurait pu être opposée de façon tout aussi sensée auxpremiers auteurs qui élaborèrent des arguments libéraux en faveurde l’extension de la pleine citoyenneté aux femmes et aux membresde la classe ouvrière. Les théories libérales avaient également pré-supposé que ces catégories de personnes pouvaient en être exclues.Les théories libérales concentrent leur attention sur le besoin dejustifier l’usage de la force par l’État. Les questions relatives à l’exclu-sion des étrangers surgissent naturellement de ce contexte. Les prin-cipes libéraux (comme la plupart des principes) ont des implicationsque leurs premiers avocats n’avaient pas pleinement prévues. C’estnotamment ce qui rend possible la critique sociale.

D’autres pourraient penser que mon analyse illustre simple-ment l’inadéquation de la théorie libérale, en particulier son inca-pacité à donner un poids suffisant à la valeur de la communauté 21.Que cette mise en accusation de la théorie libérale soit fondée ounon, mes propres conclusions au sujet de l’immigration reposentessentiellement sur des hypothèses qu’aucune théorie morale plau-sible ne me semble pouvoir rejeter, à savoir que nos institutionssociales et nos politiques publiques doivent respecter tous les êtreshumains comme des personnes morales et que ce respect impliquela reconnaissance, sous une certaine forme, de la liberté et de l’éga-lité de chaque être humain. Pourrait-on concevoir une approche

21. Pour de récentes critiques communautariennes du libéralisme, voir Alasdair MacIn-tyre, Après la vertu : étude de théorie morale, trad. de l’angl. par Laurent Bury, Paris,PUF, 1997 (After Virtue. A Study in Moral Theory, Londres, Duckworth, 1985) etMichael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. de l’angl. par Jean-FabienSpitz, Paris, Seuil, 1999 (Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1982). Pour une critique de ces critiques, voir Amy Gutmann,« Communitarian Critics of Liberalism », Philosophy & Public Affairs, vol. 14, no 3,1985, p. 308-22.

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différente qui, tout en acceptant ces hypothèses, fasse place à desrestrictions plus importantes à l’immigration ? Afin d’examiner cettepossibilité, je vais considérer les conceptions de Michael Walzer, lethéoricien qui a le plus œuvré pour faire de la critique communau-tarienne une contre-proposition positive.

À la différence de Rawls ou d’autres auteurs, Walzer confèreà la question de l’appartenance une place centrale dans sa théoriede la justice. Il aboutit au sujet de l’immigration à la conclusionopposée à celle que j’ai défendue :

Dans un nombre considérable de décisions qu’ils prennent, lesÉtats sont simplement libres d’accueillir des étrangers (ou non) 22.

Walzer se distingue des autres auteurs que j’ai examinés nonseulement par ses conclusions, mais aussi par son approche fonda-mentale. Il se garde de rechercher des principes universels et s’inté-resse plutôt au « particularisme de l’histoire, de la culture et del’appartenance à une communauté 23 ». Il pense que les questionsde justice distributive devraient être abordées, non pas derrière un« voile d’ignorance », mais du point de vue de l’appartenance à unecommunauté politique au sein de laquelle les gens partagent unemême culture et une conception commune de la justice.

Il m’est impossible ici de rendre pleinement justice à la discus-sion riche et subtile que Walzer consacre au problème de l’apparte-nance. Je peux néanmoins attirer l’attention sur les principaux élé-ments de son argument et sur certains de nos points de désaccord.L’affirmation essentielle de Walzer est que l’exclusion est justifiée parle droit des communautés à l’autodétermination. Ce droit d’exclu-sion est toutefois limité de trois façons importantes. Premièrement,nous avons une obligation de venir en aide aux personnes en détresseaussi longtemps que nous pouvons le faire sans coût excessif pournous-mêmes, et cela même si nous n’avons pas de liens avec cespersonnes. Nous pouvons ainsi être obligés d’admettre certainsétrangers dans le besoin, ou du moins de leur fournir une part de nosressources et peut-être même de notre territoire. Deuxièmement,une fois que des personnes ont été autorisées à résider dans un payset à participer à son économie, elles doivent pouvoir en acquérir lacitoyenneté si elles le souhaitent. La contrainte résulte ici de

22. M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 101.23. Ibid., p. 26.

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principes de justice et non de l’idée d’assistance mutuelle. La notionde « travailleurs hôtes » permanents est en conflit avec les raisons quifondent le droit à l’autodétermination collective dont le droitd’exclusion dépend en premier lieu. Troisièmement, les change-ments d’États ou de gouvernements n’autorisent pas l’expulsion depersonnes actuellement résidentes, même si le reste de la population,dans sa grande majorité, les perçoit comme des étrangers 24.

Au cours de son argumentation, Walzer compare l’idée d’Étatsouverts avec notre expérience du quartier ou du voisinage commeune forme d’association ouverte 25. Une comparaison plus adéquates’offre pourtant à nous si nous voulons penser à quoi des Étatsouverts pourraient ressembler. Nous pouvons faire appel à notreexpérience des villes, des provinces ou des États fédérés au sensaméricain. Ce sont des communautés politiques qui nous sont fami-lières et dont les frontières sont ouvertes. À la différence des quar-tiers et au même titre que les pays, il s’agit de communautés dotéesd’une organisation formelle, de frontières, d’une distinction entrecitoyens et non-citoyens, ou encore d’élus dont on attend qu’ilsconduisent des politiques au profit de la communauté qui les aélus. Ces entités possèdent souvent des cultures et des modes devie distincts. Songez aux différences entre New York et une villecomme Waycross en Géorgie, ou aux différences entre la Californieet le Kansas. De telles différences sont souvent bien plus grandesque celles qui existent entre différents États-nations. La ville deSeattle a bien plus de points communs avec celle de Vancouverqu’avec de nombreuses communautés politiques américaines. Or,les villes, les provinces et les États fédérés américains ne peuventpas restreindre l’immigration (provenant d’autres parties du pays).Ces exemples remettent en question l’affirmation de Walzer selonlaquelle le caractère spécifique des cultures et des groupes dépendde la possibilité d’une clôture formelle. Les sources de cette spéci-ficité ou de son érosion sont beaucoup plus complexes que le seulcontrôle politique des admissions.

Cela ne veut pas dire que le contrôle des admissions est sansimportance. Les communautés locales aimeraient souvent pouvoirrestreindre l’immigration. Durant la Grande Dépression, les habi-tants de la Californie souhaitaient empêcher l’afflux de pauvresvenus de l’Oklahoma, tandis que ce sont ceux de l’Oregon qui ne

24. Ibid., p. 63-64, 76-78, 80-84, 93-101.25. Ibid., p. 68-72.

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voulaient pas laisser entrer les Californiens. Les migrations internespeuvent être d’une ampleur considérable. Elles peuvent transformerle caractère de communautés. (Il suffit de penser aux migrations duSud rural vers les régions urbaines du Nord des États-Unis.) Ellessont également susceptibles d’exercer une tension sur les économieslocales et de mettre en péril des politiques sociales régionales. Endépit de tout cela, nous ne pensons pas que ces communautés poli-tiques devraient être en mesure de contrôler leurs frontières. Laliberté de migration prime.

Quelles sont les raisons de cette primauté ? La décision derestreindre l’autodétermination des communautés locales corres-pond-elle à un choix que nous faisons en tant que communauté deniveau supérieur (celui de l’État-nation) et auquel nous pourrionsrenoncer en leur reconnaissant un droit d’exclusion ? Ce serait dif-ficile à envisager. Aucun État libéral ne restreint la mobilité interneet nous reprochons aux États qui le font de ne pas respecter leslibertés fondamentales. Si la liberté de mouvement à l’intérieur d’unÉtat est si importante qu’elle l’emporte sur les revendications descommunautés politiques locales, quelles raisons pouvons-nous avoirde restreindre la liberté de mouvement entre les États ? Il faudraitdisposer d’une justification de la spécificité morale de l’État-nationbien plus forte que celle que nous pouvons trouver dans la discus-sion des communautés de voisinage par Walzer.

Walzer établit également une analogie entre les États et lesclubs 26. Les clubs peuvent généralement accepter ou exclure quibon leur semble, même s’il est toujours possible de critiquer cer-taines de ces décisions en faisant appel à la nature du club et auxconceptions partagées de ses membres. Il en irait de même pour lesÉtats. Cette analogie ne tient toutefois pas compte de la distinctionfamilière entre le public et le privé, une distinction à laquelle Walzerfait pourtant appel dans un autre contexte 27. Une tension profondeexiste en effet entre le droit à la liberté d’association et le droit àl’égalité de traitement. Une façon d’aborder cette tension consisteà soutenir que la liberté d’association prévaut dans la sphère privée,tandis que l’égalité de traitement prévaut dans la sphère publique.Vous pouvez choisir vos amis sur la base des critères qui vous plai-sent, mais vous devez traiter tous les candidats de façon impartialelorsqu’il s’agit de les sélectionner pour une charge publique. S’il est

26. Ibid., p. 72-75.27. Ibid., p. 187-234.

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vrai que la frontière entre le public et le privé s’avère souvent pro-blématique à tracer, il est toutefois évident que les clubs se situentnormalement à une extrémité de l’échelle et les États à l’autre. Lefait que des clubs privés puissent admettre ou exclure qui ils veulentne nous dit donc rien sur les normes d’admission qui sont appro-priées pour des États. Lorsque l’État agit, il doit traiter les individusde manière égale.

Face à cela, on pourrait rétorquer que l’exigence d’égalité detraitement ne s’applique entièrement qu’à ceux qui sont déjà mem-bres de la communauté. C’est exact en tant que description de lapratique actuelle, mais la question est précisément de savoir pour-quoi il devrait en être ainsi. Il fut un temps où l’exigence d’égalitéde traitement ne s’étendait pas complètement à certains groupes(les ouvriers, les Noirs, les femmes). Considérée dans son ensemble,l’histoire du libéralisme révèle une tendance à une compréhensiontoujours plus étendue de la sphère publique et des exigences del’égalité de traitement. Aux États-Unis, par exemple, et contraire-ment à ce qui était vrai autrefois, les organismes publics et lessociétés privées n’ont plus le droit aujourd’hui d’écarter les femmesen tant que telles (alors que les clubs privés le peuvent). Un commer-çant blanc ne peut plus refuser l’entrée de son magasin aux Noirs(alors qu’il peut leur refuser l’entrée de son domicile). Ces déve-loppements récents, au même titre que l’extension du droit de voteautrefois, reflètent selon moi quelque chose d’essentiel dans lalogique interne du libéralisme 28. L’extension du droit d’immigrerrelève de la même logique, celle de l’égalité de traitement des indi-vidus dans la sphère publique.

Comme je l’ai noté au début de cette section, Walzer soutientque les principes de justice n’autorisent pas une communauté poli-tique à refuser aux travailleurs immigrés permanents la possibilitéd’acquérir la nationalité. On ne sait pas clairement si cette affirma-tion est censée s’appliquer à toutes les communautés politiques ouseulement aux communautés comme les nôtres. Si les États

28. Je ne dis pas que les changements dans la façon de traiter les femmes, les Noirs etles ouvriers ont été provoqués par la logique interne du libéralisme. Ces changementsont résulté de transformations des conditions sociales ainsi que de luttes politiques,y compris de luttes idéologiques dans lesquelles des arguments portant sur les impli-cations des principes libéraux ont joué un certain rôle, même s’il ne fut pas forcémentdécisif. D’une perspective philosophique, néanmoins, il est important de comprendrece à quoi des principes conduisent, même si on ne suppose pas que les actionsconcrètes des individus seront toujours guidées par les principes qu’ils épousent.

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possèdent un droit à l’autodétermination entendu au sens large, ilsdevraient avoir le droit de choisir des formes et des pratiques poli-tiques différentes de celles des démocraties libérales. Cela compren-drait vraisemblablement le droit d’instaurer des catégories decitoyens de seconde classe (ou du moins de travailleurs immigrésprovisoires) et celui de déterminer d’autres aspects de leur politiqued’admission en fonction des principes qui leur sont propres 29. Enrevanche, si la question est de savoir ce que notre société (ou unesociété qui partage les mêmes valeurs fondamentales) devrait faire,alors l’enjeu est différent aussi bien pour les travailleurs immigrésque pour les autres étrangers. Il est juste d’affirmer que notre sociétédevrait permettre aux travailleurs immigrés d’accéder à la pleinecitoyenneté. Toute autre politique serait incompatible avec nosprincipes démocratiques libéraux. Une politique d’immigration res-trictive ne ferait pas exception à la règle.

Toute approche qui, comme celle de Walzer, puise ses fonde-ments dans la tradition et la culture de notre communauté doit –et c’est un paradoxe méthodologique – faire face au fait que lelibéralisme constitue une composante essentielle de notre culture.La formidable popularité intellectuelle de Rawls et de Nozick, demême que l’influence persistante de l’utilitarisme, témoigne de leurcapacité à exprimer des compréhensions et des significations parta-gées dans un langage auquel notre culture confère pouvoir et légi-timité. Ces théories n’auraient pas une telle signification pour unmoine bouddhiste dans le Japon médiéval. Leurs hypothèses indi-vidualistes et leur formulation dans le langage de la raison univer-selle et anhistorique n’ont de sens pour nous qu’en raison de notretradition, de notre culture et de notre communauté. Des restrictionsà l’immigration seraient peut-être plus faciles à justifier pour despersonnes appartenant à une tradition morale différente, qui sup-pose des différences morales fondamentales entre ceux qui fontpartie de la société et ceux qui n’en font pas partie. Les autrespourraient alors simplement ne pas compter, ou du moins ne pascompter autant. Nous, à l’inverse, parce que nous sommes le produitd’une culture libérale, ne pouvons pas débouter les étrangers aumotif qu’ils seraient différents.

Davantage encore, prendre notre communauté comme point dedépart revient à choisir une communauté qui exprime ses conceptions

29. Voir l’affirmation de Walzer selon laquelle le système des castes serait juste si lesvillages indiens l’acceptaient vraiment (ibid., p. 434-437).

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morales sous la forme de principes universels. Les propres argumentsde Walzer en sont d’ailleurs une illustration. Lorsqu’il affirme que lesÉtats ne peuvent pas expulser des habitants qu’une majorité de lapopulation ou qu’un nouveau gouvernement percevrait comme desétrangers, Walzer formule une proposition dont la vérité ou la faussetévaut pour n’importe quel État, et non uniquement pour le nôtre ouceux qui partagent nos valeurs fondamentales. Il développe son argu-mentation en faisant appel à Hobbes et s’inscrit ainsi dans une tradi-tion particulière qui n’est pas nécessairement celle des États qui sou-haitent expulser certains de leurs résidents. Walzer n’en énonce pasmoins une affirmation à prétention universelle (et qui me semblejuste). C’est un argument de même ordre qu’il avance lorsqu’il affirmeque les États n’ont pas le droit de restreindre l’émigration 30. C’est uneconclusion qui s’applique à toutes les communautés politiques et nonseulement à celles qui partagent notre conception des rapports entrel’individu et le collectif.

La reconnaissance de la spécificité de notre propre culture nedevrait pas nous empêcher de faire ce genre d’affirmations. Nousne devrions pas chercher à imposer nos conceptions aux autres.Nous devrions même être prêts à les écouter et à apprendre d’eux.Le respect de la diversité des communautés n’exige toutefois pasque nous abandonnions toutes nos affirmations concernant ce qued’autres États devraient faire. Si mes arguments sont corrects, lajustification de l’ouverture des frontières a des racines profondesdans les valeurs fondamentales de notre tradition. Aucun argumentmoral ne semblera acceptable pour nous s’il met directement encause l’hypothèse de l’égale valeur morale de tous les individus. Desrestrictions à l’immigration ne peuvent être justifiées, si elles doi-vent l’être, que sur la base d’arguments qui respectent ce principe.La théorie de Walzer présente de nombreuses qualités que je n’aipas explorées ici, mais elle ne fournit aucun argument adéquatdémontrant que l’État aurait le droit d’exclure les étrangers.

Conclusion

La liberté de migration n’est peut-être pas réalisable dans l’immé-diat, mais elle représente un but vers lequel nous devrions tendre. Nous

30. Ibid., p. 72-74.

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avons également l’obligation d’ouvrir nos frontières beaucoup pluslargement que nous ne le faisons aujourd’hui. Les restrictions à l’immi-gration qu’imposent actuellement les démocraties occidentales –même celles qui sont les plus ouvertes comme le Canada et les États-Unis – ne sont pas justifiables. À l’instar des barrières féodales à lamobilité, elles servent à protéger un privilège injuste.

Cela signifie-t-il que les distinctions entre étrangers etcitoyens, les théories de la citoyenneté et les frontières de lacommunauté n’ont plus lieu d’être ? En aucune manière.Affirmer que l’appartenance à la communauté est ouverte à tousceux qui souhaitent la rejoindre ne revient pas à abolir toute dis-tinction entre membres et non-membres. Ceux qui choisissentde coopérer ensemble au sein d’un État possèdent des droits etdes obligations spécifiques que ne partagent pas ceux qui ne sontpas citoyens. Le fait de respecter les choix et les engagementsparticuliers des individus est la conséquence naturelle d’un atta-chement à l’idée d’égale valeur morale. (La justification de l’obli-gation politique par le consentement s’avère en effet moins pro-blématique dans le cas des immigrants.) À l’inverse, c’est bien lefait d’exclure d’une communauté des personnes qui souhaite-raient y prendre part qui est difficilement conciliable avec l’idéed’égale valeur morale. Chacun devrait avoir le droit de signer lecontrat social s’il le souhaite.

Des frontières ouvertes ne semblent menacer le caractère spé-cifique des différentes communautés politiques que parce que noussupposons qu’un nombre élevé de personnes se déplaceraient sielles en avaient la possibilité. Si les migrants étaient peu nom-breux, cela n’aurait pas d’importance. L’absorption d’une poignéed’immigrants ne modifierait pas le caractère de la communauté.Or, comme l’observe Walzer, la plupart des gens n’aiment pas sedéplacer 31. Ils sont normalement attachés au pays dans lequel ilssont nés, à la langue, à la culture et à la communauté au sein delaquelle ils ont grandi et au sein de laquelle ils se sentent chez eux.Ils ne cherchent à se déplacer que lorsque leur vie est très difficilelà où ils se trouvent. Leurs motivations sont rarement frivoles. Ilest donc juste de mettre en balance les revendications de ceux quisouhaitent se déplacer et les revendications de ceux qui souhaitentpréserver leur communauté telle qu’elle est. Si nous ne faussons

31. Ibid., p. 70.

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Page 29: Joseph Carens Etranger Et Citoyens

pas injustement la mesure, les arguments en faveur de l’exclusionl’emporteront rarement.

Les individus vivent dans des communautés qui les unissentet les séparent. Différents principes d’union et de séparation sontenvisageables, mais dans une société libérale, ils devraient êtrecompatibles avec les principes libéraux. Une immigration libremodifierait le caractère de la communauté, mais elle ne la priveraitpas d’un caractère distinctif. Elle pourrait détruire de vieux modesde vie auxquels certains confèrent une grande valeur, mais elle enpermettrait de nouveaux que d’autres estimeront tout autant. LesBlancs de Forsythe County, qui veulent tenir les Noirs à l’écart,cherchent à préserver un mode de vie qui leur semble précieux. Sile fait de contester à ces communautés leur droit d’exclusion res-treint leur capacité à façonner leur destin et leur caractère futurs,il ne détruit pas complètement leur capacité d’autodétermination.Les communautés gardent le contrôle sur quantité d’aspects de lavie collective. De plus, le fait d’exercer une contrainte sur le typede choix qui s’offrent aux individus et aux communautés est pré-cisément la raison d’être des principes de justice. Ces derniers impo-sent des limites à ce que peuvent faire les personnes qui cherchentà les respecter. S’engager en faveur de l’ouverture des frontières nereviendrait pas à abandonner l’idée que la communauté devrait avoirun caractère qui lui est propre mais à la réaffirmer. Ce serait uneaffirmation du caractère libéral de la communauté et de son atta-chement aux principes de justice.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Rüegger

Joseph H. Carens est Professeur au Département de science poli-tique de l’Université de Toronto. Il est l’auteur de très nombreux articlessur le thème de l’immigration, dont récemment : « Who Should Get in ?The Ethics of Immigration Admissions », Ethics & International Affairs,vol. 17, no 1, 2003, p. 95-110. Il a également publié Culture, Citizenship,and Community : A Contextual Exploration of Justice as Evenhandedness,Oxford, Oxford University Press, 2000.

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RÉSUMÉ

Étrangers et citoyens : un plaidoyer en faveur de l’ouverture des frontières

Quantité de personnes pauvres et opprimées souhaitent quitter leur pays d’ori-gine dans le tiers-monde pour accéder aux sociétés occidentales prospères. Cetessai soutient qu’il est difficilement justifiable de vouloir leur en refuser l’accès.Il montre comment des arguments en faveur de l’ouverture des frontières peuventêtre élaborés en partant de trois approches contemporaines différentes en théoriepolitique : les approches de Rawls, de Nozick et de l’utilitarisme. Le fait que cestrois théories aboutissent à des réponses convergentes sur cette question en dépitde l’importance de leurs désaccords sur d’autres sujets renforce le poids des argu-ments en faveur de l’ouverture des frontières et laisse apparaître leurs racines dansnotre engagement profond en faveur du respect de tous les êtres humains commedes personnes morales libres et égales. La dernière partie de l’essai examine lesobjections communautariennes à cette conclusion, particulièrement celles deMichael Walzer.

Aliens and Citizens : The Case for Open Borders

Many poor and oppressed people wish to leave their countries of origin in the thirdworld to come to affluent Western societies. This essay argues that there is littlejustification for keeping them out. The essay draws on three contemporary approachesto political theory – the Rawlsian, the Nozickean, and the utilitarian – to constructarguments for open borders. The fact that all three theories converge upon the sameresults on this issue, despite their significant disagreements on others, strengthens thecase for open borders and reveals its roots in our deep commitment to respect allhuman beings as free and equal moral persons. The final part of the essay considerscommunitarian objections to this conclusion, especially those of Michael Walzer.

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