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Le Concept de Dieu après Auschwitz Une voix juive de Hans Jonas 3

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JONAS, Hans_Le Concept de Dieu Après Auschwitz

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Le Concept de Dieu après

Auschwitz

Une voix juive

de

Hans Jonas

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Collection dirigée par Lidia BredaCouverture : Vallotton, Coucher de soleil, 1911, détail.Titre original : Der Gottesbegriff nach Auschwitz.Eine jüdische Stimme©1984, Hans Jonas. Alle Rechte bei und vorbehaltendurch Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main. © 1994, Éditions Payot & Rivagespour la traduction française106, bd Saint-Germain — 75006 ParisISBN : 2-86930-769-1ISSN : 1158-5609

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Hans JonasLe Concept de Dieu aprèsAuschwitzUne voix juiveTraduit de l'allemand par Philippe IvemelSuivi d'un essai de Catherine Chalier

Rivages poche Petite Bibliothèque

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Hans Jonas, né en 1903 en Allemagne, a été élève deMartin Heidegger dès 1921 à Freiburg. Il consacre sathèse de doctorat aux mouvements gnostiques des premiers siècles chrétiens. Juif allemand, Hans Jonas choisit l'exil dès 1933. Après s'être établi en Palestine, ils' engage dans l'armée britannique et retourne dans saille natale sous l'uniforme des vainqueurs. En 1949, il part pour le Canada, puis il s'établit à New York où il occupe la chaire de philosophie à la New School ofSocial Research. En 1987, il obtient le prestigieux Prixde la Paix décerné par la Librairie allemande. Il meurten 1993 à New York.Les livres parus en traduction française sont : La Reli-gion gnostique (Flammarion, 1987), Le Principe responsabilité (Cerf, 1990), et, avec H.T. Engelhardt, Auxfondements d'une éthique contemporaine (Vrin, 1994).

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Quand avec l'honneur de ce prix* me fut aussi proposée la lourde charge du « discours solennel » et que, dans la biographie du rabbin Leopold Lucas, en souvenir duquel le prix a été fondé, je lus qu'il était mort à There-sienstadt, mais que de là son épouse Doro-thée, mère du fondateur, fut expédiée ensuite à Auschwitz, où elle partagea le destin de ma propre mère, ce thème s'imposa irrésistiblement à moi. C'est avec crainte et tremblement(*) Conférence que j'ai tenue en Allemagne lorsque j'ai reçu le prix Leopold Lucas en 1984, à l'université de Tübingen. Cette conférence fut publiée dans Reflexionenfinsterer Zeit de Fritz Stern et Hans Jonas (Tübingen :J.C.B. Mohr 1984). Elle développait et remodelait untexte antérieur du même titre (The Concept of God after Auschwitz in Out of Whirlwind, éd. A.H. Friedlander, New York : Union of American Hebrew Congregations,1968, pp. 465-476), lequel intégrait à son tour des mor-ceaux de ma conférence "Ingersoll" en 1961, « Immortality and the Modern Temper » (voir note n° 2). L'utilisation verbale partielle de ces matériaux publiés au paravanta été autorisée. (Note de H. Jonas à l'édition anglaise.)7

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que j'en fis le choix . Mais j'ai cru devoir ne pas refuser à ces ombres quelque chose comme une réponse à leur cri, depuis longtemps expiré, vers un Dieu muet.Ce que j'ai à offrir, c'est un morceau de théologie franchement spéculative. Je laisserai ouverte la question de savoir si ce genre convient au philosophe. Emmanuel Kant proscrivit tout ce qui peut y ressembler du ressort de la raison théorique, et donc de la philosophie ; et le positivisme logique de notre siècle, l'analytique dominante prise dans son ensemble, a même dénié aux formules langagières, dont on use dans ce domaine pour les matières qu'on est censé y traiter, toute signification objective de ce type, donc tout sens conceptuel — déclarant déjà purement absurde, ainsi, le simple fait d'en parler (pour ne rien dire du problème de la vérité et de la vérification). Cela, pour le coup, aurait étonné au plus haut point le vieux Kant. Car ces prétendus non-objets, il les tenait au contraire pour les objets les plus éminents qui soient, la raison étant hors d'état de s'en détourner, bien qu'elle ne puisse espérer les connaître d'aucune façon, et soit donc condamnée, quand elle les poursuit, à un

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inévitable échec dû aux bornes inamovibles de la connaissance humaine. Cela néanmoins laisse ouverte, à côté du renoncement complet, une autre voie encore. Car s'accommoder de l'échec dans l'ordre du savoir ou, qui plus est, renoncer d'emblée à pareil but, n'empêche pas de réfléchir à de telles choses sous l'angle du sens et de la signification. En effet, prétendre qu'il n'existe en la matière ni sens ni signification reste facile à récuser comme un cercle vicieux, tautologique, vu que le sens s'y définit au préalable comme ce qui se laisse vérifier, au bout du compte, par des données sensibles, le domaine du sens étant donc assimilé au « connaissable ». Ce coup de force per definitionem ne lie que ceux qui l'approuvent. Travailler sur le concept de Dieu est donc possible, même s'il n' y a pas de preuve de Dieu ; et ce genre de travail est philosophique, pourvu qu'il s'en tienne à la rigueur du concept, c'est-à-dire aussi à la solidarité de celui-ci avec la totalité des concepts.Mais cela est naturellement beaucoup trop général, beaucoup trop impersonnel. De même que Kant a concédé à la raison pratique ce qu'il refusait à la théorique, de même

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sommes-nous en droit, pour notre part, de laisser la violence d'une expérience unique et monstrueuse intervenir dans les interrogations sur ce qu'il en est de Dieu. Et là surgit aussi tôt la question : qu'est-ce que Auschwitz ajonc ajouté à ce qu'on a toujours pu savoir de la terrible, de l'horrible quantité de méfaits que des humains sont capables de commettre et ont depuis toujours commis envers d'autres humains ? Et qu'a-t-il ajouté, en particulier, à ce que nous connaissons, nous les juifs, de par l'histoire d'une souffrance millénaire, et qui constitue une part essentielle de notre mémoire collective ? La question de Job fut depuis toujours la question capitale de la théodicée — de la théodicée universelle, à cause de l'existence du mal dans le monde en général, et de cette théodicée particulière qu'exacerbe l'énigme de l'élection, de l'Alliance présumée entre Israël et son Dieu. S'agissant de cette exacerbation, qui marque aussi notre présente question, l'Alliance même pouvait encore être invoquée au début — ainsi par les prophètes bibliques — à titre d'explication : le peuple de l'Alliance était devenu infidèle à celle-ci. Mais de longues périodes de loyauté s'ensuivirent : dès lors l'explication ne réside plus dans la faute à

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sanctionner, mais dans l'idée de témoignage, cette création du temps des Maccabées, qui devait léguer à la postérité la notion de martyre. D'après celle-ci, ce sont précisément les innocents et les justes qui endurent le pire. Ainsi, au Moyen Age, des communautés entières subirent-elles la mort par l'épée et par le feu avec le Chema Israël aux lèvres, donc en proclamant l'unité de Dieu. Le terme hébraïque pour cela est Kidduch-haChen, la « sanctification du Nom », et les victimes s'appelaient des « Saints ». Leur sacrifice faisait briller la lumière de la Promesse, de la rédemption finale due à la venue du messie.Rien de tout cela ne prend plus effet avec l'événement qui porte le nom d'« Auschwitz ». Ici ne trouvèrent place ni la fidélité ni l'infidélité, ni la foi ni l'incroyance, ni la faute ni son châtiment, ni l'épreuve, ni le témoignage, ni l'espoir de rédemption, pas même la force ou la faiblesse, l'héroïsme ou la lâcheté, le défi ou la soumission. Non, de tout cela Auschwitz, qui dévora même les enfants, n'a rien su ; il n'en offrit pas même l'occasion en quoi que ce fût. Ce n'est pas pour l'amour de leur foi que moururent ceux de là-bas (comme encore les témoins de Jého—

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vah) ; ce n'est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu'ils furent assassinés. La déshumanisation par l'ultime abaissement ou dénuement précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérés. Et pourtant — paradoxe des paradoxes —, c'était le vieux peuple de l'Alliance, à laquelle ne croyait plus presque aucun des intéressés, tueurs et même victimes, c'était donc très précisément ce peuple-là et pas un autre qui fut désigné, sous la fiction de la race, pour cet autre anéantissement total : le retournement horrible entre tous de l'élection en une malédiction, qui se moquait de toute interprétation. Il y a donc bien malgré tout une relation — de la nature la plus perverse qui soit — avec les chercheurs de Dieu et les prophètes d'autrefois, dont les descendants furent ainsi sélectionnés dans la dispersion et rassemblés dans l'union de la mort commune. Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ?Il y a lieu d'intercaler ici que, dans cette

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question, le juif connaît une situation plus difficile, théologiquement, que le chrétien. Car pour le chrétien, qui attend de l'au-delà le véritable salut, ce monde-ci, en tout état de cause, relève amplement du diable, et demeure toujours un objet de méfiance, spécialement le monde des hommes à cause du péché originel. Mais pour le juif, qui voit dans l'immanence le lieu de la création, de la justice et de la rédemption divine, Dieu est éminemment le seigneur de l'Histoire, et c'est là qu'« Auschwitz » met en question, y compris pour le croyant, tout le concept traditionnel de Dieu. À l'expérience juive de l'Histoire, Auschwitz ajoute en effet, comme déjà mentionné, un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories théologiques. Et quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu — comme le philosophe lui-même en a le droit —, on est obligé, pour ne pas l'abandonner, de le repenser à neuf et de chercher une réponse, neuve elle aussi, à la vieille question de Job. Dès lors, on devra certainement donner congé au « seigneur de l'Histoire » : quel Dieu a pu laisser faire cela ?Je reprendrai ici une tentative antérieure à laquelle, je me suis risqué un jour, en me

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confrontant avec la question beaucoup plus vaste de l'immortalité — tentative dans laquelle se projetait déjà aussi l'ombre"d'Auschwitz *. J'eus recours à un mythe de mon invention — à ce type de conjecture imagée, mais crédible, qu'autorisait Platon pour la sphère située au-delà de la connaissance. Permettez-moi maintenant de répéter ici ce mythe.Au commencement, par un choix insondable, le fond divin de l'Être décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement : la divi-nité, engagée dans l'aventure de l'espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi ; il ne subsiste d'elle aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de corriger, finalement de garantir depuis l'au-delà l'oblique formation de son destin au sein de la création. L'esprit moderne repose sur cette immanence absolue. Et son courage ou son désespoir, en tout cas son amère honnêteté, consiste à prendre au sérieux notre êtreau —

* Voir H. Jonas, Zwischen Nichts undEwigkeit (Entre le néant et l'éternité), Kleine Vanden-hoeck-Reihe 165, Gdttingen, 1963, p. 55 et suivantes.

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monde : à considérer ce monde comme laissé à lui-même, ses lois ne souffrant aucune ingérence, de sorte que notre rigoureuse appartenance à lui ne soit tempérée par aucune providence extramondaine. C'est cela aussi que postule notre mythe d'un être-au-monde de Dieu. Non pas dans le sens de l'immanence théiste : si Dieu et le monde se trouvent purement et simplement identiques, alors lemonde présente à chaque instant et dans chaque situation une totale plénitude, et Dieu ne peut plus ni perdre ni gagner.Dans l'autre hypothèse, maintenant, Dieu, pour que le monde soit et qu'il existe de par lui-même, a renoncé à son Être propre ; il s'est dépouillé de sa divinité, afin d'obtenir celle-ci, en retour, de l'odyssée des temps, donc chargée de la récolte fortuite d'une imprévisible expérience temporelle, lui-même, Dieu, étant alors transfiguré, ou peut-être aussi défiguré par elle. Dans un tel abandon de l'intégrité divine au profit du devenir sans restriction ne peut être admise aucune connaissance préalable, si ce n'est celle des possibilités qu'accorde l'Être cosmique à travers ses propres conditions : ce sont justement les conditions auxquelles Dieu a livré sa

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cause, puisqu'il s'est dépouillé en faveur du monde.Et pour une infinité de temps, elle est certainement remise au lent travail du hasard cosmique et des probabilités de son jeu des grands nombres — tandis que constamment s'accumule, du moins sommes-nous en droit de le supposer, une patiente mémoire du tour-nouement de la matière, mémoire qui grossit jusqu'à cette attente prémonitoire dont l'Éter-nel accompagne de plus en plus les oeuvres du temps —, la transcendance émergeant avec hésitation des opacités de l'immanence.Et puis, le premier émoi de la vie — un nouveau langage du monde : et avec cette vie, l'énorme augmentation de l'intérêt dans la sphère éternelle, et un bond subit dans la croissance, visant à recouvrer sa plénitude. C'est le hasard du monde qu'attendait la divinité en devenir, et avec lequel l'engagement prodigue de celle-ci commence à montrer les signes de son accomplissement final. Dans la houle, ondulant à l'infini, des sensations, des perceptions, des aspirations et des activations, qui, de plus en plus diverse, de plus en plus intense, s'élève au-dessus des tourbillons

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muets de la matière, l'éternité trouve une force, elle s'emplit, contenu après contenu, d'un acquiescement à soi, et pour la premièr et fois le dieu qui s'éveille peut dire que la création est bonne.Mais n'oublions pas qu'avec la vie vint la mort, et que cette mortalité représente le prix qu'eut à payer, pour surgir, la nouvelle possibilité de l'Être. Si la durée sans fin était le but, jamais la vie n'aurait pu commencer, car elle ne saurait se mesurer sous aucune forme que ce soit avec la stabilité des corps inorganiques. Elle participe d'un Être essentiellement révocable et destructible, d'une aventure de la mortalité qui obtient en prêt, d'un matériau de longue durée et aux conditions de ce dernier (les brefs délais imposés à l'organisme avec son métabolisme), les carrières individuelles marquées par la finitude. Mais c'est justement à travers la brève affirmation d'un sentiment de soi, d'un agir et d'un souffrir propres à des individus finis, devant à cette pression de la finitude toute l'urgence et donc toute la fraîcheur de leurs émotions, que le divin paysage déploie son jeu de couleurs, et que la divinité accède à l'expérience d’elle-même.17

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On notera également que, dans l'innocence de la vie avant que n'apparaisse la connaissance, la cause de Dieu peut se fourvoyer. Chaque espèce différente que produit l'évolution ajoute aux possibilités de sentir et de faire la sienne propre, et enrichit ainsi l'auto-expérience du fond divin. Chaque dimension nouvelle que la réponse du monde ouvre, selon le cours qu'il prend, signifie pour Dieu une nouvelle façon d'éprouver son essence cachée, et de se découvrir lui-même à travers les surprises de l'aventure-monde. Et toute la récolte de son devenir laborieux, tourmenté, qu'il soit clair ou obscur, gonfle le trésor transcendant d'une éternité temporellement vécue. Si cela vaut déjà pour la multiplicité en soi, dont le registre va s'élargissant, combien plus encore pour l'éveil et la passion grandissants de la vie, qui, avec la croissance jumelle de la perception et du mouvement, s'avance au sein du règne animal. L'aiguisement toujours accru de l'instinct et de l' angoisse, du plaisir et de la souffrance, du triomphe et de la privation, de l'amour et même de la cruauté — le perçant de leur intensité en soi, de toute expérience en général, c'est là un gain du sujet divin, et la traversée de ce vécu infiniment répété, mais jamais

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émmousé (d'où déjà la nécessité de la mort et nouvelle naissance) fournit l'essence épurée à partir de laquelle s'édifie à neuf la divinité. Tout cela rend l'évolution disponible que par la luxuriance de son jeu, et par stance de son aiguillon. Ses créatures, en s’accomplissant elles-mêmes conformément à seul instinct, justifient l'audace divine. Même leur souffrance approfondit encore la plénitude sonore de la symphonie. C'est ainsi en deçà du bien et du mal, Dieu ne peut prendre dans le grand jeu de hasard qu'est l'évolution.Mais il ne peut davantage vraiment gagner en s'abritant derrière l'innocence de celle-ci, et une nouvelle attente va grandir en lui, en réponse à la direction que prend petit à petit le mouvement inconscient de l'imma-nence.Et puis Dieu se met à trembler, parce que le choc de l'évolution, porté par sa propre force d'impulsion, franchit le seuil où cesse l'innocence, et qu'à l'engagement divin s'impose, dès lors, un critère de succès ou d'échec complètement nouveau. La montée de l'homme signifie la montée de la connais—

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sance et de la liberté, et avec ce don éminemment à double tranchant, l'innocence du simple sujet d'une vie s'autoréalisant cède la place aux tâches de la responsabilité, qui sépare le bien du mal. C'est désormais aux chances et aux périls de cette dimension de l'accomplissement que se trouve confiée la cause divine, devenue maintenant manifeste, et l'issue de l'ensemble est sur la balance. L'image de Dieu, ébauchée dans les balbutiements de l'univers physique, travaillée jusque-là — bien qu'encore indécidée — dans les spirales de la vie préhumaine, vastes cercles qui se resserrent ensuite, cette image, donc, passe sous la garde problématique de l'homme, pour être accomplie, sauvée, ou corrompue par ce que ce dernier fait de lui-même et du monde. Et c'est dans le terrible impact de ses actes sur le destin divin, dans leur effet sur l'état entier de l'Être éternel, que réside l'immortalité humaine.La transcendance s'est éveillée à elle-même avec l'apparition de l'homme, et elle accompagne désormais les actions de ce dernier en retenant son souffle, avec l'espoir du demandeur, dans la joie et dans la tristesse, dans la satisfaction et dans la désillusion, se

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dant, comme j'aimerais le croire, sensible lui, sans pourtant intervenir dans la dyna-que du théâtre du monde : car ne se pour-t-il pas que le transcendant, par un reflet de son état, lueur vacillant avec le bilan fluctuant de l'agir humain, jette ombre et lumière sur lepaysage humain2 ?Telle est donc l'hypothèse en forme demythe que j'ai soumise un jour à la réflexion dans un autre contexte. Ce mythe a des implications théologiques dont je n'ai pris conscience que lentement. Je vais développer ici certaines des plus manifestes, en traduisant l'image en concepts, dans l'espoir de rattacher à la tradition responsable de la pensée religieuse juive ce qui paraît forcément une fantaisie d'ordre privé, aussi étrange qu'arbi-traire. C'est de cette façon que j'essaierai de rendre quelque peu sincère la légèreté de ma spéculation aux tâtonnements expérimentaux.D'abord, et le plus évidemment qui soit, j'ai parlé d'un dieu souffrant — ce qui semblese trouver en contradiction directe avec la représentation biblique de la majesté divine. Naturellement, il y a le sens chrétien de l'expression « dieu souffrant 3 », mais mon

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mythe n'a pas à être confondu avec cela : il ne parle pas, comme cette formule le fait, d'un acte unique, par lequel la divinité, à un moment déterminé, et dans le but particulierde racheter l'homme, envoya une partie d'elle-même dans une situation de souffrance déterminée (l'incarnation et la crucifixion). Si quelque chose de ce que j'ai dit a un sens, c'est alors le suivant : à savoir, que la relation de Dieu au monde implique une souffrance du côté de Dieu dès l'instant de la création, et sûrement dès l'instant de la création del' homme. Elle comporte naturellement aussi une souffrance du côté de la créature, mais il s'agit là d'une évidence reconnue depuis toujours dans chaque théologie. Ce n'est pas le cas, en revanche, de l'idée que Dieu souffre avec la création, et j'ai dit à son propos qu'elle entrait en collision, prima facie, avec la représentation biblique de la majesté divine. Mais le fait-elle en réalité aussi radicalement qu'il paraît à première vue ? Netrouvons-nous pas aussi dans la Bible hébraïque un Dieu qui se voit méprisé entre jeté par l'homme, et qui s'afflige à son sujet ? Et même, ne le voit-on pas regretter une fois d'avoir créé l'homme et se désoler souvent de la déception qu'il éprouve avec lui

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— et particulièrement avec son peuple élu ? Souvenons-nous du prophète Osée et de la plainte d'amour si émue que Dieu fait entendre à propos de son épouse infidèle, Israël.Ensuite, second point, le mythe trace l'image d'un dieu en devenir. C'est un dieu qui surgit dans le temps, au lieu de posséder un être complet, demeurant identique à lui-même tout au long de l'éternité. Semblable idée d'un divin devenir est sans aucun doute en contradiction avec la tradition grecque, platonico-aristotélicienne, de la théologie philosophique, qui, depuis son incorporation à la tradition théologique aussi bien juive que chrétienne, a d'une certaine manière usurpé à son profit une autorité à quoi elle n'a nullement droit, selon des critères authentiquement juifs (et chrétiens également). La supratempo-ralité, l'impassibilité, l'immutabilité furent déclarées attributs nécessaires de Dieu. Et l'opposition ontologique que la pensée classique avait affirmée entre l'être et le devenir — opposition dans laquelle le devenir, inférieur à l'être, caractérise le monde d'en bas — excluait toute ombre d'un devenir du côté de cet Être pur, absolu, de la divinité. Mais ce

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concept hellénique n'a jamais bien convenu à l'esprit ni au langage de la Bible ; en revanche, le concept d'un divin devenir peut effectivement s'accorder mieux avec elle.Car que dit le Dieu en devenir ? Même si nous n'allons pas aussi loin que notre mythe le propose, nous devons forcément admettre en Dieu autant de « devenir », au moins, qu'il y en a dans le simple fait que Dieu se trouve affecté par ce qui se passe dans le monde, « affecté » voulant dire altéré, transformé dans son état. Même sans tenir compte que la création comme telle déjà, comme acte et comme existence découlant de cet acte, représente bien, finalement, un changement décisif de l'état divin, dans la mesure où Dieu n'est plus seul dorénavant — même ainsi, donc, sa relation permanente au créé, à partir du moment où celui-ci existe et disparaît dans le flux du devenir, veut justement dire que Dieu reçoit du monde une expérience ; que son être propre, par conséquent, est influencé par ce qui s'y déroule . C'est déjà vrai de la relation de connaissance conçue comme simple accompagnement, ce l'est à plus forte raison de la relation d'intérêt. Si donc Dieu se trouve dans un quelconque rapport au monde — et

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telle est bien l'hypothèse cardinale de la religion — , alors l'Éternel se « temporalise » de ce seul fait, et il devient progressivement, autre à travers les réalisations du processus mondain.L'idée du dieu en devenir a pour conséquence accessoire de détruire l'idée d'un retour du même. Cette dernière fut l'alternative de Nietzsche à la métaphysique chrétienne, semblable sur ce point à la métaphysique juive. L'idée de Nietzsche, en effet, symbolise à l'extrême le tournant vers une temporalité ou une immanence absolues, loin de toute espèce de transcendance qui pourrait conserver un éternel souvenir de ce qui s'évanouit dans le temps : soit donc l'idée que, par simple épuisement des permutations possibles dans la distribution des éléments matériels, doive surgir à nouveau une configuration « initiale », avec laquelle tout recommence à l'identique depuis le début, une fois équivalant alors à d'innombrables fois — « l'anneau des anneaux, l'anneau de l'éternel retour » chez Nietzsche. Mais si nous admettons que l'éternité est quelque peu touchée par ce qui se produit dans le temps, alors il n'y aura jamais de retour du même, parce que Dieu ne

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sera justement plus identique après être passé par l'expérience d'un processus mondain. Tout monde nouveau susceptible de naître après la fin d'un monde passé aura dans son propre héritage, pour ainsi dire, le souvenir de ce qui l'a précédé ; ou en d'autres termes : il n'y aura pas une éternité indifférente et morte, mais une éternité s'accroissant avec la récolte accumulée du temps.Au concept d'un dieu souffrant et d'un dieu en devenir se trouve étroitement lié le concept d'un dieu soucieux — non-pas éloigné, détaché, en lui-même enfermé, mais au contraire impliqué dans ce dont il a le souci. Quel que soit l'état « primitif » de la divinité, il a cessé de s'enclore en lui-même dès l'instant où il s'est compromis avec l'existence d'un monde, en créant ce monde ou en acceptant qu'il naisse. Que Dieu porte le souci de ses créatures, voilà qui relève naturellement des principes les plus familiers de la foi juive. Mais notre mythe souligne un aspect moins familier, à savoir que ce Dieu soucieux n'est pas un magicien qui, par le seul acte de son souci, provoquerait simultanément la réalisation du but dont il a le souci : au contraire, il a laissé à d'autres acteurs quelque chose à faire,

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de sorte que son souci dépend d'eux. C'est donc aussi un dieu en péril, un dieu qui encourt un risque propre. Il est clair qu'il ne peut en aller autrement, sinon le monde reste-rait dans un état constant de perfection. Qu'il n'en soit pas ainsi ne peut avoir qu'un des deux sens suivants : ou bien le Dieu Unique n'existe pas du tout (à moins peut-être qu'il n'y en ait plusieurs), ou bien cet Unique a laissé à un autre que lui, créé par lui, une marge de jeu et un pouvoir de codécision, relativement à ce qui fait l'objet de son souci. Voilà pourquoi j'ai dit que le dieu soucieux n'était pas un magicien. D'une quelconque façon, par un acte de sagesse insondable, ou d'amour, ou quelle qu'ait pu être la divine motivation, il a renoncé à garantir sa propre satisfaction envers lui-même par sa propre puissance, après qu'il eut déjà renoncé, par la création elle-même, à être tout en tout.

Et nous en arrivons à ce qui constitue peut-être le point le plus critique dans notre entreprise bien risquée de théologie spéculative : ce Dieu-là n'est pas un dieu tout-puis-sant ! Nous affirmons en effet, pour notre image de Dieu comme pour notre entière relation au divin, que nous ne sommes pas en

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mesure de maintenir la doctrine traditionnelle (médiévale) 4 d'une puissance divine absolue, sans limite. Qu'on me laisse fonder cela tout d'abord sur un plan purement logique, en articulant le paradoxe déjà inclus dans le concept de puissance absolue. La situation dans l'ordre de la logique n'est aucunement telle, en effet, que l'omnipuissance divine représente la doctrine raisonnable, plausible, se recommandant d'elle-même en quelque sorte, tandis qu'inversement la limitation de celle-là représenterait la doctrine aberrante, ayant besoin qu'on la défende. Bien au contraire. I1découle du simple concept de puissance que la toute-puissance, justement, est une notion en soi contradictoire, vouée à s'abolir elle-même, voire dépourvue de sens. Il en va d'elle comme de la liberté dans le domaine humain. Loin que celle-ci commence là où finit la nécessité, elle existe et s'anime en se mesurant à cette nécessité. Séparer la liberté du règne de la nécessité, c'est lui enlever son objet, elle devient aussi nulle, hors cet empire, qu'une force ne rencontrant pas de résistance. La liberté absolue serait une liberté vide, qui se supprime elle-même. Sem-blablement une puissance vide, et ce serait le cas de la toute-puissance absolue. La puis—

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sance absolue, totale, signifie une puissance qui n'est limitée par rien, pas même par l'existence de quelque chose d'autre en soi, de quelque chose d'extérieur à elle qui soit différent d'elle. Car la simple existence d'un tel autre représenterait déjà une limitation, et l'unique puissance devrait forcément anéantir cet autre afin de préserver son absoluité. La puissance absolue, dès lors, n'a dans sa soli-tude aucun objet sur lequel agir. Puissance dépourvue d'objet, c'est alors une puissance dépourvue de pouvoir, qui s'abolit elle-même. « Tout », ici, équivaut à rien. Pour qu'elle puisse agir, il faut qu'existe quelque chose d'autre, et aussitôt que c'est là, elle n'est plus toute-puissante, bien que sa puissance, comparée au reste, puisse se montrer aussi supérieure qu'on le veut. Tolérée, l'existence perse d'un autre objet limite, en tant que condition de l'activité, la puissance de la force d'action de la puissance, cela en lui permet-tant simultanément d'être une force active. Bref, la « puissance » est un concept relationnel et exige une relation à plusieurs pôles. Même alors, la puissance qui ne rencontre aucune résistance chez son partenaire de référence équivaut en soi à une non-puissance. La puissance ne vient à s'exercer qu'en rapport

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avec quelque chose qui de son côté a puissance. Car la puissance, si elle ne doit pas rester vaine, réside dans la capacité de vaincre quelque chose ; et la coexistence d'un autre suffit comme telle à fournir cette condition. Car existence veut dire résistance, et donc force contraire. De même qu'en physique la force sans résistance, donc sans contre-force, demeure vide, de même en métaphysique la puissance sans contre-puissance, aussi inégale que soit la seconde. Donc, ce sur quoi la puissance agit doit avoir une puissance intrinsèque, même si cette dernière provient de la première, et fut originairement dispensée à son détenteur en même temps que l'existence par un renoncement à soi de la puissance illimitée, cela dans l'acte de création justement. Bref, il ne peut se faire que toute la puissance se trouve du côté d'un seul sujet agissant. Il faut que la puissance soit partagée pour qu'il y ait en soi puissance.Cependant, à côté de cette objection, logique et ontologique, à l'idée de toute-puis-sance divine absolue et illimitée, il y en a une autre, plus théologique, et authentiquement religieuse. La toute-puissance divine ne peut coexister avec la bonté divine qu'au prix

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d'une condition : il faut que Dieu soit totalement insondable, c'est-à-dire énigmatique. Devant l'existence du mal ou même seule-ent du mauvais dans le monde, nousdevrions sacrifier la compréhensibilité en Dieu à la conjonction des deux autres attributs. C'est seulement d'un Dieu complètement inintelligible qu'on peut dire qu'il est à la fois absolument bon et absolument tout-puissant, et que néanmoins il tolère le monde tel qu'il est. En termes plus généraux, les trois attributs concernés — bonté absolue, puissance absolue et compréhensibilité — se trouvent dans un tel rapport que toute union entre deux d'entre eux exclut le troisième. La question est alors : lesquels sont-ils intégralement requis pour notre concept de Dieu, et par là inaliénables, et lequel des trois, moins fort, doit-il céder aux exigences supérieures des deux autres ? À cet égard, la bonté, c'est-à-dire la volonté de faire le bien, est certainement indissociable de notre concept de Dieu, et ne peut subir aucune limitation. La compréhensibilité ou « connaissabilité », condi-tionnée de deux côtés — par l'essence de Dieu et par les bornes de l'homme —, est sans doute, à ce dernier point de vue, soumise à limitation, mais ne souffre en aucun cas une

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totale négation. Le deus absconditus, le dieu caché (pour ne pas parler du dieu absurde), est une représentation aussi peu juive que possible. Notre doctrine, la Torah, repose et insiste sur le fait que nous pouvons comprendre Dieu, pas tout de lui, certes, mais quelque chose — quelque chose de sa volonté, de ses intentions, et même de son essence, car il nous l'a manifesté. Il y a eu révélation, nous possédons ses commandements, sa loi, et il s'est directement communiqué à plus d'un — à ses prophètes — comme si ceuxcitaient sa bouche pour tous dans le langage des hommes et du temps, Dieu se réfractant donc dans ce médium restrictif, mais non dans un obscur mystère. Un dieu totalement caché, inintelligible, est un concept inacceptable selon la norme juive.Or c'est exactement comme cela qu'il devrait être, si avec la toute-bonté lui était aussi attribuée la toute-puissance. Après Auschwitz, nous pouvons affirmer, plus résolument que jamais auparavant, qu'une divinité toute-puissante ou bien ne serait pas toute-bonne, ou bien resterait entièrement incompréhensible (dans son gouvernement du monde, qui seul nous permet de la saisir).

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Mais si Dieu, d'une certaine manière et à un certain degré, doit être intelligible (et nous sommes obligé de nous y tenir) ; alors il faut que sa bonté soit compatible avec l'existence du mal, et il n'en va de la sorte que s'il n'est tout-puissant. C'est alors seulement que nous pouvons maintenir qu'il est compréhensible et bon, malgré le mal qu'il y a dans le monde. Et comme de toute façon nous trouvions douteux en soi le concept de toute-puissance, c'est bien cet attribut-là qui doit céderla place.Jusqu'ici, notre argumentation autour de la toute-puissance n'a pas fait plus que de poser le principe — pour toute théologie en continuité avec l'héritage juif — que la puissance de Dieu demande à être considérée comme restreinte par quelque chose dont lui-même reconnaît l'existence, une existence ayant sa propre légitimité ainsi que la capacité d'agir de sa propre autorité 5. Or pareille chose pourrait aussi s'interpréter simplement comme une concession venant de Dieu, révocable à son gré, c'est-à-dire donc comme une retenue de la puissance qu'il détient sans réserve, mais n'utilise qu'avec réserve par respect pour le droit propre de la création.

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Mais cela ne suffirait pas encore : étant donné les actes véritablement monstrueux et entièrement unilatéraux que les humains faits à son image commettent parfois envers d'autres humains sans la faute de ces derniers, on devrait s'attendre que le bon Dieu brise de temps en temps sa propre règle, l'extrême retenue de sa puissance, et qu'il intervienne par un miracle salvateur 6. Aucun de ces miracles salvateurs, pourtant, ne s'est produit ; pendant toutes les années qu'à duré la furie d'Auschwitz, Dieu s'est tu. Les miracles qui se produisirent vinrent seulement d'êtres humains : ce furent les actions de ces justes, isolés, inconnus parmi les nations, qui ne reculèrent pas même devant l'ultime sacrifice pour sauver Israël, pour adoucir son sort, voire, s'il ne pouvait en être autrement, pour le partager à cette occasion. Je parlerai d'eux à nouveau ultérieurement. Mais Dieu, lui, s'est tu. Et moi, je dis maintenant : s'il n'est pas intervenu, ce n'est point qu'il ne le voulait pas, mais parce qu'il ne le pouvait pas. Je propose, pour des raisons inspirées par l'expérience contemporaine de façon déterminante, l'idée d'un Dieu qui pour un temps — le temps que dure le processus continué du monde — s'est dépouillé de tout pouvoir

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d'immixtion dans le cours physique des poses de ce monde ; d'un Dieu qui donc répond au choc des événements mondains contre son être propre, non pas « d'une main-forte et d'un bras tendu » — comme nous le récitons tous les ans, nous les juifs, pour commémorer la sortie d'Égypte —, mais en poursuivant son but inaccompli avec un mutisme pénétrant.En cela donc, ma spéculation s'éloigne beaucoup de la plus ancienne doctrine juive. Plusieurs des treize articles de foi de Maimonide chantés à l'office vont dans le sens de la « main forte » : ainsi les énoncés sur la puissance souveraine de Dieu face à la création, sur sa façon de récompenser les bons et de punir les méchants, même sur la venue dumessie promis. Mais non le principe de l'appel aux âmes ', de l'inspiration des pro-phètes et de la Torah, ni davantage l'idée de l'élection, car c'est seulement au domaine physique que se rapporte l'impuissance de Dieu. Surtout, on en reste au Dieu unique, et donc à « Écoute, Israël » ; on ne recourt pas à un dualisme manichéen pour expliquer le mal, c'est seulement du coeur des hommes qu'il monte pour acquérir sa puissance au

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sein du monde. Dans le simple fait d'admettre la liberté humaine réside un renoncement dela puissance. De nos explications sur la puissance en général, déjà, découlait la négation de l'omnipotence divine. Cela laisse théori-quement le choix ouvert entre un dualisme initial, théologique ou ontologique, et l'auto-limitation du Dieu unique par la création à partir du néant. Le dualisme à son tour peut prendre la forme manichéenne d'une forceactive du mal, qui d'emblée s'oppose au but divin en toutes choses : soit une théologie du double dieu ; ou la forme platonicienne d'un médium passif qui — tout aussi universel — ne permet qu'imparfaitement l'incarnation de l'idéal dans le monde : autrement dit, une ontologie de la forme et de la matière. La première option — la théologie du double dieu — est évidemment inacceptable pour le judaïsme. L'option platonicienne répond tout au plus au problème de l'imperfection et de la nécessité naturelle, mais non à celui du mal positif, qui implique une liberté avec plein pouvoir, même en face de son créateur ; quant à la théologie juive aujourd'hui, elle doit se confronter avec la réalité et la réussite du mal délibéré, bien plus qu'avec les épreuves de l'aveugle causalité naturelle — Auschwitz et

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non pas le tremblement de terre de Lisbonne. Seule la création à partir du néant nous donne l'unité du principe divin en même temps que son autolimitation, laquelle ouvre l'espace pour l'existence et l'autonomie d'un monde. La création était l'acte de la souveraineté absolue, par lequel celle-ci consentait, pour la finitude autodéterminée de l'existence, à ne pas demeurer plus longtemps absolue — donc un acte d'autodépouillement divin.Et alors nous nous souviendrons que la tradition juive, elle non plus, n'est pas aussi monolithique, en matière de souveraineté divine, que le laisse paraître la doctrine offi-cielle. Le puissant courant souterrain de la Cabale, à nouveau mis en lumière de nos jours par Gershom Scholem 8, connaît un des-tin de Dieu, auquel celui-ci s'est soumis avec le devenir du monde. Il y a là des spéculations hautement originales et fort peu orthodoxes, parmi lesquelles les miennes ne se trouveraient pas si totalement seules. Par exemple, mon mythe ne fait au fond que radicaliser l'idée du Tsimtsoum, ce concept cosmogonique central de la Cabale lurianique 9.Tsimtsoum veut dire contraction, retrait, autolimitation. Pour faire place au monde, le

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En-Sof du commencement, l'infini, a dû se contracter en lui-même et laisser naître ainsi à l'extérieur de lui le vide, le néant, au sein duquel et à partir duquel il a pu créer le monde. Sans son retrait en lui-même, rien d'autre ne pourrait exister en dehors de Dieu, et seule sa durable retenue préserve les choses finies d'une nouvelle perte de leur être propre dans le divin « tout en tout ».Or mon mythe va encore plus loin que cela. Totale devient la contraction ; c'est entièrement que l'infini, quant à sa puissance, se dépouilla dans le fini, et lui confia ainsi son sort. Reste-t-il encore quelque chose, dès lors, pour une relation à Dieu ? Laissez-moi répondre en citant une dernière fois mon écrit antérieur.Renonçant à sa propre invulnérabilité, le fondement éternel a permis au monde d'être. Toute créature doit son existence à cette négation et a reçu avec cette existence ce qu'il y avait à recevoir de l'au-delà. Dieu, après s'être entièrement donné dans le monde en devenir, n'a plus rien à offrir : c'est maintenant à l'homme de lui donner. Et il peut le faire en veillant à ce que, dans les chemine —

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ments de sa vie, n'arrive pas, ou n'arrive pas trop souvent, et pas à cause de lui, l'homme, que Dieu puisse regretter 10 d'avoir laissé devenir le monde. Et le mystère des « trente-six justes » inconnus, qui d'après la doctrine juive ne doivent jamais manquer au monde 11pour sa continuation, et parmi lesquels pour-raient avoir compté, à notre époque, maints« justes des nations » déjà mentionnés, ce mystère donc pourrait bien être le suivant : à savoir que, en vertu de la valeur supérieure dont nous créditons la logique non causale des choses d'en haut, leur sainteté cachée est en mesure de compenser une faute innombrable, d'apurer le bilan d'une génération et de sauver la paix du Royaume invisible 12.Mesdames et Messieurs ! Tout cela est balbutiement. Même les paroles des grands voyants, des grands orants, des prophètes et des psalmistes, paroles défiant la comparaison, étaient balbutiement face au mystère éternel. Toute réponse à la question de Job ne peut non plus être davantage que cela. Ma réponse à moi s'oppose à celle du livre de Job : cette dernière invoque la plénitude de puissance du Dieu créateur, la mienne son renoncement à la puissance. Et pourtant —

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étrange à dire — , toutes deux sont louange : car le renoncement se fit pour que nous puis-sions être. Même cela, me semble-t-il, est une réponse à Job : à savoir qu'en lui, Dieu même souffre. Cette réponse est-elle vraie ? Nous ne le savons d'aucune. Je puis seulement espérer que mes pauvres paroles à ce sujet ne soient pas complètement exclues de ce que Goethe a saisi par ces mots dans le Testament de la vieille religion persane :« Et ce qui du Très-Haut la louange balbutieSe trouve là-bas cercle après cercle réuni 13. »

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NOTES1.La tradition juive enseigne que l'histoire est orientée par la Promesse faite à Abraham que sa descendance deviendrait une grande nation source de bénédictions pour les familles de la terre (Gen. 12.2). L'histoire conduit vers l'accomplissement de cette promesse comme l'enseignent encore les prophètes, mais cela signifie-t-il que Dieu en soit le seigneur ? C'est « l'homme Moïse » qui doit faire sortir les Hébreux d'Égypte et la mer ne s'ouvre devant eux que parce qu'ils osent y entrer. Les rabbins du Talmud pensent que la conduite des hommes est décisive en ce domaine et que les aléas souvent dramatiques de l'histoire juive — comme la destruction du Temple et l'exil — s'expliquent par les manquements d'Israël aux exigences afférentes à l'Alliance. L'accomplissement de l'histoire dépend aussi de la réponse des hommes. (Note de C.Chalier.)2.Hans Jonas, lmmortality and the Modern Tem-per (L'Immortalité et le tempérament moderne). Laconférence « Ingersoll» de 1961 à l'université Harvard, d'abord éditée dans la Harvard Theological Review55 (1962), pp. 1-20, maintenant dans H. Jonas, ThePhenomenon of Life (Chicago and London : Universityof Chicago Press, 1982), pp. 262-281. (Note del' auteur.)3. L'interprétation par H. Jonas peut être discutée,

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car la théologie chrétienne ne limite pas ainsi cette souffrance à un moment déterminé (Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là », Pensées 736). Par ailleurs, le sens que H. Jonas propose de donner à cette souffrance, en la reliant à l'acte créateur lui-même, n'est pas non plus limité dans le temps si l'on accepte, avec les maîtres du Judaïsme, de penser l'idée d'une création continuée. Enfin cette interprétation juive de la souffrance divine est évidemment significative pour l'universalité des hommes. (Note de C. Chalier.)4. Le concept de la toute-puissance n'existe pas. comme tel dans la Bible. Lorsque, dans les traductions françaises, on trouve « Je suis le Dieu tout-puissant » (Gen. 35.11, par exemple), le texte hébraïque dit « ElChaddaï », littéralement Celui qui dit « assez », quipose des limites. Presque toujours « El Chaddaï » est rendu par « le tout-puissant », or cette traduction n'est pas exacte. I1 existe cependant des images qui expriment la puissance de Dieu, et la philosophie juive médiévale — singulièrement celle de Maimonide — s'est efforcée d'en faire une lecture allégorique, sur la base des catégories grecques (aristotélicienne en l'occurrence) de la pensée. La « main forte » devient ainsil'image de l'idée de toute-puissance. (Note de C. Cha-lier.)5.Le même principe a été avancé, avec un raisonnement légèrement différent, par le rabbin Tack Bem-porad, « Toward a New Jewish Theology », AmericanJudaism (hiver 1964-1965), p. 9 et suivantes. (Note del' auteur.)6. Un miracle occasionnel, c'est-à-dire une intervention extramondaine dans la causalité fermée du monde physique, n'est pas incompatible avec la validité générale des lois de la nature ; de

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rares exceptions ne ruinent pas les règles empiriques et peuvent même,

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malgré toutes les apparences, s'y conformer parfaite-ment — voir à ce sujet H. Jonas, PhilosophicalEssays (Chicago, University of Chicago Press, 1980), pp. 66-67, et, plus développé, mon Rudolf BultmannMemorial Adress de 1976 à l'université de Marburg, « Is Faith Still Possible ? Memories of Rudolf Bult-mann and Reflections on the Philosophical Aspects ofhis Work » (Harvard Theological Review 75, n° 1,January 1982, pp. 9-15) ; voir aussi pp. 17-18 de cette « Adress » pour un fondement des objections religieuses contre la conception d'un Dieu « seigneur del' histoire ». (Note de l'auteur.)7.Au sujet de ce postulat inaliénable de la religion révélée : la possibilité de la révélation elle-même, c'est-à-dire d'un Dieu parlant aux esprits humains, même s'il se dispense d'intervenir dans les choses physiques ; voir H. Jonas, « Is Faith Still Possible ? », pp.18-20. (Note de l'auteur.)8.Voir principalement pour le sujet en question, Les Grands Courants de la mystique juive, trad.M.M. Davy, Paris, Payot, 1960, le chapitre sur IsaacLuria et son école, pp. 261-304. (Note de C. Chalier.)9.Isaac Luria, 1534-1572. (Note de l'auteur.)10.Genèse 6, 6-7. (Note de l'auteur.)11.Sanhedrin 97 b ; Soukka 45 b. (Note del' auteur.)12.L' idée que c'est nous qui pouvons aider Dieuplutôt que Dieu nous aide, je l'ai rencontrée depuis, exprimée de façon émouvante, chez une des victimesd' Auschwitz elle-même, une jeune juive hollandaise, qui l'a validée en fondant son action sur elle jusqu'à samort. Cette idée se trouve donc dans An interruptedLife. The Diaries of Etty Hillesum 1941-1943 (NewYork, Pantheon Books, 1984 — en français : Etty Hille-sum, Une vie bouleversée, Journal 1941-1943, trad. Ph.Noble, Éd. du Seuil, Paris, 1985). Quand les déporta—

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tions commencèrent en Hollande, en 1942, Etty Hille-sum se présenta comme volontaire pour le camp de transit de Westerbork, afin d'aider à l'hôpital et de par-tager le sort de son peuple. En septembre 1943, elle fut expédiée, par un des habituels convois de masse, à Auschwitz où elle « mourut » le 30 novembre 1943.Ses journaux ont survécu, mais n'ont été que récemment publiés. Je cite Neal Ascherson (« In Hell », New York Review of Book 31, n° 13, 19 juillet 1984, pp. 8-12 spécialement). « Elle ne trouve pas exactement Dieu, mais s'en construit plutôt un pour elle-même. Le thème de ses journaux devient de plus en plus reli-gieux, et beaucoup des entrées sont des prières. Son Dieu est quelqu'un à qui elle fait des promesses, mais dont elle n'attend rien, et à qui elle ne demande rien.“J'essaierai de Vous aider, Dieu, à stopper le déclin de mes forces, bien que je ne puisse en répondre à l'avance. Mais une chose devient de plus en plus claire à mes yeux : à savoir, que vous ne pouvez nous aider, que nous devons vous aider à nous aider. Hélas, il ensemble guère que vous puissiez agir vous-même surlies circonstances qui nous entourent, sur nos vies. Je neVous tiens pas non plus pour responsable. Vous nepouvez nous aider, mais nous, nous devons vous aider, nous devons défendre Votre lieu d'habitation en nousjusqu' à la fin.” » La lecture de ces lignes fut pour moine bouleversante confirmation, par un authentiquetémoignage, de mes méditations bien ultérieures, et bien à l'abri — ainsi qu'une consolante correction démet déclarations par trop générales selon lesquellesnous n'aurions pas là des martyrs. (Note de l'auteur.)13. « Und was nur arn Lob des Hôchsten stammelt/ Ist in Kreis um Kreise dort versammelt » (Goethe,« Vermàchtnis altpersischen Glaubens »). (Note del' auteur.) giron gnostique (Flammarion, 1987), Le Principe res-ceaux de ma conférence « Ingersoll» en 1961, « Immorta-ponsabilité (Cerf, 1990), et, avec H.T. Engelhardt, Auxlity and the Modern Temper » (voir note n° 2). L'utilisa-

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fondements dune éthique contemporaine (Vrin, 1994). timon verbale partielle de ces matériaux publiés auparavanta été autorisée. (Note de H. Jonas à l'édition anglaise.)

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