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JOINDRE LE CORPS À LA PAROLE : QUELLE PLACE POUR LE CORPS DANS LES TEXTES DE THÉÂTRE ? Thierry Gallèpe Université Michel de Montaigne - Bordeaux III Il peut sembler paradoxal de choisir comme champ de recherches concernant le langage du corps dans les interactions verbales le texte écrit de théâtre ; celui-ci ne présente-t-il pas précisément comme caractéristique essentielle, comme l'a fort judicieusement fait remarquer B. N. Grünig dans la préface à l'ouvrage que je consacre aux didascalies (GALLÈPE 1997), la séparation irrémédiable des paroles constituant les répliques, du corps du locuteur, présent tout au plus métonymiquement dans le corps du texte de théâtre par le truchement de ces didascalies particulières que sont les IdN 1 de corps ? Mais le fait que l'auteur du texte doive noter les éléments corporels et gestuels des interactants par ajouts explicites, distincts du texte des répliques, le conduit nécessairement à faire une sorte de tri, permettant in fine une émergence 1 Ces didascalies, que je propose d'appeler les Indications de Nom (IdN), se trouvent à deux endroits du texte de théâtre ; soit elles sont placées après les bornes extra-diégétiques structurant la pièce (ex : Acte 2, Scène 6), et elles sont alors des IdN de tête, soit elles se trouvent les unes au dessous des autres, alignées à la marge de gauche de la page. Signalant une nouvelle réplique, elles ont pour fonction d'assigner ces répliques à une source locutoire, de constituer un point d'ancrage de ces répliques, et sont alors dénommées par l'expression doublement significative, qui prend ici tout son relief, d' IdN de corps : elles se trouvent en effet dans le corps de texte théâtral, et figurent symboliquement le corps des locuteurs-interactants.

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JOINDRE LE CORPS À LA PAROLE :QUELLE PLACE POUR LE CORPSDANS LES TEXTES DE THÉÂTRE ?

Thierry GallèpeUniversité Michel de Montaigne - Bordeaux III

Il peut sembler paradoxal de choisir comme champ de recherchesconcernant le langage du corps dans les interactions verbales le texteécrit de théâtre ; celui-ci ne présente-t-il pas précisément commecaractéristique essentielle, comme l'a fort judicieusement fait remarquerB. N. Grünig dans la préface à l'ouvrage que je consacre aux didascalies(GALLÈPE 1997), la séparation irrémédiable des paroles constituant lesrépliques, du corps du locuteur, présent tout au plus métonymiquementdans le corps du texte de théâtre par le truchement de ces didascaliesparticulières que sont les IdN1 de corps ? Mais le fait que l'auteur dutexte doive noter les éléments corporels et gestuels des interactants parajouts explicites, distincts du texte des répliques, le conduitnécessairement à faire une sorte de tri, permettant in fine une émergence

1 Ces didascalies, que je propose d'appeler les Indications de Nom (IdN), setrouvent à deux endroits du texte de théâtre ; soit elles sont placées après lesbornes extra-diégétiques structurant la pièce (ex : Acte 2, Scène 6), et elles sontalors des IdN de tête, soit elles se trouvent les unes au dessous des autres,alignées à la marge de gauche de la page. Signalant une nouvelle réplique, ellesont pour fonction d'assigner ces répliques à une source locutoire, de constituer unpoint d'ancrage de ces répliques, et sont alors dénommées par l'expressiondoublement significative, qui prend ici tout son relief, d' IdN de corps : elles setrouvent en effet dans le corps de texte théâtral, et figurent symboliquement lecorps des locuteurs-interactants.

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instructive des faits corporels saillants, indispensables à la production dusens au cours de l'interaction qu'il se représente, et qu'il donne pourmission au texte de théâtre de présenter de telle sorte que le lecteurpuisse se construire une représentation correspondante. L'on peut doncpenser que les textes de théâtre sont a contrario un terrain fertile pourl'étude de la présence du corps dans les interactions verbales, car leséléments corporels y figurant, quel que soit par ailleurs leur moded'existence textuelle, sont ceux étant retenus comme particulièrementpertinents.

Les corps des personnages-interactants sont donc présents à diversendroits du texte, et selon divers modes.

• Le mode didascalique est le plus aisément repérable ; il regroupetout d'abord les didascalies formellement2 insérées en de multiplesendroits du texte, et apportant des précisions sur le corps, son rôle dans lacommunication.

(1) - ZAÏRE. (…) Eh quoi! d'où vient que votre âme soupire? (Elle lui donnela croix .)3

Ce sont ces éléments qui seront au centre de nos préoccupationsdans cette étude. Mais avant de s'y consacrer, il convient de noter lesautres modes d'existence du corps dans les textes de théâtre, etspécifiquement le second mode :

• La mention du corps dans les propos mêmes tenus par lespersonnages, constituant ce que A. Übersfeld (1991) définit commedidascalies internes.

(2) - MAÎTRE À DANSER. — (…) La, la, la. Ne remuez point tant lesépaules. 4

Ce mode est très couramment utilisé aux époques où les contraintesesthétiques sont les plus lourdes, qui proscrivent l'emploi de didascaliesexternes ; leur présence est attestée aussi bien chez Racine (Britannicus -1669 - : "Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère5"), que, parexemple chez D. C. von Lohenstein (Sophonisbe - 1682 - : Hiemps … :"Ihr Götter! träumet uns? trägt unser König Ketten?").

• Le troisième mode est l'implicite : le corps et ses actions doivent

2 Le mot n'est pas peu significatif, puisque les marques formelles, typographiqueset topographiques, sont justement ce qui permet d'identifier les élémentsdidascaliques au sein du texte de théâtre.3 (VOLTAIRE 1732, p. 55)4 (MOLIÈRE 1670, p. 25)5 Il est inutile de préciser qu'aucune autre indication, ni dans les IdN de tête nidans les IdN de corps, ne précise l'existence, ni la présence de ces gardes, quinaissent donc par le biais du présupposé d'existence !

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être inférés à partir de ce qui disent les personnages(3) - DON GORMAS . Ton épée est à moi.

ou bien même de la tension existant entre un propos et le contenu dedidascalies:

(4)- LA GRANGE , un bâton à la main. - Ah! ah! coquins, que faites-vous ici ?Il y a trois heures que nous vous cherchons.MASCARILLE , se sentant battre. — Ahi! ahi! ahi! vous ne m'aviez pas ditque les coups en seraient aussi.6

Pour des raisons évidentes de place et de faisabilité, ce sont lesdidascalies porteuses d'indications sur les corps (que nous appellerons"gestes" de façon générique) qui seront retenues ici ; une secondesélection doit cependant être accomplie. En effet, maintes didascalies, etbeaucoup d'entre elles situées avant le début des interactions, sontconsacrées aux indications concernant la "façade" personnelle(GOFFMAN 1973) des interactants :

(5) - Dans une rue de Marseille, César, seul, pensif, marche assez vite. Il avieilli. sa moustache est blanche, son visage ridé. (…)7

L'importance de ces éléments dans les interactions verbales estmaintenant certes abondamment reconnue, et une observation attentivedes constituants de la façade institués dans les didascalies commeparticulièrement pertinents pourrait, à n'en pas douter, faire avancer laconnaissance de la production du sens au cours de celles-ci. Mais dans lecadre de cette journée8, il semble préférable de se tourner exclusivementvers les didascalies centrées vers les notations des gestes et présencesdes corps dans les interactions.

La méthode utilisée est la suivante : tout d'abord une analyseméthodique des didascalies de diverses pièces de théâtre allemandes etfrançaises de divers genres et époques constituant un corpus de base :

- Les Plaideurs (Racine) Comédie - 1668 [P]- Le Tartuffe (Molière) Comédie -1669 [T]- Le barbier de Séville (Beaumarchais) Comédie - 1775 [BS]- On ne badine pas avec l'amour (A. de Musset) Proverbe - 1834

[ONB]- La puce à l'oreille (G. Feydeau) Pièce en trois actes - 1907 [PO]- Marius (M. Pagnol) Pièce en quatre actes - 1929 [M]- La cantatrice chauve (E. Ionesco) Anti-pièce - 1958 [CC]

6 (MOLIÈRE 1659, p. 37)7 (PAGNOL 1946, p. 7)8 Journée organisée par Conscila sur le thème "Sémantique, langage du corps etcognition"

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- Yes, peut-être (M. Duras) 19689 [Y]

- Der Hofmeister10 (J. M. R. Lenz) Eine Komödie - 1774 [H]- Der zerbrochene Krug11 (E. von Kleist) Ein Lustspiel ) - 1808

[ZK]- Der Biberpelz12 (G. Hauptmann) Eine Diebskomödie - 1893 [B]- Der Besuch der alten Dame13 (F. Dürrenmatt) - 1956 [AD]- Oberösterreich14 (F. X. Kroetz) - 197215 [OÖ]

Pour chacune de ces pièces, les cent premières répliques ont étéconsidérées ; cela a permis de délimiter un champ d'observation desdiverses didascalies insérées dans les premières pages de chacun destextes, et de prendre une mesure quantitative de la nature et de l'ampleurde ces notations.

S'est posé ensuite le problème de la description de ces contenusdidascaliques, et alors la discussion s'est enrichie d'autres exemplesvenus d'autres textes de théâtre, tout en respectant toujours l'impératif dela diversité, et la prise en compte de textes français et allemands, ce quirend une perspective comparative possible.

Un premier tableau permet de recenser le nombre total dedidascalies, quelles qu'elles soient, pour les 100 premières répliques dechaque pièce :

• Pièces françaises :P T BS ONB PO M CC Y6 7 34 24 80 42 24 505 6 32 20 80 41 23 34

• Pièces allemandes :H ZK B AD OÖ

9 (BEAUMARCHAIS 1775; de MUSSET 1834; DURAS 1968; FEYDEAU 1907;IONESCO 1950; MOLIÈRE 1669; PAGNOL 1920; RACINE 1668)10 le Précepteur11 La cruche cassée12 La pelisse de Castor13 La visite de la vieille dame14 Haute-Autriche15(DÜRRENMATT 1956; HAUPTMANN 1893; KROETZ ; LENZ 1774; vonKLEIST 1808)

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26 6 42 22 1925 6 39 15 16

La grande disparité constatée doit tenir compte par exemple desdifférentes contraintes esthétiques pesant sur la confection des textes dethéâtre à certaines époques16, et témoigne de la diversité des écrituresthéâtrales.

Les chiffres figurant sur la seconde ligne comptabilisent lesdidascalies se référant aux gestes et notations corporelles17 ("gestes"). Laproportion est significative et donne une idée de l'importance deséléments attachés au corps. Il y a sur ce point une belle unanimité,transcendant les époques, les genres et les frontières linguistiques : laquasi totalité des indications didascaliques porte sur la présencecorporelle et ses manifestations. Les autres didascalies se rapportent auxdiverses localisations, par exemple :

(6) - Une place devant le château. , (ONB p. 15)ou à d'autres événements contextuels :

(7) - La pendule sonne cinq fois. Un long temps, (CC p. 17)Une fois ces précisions méthodologiques apportées, il convient

maintenant d'en venir à des aspects plus directement liés à laproblématique. Et tout d'abord, quelles manifestations du corps peuventêtre repérées au sein des didascalies ? Il y a certes d'un côté les mentionsexplicites de telle activité corporelle :

(8) - A : est jeune (geste), comme ça, mais dans la tête est antique, (Y p.158)

(9) - Heinz nickt. Pause., (OÖ p. 10)(10) - MARIUS : Trente ans… (Marius secoue la tête) Et ça ne vous fait rien

quand vous voyez passer les autres ? (Mp. 13)Mais tout n'est pas toujours aussi clair :

(11) - Frau Wolff, ihm nachrufend, (B p. 12)(12) - (Le comte paraît), (BS p. 46)(13) - ROSINE, toujours au balcon. — (…), (BS p. 47)(14) - ESCARTEFIGUE (il crie encore plus fort), (M p. 17)

16 Par exemple les "conseils" d'un D'aubignac recommandant d'éviter le recoursaux didascalies!17 Il est difficilement possible, à partir des didascalies (et même ailleurs ?), deséparer les gestes des autres manifestations du langage du corps ; celui-ci englobeceux-là, sans que la frontière entre geste et non-geste soit nettement traçable ;c'est donc l'ensemble des "gestes" qu'il convient de considérer ici, ce qui impliqueensuite que des critères valides soient mis au point pour rendre compte de ladiversité des vecteurs de ce langage du corps.

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(15) - (il écrit en chantant:) (…), (BS p. 42)(16) - F INACHE , affectant l'air contrit. — (PO p. 123)(17) - A : Yes (prononciation anglaise), (Y p. 159)

Il semble impossible de décider arbitrairement que telle indicationmérite d'être retenue au titre de la présence gestuelle et telle autre non,tant il est vrai que le corps est aussi bien présent dans tous ces exemples,la seule chose variant étant en fait le mode de présentation du fait dénoté.C'est ce constat qui permet une première classification.

1. LE MODE DE PRÉSENCE TEXTUELLE

Pour repérer le corps et sa portée signifiante l'on doit tenir comptede deux pôles distincts : la mention est explicite comme en 18 et 19 ou20 :

(18) - FANNY (elle rit), (M p. 20)(19) - Elle jette les chaussettes très loin et montre ses dents. Elle se lève. ,

(CC p. 21)(20) - HEINZ Nein. Lacht. Keine Ente, (OÖ p. 12)

Ces deux didascalies s'opposent en revanche plus radicalement auxsuivantes :

(21) - FRAU WOLFF tut erstaunt, (B p. 8)(22) - ORGON . Je suis votre valet (Il veut s’en aller), (T p. 89)

Ces deux didascalies sont subjectives, le lecteur, à la lecture dusignifié, doit se faire une représentation du signifiant (verbal, vocal, non-verbal) impliqué, de ce qui peut bien contribuer à faire en sorte que MeWolff ait l'air de simuler la surprise et qu'Orgon ait vraiment l'air devouloir s'en aller. Nul doute que ces jeux (d'acteur ou de représentationmentale) sont codifiés et ressortissent à des régularités culturelles et / ouzoologiques ; elles ne pourraient être décrites qu'en observant parexemple les diverses concrétisations, sur scène, de ces expressionscorporelles, qui concernent les domaines connus de la communicationnon-verbale, par exemple, les domaines kinésique, proxémique, mimique,gestuel, paraverbal etc. Une chose ressort cependant de ces notations,c'est la présence du corps indispensable, pour "donner corps" à cessignifications et expressions, mentalement ou sur scène. Le corps est doncici aussi, dans ces didascalies, bien présent, mais présenté sous lesespèces d'un mode implicite, il y est impliqué.

La répartition sur l'ensemble du corpus est la suivante (La premièreligne indique les mentions explicites du corps, tandis que la ligneinférieure réunit les mentions où il est seulement impliqué.) :

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• Pièces françaises :P T BS ONB PO M CC Y4 3 27 17 55 28 22 151 3 6 3 29 13 1 22

• Pièces allemandes :H ZK B AD OÖ24 6 26 14 161 0 14 1 0

La tendance est donc sans exception toujours la même ; lesmentions explicites dominent largement. Si l'on fait des calculs cumuléspar langue, l'on trouve les résultats suivants, parfaitement en harmonieavec les proportions globales (ligne supérieure = mention explicite, ligneinférieure = corps impliqué)18 :

Textes français Textes allemands Tous les textes171 71% 86 85% 257 75%77 21% 16 31% 93 27%

Pour notre étude, il ressort de ce fait qu'il est impossible de neconsidérer que les contenus des seules didascalies décrivant de façonexplicite les "gestes", même si elles présentent à elles seules plus desdeux tiers des didascalies ; les unes comme les autres apportent desinformations sur les éléments corporels accompagnant la parole. Décrirel'impact du corps et de ses manifestations implique donc que l'onétablisse des critères permettant de discerner les différents niveaux.

2. L'INTENTIONNALITÉ EN QUESTION

L'intention de communiquer (assortie de la reconnaissance de cetteintention) est un critère auquel ici et là il est largement fait appel pourdécrire la production (et l'interprétation du sens). Tout ceci ne va pas sansposer quelques problèmes, et il faut bien convenir que ce critère n'est pasexplicitement mis à contribution pour décrire les différents types de

18 Les résultats chiffrés (et les pourcentages) dépassent le nombre total dedidascalies "gestuelles" ; ceci est dû au fait que certaines didascalies, plus oumoins longues, comportent plus d'une notation, et donc plusieurs choix critériésdoivent être faits pour les décrire.

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gestes, même si sa présence est sans doute sous-jacente pour différencierles gestes communicatifs des gestes extra-communicatifs mais cependantnon dépourvus de signification. Si l'on tente de mettre en œuvre ce critèrede l'intention pour repérer les gestes ou manifestations corporellesdépendant d'une intention communicative en opposition aux gestesréputés non dépendants de cette même intention, les choses sont loind'être évidentes.

(23) - PETIT JEAN , traînant un sac derrière lui , (P p. 5)(24) - ADAM . Was tu ich jetzt ? Was laß ich ? (Er greift nach seinen

Kleidern), (ZK p. 11)(25) - FRAU WOLFF , wegwerfend . I, Märker zwelwe!, (B p. 12)(26) - ETIENNE à ANTOINETTE , (PO p. 122)

Ces quatre didascalies (23 & 24 "gestes" explicites, 25 & 26impliqués) présentent des faits corporels dont on peut prétendre qu'ils sonttous "extra-communicatifs ", au sens où ils ne dépendent pas d'uneintention de communiquer, et dont il est clair qu'ils sont néanmoinsporteurs de signification, et qu'ils dépendent d'une intention autre : PetitJean a l'intention de porter le sac quelque part, Adam a l'intention des'habiller, Madame Wolff désire exprimer un sentiment en réaction à uneinformation donnée, et Étienne a bien l'intention de parler à Antoinette.L'on peut certes objecter que l'intention de communiquer n'est sans doutepas totalement absente de tous ces "gestes" : 25 et 26 notamment nepeuvent guère se décrire sans prendre en compte cette intentioncommunicative, qui peut également être mise en relation avec des codes(intonatoire [25], kinésique (25 & 26), proxémique [26]), destinés àtransmettre des messages qui seraient de l'ordre d'un jugement appréciatifpour 25 (= hélas!, seulement !) et d'une interpellation (= "summon"19,comme la sonnerie du téléphone) en 26. Mais l'intention communicativen'est peut-être pas dominante. Faut-il alors pondérer diverses intentions ?

Certaines didascalies montrent certes très clairement que les"gestes" (explicites ou impliqués) ne dépendent pas toujours d'uneintention :

(27) - LEONTINE, verschlafen. (…), (B p. 7)(28) - MARIUS (rêveur) (…), (M p. 14)

Mais maintes autres mettent l'analyste en échec :(29) - LÄUFFER. O...o... verzeihen Sie dem Entzücken, dem Enthusiasmus,

der mich hinreißt.(Küßt ihr die Hand), (H p. 8)(30) - Me et M. Martin s’assoient l’un en face de l’autre, sans se parler. Ils se

sourient, avec timidité. (CC p. 23)

19 (SCHEGLOFF 1968)

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(31) - DAME PLUCHE . (…) vous êtes des butors et des malappris. (Elle sort.),(ONB p. 17)

(32) - LE BARON . — Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà ;(…) (Dame Pluche sort.) , (ONB p. 18)

Le "geste" en 29 est-il dû à une effusion incontrôlable, ou est-il unmoyen de communiquer consciemment un indicible sentiment ? Lesourire de Me et M. Martin est-il l'expression d'un sentiment (plaisir ougêne) ou un message-signal (réparateur) envoyé faute de mieux dans lasituation donnée ? Un même "geste" doit-il est compris comme messageintentionnel en 31 (sortie délibérément insultante sans formule adéquate),et 32 (sortie de simple accomplissement ressortissant à l'intention d'allermettre de l'ordre là où il faut) ?

Classer les "gestes" en fonction de l'intention requiert donc deprévoir quatre critères :

• A = "gestes" non intentionnels (27, 28)• B = "gestes" sans intention de communication. (23, 24)• C = "gestes" intentionnels de communication (33,34,35)• D = indécidable (29,30,31,32)

(33) - (Finache s'incline en manière d'acquiescement.) , (PO p. 123)(34) - (Geht dem Geheimen Rat und dem Major mit viel freundlichen

Scharrfüßen vorbei.), (H p. 5)(35) - JODELET , s'embrassant l'un l'autre. — Ah! Marquis!, (Les précieuses

ridicules p. 32)20

Peut-être convient-il en outre de remarquer que deux typesd'indécidabilité peuvent être distingués :

- Entre A, et B ou C d'une part : il ne peut être décidé si le "geste"est intentionnel (quelle que soit cette intention) ou involontaire (del'ordre du réflexe, de l'émotif-expressif pur) : 29, 30 ou même 36

(36) - LEONTINE , weinerlich, trotzig., (B p. 8)

- Entre B et C d'autre part : intention communicative ou non ; en31, et même 32, car n'aurait-on pas été en droit de postuler une réelleintention de communication, si la didascalie avait été au contraire :(Dame Pluche ne sort pas.) ? N'en est-il pas de même dans les exemplesci-dessous ?

(37) - Silence. B s’approche de l’homme et s’adresse à lui. , (Y p. 159)(38) - MAJOR. (…) Ich will dich zu Tode hauen - (Gibt ihm eine Ohrfeige.)

(…), (H p. 10)

20 (MOLIÈRE 1659)

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(39) - MADAME PERNELLE . (…) (Donnant un soufflet à Flipote) Allons, vous ;(…), (T p. 79)

Si l'on fait un recensement selon les quatre critères ci-dessus (A, B,C, D) les résultats sont les suivants :

• Pièces françaises :P T BS ONB PO M CC Y

A 0 0 1 0 11 9 0 11B 2 3 16 9 12 11 7 6C 0 1 4 2 14 1 8 1D 3 2 12 9 48 23 16 19

• Pièces allemandes :H ZK B AD OÖ

A 0 0 8 1 0B 10 5 18 10 8C 2 0 3 3 1D 17 1 18 04 7

La totalisation de ces résultats fait apparaître les tendancessuivantes :

Textes français Textes allemands Tous les textesA 32 13,3% 9 8,9% 41 12%B 66 27,5% 51 50,4% 117 34,3%C 31 12,9% 9 5,9% 40 11,7%D 132 55% 47 46,5% 179 52,4%

Une conclusion s'impose à la lecture de ces tableaux ; le tauxd'indécidabilité est très fort. Si l'on tient compte du fait qu'aucunepondération n'est ici notée, l'on conçoit facilement que l'intentionnalitéest un critère encore plus difficilement fiable. Ce constat débouche alorssur deux tendances opposées ; d'une part une voie qui se place dans laperspective éthologique21 , et l'autre qui est alors la plongée dansl'instance de l'interactant, comme l'ont fait B. N. & R. Grünig (1985), cequi permet de tenir compte de l'effet dialogique de miroir : l'intentionn'est jamais "une"22 et ne semble guère correspondre terme à terme à

21 Cf sur ce point la classification de J. Cosnier (1987, p. 297) : gestes“communicatifs” ≠ “extra-communicatifs”, ou A. Helbo (1983, p.94 -95) :"gestualité de l'interaction comprenant la convention paralinguistique ≠ gestualitéextra-communicative".22 L'on note les grands avantages qu'il y a à décrire en termes de P(ressions pourle dire) les "gestes" présentés en 25 à 28.

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celle que l'"en-face" tente de reconstruire dans son travail d'interprétationet de fabrication (du sens, sur une perspective de fuite).

3. ANCRAGE PARTICIPATIF

Il est important de noter à quel pôle de participation à l'interaction,les "gestes" sont attachés. Pour ce faire, il est nécessaire d'élargir lesdeux pôles antagonistes émetteur / récepteur aux autres catégories tellesque celles évoquées par E. Goffman (1987) : émetteur, récepteur ratifié,récepteur espion, extérieur, et ici spécifiquement, neutralisation.

Le pôle d'émission ne pose aucun problème particulier ; les propossont assignés à un locuteur clairement désigné par l'IdN :

(40) - CHICANNEAU . Peut-on voir monsieur?PETIT JEAN , refermant la porte. Non., (P p. 24)

(41) - FRAU WOLFF , ohne einen Sack, welchen sie auf der Schulter trägt,abzulegen. (…), (B p. 7)

Le récepteur ratifié est lui aussi clairement identifiable ; il estmentionné dans une didascalie d'adresse, ou explicitement nommé :

(42) - MAJORIN . So? lassen Sie doch sehen. (Läuffer steht auf.), (H p. 7)(43) - MARIUS Oui (Escartefigue rit.) (…), (M p. 15)

Le récepteur auquel sont attribués les "gestes" peut ne pas êtreofficiellement ratifié par les interactants comme tel, mais être caché,espion. Cet ancrage participatif est très rarement attesté ; seules deuxdidascalies du corpus de base sont affectées à un espion : elles décriventles "gestes" impliqués du Comte Almaviva et de Figaro lorsqu'à deuxreprises ils se cachent.

Le pôle extérieur sert à décrire deux configurations :

- l'entrée en scène (en dialogue) d'un personnage qui étaitjusqu'alors extérieur. La didascalie sert alors à signaler l'irruptioncorporelle, qui institue l'extérieur en nouvel interactant dans uneinteraction déjà en cours entre les interlocuteurs ratifiés :

(44) - (A ce moment, César respire bruyamment, puis il fait glisser le tablierqui lui cache le visage. Il s’étire. Il regarde autour de lui.), (M p. 22)

(45) - (Der Geheime Rat tritt herein: beide springen mit lautem Geschreiauf.), (H p. 14)

- Il peut aussi s'agir de la mention des "gestes" d'un extérieur, qui nefait que passer au milieu d'une interaction en cours entre les interactantsratifiés :

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(46) - Ein Reisender ist ausgestiegen, geht von links an den Männern auf derBank vorbei, verschwindet in der Türe mit der Anschrift: Männer. , (BADp. 10)

(47) - Un autre arabe est entré, et de la même façon que le premier, dessinedes flammes au pied des orangers du second paravent., (Les Paravents p.111)23

Il y a de surcroît une autre possibilité, qui rend les classementscomme ci-dessus impossibles ; il s'agit essentiellement des didascaliesplacées avant le début de l'interaction, destinées à décrire lesinteractants, sans qu'il soit possible des les identifier dans un rôleparticulier, alors qu'ils sont susceptibles de se trouver au cours del'interaction subséquente, alternativement aux deux pôles de l'émission /réception :

(48) - Das Donnern des nahenden Zuges macht seine Rede unverständlich.Kreischende Bremsen. Auf allen Gesichtern drückt sich fassungslosesErstaunen an. Die fünf auf der Bank springen auf. , (BAD p. 14)

(49) - Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. M. Smith,Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaiseet lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises,une petite moustache grise, anglaise. A côté de lui, dans un autre fauteuilanglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises.Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-septcoup anglais. , (CC p. 11)

Les résultats chiffrés sont globalement les suivants (A : émission, B= réception ratifiée, C = espion, D = extérieur, E = neutralisation) :

Textes français Textes allemands Tous les textesA 217 90,4% 76 75,2% 295 86%B 21 8,7% 14 13,8% 35 10,2%C 2 0,8% 0 2 0,5%D 8 3,3% 11 10,8% 19 5,5%E 4 1,6% 9 8,9% 13 3,8%

Pour ce critère, les chiffres sont éloquents ; c'est le pôle émetteurqui attire les descriptions des "gestes". L'on peut d'ailleurs faire unparallèle avec l'endroit où sont ancrées les didascalies dans le texte dethéâtre : 49,1% sont placées avant réplique, et parmi celles étantintrarépliques (58), 77% sont centrées sur l'émetteur.

4. PERSPECTIVE CONVERSATIONNELLE

23 (GENET 1958)

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L'avantage des textes de théâtre, c'est que par le biais des IdN decorps, une vision claire de l'alternance des répliques est donnée. Il estainsi facile de suivre les successions des tours de parole. Les classementsdes gestes mettent le plus souvent en évidence l'existence de plusieurstypes de gestes, eu égard à leur articulation avec les textes verbaux desrépliques.

L'on peut ainsi mettre en évidence l'existence communémentreconnue des trois sortes bien distinctes :

- gestes textuels : ils sont ceux nécessaires à la production destextes verbaux : J. Cosnier les appellent syllinguistiques phonogènes. Lesautres classifications ici évoquées ne mentionnent pas ces "gestes"pourtant présents dans les didascalies :

(50) - En réalité, et dans tout le courant de l’acte, il doit parler d’une façonabsolument inintelligible, la voix dans le masque et en ne prononçant,mais bien nettement que les voyelles, comme les gens qui ont le palaisperforé. , (PO p. 126)

(51) - DER KONDUKTEUR mit langgezogenem Schrei: Güllen! (BAD p. 10)ces gestes, explicites ou impliqués sont textuels, car ils concernent laphonation du texte (oral) de l'interaction.

- gestes cotextuels : ces gestes sont ceux qui constituent le co-textenon-verbal des textes (des répliques). Ils correspondent au registred'accompagnement ("Redebegleitung"24). B. Rimé (1994) les répartit surplusieurs catégories (idéatifs, figuratifs dupliquant la parole, évocatifs depointage ou déictiques) :

(52) - MADAME PERNELLE (…) (Montrant Cléante.) Voilà-t-il pas monsieurqui ricane déjà ? (T p. 79)

(53) - CHICANNEAU , allant et revenant, (P p. 23)Les exemples 27, 28, 29 ou 38 sont autant d'exemples de "gestes"

cotextuels.

- "gestes" contextuels : Il s'agit de gestes ou d'activités nondirectement communicatifs, mais centrés sur une action autre, en relationavec une occupation concrète matérielle en rapport avec la situation : 5,50

(54) - FRAU WOLFF war bemüht, ein Stück Rehwild aus dem Sackhervorzuziehen. I, schinden tun se dich also bei Kriegers? (…) Nanu

24 Selon la classification de H. Wespi (dans die Geste als Ausdrucksform und ihreBeziehung zur Rede - Romanica Helvetica. Berne 1949), cité par P. Larthomas(1972, p. 88).

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faß an, dort unten a Sack!25, (B p. 8)

- "gestes" protextuels. Ces gestes recoupent partiellement les gestesfiguratifs pantomimiques (B. Rimé) ou quasi-linguistiques (J. Cosnier), oules Redeersetzende ou redeergänzende Gesten (H. Wespi). On peut ytrouver certes, des gestes codés, correspondants à un rite interactionnelparticulier : en 34, les révérences valent pour un texte.

(55) - LE BARON . — (…) Maître Blazius, je vous présente Maître Bridaine,curé de la paroisse ; c’est mon ami.MAÎTRE BLAZIUS, saluant. , (ONB p. 17)

Une autre sous-catégorie de "geste" protextuel sert à compléter letexte ; celui-ci ne serait pas complet sans le gestuel :

(56) - FRITZ . Und was willst du mir dafür wieder schwören, mein englisches…(Küßt sie.) (H p. 13)

La réplique de Fritz ne serait pas complète sans le baiser, quidésigne analogiquement26 mieux qu'un lexème ce qu'un substantif digitaln'aurait pu que froidement dénoter. Voici un fonctionnement similaire :

(57) - CHATENAY . — (…) et si je ne me retenais, je… je … (cherchant uneporcelaine pour la briser.) tiens… il n'y en a plus!… (Embrassons-nous, Folleville! p. 212)27

(58) - BERTHE . Il veut parler de … (Elle fait le geste de lui donner unsoufflet). (Embrassons p. 199)

L'analyse des textes de théâtre fait apparaître de surcroît des"gestes" protextuels peut-être non envisagés jusqu'à présent, dans lamesure où ce ne sont pas des quasi-linguistiques, mais de simples"gestes" (changement de postures, émission de sons divers, etc.) qui ontfonctionnellement une valeur de texte, de réplique dans le déroulementde la conversation, dans l'alternance des tours de parole :

(59) - MAJORIN . (…) Wer hat ihn gefragt? (Läuffer tritt einige Schrittezurück.) , (H p. 8)

(60) - ROSINE (…) Ss’t, s’t (Le Comte paraît) ramassez vite et sauvez-vous.(BS p. 46)

Ce rôle fonctionnellement protextuel est d 'ai l leurstypographiquement attesté dans maints textes de théâtre, puisque ces"gestes" viennent en lieu et place d'une réplique, accrochés qu'ils sont àune IdN de corps alignée à gauche, dont le rôle est précisément de

25 L'on se rend bien compte à l'aide de cet exemple que l'intentionnalité nepermet pas de rendre compte du rôle de P(ression pour le dire) dans l'émission del'énoncé suivant, et de l'imbrication du contextuel et du verbal.26 (WATZLAWICK, BEAVIN, & JACKSON 1969)27 (LABICHE 1850)

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signifier qu'une réplique commence!(61) - Me smith (…)

M. smith, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.Me smith (…), (CC p. 13)

(62) - die Männerstimme. (…) schlafen Se schon?Frau Wolff löscht das Licht.die Männerstimme. (…), (B p. 18)

Une des caractéristiques de ces "gestes" protextuels est qu'ilsfonctionnent comme intervention dans un échange, voire égalementcomme élément de régulation. Ces interventions peuvent être réactives,comme dans les exemples ci-dessus (61, 62) ou initiatives, notammentquand le "geste" est proxémique et sert d'ouverture à l'échange (37).

Si l'on considère la répartition par type de "geste", les résultats sontles suivants (A = textuel, B protextuel, C = cotextuel, D= contextuel) :

Textes français Textes allemands Tous les textesA 23 9,5% 4 3,9% 27 7,9%B 28 11,6% 18 17,8% 46 13,4%C 164 68,3% 60 59,4% 224 65,6%D 48 20% 35 34,6% 83 24,3%

L'on remarque ainsi, une forte convergence entre les textes françaiset allemands, les hiérarchies étant constamment respectées. Si lesnotations cotextuelles sont les plus nombreuses, et de loin (ce qui secomprend dans la mesure où le besoin est grand de matériau sémiotiquecomplémentaire permettant le travail de décodage et interprétation tantau niveau cognitif, qu'au niveau expressif, relationnel), on peut noterl'émergence de la protextualité, sous des formes codées rituelles qui sontdéjà familières, mais aussi d'un point de vue fonctionnel, qui semble êtreplus original. Comment ce fait peut-il être expliqué ? Les analyses faitesà partir d'observations dans une perspective éthologique se fondent sur desfilms enregistrés à partir d'interactions qui ne sont pas toujours enracinéesdans les actions au quotidien ; elles sont le plus souvent des interactionsà dominante verbale, et les irruptions de tâches matérielles sont exclues.Dès que les interactions sont replacées dans des contextes matériellementimpliqués, l'on voit émerger cette dimension de l'activité corporelle ausein même du déroulement de l'interaction verbale, et conduisant même àdes brouillages de frontières entre le contextuel et le protextuel, à l'instarde ce passage extrait de Les paravents:

(63) - LE LIEUTENANT . Il ne s'agit pas de revenir vainqueur. A quoi bon ?(Pendant qu'il parle, tout le monde s'active, de sorte que le Lieutenant

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semble parler dans le vide, le regard fixe. Pierre noue ses lacets,Moralès se rase, Felton se peigne, Helmut nettoie sa baïonnette, leSergent se lime les ongles;) …La France a déjà vaincu. (Paravents p.180)

Cette dernière citation permet en outre d'illustrer le fait que ces"gestes" protextuels interviennent aussi bien au titre d'interventionréactive (61,62) qu'au titre de la régulation (63).

5. QUEL MATÉRIAU SIGNIFIANT ?

Sans pouvoir faire ici une étude exhaustive de tout le matériaucorporel mis en œuvre au sein des textes de théâtre, il est temps d'endonner un bref aperçu. Vu les différents modes de présence textuelle deces indications corporelles, il va de soi que seules les didascalies où les"gestes" sont explicites peuvent être ici pris en compte ; dans unedidascalie comme 25 ou 26 par exemple, les signifiants corporelspermettant de traduire dans les "gestes" sont divers, laissés à la libreappréciation de l'interprétant (mouvement de tête, du corps, du torse, dubras, rapprochement de l'allocutaire, et toute combinaison entre ceséléments, dont la liste n'est sans doute pas exhaustive !). Les différentsregistres trouvés sont les suivants :

• A = Mimique :

(64) - LUCIENNE, avec un sourire inquiet. — (…), (PO p. 126)(65) - Das Donnern des nahenden Zuges macht seine Rede unveständlich.

Kreischende Bremsen. Auf allen Gesichtern drückt sich fassungslosesErstaunen an. Die fünf auf der Bank springen auf. (BAD p. 14)

• B = Paraverbal : 61

(66) - JULIUS brummt.FRAU WOLFF. Kannste nich reden?, (B p. 10)

• C = Regards :

(67) - FIGARO . (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côtéde la jalousie.) , (BS p. 44)

(68) - JULIUS, sie erschrocken anglotzend, schweigt. Nach einigen Sekunden,leise . (B p. 10)

• D = Posture (statique) :

(69) - F INACHE ., assis sur la chaise à gauche de la table. (…), (PO p. 122)

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(70) - Frau Majorin auf einem Kanapee. Läuffer in sehr demütigenderStellung neber ihr sitzend. Leopold steht. (H p. 7)

• E = Posture (dynamique) : 43

(71) - MONSIEUR S.MITH , se lève à son tour et va vers sa femme, tendrement.(…) Pourquoi craches-tu du feu ! (…), (CC p. 21)

• F = Kinésique (indifférencié) : 8

• G = Kinésique (mains) :

(72) - ETIENNE — Quand on a comme ça, de chaque côté du ventre, commeun point continuel ? Pour bien préciser les points, des deux mainsretournées, il se donne des petits coups de chaque côté de l’abdomen. ,(PO p. 124)

• H = Kinésique (tête) :

(73) - MARIUS — Trente ans… (Marius secoue la tête) , (M p. 13)

• I = Kinésique (bras) :

(74) - GEH . RAT . (…) Geschwind, umarmt euch. (Fritz und Gustchenumarmen sich zitternd). (H p. 15)

• J = Kinésique (torse) :

(75) - ÉTIENNE (…) (F. s’incline en manière d’acquiescement. ) Oh… !entre nous … (PO p. 123)

• K = Kinésique (membres inférieurs) :

(76) - MAJOR. (…) Fort, sag’ ich. (stampft mit dem Fuß. Leopold geht ab.(…)), (H p. 10)

• L = Proxémique : 76, 59, 60.

• M = Action :

ce dernier critère demande quelques précisions supplémentaires ; il s'agitd'un complexe, qu'une description synthétique désigne, mais qui nécessitepour sa réalisation plusieurs "gestes" combinés entre les éléments desrubriques ci-dessus : 39, 38, 24, 29, 17. L'on retrouve ainsi le problème dela ponctuation de la gestualité en gestes de base (kinèmes ?), qui sont enfait conceptualisés par le lexique (par exemple donner un soufflet, jnohrfeigen).

Si l'on donne un aperçu quantitatif, cela donne le résultat suivant :

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Textes français Textes allemands Tous les textesA 16 6,9% 10 9,6% 26 7,8%B 41 17,9% 15 14,4% 56 16,8%C 19 8,2% 4 3,8% 23 6,9%D 4 1,7% 3 2,8% 7 2,1%E 22 9,6% 7 6,7% 29 8,7%F 4 1,7% 0 4 1,2%G 3 1,3% 0 3 0,9%H 2 0,8% 2 1,9% 4 1,2%I 0 1 0,9% 1 0,6%J 7 3% 0 7 2,1%K 0 1 0,9% 1 0,6%L 62 27% 26 25% 88 26,4%M 49 21,3% 35 33,6% 84 25,2%

Ainsi émergent de claires hiérarchies, qui sont peu ou prou lesmêmes en tendance dans les deux langues. L'importance desdéplacements est fortement marquée, ainsi que des actions complexesmettant en cause simultanément plusieurs éléments corporels ; il est sansdoute légitime de penser que ces notations permettent d'établir uncatalogue d'actions potentielles venant co-composer les textes desinteractions. Viennent ensuite les manifestations paraverbales, constituéesen majeure partie des manifestations du rire, des pleurs et autres soupirs.Les autres "gestes" sont ensuite nettement moins nombreux ; mais il y afort à parier que ces éléments ne seraient numériquement pas si éloignésdes autres si les "gestes" impliqués étaient considérés.

6. POUR CONCLURE

L'étude de la gestualité à partir des textes de théâtre ne va sansdoute pas de soi, surtout si l'on considère le silence des textes sur la foulede "gestes" produits sur scène, et non notés dans le texte. Cela faitnaturellement apparaître le caractère routinier, automatique de ceux-ci,ainsi d'ailleurs que la liberté et la grande marge d'initiative desinterprétants (acteurs ou non). Le texte graphique du théâtre, dans sondépouillement sémiotique, offre cependant l'avantage de se dévoiler, letexte non revêtu par la volonté sémiotique d'un metteur en scèneinstrumentalisant les acteurs et leurs corps au service d'une lecture etd'une intention significative particulière. Il suffit d'ailleurs de jeter uncoup d'œil sur des éditions présentant les gestes et ajouts prévus

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explicitement par le metteur en scène (par exemple : (de MUSSET 1836;MOLIÈRE 1671), pour se faire une idée de ce travail de recouvrementsémiotique, qui ne représente de plus qu'une partie du matériausémiotique sur scène, enrichi qu'il est par la présence du corps desacteurs.

Mettant l'accent sur certains "gestes", le texte de théâtre tend àrenverser les hiérarchies entre les effets de figure et les effets de fond28.Les "gestes" deviennent des figures à part entière, se détachant du fondqu'ils contribuent à constituer d'ordinaire29, et détachés ainsi, sont mieuxperceptibles, isolés qu'ils sont les uns par rapport aux autres. Le texte dethéâtre, dans sa constitution d'univers fictionnel a en outre l'avantage desécréter son contexte et les précisions sociales particulières danslesquelles sont émis ces "gestes"30. L'étude des interactions verbalesdevrait pouvoir tirer profit de telles observations.

Révélateur de l'humain, le théâtre accorde en son texte une placenon négligeable au "geste"31 dont l'importance est ainsi une fois de plusréaffirmée au sein des interactions verbales, marquant ainsi sonindissociable association aux faits de langage.

SOURCES

Pièces allemandes

28 (RIMÉ 1994, p151)29 Il est cependant vrai que l'étude des didascalies selon une perspectivesyntagmatique (GALLÈPE 1997 - Troisième partie) permet d'appréhender cettedimension du fond, au service de la "coloration de la figure centrale" (B. Rimé,op. cité)30 Cf. cette appréciation de B. Feyereisen (1985, p. 257) "Trop souvent en effet,on se contente d'examiner la mesure dans laquelle des signaux non verbauxpeuvent informer de l'état émotionnel d'un sujet, sans considérer le contexte danslequel apparaissent ces signaux, ni les interactions sociales particulières au coursdesquelles il sont émis par ce sujet."31 Même quand les canons esthétiques de l'écriture théâtrale interdisent le recoursaux didascalies, surtout dans des tragédies, les grands auteurs ne peuvent en fairel'économie. C'est ainsi qu'aussi bien dans Cinna (CORNEILLE 1640) que dansCarolus Stuardus (GRYPHIUS 1657), l'on trouve des didascalies, qui sont plusspécifiquement des notations gestuelles. Celles présentes dans le texte allemandprennent d'ailleurs la forme de notes infrapaginales, et appportent des précisions"gestuelles" telles que : "er stellet sich als höret er etwas von fern", ou "Ergeberdet sich mit dem Stock als einer Trompeten." (p. 129).

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DÜRRENMATT, Friedrich. 1956. Der Besuch der alten Dame . Eine tragischeKomödie. Zürich: Die Arche (1956).

GRYPHIUS, Andreas. 1657. Ermordete Majestät oder Carolus Stuardus, König vonGroßbritanien. In Werke :53 à 160. Tübingen: Max Niemeyer Verlag (1964).

HAUPTMANN, Gerhart. 1893. Der Biberpelz . Eine Diebskomödie. Frankfurt amMain: Ullstein - Theater Texte (1982).

KROETZ, Franz Xaver. Oberösterreich. In Oberösterreich … :7 à 42. Frankfurt amMain: Suhrkamp Verlag (1974).

LENZ, Jakob M. Reinhold. 1774. Der Hofmeister oder Vorteile der Privaterziehung .Stuttgart: Ph. Reclam jun. (1994).

von KLEIST, Heinrich. 1808. Der zerbrochene Krug . Ein Lustpiel. München:Goldmann - Taschenbuch (Goldmann Klassiker N° 7612) (1983).

Pièces françaisesBEAUMARCHAIS. 1775. Le barbier de Séville ou La précaution inutile . Comédie

en quatre actes. Paris: Presses - Pockett (1993).CORNEILLE. 1640. Cinna . Tragédie. Paris: Hachette - Classiques illustrés

Vaubourdolle (1963).de MUSSET, Alfred. 1834. On ne badine pas avec l'amour . Proverbe. Paris:

Classiques Larousse (1937).de MUSSET, Alfred. 1836. Il ne faut jurer de rien . Paris: Éd. du Seuil - Coll. "Mises

en scène" (1947).DURAS, Marguerite. 1968. Yes, Peut-être. In Théâtre - Tome II. Paris: Gallimard

(1968).FEYDEAU, Georges. 1907. La puce à l'oreille. In Théâtre complet. , T. 4:119 à 231.

Paris: Le Bélier (1950).GENET, Jean. 1958. Les paravents. Paris: L'arbalète - Barbezat (1976).IONESCO, Eugène. 1950. La cantatrice chauve . Anti-pièce. Paris: Folio N° 326

(1954).LABICHE, Eugène. 1850. Embrassons-nous Folleville. Comédie-vaudeville en 1

acte. PARIS: Garnier - Flammarion N° 635 (1990).MOLIÈRE. 1659. Les précieuses ridicules . Comédie. Paris: Les classiques

Larousse (1934).MOLIÈRE. 1669. le Tartuffe . Comédie. Paris: Éditions sociales (1970).MOLIÈRE. 1670. Le bourgeois gentilhomme. Comédie-ballet. Paris: Classiques

Larousse - 1954.MOLIÈRE. 1671. Les fourberies de Scapin . Comédie. Paris: Éditions théâtrales -

Nanterre Amandiers (1990).PAGNOL, Marcel. 1920. Marius , pièce en quatre actes. Paris: Éditions de Fallois -

(1993).PAGNOL, Marcel. 1946. César . Paris: Le livre de poche - Fasquelle (1946).RACINE, Jean. 1668. Les plaideurs. In Œuvres complètes - Tome I:302 à 369.

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GALLÈPE, Thierry. 1997. Didascalies. Les mots de la mise en scène. Coll.Sémantiques. Paris: L'Harmattan.

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GOFFMAN, Erwing. 1987. Façons de parler . Paris: Éd. de Minuit.GRÜNIG, Blanche-Noëlle & Roland GRÜNIG. 1985. La fuite du sens . LAL. Paris:

HATIER- CREDIF.HELBO, André. 1983. Les mots et les gestes . Lille: Presses universitaires de Lille.LARTHOMAS, Pierre. 1972. Le langage dramatique. Paris: P.U.F.RIMÉ, Bernard. 1994. Communication verbale et non verbale. In Grand

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SCHEGLOFF, E. 1968. Sequencing in Conversationnal Opening. In Communicationin Face to Face Interaction , ed. John LAVER and Sandy HUTCHESON:374 à405. Londres: Penguin Books.

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