À corps défendant

Sharon Rossi

Épisode 5

1

Il est minuit. Ce soir, je suis habilléeen femme. Talons hauts, lingerie à fairepâlir un régiment, rouge à lèvres rubis,petite robe noire. Nous entrons avecAbel dans une boîte des quartiers chicsde Paris. Dans le vestiaire en acajoureproduisant le cockpit d’un bateau sontaccrochés des nus sépia lourdementencadrés. Des volutes d’encens aujasmin planent, ainsi que la rumeurlointaine de basses langoureuses. Jeremarque un très jeune homme à nos

côtés. Cheveux châtains très courts, uneboucle d’oreille, un faux air deGainsbourg, un tatouage sur le bras, il atout du bad boy. À cela s’ajoute unedémarche chaloupée, féline, gracieuse.Son jean vintage près du corps et un tee-shirt à l’effigie de Nirvana laissentdeviner un corps fin et sec, un corps demarathonien. Il n’a pas 20 ans. Tandisqu’il passe près de nous, je croise sonregard cappuccino qui m’admire de hauten bas avec une ardeur m’arrachant unrougissement. Je me tourne vers Abelqui le toise, leurs regards s’affrontent enun duel qui me gêne autant qu’ilm’émoustille.

« Pas avec lui, ma belle, dit gentiment

Abel en m’ôtant mon manteau.– Pourquoi pas ? Il est plutôt beau

gosse.– Parce qu’il ne sait pas s’y prendre,

je l’ai déjà vu à l’œuvre, répond-il endonnant mon manteau à l’hôtesse. Il nesera pas à ton goût. Et tes goûts, je lesconnais. Ton goût aussi d’ailleurs »,ajoute-t-il plus bas, tandis que sespattes-d’oie se plissent délicieusement.

Nous parcourons un couloir tapissé derouge et pénétrons dans une vaste salleovoïde comme la coque d’un bateau, oùdes couples, des trios et des quatuorsapprêtés se lovent gentiment dans lescanapés, coupes de champagne à lamain. Moquette rouge, boiseries,

ameublement exotique mêlantsavamment les designs fin de sièclejusqu’au meilleur des années 1920,sculptures en jade des scènes du Kama-sutra, reproduction de peinturesérotiques de la Grèce antique parant lestables, ce décor oriental éclairé par deslampes à huile et des bougies rappelle lefumoir d’Il était une fois en Amérique,où Robert De Niro fume de l’opium. Surles côtés s’empilent de grandscompartiments en bambou, sorted’échafaudages où l’on s’adonne à desplaisirs charnels camouflés par desrideaux en velours rouge, dont certainstirés à moitié laissent entrevoirl’emboîtement plus ou moins frénétique

d’une cascade de morceaux de chair nonidentifiés. Une table nous attend avec duDom Pérignon et des bonbons. Au milieude la pièce se tient un comptoircirculaire où des femmes aux cheveuxd’or et aux jambes interminablesscrutent les rares danseurs.

« Vous êtes très pâle, dit Abel en metendant la coupe. On dirait que voussortez du couvent, et moi je vousemmène dans ce lieu de débauche, j’aipresque honte.

– Faut pas, ça m’amuse de découvrirces endroits, ça me change les idées.

– Comment va-t-il ? répond-il ensoupirant de lassitude.

– Son cœur s’est arrêté hier. »

Il écarquille les yeux, craignant lepire.

« Mais il est revenu, dis-je en mimantles guillemets. Je vais aller le voir. Jepeux plus rester là, les bras ballants. »

Il avale une gorgée et regarde la piste,pensif.

« Peut-être qu’un de vos baisers leréveillera, comme le Bel au boisdormant, dit-il en cognant sa flûte contrela mienne.

– Vous croyez aux contes de fée, moncommandant ?

– Allez jouer à la princesse charmantede l’autre côté du monde si ça vouschante, mais revenez-nous entière, dit-ilen soupirant.

– Oui, mon commandant, dis-je.– Ne faites pas cette tête, dit-il en

relevant mon menton. Ne serait-ce quepar égard pour moi. Quand vous êtesavec lui, vous êtes avec lui. Mais quandvous êtes avec moi, soyez avec moi.

– Je suis avec vous.– Ton corps, oui, mais ta tête, elle est

ailleurs. Il y a tout ce qu’il faut pours’amuser ici alors vous êtes priée devous oublier dans les délices de lavolupté.

– M’oublier, tout oublier, je nedemande que ça.

– Camille est à côté, je vais la saluersi vous permettez, je vous rejoins tout àl’heure. D’ici là le champagne aidant,

vous aurez retrouvé votre sourire etvotre joie de vivre, m’ordonne-t-ilgentiment en prenant mon menton entreses deux doigts comme à chaque foisqu’il veut imprimer une idée dans maconscience.

– Oui oui, à tout à l’heure, Abel. »C’est alors que j’aperçois le jeune

homme interdit de tout à l’heure venirvers moi en me regardant droit dans lesyeux. Tel un chevalier adolescent avecson jean vintage et son tee-shirt derocker, il s’accroupit devant moi, ungenou par terre, me présentant safrimousse juvénile aux traits fins et sesbeaux yeux, légèrement bridés, qui meregardent avec une grande assurance.

« Votre ami n’aurait pas dû vouslaisser seule.

– Pourquoi, serais-je en danger ?– Désormais non, car vous êtes avec

moi, venez danser », dit-il en prenant mamain. Je me lève et le suis sans hésiter.

« Je ne vois que vous depuis tout àl’heure, dit-il en enserrant ma taille.

– Il y a pourtant de très jolies femmes,dis-je en désignant les beautés surréellesdu bar.

– Oui, mais elles n’ont pas votrelumière », dit-il en se rapprochant demoi. Je hume ainsi le vénéneux effluvede Marlboro mêlé à celui d’Hugo Bossexhalé par sa nuque.

« Comment tu t’appelles ?

– Sasha.– C’est très joli.– Toi ?– Lou.– Lou, j’ai un ami à te présenter »,

dit-il en me retournant gentiment.Face à moi se tient une splendeur

comme on en trouve dans les films dePasolini. Un visage d’ange à laBotticelli illuminé par d’immenses yeuxbleu saphir encadré d’une tignasse debouclettes brunes.

« Enchanté, je m’appelle Lorenzo, dit-il avec un accent florentin.

– Enchantée, je suis Lou. »Sasha me met la fièvre, me retourne

vers lui, se rapproche, me respire et

glisse sa jambe entre les miennes,incendiant mon pubis qui subit le haut desa cuisse. Lorenzo ondulant derrière moime caresse les bras, le dos avant de memordiller le cou pendant que soncomplice caresse mes lèvres avec sonpouce. C’est un délice inouï d’être priseentre ces deux éphèbes qui m’emportentdans leur danse puissante et enivrante.Nos corps se resserrent et je sens lesexe de Lorenzo durcir contre mesfesses tandis que le mien s’enlise sur lacuisse de Sasha qui tire ma tête enarrière pour embrasser ma gorge.Submergée par les vapeurs d’encens etles sensations, je prends une grandeinspiration et regarde au-dessus de moi

les lampions chinois tournoyer avantd’être à nouveau pivotée vers Lorenzoqui me susurre des insanités en italienpendant que je me perds dans l’azur deses yeux. Alors que je suis enchaînéepar maints retournements etcirconvolutions dissipant mes repères,ils m’amènent doucement vers l’une desalcôves baignée d’une lumière rouge.Pendant que Sasha tire les rideaux,Lorenzo s’assoit sur une console,s’empare de ma taille, me maintientdebout dos contre sa poitrine tandis queses jambes s’écartent et m’enserrent. Samain en travers de mon corsage, sabouche mordant mon oreille, son autremain caressant mon clitoris. J’ai

l’impression qu’il me chauffe, meprépare pour Sasha qui s’amène enenlevant son tee-shirt, découvrant untorse mince et sculpté. Debout face àmoi, il détaille mon visage puis détachemes cheveux qu’il effleure et dispose surmes épaules, admiratif.

« Magnifique. »Il n’a pas le regard d’un jeune homme

de 18 ans. Ses yeux rouges trahissent unegrande fatigue ou la prise récente decannabis, peut-être les deux. Unsentiment vertigineux d’excitation mêléd’effroi grimpe le long de ma colonnevertébrale tandis qu’il déboutonne marobe et que Lorenzo insère sa main dansma culotte. Puis, tout s’accélère. Tels

des fauves surexcités, Lorenzom’arrache presque mon porte-jarretellespendant que Sasha gobe mon sein droit.Toute tentative de conduire lesévénements est vaine, ils vontm’engloutir. Lorenzo m’allonge sur laconsole, se couche à ma gauche,s’empare de mon poignet et le sucetandis que Sasha me lèche du pubis à labouche qu’il aspire sauvagement. TelJonathan en prise avec les créaturesvampiriques du Dracula de FrancisFord Coppola, je me laisse aller, dansun état vénéneux où se côtoient lesfrissons de peur et de volupté. Puis,Sasha se redresse, me chuchote quelquechose dans une langue étrangère, peut-

être du russe. Il déboucle sa ceinture etLorenzo agrippe mes cheveux pourbalancer ma tête en arrière et enfoncerses doigts dans ma bouche.

Soudain, j’entends le rideau se tirerd’un coup sec. Dracula est là. Il me jetteun regard noir.

« Lou, on y va.– T’es fou ? dit Sasha en bondissant.– J’ai dit on y va, répète Abel en me

fusillant du regard avant de s’adresseren russe à Sasha qui lui répond du tac autac.

– Mais pour qui tu te prends ? » dis-jeen rassemblant mes affaires éparpilléessur le sol.

Il m’ignore, continue d’argumenter

avec Sasha et le ton s’envenime. Je suisfurieuse et frustrée, mais cette scène oùl’on se dispute sauvagement mes faveursm’excite malgré moi. Cette sensationérotique, probablement issue de moncerveau reptilien, d’être le trophée queremportera le plus fort s’accompagneaussi d’une grande envie de rire devantle ridicule de la situation.

Visiblement, Abel s’est montréconvaincant car Sasha, l’air mauvais,grommelle et débande. Sans même meregarder, le commandant me saisit par lebras comme si j’étais sa chose. Noussortons et allons dans le compartimentvoisin. Il tire les rideaux d’un coup secet me lance un regard courroucé.

« Il faut apprendre à vous tenir, c’estla dernière fois que je vous emmène ici !

– Je baise avec qui je veux !– Baisse d’un ton. Je viens de te sortir

de sales draps. Ces mecs sont violents.– N’importe quoi ! Ils s’y prenaient

très bien, c’était très bon.– Très bon ? Je suis arrivé à temps !

Cinq minutes de plus et tu te faisaisprendre comme la pire des putes »,ajoute-t-il avec un mépris affiché qui merévulse. La tête en vrac, le sexe encoreembrasé, je le gifle. Furieux, il met samain sous ma gorge et me plaque contrele mur tandis que je lui frappe lapoitrine. L’espace d’un instant, j’aienvie de lui faire mal, de l’anéantir. Je

veux me délivrer de ce regardmagnétique, de cette bouche, de cesmains, de ce pénis qui prodigue les piresdélices à mon ventre, de ces motsravageurs qui sont tous autant de petitsmissiles nucléaires.

Devant ma furie, il me jette sur le litpour me neutraliser. Je me relève mais ilcale mon bassin entre ses genoux etrassemble mes bras au-dessus de matête.

« Tu vas te calmer oui ! dit-il, sa mainposée sur ma gorge.

– Tu veux m’étrangler comme l’autrefois ? Vas-y puisque ça te fait jouir.

– Vous allez me rendre dingue, dit-ilavec un regard mêlant désir et rage.

– T’hésites à me baiser ou quoi ?Termine-moi et en beauté car ilsm’avaient très bien entamée. »

Il relâche mes bras, s’agenouille surle lit et soupire d’exaspération en serecoiffant les cheveux en arrière. Sur lequi-vive, il me toise, m’analyse, commes’il ne savait plus quoi faire. Qu’il soitdéstabilisé m’excite. Saisie d’une enviedémentielle de nous faire jouir et de luifaire mal tout à la fois, je me relève etl’embrasse fiévreusement. Il est réceptif,sa main se presse sous mon crâne pourmieux dévorer mes lèvres. J’aspire salangue et l’entends gémir, mais cela neme suffit pas, alors je la mords très fort.Il agrippe mes cheveux, arrache sa

bouche de la mienne et enserre magorge.

« C’est ça que tu veux, qu’on se fassemal ? dit-il en me lançant un regardassassin.

– Oui !– Parfait, dit-il aussi excité qu’en

colère en me retournant dos contre lui.Alors laissez-moi nous faire jouir par-là, dit-il en insinuant un doigt dans monanus. Ça ne devrait pas vous effrayer,n’est-ce pas ?

– Non, dis-je, fière et brûlant qu’il meprenne avec bestialité.

– Parfait, dit-il en enfonçant undeuxième doigt tout en déchirant avecses dents un sachet de préservatif.

Madame voulait avoir des sensationsfortes, elle va en avoir, ajoute-t-il d’unevoix suave en continuant d’aller et venirvivement avec ses doigts. Moi, ça me vatrès bien, après tout. »

Malgré mon état second, la réceptionde son pénis dans cette partie inédite demon anatomie me coupe le souffle.Tandis qu’il commence à aller et venir,rendu fou de désir par cet orificerécalcitrant, je me concentre pouraccueillir son sexe et me régale del’entendre exulter plus fort à chaqueimpact. Sans même m’en rendre compte,j’avance comme pour échapper à ce coïtdébridé, mais il me rattrape par le couafin de me remettre dans l’axe de son

plaisir.« Doucement Abel.– Détends-toi. »Pour oublier la souffrance

grandissante, je me focalise sur lecrescendo de ses soupirs de mâle en rut,en vain.

« C’est fabuleux, chuchote-t-il,presque ému, en agrippant mes cheveuxpour se donner plus d’élan.

– Doucement ! » dis-je alors que mapoitrine se soulève de douleur.

Mais à ce stade, entraîné par unplaisir animal et irrépressible, il nem’entend plus, je n’existe plus. Chaquecharge résonne douloureusementjusqu’aux confins de mon corps et

allume une douleur furieuse dans monventre. Ce pénis tant désiré devient unelame qui me déchire les entrailles etm’outrage le cœur. L’espace d’uneseconde, je suis tentée de me sacrifier,juste pour lui faire plaisir, juste parceque je l’aime, juste pour le plaisirviscéral de l’entendre jouir, maisl’épreuve devient supplice.

« Arrête, j’ai très mal ! » dis-je ententant de me dégager.

Il gémit de frustration et ralentit.« Je t’en supplie ma belle, dit-il. Je

suis au bord de jouir. »Il me soulève vers lui et continue de

me pénétrer sauvagement en me massantle clitoris. Scandalisée par son égoïsme,

je m’arrache de toutes mes forces à cesexe qui me lacère, je me retourne etm’apprête à le gifler de toutes mesforces mais il m’attrape le poignet avantque ma main ne frappe sa joue.

« Espèce de psychopathe !– Tu vas encore me frapper ? » dit-il

avec un regard mêlant frustration, colèreet défi.

Je vois le sang perler sur sonpréservatif. Je passe la main entre mesfesses, vois qu’elle est pleine de sang.

« T’es content de toi ? dis-je en luibadigeonnant le visage avec.

– Ça suffit, Lou ! Calme-toi ! dit-il enme serrant les poignets de toutes sesforces.

– Quand je te demande d’arrêter, tuarrêtes, c’est tout ! Lâche-moimaintenant ! »

Il me relâche les mains et soupired’agacement.

« C’est un malentendu. Je croyais quetu avais du plaisir.

– Ce n’étaient pas des gémissementsde plaisir, c’étaient des gémissements dedouleur, dis-je en me rhabillant à toutevolée. Je suis en sang, espèce demalade.

– Ne pars pas comme ça, pas dans cetétat ! dit-il en m’attrapant le bras.Laisse-moi m’habiller et teraccompagner !

– Je me raccompagnerai très bien

toute seule, dis-je en tirant le rideau àdeux centimètres de son visage avant derejoindre précipitamment l’entrée.

2

Plantée dans la vitrine de Diamanta,j’habille sans entrain un mannequin enplastique qui fait la moue. Il y a dumonde au magasin, les clientes affluent,Peter est en grande forme, c’est terrible.Droit comme un piquet derrière lacaisse, il déblatère avec une cliente surles travaux épiques de son appartementet ses ouvriers qui le « grugent » tout ens’énervant sur les vendeuses en petitchef d’orchestre tyrannique, avec forcegestes et pantalonnades, tout stressé

qu’il est par des problèmes quin’existent pas encore.

Aujourd’hui est un bien mauvais jour.Une boule s’est formée dans ma gorge etune fièvre soudaine m’a frappée, commeil y a quelques semaines. Depuis cematin, je ne pense qu’à rentrer,m’écrouler sur mon lit, dormirlongtemps, très longtemps.

« Y a-t-il une vendeuse dans lemagasin ? hurle Peter de sa voix hautperchée.

– Oui, monsieur ? dis-je en passant latête par-dessus l’épaule de monmannequin.

– Ah en v’là une ! Parce que là c’estpanique en cabine, mon bateau va

couler ! Foncez voir madame de Fiur,elle est sens dessus dessous etressemble à un clown ! »

Monsieur fait des jeux de mots, nonpas pour mettre l’ambiance, mais pourfaire ricaner madame Genlis qui vient delui en prendre pour 4 000. Je file voirmadame de Fiur, harnachée par desporte-jarretelles et un corset peu seyant.

« Il faut la taille au-dessus, voiredeux !

– Oh vous savez Lou, il n’y aurait quemoi, je serais en Petit Bateau ! répond-elle en déboutonnant sa guêpière. C’estjoli tout ça, mais ça grattouille…Qu’est-ce qu’on ne fait pas, nous lesfemmes, pour plaire à ces fichus

bonshommes ! Vous avez une petite minevous ! Qu’est-ce qui vous tracasse ?

– J’ai un proche qui est dans le coma,dis-je le cœur serré. Pendant sonopération, son cœur s’est arrêté.

– Oh ma chérie ! Et moi qui vousembête avec mes bourrelets ! »

Je l’aide à réparer le massacre etretourne terminer ma vitrine en traînantdes pieds, bientôt assaillie par desimages de l’infernale Chiva, alors queMateo et moi filions à toute allure dansles rues de Bogota. Tel un paradis perdu,un moment béni d’avant la chute, cettescène pleine de promesses etd’allégresse repasse dans ma tête tandisque le lointain écho des pulsations de la

salsa me laboure le cœur.Soudain, la salsa s’arrête, le bus et

les lumières de la mégalopole latines’évanouissent. Le reflet de Peter vientd’apparaître sur la vitre. Je fais mined’ignorer cette ombre dégageant unsourd parfum de maléfice, mais lessecondes s’éternisent, et l’ombre nedégage pas.

« Lou, vous ne voyez pas quelquechose qui cloche ?

– Mais j’ai pas fini en fait.– Le 8, mademoiselle.– Oui, le 8… euh, ce n’est pas ça le

prix ? Ce n’est pas 108 euros ?– Vous ne semblez pas comprendre. »Je me retourne et observe son visage,

passablement ulcéré, ses lèvres fines etserrées et ses globes oculaires quiroulent dans tous les sens et semblentvouloir sortir de leur orbite. Sa mainsèche saisit le chiffre et en inverse lesens tandis que nos regards s’affrontenten un duel où le mépris et la haineatteignent des sommets.

« La boucle supérieure du 8 est enbas », dit-il, index pointé vers le délit.

« Que quelqu’un te le dessine autourdu gland avec sa langue, ça tedétendra », ai-je envie de lui répondre,soudain envahie de réminiscencesexquises.

« Vous voulez bien arrêter de meregarder comme ça, Lou ? J’ai

l’impression que vous allez memordre ! »

À la fin de la journée, en prise avecune effroyable migraine, je rejoins labouche du métro en me concentrant pourslalomer entre les passants, quand jereçois un appel d’Abel. J’hésite uninstant à lui répondre et décroche.

« Oui ?– Bonjour Lou, comment vas-tu ?– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

réponds-je sur un ton sec.– Écoute, je voulais m’excuser pour

l’autre soir.– Par téléphone ? Trois jours après

ton crime ? »Je l’entends soupirer.

« Je suis parti en rotation, je viensseulement d’arriver à Paris ! Et je reparsdemain très tôt, désolé, c’est mon job.

– Je m’en fiche.– Bon, sache qu’à aucun moment, je

n’ai voulu te faire de mal, Lou.– Faux. Pour toi, plaisir et douleur

sont liés !– C’est vrai, mais pas sans le

consentement de l’autre, et je pensaisque je l’avais.

– Que dalle. J’avais l’impressiond’être juste un trou.

– Je déteste quand vous êtes vulgairecomme ça !

– Tu m’as presque violée. Tu esmalade.

– Lou, je ne t’ai jamais forcée à quoique ce soit, mais je reconnais que dansl’état où nous étions, nous n’aurions pasdû, et que je n’ai pas pris assez detemps, répond-il posément.

– Tu dois te soigner.– Je ne suis pas malade. C’est juste

que, pour une fois, la situation m’aéchappé.

– Ta queue t’a échappé oui, on estbien d’accord. Tu es esclave de tajouissance. Et maintenant je vaisraccrocher.

– Vous êtes très dure avec moi. Vousm’avez frappé et mordu !

– J’étais folle de rage.– De rage ou d’autre chose, vous étiez

folle dans tous les cas, nous sommesbien d’accord.

– J’ai dit stop, tu as parfaitemententendu, tu as continué, tu voulais jouir àtout prix. À tout prix. Quitte à meperdre !

– Ah c’est comme ça ? Vous ai-jeperdue ?

– Vous ne m’aviez jamais gagnée, detoute façon. Au revoir. »

Qu’il rame. Fébrile et le cœur laminé,j’entre dans le wagon et me cramponne àla barre de fer. Mon regard erre sur levisage fermé des voyageurs et lespublicités criardes avant de se poser surce petit espace en haut dans un coinaccordé par la RATP à la poésie, aux

proverbes ou aux couplets.« Le ciel bleu sur nous peut

s’effondrerEt la terre peut bien s’écroulerPeu m’importe si tu m’aimesJe me fous du monde entier »Je baisse la tête mais la voix de Piaf

résonne dans toute ma tête et continue lachanson.

« Tant que l’amour inondera mesmatins

Tant que mon corps frémira sous tesmains

Peu m’importent les problèmesMon amour puisque tu m’aimes »À la station suivante, mon champ de

vision fourmille tandis que le sol se

dérobe sous mes pieds.« Mademoiselle ? » me dit mon

voisin.Et puis, le trou noir.Quand j’ouvre à nouveau les yeux, je

suis allongée sur le quai du métro.« Mademoiselle, vous m’entendez ?

me demande un pompier, penché au-dessus de moi.

– Oui…– Vous avez fait un malaise.– Ah bon ? »Il me fait asseoir sur la chaise.« J’ai eu une dure journée. Une dure

semaine aussi.– Comment vous vous sentez ? Vous

voulez qu’on vous emmène à l’hôpital ?

– Non, ça va aller.– Quelqu’un peut vous ramener chez

vous ?– Oui, oui, je vais appeler Giulia. »

3

À bord d’un taxi en compagnie d’ElChaman, j’entre à Cartagena, « la perledes Caraïbes », l’un des plus gros portsde l’Amérique latine et ancien centrenévralgique de l’empire colonialespagnol. Par la fenêtre, je goûte à ladouceur du vent tiède tandis que nouslongeons les terrasses bondées de cevendredi soir enfiévré par desorchestres de cumbia dont les pulsationsinfernales inondent l’enceinte de la cité.Aux pieds des maisons coloniales bleu

ciel ou rouge vermillon, des marchandsvendent encore des fruits, des aromates,ou des billets de loterie, promesse d’unerente à vie.

Parvenue devant l’immense buildingblanc de l’hôpital universitaire, jeremarque un grand cercle de personnesqui se tiennent la main en silence dans leparc lui faisant face.

« Ils prient pour Mateo, me dit ElChaman tandis que l’on se gare. Tous lesjours, un nouveau groupe arrive, prie ouchante pour lui.

– Non ?– Si ! C’est notre champion du monde.

Ici, c’est un héros. Et toute la Colombieprie pour qu’il se réveille.

– Et tu penses que ça va marcher ?– Tous les possibles existent dans le

grand champ quantique de l’univers, dit-il alors que nous franchissons l’entréede l’hôpital. La guérison, la mort. Pouren activer un, il faut demander. Plus onest nombreux, mieux c’est, mais il fautdemander avec le cœur avant tout.

– La tête c’est important aussi, non ?– Oui, mais l’organe le plus puissant,

c’est le cœur. Je parle sur un planphysique, électromagnétique, répond-ilalors que nous prenons l’ascenseur.

– Je suis perdue.– Tout est particule, tout est atome.

Pour changer quelque chose, il faut agirsur les particules. Pour agir sur les

particules, il faut agir sur son champ. Lechamp dirige la particule. Tu me suis ?continue-t-il alors que nous entrons dansun couloir clair où plane la voix duCaruso chantant Mi par d’udir ancora.

– Chaman, tu sais, quand j’airencontré Mateo, c’est cette musique quipassait… dis-je tandis que mon cœur seserre.

– C’est de sa chambre qu’elle vient »,dit-il alors que nous atteignons une portegardée par plusieurs policiers. J’entredans la pièce inondée de lumière,aussitôt saisie par les fragrancesmultiples émanant des nombreuxbouquets éparpillés dans la pièce. Deuxenceintes diffusent la musique du

Caruso. Blas de Lezo me saute dessus.Je l’enlace, et sens ses os tandis quej’entends :

« Loussita, Loussita, hay maní ? »C’est Pepito, le perroquet de

l’hacienda, qui est là.« Hola Pepito ! » dis-je en le

caressant avant de me diriger enfin versle lit, où je découvre Mateo, livide, destuyaux enfoncés dans ses narines et desintraveineuses lui perçant les bras. Moncœur se soulève tandis que je tombe surle tabouret et me couche sur sa poitrine.

« Chaman, tu peux passer à la chansonsuivante ? Je ne peux plus entendre cettechanson du Caruso, dis-je en retenantmes larmes.

– On passe en boucle ses chansonspréférées, répond Chaman. Il y a aussi lemeilleur de la salsa new-yorkaise, desbruits de jungle, les Chœurs de l’Arméerouge, du jazz des années folles… Toutce qu’il aime ! »

Je me lève et admire les fleurs dontles formes et les couleurs vivessurpassent tout ce que j’ai pu voir dansma vie : des orchidées fluorescentes,corail, grenat, des heliconias fuchsia,des roses dorés ou bicolores, avec unemoitié rouge et l’autre ocre.

« Tous ces parfums me montent à latête, dis-je en m’asseyant de nouveau auchevet de Mateo.

– On s’habitue ! répond Chaman en

s’asseyant à mes côtés.– T’as pas fini ce que tu disais tout à

l’heure sur la particule.– Oui ! Pour changer un atome, il faut

changer son champ électromagnétique.Parce qu’il est l’organe le plus puissant,le cœur agit le mieux sur ce champ.Mais il faut qu’il vibre, qu’il soittraversé par des sentiments tels quel’amour, la compassion, la gratitudeenvers l’univers. Alors le possible quetu convoques commence à répondre.

– Bon, c’est plutôt simple.– Oui, mais il y a une condition sine

qua non que la plupart ne comprennentpas.

– Laquelle ?

– Il faut faire comme si le problèmeétait déjà réglé, comme si le possibleétait déjà réalisé. C’est pour ça que jepréférerais que tu ne pleures pas.

– Je dois faire comme s’il était déjàréveillé ?

– Oui. C’est pas facile au début, etaprès on s’y fait. Il nous écoute, nousrépond et il rit parfois.

– Bon, d’accord… Et s’il ne seréveille pas ?

– Tu sais Lou, on ne voulait pas qu’ilaffronte El Pirate. Car El Pirate était liéà Juan, et on savait que ce serait uneboucherie. Il a voulu y aller quandmême. Et voilà. Dis-toi qu’il a choisi devivre cette expérience, envers et contre

tout.– Comment on peut choisir ça ?– “Ce que l’homme ne veut pas

apprendre par la sagesse, il l’apprendrapar la souffrance”, disait Melchisédech.On est sur cette terre pour vivre desexpériences et reconquérir notredivinité. C’est le contrat que nous avonssigné avant de nous incarner ici. Et noussommes des volontaires.

– Ce que tu me dis me dépasse,Chaman, et pourtant je sais que c’estvrai.

– Oui. On est embauchés par l’universpour contribuer à l’émergence dunouveau monde.

– Le nouveau monde ?

– Oui, le vieux monde, l’âge de fer esten train de s’écrouler pour faire place aunouveau, l’âge d’or. Les vieillesénergies : l’ego, l’orgueil, la violence,les pulsions, la guerre, la toute-puissance du masculin, les drames, lespeurs, les émotions vont peu à peu sedissoudre pour laisser place à celles dela paix, de l’amour, de l’harmonie.

– C’est pour quand ?– C’est nous qui décidons. La phase

de transition sera pénible et plus oumoins longue, quinze, vingt, cinquante,cent ans… Mais il faut commencer toutde suite.

– Loussita ! dit Diego en entrant, lesbras chargés de trois nouvelles

compositions florales.– Diego ! dis-je en me laissant

enrober par les grands bras potelés decette créature boterienne.

– Señor El Chaman ! Qu’est-ce qu’onfait des fleurs ?

– Offre-les à ta femme !– Non, elle en a marre, elle

m’engueule ! Les infirmières aussi !– Et si on les donnait à ceux qui prient

pour lui dans le parc ? dis-je enregardant le cercle par la fenêtre.

– Bonne idée Loussita ! Une prièrecontre une fleur ! Une fleur contre uneprière ! » dit-il, amusé.

4

J’avance péniblement dans l’eauagitée par un vent fort et tenace quisouffle sans faillir depuis trois jours surla baie. Tel un marécage, la mer s’estmuée en une étendue ocre, sablonneuse,pleine de pièges et de courantsinattendus. Je tente de flotter sur le dosquelques instants et observe le cielopaque où filent d’immenses nuagescouleur taupe derrière lesquels somnoleun pâle soleil. L’hôtel en forme depaquebot qui semble s’être échoué sur la

plage déserte et noirâtre s’éloigne trèsvite et je décide de faire demi-tour avantd’être emportée au loin par le courant.Je regagne le rivage dont les embrunsensablés me fouettent jusqu’en haut descuisses et menacent d’emporter leschaises longues attachées par des cordesde fortune à des bâtons. Les palmiersexténués par la chaleur et le ventpenchent et jaunissent à vue d’œil.

Sous la porte de mon cabanon estglissé un message du réceptionnistem’annonçant que Diego m’attend pouraller faire un tour au carnaval. Ravie dem’amuser un peu, je saute dans madouche, mais ma gaieté retombe commeun soufflé en pensant à Mateo. Il se

serait déguisé en pirate, moi en gitane etnous nous serions amusés comme despetits fous dans les rues de cettemagnifique cité.

Cela fait dix jours que je le veillejour et nuit, mais rien, il n’a pas bougéd’un cil. Je termine ma thèse dans cettechambre d’hôpital, relayée entre autrespar Diego et El Chaman. Les fleurscontinuent d’affluer par centaines, on nesait plus où les mettre, alors on lesdispose partout dans la rue et les gens seservent. Hier, un orchestre de salsa estmême venu jouer dans sa chambre, maisson visage est resté de pierre. Je suis lesconseils d’El Chaman et tente de fairecomme s’il était déjà réveillé, alors je

lui parle, je lui raconte ma vie, mesjoies, mes peines. Je lui lis des passagesde ma thèse, je lui raconte mes bêtises,mes péripéties avec le 8 à la boutique.Mais parfois, je désespère des lois del’Univers, et me dis que peut-être, il adécidé de rester dans les limbes, à toutjamais.

Je m’habille à la hâte et rejoins la rue

où sévit déjà la rumeur d’un vallenatoendiablé, quand des mains s’emparentde ma taille. Épouvantée, je hurle, prêteà me battre, quand l’odeur de la mainqui se presse contre ma bouchem’adoucit aussitôt.

« Promis, je ne vous emmènerai pas

dans la forêt », me dit Abel. Je me jettespontanément sur ses lèvres tandis qu’ilme soulève, m’assied sur le rebordd’une fenêtre, s’empare de mon visage etrépond de plus belle à ma fougue enemprisonnant ma langue dans la sienne.Happée par la chaleur de sa bouche etson parfum de musc, je n’entends plus demusique ni de voitures. Seules lesprodigieuses et puissantes premièresnotes de batterie de Since I’ve beenloving you de Led Zeppelin cognentcontre mon cœur. Au bout de quelquesminutes, il s’arrache de ma bouche.

« Vous n’êtes plus fâchée, on dirait,dit-il avant d’entamer le second roundde notre baiser, mais je me reprends.

– Mais qu’est-ce que vous foutezlà ? »

Il me regarde avec ce mélange detendresse et d’agacement quin’appartient qu’à lui.

« Je fous là pour terminer notreconversation de l’autre fois, quand vousm’avez raccroché au nez. Venez, on vamanger, dit-il en me prenant la main,mais je la lâche et reste assise sur lerebord de la fenêtre.

– Ne réfléchissez pas ! Même si on nese revoit plus jamais de notre vie, ilfaudra bien qu’à un moment ou un autrevous vous alimentiez, alors venez, letaxi nous attend, dit-il en désignant unecalèche noire et rouge laquée qui se tient

de l’autre côté de la rue.« Toujours aussi autoritaire, dis-je en

me laissant faire.– Vous aimez ça, non ? Attention ! dit-

il en me retenant alors qu’une voitureroulant à tombeau ouvert manque denous faucher.

– Oui, j’aime les hommes decaractère, dis-je sur un ton résigné,lassée de moi-même et de mes goûts.

– C’est parce que vous êtes unefemme de caractère », répond-il en medonnant sa main pour que je me hissedans la calèche.

Tandis qu’il me conte ses péripétiespour arriver jusqu’ici, je le snobe, ne leregarde ni ne l’écoute et préfère admirer

le style andalou et catalan des maisonsdont les couleurs me réjouissent : bleupétrole, rouge carmin, mauveincandescent et or.

« Vous ne m’écoutez pas », dit-iltandis qu’au détour d’une rue, une horded’enfants déguisés en as de pique, trèfleet carreau menés par une reine de cœurnous suit en dansant, tout en brandissantune tête de mort. Puis, c’est une maréemontante sautillant au même rythmed’une salsa délirante que les chevauxtentent de traverser alors que l’on montevers la place de los Coches, où l’onvendait autrefois les esclaves. Unevague de danseuses afro vêtues d’orangeet couvertes d’or émerge des arcades et

menace de nous engouffrer, bientôtbousculée par une déferlante deprincesses amérindiennes avec leurscoiffes multicolores, et leurs immensesailes en plumes de paon, suivie par desmusiciens dont les trompettes étincellentsous le soleil qui apparaît enfin. Sur lesbalcons en relief débordant de fleurs etde palmiers, des participants setrémoussent, chantent à tue-tête etbalancent des confettis et des fleurs surnotre passage. Couverts de pétales, nousnous mettons à rire tout en évitant lestorches enflammées des jongleurs.

Quelques minutes plus tard, la calèchenous dépose devant un restaurantvisiblement très chic.

« Abel, tu pourrais prévenir ! Je nesuis pas habillée, là !

– Un rien vous habille, surtout un rien.Quand vous en faites trop, c’est terrible.

– Hé ! Ta gueule mon commandant,dis-je en lui donnant un coup de coudetandis qu’un serveur nous amène versune table nappée de blanc encadrée pardeux piliers de marbre face à la mer.

– En fait, je vous préfère nue »,chuchote-t-il en tirant ma chaise. Auloin, la douce rumeur du carnaval nousberce. Tout près, le port et la merréfléchissent les émanations orangées etbleues du crépuscule. En face, Abel,peut-être l’un des plus beaux hommes dumonde. Sa beauté me foudroie davantage

que la guitare d’ACDC sur Highway toHell. Chaque fois qu’il plonge ses yeuxmétalliques dans les miens, je devienscomme un animal en proie à despulsions sauvages. Malgré tout ce qu’ilm’a infligé, mon envie de lui fairel’amour demeure intacte. Faible femme.Je m’en veux. L’air tendu, il pose sesmains sur la table, prend une profondeinspiration et me regarde droit dans lesyeux.

« Sachez que j’ai consulté unmédecin.

– Non ? Et alors ?– Ô Lou ma très chérieFaisons donc la féerieDe vivre en nous aimant

ÉtrangementEt chastement, déclame-t-il.– C’est de vous ?– Non, ignorante !– Mes mains resteront puresMon cœur a ses blessuresQue tu me panserasPuis dans mes brasTu dormiras, ajoute-t-il en souriant.– Je sèche.– Apollinaire, Poèmes à Lou ! Bref,

nous allons chanter des cantiques. Il m’aprescrit ça, dit-il en me montrant despetites enveloppes, et je ne supporteraipas la moindre moquerie.

– Qu’est-ce que c’est ?– Ce sont des patchs de castration

chimique, dit-il l’air très sérieux. Troismois d’abstinence. »

J’éclate de rire. Tout le restaurant seretourne.

« Nous aurons je te jureUne volupté pureSans ces attouchementsQue font démentsTous les amants, continue-t-il, l’air

malicieux tandis que je me retiens derire.

– Avez-vous commencé votretraitement ?

– Il dure trois mois.– Ça ne répond pas à ma question.– Disons que j’aurais espéré avoir

droit à la dernière faveur du condamné

avant de me pendre.– Avec moi, donc ?– Oui, car vous êtes mon bourreau.– Non, c’est toi le bourreau, c’est toi

qui as fait ce que tu voulais de moi.– Tu sais Lou, et ça c’est une règle,

dit-il avec toute sa prestance decommandant de bord. Toutes lespersonnes qu’on rencontre et qu’on attiresont des miroirs. Ce que tu mereproches, tu te le reproches en fait àtoi-même, continue-t-il en s’approchantde moi comme à chaque fois qu’il passeà l’offensive. Par exemple, tu me trouvesbrutal, mais quelque part, non seulementtu aimes ça, mais en plus tu es brutaleaussi. Regarde, dit-il en me montrant les

bleus sur sa poitrine ainsi qu’une plaiesur sa langue. Tu m’as mordu vraimenttrès fort !

– Je suis désolée, dis-je en piquant dunez dans mon menu.

– Je te pardonne, comme j’espère quetu m’as pardonné ma maladresse del’autre fois. De même, si les petitsmignons de l’autre soir t’ont plu, cen’est pas un hasard, dit-il avec malice.Vous vouliez vous faire tringler dans lesrègles de l’art, voire vous avilir, je metrompe ? ajoute-t-il avant de m’analyseravec ce regard de vieux loup qui mechavire.

– Non mais pas du tout…– Mais pourquoi tu te justifies ?

– Je ne me justifie pas, je…– Si, tu te justifies, m’interrompt-il en

posant sa main sur la mienne en signed’apaisement. Je ne te juge pas, surtoutpas moi, puisque je te comprendsintimement. Tu avais besoin de ça,d’explorer d’autres choses, point à laligne, personne ne t’en veut.

– Pourquoi tu ne m’as pas laissée mefaire avilir tranquillement alors ?Puisque c’était une expérience que jedevais vivre ?

– Mon premier réflexe a été de teprotéger. Je n’avais pas envie de terécupérer en lambeaux.

– Comme tu y vas !– Comme j’y vais ? Vous êtes bien

naïve, dit-il en s’approchant à nouveaude moi. Camille, qui est loin d’être unenonne, les a expérimentés, si je puisdire. Ces gosses drogués élevés auporno n’ont pas la manière. Ils t’auraientpénétrée en même temps, chose quidemande une délicatesse qu’ils n’ontpas, et tes cris ne les auraient pasarrêtés. Pour eux, le sexe c’est de ladéfonce, c’est tout. »

Il me regarde, l’air coquin.« Tu es terrible, dit-il en riant

doucement.– Quoi ?– Ce que je te raconte t’excite

terriblement.– J’ai l’air excitée, là ?

– Je te connais. En plus, tes pupillesse dilatent, ajoute-t-il avec malice.

– Disons que d’imaginer me faireprendre sauvagement par Sasha etLorenzo n’arrive pas à me dégoûter,désolée ! dis-je en pouffant de rire.

– Vous êtes encore plus perverse queje ne pensais. »

S’il continue de me parler comme ça,avec ses pattes-d’oie et ses fossettes quise plissent magnifiquement, je vais finirpar lui accorder la dernière faveur ducondamné.

« Bon. Que t’a dit le sexologue ?– Ça me regarde », dit-il en ouvrant le

menu.Je lui prends son menu des mains et le

regarde droit dans les yeux.« Ce tourbillon de sexe dans lequel tu

te noies depuis toutes ces années…Qu’est-ce que ça cache ? Qu’est-ce quetu noies, qu’est-ce que tu veux oublier,Abel ? »

Tandis que le serveur ouvre lechampagne, il soupire et regarde l’océanavant de planter ses yeux dans les miens.J’ai de plus en plus envie de lui fairel’amour.

« Tu sais, quand nous avons visitécette exposition sur Turner cet hiver, tute souviens ?

– Oui… dis-je, rêveuse. Je m’ensouviendrai toute ma vie, j’étaistétanisée.

– Devant le tableau de Regulus, tum’as dit : “Voir le soleil et mourir.”

– Oui, je m’en souviens.– Ça m’est arrivé tu sais. En mission,

en Bosnie. On était trois Rafales, ça amerdé. J’avais un missile qui me fonçaitdessus. J’ai encore le bruit del’accroche radar dans ma tête, dit-il enregardant la mer. Je filais vers le soleil,j’ai juste eu le temps de me dire quec’était la plus belle chose au monde…Et puis mes amis se sont fait dégommer.Je me suis éjecté et suis tombé dans uneforêt. Ma tête a percuté un arbre. J’ai étédans le coma pendant six mois, plus unan de rééducation. J’avais tout le côtégauche paralysé. Je parlais comme

Elephant Man, dit-il en souriant. Aprèsça, je n’ai plus vu la vie de la mêmefaçon. J’ai voulu profiter de chaqueseconde, sans penser au lendemain.Chacun plonge dans le présent comme ilpeut : avec la drogue, le jeu. Moi, c’estles femmes, peut-être avec excès.

– Pas peut-être. C’est sûr.– Bref, le sujet est clos. On va pas

passer le dîner là-dessus.– Pourquoi tu n’as pas réintégré

l’armée ensuite ?– Parce que mon corps ne pouvait

plus piloter des avions supersoniques.C’est pour ça que je me suis dirigé versl’aviation civile.

– Tu es nostalgique de l’armée ?

– Je suis nostalgique des avions dechasse, qui restent de loin le plus grandtrip possible et imaginable pour unpilote, dit-il en tentant de ravaler sesémotions. Je suis aussi un peunostalgique de l’excitation avant departir en mission. Mais nostalgique del’armée… non.

– Pourquoi ?– Je ne vais pas te relater mes

missions, ou les ordres que j’ai reçus.Rendez-moi ça, dit-il en reprenant lemenu de mes mains.

– Ce ne sont pas des trucs de fille,c’est ça ?

– Ça n’a pas d’intérêt, répond-il,agacé. Aucun.

– C’est le vieux monde, dis-je enrepensant aux paroles d’El Chaman.

– Le quoi ?– Le vieux monde. On est en train de

changer ; dans le nouveau monde, tuseras au chômage. Il n’y aura plusd’armée, plus de guerre.

– Vous divaguez ma chère.– Non.– Explique-toi.– Ce sont pas des trucs de garçon.– Pourquoi ?– Je ne vais pas te relater mes

missions, ou les ordres que j’ai reçus del’univers, dis-je avec un clin d’œil.

– Vous êtes complètement folle », dit-il en riant avant de m’envoyer sa

serviette à la figure. À l’issue de ce somptueux souper

nous rejoignons la plage, l’humeur iriséepar le champagne. Il court vers l’eau ensemant ses vêtements sur le sable etplonge, avant d’émerger quinze mètresplus loin pour filer en crawl dansl’océan constellé des mille et un éclatsdu crépuscule.

« Jetez-vous à l’eau mademoiselle,crie-t-il alors que je m’avancedoucement.

– Non, je prends mon temps ! »Il plonge et me soulève quelques

secondes après comme une feuille pourme jeter comme une vieille chaussette

cinq mètres plus loin.« Pffff. Abus de pouvoir, mon

commandant, dis-je en revenant vers luipour l’éclabousser.

– Oui, oui, plaignez-vous au syndicat,mais ils ont déjà fort à faire. »

Après quelques brasses polies, jel’enlace et respire l’odeur de sa peau,palpe les reliefs fermes et moelleux deson torse de sportif aimant les bonnestables, caresse ses cheveux dorésplaqués en arrière.

« Ta beauté est suprême, dis-je avantde lui croquer l’épaule.

– Aïe ! Doucement, dit-il en mecaressant les cheveux.

– Il faut que j’expérimente, non ? »

dis-je avant de me jeter sur ses lèvrespour les mordre tandis qu’il me soulèveet me porte. Pendue à son cou, j’entendsson cœur battre très vite. Il me faittourner et me chuchote avec malice :

« J’ai charmé la blessureDe cette bouche impureAime ma chasteté… »Nous avons un très long fou rire. Si un

photographe passe par là, nul doute quecette valse hilare dans les flotscaribéens est la carte postale à faire. Unvéritable carton.

« J’ai la tête qui tourne, arrête !– Aurai-je droit à la dernière faveur

du condamné ? dit-il.– Oui, prends-moi, prends-moi fort. »

Il me sourit et me porte jusqu’à unecabine de plage avant de se jeter sur moicomme un fauve.

« Je veux qu’on essaie encore.– Vraiment ? me dit-il.– Oui, je veux te sentir au plus

profond de mon être.– Mon dieu, vous me rendez fou, dit-

il, surexcité, êtes-vous prête à vousabandonner ?

– Oui.– Très bien », dit-il en me tournant sur

le côté avant de descendre au niveau demon bassin qu’il palpe en poussant dessoupirs déjà très érotiques. Il déposedes baisers le long de mes fesses tout encaressant mes grandes lèvres.

« Si tu as mal ou que tu trouves çahumiliant ne serait-ce qu’unenanoseconde, tu me le dis et je m’arrête,me chuchote-t-il avant de me sculpterune fleur d’anus en plaquant sa languecontre mon anneau, autour duquel ildessine des cercles en variantdélicieusement les pressions.

– Pour l’instant, ça va très bien, dis-je, déjà proche de m’évanouir de plaisirtandis qu’il m’aspire avant de forer monantre de sa langue pointue et dure.

– Ce n’est qu’un avant-goût, machère », dit-il en prolongeant ses faveursexquises avant de m’écarter les fessespour introduire un doigt avecdélicatesse. Presque malgré moi, je me

contracte aussitôt, alors son doigts’immobilise et je me détends. C’estainsi que doucement mais sûrement etavec maintes caresses sur le dos, lesfesses et les seins, il m’emplit de sesdoigts qui s’insinuent en mesure selonque je m’ouvre ou me referme, me tendsou me détends. Il prend tout son temps etcette petite musique bien réglée mechauffe à blanc jusqu’à ce que je mecambre sous le désir.

« Viens, pénètre-moi.– Viens quoi ? dit-il doucement en

ramenant mon torse vers lui et en mettantsa main sous ma gorge.

– Ta queue, mets-la-moi.– Tu la veux vraiment ? dit-il en

frottant son membre dur entre mesfesses.

– Oui, vraiment et qu’on en finisse.– Tu veux qu’on en finisse comment ?

répond-il en déchirant le sachet dupréservatif.

– Profondément, et fort, je veux tesentir. Je veux te sentir jouir très fort enmoi, je veux te sentir trembler.

– Moi aussi, je veux te sentirtrembler. Et je veux te serrer un peu lagorge quand ça arrivera pour que tujouisses terriblement fort.

– Tout ce que tu veux, étrangle-moi,prends-moi, finis-moi. »

Il s’enfonce avec un soupird’allégresse. C’est fluide, chaud,

magnifique. Il joue sur les rythmes tandisque je plonge dans un lac de voluptéinconnue. Quand il accélère, je reviens àla surface et me tends, alors il ralentit etme caresse pour que je replonge ànouveau. Peu à peu, je me dissous et nepense plus, absorbée par les énergiesinédites et exquises qui s’insinuentpartout dans mon corps. Cinquantemètres plus bas, il y a une mer de laveen fusion. Elle m’attire mais j’ai peur deme brûler. Les cris extatiques d’Abelm’encouragent, me poussent à sauter.Tandis que je chute, un tressaillementpart simultanément de mes pieds et dusommet de mon crâne. Aucun retour enarrière possible, telle une déflagration

au ralenti, tout l’amour que je ressenspour cet homme explose dans chaquecellule de mon organisme. Je nem’entends même pas crier tandis que sesdoigts enserrent ma gorge pendant latranse. À cet instant, il pourrait faire cequ’il veut de moi, même me tuer.L’asphyxie approche. Je crois mourirdans cet océan orgasmique. C’estatomique. Presque trop. Enfin, il melâche la gorge, se retire très doucementet me tourne vers lui pour m’embrasseravec une ardeur chargée d’émotiontandis que des larmes de bonheurcoulent le long de mes joues. Je metsdeux minutes à retrouver mes esprits.

« Je pleure mais c’est l’orgasme le

plus extraordinaire que j’aie jamais eu.– J’avais bien compris, dit-il en

souriant. C’est normal, ça fait souvent çala première fois. »

Tandis que je me couche sur le côté, ils’allonge derrière moi. Sa tête est poséesur une main, je sens la pointe de sescheveux effleurer mes épaules tandisqu’il me caresse la tête et les bras.« L’orgasme anal peut être le meilleurqui soit, mais il faut se donnercomplètement. Peu y parviennent, dit-ild’une voix douce.

– Tu as joui, toi ?– Oui, en même temps que toi.– Je ne me suis rendu compte de rien.– Vous étiez loin, très loin, répond-il

en riant. Voir pas là, plus là. »Soudain, un geste inédit de tendresse

m’émeut. Il referme sa main sur lamienne, très fort.

« J’aimerais bien vous prendrecomme ça tous les soirs… Mais pour çail faudrait que vous veniez vous installerchez moi quelque temps. »

Je crois avoir mal entendu, je cherchele piège.

« C’est une proposition ?– C’est pas simple pour moi de

devoir traverser l’océan pour vousramener dans mon lit. Je préféreraisvous avoir à domicile. »

Il prend mon menton entre ses doigtset me retourne vers lui.

« Vous hésitez ?– S’il n’y avait pas Mateo, je

n’hésiterais pas une seconde », dis-jespontanément avant de m’en repentir.

Un ange passe, ou plutôt un démon.« Vous envisagez encore une seconde

un avenir avec lui ? répond-il en prenantsur lui.

– Pourquoi je suis là à ton avis ?– Parce qu’il est dans le coma, donc

tu lui rends visite, c’est bien normal.– À vrai dire, ce qui est normal ou

pas commence à m’échapper. Je suisplus que paumée, dis-je en tournant monregard vers le plafond.

– Paumée ? C’est pourtant assezsimple, dit-il d’une voix suave en

caressant ma poitrine. D’un côté, vousavez un boxeur qui risque sa vie chaquejour et qui est harcelé par la mafia. Et del’autre un commandant de bord d’AirFrance avec qui tout ne serait que calme,luxe et volupté, dit-il en effleurant monventre, et qui vous fait jouir commeaucun autre homme n’y parviendrajamais.

– Vous êtes très sûr de vous, n’est-cepas ? »

Il retourne à nouveau mon visage verslui et me défie du regard.

« Mateo vous fait-il jouir plus fortque moi ?

– Mais est-ce que l’amour tient à ça,Abel ? À celui qui me fait jouir le plus

fort ? Celui qui me fait jouir le plus fortest peut-être le meilleur des amants,mais il n’est pas forcément celui quej’aime.

– Prends le problème à l’envers. Etdemande-toi si celui qui te fait jouir leplus fort n’est pas forcément tonmeilleur amant, mais bien plutôt celuique tu aimes.

– Je n’ai pas dit que je vous aimais,mais je méditerai là-dessus.

– Alors méditez vite et bien, car je neferai pas ma proposition deux fois, dit-ilen se levant.

– Tu es fâché ?– Non, je suis juste déçu, que vous

ayez le cœur à quitter mes bras après les

moments que l’on vient de vivre.– Le cœur, non, mais le courage, oui,

si je le décide.– C’est noté », répond-il froidement

en remettant son tee-shirt.

5

Assise sur le banc d’une église, jecontemple une jeune fille vêtue de blanc,qui célèbre son baptême devant l’autelmonumental recouvert d’or. Tandis queles orgues jouent un morceau lancinant,mon regard se perd dans le plafond destuc blanc où s’entremêlent des spiralesbleu tendre et rose moiré enlaçant unefoule de vierges éplorées, ultimes fleursd’un arbre immense, tandis que lessaints et les apôtres se noient au milieudes anges, des volutes et des arabesques

qui se déploient à l’infini dans lestournoiements incessants du baroque etl’éclat des dorures. Moi qui travaille surla conversion aux idoles et auxidéologies par les scénographies de lasplendeur et de l’éblouissement, je peuxcomprendre le sentiment de sublime queles catholiques ressentent en entrant icidans le temple de Dieu, où tout scintillejusqu’à l’étourdissement. Moi aussi, j’aides idoles. Ce sont deux hommes, leurtemple est de chair et d’os et j’aime m’yprosterner. Par leur aura et leurmagnétisme, ils m’ont converti à leurexistence pour l’éternité.

« Vous semblez bien pensive, me ditEl Chaman en s’asseyant à côté de moi.

– Chaman. Comment tu fais quandt’hésites ?

– Je n’hésite jamais.– Tu n’as jamais de dilemme ?– Non, je suis ma divinité. Elle me

guide à chaque instant. On en a tous une.Elle est ton toi supérieur.

– Je ne l’entends pas.– Si, quand tu as des intuitions justes

et fulgurantes, c’est elle. En fait, elle teparle à chaque instant, mais lesnombreux filtres et barrages de toncerveau gauche t’empêchent de vraimentl’entendre.

– Mon cerveau gauche ?– Allons-y, dit-il en se levant. C’est

celui de la pensée analytique, du

langage, du temps. Le droit, en contactdirect avec ta divinité, est celui de lacréativité, de l’inspiration, desintuitions. Le gauche met en œuvre parses pensées les inspirations et la lumièrereçues par le droit. Tu me suis ?

– Oui, dis-je alors que nousfranchissons l’entrée et que le soleil auzénith frappe mon crâne.

– Mais les filtres, les croyanceslimitantes, les conditionnements, lespeurs illusoires, les connaissanceserronées du cerveau gauche et pleind’autres choses encore falsifient lalumière originelle reçue par le droit.C’est la dualité. Cette déconnexion estnotre fardeau.

– Comment faire alors ?– Tu dois lever un à un chacun des

voiles contenus dans ton cerveau gaucheet alors tu verras la lumière, celle de lavérité et de ta divinité. Et là, la décisionjuste t’apparaîtra. Plus de problème,plus de dilemme », ajoute-t-il alors quenous montons dans la voiture pourrejoindre l’hôpital.

Dans le jardin, je remarque un cerclede méditation plus grand qu’àl’habitude. Au milieu, des enfants jouent.Par terre, sur le trottoir, les bouquets entrop attendent d’être emportés.

Nous entrons dans la chambre, où j’aidésormais mes petites habitudes. Monlivre et mon carnet m’attendent sur la

table de chevet. L’iPod diffuse des tubesdes Pixies. Le perroquet me demande sij’ai des cacahuètes, et le chat vient selover entre mes jambes. Je baise le frontde Mateo et lui caresse les cheveux puisobserve les nouvelles fleurs :aujourd’hui, je découvre l’improbablepsychotria qui ressemble à s’yméprendre à une bouche pulpeuse etrouge, ainsi qu’une fleur blanche aucœur rose de trente centimètres dediamètre qui sent l’ananas.

« Une folie ! dit El Chaman enregardant tristement la fleur. Elle poussesur les nénuphars géants d’Amazonie.Elle sera fanée dans quelques heures ! »

Ensuite, El Chaman et moi racontons

nos vies à Mateo en essayant de placerun maximum de blagues. Nous faisonscomme s’il était réveillé et qu’il nousécoutait. Certains jours, je me prends aujeu, d’autres fois moins. Aujourd’hui, jesuis fatiguée et quand El Chaman quittela chambre pour aller faire une course,mon masque tombe. Je soupire delassitude et tente d’avancer dans larédaction de mon texte.

« Blasito, hay corquetta para mí ? »dit soudain Pepito.

Blasito assoupi sur le torse de sonmaître miaule sans le regarder. AlorsPepito se jette sur les croquettes. Le chatbondit aussitôt sur lui et lui file un coupde patte. L’autre riposte par des coups

de bec dans les oreilles. Je me lève etsuis obligée de les séparer, me prenantau passage des griffures et desbattements d’ailes.

« Hé ! Temps mort les gars ! Et y auraqu’un seul round ! Pepito, retourne sur tabranche ! » dis-je avec une autorité quin’est suivie d’aucun effet. Pepito, touténervé, continue de parler et de sebalader dans la chambre en agitant sesailes pendant que Blasito mange enfinses croquettes, ce qui me réconforte unpeu.

Je retourne sur mon tabouret etreprends ma lecture, quand des chants dedauphins diffusés par l’iPod mechatouillent délicieusement l’oreille. Je

pose mon livre, ferme les yeux, etm’imagine nager avec Mateo dans lesprofondeurs en compagnie de cesmagnifiques cétacés. Puis, le poème deBaudelaire qu’il m’avait envoyé depuissa prison me revient. Je ris et m’amuse àlui chuchoter une version personnelle du« Vin des amants » :

« Aujourd’hui l’espace estsplendide !

Sans mors, sans éperons, sans bride,Partons à cheval sur les dauphinsPour un bain féerique et divin !Comme deux anges que tortureUne implacable calentureDans le bleu cristal et marinSuivons le mirage lointain !

Mollement balancés sur l’aileD’un dauphin intelligent,Dans un délire parallèle,Mon bien-aimé, côte à côte nageant,Nous fuirons sans repos ni trêvesVers le paradis de nos rêves ! »Blas de Lezo saute sur mes genoux.

Son poil se hérisse tandis qu’il regardele visage de son maître. Celam’encourage et je m’approche à nouveaude l’oreille de Mateo pour luichuchoter :

« Nous aurons pour nous l’éternitéDans le bleu de toute l’immensitéDans le ciel plus de problèmesMon amour crois-tu qu’on s’aimeDieu réunit ceux qui s’aiment. »

Blas de Lezo regarde la main deMateo. Et si elle avait bougé, peut-êtremême d’un millimètre ? Je revois nosdeux mains enlacées alors qu’ilm’apprenait à couper des champignonsdans la cuisine de l’hacienda. Je prendssa main et dis :

« Take my handAnd my whole life too,I can’t help falling in love with you »Sa main frémit. Je chante à nouveau,

plus fort.« Mateo !Take my hand !And my whole life too !I can’t help falling in love with

you ! »

Le son du moniteur cardiaques’accélère. Ses yeux s’ouvrent. Ils sontimmenses et rouges, avec les pupillesdilatées. Je sors à toute vitesse, hurle àl’infirmière de venir, puis je reviens entrombe dans la chambre, fonce vers lafenêtre et crie de toutes mes forces aucercle de marathoniens méditant.

« EL TIGRE S’EST RÉVEILLÉ ! »C’est une explosion de joie. Ils se

sautent dans les bras les uns des autrestandis que derrière moi le personnelmédical et El Chaman débarquent et medemandent de sortir.

Bloquée dans le couloir, je fais lescent pas, trépigne, écoute à la porte.Enfin, au bout d’une heure, El Chaman

apparaît, le bouquet de psychotria sousle bras.

« Tout va bien mais il s’est rendormi.Tiens, prends ces fleurs pour tachambre. On se voit très vite. »

6

Deux jours plus tard, alors qu’un ventpuissant menace d’emporter monsombrero, Diego et moi arrivons à laPlaza Santo Domingo éclaboussée par lalumière dorée de cette fin d’après-midi.Le timing est serré. J’ai rendez-vousdans deux heures avec Abel, qui repassepar Cartagena pour que l’on discuteavant de repartir en rotation. Seulementvoilà, Mateo, fou de joie d’avoir obtenuune permission de sortie, a envoyé illicoDiego me chercher à l’hôtel pour que je

le rejoigne dans le centre. Ne pouvantme dérober ni à l’un ni à l’autre de cesrendez-vous, je décide de laisser coulerle fleuve de la vie en moi, aussitumultueux soit-il aujourd’hui…

À la recherche de Mateo, noustraversons la place bordée par despalais et d’immenses terrasses où l’ondîne et se rafraîchit à l’ombre desarcades, cerné par les marchandsambulants et les musiciens au cœurtendre qui chantent la sérénade. Untéléfilm sur la guerre d’indépendance estprojeté sur l’un des murs. Diego memontre ce qu’il appelle la « Vénus deMilo sud-américaine » une sculpture deBotero représentant une femme

lascivement allongée, étalant son ventreet ses hanches improbables.

« Ah, il est là-bas ! » dit Diego qui sepresse vers un grand cercle de badaudset de journalistes. Au milieu des cris dejoie et des flashs, encadré par deuxgardes du corps qui sécurisent unpérimètre autour de lui, je découvreMateo, radieux, installé dans un étrangefauteuil roulant, en train de signer desautographes pendant que desadolescentes et des mamies en pleurs letouchent comme s’il était le Christressuscité. À ses pieds, des enfantss’amusent avec le chat lion. L’idoleprend contre son cœur le nouveau-néque lui tend une maman, le cajole et lui

parle pendant qu’elle les photographie.Émue par l’infinie tendresse émanant delui, j’imagine quel formidable père ilferait ainsi que la frimousse exquisedont seront sans nul doute dotés sesenfants. Malgré sa pâleur et ses traitscreusés, il rayonne et je m’approche delui, irrésistiblement attirée, gonfléed’orgueil à l’idée de la fête qu’il va mefaire devant toute l’assemblée, maisDiego me rattrape par l’épaule.

« Loussita, viens, on va aller dans unendroit tranquille en attendant qu’ilfinisse, c’est la folie, on ne s’attendaitpas à autant de monde ! »

Il m’emmène une centaine de mètresplus loin, au premier étage d’un café

dont la terrasse donne sur l’esplanadebalayée par le vent et un grand parfumd’ivresse alors que le téléfilm projetésur le mur montre Bolivar, le héros de lanation paré de ses atours militaires bleuset blancs criant à la révolution. Jecommande un mojito tandis que mesmains deviennent moites d’impatience etd’émotion en regardant la horded’admirateurs grossir à vue d’œil autourde Mateo. L’heure passe. Je propose àDiego de les rejoindre plus tard, alors ilappelle Mateo.

« Si tu pars, on t’emmène au palais del’Inquisition deux rues plus loin te pesersur la balance des sorcières ! dit Diegoen hurlant de rire. T’inquiète Lou, je

t’emmène faire ta course ! »Un vallenato enragé sévit devant

l’immense porte cochère de l’hôtel deville, où des danseuses en robe blancheimmaculée n’en finissent plus devirevolter autour de leurs partenairespossédés qui se trémoussent et martèlentla terre d’un tempo frénétique que lerythme infernal des tam-tams peine àsuivre. J’ai la tête qui tourne.

Enfin, le héros du pays débarquequarante minutes plus tard. Son fauteuil,un siège de voiture de course avec desroues équipées de jantes Ferrarim’arrache un sourire tandis que jebondis de ma chaise pour l’enlacer detoutes mes forces.

Je m’assois sur lui, aussitôt envoûtéepar sa peau chaude et parfumée. Jedétaille son teint cannelle malgréplusieurs semaines de coma profond,m’attarde sur ses paupières immenses,ses longs cils, ses dents si blanchesqu’on voudrait les croquer, ses lèvresroses et me retiens de lécher, telle unechatte attentionnée, les perles de sueurqui coulent sur ses tempes. Le fond duventre en proie à un soudain pincement,je voudrais qu’il me prenne sur cettechaise. Lui me dévisage tout autant,caresse ma bouche, palpe mes cheveuxcomme pour vérifier qu’ils sont bienvrais.

« Quel miracle de te revoir, dit-il en

retenant ses larmes.– Pareil.– Regarde ! T’as vu comme il est

beau mon fauteuil ? Customisé Ferrari !Et je fais déjà des acrobaties, hop là ! »dit-il en tournant sur lui-même façonhip-hop tandis que la table d’à côtéapplaudit.

Une fois le show terminé, il secommande un verre et me dit un ton plusbas :

« Blague à part, t’inquiète, je seraibientôt sur pied pour te faire danser lasalsa et te faire l’amour comme il faut.

– Je n’en doute pas une seule seconde.– Tu sais, dit-il en chuchotant, mon

cœur s’est arrêté pendant l’opération.

Mon âme est sortie de mon corps, et j’aivu les médecins en train de trifouillermon cerveau et de tirer mes nerfs commedes fils de soie ! dit-il en riant.

– Arrête !– Je me suis élevé au-dessus de

l’hôpital, j’ai été comme aspiré par lecosmos, dit-il en regardant le soleil quirétrécit sa pupille et révèle les tonsmordorés de son iris. Après, tout s’estaccéléré, j’ai eu très chaud dans le dos,j’ai filé dans un tunnel baigné d’unelumière inimaginable, et là, parmi ceflamboiement où planaient des voilestranslucides, j’ai vu mon guide !

– Ton toi supérieur ?– Sí ! J’ai vu le Mateo angélique et il

m’a envoyé sur les roses ! répond-il enéclatant de rire. Il m’a dit “Ouste !Retourne d’où tu viens ! Ton heure n’estpas venue, tu as encore mille choses àfinir sur la terre !” Il m’a donné un coupde pied divin au derrière et boum, j’airéintégré mon corps, c’était horrible.C’était comme entrer dans un vêtementtrop petit.

– Que dois-tu finir alors ?– C’est plutôt que dois-je

commencer ?– Que dois-tu commencer ?– Dans quatre ans ma carrière de

boxeur est terminée et si je ne retrouvepas mon état initial, elle est finiemaintenant, ajoute-t-il l’air sombre.

Alors, je vais peut-être utiliser mesdons.

– Tes dons ?– Oui tu sais je t’en ai touché un mot

une fois ou deux. Je vois et j’entends destas de choses. Les fantômes, lesanimaux, etc. »

C’est alors que je reçois un SMSd’Abel, me disant qu’il est arrivé.

« Je peux vous rejoindre plus tard ?J’ai une course importante à faire. Jen’en ai pas pour longtemps.

– C’est plus prudent si Diegot’emmène.

– Non, c’est bon ! Je suis une grandefille. »

Il pose sa main sur la mienne et me

sourit :« Je sais que tu vas le voir. Mais je

préfère que tu y ailles avec Diego.– Comment ça, mais… tu m’as fait

suivre ou quoi ? dis-je, atterrée.– Mais non ! Sache que rien ne

m’échappe, répond-il avec malice. Tu eslibre, fais ce que tu as à faire. Parcontre, j’ai une surprise pour toi, alorsquoi qui se passe, Diego te ramène auport à 21 heures !

– O.K., réponds-je un tantinet agacéeet surprise par son côté très directif. Çame va, j’avais prévu de passer cettejournée avec toi de toute façon.

– Alors à tout à l’heure », répond-ilavant de terminer son verre.

Diego me dépose dans le quartierpopulaire et coloré de Getsemani, auxabords d’un marché dégageant de fortseffluves de piment. Bercée par le chantdes cigales et le sifflement du venttandis qu’au-dessus de moi, des femmesaccoudées aux balcons plaisantent enregardant les passants, je rejoins Abelqui fume en passant un coup detéléphone.

« Vous êtes en retard, dit-il enraccrochant. Ses Ray-Ban fuméesm’empêchent de voir l’expression deson regard.

– J’ai fait ce que j’ai pu.– Vous étiez avec lui ? répond-il en

enlaçant ma taille d’une main tandis que

l’autre glisse derrière mon cou de façonà garder ma tête bien dans l’axe de lasienne.

– Ça me regarde, monsieur !– Vous avez passé la nuit ensemble ?– Hé, c’est fini l’interrogatoire ?

Depuis quand on se rend des comptes ?– Depuis que je vous ai invité à venir

habiter chez moi. Depuis que jebouleverse tout le planning d’Air Francepour venir vous chercher avant que ceColombien vous kidnappe encore au finfond de la forêt, depuis que je suis prêt àme castrer chimiquement pour vos beauxyeux ! Depuis…

– Stop ! On va se calmer, là ? dis-jeen me dégageant. Viens, j’ai faim !

– J’attends une réponse », dit-il alorsque nous entrons dans le marché semi-couvert tonitruant et bondé où sebousculent des mères de familleconcentrées sur la qualité des fruits et dela viande qu’elles vont servir à leurmarmaille. Du plafond tombentd’immenses robes à fanfreluches pourles quinceañeras, des jouets, deschapeaux et des piñatas bariolées.

« Abel, je suis dans le flou total,Mateo vient de se réveiller. Je rentre àParis, je passe mes exams, je me pose eton verra !

– Non, tu te décides maintenantcomme une grande fille. Je n’ai pas detemps à perdre, répond-il, très agacé.

– Bon, on mange et on discute ! dis-jealors qu’on file dans une alléedélicieusement embaumée par desmarmites de poisson.

– Eh bien, choisissez ce que vousvoulez, si tant est que vous soyezcapable de choisir quelque chose, dit-ilalors que je virevolte d’un stand àl’autre, hésitant entre les boulettes deviande au citron, les fruits exotiques enpagaille dont la granadilla qu’on cassecomme un œuf, les panelas, sortes depâtes de fruits, l’arepa ou bien encore leriz au lait de noix de coco accompagnéde poissons grillés.

– Et pourquoi je ne goûterais pastout ? dis-je.

– Vous pouvez goûter à toutmademoiselle, mais si vous voulez êtreen bonne santé, il vous faudra à unmoment donné choisir un bon platcomplet, genre ça, dit-il en désignant lestamales, de délicates papillotes enfeuilles de bananier fermées avec uneficelle.

– Banco ! »Nous achetons ce plat mystérieux et

nous installons autour d’une petite tableà côté d’un stand de pastèques parmilesquelles un enfant dort, pendant que samère brade sa marchandise à tue-tête.

« Madame veut goûter encore etencore, dit-il en coupant les ficelles,mais quand elle va revenir ramper à mes

pieds dans six mois, je ne serai peut-êtreplus libre.

– J’ai tant de concurrence que ça ?dis-je en dépliant une à une les feuillesde bananier renfermant un mélange deviande de porc, de riz et de légumes queje hume délicieusement.

– Tout Paris, dit-il en tentant de resterhumble, bien que ses fossettes trahissentl’imminence d’un sourire satisfait.

– Et toi, tu n’as pas de concurrence ?– Dans l’absolu, non.– Parce que tu es le meilleur ?– Je suis le meilleur pour vous, en

tout cas.– T’en es bien sûr ?– Qu’a-t-il que je n’ai pas ?

– Des qualités très exotiques.– Genre ?– L’humilité ! dis-je avec ironie. La

chaleur humaine aussi… la bonté, jecontinue en comptant sur mes doigts, lasimplicité, la spiritualité… Et surtout…surtout ! La PURETÉ, l’innocence. Etça, c’est unique », dis-je en le regardantbien droit dans les yeux.

Son regard se voile soudain, commesi j’avais touché un point sensible.

« Tu es ces quelques grammes depureté dans ce monde de brutes. C’estpeut-être bien pour ça que je me suisentiché de vous, dit-il d’une voix basseet résignée en remettant ses lunettes.

– Pourquoi tu ne me le dis pas, Abel ?

dis-je en posant ma fourchette.– Quoi ?– Que tu m’aimes Abel, que tu

m’aimes ! dis-je en soulevant sonmenton vers moi.

– Parce que vous le savez déjà, salegosse, dit-il l’air dépité en enlevant mamain.

– C’est pas humiliant d’aimer tu sais,dis-je avec ironie. Tu n’en resteras pasmoins un chevalier du ciel inaccessiblecouru par le tout-Paris.

– Je te le dis depuis le début, avecmon corps. Croyez-vous qu’un hommequi ne vous aime pas pourrait vousbaiser comme je le fais, franchement ? »

Je ris de cette réponse aussi ridicule

que touchante.« À ce stade, je ne crois plus en rien,

et mon bateau navigue à vue sur le grandfleuve de la vie !

– Eh bien moi c’est mon Boeing quipart en vrille. Depuis que je vousconnais, c’est l’avis de tempête tous lesjours et j’aimerais que ça se calme ! dit-il. Et je vous ferais remarquer que vousne m’aviez pas non plus dit que vousm’aimiez.

– Trop dangereux.– Donc, tu m’aimes », répond-il en

ôtant ses lunettes.Je le regarde et soupire, partagée

entre l’envie de me jeter sur sa boucheet de lui mettre une gentille claque.

« À la folie. Tellement que tun’arrives pas à le dire, continue-t-il enme fixant du regard.

– Peut-être bien.– Tu es plus orgueilleuse que moi en

fait », répond-il, un petit sourire auxlèvres.

Après ce copieux repas, nous sortonsdu marché et marchons en silence le longde la corniche. Le vent est tombé et lesoleil se couche au milieu de vapeurspurpurines et indigo reflétées par l’eautranquille, tandis que les vaguesviennent expirer sur la plage en unbruissement régulier. Il s’arrête etm’enlace, ses cheveux soulevés par lalégère brise. J’essaie en vain de

décrypter ses expressions derrière sesRay-Ban.

« Lou, je ne vais pas mentir. C’estvrai qu’au départ je t’ai traitée commeune belle nuit qui passe, dit-il encaressant mes cheveux pour dégagermon visage, mais bien que tu sois trèschiante, il se pourrait que tu sois lebonheur d’une vie entière.

– Je suis heureuse de vous avoirconverti à l’amour, dis-je en tentant decontrôler l’éclair de joie qui me traversede part en part. Vous ne saviez pas ceque c’était.

– Je suis heureux de vous avoirconvertie au sexe, répond-il en riant.Vous ne saviez pas ce que c’était.

– Ah oui ? Tu as voulu faire de moiune as du sexe Abel mais je ne le seraipeut-être jamais assez pour toi. Mateo,lui, m’aime comme je suis ! dis-je en ledéfiant du regard.

– Quand on s’est rencontrés, tu avaisun érotisme d’adolescente, j’ai fait detoi une femme, il fallait bien quequelqu’un s’y colle.

– Mais tu es odieux ! dis-je en medégageant vivement avant de continuerma route dans l’autre sens.

– Oui, je suis odieux, dit-il en merattrapant pour me coller contre lui, samain m’emprisonnant délicieusement lecou. Je suis orgueilleux, je suis exigeant,je suis accro au sexe et je me soigne

mais j’ai aussi de très nombreusesqualités. Laissez-moi vous embrassermaintenant.

– Non, je n’ai plus envie du tout là !dis-je en me dérobant à nouveau.

– Non ? dit-il en me rattrapant pourme coller dos contre lui. À chaque foisque je repense à notre dernière étreinte,je bande comme un fou, chuchote-t-il àmon oreille. Je voudrais te prendre toutle temps, la nuit, le jour.

– Pardonnez-moi de vousinterrompre. »

Nous nous retournons et découvronsMateo accompagné par ses gardes ducorps, quelques mètres derrière.Paniquée, je m’interpose entre les deux

et crie.« Non, ne vous battez pas ! Non ! »Mateo me regarde, enlève ses Ray-

Ban et éclate de rire.« Bien sûr que non on va pas se battre

Lou, on est plus au Moyen Âge, on estentre gentlemen, hein Abel ? »

Abel, lui, ne rit pas du tout. Le duelde regards électriques qui s’ensuit estdigne d’Il était une fois dans l’Ouest.Sur le qui-vive, je me demande qui vadégainer le premier.

« À ce stade, ce serait inutile, ironiseAbel.

– Se battre ? Continue gaiementMateo. Tu te crois dans un soap opéracolombien Lou ou quoi ? Non, on va

aller boire une bière, hein Abel ?– Quel est l’intérêt ? répond

froidement l’intéressé.– Je veux juste prendre une bière avec

celui qui a chamboulé le cœur et lecorps de madame.

– Et quel est l’intérêt ? dis-je.– Quand on veut connaître quelqu’un,

il faut parler avec ses ennemis. Moi jedirais, avec ses amours plutôt. »

Abel soupire, regarde sa montre.« O.K., et puis comme il est bon de

garder ses amis près de soi, et sesennemis encore plus près, conclut Abelavec un air de défi, allons prendre cettefoutue bière.

– N’importe quoi ! Et moi je fais quoi

pendant ce temps ? dis-je.– Tu gardes le chat ! dit Mateo en me

donnant Blas de Lezo. Diego vat’emmener au port. On doit rejoindre desamis à moi.

– Non mais t’y crois toi à ça ? » dis-je à Blasito tandis que mes deux amantsfilent au loin.

Une demi-heure plus tard, El Chamanm’accueille à bord de l’India Catalina,une splendide goélette de vingt mètreséquipée de trois mâts avec une coque enbois turquoise, décorée par une largebande rouge. Bercée par le clapotis del’eau et la brise tiède, je m’installe surle pont arrière soigneusement verni. Jesuis enveloppée des rayons chauds d’un

demi-soleil cuivré, et mon esprits’apaise peu à peu.

« Alors Lou, tu as pris ta décision, oùen es-tu de ton fameux dilemme del’autre fois ? dit El Chaman ens’asseyant face à moi avec desrafraîchissements.

– Non ! Ma divinité est visiblement encongé, voire en arrêt maladie et lespensées de mon cerveau gauchecontinuent de tourner en rond dans unecourse folle parmi les voiles et lescroyances limitantes ! dis-je tristementtandis qu’il sourit. El Chaman, j’aimedeux hommes et c’est mon drame.

– L’important n’est-il pas d’aimer ?répond-il en nous ouvrant deux bières.

– Peut-être. Tu sais, chacun m’a faitentrer dans une autre dimension de moi-même. Chacun m’a appris que j’étaisbien plus que ce que je pensais être,moi, mon corps, et mon âme !

– Alors c’est le principal.– Si le Panthéon des amants existait,

j’y mettrais leurs statues, l’une à côté del’autre comme les deux plusextraordinaires variations de lamasculinité que j’aie jamais connues !

– Si tu vois tant de beauté, c’estqu’elle est en toi aussi.

– Oui, mais il va falloir choisir !– Je ne pourrais te donner qu’un seul

conseil, Lou. Abel, Mateo, peuimporte… Choisis celui qui fait grandir

ton âme. Car tel est le destin que tu aschoisi avant de venir ici. Tu es unesemence d’étoile.

– C’est quoi ?– Ce sont ceux qui éveillent leurs

consciences pour ensuite aider les autresà éveiller la leur et préparer le passagedu nouveau monde, dit-il en se levant.

– J’aimerais tant que tu m’en disesplus, El Chaman !

– Une autre fois, il est temps depréparer les voiles. L’India Catalina aenvie de prendre l’air.

– Chaman ? dis-je, fascinée. Tu parlesaux bateaux aussi ? »

Il me regarde, surpris.« Diego ! Lou pense que les bateaux

parlent ! dit-il en riant.– Bah avec ces fichues lois de

l’univers, je m’attends à tout moi oh !Les roses parlent, les chats aussi,pourquoi pas l’India Catalina ? » dis-jeen tentant de rester digne tandis qu’ils semarrent.

Une demi-heure plus tard, Mateoarrive avec ses gardes du corps, toutsourire.

« Lou ! dit-il en me tapant dans lesmains. Ce mec n’est pas russe pourrien ! Quel joueur d’échecs !

– Ne me dis pas que vous avezdisputé une partie ?

– D’abord avec les mots, et ensuite envrai, répond-il avec un clin d’œil. Allez

Diego, El Chaman ! On largue lesamarres ! Il est temps d’aller voir nospotes !

– Qui a gagné ? dis-je.– Moi. »Tandis que nous sortons du port,

j’aide à hisser la brigantine et la flèchedu grand mât, suivies par le phare carrécomplet du mât de misaine. Les quatrevoiles vermillon du beaupré complètentcette majestueuse panoplie qui claque,frissonne et vibre sous le vent du soir.Parée de ses habits de lin rouge et blanc,accompagnée par les frégates superbes,de très grands oiseaux au bec et à laqueue fourchue, l’India Catalina sepenche légèrement et file à vive allure à

travers l’immensité pailletée des éclatsd’or du couchant.

Les embruns salés de l’eau mefouettent le visage tandis que je rejoinsMateo à la proue du bateau.

« Tu vois le grand entrepôt là-bas ?dit-il en désignant l’horizon deCartagena. On y stockait l’or volé auxIndiens. Tout le monde voulait prendrecette ville car elle était la porte d’entréedu Nouveau Monde, le fleuron del’empire colonial espagnol ! Mais tousles envahisseurs, tous les corsaires,même Francis Drake, se sont cassés lesdents contre ses forteresses. Il y en a aumoins dix, dont le Castillo San Felipe !ajoute-t-il en désignant une bâtisse en

pierre juchée sur une colline.– Impressionnant.– Cette cité est magnifique, pleine de

trésors, imprenable. Comme toi. Aucunpirate des Caraïbes comme moi, aucunseigneur, aucun tsar comme Abel ne tepossédera jamais vraiment. Personne net’a ni gagnée, ni perdue, Lou.

– En attendant, c’est quand même surton bateau que je suis, dis-je en riant.

– Oui, mais il a fallu que je tekidnappe sinon l’autre t’aurait emmenéedans son Boeing ! Viens, il se fait soif,dit-il gaiement. Encore ce chignontomate concombre Lou ! dit-il en meservant une Aguila.

– Quoi mon chignon ? dis-je tandis

qu’il crie au Chaman de lui balancer sabrosse.

– Assieds-toi ! Tu as des cheveux desirène… Mais il faut en prendre soin !Si tu veux rester la plus belle, il fautcent coups de brosse le matin, centcoups de brosse le soir comme pourBlasito et aussi El Chaman, heinChaman !

– Tais-toi fillette », répond le coachtandis que Mateo défait mon chignon etme démêle vigoureusement les cheveux.Le tangage du bateau s’accentuant, je meconcentre l’horizon.

« Il m’a dit qu’il t’aimait plus fort quetout, lâche-t-il soudain.

– Ah bon ? dis-je, toute chose.

– J’ai dit moi aussi mec, plus fort quel’univers dans son entier et toutes lesgalaxies réunies ! Il m’a dit qu’il voulaitdes enfants avec toi. J’ai dit moi aussi. Ilm’a demandé combien. J’ai dit le pluspossible ! Là, il a rigolé, continue-t-il ens’énervant sur un nœud.

– Aïe ! Doucement ! Et ?– Il m’a dit qu’il se pourrait qu’à

terme il te demande en mariage… Moij’ai dit jamais de la vie, t’es fou ! »

Il part dans un de ses grands rireslumineux avant de tirer ma tête enarrière pour que je le voie.

« Bien sûr que je voudrais que tu soismon épouse. Tu es la femme de ma vie,et ça fait des vies qu’on se rate », dit-il

tristement en séparant mes cheveux enplusieurs mèches.

Cette avalanche de révélations melaisse sans voix, j’ai l’impression que lenavire tangue de plus en plus.

« Ensuite, il m’a parlé de vos nuits,continue-t-il un ton plus bas.

– Mais pour qui il se prend ? dis-jetandis que le feu envahit mes joues.

– C’est de bonne guerre, il te veut,dit-il en me tressant les cheveux. Je suisresté calme. Il fut un temps où j’étaistrès jaloux, tu sais, mais c’était avant. Etpuis tu sais Lou, ton corps, dans le fond,m’importe peu.

– Ah bon ?– La première chose que j’ai vue chez

toi, ce n’est pas ta belle gueule ou tesjolies fesses, c’est ton énergie, ton âme.C’est d’elle dont je suis tombéamoureux, tu comprends ?

– Oui, dis-je en retenant mes larmes.– C’est pour ça que j’ai toujours

voulu faire partie de ta galaxie, d’unemanière ou d’une autre ! Chaqueseconde à tes côtés est un miracle, peum’importe ce que tu fais de tes jours oude tes nuits.

– De toute façon, j’ai encore riendécidé ! Je rentre à Paris, je bosse. Jeprends du recul et on verra.

– Prendre du recul, aller à labiblioteca le dimanche, Lou, reculerpour mieux sauter ? Ça sert à rien ! Il

faut vivre maintenant. Je suis d’accordavec Abel.

– Quoi, vous vous êtes mis d’accord ?Non mais au secours !

– S’il a été mis sur ton chemin, c’estpas un hasard.

– Tu me pousses dans ses bras ouquoi ? »

Il prend une profonde inspiration etsoupire.

« Même si tu me choisissais, sonombre planerait entre nous, dans toncœur, ta tête, dans notre lit. On serait pasun couple, mais un trio. Je ne veux pasde ça. Je te veux toute, ou rien, et là tuserais qu’à moitié.

– L’inverse marche aussi.

– Peut-être. Mais y a pas que ça. Marééducation risque d’être très longue. Jene sens plus du tout mes jambes. Je neveux pas que tu te sacrifies pour moi.

– Mais tu vas remarcher, j’en doutepas une seule seconde, l’universt’aidera, dis-je tandis que mon cœur seserre.

– Oui, mais pas tout de suite. Et j’aiencore beaucoup de choses à régler dansce gros bordel qu’est ma vie. Trop dechoses sont contre nous. »

Ses doigts se suspendent un instant.« Ça y est, ils arrivent ! dit-il en se

hâtant de finir ma tresse. Voilà mespotes ! CHAMAN ! Jette l’ancre ! »

Je me lève, regarde autour de moi

mais ne vois aucun bateau à l’horizon,quand soudain, un immense dauphin sortde l’eau, vrille sur lui-même et replongedans les flots.

« Je te présente Obregón, c’est leprince des dauphins de Cartagena ! »

Tandis que le dauphin sort sonadorable tête de l’eau et semble noussourire, El Chaman et Diego aidentMateo à se pencher par-dessus bordpour le caresser.

« Ces animaux sont très importantsLou. Il faut les protéger à tout prix !Partout où ils passent, ils sèment la joieet le bonheur, ils émettent des ondes quiaident à la guérison de l’humanité ! »

D’autres dauphins apparaissent tout

autour du bateau par duo, trio, quatuor.Subjuguée par ce spectacle et lesnombreuses émotions qui ne cessent deme traverser depuis des heures, je neretiens plus mes larmes.

« Pleure pas Lou, dit Mateo en mefaisant asseoir sur lui. C’est moi qui meretrouve seul, et c’est moi qui teconsole ? Regarde et écoute plutôt cequi se passe autour de nous. Ils ont unmessage pour toi ! Ils te disent que toutira bien, que le plus important, c’est tamission de semence d’étoile. Tout lereste, on s’en fout. Et nous, on seretrouvera, dans cette vie ou dans uneautre. »

Tandis que les derniers feux du jour

s’éteignent, nous levons l’ancre. Dans ungrand ballet d’écume et de joie, lesmyriades de dauphins plongent etreplongent dans les flots où luit l’ombrerougeoyante du soleil. Soudain envahiepar une immense vague d’allégresse, jesèche mes larmes et remercie l’universpour ces instants d’éternité et enlacemon marin boxeur, pirate des Caraïbes,Homme des étoiles rescapé de la pègre,mort et né tant de fois, qui, s’il n’est pasmon compagnon dans cette vie, sera àtout jamais mon héros.

Et puis, qui sait ce que l’avenir nousréserve. Laissons juste le fleuve de lavie couler en nous.

FIN

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