john r. bowen l’islam
TRANSCRIPT
John R. Bowen
L’IsLam à La françaIse
Traduit de l’anglais (USA) par frédéric sarter
380 I l’Islam à la française
Table des matières
REmERcIEmEnTs I 9
PartIE I ITInéRAIREs mUsUlmAns I 11
Chapitre 1 L’Islam et la République I 13
Chapitre 2 Façonner le paysage de l’Islam français I 37 Trajets et migrations 39
la montée du religieux 47
l’état répond 54
Des traits distinctifs 65
PartIE II EsPAcEs ET lIEUx DE l’IslAm En fRAncE I 75
Chapitre 3 Des mosquées tournées vers le monde extérieur I 77 Au cœur des banlieues turbulentes (clichy-sous-bois) 78
les réseaux vus de l’intérieur (saint-Denis) 87
le travail d’un imam au quotidien (lyon) 99
mosquées et divisions sociales 109
Chapitre 4 Donner forme à un savoir adapté à la France I 121 Règles, écoles, principes 122
le cERsI d’hichem El Arafa 127
la science du hadith 142
les objectifs de l’écriture 153
Chapitre 5 Comment les écoles se démarquent les unes des autres I 163 Aspects de la différenciation pédagogique 163
les objectifs et l’imam malik 181
Une formation technique dans une atmosphère islamique 198
382 I l’Islam à la française
Chapitre 6 Une école islamique peut-elle être républicaine ? I 207 Dhaou meskine et l’école de la Réussite 208
comment enseigner un programme laïc dans une école islamique ? 220
Un camp familial musulman 233
l’arrestation 239
PartIE III DébATs ET conTRovERsEs I 247
Chapitre 7 Un « Islam d’Europe » est-il nécessaire ? I 249 considérations sur la riba 253
Des règles différentes d’un pays à l’autre ? 263
Affrontements à la mosquée 273
la sphère islamique par-delà les frontières nationales 279
Chapitre 8 Négocier d’un champ de légitimité à l’autre I 289 coincés entre le halal et l’hôtel de ville 290
convergence I : de l’Islam à la laïcité 303
convergence II : du droit civil français aux pratiques de l’islam 315
Chapitre 9 Sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 329 les associations religieuses, un frein à l’intégration ? 331
Des priorités et des valeurs 344
vers une approche pragmatique de la convergence ? 357
glossAIRE I 367bIblIogRAPhIE I 369TAblE DEs mATIèREs I 381
328 I Débats et controverses
Partis d’un vaste panorama historique du paysage de l’Islam en
France, nous nous sommes peu à peu rapprochés pour regarder de
plus près les mosquées, les instituts et les écoles qui parsèment ce
paysage, avant de nous placer au plus près pour observer les formes
de réflexion et de débat qui prennent place chez les musulmans au sein de
ces espaces islamiques. Nous nous trouvions donc parmi les musulmans, et
notre regard traversait leur espace, tourné vers l’extérieur. Dans le chapitre qui
précède, nous avons commencé à faire quelques pas en arrière, élargissant
un peu la perspective, afin d’envisager l’éventualité de convergences par-delà
les frontières des champs de légitimation. Nous avons vu, ainsi, comment les
musulmans invoquaient des formes socialement pragmatiques de raisonnement
islamique pour faire face à des problèmes concrets, et comment ces modes
de pensée pouvaient également jeter des ponts depuis l’univers islamique
vers les normes juridiques françaises. Nous avons aussi pu esquisser les voies
éventuelles d’une convergence dans l’autre direction, partant cette fois du
droit français pour tendre la main aux institutions islamiques du mariage et du
divorce. Ces deux registres, ces deux répertoires de normes, se ressemblent bien
plus qu’on ne le penserait de prime abord ; tous d’eux s’appuient en effet sur
des notions comparables d’objectifs sociaux et d’équivalences juridiques. Mais
dans chaque champ nous avons également vu à l’œuvre de fortes résistances,
des oppositions fondées, d’un côté comme de l’autre, sur de longues traditions
jurisprudentielles.
9 I Sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain
330 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 331
À présent, je souhaite prendre encore un peu plus de recul, m’éloigner de
la réflexion normative et juridique, retraverser ces écoles et ces instituts
que nous avons étudiés, et retrouver l’univers plus vaste de la vie sociale
et des débats politiques en France. En effet, si juste et si crucial que puisse
être le cheminement d’un raisonnement normatif, il n’en retire pas moins
inévitablement sa force sociale et morale d’un champ plus vaste et complexe
d’idées, de valeurs, d’émotions, ainsi que de l’expérience et des jugements
d’individus dans le plein exercice de leur vie sociale. Ceci nous invite donc
fortement à nous tourner à présent vers la force sociale et morale des
objections françaises au genre d’idées et d’institutions islamiques que nous
nous sommes attachés à observer.
Ceux en France qui s’inquiètent de l’intégration des musulmans au sein de la
République font d’ordinaire mention de deux problèmes-clefs : en premier lieu,
le fait que certains musulmans sont restés nettement « communautaristes » et
tendent à se regrouper autour d’associations fondées sur l’Islam, mosquées,
écoles ou associations communautaires de quartier, ce qui les empêche
d’entrer pleinement dans l’espace public républicain ; et, en second lieu, le fait
que certains musulmans ne sont pas parvenus à faire leurs les exigences de la
laïcité, parce qu’ils substituent des normes et des valeurs religieuses (ou bien
des valeurs culturelles dérivées de la religion) aux normes et valeurs laïques, ce
qui les empêche d’adopter pleinement les normes d’égalité homme-femme et
de liberté religieuse.
La première objection porte sur les formes de sociabilité des musulmans,
la seconde concerne leurs normes et leurs valeurs. Toutes deux partent
d’inquiétudes réelles et sincères concernant la vie sociale et l’unité nationale,
mais j’avancerai pour ma part l’argument qu’elles échouent à prendre en
compte le fait que le parcours d’intégration des musulmans au sein de la
République présente en fait de nombreux parallèles avec celui d’autres
groupes religieux1.
330 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 331
lEs AssocIATIons RElIgIEUsEs, Un fREIn à l’InTégRATIon ?
Critiquer le communautarisme parmi les musulmans fait aussitôt surgir
une puissante gamme d’idées et d’idéaux politiques. L’idéologie française
républicaine promeut l’idée que tous les citoyens doivent participer ensemble à
la vie publique, sans être divisés en groupes intermédiaires, et c’est dans ce but
que les révolutionnaires ont aboli guildes et corporations, et ont rendu difficile
pour les citoyens de former des associations légalement reconnues. Dans ses
écrits sur la société nouvelle des États-Unis, Tocqueville opposait symétriquement
la confiance des Américains envers la libre association à la dépendance des
Français envers l’État. Mais un noyau d’idées adverses est venu faire à la logique
centralisatrice du républicanisme une sorte de perpétuel contrepoint.
Tout au long du xixe siècle, l’État a ainsi progressivement permis à certains types
d’entités collectives d’agir selon leurs propres intérêts ; en effet, l’État avait
fini par admettre qu’il valait mieux déléguer aux guildes la supervision de la
production de pain, que d’avoir à affronter le mécontentement populaire devant
des miches rongées aux vers, ou qu’il était préférable d’autoriser quelques
syndicats de travailleurs reconnus plutôt que de subir des grèves sauvages,
de sorte qu’à partir de 1901, on accorda aux citoyens un droit général à faire
enregistrer des associations, et que la loi de 1905 était principalement destinée
à remettre les Églises entre les mains des citoyens.
L’État comprit ensuite qu’il pouvait lui être fort utile d’étendre également cette
logique corporatiste aux immigrés, qui se virent accorder en 1981 les mêmes
droits de former des associations, qui pouvaient alors recevoir des subventions
du Fonds d’Action Sociale (FAS). En fait, l’État « sous-traitait » les questions
concernant les immigrés auprès d’associations organisées autour des identités
culturelles ou régionales2.
Aujourd’hui, la « vie associative » française est vibrante, avec plus d’un million
d’associations enregistrées, couvrant des domaines aussi variés que la jeunesse,
les sports, la santé, ou l’éducation, et les associations sont représentées
jusqu’au niveau gouvernemental par un secrétariat d’État. La vie associative
332 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 333
est devenue un élément si central à la conception française de la vie que les
vidéos projetées aux immigrés durant leur stage d’introduction aux valeurs
françaises les invite à rejoindre des associations, montrant des personnes
pratiquant divers sports, la danse ou la relaxation3.
Les associations ne sont pas censées correspondre à des communautés
culturelles, ethniques ou religieuses – d’ailleurs « association », à l’inverse de
« communauté », est un terme qui bénéficie d’une connotation positive –,
mais plutôt proposer des activités adaptées aux centres d’intérêts communs
des citoyens. En réalité, elles ont joué un rôle moteur et central dans le
développement des identités religieuses et culturelles en France. Certains
universitaires ont constaté une « division du travail social » dans les quartiers,
par laquelle les associations laïques, culturelles peuvent fournir certains
services sociaux et faire la promotion des identités d’origine, tandis que les
associations religieuses peuvent combiner discussions sur le Coran, sports, et
soutien scolaire, promouvant au passage des identités fondées sur la religion
commune. Cependant, les associations islamiques, comme les associations
culturelles, décrivent leurs activités en termes universalistes : enseigner aux
immigrés comment s’adapter à la vie en France, utiliser la langue française 4…
Les associations impliquant des musulmans, et seules quelques-unes d’entre
elles sont religieuses, en sont ainsi venues à proposer une large gamme de
parcours vers l’intégration.
Mais on ne peut guère dire que ces parcours soient spécifiques à l’Islam : de
nombreux groupes religieux se sont pareillement appuyés sur des stratégies
de type associatif, au moins depuis la « privatisation » de la religion en 1905.
De fait, au cours de la seconde moitié du xxe siècle, les religions traditionnelles
établies (catholique, juive, ainsi que les courants majoritaires du protestantisme)
ont connu un fort déclin du nombre de fidèles régulièrement présents aux
offices, en même temps qu’une floraison d’associations d’inspiration religieuse.
Les mouvements de jeunesse catholiques, bénéficiant de subventions de la part
de l’État, se sont fortement développés, aussi bien en ville qu’à la campagne,
après 1945. Ils avaient noué, depuis l’entre-deux-guerres, des liens solides avec
332 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 333
les syndicats ouvriers, en dépit de leurs engagements idéologiques éloignés5.
Les organisations de jeunesse catholiques et protestantes ont ainsi joué un rôle
actif dans les principaux mouvements politiques et culturels qui ont traversé
le pays, et en particulier dans les mouvements pacifistes et étudiants, du
début des années 1950 à la fin des années 1970. Les associations de type
évangélique ont également vu leurs rangs grossir : par exemple, l’association
catholique évangélique Jeunesse Mariale, qui recrute des jeunes gens dans les
paroisses et les écoles religieuses, organise des rassemblements et des camps
d’été, séduit particulièrement les jeunes gens désireux d’œuvrer à aider leur
prochain, dans le cadre de projets de développement ou en travaillant avec
des handicapés par exemple6. Tout en préservant ses bases catholiques, une
association comme la Fédération sportive et culturelle de France parvient à
intégrer dans ses rangs des dizaines de milliers de musulmans et d’autres non-
chrétiens en mettant en avant des activités sportives et artistiques7. Et bien sûr,
dans une grande partie de la France rurale, c’est toujours autour des églises
que s’organise une grande partie de la vie sociale quotidienne des catholiques,
les cloches marquent le passage du temps et les cimetières débordent de fleurs
fraîchement renouvelées.
Tandis qu’ils s’intégraient ainsi toujours plus étroitement au sein de la
République, les réseaux catholiques, qu’ils soient sociaux ou politiques, ont peu
à peu gagné en popularité. Lorsque la loi Debré de 1959 apporta un afflux
massif d’argent dans les caisses des écoles catholiques, en faisant désormais
payer par l’État le salaire de leurs enseignants, elle modifia également en
profondeur l’enseignement qui y était donné : d’un contenu dominé par la
doctrine catholique, on passa aux programmes scolaires nationaux. À la suite
de quoi les écoles catholiques attirèrent un public beaucoup plus large, et par
conséquent gagnèrent en puissance sociale. En 1981, elles étaient ainsi capables
de mettre en échec la tentative du gouvernement socialiste de les dissoudre pour
les ramener dans le giron de l’Éducation nationale. Elles n’ont pas cessé depuis
de recruter une proportion toujours plus importante des jeunes élèves français,
dont, au demeurant, un nombre croissant ne sont pas catholiques pratiquants.
334 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 335
Les vagues successives d’immigrés juifs venus d’Europe de l’Est puis d’Afrique
du Nord ont pu compter sur des associations d’entraide et de solidarité pour
construire et reconstruire leurs communautés sur le sol français. Au début
du xxe siècle, le Consistoire, c’est-à-dire la fédération nationale qui avait été
créée par Napoléon pour tenir lieu d’interlocuteur privilégié de l’État, proclama
que les écoles juives permettaient mieux que l’école publique d’assimiler les
enfants juifs de France, précisément parce qu’elles offraient des fondations
religieuses à l’assimilation8. Mais les immigrés avaient également fondé leurs
propres écoles, non rattachées au Consistoire, et, dès l’entre-deux-guerres,
leurs propres associations ethniques et religieuses9. La reconstruction de la
communauté après l’occupation allemande et les déportations fut, en partie,
prise en charge par le CRIF (Conseil Représentatif des Juifs de France), formé
en 1944, et travaillant de concert avec les groupes sionistes et les associations
culturelles. Les nouveaux immigrés juifs d’Afrique du Nord formèrent des
associations au caractère religieux plus prononcé que le CRIF, et donnèrent une
plus grande visibilité dans l’espace public à la cuisine juive et aux silhouettes
d’hommes et de femmes juifs orthodoxes10. Tout comme chez les catholiques,
la présence des fidèles aux offices religieux a décliné au cours du dernier quart
de siècle, en revanche, le nombre d’élèves dans les écoles juives est en très
forte augmentation : en 1986, il y avait désormais quatre-vingt-huit écoles
juives en France, surtout situées dans la région parisienne.
En dépit de leurs histoires remarquablement différentes, les catholiques comme
les juifs se sont donc intégrés à l’espace républicain à travers leurs associations,
et le succès de cette intégration n’a pas pour autant signifié une diminution
de la vie associative d’inspiration religieuse. Est-ce différent dans le cas des
musulmans ? Dans quelles directions s’orientent les jeunes musulmans qui
passent par des associations d’inspiration religieuse ? Ces orientations sont-
elles compatibles avec le fait d’être citoyen français ?
334 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 335
Retour à l’école…
Chacune des institutions que nous avons tour à tour observées au fil de cet
ouvrage offre un espace islamique où l’on cultive un sentiment de distance
morale par rapport à la majorité de la société française, tout en procurant des
points de repères pour s’impliquer dans la vie civique française. Ces institutions
interviennent à différents moments dans la vie d’un musulman français.
Au chapitre six, nous nous sommes penchés sur l’École de la Réussite à
Aubervilliers, qui recrute ses élèves à l’issue du cursus primaire public et leur
enseigne les programmes de l’Éducation nationale dans un environnement
islamique11. À en juger par les résultats aux examens, l’enseignement est de
qualité, en grande partie du fait des petites classes et d’une insistance globale
sur la réussite. Mais nous y avons également vu comment les élèves apprenaient
à conserver une distance éthique vis-à-vis du programme pédagogique
français.
En biologie, ils apprennent à comprendre l’évolution, tout en traitant le
présupposé d’une origine unique des espèces vivantes comme une simple
hypothèse de travail, pas nécessaire pour maîtriser les sciences, et qui peut-
être s’avérera fausse à long terme.
En cours d’éducation civique, ils découvrent les mœurs et les habitudes sociales
des Français « majoritaires », qui vivent en couple en dehors du mariage, ou
acceptent de bonne grâce les unions gays ou lesbiennes, mais apprennent que
ce sont là des choses qui, pour autant, ne se font pas « chez nous ».
En cours de religion, ils apprennent les pratiques fondamentales de l’Islam mais
également l’importance d’être de bons voisins et par là-même d’honnêtes citoyens.
En d’autres termes, ils apprennent à maintenir les engagements singuliers de leur
propre religion tout en s’impliquant pleinement dans la vie civique.
Comme nous l’avons vu plus haut, les écoles de jour islamiques (il en existe
au moins trois en 2011 mais une seule est sous contrat avec l’État, et perçoit
donc les subventions inhérentes) ont été très critiquées en raison de leur
supposé « communautarisme », alors que leur politique de recrutement et
336 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 337
leurs programmes sont identiques à ceux des écoles catholiques auxquelles de
nombreux parents ont recours. Les efforts de financement du collège à Lyon
rencontrèrent une opposition si violente et si infondée de la part du recteur
d’Académie, que ce dernier fut finalement contraint à la démission. Quant à
l’École de la Réussite, en dépit du soutien affiché, bien que tardif, du maire
et du préfet, sa reconnaissance officielle reste bloquée par la hiérarchie de
l’Éducation nationale.
Il y a pourtant plus d’une raison de soutenir que, sur le plan psychologique,
un enfant musulman pourrait retirer davantage encore de profit d’une
scolarité dans une école musulmane, qu’un enfant catholique scolarisé dans
l’enseignement privé confessionnel, étant donné les nombreuses occasions,
dans sa vie quotidienne, où il risque d’être critiqué pour sa foi. La plus grande
part du caractère « islamique » de l’école ne vient pas des programmes, mais
du fait que se comporter en musulman(e), porter le voile, faire sa prière à
l’heure prescrite, jeûner durant le Ramadan, est normal dans cet espace.
Dans une école publique, même la rupture du jeûne est regardée comme une
contravention aux normes de la laïcité12.
Que pouvons-nous dire, si tant est qu’il y ait quelque chose à dire, sur
la façon dont l’éducation dispensée dans ce type d’écoles religieuses
privées prépare les élèves à s’engager dans la vie civique ? D’abord, faisons
remarquer que les écoles islamiques privées, tout comme la quasi-totalité
des écoles françaises catholiques et juives, enseignent selon un programme
précisément défini et imposé par l’État, que l’enseignement de la religion
s’y limite à une heure par semaine de cours optionnel, et qu’elles admettent
les élèves quelle que soit leur religion. Au moins depuis la loi Debré de
1959, la politique française de l’éducation regarde ces écoles comme des
composants « normaux », sinon cruciaux, du système éducatif d’État. Le
regard de beaucoup de parents sur ces écoles n’est pas différent, ils les
voient plus comme des écoles privées de qualité que comme des écoles
confessionnelles13.
336 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 337
À ce titre, les écoles religieuses françaises sont bien plus proches des écoles
laïques qu’elles ne le sont des écoles religieuses britanniques ou américaines.
La Grande-Bretagne finance des écoles confessionnelles qui disposent d’une
large marge de manœuvre pour définir leurs propres programmes et qui
peuvent – et ne s’en privent pas – limiter l’accès de leurs établissements aux
membres attestés d’une confession particulière. Les États-Unis ne financent
pas d’écoles religieuses, mais ils autorisent des écoles privées de toutes
sortes à fonctionner sur la base de leur foi et à remplacer l’école publique.
Nombre de ces écoles pourraient davantage être comparées aux écoles
catholiques françaises de l’immédiat après-guerre, dont les programmes
d’enseignement faisaient la part belle à la doctrine religieuse. Les critiques
anglo-américains des écoles religieuses partent en général du présupposé
que ces écoles enseignent les matières sous un angle totalement différent
de celui que l’on connaît à l’école publique, et que, notamment, certaines
habitudes essentielles à l’engagement civique, comme le raisonnement
critique et le respect mutuel, y sont subordonnées aux valeurs d’obéissance
et de responsabilité14.
À présent, même si ces présupposés, en l’occurrence, ne tiennent pas la route en
ce qui concerne les écoles islamiques, ni d’ailleurs les autres écoles religieuses,
en France, ne pouvons-nous pas tout de même critiquer ces écoles pour leur
atmosphère islamique ? Étant donné que l’attachement à une communauté
religieuse et à tout un ensemble d’exigences religieuses s’y voit renforcé, au
quotidien, par les remarques des enseignants, les activités extra-scolaires, et
les orientations religieuses bien visibles des autres élèves, ce renforcement ne
se fait-il pas au détriment d’un attachement aux principes civiques nationaux
et à la communauté nationale ? C’est là, du moins, les critiques que soulèvent
certains représentants de l’État.
Qu’il me soit permis ici de suggérer que quelque chose d’un peu plus complexe
que cela est en œuvre : les élèves apprennent à la fois à maintenir une certaine
distance critique entre leurs propres engagements moraux et les normes et
338 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 339
valeurs de la société au sens large, et à prendre une part active à cette société,
en se conformant à ses normes.
Nous avons déjà vu comment un enseignant de La Réussite a donné une leçon
sur le bon voisinage dans le cadre du cours de religion, les valeurs civiques de
respect mutuel, de réciprocité, et de tolérance étaient ainsi enseignées à partir de
l’exemple du Prophète Mahomet, tout comme certaines paroles de Jésus peuvent
servir de point de départ chrétien à l’enseignement de ces mêmes valeurs. Est-ce
que ces manières de les enseigner sont nécessairement inférieures à une manière
purement laïque ? Sur ce dernier point, les opinions des théoriciens de la chose
politique sont partagées : certains pensent que la société doit se réjouir si des
groupes religieux trouvent leurs propres raisons d’affirmer des valeurs civiques
centrales (ce que j’ai pris l’habitude d’appeler « raisonnement convergent »),
tandis que d’autres maintiennent que la société est bien mieux servie si tout un
chacun, lorsqu’il est confronté à un instant décisif et crucial, est susceptible de
pouvoir se replier sur les mêmes raisons fondamentales15.
Mais si nous tenons pour un fait acquis l’existence, au sein d’une même société,
de diverses communautés de croyances religieuses et morales auxquelles les gens
sont fermement attachés, alors nous devons sans doute nous réjouir de les voir
s’efforcer de converger, si éloignés que soient leurs points de départ, vers un
ensemble de principes civiques communs. Il me semble que le compromis français
autour des écoles privées, avec un financement public qui fonctionne comme une
prime pour inciter les écoles religieuses à s’ouvrir aux programmes nationaux, aux
inspections, et à une clientèle potentiellement multi-religieuse, est supérieur, au
moins sous ces aspects d’éducation civique, aux arrangements qui existent en
Angleterre ou aux États-Unis. Le compromis français permet en effet le degré le
plus élevé possible de standardisation pédagogique et civique, dans un cadre qui
laisse une place à des écoles d’inspiration et d’atmosphère religieuse.
Après son baccalauréat, un élève musulman français peut, tout en allant à
l’université, chercher à approfondir son étude de l’Islam, par exemple en se
rendant dans un institut comme le CERSI d’Hichem El Arafa. Là aussi, il trouvera
338 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 339
un espace islamique, mais qui cette fois ajoute une approche scientifique de
la connaissance religieuse qui ne recoupe probablement en rien les études
universitaires. L’étudiant y apprend à penser la connaissance de l’Islam comme
un ensemble de disciplines qui requièrent une fine analyse linguistique et
textuelle. Hichem, comme d’autres enseignants du même genre, envisage
cette pédagogie comme une sorte d’inoculation spirituelle pour se prémunir
des approches salafistes. Une fois encore, dans ces espaces, l’Islam est
normalisé. Les étudiants qui fréquentent d’autres genres d’instituts éducatifs
« à atmosphère islamique », comme l’institut de formation décrit au chapitre
cinq, pénètrent également dans un espace social islamique, où les références
et les pratiques religieuses sont regardées comme une composante normale
de la « vie associative », même si le contenu ostensible de la formation est
purement technique.
Une sphère islamique nationale au Bourget
Il se peut aussi que ces jeunes musulmans assistent à des débats dans les
mosquées, ou bien, et c’est plus probable, qu’ils consacrent, comme des
milliers de musulmans, un ou deux jours au Salon, sponsorisé par l’UOIF, qui,
chaque année se tient au Bourget.
Depuis 2006, après les débats sur le foulard, les émeutes de 2005, et devant
la présence électorale croissante des musulmans, la presse et les politiciens des
grands partis ont commencé à prêter attention à ce qui se passait au Bourget.
Une diffusion télévisée en direct permet désormais également à de nombreux
musulmans des pays du Golfe ou d’Afrique du Nord de suivre les différents
événements du rassemblement16.
Se baladant d’un stand à l’autre, écoutant des conférences, profitant
de la nourriture et de la musique, les jeunes musulmans visitant le Salon
apprendraient ainsi qu’ils vivent dans un univers islamique aux dimensions
multiples. Je soulignerai trois de ces dimensions
340 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 341
Tout d’abord, les musulmans font l’expérience des dimensions spirituelles et
liturgiques de cet univers, de leur religion au sens le plus étroit, les visiteurs
trouveront des agences de voyage pour le pèlerinage, des tapis de prières
dotés de boussoles indiquant la direction de La Mecque, des « brosses à dents
musulmanes » (les petits bâtonnets de miswak, qu’on utilisait au temps du
Prophète pour se nettoyer les dents et rafraîchir l’haleine, et encore souvent
utilisés aujourd’hui), des robes, des sandales et des parfums inspirés du
style de vie du Prophète, ainsi que des centaines de rayonnages de libraires
proposant des textes sacrés, des manuels sur la prière, ou des ouvrages de
théologie et de spiritualité17, les boissons de prédilection étant le Mecca Cola
et le Muslim Up.
Si les grands médias et la presse ne couvrent que les aspects politiques du
rassemblement – en 2001, les inquiétudes au sujet de la Palestine, en 2003, le
discours de Nicolas Sarkozy qui avait lancé la frénésie anti-foulard, en 2006, la
question de l’orientation des votes des musulmans pour les prochaines élections
présidentielles – les prédicateurs et les conférenciers venus de tout le monde
musulman attirent les foules. Les visiteurs s’attroupent en effet plus volontiers
autour d’intervenants davantage tournés vers les questions spirituelles.
Cette dimension spirituelle, émotionnelle du Salon alimente un second aspect :
la conscience aiguë de la détresse humanitaire et des souffrances politiques de
nombreux musulmans de par le monde. En 2001, l’organisation humanitaire du
Secours Islamique tenait plusieurs stands côte à côte . L’un d’eux était une tente
de réfugié tchétchène contenant seulement une casserole sur un réchaud, et
décorée de photos de batailles et de souffrances. Les trois autres stands avaient
été montés par des exilés, et mettaient en scène, respectivement, l’asphyxie des
libertés politiques en Tunisie, les massacres en Algérie, et les persécutions subies
par une personnalité islamique marocaine, Cheikh Abdessalam Yassine, avec des
séquences vidéos montrant la police attaquant les manifestants marocains lors
de la Journée internationale des Droits de l’Homme.
De tels stands, affichant avec force les problèmes auxquels les musulmans font
face dans ces trois pays du Maghreb, sont présents chaque année au Salon (en
revanche, bien que des musulmans d’autres régions du monde fréquentent
340 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 341
également le rassemblement, on ne trouvait guère sur les stands, au moins
jusqu’en 2006, de références à la situation en Afrique de l’Ouest ou en Turquie).
Toutefois, la plupart des musulmans qui flânent entre les stands vivent en
France, et pas dans un camp tchétchène ou en Palestine, et la réalité sociale
de leur vie en France forme la troisième dimension de cet espace islamique.
Les visiteurs croisent des personnes qui leur demandent une donation pour la
construction d’une mosquée : des stands exposent des dessins d’architecture,
et des quêteurs, hommes et femmes, arpentent les allées et l’extérieur des
bâtiments en criant « fisabilillah », « œuvres pour l’amour de Dieu », et tenant
des sacs invitant à y glisser quelques pièces.
Jusqu’à 2006, j’avais pu visiter six stands présentant des projets d’écoles
secondaires islamiques privées. La plupart des instituts d’études supérieures
proposant des cursus d’études islamiques avaient également des présentoirs.
Chaque année, Hichem El Arafa installait un stand pour le CERSI. En 2003,
il me confia que le rassemblement était « devenu l’agora des musulmans de
France, c’est pourquoi [il se devait] d’avoir une présence ici, pour [se] faire
connaître des gens »18.
Certaines personnes écoutaient des discours sur la signification d’être un jeune
musulman en France ou en Europe. Des conférenciers plus jeunes, tels Hassan
Iquissien et Farid Abdelkrim, semblaient davantage portés à presser leur
auditeurs d’affronter les problèmes de société, au sens large, qu’à leur parler
de prière ou de normes religieuses. En 2006, Abdelkrim demanda au public :
« Combien d’entre vous seraient disposés à renoncer à la télévision au profit
de la lecture ? Non, vous êtes devenus une seconde télévision, répétant ce que
vous entendez. Je suggère un jeûne d’un mois sans télévision, une désintox ! »
L’exhortation fut saluée par une salve d’applaudissements.
Jeunes hommes et femmes allaient et venaient librement, et le propriétaire
d’une librairie estima que « 60 % des jeunes gens qui viennent ici le font pour
se marier, et les autres, c’est qu’ils ont déjà rencontré leur épouse ici19. »
342 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 343
Bien sûr, le global et la politique peuvent également s’inviter dans cette
troisième dimension de l’Islam, celle de la vie sociale des musulmans en
France. En 2003, le stand sur les combats d’Abdessalam Yassine au Maroc était
remplacé par un présentoir tenu par des représentants de son mouvement
en France, appelé Participation et Spiritualité Musulmane. Une jeune femme
débordante d’enthousiasme m’y décrivit leurs conférences et leurs camps d’été,
tous inspirés par les enseignements de Yassine, et où intervenait fréquemment
sa fille, Nadia. D’une façon générale, il y a à peu près autant de femmes que
d’hommes parmi les visiteurs ou pour animer les stands, en revanche la grande
majorité des conférenciers sont des hommes. Ce qui avait débuté comme un
ensemble de demandes pour plus de liberté au Maroc avait laissé place à un
éventail d’opportunités en France.
Bien que de nombreux éléments soient demeurés constants tout au long de
cette période, l’on pouvait cependant ressentir de façon presque palpable,
entre 2001 et 2006, un changement d’humeur et de message au sujet
de la relation entre les musulmans et la société au sens large. Bien que se
sentant toujours attaqués de toutes parts, et demeurant prompts à l’évoquer,
les musulmans étaient cependant nettement plus enclins à se présenter
comme des bâtisseurs que comme des victimes. Un plus grand nombre de
stands révélait un bouillonnement frénétique de création de nouvelles écoles
et mosquées, de publication de nouveaux livres, et de mise à disposition de
nouveaux services, de la certification halal au conseil médical en passant par
un instrument financier pour éviter le paiement d’intérêts. La triple menace
des attentats du 11 septembre 2001, de l’invasion de l’Irak en 2003, et du
vote de la loi de 2004 interdisant le voile à l’école, semblait avoir galvanisé les
musulmans, désormais plus engagés dans l’action sociale20.
Au Bourget, chaque musulman peut trouver une vaste gamme de services, qui
laissent entrevoir tout ce que peut signifier le fait d’être musulman en France :
sources de renouveau spirituel ou d’éducation normative, possibilités de venir
en aide à d’autres musulmans à travers le monde ou en France, vêtements et
342 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 343
autres marchandises, tout cela « islamique » à un titre ou un autre. Dans les
années à venir, on commencera peut-être à y trouver des services de banque
et de finance islamique (comme on en voit déjà beaucoup dans l’événement
analogue en Amérique du Nord, le rassemblement national de l’ISNA), ou
un plus large éventail de services sociaux, et ceux-ci permettront peut-être
d’étendre la gamme des façons possibles pour un individu de préserver ses
choix de vie islamiques au sein de l’espace public français.
Les références normatives que l’on trouve ici sont islamiques, et non françaises,
ou européennes, mais les formes d’investissement personnel qui y sont
encouragées, construction d’écoles et de lieux de prières, souci des personnes
dans le besoin au-delà des frontières, ne semblent guère différentes de ce qui
forme la base même de la vision française d’un citoyen actif.
Lorsque des commentateurs français dénoncent la propension des musulmans
à former leurs propres cercles socio-religieux, et de pratiquer ainsi le
« communautarisme », ils perdent totalement de vue le fait que les citoyens
peuvent tirer de leur vie associative une inspiration religieuse et morale qui leur
permet de mieux s’intégrer à des activités sociales et politiques plus larges.
Que les catholiques, les protestants et les juifs n’aient pas procédé autrement
ne suscite guère d’inquiétude aujourd’hui ; ces activités font désormais partie
du fond commun de la vie sociale française, de ce que l’on considère comme
normal21. Que les musulmans procèdent, à leur tour, de cette façon est en
revanche un fait nouveau, et une source d’angoisse pour ceux, en France, qui
craignent que les musulmans placent leur loyauté religieuse, qui se déploie à
l’échelle mondiale, au-dessus de leur fidélité à la République. Si l’on plonge
plus en profondeur dans le contexte historique, l’on s’apercevra que cette
crainte n’a, en fait, rien de nouveau. Les catholiques et les juifs, en particulier,
ont été la cible de ce genre d’accusations, et pas seulement en France.
Ce sont ces accusations qui nous conduisent à présent à changer à nouveau
de perspective : après avoir observé les formes de sociabilité elles-mêmes,
344 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 345
nous nous tournons à présent vers les angoisses que font naître les normes et
valeurs exprimées par certains musulmans français.
DEs PRIoRITés ET DEs vAlEURs
Cette seconde forme de critique tourne autour de deux affirmations.
La première est que certains musulmans français ne sont pas assez attachés
à la laïcité, parce qu’ils placent les commandements de la religion au-dessus
des règlements laïcs de la nation. Pour y remédier, certains proposent que l’on
demande aux musulmans d’affirmer explicitement la primauté des principes
laïcs et républicains sur ceux de la religion, chose que personne évidemment
ne songerait à exiger des catholiques.
La seconde affirmation laisse entendre que si certains musulmans n’ont pas
complètement assimilé les valeurs françaises, c’est parce qu’ils ont conservé
certains éléments de leurs « cultures d’origine », qui entrent en conflit avec
les valeurs qui prédominent en France. Je m’attacherai à analyser tour à tour
chacune de ces affirmations.
La laïcité doit primer ?
Au tout début de ce livre, j’avais fait remarquer que d’une façon générale les
musulmans étaient souvent les critiques les plus efficaces de l’Islam, et c’est
bien le cas en France. Les auteurs français musulmans dont les écrits et les
opinions connaissent une large diffusion dans la presse généraliste ou à la
télévision militent en faveur d’un Islam clairement inscrit dans le cadre des
principes républicains.
Il y a, bien sûr, des variations dans ce qu’ils choisissent de mettre en avant : un
Islam des Lumières, la gloire et l’éclat des civilisations islamiques du passé, la
valeur spirituelle de la prière, ou encore un Islam libéral ancré dans le libre choix
de l’individu22. Mais tous se rejoignent pour critiquer ces autres musulmans qui
344 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 345
pratiquent ce que j’ai appelé le « raisonnement par convergence », c’est-à-
dire qui travaillent en partant des principes islamiques pour aller vers ceux
de la République. Leurs critiques ressemblent à celles que l’on fait souvent à
l’éducation religieuse même s’il vous est possible d’arriver aux idées françaises
en raisonnant à partir des principes islamiques, il reste que votre point de
départ n’est pas le même que celui des citoyens français d’esprit laïc, qui font
des principes des Droits de l’Homme, de l’égalité homme-femme, et de la
liberté religieuse l’unique fondation partagée sur la base de laquelle passer au
crible les idées et pratiques religieuses.
Un débat de 2000 sur l’apostasie tournait autour de cette question des points de
départ légitimes. Le problème de la liberté pour un musulman de quitter l’Islam
est fréquemment soulevé dans les discussions autour de l’Islam et des Droits
de l’Homme, et il est vrai que le sujet est loin d’être simple et que la question
n’est pas réglée. Certains soutiennent que, bien que l’on soit libre de choisir sa
religion, une fois que l’on est devenu musulman il n’est pas possible de renoncer
à l’Islam, les peines qui s’appliquent à ce genre de cas furent en effet révélées
à Mahomet, qui les a fait connaître à ses disciples. Mais d’autres préfèrent citer
le verset coranique selon lequel il n’y a « pas de contrainte en religion » (Coran
2 :256), et ils interprètent les déclarations et les actions de Mahomet comme
portant la marque d’une époque où le fait de quitter la communauté était
synonyme de trahison, situation plus guère valable aujourd’hui.
Les acteurs publics de l’Islam essayent souvent d’esquiver la question. Les
« Déclaration[s] des Droits de l’Homme en Islam » de 1981 et de 1990
assujettissent tous les droits à la charia, mais sans détailler explicitement les
implications d’une telle clause. Si la question s’est trouvée à l’ordre du jour en
France, c’est parce que le ministère de l’Intérieur, vers la fin des années 1990,
avait entrepris de travailler avec plusieurs groupes musulmans à l’élaboration
d’un texte esquissant les grandes lignes de l’Islam en France.
Le processus, appelé « Consultation », a finalement abouti à la création du
Conseil Français de Culte Musulman. Une clause affirmant le droit de changer
de religion avait été incluse dans l’un des premiers textes préparatoires, avant
d’en être retirée sur l’insistance d’un des groupes participants.
346 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 347
En janvier 2000, deux intellectuels musulmans – Leïla Babès, professeur de
sociologie des religions à Lille, et de Michel Renard, co-rédacteur avec Saïd
Branine de la revue musulmane Islam de France – critiquèrent vertement
l’empressement du gouvernement à accepter le retrait de cette clause23.
Se faisant les chantres de la cause de la « loi partagée » ou du « droit
commun » contre celle du « droit communautaire », ils défendaient l’idée
que les musulmans de France doivent se déclarer pleinement en faveur de la
liberté de conscience, qui implique le droit de changer de religion. Suggérant
qu’entretenir le flou sur cette question ouvrait la porte à ces interprétations
de l’Islam qui prescrivent, pour une telle action, la peine de mort24, Babès et
Renard allèrent jusqu’à critiquer le gouvernement d’avoir employé le terme
arabe al-istikhara (« consultation ») pour désigner le processus. Le recours à un
tel terme, accusaient-ils, impliquait « que le principe même de la consultation
exigeait l’acceptation préalable d’une législation spécifiquement islamique »,
un geste qu’ils percevaient comme ouvrant dangereusement la porte au droit
islamique. En d’autres termes, il faudrait que l’Islam s’intègre à la République
exclusivement selon les termes édictés par celle-ci, et sans tenter de rationaliser
cette fusion en termes islamiques.
Un certain nombre d’intellectuels écrivirent pour réagir. L’un d’eux fit
remarquer que l’Église catholique n’avait jamais reconnu le droit au divorce, et
que cela n’empêchait pas les catholiques d’être parfaitement bien intégrés à la
République. Pour quelles raisons la même acceptation tacite d’une divergence
entre religions (et vis-à-vis des positions non-religieuses) ne pourrait-elle pas
être étendue aux non-musulmans ?25
Plus largement, la question était de savoir si deux systèmes de valeurs distincts
pouvaient coexister au sein de la sphère politique et publique française. Pour
Babès et Renard, faire entrer le Coran, ou même seulement une formule en
arabe, dans les débats politiques publics revenait à renier l’universalité des
valeurs républicaines et à menacer l’unité de la société française. Dans d’autres
textes, Babès se faisait l’avocate d’un « Islam intérieur » fondé sur la foi, qui
n’adhérerait pas à la loi islamique, ni ne considérerait que les musulmans puissent
346 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 347
être envisagés comme un groupe ethnique26. Pour souligner les différences en
matière de points de départ normatifs, Babès publia un dialogue avec l’érudit
bordelais Tareq Oubrou sous le titre Loi d’Allah, loi des hommes27.
Oubrou y défend le point de vue que les musulmans peuvent parvenir à des
positions morales, au sens large, en partant de points de départ islamiques
(comme nous l’avons vu dans le chapitre huit), et qu’en outre, ils n’ont d’autre
choix que de rester dans la voie tracée par les doctrines de l’Islam, parce qu’une
fois que l’on a accepté la vérité de la Révélation, « il y a inévitablement des
conséquences comportementales »28.
Pour Babès, les problématiques en jeu sont à la fois « simples et fondamentales :
la liberté (de conscience, d’expression), les droits de l’homme et de la femme,
l’égalité » ; les normes islamiques contreviennent catégoriquement à ces
principes.
Chacun des deux auteurs articule d’une manière radicalement différente la
question soulevée dans le titre du livre : Babès demande aux citoyens de choisir
entre les deux sources de droit, Oubrou attend d’eux qu’ils les concilient.
Le contexte très grand public du dialogue garantissait qu’Oubrou sortirait
perdant du débat. De fait, coordonnant la publication de ce livre pour le
compte d’un éditeur grand public (Albin Michel), c’est Babès qui dirige la
conversation, tandis qu’Oubrou reste sur la défensive. La question n’est jamais,
« Est-ce que vos idées, Mme Babès, sont conformes à la parole de Dieu ? »,
mais plutôt, « Est-ce que vos idées, M. Oubrou, sont conformes aux exigences
de liberté et d’égalité ? ». Oubrou doit se livrer à des exercices de contrition
et d’apologétique : oui, certains musulmans pensent ceci ou cela, mais voyez
plutôt, le calife Omar s’abstenait de trancher les mains, et beaucoup d’entre
nous pensent à présent qu’il faut adapter l’Écriture à de nouveaux temps et
de nouveaux lieux. Son argument qui fait le plus mouche, celui selon lequel
une prise de position sur la charia dont le point de départ se situe en dehors
de l’Islam, comme celle qu’avance Babès, ne serait d’aucune aide dans la
mesure où elle ne saurait convaincre les musulmans. Cet argument peut être
facilement écarté comme équivalent à accepter la position « scandaleuse »
d’exécuter les apostats et de lapider les femmes adultères29.
348 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 349
Pour le grand public français, tout argument qui trouve sa source dans
l’Écriture est particulièrement fragile devant un contre-argument qui part de
valeurs universelles. Les porte-paroles musulmans de la position universaliste,
comme Babès, sont nettement en position de force, car ils peuvent persuader
le lecteur qu’ils sont des personnes religieuses, qui suivent un Islam fondé sur
la foi et la morale, qui ne cherchent pas à substituer une Loi sacrée aux lois de
la République, mais qui se tiennent tranquillement dans la sphère qui convient,
celle des relations d’ordre privé entre les individus et Dieu.
« Défauts d’assimilation »
Plus récemment, les adversaires des musulmans se sont mis à poursuivre ceux-ci
jusque dans la sphère privée, affirmant que leur comportement de tous les jours
témoignait que les valeurs anciennes (arabes, islamiques, africaines) n’avaient
pas été suffisamment remplacées par les valeurs françaises. Emblématique
de ces théories, un livre paru en 2002 a fortement pesé sur les débats. Les
Territoires perdus de la République dénonce la « culture arabo-musulmane »
qui encourage, selon l’auteur, les enfants d’âge scolaire à refuser l’intégration
républicaine30.
Fixer ainsi l’attention sur les valeurs profondes permet d’éviter d’avoir à
répondre au fait que les musulmans fonctionnent désormais, en public, dans
un contexte ouvertement laïc. Ce que les musulmans demandent, ce n’est pas
la mise en place de lois fondées sur la charia, mais l’application équitable des
lois françaises (sur la scolarisation, la liberté religieuse, les lieux de culte)31. Mais
si les musulmans semblent accepter les règles du jeu explicites, ils peuvent
néanmoins être passés au crible en ce qui concerne leur adoption des valeurs
françaises. Même les musulmans nés en France, qui parlent français, ont des
emplois ordinaires (et à ce titre, ne peuvent pas si aisément être décrits comme
« communautaristes »), et qui répondent aux sondages par des réponses
typiquement françaises, pourraient ainsi nourrir au fond d’eux-mêmes des
348 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 349
différences radicales dans leurs engagements fondamentaux, qui pourraient
alors resurgir lors d’événements singuliers et révélateurs32.
Examinons l’une après l’autre quatre controverses récentes.
La plus ancienne est la longue série de débats autour du voile, qui a occupé
le centre de l’attention publique de la fin 1989 au début 2004. Durant cette
période, une jeune fille musulmane qui couvrait sa tête à l’école ne violait
aucune loi, mais certains en France pensaient que cette insistance à porter le
foulard révélait des engagements politiques anti-républicains, et contrevenaient
à l’égalité homme-femme. Les adversaires du voile maintenaient également
que les foulards introduisaient dans les salles de classe (et plus largement, dans
la société française) des divisions qui n’étaient pas les bienvenues, et qu’une
pression était ainsi exercée sur les autres jeunes musulmanes pour qu’elles
couvrent également leurs cheveux. Toute une série de rapports et de discours,
ainsi que la couverture médiatique de l’affaire, aboutit, en 2004, au vote d’une
loi interdisant les « signes religieux » dans les écoles publiques, et à diverses
tentatives de tenir le foulard à l’écart d’autres espaces du service public, tels
que les hôpitaux et les mairies33.
Deuxième controverse, déjà abordée dans le chapitre huit, en juin 2007, certains
hommes politiques se plaignirent de voir des musulmans se marier religieusement
sans s’être au préalable mariés à la mairie. À l’époque, aucune suite judiciaire n’y
fut donnée, les couples eux-mêmes n’ayant violé aucune loi. Mais ces plaintes
prenaient source dans l’inquiétude diffuse que les musulmans de la jeune
génération évitaient les institutions de l’État faute d’accepter pleinement les
normes et les valeurs associées à la citoyenneté française. Un an plus tard, comme
nous l’avons vu, deux imams furent poursuivis en justice pour la raison, toujours
sujette à controverses, qu’ils avaient « célébré » des mariages religieux.
Troisième affaire, en avril 2008, un tribunal lillois accepta, pour prononcer
l’annulation d’un mariage, l’argument du mari selon lequel sa femme lui avait
menti au sujet d’une « qualité essentielle de la personne », pour parler la langue
du Code civil, en l’occurrence, sa virginité. L’épouse ne s’opposait pas à la requête.
350 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 351
Il se trouvait par ailleurs que les deux parties étaient musulmanes (l’homme
était un converti), mais ce fait n’avait en rien pesé dans le raisonnement de la
cour. Sur le moment, l’affaire n’attira guère l’attention, et la Garde des Sceaux,
Rachida Dati, soutint cette décision de justice, au motif qu’elle était conforme
au droit, qu’elle permettait à l’épouse de reprendre le fil de sa vie, et que dans
d’autres circonstances le même raisonnement juridique pourrait servir à protéger
les femmes de mariages non souhaités. Cependant, dès le mois de juin, l’affaire
se trouva sous les projecteurs, et de nombreux acteurs publics attaquèrent la
décision, arguant qu’elle donnait un aval juridique à une valeur rétrograde,
celle d’exiger des femmes qu’elles se gardent de tout rapport sexuel avant le
mariage34. Mme Dati changea d’avis, et le jugement fut finalement annulé.
Pour finir, en juin 2008, la Conseil d’État refusa d’accorder la nationalité
française à une femme originaire du Maroc, au motif que sa pratique religieuse
l’avait amenée à défendre des valeurs contraires à l’égalité homme-femme
et à n’être pas suffisamment assimilée pour devenir citoyenne française,
elle présentait un « défaut d’assimilation ». Cette femme avait épousé un
Français converti à l’Islam qui lui avait demandé de porter un voile couvrant
entièrement le visage (que la Cour désignait sous le nom de burqa). On
signalait aussi qu’elle ne sortait pas de chez elle et que sa connaissance du
droit de vote et des principes de base de la laïcité était insuffisante. Elle avait
rempli les conditions formelles pour l’attribution de la citoyenneté, ayant
attendu le temps nécessaire après son mariage avant de faire sa demande de
naturalisation. Le couple avait trois enfants.
Notons d’emblée que si ces quatre affaires touchent des questions sociales et
juridiques variées, c’est pour la même raison qu’elles ont reçu une telle attention
dans l’opinion publique : toutes concernent le statut des femmes dans l’Islam. Il
est également utile de relever ce qu’elles n’impliquaient pas. Deux inquiétudes
françaises récurrentes sont souvent mentionnées dans les débats sur l’Islam et
l’intégration, bien qu’aucune d’elles ne suffise ici à expliquer le niveau d’angoisse
et d’indignation suscité par ces affaires : la peur d’un « multiculturalisme »
350 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 351
endémique, et celle de l’incursion de la religion dans l’espace public et politique.
En premier lieu, en dépit des fréquentes attaques menées en France contre
le « multiculturalisme », censé être associé avec l’ère Mitterrand, les quatre
affaires que nous venons d’énumérer n’impliquaient aucune demande de droits
spéciaux35. Il n’y a pas là un seul cas où un musulman demandait un traitement
juridique spécifique ou une quelconque mesure de reconnaissance de sa culture
de la part de l’État. Les jeunes filles qui portaient le voile respectaient en tous
points la loi, et c’est la raison pour laquelle la législature l’a modifiée.
Rien n’oblige les musulmans, pas plus que les catholiques ou les athées, de se
marier à la mairie, ils peuvent vivre en France en tant que concubins, comme
c’est d’ailleurs le cas d’un nombre croissant de couples36. L’annulation du
mariage à Lille a été estimée parfaitement conforme au droit par la Garde des
Sceaux, ainsi que par les juges du Tribunal en question, avant que les médias ne
s’en alertent. Aucune loi n’interdisait alors de se couvrir le visage, une telle loi
ne sera votée que deux ans plus tard. Dans chacun de ces cas, les musulmans
souhaitaient recevoir le même traitement que n’importe qui d’autre. Ce sont
les politiciens français qui se sont acharnés à les traiter comme une catégorie
de personnes à part. Le désir de protéger l’espace public laïc n’était pas non
plus une source majeure des passions qui se donnaient libre cours dans ces
quatre affaires.
Certes, on pourrait m’objecter que dans l’affaire du foulard, il ne s’agissait que de
cela ! Et de fait, lorsque le Président Chirac exprime son soutien à une loi sur les
signes religieux, il définit la laïcité comme la « neutralité de l’espace public », et
l’on peut voir dans cette insistance à dépouiller l’espace public des signes religieux
un trait récurrent de la politique de mise en œuvre de la laïcité en France, depuis
la loi de 1905 interdisant l’affichage des signes religieux37.
En outre, une aversion communément répandue à l’idée de voir se construire
de nouveaux signes religieux sous-tend certainement la forte opposition
aux minarets38. Et pourtant, au moment même où la pression commençait
à monter en faveur de la loi anti-foulard, Nicolas Sarkozy, alors ministre de
352 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 353
l’Intérieur, engageait une campagne pour « sortir l’Islam des caves » en aidant
les musulmans à construire des mosquées publiques et visibles. Certains maires
entreprirent alors de travailler avec les associations islamiques afin de trouver
des terrains pour les nouvelles mosquées, souvent situés à des emplacements
très centraux et bien en vue. Certains maires insistèrent pour que les nouveaux
édifices soient ouverts au public, y compris aux non-musulmans, comme le
sont les églises39.
Il semble donc qu’au moment où l’affolement autour du foulard était à son
comble, la politique française consistait à rendre le culte musulman davantage
visible dans l’espace public, et non pas à en réduire la présence. De plus, il nous
faut garder ici à l’esprit que la jurisprudence du Conseil d’État avait déterminé
avec constance que les jeunes filles portant le voile ne violaient pas les normes
de la laïcité à l’école.
Les principales objections soulevées contre le voile à l’école s’articulaient
autour de deux axes : en premier lieu, que les foulards introduisaient dans
la salle de classe des divisions politiques, et en second lieu, qu’ils étaient le
signe d’une affirmation religieuse de l’infériorité de la femme par rapport à
l’homme40. Premier et principal incubateur de la citoyenneté, l’école devrait
ainsi traiter les élèves comme de purs citoyens, et ceux-ci devraient laisser leurs
particularismes en dehors de l’école. Lorsque les hommes politiques français,
à commencer par le Premier ministre, dénoncèrent le foulard comme un signe
politique, ils justifiaient ainsi son exclusion des salles de classe. En outre, en
tant que signe d’inégalité homme-femme, il devrait, de l’avis de beaucoup,
être condamné et rejeté quel que soit le contexte, public ou privé.
Ainsi l’une des théoriciennes majeures de la citoyenneté en France, la sociologue
Dominique Schnapper, affirme clairement qu’il ne suffit pas pour les individus
de maintenir leurs spécificités culturelles ou religieuses au second plan, encore
faut-il que ces traits soient compatibles avec les valeurs françaises, et ils ne
doivent pas servir de base à des identités politiques :
« Si les spécificités culturelles des groupes particuliers sont compatibles avec
les exigences de la vie commune, les citoyens et les étrangers régulièrement
352 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 353
installés sur le sol national ont le droit de cultiver leurs particularités dans
leur vie personnelle comme dans la vie sociale, à condition de respecter les
règles de l’ordre public. […] Mais, en même temps, ces spécificités ne doivent
pas fonder une identité politique particulière, reconnue en tant que telle à
l’intérieur de l’espace public. »41
Les jeunes filles voilées laissaient des caractéristiques de leur vie personnelle
devenir la base d’une identité politique, et, pire encore, défendaient
implicitement des valeurs incompatibles avec la vie commune42 et qui ne
correspondaient pas à la conception sociale et morale de l’ordre public en
France. Lorsqu’en 2008 on refusa la nationalité française à la femme marocaine
au visage couvert, la secrétaire d’État Fadela Amara remit cet argument à
l’ordre du jour en déclarant : « le foulard et la burqa c’est pareil. Je suis contre
le port du foulard qui n’est pas un signe religieux mais, comme la burqa, un
signe d’oppression de la femme »43.
La plupart de ceux qui critiquèrent l’annulation du mariage lillois déploraient
l’introduction de la virginité comme critère valable du mariage, véritable anathème
eût égard aux valeurs contemporaines d’égalité homme-femme. Certains d’entre
eux avançaient l’argument que cette annulation avait fait entrer de façon tout
à fait inappropriée des valeurs religieuses dans l’enceinte d’un tribunal laïc. Les
attitudes des musulmans n’étaient pas critiquées parce qu’elles étaient visibles
dans la sphère publique, mais parce qu’elles semblaient manquer de cohérence
avec les principes français d’égalité entre les hommes et les femmes.
Les commentateurs qui intervinrent au sujet du port du foulard, de l’obtention
de la nationalité française par une femme portant la burqa, ou de l’acceptation
du mensonge sur la virginité comme raison valable d’annulation du mariage,
émirent également un second type d’arguments.
En suivant leur raisonnement, si l’État acquiesçait à telle ou telle pratique
islamique, cela encouragerait des coutumes jugées indésirables pour la société
354 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 355
– pressions exercées sur les fillettes d’âge scolaire afin qu’elles portent le
foulard, ou sur les épouses pour qu’elles portent la burqa ou incitation des
familles à faire « réparer » l’hymen de leurs filles.
Bien sûr, chacun de ces arguments s’appuie sur un ensemble très spécifique
de présupposés que l’on peut mettre en doute. Pour qui au juste le foulard
symbolise-t-il l’oppression ? Qu’en savons-nous ? Quelles preuves avons-nous
d’un lien causal entre le port du foulard et certaines pressions ou harcèlement ?
Est-ce que le refus d’accorder la nationalité est vraiment le meilleur moyen
de remédier à un « défaut d’assimilation » de la part d’une mère de famille
mariée établie de façon permanente sur le sol français ?44
Mon souhait ici n’est pas tant de débattre et de réfuter ces arguments que
de mettre en évidence le fait que tous pointent dans la même direction, celle
d’une critique systématique des valeurs associées à certains musulmans. La
décision sur la burqa « montre que le système juridique est de plus en plus
souvent amené à devoir se prononcer sur les conflits de valeurs posés par
l’Islam à la société », a dit un ancien directeur du Bureau Central des Cultes au
ministère de l’Intérieur45. De fait, l’affaire de la burqa repose tout entière sur
un conflit de valeurs, ou un pluralisme de valeurs suivant l’angle philosophique
que l’on a choisi, dans la mesure où elle concernait une personne qui, restant
confinée dans son espace privé, ne pouvait être vue comme tentant d’imposer
sa religion aux autres ou de construire une identité publique, politique. De
la même façon, le mari de Lille avait demandé l’annulation du mariage au
motif que sa femme avait menti sur ce que lui considérait comme une qualité
essentielle, c’est-à-dire sa virginité. Son argument s’inscrit tout à fait dans
l’interprétation que les juristes font du passage en question du Code civil, à
savoir qu’il appartient aux parties de définir ce qui compte à leurs yeux comme
une « qualité essentielle ». Le mariage est un contrat, aucune des parties ne
doit cacher un élément que l’autre considérerait essentiel.
La détermination de ces qualités est une affaire privée, et non une affaire de
politique publique46. La justice ne prononce guère plus de quatre-vingts annulation
par an, et l’affaire lilloise ressemblait à d’autres affaires passées, dans lesquelles le
354 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 355
mari avait menti à sa femme au sujet de son impuissance, de son homosexualité,
ou d’un résultat positif à un test de dépistage du SIDA, ou bien l’une des parties
ne s’était mariée qu’en vue d’obtenir des gains financiers ou un permis de séjour.
Dans chacun de ces cas, l’annulation avait été accordée. La majorité des juristes
appuyaient donc également la décision de la cour dans l’affaire lilloise, au motif
que de telles décisions ne se fondent pas sur les valeurs ainsi mises en lumière,
mais sur la « liberté du consentement » que sous-tend l’institution du mariage47.
À travers leurs réactions publiques, politiciens et intellectuels (non-musulmans)
prirent presque tous la direction résolument opposée, et leurs prises de positions
s’accompagnèrent d’intenses émotions. Cinquante députés français au Parlement
Européen signèrent un texte de protestation contre ces « fondamentalistes
avec leur combat archaïque », la présidente d’une association de lutte contre
les violences envers les femmes affirma que cette décision était une « fatwa
contre la liberté des femmes »48. L’un des proches conseillers du Président
Sarkozy appela à en finir une fois pour toutes avec la procédure d’annulation ;
apparemment, comme un éditorialiste le fit remarquer, il avait oublié que la
plupart des annulations se font à la requête de représentants de l’État qui tentent
de venir à bout des mariages frauduleux49.
De façon systématique, la plupart des commentateurs ont compris de travers
la logique suivie par le Tribunal, et prétendaient que la France avait accordé son
soutien à un test de virginité pour les fiancées, et qu’elle s’était ainsi rangée du
côté des fondamentalistes musulmans50.
Bien que Le Figaro ait relevé, non sans soulagement, que « les plaignants
musulmans ont perdu sur la plupart des fronts judiciaires ouverts ces dernières
années » – ce qui comprenait des plaintes concernant la discrimination sur le
lieu de travail envers des employées voilées, des demandes d’horaires séparés
pour les femmes dans les piscines, ou des demandes de faire examiner les
femmes par des médecins femmes à l’hôpital – toutes ces affaires reflètent
l’impatience qui ne cesse de croître, en France, envers des conceptions du
genre perçues comme contraires à celles qui prévalent en France51.
356 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 357
Il faut également y voir le signe d’une inquiétude croissante sur la capacité
de l’Islam à s’assimiler, en particulier sur cette question de l’égalité homme-
femme. Pour certains cela rappelle le combat contre l’Église catholique autour
de la contraception et de l’avortement, ainsi que le long débat qui devait
déterminer si les peuples colonisés, en particulier les Algériens, auraient pu
à terme être assimilés au sein de la France : ces affaires s’inscrivent dans des
cadres de pensée préexistants, selon lesquels la religion en général s’oppose
aux droits des femmes, et les musulmans ne peuvent aisément devenir des
Français à part entière.
On peut cependant prendre fait et cause pour l’opinion française majoritaire
selon laquelle hommes et femmes doivent avoir les mêmes droits, et s’étonner
tout de même de l’emportement et de la colère que suscitent les demandes
faites par des femmes (juives aussi bien que musulmanes) de disposer de
quelques heures de moindre mixité à la piscine, demandes qui, dès les années
1990, avaient parfois trouvé un écho favorable auprès de certaines majorités
municipales, et notamment celle de la mairie socialiste de Lille sous le mandat
de Martine Aubry, mais qui sont désormais devenues de plus en plus difficiles
à faire passer politiquement. De nouveaux procès menacent les progrès déjà
accomplis en vue de la construction de mosquées urbaines convenables.
Les « accommodements raisonnables » naguère jugés acceptables au sujet
des procédures de divorce marocaines sont à présent écartées de manière
catégorique, au motif que le régime islamique du divorce est tout entier une
offense à l’ordre public. La citoyenneté française est refusée à une personne
dont le comportement en privé révèle qu’elle n’est pas vraiment française dans
ses valeurs. Nous sommes, me semble-t-il, témoins d’un véritable « serrage de
vis » sur le plan des valeurs, et d’un rejet plus fort que jamais du pluralisme,
tout cela au nom de l’intégration à la nation.
Mais c’est précisément le pluralisme dans la vie associative, et au sein de la
famille, qui a permis à la France d’« intégrer » les catholiques, les protestants
et les juifs dans la République, en leur laissant la possibilité de conserver un
356 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 357
héritage et un système de croyances religieuses (dont certaines ne reflètent
clairement pas l’égalité homme-femme) dans la vie sociale, et sur la base
même de cette fondation associative, d’adopter, très progressivement dans le
cas de l’Église, les principes de la vie publique et politique en République52. La
France ne demande pas aux évêques catholiques (ni aux individus catholiques)
de reconnaître publiquement comme valeur le libre choix de l’avortement ou
le recours à la contraception, parce que la France sait bien que le pluralisme
des valeurs n’affaiblit en rien l’engagement politique. De même, s’impliquer
dans la vie associative islamique n’amène nullement les musulmans à prendre
congé de la République ou à s’en détacher. À Aubervilliers, où donc la tête de
liste locale de l’UMP a-t-elle débuté sa carrière ? Au sein de l’école islamique de
Dhaou Meskine ! Fayçal Menia a progressivement étendu son champ d’action
vers l’extérieur, par cercles concentriques : commençant par des activités
associatives islamiques, il s’est ensuite engagé dans la campagne pour une
nouvelle mosquée ; de là, il a choisi une liste aux élections pour faire avancer
la cause de la mosquée, et il a fini par rejoindre l’administration municipale.
L’intégration commence chez soi, en partant de ses propres valeurs.
vERs UnE APPRochE PRAgmATIqUE DE lA convERgEncE ?
La rhétorique politique française récente ne prend pas vraiment la direction
de la promotion d’une convergence avec les normes et les idées de l’Islam.
Lorsque Fadela Amara déclare ne pas faire de différence entre les foulards et
les burqas parce que tous ces vêtements couvrants signifient l’oppression de la
femme, elle n’est pas loin d’affirmer que toute une classe de formes islamiques
de raisonnement et de pensée sont par leur nature même hors des limites
acceptables de la vie commune en France, que le choix de certaines femmes de
porter le foulard est inadmissible, et que l’on ne peut que supposer qu’il reflète,
soit une coercition intolérable, soit un « défaut d’assimilation ». Cette forme
de « pensée en bloc » substitue à l’interrogation des motivations individuelles
des généralisations transversales à toute une catégorie de personnes53.
358 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 359
Nous avons vu, toutefois, poindre les racines d’une approche alternative dans
le style de raisonnement socialement pragmatique que certains en France
entendent adopter et défendre.
Ces formes de raisonnement ne sont pas « multiculturelles », on pourrait dire
plutôt qu’elles étendent et adaptent les catégories établies du droit et de la
morale en France afin d’y inclure les musulmans. Des années durant, certains
fonctionnaires et agents de l’État français ont vu comme une exigence essentielle
de la norme juridique et morale de l’équité que les musulmans, tout comme
les chrétiens et les juifs, puissent pratiquer leur culte dans un environnement
décent, avoir la possibilité de trouver de la nourriture qui satisfasse à leurs
obligations religieuses, ainsi que d’organiser leur vie quotidienne d’une façon
qui convienne à leur conception de la piété.
Jusqu’à ce que le Parlement vote la loi du 15 mars 2004, le Conseil d’État
avait constamment réaffirmé le droit des jeunes filles musulmanes à porter
le foulard, au motif qu’elles considéraient cette forme de vêtement comme
faisant partie intégrante de leur vie religieuse au sein de la société. En dépit de
l’opposition incessante de l’extrême-droite, certains maires continuent d’aider
les associations islamiques à construire des mosquées, et certains préfets de
trouver des solutions inventives pour que les musulmans puissent disposer de
suffisamment de viande immolée dans les règles le jour de la fête du Sacrifice.
Certains juristes maintiennent fermement que dans certaines circonstances, les
mariages et les divorces prononcés à l’étranger par des tribunaux islamiques
remplissent les critères essentiels de l’ordre public français, et devraient donc
être reconnus en France. Et la majorité des juristes ne cesse d’affirmer que les
arrangements privés qui impliquent des musulmans, comme le fait de contracter
un mariage musulman mais pas un mariage civil, en se faisant des promesses
mutuelles qui conditionnent le mariage, sont, sur le plan juridique et légal,
tout aussi acceptables que les arrangements similaires que peuvent conclure
d’autres personnes en France, notamment ceux qui vivent en concubinage.
Dans chacun de ces cas, ces actes de pensée et de raisonnement demeurent
fermement ancrés dans le champ de justification et de légitimation de la
358 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 359
République, et s’écrivent dans des termes qui sont ceux des normes et des
lois françaises.
Ces exemples de raisonnement pragmatique recourent ainsi à des formes
sociales françaises bien acceptées (l’association loi 1901, le divorce par
consentement mutuel, les accords et contrats privés) pour légitimer des
institutions qui peuvent sembler innovantes dans leur forme spécifique
(mosquées, abattoirs de plein air, divorce par talaq) mais qui, sur le plan
juridique et moral, ne font jamais qu’étendre aux musulmans ces mêmes
droits déjà accordés à d’autres en France. La laïcité bien comprise garantit
que l’État gère le fait religieux sans favoriser ni léser aucune religion, de
telle façon que les musulmans puissent, eux aussi, accomplir leurs devoirs
religieux et tirer profit des opportunités offertes par la France sans avoir à
subir de discrimination fondée sur la religion.
L’enjeu, dans chacun des cas étudiés plus haut, c’est l’égalité des droits sur
le fond et non pas une législation spécifique en fonction des groupes de
population.
Tout au long de ce livre, nous nous sommes surtout penchés sur le mouvement
de convergence en sens inverse, c’est-à-dire sur les formes socialement
pragmatiques de raisonnement au sein de la tradition islamique. De nombreux
acteurs publics de l’Islam ont ainsi élaboré des formes de raisonnement
islamique qui recourent à des catégories islamiques bien acceptées (les
traditions juridiques, le maqasid a-charia, la nature contractuelle du mariage)
pour légitimer des pratiques qui peuvent sembler innovantes dans leur forme
spécifique (les sermons en français, les prêts immobiliers avec intérêts, le
mariage civil considéré comme étant déjà en lui-même un mariage islamique),
mais qui ne font jamais qu’étendre aux musulmans de France les garanties et
les avantages dont jouissent déjà leurs coreligionnaires vivant dans des pays
où les institutions islamiques sont plus étoffées. Pour âprement débattues
que soient parfois ces innovations, et elles sont fortement contestées par de
360 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 361
nombreux érudits, elles sont formulées à l’intérieur du champ islamique de
justification et de légitimation, et non sur la base de normes extra-islamiques.
Ces développements et ces convergences délimitent les contours empiriques
d’une réponse affirmative à la question : l’Islam peut-il être français ? D’un côté
comme de l’autre, le défi à relever implique d’embrasser plus largement le
pluralisme et le pragmatisme, même si cette démarche emprunte des chemins
assez différents.
En effet, les musulmans français se retrouvent vite à débattre et à délibérer
au sein d’un champ de justification islamique et transnational, où ils sont
instamment incités à appuyer leurs opinions sur de subtiles fondements
islamiques. Or, comme nous l’avons vu, certains acteurs musulmans français
de premier plan justifient leurs interprétations en mettant en avant leurs
conséquences sociales positives ; même lorsqu’ils apportent à l’appui de leur
argument des éléments textuels, la formulation de l’argument reste guidée
par le résultat social désiré, et cette motivation constitue l’une des cibles des
critiques dont ils font l’objet54.
Est-ce que ces érudits, ou peut-être ceux de la génération suivante, peuvent
être capables d’élaborer des arguments aux fondations historiques et juridiques
plus développées ? Si c’est le cas, alors il se peut qu’avec leurs collègues en
Europe ou en Amérique du Nord, ils puissent réunir davantage de soutiens dans
le monde pour appuyer leurs tentatives d’élaborer de nouvelles institutions
islamiques innovantes.
À l’inverse, le défi pour la France est de trouver comment théoriser, dans le
droit, la politique et la vie sociale, la situation sociale réelle qui est celle d’un
pluralisme des valeurs.
Peut-on espérer que ceux qui « font l’opinion » en France finissent par
découvrir que l’objectif commun, celui de réunir les citoyens dans une « vie
commune » au sein de l’espace politique de la République, peut être atteint
par plus d’un chemin ?
360 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 361
Si nous envisagions les parcours suivis par les musulmans comme similaires
à ceux naguère empruntés par les catholiques et les juifs, alors les projets
de Dhaou Meskine, Hichem El Arafa, ou Larbi Kechat pourraient avoir moins
l’air d’importations exotiques, voire dangereuses, et davantage apparaître
comme de nouveaux chapitres dans la longue histoire de la République. Si
les approches dominantes pour penser la laïcité et l’intégration pouvaient
s’éloigner un peu de l’idéal d’un monisme des valeurs, et se rapprocher de
celui du respect partagé d’un cadre juridique et politique commun, alors les
conditions de cette découverte mutuelle pourraient être réunies.
NOTES
1. Au sujet des accusations de « communautarisme », voir Bowen (2007, p. 155-181) ; sur l’« insuffisante laïcité », Bowen (2007, p. 183-207) et Roy (2005) ; sur la question des valeurs, et particulièrement de l’égalité homme-femme, Bowen (2007, p. 208-241) et Scott (2007, p. 151-174).
2. Voir Rosanvallon (2004) sur le premier point ; Kastoryano (1997) sur le second, et notamment p. 101. Dans cette section je m’appuie abondamment sur Kastoryano (1997) ainsi que sur Wihtol de Wenden et Leveau (2000).
3. Les chiffres sur les associations sont tirés du site Internet gouvernemental, associations.gouv.fr, consulté le 8 août 2008.
4. Kastoryano (1997).
5. Kastoryano (1997).
6. Tippett-Spirtou (2000, p. 76-77).
7. Cholvy (1999, p. 360-368) ; Pelletier (2002).
8. Hyman (1998, p. 114-135).
9. Hyman (1998, p. 142-144).
10. Benbassa (1997).
11. Beaucoup de ces élèves ont probablement appris à l’âge du primaire quelques rudiments d’arabe et les bases de l’Islam à la mosquée ou peut-être à l’École de la Réussite.
362 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 363
12. Voir Bowen (2007).
13. Voir Beattie (2000).
14. Voir l’analyse très convaincante de ces questions par MacMullen (2007), qui avait à l’esprit le cas des écoles en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Sur l’éducation islamique au Royaume-Uni, voir Mandaville (2006).
15. Parmi les théoriciens anglo-américains, voir Galston (2002) pour la première de ces positions et MacMullen (2007) pour la seconde.
16. De fait, aussi bien en 2005 qu’en 2006, cette retransmission était la plus populaire et la plus regardée de toutes les rediffusions en français. J’ai assisté aux rassemblements tenus en 2001, 2003 et 2006.
17. Les étals de librairie, chacun avec sa propre orientation idéologique ou religieuse, permettent de cartographier le paysage subtilement changeant des différentes tendances islamiques fédérées par l’UOIF. La maison d’édition lyonnaise Tawhid expose ses propres publications, et en particulier les ouvrages de Tariq, Hani et Saïd Ramadan. Sana publie les travaux d’auteurs associés aux tendances « wahhabites » saoudiennes, comme Ibn Baz et al-Albani. La librairie de la rive gauche al-Bourraq met l’accent sur le soufisme et sur des travaux plus « académiques », tandis qu’Arrissala publie des traductions de livres religieux écrits en arabe. En 2006, la librairie Tawhid avait quitté le salon, signe d’une rupture entre le Collectif des Musulmans, basé à Lyon, et l’UOIF. Un nouveau magazine, Générations, avait en revanche fait son apparition, sur un petit stand latéral, moins cher à la location, et l’on pouvait trouver sur différents étals des traductions du prédicateur égyptien Amr Khaled aux côtés d’auteurs saoudiens.
18. Lui-même ainsi que ses associés étaient très affairés à répondre aux questions d’étudiants potentiels ; ils exposaient une série de graphiques montrant où vivaient leurs étudiants (principalement en Seine-Saint-Denis), quelle était leur évaluation globale des cours (très positive), et combien d’entre eux avaient trouvé un emploi satisfaisant par la suite (75 %).
19. En d’autres termes, l’UOIF remplit ici les mêmes fonctions que certains événements sociaux caractéristiques des hautes couches sociales catholiques, les rallyes, qui visent à faire se rencontrer les jeunes de bonne famille en vue du mariage !
20. Une trentaine d’associations islamiques françaises disposaient d’un stand dans les allées latérales du grand hall en 2006. On y comptait dix-sept groupes cherchant à obtenir de l’aide pour la construction de mosquées, quatre qui faisaient appel aux dons humanitaires, deux (La Réussite et Savoirs utiles) qui sollicitaient de nouveaux étudiants pour leurs écoles, un groupe représentant de la Ligue de la Femme Musulmane, trois associations de jeunes ou d’étudiants, un petit stand consacré aux arts, un autre à la revue Générations, et un dernier enfin aux musulmans pratiquant la langue des signes, « Donne-moi un signe ».
21. Au cours de la campagne agitée pour le poste de Grand Rabbin de France, par exemple, il a été rapporté que l’un des candidats, Gilles Bernheim, qui a par ailleurs remporté l’élection, avait été accusé par certains au sein de « la communauté » de « parler trop fréquemment
362 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 363
avec les chrétiens ». Ces remarques n’ont pas suscité le genre d’attaques qu’auraient immanquablement fait naître des commentaires similaires s’ils avaient été émis par des musulmans (Le Monde, 25 juin 2008).
22. Cette présentation des choses explique sans nul doute pourquoi il y a en France une bien plus grande proportion de citoyens qui ne voient aucun conflit entre l’Islam et la société moderne que dans les autres pays d’Europe ou d’Amérique du Nord. Le meilleur exemple de cette perspective d’un « Islam des Lumières » est Malek Chebel, auteur fréquemment invité sur les plateaux de télévision ou dans les colonnes des hebdomadaires grand public, et dont le livre Manifeste pour un Islam des Lumières - 27 Propositions pour réformer l’Islam a été vertement critiqué par certains musulmans, qui l’accusaient de « se mettre lui-même à la place de Dieu en inventant une religion » (voir la discussion à ce sujet sur la site Internet islamique mejliss.com, 5 mai 2006). La vision d’un « islam libéral » défend pour sa part le droit à un « ijtihad individuel », et elle a trouvé sa place sur les rayons des librairies générales principalement à travers les écrits de Dounia Bouzar (2004).
23. Islam de France, une des initiatives un peu plus intellectuelles au sein de la sphère publique islamique, avait été lancé en janvier 1997 sous la forme d’un magazine, qui en septembre de la même année s’était transformé en une revue trimestrielle à la présentation très sérieuse, dirigée par Michel Renard, un converti français, et Saïd Branine, un Français de parents algériens. En 2000, Branine a mis en place une version Internet de la revue, qui a fini par survivre à celle-ci, sous la forme, successivement, des sites allahouakbar.com puis oumma.com.
24. Libération, 26 juin 2000. Dans une version ultérieure de cette lettre publiée dans la revue Islam de France (8, p. 47-51, 2000), les auteurs rendent plus concrètes et plus spécifiques les terribles conséquences qu’ils suggèrent en renvoyant à l’assassinat de Mahmoud Mohammed Taha au Soudan et au divorce forcé suivi d’exil prononcé contre Nasr Abou Zeid par un tribunal égyptien, dans les deux cas sous prétexte d’apostasie.
25. allahouakbar.com, 5 juillet 2000. Voir la réponse que Babès et Renard font à ceux qui les critiquent dans Islam de France (8, p. 64-66, 2000).
26. Babès (1997, p. 147-97) et plus particulièrement Babès (2000).
27. Babès et Oubrou (2002). Tariq Ramadan m’a confié que Babès lui avait initialement proposé d’écrire le livre avec lui, mais qu’après avoir commencé à travailler avec elle il avait finalement refuser d’y donner suite.
28. Babès et Oubrou (2002, p. 23, 34).
29. Babès et Oubrou (2002, p. 82-85).
30. Brenner (2002) ; Libération, 17 décembre 2003. Le Président Chirac a cité en public Les Territoires perdus de la République au cours de l’année 2003, et le livre a paraît-il fortement influencé sa décision d’appuyer une loi portant sur l’interdiction du foulard à l’école, finalement votée au début de l’année 2004.
31. Voir Roy (2005).
364 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 365
32. Les études sur les valeurs en France tendent à souligner les similitudes entre les musulmans et le reste de la population, mais, comme la plupart des études françaises qui tentent d’avoir quelque chose à dire sur une catégorie religieuse, elles se heurtent à la difficulté de définir l’« identité » religieuse en l’absence de toute donnée statistique relative aux affiliations ou préférences religieuses. L’on peut toutefois se référer à l’étude de Brouard et Tiberj (2005) sur un échantillon de « personnes issues de l’immigration » originaires d’Afrique et de Turquie ; cette catégorie mêle d’une façon assez étrange trois générations de sondés, et demande une analyse plus approfondie avant de pouvoir discerner les orientations religieuses. Les plus nettes divergences dans les valeurs exprimées surgissent dans les réponses aux questions portant sur les rapports sexuels avant le mariage, un sujet que j’aborde dans le présent chapitre.
33. Bowen (2007) établit un compte-rendu factuel des processus qui ont abouti au vote de cette loi, doublé d’une analyse des raisons pour lesquelles les tensions se sont accrues au cours de cette période. Par ailleurs, les analyses contenues dans un numéro spécial de la revue Droit et Société (2008) offrent un témoignage inestimable sur ces débats, tels qu’ont pu les percevoir sur le moment ceux qui y ont pris part.
34. Je n’aborde pas ici la question des significations et des rôles sociaux attachés à la virginité par différents musulmans, hommes et femmes. Boubekeur (2004, p. 68-71) laisse entendre que de nombreuses jeunes femmes musulmanes insistent aujourd’hui sur le fait que ce problème ne regarde que le mari et l’épouse.
35. En théorie politique, le terme de « multiculturalisme » renvoie habituellement à deux grands types de projets : ceux qui sont prêts à accorder un certain degré d’autonomie juridique ou des droits collectifs spéciaux aux membres de groupes déterminés, et ceux qui entendent simplement accorder un certain degré de reconnaissance publique ou officielle aux efforts de ces groupes pour bâtir leurs propres institutions internes et leur propre identité. Voir à ce sujet la distinction normative qu’établit Kymlicka (1995) entre les demandes d’autonomie politique et juridique et celles qui se concentrent plutôt sur la simple expression de la diversité ethnique ; de cette distinction ont découlé par la suite des tentatives d’opposer des formes « fortes » et « faibles » de multiculturalisme, comme chez Shachar (2001). En France, les discussions théoriques sur le sujet renvoient invariablement aux théoriciens anglo-américains ; voir, par exemple, Mesure et Renaut (1999) ou Wivieorka (1996).
36. Le fait de savoir si l’imam qui a pris part à la cérémonie de nikah avait ou non enfreint la loi demeure, comme je l’ai mentionné, sujet à un débat juridique qui est loin d’être tranché.
37. Il s’agit de la même loi qui mettait fin au statut officiel et public des Églises. La loi faisait toutefois une exception pour les édifices religieux, les monuments funéraires ou les tombeaux, ainsi que les musées, et laissait aux lois locales et nationales le soin de règlementer l’usage des cloches d’église. Dans les faits, la loi laisse une grande marge de manœuvre aux élus locaux, de sorte qu’il est aussi commun qu’en Italie d’entendre sonner les cloches dans la plus grande partie du Sud de la France, mais bien moins à Paris, capitale républicaine.
364 I Débats et controverses sphères d’Islam au cœur de l’espace républicain I 365
38. Les dirigeants musulmans ont bien conscience de cette réticence, de sorte qu’eux-mêmes maintiennent souvent jusqu’aux plus récentes mosquées à l’écart des regards du public. En 2003-2004, j’ai suivi de près la construction d’une mosquée à Bagnolet, à l’Est de Paris. La mosquée est située dans un centre commercial au milieu de complexes HLM, et de l’extérieur elle ne se distingue en rien des boutiques avoisinantes ; seule l’enseigne l’identifie comme le « Centre culturel L’Olivier de la Paix ». À l’intérieur, en revanche, le visiteur trouvera une vaste salle de prière avec des piliers sculptés, des salles pour les cours d’arabe, et des installations appropriées pour les ablutions. Lorsque la municipalité a eu vent du fait que des prières avaient lieu au beau milieu d’un centre commercial, le directeur de la mosquée s’est trouvé pris dans un conflit de zonage urbain. Sa propre réticence à afficher clairement l’édifice pour ce qu’il était, une mosquée, trouvait sa source dans les longues années qu’il avait passées à batailler avec le maire anti-religieux d’une ville voisine au sujet du droit de construire une nouvelle mosquée.
39. J’ai pu suivre toutes les étapes de ce processus à Bobigny, où le conseiller municipal en charge du dossier avait mis en avant le caractère public du projet : « C’est un édifice public pour une religion, pas un lieu de réunion pour une secte », m’a-t-il expliqué en 2006.
40. Voir mon long exposé de cet argument dans Bowen (2007), et voir Scott (2007) pour un ensemble d’affirmations apparentées.
41. Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994, p.100.
42. NdT : en français dans le texte
43. Le Figaro, 16 juillet 2008.
44. Voir les commentaires en ce sens d’Olivier Roy dans Le Monde du 14 juillet 2008.
45. Didier Leschi, cité dans Le Monde du 11 juillet 2008.
46. Voir l’analyse en ce sens d’Hugues Fulchiron (2008).
47. Le Point, 15 septembre 2008 ; Le Monde, 6 juin 2008.
48. Le Monde, 6 juin 2008. La seconde déclaration, faite par la présidente de Ni Putes Ni Soumises, a été retranscrite dans Le Monde du 31 mai 2008.
49. Le Point, 5 juin 2008.
50. En septembre 2008, le procureur de la République de le ville voisine de Douai, en consultation avec l’avocat de l’épouse, et dans le but de « protéger les intérêts de la société », a recommandé de confirmer l’annulation du mariage, mais en recherchant d’autres motifs d’annulation qui ne soient pas contraires à l’« ordre public », comme la non-consommation. Comme de nombreux commentateurs publics l’ont fait remarquer, cela revenait à annuler le mariage pour les raisons d’origine, mais à trouver après coup, pour la galerie, une autre justification qui ne soit pas de nature à choquer l’opinion publique. (Libération, 22 septembre 2008).
366 I Débats et controverses
51. Le Figaro, 12 juin 2008.
52. Sur ce point, je suis pleinement en accord avec l’argumentation déployée par Olivier Roy (2005). N’est-il pas ironique que les objections françaises visent souvent des expressions de modestie, telles que l’abstinence avant le mariage, le fait de se couvrir le corps, ou celui de rester chez soi ?
53. Voir Gaonkar et Taylor (2006).
54. Voir la critique acerbe que fait Hallaq (1997) de ces modes de raisonnement, et l’évaluation plus optimiste qu’en livre Masud (2001).