jill sooley c’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. comment ne serait-elle pas devenue...

22
Jill Sooley C’est ici que je pose ma valise roman

Upload: others

Post on 27-Oct-2020

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Épine : 1.375 pouce

Jill S

oole

yC’

est i

ci q

ue je

pos

e m

a va

lise

ISBN 978-2-7619-3915-7

Phot

o : ©

Mas

terfi

le -

Dan

a H

urse

y

Pour la première fois depuis la mort de Ray, son second époux, Marie hé-berge Floss, sa fille née d’une précédente union, et Lolly, la fille de Ray. Ruptures, nouveaux amants, rancunes jamais oubliées et bagarres épiques : la vie n’est pas simple au sein de cette famille reconstituée, où les petits malheurs s’ajoutent aux grandes remises en question. Pour retrouver la sé-rénité, les trois femmes n’auront d’autre choix que d’apprendre, après des années d’incompréhension et de non-dit, à vivre les unes avec les autres. Parviendront-elles à unir leurs voix et, de trois histoires distinctes, à n’en faire qu’une seule : la leur ?

JILL SOOLEY est originaire de Terre-Neuve. Après avoir occupé le poste de directrice des communications pour le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, elle s’est installée à New York pour travailler dans le secteur de la publicité. Aujourd’hui, elle se consacre entièrement à l’écriture.

Jill SooleyC’est ici que je pose ma valiseroman

C'est ici que je pose ma valise_couv_39143.indd Toutes les pages 2014-04-23 1:55 PM

Page 2: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC – www.sodec.gouv.qc.ca

L’Éditeur bénéficie du soutien de la Société de développe-ment des entreprises culturelles du Québec pour son pro-gramme d’édition.

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

Nous remercions le gouvernement du Canada de son sou-tien financier pour nos activités de traduction dans le cadre du Programme national de traduction pour l’édi-tion du livre.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

DISTRIBUTEURS EXCLUSIFS :Pour le Canada et les États–Unis :MESSAGERIES ADP*2315, rue de la ProvinceLongueuil, Québec, J4G 1G4Téléphone : 450–640–1237Télécopieur : 450–674–6237Internet : www.messageries–adp.com* filiale du Groupe Sogides inc., filiale de Québecor Média inc.

Pour la France et les autres pays :INTERFORUM editisImmeuble Paryseine3, allée de la Seine94854 Ivry CEDEXTéléphone : 33 (0) 1 49 59 11 56/91Télécopieur : 33 (0) 1 49 59 11 33Service commandes France MétropolitaineTéléphone : 33 (0) 2 38 32 71 00Télécopieur : 33 (0) 2 38 32 71 28Internet : www.interforum.frService commandes Export – DOM–TOMTélécopieur : 33 (0) 2 38 32 78 86Internet : www.interforum.frCourriel : cdes–[email protected]

Pour la Suisse :INTERFORUM editis SUISSECase postale 69 – CH 1701 Fribourg – SuisseTéléphone : 41 (0) 26 460 80 60Télécopieur : 41 (0) 26 460 80 68Internet : www.interforumsuisse.chCourriel : [email protected] : OLF S.A.ZI. 3, CorminbœufCase postale 1061 – CH 1701 Fribourg – SuisseCommandes :Téléphone : 41 (0) 26 467 53 33Télécopieur : 41 (0) 26 467 54 66Internet : www.olf.chCourriel : [email protected]

Pour la Belgique et le Luxembourg :INTERFORUM BENELUX S.A.Fond Jean–Pâques, 6B–1348 Louvain–La–NeuveTéléphone : 32 (0) 10 42 03 20Télécopieur : 32 (0) 10 41 20 24Internet : www.interforum.beCourriel : [email protected]

04–14

© 2012, Jill Sooley

Traduction française© 2014, Les Éditions de l’Homme,division du Groupe Sogides inc., filiale de Québecor Média inc.(Montréal, Québec)

L’ouvrage original a été publié par Breakwater Books sous le titre Baggage.

Tous droits réservés

Dépôt légal : 2014Bibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN 978-2-7619-3915-7

Infographie : Chantal LandryCorrection : Gervaise Delmas

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Sooley, Jill, 1968-

[Baggage. Français] C'est ici que je pose ma valise Traduction de : Baggage. ISBN 978-2-7619-3915-7

I. Thériault, Marie José, 1945- . II. Titre. III. Titre : Baggage. Français.

PS8637.O58B3514 2014 C813'.6 C2014-940685-1PS9637.O58B3514 2014

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 2 2014-04-23 1:52 PM

Page 3: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Jill SooleyC’est ici que je pose ma valiseromanTraduit de l’anglais (Canada) par Marie-José Thériault

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 3 2014-04-23 1:52 PM

Page 4: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Pour Kristin, Jack et Brooke

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 5 2014-04-23 1:52 PM

Page 5: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

MARIE

Une de mes filles est depuis toujours ma préférée. Ça ne fait pas de moi un être infect, je pense, seulement un être hu-main. Floss – douce, diaphane et vaporeuse comme de la barbe à papa – a toujours été la mienne. Floss s’est toujours efforcée de plaire, elle ne m’a jamais injuriée ou dit que j’avais une face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ?

Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une sucette ou une dragée, rude et intransigeante sous une cuirasse impénétrable. Je me suis efforcée de trouver la gentillesse qu’elle avait enfouie au fond d’elle, mais Lolly m’a quittée avant que je n’y parvienne. Ils ont tous fini par s’en aller. Ray en premier, puis Lolly, puis Floss, à intervalles si brefs qu’il me suffisait de cligner des yeux pour qu’ils disparaissent, me semblait-il. Je me suis retirée un peu plus à chacun de ces dé-parts jusqu’à ce que tout me soit lointain, même mes mains que j’approchais de mon visage le soir, au lit, pour m’assurer que j’étais encore là.

Lolly m’est revenue il y a quelques mois. Floss rentre à la maison aujourd’hui. Hier soir, en regardant mes mains de près, j’ai vu les fines lignes, les sinuosités de mes empreintes digitales.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 7 2014-04-23 1:52 PM

Page 6: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

LOLLY

Dans le siège passager de la voiture de mon père, Marie fris-sonne de froid ou de nervosité, je ne sais trop. Elle pue la laine mouillée et le musc – du Jovan, celui dans la boîte orange, pas la blanche. Je lui en offre tous les ans à Noël. J’imagine quelque part dans la maison toute une réserve de petits emballages orange soigneusement empilés les uns sur les autres. Elle feint quand même la surprise lorsque, le matin de Noël, elle libère la boîte révélatrice d’un excès de papier et de ruban gommé en en faisant grand cas, puis m’annonce avec ravissement que c’est précisément ce dont elle avait be-soin, comme si cette déclaration devait me faire plaisir.

Marie tripote les deux boutons du système de chauffage, elle les tourne au maximum. Le bruit du ventilateur étouffe la radio et la bouche d’air projette sur mon visage un flux d’air chaud artificiel d’une telle force que j’en éprouve une sensa-tion de brûlure, puis de picotement, et que j’en ai un haut- le-cœur. C’est la chaleur, me dis-je, mais je sais que c’est aussi mes nerfs. Je baisse le chauffage, puis je l’éteins tout à fait. Une minute plus tard, Marie joue à nouveau avec les boutons jusqu’à ce que l’air nous resouffle au visage.

— Pour l’amour du ciel, Marie, dis-je d’un ton cassant, je suis en sueur.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 9 2014-04-23 1:52 PM

Page 7: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

C’est faux. J’ai dépassé ce stade. La chaleur a sucé la moindre trace d’humidité de ma peau. J’ai beau m’humecter les lèvres, elles s’assèchent presque tout de suite. Elles commencent à craqueler, je le sens.

— Arrête de râler, Lolly, réplique Marie.Mais elle sourit en disant ça. Rien ne pourrait gâcher sa

bonne humeur, pas même moi.— À mon âge, poursuit-elle, il faut pouvoir réchauffer ses

vieux os.Elle approche son visage de la bouche d’air pour appuyer

son propos. En balayant ses cheveux vers l’arrière, le flux ré-vèle plusieurs centimètres de racines grisonnantes. J’éprouve en la regardant un sentiment de culpabilité. Embarrassée, elle se redresse sur son siège et tente de camoufler ses repousses en lissant ses cheveux d’une main gantée.

— Je ferai ta coloration ce week-end, d’accord ?Marie hausse les épaules, son visage et son cou s’empourprent.

Je l’ai contrariée en attirant l’attention sur ses cheveux gris. Pourtant, c’est toujours elle qui, la première, nous fait remar-quer que son corps vieillit. Marie n’est pas très âgée, à vrai dire, mais quand ça l’arrange, elle prétend avoir atteint un état de décrépitude avancée. Elle se déclare trop vieille pour envoyer des textos, trop vieille pour jouer par terre avec mon fils et ses petites voitures, trop vieille pour conduire quand il pleut ou quand il neige ou quand il fait nuit – comme maintenant.

La pluie s’est changée en neige mouillée et les flocons tombent sur le pare-brise avec un « ploc » sourd. Marie s’irrite que le temps ait osé se dégrader justement aujourd’hui. Les essuie-glace semblent l’approuver de leur grincement. Elle tri-patouille nerveusement la fermeture éclair de son sac à main et scrute le ciel comme si elle s’inquiétait de savoir si un avion pourra atterrir par ce mauvais temps. On dirait que le brouil-

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 10 2014-04-23 1:52 PM

Page 8: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

lard s’est épaissi depuis tout à l’heure, mais sans doute est-ce parce que nous roulons vers l’est, en plein dedans. C’est de mauvais augure, me dis-je. L’envie me prend de faire demi-tour, de rebrousser chemin, puis de repartir plus tard quand le brouillard se sera dissipé, mais cette idée est parfaitement absurde et je le sais.

— Ne t’en fais pas pour Floss, dis-je pour la rassurer. De nos jours, ils atterrissent par n’importe quel temps.

Marie acquiesce, mais elle plisse le front, et ses lèvres se serrent en une ligne fine et anxieuse.

Floss rentre à la maison. « Trois ans à Calgary, ça me suffit, avait-elle annoncé au téléphone. Je laisse Dave ici. » Elle avait dit ça avec désinvolture, comme si Dave n’avait été qu’un en-semble de chambre à coucher, une table basse ou un objet trop encombrant pour qu’elle le mette dans sa valise. « Il a dit que j’étais cinglée. Peux-tu me croire ? » Son ton indigné laissait entendre que je serais bien inspirée de prendre sa défense. Pen-dant qu’elle se confiait à moi, j’imaginais ses yeux verts tout luisants de larmes. Je la croyais, bien sûr. Comment elle ou moi pouvions-nous ne pas être complètement folles ? Assise sur le sofa, le combiné dans la main, je regardais par terre comme pour éviter que nos yeux se croisent. Elle attendait que je l’imite, que je lui révèle les détails de ma rupture avec Gabe. Je savais qu’elle était au courant – que Marie lui avait déjà annon-cé que j’étais revenue à la maison –, mais je n’avais pas envie d’en parler, ni avec Floss ni avec personne. « Je dirai à ta mère de t’appeler », ai-je fait avant de raccrocher et de griffonner un message pour Marie à côté du téléphone. Appelle Floss.

Dans l’habitacle, la chaleur est accablante ; je baisse la vitre d’un cran à peine pour respirer un peu d’air frais. Aussitôt, Marie souffle sur ses mains et se frictionne les bras, gestes inu-tiles étant donné qu’elle porte un épais manteau de laine et des

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 11 2014-04-23 1:52 PM

Page 9: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

gants en cuir noir. Mais elle le fait d’une façon si théâtrale qu’on la croirait en train de jouer son rôle pour la dernière rangée de spectateurs. Papa lui dirait de ne pas s’énerver. On jurerait, ma foi, qu’elle voudrait que je calque son comporte-ment, mais je n’ai pas sa patience. Les gestes exagérés de Marie auraient sans doute amusé papa, mais moi, ils m’irritent. Je desserre mon écharpe, je la jette par terre, puis je tire sur le col de mon manteau comme si j’étais soudain sur la terrasse ar-rière du chalet des Hillier, à Holyrood, en plein été.

Marie prend l’écharpe et la plie avec doigté en un carré par-fait. J’ignore si c’est parce qu’elle ressent le besoin d’occuper ses mains ou seulement par réflexe. Presque toute sa vie, elle a été en quelque sorte ma domestique – elle a suspendu mes manteaux, appareillé mes chaussettes, changé mes draps. Elle déplie l’écharpe, la replie, la lisse. Marie pourrait plier un drap-housse avec tant d’art qu’il semblerait frais tiré de son enveloppe en plastique de chez Sears.

Je revois Gabe par un matin gris, les coins de ses yeux noi-sette encore tout froissés de sommeil, qui essaie en vain de remettre dans sa housse le sac de couchage enroulé acheté chez Canadian Tire, puis qui renonce dans un élan de frustration.

— Foutu sac de merde. Je vais pisser.Il jette la housse dans la poubelle sur une conserve vide de

fèves au lard et s’en va vers le bois. Était-ce à la fête de la Reine ou à la fête du Travail ? Je ne m’en souviens plus. Mais je me rappelle que, pour la première fois, nous avions passé toute la nuit ensemble et que je n’avais pas eu à me presser pour rentrer chez moi. Je m’étais sentie très adulte d’avoir pu faire l’amour avec mon petit ami dans une tente bien à nous, sur un terrain de camping bien à nous. Aujourd’hui, je vois bien que c’était d’une insouciance propre à la jeunesse. Des adultes ne s’évaderaient pas une fin de semaine entière avec

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 12 2014-04-23 1:52 PM

Page 10: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

une tente et une glacière de bières pour tout bagage. Les adultes s’inquiètent du prix de l’essence ; ils se lèvent tôt, même par un dimanche matin brumeux, pour aller cueillir leur demi-sœur à l’aéroport.

Il fait encore trop chaud dans la voiture. Je retire une à une d’autres épaisseurs de vêtements, mes gants, mon bonnet de laine, et l’électricité statique me fait dresser les cheveux sur la tête. Je finis par me débarrasser aussi de mon manteau avec le même air affecté qu’affichait Marie quelques instants plus tôt.

J’entends l’automobile avant de la voir. Un bruit de klaxon me crispe. Aussitôt après, un crissement de pneus noie le cri affolé de Marie dont je ne saisis pas le sens. Je ne vois pas ma vie se dérou-ler devant mes yeux, mais pendant une fraction de seconde, c’est mon père qui est dans le siège passager au lieu de Marie. Cette vision inattendue me coupe le souffle et me désoriente, puis le choc de l’impact me ramène brusquement à la réalité.

Il n’y a pas de verre cassé. Le métal gauchit à peine et, même si je sens la ceinture de sécurité comprimer ma clavicule et mes cuisses, je me dis que ce ne sera pas assez pour y laisser des traces.

— Ça va ?Marie ne me répond pas tout de suite. Elle croise les bras

sur son visage comme si elle attendait encore le choc. Heureu-sement, le coussin gonflable est toujours dans son comparti-ment, mais à voir l’écharpe parfaitement pliée sur ses genoux, je sais que Marie aurait été capable de le remettre soigneuse-ment dans son boîtier si nécessaire.

— Ça va ? dis-je à nouveau.Franchement, j’ai plutôt envie de lui crier après. Regarde ce

que tu m’as fait faire ! C’était trop te demander que de ne pas toucher au chauffage ? Marie hoche la tête en silence, déplie l’écharpe et la replie. Elle regarde sa montre. Elle plisse le front avec une expression anxieuse qui m’exaspère.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 13 2014-04-23 1:52 PM

Page 11: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

— Crois-tu qu’on en aura pour longtemps ? fait-elle.On jurerait, à l’entendre, que j’emboutis des voitures tous

les jours par principe et que je sais exactement ce qu’il faut faire dans ces circonstances. Je vois bien que Marie songe à la police, au rapport d’accident, qu’elle imagine Floss arriver à l’aéroport folle d’inquiétude parce que personne n’est là pour l’accueillir.

— Ne t’inquiète pas, on y sera à temps, dis-je, sans même lui cacher mon impatience. Ce n’est qu’un petit accrochage et, de toute façon, on est presque arrivées.

À la radio, un annonceur surexcité nous apprend que le brouillard se lèvera en matinée, nous invite à profiter plus tard dans la journée des soldes de fin de saison sur les poêles à pé-trole et les souffleuses dans les grandes surfaces de Stavanger Drive, et nous donne l’heure : six heures quinze. L’avion de Floss atterrira dans trente-quatre minutes. Marie claque la langue comme elle le fait toujours quand elle est nerveuse, et ce bruit m’agace presque autant que ce qui l’a provoqué. Floss est adulte, elle a même deux ans de plus que moi, elle est parfaite-ment capable de récupérer ses bagages et de nous attendre.

Le conducteur de l’autre voiture est déjà en train d’inspecter les dommages sur son véhicule. Il a la tête rasée et une barbiche soignée. Le pardessus en laine masque à peine ses épaules larges. Il a un air menaçant qui me porte malgré moi à frissonner.

— Verrouille la porte, pour l’amour du ciel ; je parie qu’il est ivre, fait Marie sur un ton de reproche.

Moi, je trouve qu’il a l’air parfaitement sobre. Il marche droit et avec assurance, il est sûr de lui. Il a mis les mains sur ses hanches et me regarde par le pare-brise, visiblement agacé que je ne sois pas encore sortie de la voiture.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il est ivre ?— Qu’est-ce qu’il ferait sur la route à une heure pareille un

dimanche matin ?

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 14 2014-04-23 1:52 PM

Page 12: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

— On est sur la route nous aussi, et on n’est pas ivres.— On va à l’aéroport, réplique Marie, sur la défensive,

comme si je l’avais accusée de quelque chose.— Est-ce qu’il ne pourrait pas être en route pour l’aéro-

port, lui aussi ?— Pourquoi faut-il toujours qu’on se dispute ?Marie et moi, nous nous chamaillons depuis des années à

propos de tout et de rien. C’est comme ça. C’est le fondement de notre relation. Aussi, l’abattement qui perce dans sa voix me prend-il au dépourvu.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse, Marie ?Je suis tout aussi frustrée qu’elle par la tournure des événe-

ments, mais elle ne songe qu’à leur répercussion sur Floss qui, décrivant en ce moment des cercles dans le ciel, n’est pas plus consciente de ma situation malencontreuse que je ne le suis de ses problèmes personnels.

— On peut bien passer la journée ici si ça te chante, mais si tu veux qu’on aille cueillir Floss à l’aéroport, il va falloir que je sorte de l’auto et que j’aille parler à ce type.

J’observe l’autre conducteur. Il se penche pour examiner le pare-chocs accidenté de son véhicule. Il effleure la bosse de sa main gantée comme s’il réconfortait un enfant qui s’est écor-ché un genou. Il se redresse et me regarde encore d’un air où se mêlent la contrariété et l’impatience.

Puisque je n’ai jamais eu d’accident de voiture jusqu’à pré-sent et que j’ignore ce qu’il faut faire, je l’imite : j’inspecte les dommages sur mon véhicule. Ce n’est rien qu’un petit cabos-sage. Je tourne plutôt mon attention vers sa voiture à lui. J’aperçois mon reflet déformé dans la portière. Je m’étonne d’y capter une image. Sa voiture reluit de propreté même dans la lumière fade de l’aube, alors que d’habitude, au mois de mars, toutes les automobiles sont couvertes d’une épaisse couche de

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 15 2014-04-23 1:52 PM

Page 13: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

sel grisâtre et de gadoue, y compris la mienne. La glace du rétroviseur extérieur est dans le sable et le gravier laissés par les équipes de déneigement, cassée en deux éclats pointus. J’y vois en reflet le ciel et la neige qui tombe, et cette image m’étour-dit. Je m’appuie au capot de la voiture pour me ressaisir.

— Ça va ?Je décèle dans sa voix le même agacement qu’il y avait dans

la mienne quand j’ai posé la même question à Marie quelques instants plus tôt.

Il continue d’examiner les deux véhicules avec une détermi-nation qui m’irrite un peu. Quand je m’apprête à intervenir pour essayer de faire avancer les choses, il se décide enfin à ouvrir la bouche.

— Curieux, tout de même, que vous n’ayez pas pu m’évi-ter puisqu’il n’y avait que vous et moi sur la route à cette heure, fait-il.

— C’est vous qui m’avez emboutie, dis-je sans trop de conviction, car je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé.

Au cas où les pensionnaires du Hoyles Escasoni auraient vu quelque chose, je me tourne vers la résidence pour personnes âgées dans l’espoir d’y apercevoir quelques vieux visages avides d’un peu d’action pressés contre les carreaux des fenêtres. Il n’y a personne. Je ne vois que les mini-lamelles des stores qui resteront fermés jusqu’à l’arrivée de l’équipe de jour.

— Ouais. Mais moi, je n’ai pas grillé un feu rouge, dit-il, sarcastique.

Je vais pour protester, mais je me ravise en songeant que le feu est peut-être passé au rouge quand je me débarrassais de quelques épaisseurs de vêtements. Je reste tranquillement où je suis et je me tais pendant qu’il poursuit son examen et son évaluation de son épave. Je sens bientôt le poids de la neige sur mes épaules et, en regrettant d’avoir retiré mon manteau d’hi-

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 16 2014-04-23 1:52 PM

Page 14: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

ver, je me frictionne les bras comme Marie l’a fait plus tôt. La neige tombe en gros flocons sur le crâne nu de l’homme, fond sur-le-champ et dégouline sur son visage. Il l’essuie très vite, comme il essuierait des larmes ou de la sueur. Dehors, à l’aube, en t-shirt mouillé de neige, j’ai soudain très froid. Je claque des dents et n’ose pas parler.

— Vous n’avez pas de manteau ?Je fais signe que oui.— Vous feriez bien de le mettre. Vos lèvres commencent à

bleuir.Il tire un cellulaire d’une poche intérieure de son pardessus

en laine. Je devine avec appréhension que nous allons devoir rester longtemps ici, sur le bas-côté, à fournir chacun notre version des faits à la police. Il faudra que je précise que Marie m’a distraite en tripotant les boutons du chauffage, qu’elle était contrariée à cause du brouillard, mais au bout du compte, ce sera quand même de ma faute.

— Ne prévenez pas la police, je vous en supplie, dis-je d’une voix dont le ton désespéré me surprend moi-même.

— Pourquoi pas ? fait-il en me souriant comme si je l’amu-sais, bien que je ne croie pas avoir dit quoi que ce soit de drôle.

Parce que je n’ai pas les moyens de faire face à une augmenta-tion de ma prime d’assurance. Parce que je ne veux pas être en retard à l’aéroport. Parce que je déteste devoir remplir des formulaires.

— Je prendrai en charge le coût de vos réparations, dis-je en sachant très bien que je ne pourrai sans doute même pas couvrir le coût des miennes.

Il doit rester trois dollars et onze cents dans mon compte de chèques et je ne serai pas payée avant une semaine. Je vis aux crochets de Marie depuis ma rupture avec Gabe et, juste avant, je vivais aux crochets des parents de Gabe. « C’est temporaire.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 17 2014-04-23 1:52 PM

Page 15: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Je vais retomber sur mes pieds », avais-je promis à Marie, mais excepté quelques provisions de temps à autre, je n’ai pas pu contribuer aux dépenses de la maison.

— Il faut que j’aille chercher ma sœur à l’aéroport, dis-je, voyant qu’il ne réagit pas à mon offre.

Il regarde son cellulaire comme s’il hésitait entre appeler et ne pas appeler. Sentant son indécision, j’ajoute :

— C’est une urgence, en quelque sorte. Elle arrive de Calgary. Elle a rompu avec son ami et elle est dans un état as-sez fragile. Il y a trois ans que je ne l’ai pas vue.

Je n’ai jamais dit à personne que Floss était ma sœur. En temps normal, je me fais un devoir de préciser qu’elle ne l’est pas vrai-ment, comme si être du même sang qu’elle portait atteinte à ma réputation. Mais en cet instant précis, j’ai besoin qu’elle soit ma sœur, d’une part pour éveiller la sympathie de l’homme, et d’autre part pour qu’il ne se fasse pas d’idées à mon sujet.

L’énergie nerveuse de Marie me parvient depuis la voiture. Je n’ai pas de montre, mais je vois que le soleil se lève, que le ciel passe du gris fer au gris pâle.

— Son avion va atterrir bientôt. Est-ce qu’on ne pourrait pas se contenter d’échanger nos coordonnées pour l’instant et régler ça plus tard avec nos assureurs ? Je veux dire, la conduite de nos voitures n’est pas affectée, et je ne tiens pas à ce que ma sœur pense que je l’ai oubliée. Je suis sûre que vous aussi, vous devez aller quelque part.

— Je dois aller au garage, répond-il, imperturbable.Je l’observe, perplexe, en me demandant où il allait quand

l’accident s’est produit. Quiconque roule sur la route avant six heures un dimanche matin doit avoir un but précis, une des-tination qu’il juge suffisamment importante pour le pousser à se lever et à se brosser les dents avant l’aube. Ou peut-être est-ce le contraire ? Peut-être qu’il a passé la nuit debout et qu’il

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 18 2014-04-23 1:52 PM

Page 16: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

s’en allait se coucher ? J’ignore si je me pose ces questions par curiosité ou parce que je suis mal dans ma peau quand les gens en savent plus sur moi que moi sur eux.

— Vous partiez ou vous reveniez ?— Quelle différence ?Je réponds par un haussement d’épaules. Un avion vole au-

dessus de nous et je lève les yeux comme si je m’attendais à voir Floss me regarder par le hublot.

— Lolly ?Je me retourne brusquement en entendant Marie m’appe-

ler. Elle a passé la tête par la vitre ouverte de la portière.— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu prends le thé ? C’est sans

doute l’avion de Floss qui vole là-haut, et toi tu restes là, sans manteau et insouciante ?

— J’arrive !J’ai beuglé ma réponse en lui lançant un regard implorant.

Je me tourne vers l’homme en rougissant de honte, mais notre échange semble l’avoir amusé.

— Il vaut mieux ne pas faire attendre votre mère… ou votre sœur, du reste.

Il pense que Marie est ma mère. Cette fois, c’est ma faute, pas celle de Marie. Les mensonges, c’est comme ça : l’un n’at-tend pas l’autre. Dans le temps, à l’épicerie, chez le médecin, au restaurant, les gens croyaient toujours que Marie était ma mère. Elle ne les corrigeait jamais. Elle se contentait après de m’adresser un sourire d’excuse et de dire qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle raconte notre vie à tout le monde.

Il remet le téléphone dans la poche intérieure de son par-dessus et en tire un stylo.

— Donnez-moi votre main, fait-il, et je la lui tends presque tout de suite, paume offerte, comme s’il était un diseur de bonne aventure.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 19 2014-04-23 1:52 PM

Page 17: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Il la prend dans la sienne et il écrit son nom et son numéro de téléphone sur ma ligne de vie. Ça chatouille un brin, mais je résiste à l’envie de retirer ma main et de l’enfouir sous mon aisselle. Il écrit comme mon fils, en lettres majuscules, comme si les minuscules étaient trop petites pour l’intéresser. Il s’ap-pelle Carson Keane et il me fait confiance, même s’il ne le devrait pas.

— Appelez-moi quand vous aurez retrouvé votre sœur.Il va pour ajouter quelque chose, son haleine chaude dans

le froid forme un nuage visible qui occupe tout l’espace entre nous, mais il se ravise, referme la bouche et me tourne le dos. Tant que Marie n’appuie pas sur le klaxon, je regarde les feux arrière de sa voiture disparaître dans le brouillard, deux yeux rouges qui me fixent. Il est parti et je suis toujours là, près du fossé en bordure de la route, tremblante de froid comme un chien égaré.

— Lolly ! crie Marie entre deux coups de klaxon. As-tu l’intention d’aller à l’aéroport à pied ?

Je marmonne dans ma barbe :— T’énerve pas.

L’avion de Floss a du retard. Finalement, Marie et moi avons quarante minutes à perdre. Chez Tim Hortons, nous nous assoyons à une table où le client précédent a répandu du sucre, et nous évitons de nous regarder. Marie plisse les yeux vers le tableau d’affichage des arrivées que, de toute façon, elle ne peut pas lire à moins d’avoir le nez collé dessus. Elle y jette sans arrêt un coup d’œil en attendant qu’il change, qu’il lui annonce que Floss est là.

— Je déteste cet aéroport, dit-elle.Ses joues sont toutes rondes parce qu’elle souffle sur le

contenu de son gobelet en carton. Marie a dit exactement la

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 20 2014-04-23 1:52 PM

Page 18: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

même chose la dernière fois que nous avons été ici ensemble, à l’occasion du départ de Floss. Elle a suivi Floss jusqu’à la zone d’inspection, puis quand elle l’a eu complètement per-due de vue, elle a couru aux toilettes pour vomir. Je l’ai atten-due dans le couloir, mais je l’entendais dégobiller.

— Je me demande pourquoi ils se sont crus obligés de tout transformer ? C’était beaucoup plus convivial avant.

Peu importe que ce soit l’ancien aéroport ou le nouveau, quand vous arrivez à St. John’s par avion, tout le monde vous regarde. Naguère, c’était au rez-de-chaussée, devant les portes des arrivées, là où tous se bousculaient pour être le premier à se jeter sur un parent parti depuis longtemps et jamais oublié. Vous pouviez revenir pour la première fois à Terre-Neuve après une absence de quarante ans, ou rentrer d’un contrat de travail de six mois en Alberta, ou bien être parti deux petites semaines pour des vacances en Floride. C’était sans importance. Quelqu’un, toujours, vous accueillait avec éclat et vous faisait sentir que vous lui aviez manqué. J’étais toujours un peu mal à l’aise pour les quatre ou cinq passagers qui débarquaient sans que personne les attende. Ils récupéraient leurs bagages, ils sor-taient discrètement par la porte de la station de taxis pendant qu’autour d’eux les gens s’enlaçaient en sautant de joie comme d’éternels enfants – et qu’est-ce que tu as bonne mine ! et qu’est-ce que ce sera bon de m’offrir un vrai plat de poisson-frites ! –, trop occupés par ces retrouvailles pour s’apercevoir que leurs valises avaient déjà fait trois fois le tour du carrousel.

En raison de la configuration du nouvel aéroport, on vous regarde descendre l’escalier mécanique, ce qui est pire que tout, car on dirait qu’on vous observe au ralenti : tous ces visages le-vés vers vous, ces yeux plissés, ces doigts qui vous désignent comme si vous aviez quelque chose de coincé entre les dents. Non que j’aie fait l’expérience de cette position privilégiée,

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 21 2014-04-23 1:52 PM

Page 19: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

celle de la bienheureuse arrivée. Je n’ai jamais été qu’un visage parmi les autres.

Mon père m’avait amenée ici pour accueillir ma tante après la mort de ma mère. « Oh, Ray », avait-elle soupiré en se déta-chant de la foule, et on aurait dit qu’elle le réprimandait, mais ce n’était pas de sa faute à lui et j’aurais aimé pouvoir dire quelque chose pour le défendre. Il avait haussé les épaules, il lui avait demandé combien de sacs de voyage elle avait et si elle avait mangé à bord. Il avait parlé de tout, sauf de ma mère. Quand mon père était mort, Gabe et moi étions venus cher-cher la même tante. « Oh, Lolly », avait-elle soupiré d’un air cette fois plein de commisération. Je lui avais demandé, d’une voix stridente et hésitante, combien de sacs de voyage elle avait et si elle avait mangé à bord. Gabe avait serré ma main, et cette petite pression rassurante m’avait redonné ma voix et mon souffle. Les touchantes retrouvailles qui avaient lieu autour de moi me faisaient envie. Je m’étais surprise à chercher mes pa-rents du regard en haut de l’escalier mécanique.

— Ça ne va pas ? me demande Marie. On dirait que tu es à des lieues d’ici.

Elle mord délicatement dans un beignet Timbit saupoudré de sucre glace, mastique lentement et avec détermination. Ma belle-mère mettra quinze minutes et quatre bouchées à venir à bout de ce que mon garçon de trois ans peut avaler d’un coup. Une mince couche de sucre à glacer se dépose dans les plis de ses lèvres et se mêle au reste de brillant rose qu’elle a sans doute appliqué dans l’obscurité avant de me réveiller.

— Tu as l’air contrariée, ajoute-t-elle puisque je ne réponds pas tout de suite. C’est encore l’affaire de ce matin qui te dérange ?

— Ça m’ennuie d’avoir endommagé la voiture de papa. Il lui attachait une telle importance.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 22 2014-04-23 1:52 PM

Page 20: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Je perçois dans ma voix un léger tremblement, comme si j’appréhendais de devoir dire à mon père que j’ai eu un acci-dent avec sa voiture. De savoir que ce simple rite de passage m’est refusé me plonge dans un immense vide intérieur.

— Il s’en moquerait et tu le sais. De toute façon, ce n’est qu’une petite bosse. Si Floss s’en rend compte, on lui dira que quelqu’un a esquinté la voiture dans le parc de stationnement du centre commercial. Elle le croira, car ils sont tous complè-tement dingues là-bas.

Il est fort probable que Floss ne remarquera rien. L’évidence lui échappe. Elle ne verra pas le cabossage, mais à l’intérieur de l’habitacle, elle sentira que Marie et moi avons vécu une mati-née tendue, comme lorsque tout est imprégné de fumée de cigarette.

— Est-ce que Floss est contente de revenir à la maison ?D’un geste sec, Marie envoie par terre le sucre répandu sur

la table comme s’il la dérangeait soudainement alors que nous sommes ici depuis quelque temps et que nos gobelets sont presque vides.

— Je ne sais pas. Je l’espère. Je suis soulagée qu’elle revienne.Je regarde le sucre répandu, presque invisible entre les galets

du carrelage. Marie n’a certes pas été soulagée quand, moi, je lui ai annoncé que je revenais à la maison. Elle a hésité au télé-phone, elle ne m’a pas vraiment crue.

— Gabe et toi, vous vous êtes querellés, c’est tout. Vous trouverez bien une solution.

— On ne s’est pas querellés.J’insistais, et mon insistance même laissait croire que nous

nous étions querellés, mais je disais la vérité. Nous n’étions pas du genre à nous chamailler puis à rompre. Gabe et moi n’avions jamais eu de conflits, même pas à cette époque.

— C’est fini entre nous, c’est tout.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 23 2014-04-23 1:52 PM

Page 21: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Marie a attendu que j’arrive, puis elle m’a dit qu’il y avait des draps propres sur le lit et une clé sur la commode. Kenny pouvait dormir dans la petite chambre où, de toute façon, elle rangeait ses jouets. Elle a regardé Kenny, emmitouflé dans son habit de neige. Il bâillait en serrant dans sa main la figurine de Batman que Gabe lui avait offerte. Elle a fait la moue comme si je l’avais froissée de quelque façon.

— J’espère que tu sais ce que tu fais, Lolly.Quand on annonce l’arrivée du vol de Floss, Marie et moi

allons l’attendre au pied de l’escalier mécanique en regardant les passagers descendre au ralenti.

Nous apercevons Floss au même moment toutes les deux. Marie met sa main sur sa bouche, sans doute pour cacher les larmes qui lui montent aux yeux à la vue de Floss, ou peut-être pour dissimuler sa surprise. Floss a changé. Elle a forci. Ses hanches sont plus larges, sa poitrine plus épanouie, mais ce surpoids lui va bien. Comme si elle était partie dans le corps d’une jeune fille pour revenir dans celui d’une femme. Ses che-veux sont maintenant presque aussi longs que les miens, mais ils sont tout ébouriffés. C’est à croire qu’elle n’a jamais eu le temps de passer chez le coiffeur. Des mèches emmêlées, indisciplinées, mal peignées lui retombent sur le front. Elle ne porte aucun fard, sauf un brillant incolore qu’elle semble avoir appliqué en vitesse pendant la descente. Elle tire son tricot sur son ventre et scrute la foule à la recherche d’un visage familier. Quand elle voit Marie, Floss éclate en sanglots. Marie la prend dans ses bras, lui tapote le dos, caresse ses cheveux et lui murmure que tout ira bien. En observant cette scène, je me fais la réflexion qu’on n’est pas censé pleurer à l’arrivée, seulement au départ. Puis une pen-sée encore plus déroutante m’assaille, une pensée qui me donne le frisson. J’aurais tant aimé que Marie me serre contre elle comme ça quand Gabe et moi avons rompu.

001-416 C est ici que je pose ma valise 1.indd 24 2014-04-23 1:52 PM

Page 22: Jill Sooley C’est ici que je pose ma valiseune face de chienne. Comment ne serait-elle pas devenue ma chouchoute ? Lolly n’a jamais été la mienne. Elle était dure comme une

Épine : 1.375 pouce

Jill S

oole

yC’

est i

ci q

ue je

pos

e m

a va

lise

ISBN 978-2-7619-3915-7

Phot

o : ©

Mas

terfi

le -

Dan

a H

urse

y

Pour la première fois depuis la mort de Ray, son second époux, Marie hé-berge Floss, sa fille née d’une précédente union, et Lolly, la fille de Ray. Ruptures, nouveaux amants, rancunes jamais oubliées et bagarres épiques : la vie n’est pas simple au sein de cette famille reconstituée, où les petits malheurs s’ajoutent aux grandes remises en question. Pour retrouver la sé-rénité, les trois femmes n’auront d’autre choix que d’apprendre, après des années d’incompréhension et de non-dit, à vivre les unes avec les autres. Parviendront-elles à unir leurs voix et, de trois histoires distinctes, à n’en faire qu’une seule : la leur ?

JILL SOOLEY est originaire de Terre-Neuve. Après avoir occupé le poste de directrice des communications pour le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, elle s’est installée à New York pour travailler dans le secteur de la publicité. Aujourd’hui, elle se consacre entièrement à l’écriture.

Jill SooleyC’est ici que je pose ma valiseroman

C'est ici que je pose ma valise_couv_39143.indd Toutes les pages 2014-04-23 1:55 PM