C’était quoi la vie, autrefois, avant l’ère de l’image souvent truquée et des réseaux sociaux? C’était

quoi la vie quand l’honnête homme existait encore, qu’il était cultivé et curieux et dia-loguait naturellement avec tous les esprits originaux et toutes les voix singulières de son époque? Alberto Manguel appartient encore, à 70 ans, à cette génération qui a connu, aimé, adoré, vénéré les livres. Né à Buenos Aires, il n’a cessé de voyager dans le monde entier, d’abord dans le sillage de son père, diplomate, puis par lui-même, poussé par une envie insatiable de décou-verte de tout ce qui compose la vie: les gens, les paysages, les idées, les modes de vie, les croyances. Un sentiment de liberté abso-lue; une rage de découverte, mais aussi de compréhension et de tendresse pour tous les pays et toutes les sociétés.

Un nomade stable

Alberto Manguel est un nomade, mais aussi un esprit stable et serein, libre, très profond. Comme il l’explique dans un livre écrit sur le ton de la discussion simple, presque de la confi dence, «Je remballe ma bibliothèque» (Editions Actes Sud), sa vie est allée un peu dans tous les sens, elle a baigné dans plu-sieurs cultures, plusieurs langues, plusieurs contextes politiques, mais a toujours gardé son cap et sa raison d’être: sa bibliothèque! Partout, Alberto Manguel a vécu avec ses livres; partout il les a emportés; partout il a senti leur présence et leur force tout à la fois littéraire, intellectuelle, spirituelle, intime. Les livres, avant les réseaux sociaux, c’était un dialogue permanent avec des amis qui ne vous expliquaient pas simplement, comme sur Facebook, qu’ils avaient mangé une fon-due hier soir ou qu’ils avaient rendez-vous demain après-midi chez leur dentiste, mais qui vous parlaient de la beauté du monde,

de sa noirceur, de ses merveilles, de leur fa-mille et de leurs amis, de la diffi culté d’être et du bonheur d’exister, bref de la vie dans tous ses états, toutes ses situations.

Plus de 35 000 livres

Alberto Manguel a une immense biblio-thèque: plus de 35 000 livres. Né en Ar-gentine, il a vécu en Israël, en Argentine, en France, à Tahiti, au Canada. De 2015 à juil-let 2019, il a dirigé la Bibliothèque nationale d’Argentine (comme José Luis Borges avant

lui) avant de retourner à New York. Acheter des livres, lire des livres, les conserver pré-cieusement au fi l de ses déménagements… Ce fut l’essentiel de sa vie! Le sens même de sa vie! «Ma dernière bibliothèque se trouvait en France, explique-t-il, logée dans un vieux presbytère au sud de la vallée de la Loire, au cœur d’un village paisible d’à peine dix mai-sons (…). Seul le chant des oiseaux et, en été, le bourdonnement des abeilles, rompaient le silence. Le soir, de petites chauves-souris volaient en cercles dans le crépuscule et, à l’aube, les chouettes descendaient en plon-

■ ALBERTO MANGUEL

Ma vie avec ma bibliothèqueC’est un écrivain argentin, fi ls d’ambassadeur, qui n’a cessé de voyager, toute sa vie, dans le monde entier. Une vie de culture, mais aussi une vie de nomade. Romancier, essayiste, Alberto Manguel n’a eu qu’un seul ancrage, qu’un seul indéfectible amour dans sa vie: sa bibliothèque. Il n’a cessé en fait, comme il l’explique dans un livre agréable et sensible*, d’installer sa bibliothèque puis de la remballer, avant de la réinstaller ailleurs, au fi l de ses errances.

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T O U T L ’ I M M O B I L I E R • N O 1 0 2 7 • 8 M A R S 2 0 2 1

gée du clocher de l’église pour attraper leur dîner».Alberto Manguel a pensé, pendant longtemps, qu’il allait finir ses jours dans ce monde à part, ce monde de liberté et de douceur. Lec-ture, méditation, poésie, rêverie… Il y a les grands classiques, bien sûr, mais aussi tous les autres, tous ceux qui lui ont donné le sentiment d’exister. Il y a tous les livres, en fait, cé-lèbres ou anonymes, qui lui ont donné l’impression, à cause d’un mot, d’une ré-flexion, d’une intuition, de l’aider à comprendre un peu le mystère de la vie. «J’ai souvent sen-ti, dit-il, que ma bibliothèque expliquait qui j’étais, me donnait une identité mouvante qui ne cessait de se transformer au fil des ans (…). Je sais que mon histoire vraie se trouve tout entière ici, quelque part sur ces rayon-nages, et que pour la trouver, je n’ai besoin

que de temps et de chance. Je ne la trouve jamais. Mon histoire reste insaisissable, car ce n’est jamais l’histoire définitive».Ce qu’Alberto Manguel aime par-dessus tout, c’est que sa bibliothèque n’au-ra fait finalement, pen-dant plus de cinquante ans, qu’alimenter sa soif de liberté. Tous les livres sont les bienvenus, chez lui, parce qu’ils ont tous quelque chose à dire. Tous les livres sont précieux, parce qu’ils composent tous, ensemble, la sym-phonie du monde, la re-

cherche du sens de la vie. Il aime vivre au milieu de ses livres, il aime passer des heures dans ce monde qui invite à tout, à toutes les envies, à toutes les réflexions, à tous les doutes, à toutes les illuminations. Ce n’est pas une vie en creux, mais une vie en plein; c’est une vie qui ramène aux sources de l’al-

légresse et du bonheur. Alberto Manguel n’a aucun ordre dans sa bibliothèque. Il ne classe ses livres ni par couleur, ni par gran-deur, ni par domaine. Ses livres, il les ap-privoise et les réapprivoise sans cesse, jour après jour. Il regarde sa bibliothèque, laisse voguer son esprit… Envie de roman, envie de polar, envie d’un auteur lu à 20 ans, envie de retrouver un souvenir, une émotion, un événement, une pensée..«Je ne peux me rappeler aucune époque où je n’aie possédé une quelconque biblio-thèque, confie Alberto Manguel. Chacune d’elles est une sorte de mille-feuille autobio-graphique, chaque livre retenant le moment où je l’ai lu pour la première fois. Les griffon-nages dans les marges, la date, parfois, sur la page de garde, le ticket de bus décoloré mar-quant une page pour une raison aujourd’hui mystérieuse - tous visent à me rappeler qui j’étais alors». n

Jaques Rasmoulado

* Je remballe ma bibliothèque, Alberto Mangel, Editions Actes Sud.

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