jean-yves pouilloux.autant qu'il y aura d'encre et de papier au monde.critique 658

15
AUTANT QU'IL Y AURA D'ENCRE 621

Upload: mark-cohen

Post on 17-Jan-2016

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

AUTANT QU'IL Y AURA D'ENCRE 621

Page 2: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

Critique n° 687-688Autant qu'il y aura d'encre

et de papier au monde

Il n'est pas donné à tout le monde de se voir décrété clas-sique de son vivant, de voir reconnues et admirées d'un large public la plupart des œuvres critiques qu'une aventure de l'esprit a produites. C'est ce qui arrive à Jean Starobinski, sans que cela paraisse outre mesure l'affecter, sans que cela altère apparemment une courtoisie souriante et attentive, une qualité d'accueil à quoi il est difficile de ne pas être sensible. L'hom-mage qui lui est rendu paraît normal, d'une nécessité d'évidence, aussi naturel que la modestie avec laquelle il l'accueille. Ce qui va de soi, semble-t-il, va encore mieux en le disant, et peut-être gagnerait-on à examiner quelques-uns de ses « grands livres », pour y déchiffrer comme un secret, celui d'une certaine préoccupation discrète, jamais tout à fait explicite ni tapageuse, jamais insistante, mais permanente, et dont l'empreinte a marqué nombre de lecteurs qui en ont reçu une direction, et parfois une lumière. Le critique lui-même nous aide en certains moments, quand il réfléchit à sa propre démarche et tente de l'éclairer, pour nous lecteurs certes, mais aussi (on le sent) pour lui-même, pour tenter de ne pas se leurrer avec des constructions abstraites, théoriciennes, tout en maintenant l'exigence la plus rigoureuse d'une lucidité active et d'une fidélité au mouvement même de la lecture. « Un travail s'accomplit en moi », dit-il, « par le déroulement du langage de l'œuvre. J'en possède la certitude immédiate ; mon émotion, mes sensations intérieures en marquent fidèlement le profil actuel de l'œuvre. Toute description ultérieure doit garder la mémoire de ce fait premier, pour lui apporter si possible une clarté supplémentaire. » Dans ce constat attentif et sans emphase (où peut-être je perçois l'écho d'une phrase de Goethe disant que le difficile en poésie est de conserver dans le poème achevé la maladresse de la première ébauche), on remarque la tonalité dans laquelle se présente ce «je», simple individu

relatant son expérience sans la proposer comme modèle, ni for-muler de règles pour qui que ce soit d'autre que lui-même ; ce «je » essaie pourtant de se prescrire à soi-même une orientation propre, il situe la lecture d'une œuvre à la rencontre des linéaments complexes qu'on peut repérer dans un texte (les caractères objectifs, composition, style, images, valeurs séman-tiques, bref la structure) d'une part, et d'autre part des émotions, sympathie ou rejet, enthousiasme ou répulsion, que la lecture provoque dans la personne qui ouvre le livre. C'est un souci de cette nature que je perçois dans l'une des œuvres majeures de Starobinski, Montaigne en mouvement (1982).

Comme le célèbre Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle, auquel il fait explicitement pendant, le Montaigne résulte de la composition et de la re-écriture de plusieurs études dont la rédaction s'étend sur presque trente ans. Il ne s'agit pas d'une simple juxtaposition de textes antérieurs, mais bien d'une refonte et d'une extension considérables (les articles anciens réunis totalisent environ cent quarante pages, le volume actuel trois cent soixante dix-neuf). Cette durée explique aussi que beaucoup d'interprétations soient devenues aujourd'hui communes, acceptées, alors qu'elles étaient tout à fait originales au moment où certains textes furent écrits. La maturation patiente de certaines œuvres, leur égalité de ton et leur retenue peuvent masquer leur originalité et leur caractère novateur. Antoine Compagnon avait ici même rendu compte de l'ouvrage ' ; vingt ans après ses réflexions valent toujours. J'essaie à mon tour de décrire cette entreprise critique.

Au premier abord, et sur le ton d'une relation intime à la personne de Michel de Montaigne, nous est présenté le portrait d'un homme, vu dans sa personne proche, reconstitué dans ses désirs, ses obligations, ses dettes symboliques, et le critique tente, comme il l'avait fait pour Rousseau, de rejoindre une disposition existentielle singulière. Et en un sens, c'est tout à fait justifié, selon le projet apparent qui est de composer une biographie spirituelle. Cette orientation est particulièrement perceptible dans le début du livre (le premier chapitre, qui essaie de comprendre les linéaments d'une entrée dans l'écriture) où Starobinski souligne les deux rôles symboliques

1. Critique, n° 433-434, juin-juillet 1983.

Page 3: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

622 CRITIQUE

essentiels joués par Pierre de Montaigne, le père, et Etienne de La Boétie, l'ami. Le père, on s'en souvient, fut à l'origine de l'entreprise de traduction à laquelle se soumit Montaigne, la Théologie naturelle de Raymond Sebond ; l'autre s'est vu ména-ger au cœur du livre premier des Essais une place d'honneur explicitement marquée par le chapitre « De l'amitié ». On est éclairé, convaincu, et c'est peu contestable en effet. Pourtant une certaine gêne met du temps à s'effacer : se fondant sur une lecture minutieuse des lettres que Montaigne adressa aux personnes à qui il dédia les oeuvres de son ami disparu, et à son propre père pour lui relater les derniers moments de cette grande figure à l'antique, le critique semble imaginer un être tel qu'en lui-même il dut avoir les caractéristiques d'une personne proche, comme en témoignent beaucoup de ses formules (« Montaigne » décide ceci ou cela, choisit, refuse...), sans qu'on parvienne à démêler précisément ce qui relève de la psychologie projetée par le lecteur d'aujourd'hui, de ce qui peut-être fut la disposition affective d'un philosophe du xvf siècle. Or cette ambiguïté me semble au cœur de l'entreprise risquée, aventurée même de Starobinski, et ce risque n'est pas pour rien dans sa réussite. Par exemple, commentant longuement l'étrange formule que La Boétie a prononcée peu de temps avant de mourir, « Mon frère, mon frère, me refusez-vous doncques une place ? », le critique note : « L'imploration du mourant, que Montaigne semblait ne pas comprendre, a été depuis lors pleinement entendue. La place de La Boétie, son lieu sont désormais non seulement la "librairie" où Montaigne a fait transporter les livres et les papiers de ce frère disparu, mais ils sont encore dans la mémoire de quelques hauts personnages à qui il a offert publiquement le "livret de ses œuvres", en leur recommandant de prendre sous leur garde le nom de La Boétie » (p. 63-64). En un sens évidemment je ne peux qu'entrer dans cette description faite en sympathie et compréhension bienveillante ; la circonstance douloureuse a sans doute provoqué ce glissement de l'homme aux livres, et le souci d'une survie du nom. L'ensemble des lettres (à Monsieur de Mesmes, au chancelier de L'Hospital, à Lansac, à monsieur de Foix) en attestent et garantissent une semblable reconstitution. En même temps, une certaine réserve me vient, de voir si pleinement identifié le sens qu'il convient d'attribuer à cette « place » énigmatique. Comme il m'est arrivé de ne pas recevoir sans réserves l'inter-

AUTANT QU'IL Y AURA D'ENCRE

623

prétation-diagnostic qu'un jour J.-B. Pontalis donna de la cure d'un de ses patients (Pierre G.), où le psychanalyste n'hésita pas à désigner et nommer le noyau secret qui creusait d'un vide impossible à combler l'existence même de cet analysant : « La mère de Pierre avait disparu dans une chambre à gaz. Sous toutes ces chambres vides qu'il n'en finissait pas de remplir, il y avait cette chambre-là. Sous tous ces noms, le sans-nom. Sous toutes ces reliques une mère perdue sans laisser la moindre trace2 ». Ce qui suscite ma réserve, c'est la désignation qui donne à la formule énigmatique un contenu, une signification définie. De même ici la traduction de « place » en « librairie ». Starobinski est plus prudent, il poursuit : « Et les lecteurs de 1570, en lisant les lettres-dédicaces, ne pouvaient ignorer ce logement, cet "abry" honorable qu'un auteur inconnu, Michel de Montaigne, implorait pour un grand homme méconnu trop tôt enlevé au monde » (p. 64). Sa formule me semble exemplaire par son souci de lutter contre l'illusion rétrospective qui pourrait nous faire aller à La Boétie depuis la stature consacrée d'un Montaigne universellement reconnu (Frances A. Yates ou Terence Cave ont donné des exemples saisissants d'une telle rigueur de pensée). Mais en même temps, j'assiste à la résolution d'une énigme par la reconstitution psychologique de « personnes » telles qu'on peut les imaginer, c'est-à-dire inévitablement soumise à des représentations projetées depuis notre façon de concevoir les êtres humains vers des inconnus dans le passé. Un tel travail de restauration est probablement inévitable, il est sans doute même nécessaire, mais il est périlleux. Car il se situe à un croisement paradoxal de deux exigences : d'abord celle de s'offrir à l'autre dans sa proximité avec toute la compréhension et la sympathie possibles, en retrouvant et dépliant des attitudes où le lecteur peut éventuellement se reconnaître ; mais aussi, à l'inverse, celle de rencontrer l'opacité d'une disposition singulière impossible à réduire au connu, au familier. Le mouvement de l'interprétation oscille sans cesse entre ces deux pôles, avec l'intention de se rapprocher le plus possible de son objet. « La complicité que Montaigne requiert de ses lecteurs

2. L'Amour des commencements, Paris, Gallimard, 1986, p. 167 ; le pseudonyme Pierre G. cache Georges Perec.

Page 4: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

CRITIQUE

aboutit à constituer une solidarité heureuse, dans la conscience du commun dénuement », écrit Starobinski, décrivant sa propre démarche. Et ce qui me retient un instant, c'est la perspective d'une communauté d'êtres liés par un sentiment d'appartenance. « Privés de tout savoir et de tout rôle privilégié dans l'univers », poursuit-il, « les hommes ne sont que des consciences étroitement bornées, mais capables de se rencontrer, de "conférer", de s'entretenir. » Il me semble percevoir dans ces phrases un écho du style particulier de Maurice Merleau-Ponty, qui va sans cesse du singulier au général, postulant un être-avec, une disposition partagée, une communauté irréfutable. Comme Merleau-Ponty, Starobinski se met à la place de l'autre dans sa plus grande généralité, il utilise le « nous » qui assimile sa réaction personnelle à celle de l'auteur dont il commente le texte, et aussi à l'expérience de tout lecteur, de tout homme. « Nous n'adhérons pas complètement à nous-mêmes. Notre spontanéité naturelle, si franche en son premier jet, est toujours entachée d'une fragilité qui nous laisse libres de nous dégager et de nous désapprouver » (p. 262), écrit-il par exemple. Cette filiation est en effet donnée comme ce qui a lancé le travail de lecture ici proposé (« incitation amicale », dit Starobinski). Elle poursuit, sur un nouvel auteur, la même démarche qui avait si bien réussi avec Jean-Jacques Rousseau, fidèle à l'exergue des Confessions, « Intus, et in cute », intime et en secret. Rousseau a seulement omis, dans le vers de Perse, le verbe « novi », j'ai connu.

Dans cette disposition, le critique peut écrire : « Ayant pro-voqué le sentiment de l'existence démunie, mais ayant égale-ment renoncé à son assouvissement, le désir offre à la conscience le spectacle d'un monde ouvert où rien ne saurait être indifférent. La conscience tentée se fuit d'elle-même vers toutes choses, mais elle a, aussi bien, le pouvoir de se ressaisir pour formuler sur toutes choses le jugement par lequel elle affirme son autonomie » (p. 156). On assiste à l'évocation d'une expérience phénoménologique (ici celle de Montaigne) supposée partageable et commune. Sous une allure de constat, on formule une articulation logique rien moins que naturelle comme si elle relevait d'une immanence irrécusable, Merleau-Ponty

AUTANT QU'IL Y AURA D'ENCRE 625

écrit souvent ainsi. Or - et c'est fascinant -, ce qu'on pourrait récuser comme une projection anachronique de dispositifs proches de la phénoménologie se trouve, en fait, rejoindre pré-cisément la démarche des Essais. Et c'est là, me semble-t-il, qu'on retrouve ce qui sans doute est le point vif de ce « mouve-ment » en quoi Starobinski souhaite inscrire la découverte de Montaigne. Au moment même où il s'exprime de la façon la plus personnelle, c'est paradoxalement là qu'il rejoint le plus fidèlement le texte des Essais : « Je m'aliène en désirant, mais je n'ai d'identité qu'à la condition d'avoir accepté cette aliénation. Ma tâche est à la fois de me séparer et de me réunir. Cette oscillation ne s'achève pas, et Montaigne ne souhaite pas qu'elle prenne fin par quelque réconciliation dernière » (p. 157). Il s'agit de se placer au cœur de la réflexion de Montaigne, non pas à vrai dire « réflexion » au sens abstrait, conceptuel du terme, mais au sens de mouvement existentiel dans sa richesse énigmatique et paradoxale. C'est bien de la posture d'un sujet qu'il est question.

Mais, des deux côtés, Starobinski ressent, à un certain moment (et il faudrait évidemment reconstituer l'archéologie de son ouvrage), que les figures reconnaissables qui avaient nourri son élan vers une présence humaine, fraternelle et accessible, doivent se montrer sous des jours moins immédiats, que sa propre recherche doit emprunter des chemins moins directs ; et, sans renier les intuitions d'une sensibilité personnelle, s'appuyer sur des éléments textuels moins purement psychologiques. Méditant sur la méthode de Léo Spitzer, dans la préface qu'il compose aux Études de style (Gallimard, 1970), le critique remarque que son cheminement obstiné au contact des textes produit dans sa façon de lire un infléchissement décisif: «Abandonnant les considérations de psychologie, renonçant à remonter jusqu'à l'expérience vécue, Spitzer semble vouloir sacrifier toute une dimension de ses précédentes recherches. » En somme passer d'une psychologie imaginaire et d'une projection par laquelle on s'identifiait à l'écrivain, à une exégèse de ce qui fut écrit, même si l'un et l'autre sont et demeurent difficiles à dissocier, et Starobinski note que même dans cette première entreprise d'interprétation, « c'est dans le texte même, à découvert, que Spitzer discernait des significations affectives, des conduites et des passions, non pas dans une Erlebnis antérieure, où eussent pu intervenir des

624

Page 5: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

CRITIQUE

motivations obscures, masquées ou transmuées ensuite par l'écriture. L'exégèse stylistique a toujours été l'explicitation d'un sens obvie, la lecture d'une leçon patente » (p. 25). Ce qui est dit ici pourrait sans difficulté être déchiffré comme un autoportrait, et les formules maladroites que j'employais tout à l'heure (« son cheminement obstiné », « sa façon de lire ») avaient dans l'ambiguïté des possessifs pressenti ce qui devient plus clair maintenant. Ce n'est pas en fait un revirement, mais plutôt un approfondissement, décisif selon moi, un changement de langage. Starobinski, dans La Relation critique, analyse longuement (soixante pages) un passage fameux du livre III des Confessions, « Le dîner de Turin », et d'une façon éblouissante fait surgir des phrases, de leur texture, de leur disposition, de leur cadence, de leur nécessaire agencement ternaire, de leurs enjeux interprétatifs, une configuration personnelle, existentielle, dont les signes et indices se lisent dans le texte, et non plus dans une psychologie reconstituée. Une mutation s'est accomplie, et Starobinski en est assez conscient pour écrire : « Nous avons renoncé à toute hypothèse causale ; la description des évidences immanentes au texte nous a suffi » (p. 159). En d'autres termes, de s'occuper du texte comme du chemin privilégié pour recomposer un sujet.

Soient les trois étapes qu'a décelées Pierre Villey, éditeur des Essais au début du xx= siècle, ou les trois philosophies qu'aurait fréquentées sinon adoptées tour à tour Montaigne dans son entreprise de vérité et d'adéquation au monde (stoïcisme, scepticisme, épicurisme - je schématise...). Hugo Friedrich les a reprises dans les années trente en les aménageant à sa façon pour décrire, comme Villey et dans des termes relativement analogues, la « pensée » de Montaigne, et Starobinski après eux. Mais il se produit une inflexion décisive lorsque le critique passe d'une pensée qui aurait en soi consistance à une « forme ». Dans le détail même les choses attirent l'attention : « Montaigne aime les triades », écrit-il en ouverture d'une « Note sur le groupement ternaire » (p. 159), et aussitôt il s'intéresse à des modes d'organisation textuelle, à des mouvements d'organisation dialectique « selon le modèle hérité de la disputatio médiévale », pour essayer d'en percevoir l'intensité

AUTANT QU'IL Y AURA D'ENCRE 627

de pensée. Starobinski reprend des schémas classiques, mais il les inscrit dans le mouvement d'une expression qui ne se sait pas encore, et s'avance sans être assurée d'aboutir, en étant assurée de ne pas aboutir faudrait-il dire. Peut-être est-ce là un des points les plus vifs de ce « mouvement » dont le critique a fait son titre ? « La "dialectique" de Montaigne apparaît ici en pleine évidence : la perte imminente confère un prix infini à ce qui se laisse encore dire et posséder ; réciproquement, la parole la plus libre s'autorise de la mort pour ne rien celer des plus secrètes pensée » (p. 228), où l'on sent bien que c'est une entreprise sans fin que l'aventure de cette singulière écriture, nécessairement mobile par la nature même de l'acte d'écrire. Au début du chapitre IX du livre III, Montaigne en décrivait avec clairvoyance les limites, et la grandeur : « Qui ne voit que j'ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j'iray autant qu'il y aura d'ancre et de papier au monde ? »

En sorte qu'on s'étonne un peu, rétrospectivement, que les considérations sur la place symbolique de La Boétie dans l'écriture des Essais prennent si peu en compte des observations formelles comme celles de Michel Butor sur l'architecture du livre I. C'est d'autant plus étonnant qu'à plusieurs reprises Starobinski formule avec la plus grande netteté l'orientation de sa démarche. « Une description adéquate du mouvement de Montaigne ne peut être entreprise que sous les espèces de l'analyse textuelle », et conformément à cette déclaration, l'attention se porte avec minutie et finesse sur des façons de dire qui sont autant d'indices d'une façon d'être (il faudrait citer les six ou sept remarquables pages qui suivent). Exemplaire me semble une analyse comme celle-ci : « Le retour sur soi, la réflexion de l'acte sur l'agent sont exprimés de la façon la plus nette. Considérons la riche série des verbes qui se succèdent : je la plante, je l'amuse là, je regarde dedans moy, je n'ay affaire qu'à moy, je me considère sans cesse, je me contre-rolleje me gousteje me roulle en moy mesme. La verve joyeuse est éveillée. Il ne s'agit pas d'une simple enumeration synony-mique. Nous ne sommes pas en présence d'une action unique, mais diversement désignée ; et ce n'est pas là non plus une action continue et progressive : avec chaque verbe, Montaigne, recommençant un nouvel essai de soi, inaugure une nouvelle expérience. Chaque regard, chaque mouvement vers l'intérieur est suivi d'un bref dégagement, d'une respiration. Cette reprise

626

Page 6: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

628 CRITIQUE AUTANT QU'IL Y AURA D'ENCRE 629

Page 7: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

permet un nouveau départ... » (p. 269-270). Pour moi, ces lignes sont infiniment précieuses ; elles prêtent attention à (et rendent perceptible) la respiration d'un style dans ce qu'il a de plus incarné, et la proximité, ou l'empathie qui suscitaient quelque réticence plus haut, disparaissent complètement ici. A l'individu Montaigne a succédé la phrase Montaigne, son rythme, ses coupures, ses reprises, son animation, ses chutes et variations d'intensité, son phrasé. Existence et écriture se conj oignent en effet d'une si étroite couture qu'il est impossible de les séparer.

Il faut alors revenir au plus près de la lecture, ce qui conduit à re-examiner des configurations conventionnelles qu'on pouvait croire acquises, comme la philosophie classique l'enseigne : séparation de l'âme et du corps, prévalence de l'entendement, clarté des idées distinctes. Les trois chapitres centraux (« Le moment du corps », « Dire l'amour » et « Chascun est aucunement en son ouvrage ») déplacent encore l'orientation. Il s'y déploie une étonnante méditation sur cette énigme résistante que constituent les « moments corporels ». Cette fois l'enquête ne prétend pas reconstituer un portrait de l'homme Michel de Montaigne, avec des traits physiologiques ou psychologiques, qui le caractériseraient dans ses dispositions individuelles d'être humain singulier. Le texte des Essais, et en particulier le chapitre « De l'expérience », offre tous les éléments souhaitables, et la tradition critique ne s'est pas privée d'y recourir ; la tentation est grande d'imaginer une description fidèle, en rassemblant les détails « réalistes » qui apparaissent en nombre : petite taille, cheveu rare, moustache, absence de mémoire, maladie de la pierre, gloutonnerie, sexe minuscule, bienveillance et accueil, résistance à la fatigue, amour du che-val, expérience fondamentale de la chute, sur le modèle courant des biographies. Montaigne récuse par avance une telle entreprise : « Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu la naturelle instabilité de nos meurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s'opinias-trer à former de nous une constante et solide contexture », une action singulière présente tant de divers visages qu'il est malaisé de la réduire à une ligne unique, et malgré toute l'attention avec laquelle Montaigne s'examine, il ne saurait dire quel il est : « Je n'ay veu monstre et miracle au monde plus exprès

que moy-mesme. On s'apprivoise à toute estrangeté par l'usage et le temps ; mais plus je me hante et me connois, plus ma dif-formité m'estonne, moins je m'entends en moy. » Starobinski ne contourne pas la difficulté, au contraire : « Si les mots, qui ne sont que voix et vent, n'atteignent pas à l'essence des choses », écrit-il, « un homme en sa vie muable peut fortement se manifester dans les mots dont il bâtit son livre. La réussite expressive compense l'échec "référentiel" » (p. 293). Au contraire, la difficulté le fait redoubler d'attention, par exemple au verbe « sentir » (voir p. 190 et suivantes), pour accompagner la suc-cession des renversements introduits par cette découverte proprement phénoménologique. « Le sujet corporel, tel qu'il se sent exister, revendique une légitimité supérieure au discours de la science (de toute science) sur le corps » (p. 199).

Or cette jointure énigmatique entre expérience et expres-sion, entre les mouvements inaperçus d'un être irrémédiable-ment hybride et les figurations langagières qui tentent toujours inexactement de les transcrire, est au cœur de l'entreprise. « L'entreprise de dire le corps aboutit non seulement à la per-mission donnée au corps de se dire lui-même par la voix vive, le geste, les mouvements, etc., mais encore à la possibilité, pour le corps, d'offrir le répertoire métaphorique au moyen duquel, dans l'écriture du livre, tous les actes de pensée, toutes les émotions se représenteront » (p. 200). Starobinski fait apparaître l'un des points les plus vifs et novateurs des Essais. Dans le désarroi où vacillent les certitudes du jour, Montaigne a l'audace de s'appuyer sur les confuses intuitions de la « chair » (pour reprendre un terme de Merleau-Ponty), chair inextricablement faite de monde et de langage, et « selon son rythme, et dans un mouvement d'invention personnelle, où la réflexion morale se poétise » (p. 202). Il n'y a, je crois, aucun anachronisme, à faire appel à la phénoménologie pour déchiffrer les Essais, tout au contraire, si l'on veut bien remarquer que c'est en grande partie à l'écoute de Montaigne et de Proust que Merleau-Ponty a formulé sa pensée, celle des derniers écrits, Le Visible et l'Invisible ou La Prose du monde (Starobinski les cite explicitement en note p. 294-295). Mais ce n'est pas avant tout une référence philosophique qu'invoque Starobinski, c'est une fidélité à la lettre des Essais : « Cet être ne s'achève qu'à l'instant où il devient ambigu, c'est-à-dire où, rendu communicable, ayant pris forme en un langage, il

Page 8: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

630 CRITIQUE

Page 9: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

devient suspect de se trahir : il se compromet et s'altère, dans le mouvement même où il prétend s'exhiber fidèlement à ses témoins » (p. 265). Il est difficile de mieux rendre compte de l'écriture des Essais, sans cesse attentive à rectifier, reprendre, distinguer le plus soigneusement possible entre les diverses instances, le «je », le personnage, la figure, le Maire, etc., qui empiètent les unes sur les autres. « Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage : non un passage d'âge en autre, ou comme dit le peuple de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute » (« Du repentir »). Le « mouvement » des Essais correspond à une nécessité de fait, mais aussi à un souci de vérité, inéluctablement relative. Le livre de Staro-binski, lentement déposé en strates successives, rejoint cet ébranlement essentiel.

Jean-Yves POUILLOUX

Les vagues d'Eddington et le cheval de Newton

Jean Starobinski sait, à l'occasion, se montrer facétieux. À preuve, la conférence qu'il a donnée en mai 2002, à la Royal Society de Londres, lors d'un symposium présenté par ses organisateurs comme « une discussion entre "les deux cultures" » '. Peut-être parce qu'il est embarrassé par la référence à la notion des deux cultures, littéraire et scientifique, qui ne lui semble pas pertinente, Starobinski déplace le problème en choisissant d'opposer non pas deux cultures, mais deux lan-gages, le langage poétique et le langage scientifique, chez deux personnages qu'il décrit comme appartenant à une même « culture » (Cambridge des débuts du XXe siècle), mais relevant de deux « groupes polaires 2 » distincts : l'astronome Arthur Eddington (1882-1944) et le poète Rupert Brooke (1887-1915).

Eddington est l'un des physiciens britanniques les plus importants de la première moitié du XXe siècle : il est, aux dires d'Einstein, l'une des trois personnes qui, dès 1915, avaient compris la théorie de la relativité générale. Personnage officiel - Plumian Professor et directeur de l'Observatoire, à l'Université de Cambridge -, il mit sur pied une expédition qui, en 1919, devait vérifier, lors d'une éclipse de soleil observable au large des

Page 10: Jean-Yves Pouilloux.autant Qu'Il y Aura d'Encre Et de Papier Au Monde.critique 658

1. J. Starobinski, «Scientific Language and Poetic Language»,' dans Meeting the Challenges of the Future. A Discussion Between « TheTwo Cultures », Symposium 2002 de la Fondation Balzan, Florence, Leo S. Olschki, 2003. L'expression « les deux cultures » a été introduite en 1959 par le physicien C. P. Snow dans une conférence, volontairement provocante, prononcée devant le sénat de l'Université de Cambridge. Il décrivait la guerre qui, selon lui, opposait au sein du monde universitaire la « culture scientifique » et la « culture littéraire ». Il s'en suivit un débat souvent passionné, aujourd'hui incompréhensible. Voir C. P. Snow, The Two Cultures, Cambridge University Press, 1993.

2. L'expression est de Snow lui-même.