jean ullmo - le réel et la science

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Le réel et la science A De tous temps, les philosophes ont observé que l'ordre de la nature a été suggéré à l'homme par le fait que certains phénomènes se reproduisent, que des circonstances analogues entraînent des chaînes semblables d'événements. C'est donc la répétition de cer- taines apparences qui est à l'origine de la recherche scientifique, de l'espoir des hommes en l'intelligibilité de la nature. Mais « répétition » est pris ici dans un sens encore tâche, flou, qui résiste mal à l'analyse. Proprement, un phénomène ne se répète pas. Un fait observé dans la nature présente toujours des conditions si complexes que leur répétition identique et détaillée est infiniment peu probable. Même l'observation dirigée qu'on nomme expérience ne peut nous offrir la répétition d'un phénomène, du moins à ce stade de la recherche nous commençons à édifier la science répéter une expérience, c'est en connaître tous les éléments constitu- tifs, avoir éprouvé l'action de tous les facteurs externes ou internes cela suppose une analyse complète préalable du phénomène c'est le couronnement de son étude, ce n'en saurait être l'entreprise. Ce que la nature offre au chercheur qui sait l'y découvrir, ce que l'expérience précise, c'est la répétition, non d'un phénomène dans sa complexité, mais d'une relation élémentaire relation entre la hauteur d'un réservoir et la vitesse de l'eau qu'il débite, relation entre le poids de cuivre dissous dans l'électrolyte et la chaleur dégagée par le courant de la pile, relation entre les poids des corps mis en jeu dans une réaction chimique. Sans préciser davantage pour le moment, nous pouvons dire que certains éléments mesurables des phénomènes ont entre eux des relations quantitatives qui se répètent, c'est-à-dire qui peuvent s'exprimer par un énoncé unique, valable pour tous les cas, par ailleurs très divers, où ces relations apparaissent ainsi l'accélération d'un corps, mesurée au chronomètre et au mètre, est toujours

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Page 1: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

Le réel et la science

A

De tous temps, les philosophes ont observé que l'ordre de la

nature a été suggéré à l'homme par le fait que certains phénomènes

se reproduisent, que des circonstances analogues entraînent des

chaînes semblables d'événements. C'est donc la répétition de cer-

taines apparences qui est à l'origine de la recherche scientifique,

de l'espoir des hommes en l'intelligibilité de la nature.

Mais « répétition » est pris ici dans un sens encore tâche, flou,

qui résiste mal à l'analyse. Proprement, un phénomène ne se répète

pas. Un fait observé dans la nature présente toujours des conditions

si complexes que leur répétition identique et détaillée est infiniment

peu probable. Même l'observation dirigée qu'on nomme expérience

ne peut nous offrir la répétition d'un phénomène, du moins à ce

stade de la recherche où nous commençons à édifier la science

répéter une expérience, c'est en connaître tous les éléments constitu-

tifs, avoir éprouvé l'action de tous les facteurs externes ou internes

cela suppose une analyse complète préalable du phénomène c'est

le couronnement de son étude, ce n'en saurait être l'entreprise.

Ce que la nature offre au chercheur qui sait l'y découvrir, ce

que l'expérience précise, c'est la répétition, non d'un phénomène

dans sa complexité, mais d'une relation élémentaire relation entre

la hauteur d'un réservoir et la vitesse de l'eau qu'il débite, relation

entre le poids de cuivre dissous dans l'électrolyte et la chaleur

dégagée par le courant de la pile, relation entre les poids des corps

mis en jeu dans une réaction chimique.

Sans préciser davantage pour le moment, nous pouvons dire que

certains éléments mesurables des phénomènes ont entre eux des

relations quantitatives qui se répètent, c'est-à-dire qui peuvent

s'exprimer par un énoncé unique, valable pour tous les cas, par

ailleurs très divers, où ces relations apparaissent ainsi l'accélération

d'un corps, mesurée au chronomètre et au mètre, est toujours

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334 REVUE PHILOSOPHIQUE

proportionnelle à la force qui le sollicite, mesurée au dynamomètre.

Parlant d'éléments~ mesurables », nous admettons la définition

de la mesure. L'accord est généralement fait sur cette définition qui

n'implique pas la connaissance de l'être, ni aucune hypothèse sur la

nature du monde extérieur, mais seulement comparaison entre des

apparences, qui remplit certaines conditions. L'opération de la

mesure nous fournit d'ailleurs les exemples les plus simples de

relations répétables ainsi le rapport des dimensions d'un corps

solide est constant.

Mais il suffit à vrai dire pour obtenir une relation répétable

d'éléments repérables, au sens connu de ce terme ainsi il y a deux

relations répétables entre la pression, mesurable, et la température,

repérable, de l'eau qui bout d'une part une valeur de l'une corres-

pond toujours & une seule valeur de l'autre d'autre part l'une et

l'autre sont constantes tant que l'eau bout.

Nous pouvons faire tout de suite une remarque qui sera essen-

tielle une relation qui se répète s'exprime par un énoncé unique,avons-nous dit. Si nous cherchons à transcrire cet énoncé quantitatifen langage symbolique, il lui correspond une formule, expression

mathématique de la relation élémentaire. Ainsi rien ne nous interdit

d'appeler F la force ci-dessus, y l'accélération, et de traduire la

Frelation par–= c~s. Ma:s nous voyons que l'énoncé unique recouvre

Yune tft~Ktfe de formules, toutes celles qui correspondent aux diné-

rentes valeurs de la constante ou encore, la transcription en langage

symbolique de la relation répétabte entre éléments mesurables

nécessite l'introduction supplémentaire de paramètres arbitraires,

coefficients de proportionnalité ou autres.

B

La valeur fondamentale de la répétition pour la théorie de la

connaissance nous paraît due à ce qu'elle est la voie commune quiconduit aux concepts si différents d'être et de loi.

La notion d'être implique la permanence mais la permanencede t'être est une exigence métaphysique, ce n'est pas un concept

opérationnel (au sens de Bridgman). Sauf, pour chacun de nous,

1. C'est-à-dire qui, puisse être déuni en termes d'expériences, construitpar dos opérations réalisables (au moins virtuellement) ou Ertèbnisse ».

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 335

notre moi, aucun objet d'expérience ne peut être soumis à une

observation continue. La permanence d'aucune partie du monde

extérieur ne peut être ni prouvée, ni éprouvée. La meilleure approxi-

mation que l'observation expérimentale nous donne de cette épreuve

impossible, c'est la répétition un objet (par là nous entendons une

portion choisie des apparences qui nous entourent) se manifeste

chaque fois que nous tournons vers lui notre attention par une

interpolation évidente, nous en induisons qu'il subsiste lors même

qu'il échappe à notre observation, qu'il « est )) en dehors et indépen-

damment de celle-ci.

Ainsi cette condition métaphysique et nécessaire de l'être, la

permanence, a pour traduction opérationnelle la répétition.

Que la répétition conduise aussi à la notion de loi, ceci paraît

bien clair. Ce qui s'est répété chaque fois qu'on l'a éprouvé se

répétera si on l'éprouve encore d'où la possibilité de la prévision.

D'où, par une démarche intuitive que nous préciserons tout à

l'heure, le concept de loi naturelle.

Ces passages nécessaires de la répétition assurée à la répétition

virtuelle ou permanence, de la répétition éprouvée à la répétition

attendue ou prévision, nous paraissent être des exigences de l'esprit

humain, des postulats qu'il impose à la réalité. On y verra peut-être

quelque analogie avec les a priori kantiens, soumis par suite aux

mêmes objections mais ces deux types d'induction (interpolation

du discontinu au continu pour l'être, extrapolation du passé au

futur pour la loi) nous paraissent d'une évidence intuitive bien supé-

rieure et le minimum, imposable à l'esprit, d'intervention dans

sa préhension du monde extérieur.

Nous pouvons remarquer enfin que la répétition de phénomènes

associés a été pour l'homme à l'origine du concept de cause, ce qui

est bien connu et n'entraînera pas de discussion de notre part.

C

Nous avons indiqué la valeur conceptuelle de la répétition.

Or celle-ci, nous l'avons vu, ne nous est présentée dans la nature

que sous la modalité de relation repe~aMe, c'est-à-dire sous une

forme non immédiatement perçue, impliquant recherche et mesure.

Recherche d'éléments qui se prêtent à la mesure (ou au moins au

repérage), puis recherche de mesures qui donnent lieu à des relations

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336 REVUE PHILOSOPHIQUE

répétables deux étapes, où l'on reconnaît la démarche même de

la science. Mais la première ne suffit pas pour donner naissance à la

science elle n'en est qu'une condition nécessaire. Le propre de la

science, sa définition essentielle, c'est la recherche, la découverte,

l'exploration, le développement des relations répétables. Ne devien-

nent objets de science que les phénomènes qui fournissent une ou

plusieurs telles relations. La psychologie, terrain d'étude immémo-

rial, ne parvient pas à s'ériger en science faute de telles relations

car celles-ci sont le plus souvent cachées, demandent un long pro-cessus de tâtonnements, d'approximations successives pour être

atteintes.

Tant qu'on fixe l'attention sur la forme des objets qui tombent,

ou leur matière, ou leur vitesse, ou leur « impulsion aristotélienne »

ou telle autre de leurs propriétés, ce qui dure des siècles, aucunerelation répétable n'apparaît. Pour l'électricité, un siècle de tâton-

nements, d'ambre frotté, de peau de chat, n'avancent pas le pro-

blème, avant que l'intuition d'un Ampère n'aille chercher très loin

les éléments mesurables si cachés, l'induction magnétique, le dépla-cement électrique, qui donneront lieu à des relations répétables.

Il est inutile de multiplier les exemples on nous concédera sans

peine notre définition de la science. A savoir, dans son principe, ta

recherche de relations répétables dans l'ensemble des apparences

qui nous entourent. Mais il faut tirer la conséquence quelle inter-

prétation de ces apparences nous propose cette science ainsi faite,

quelle notion du réel nous donne-t-elle, quel être nous permet-elled'atteindre ?

La réponse nous paraît inéluctable le réel que nous apportela science, c'est le support de ces relations répétables qui sont son

objet essentiel. Parmi les phénomènes changeants, la répétitionatteinte désigne l'être c'est l'élément (induit) du phénomène qui se

prête à cette répétition, y joue un rôle qui caractérise le phénomèneobservé. En un mot, ce sont les paramètres arbitraires qui figurentdans les relations répétables qui représentent pour la science le

réel, l'être.

Relation répétable entre la force et l'accélération dans la dyna-

mique le coefficient de proportionnalité représente la masse quiexiste. « î! existe » des masses. Relation répétabte des dimensions

de certains corps la forme de ces corps (solides) existe. Relation

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 337

répétable du potentiel de la pile et de l'intensité du courant dans le

fil le coefficient de proportionnalité représente la résistance qui

existe. En biologie, l'âge physiologique de l'individu, image com-

mode, n'a acquis l'existence que depuis qu'il figure comme para-

mètre dans la relation répétable entre la surface et la vitesse de

cicatrisation d'une plaie. Existence des masses, des formes, des

résistances, des charges électriques, et, en général, de tout ce qui

figure comme paramètre dans les relations répétables décelées par

l'observation et la mesure.

Existence aussi des objets individuels, lorsqu'une même valeur

du paramètre se retrouve dans une série successive d'expériences

répétant une même relation. La valeur de sa masse individualise le

corps soumis à un champ de forces, la valeur de ses dimensions le

corps solide, la valeur de sa résistance le fil conducteur.

Les deux aspects de la répétition, qu'on peut appeler.si on veut

répétition dans l'espace, et répétition dans le temps, sont ainsi

utilisés. C'eût été une véritable pétition de principe de les distinguer,

préalablement à l'analyse qui vient d'être faite, entre répétition

relative à des ensembles d'apparences différents, et répétition sur

le même ensemble. Car seule la variation ou.la constance des

paramètres des relations répétables permet de parler d'ensembles

différents, ou d'ensembles, objets, corps, qui soient « le même o à

travers le temps.Cela est si vrai que lorsque deux ensembles sont tels que tous

les paramètres correspondants soient rigoureusement égaux pour

toutes les relations répétables à quoi donnent lieu ces ensembles

(ce qui ne se produit que pour des systèmes comme les électrons,

ensembles très simples, entrant dans des relations répétables unique-

ment par les deux paramètres qu'on appelle masse au repos m et

charge élémentaire e) il devient impossible de distinguer ces ensem-

bles leur individualité se perd. C'est le phénomène si important

en mécanique quantique de l'interchangeabilité des corpuscules

identiques.Et l'on voit même que dans la définition toute opérationnelle

de l'être à quoi nous sommes conduits, le problème de la distinction

entre deux tels individus identiques perd son sens. Soit à étudier la

diffusion d'un électron par un atome. Pourrons-nous nous demander

si l'électron diffusé est le même que l'électron incident, ou si c'est

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338 REVUE PHILOSOPHIQUE

un autre électron appartenant initialement à l'atome, et dont l'élec-

tron incident aurait pris la place ? Comment atteignons-nous l'exis-

tence de l'électron incident uniquement comme support des valeurs

constantes m et e des paramètres qui figurent dans les relations

répétables successives (par exemple, déviations électrique et magné-

tique), où nous pouvons faire entrer l'ensemble d'apparences observé

(par exemple, trajectoire ionisante de la chambre de Wi!son).

Après la diffusion, il y a, dans une autre direction spatiale, un nouvel

ensemble d'apparences possédant exactement les mêmes « propriétés

d'existence », ce que nous exprimons en disant qu'il existe un

électron diffusé. Rien dans tout ceci ne nous autorise à dire si

« l'électron existant avant diffusion » et « l'électron existant après

diffusion », sont un ou deux individus. L'électron, individu support

de m et e, existe indubitablement pour la science, mais pas au delà

des expériences qui permettent de répéter les relations où figurent

/n et e. A l'intérieur de l'atome, d'autres relations répétables que

nous appellerons internes, et qui sont très différentes de celles où

figurent les électrons libres, par exemple les relations spectrales,

comportent encore comme paramètre m et e, pris un certain nombre

n de fois d'où l'énoncé ordinaire, qui dit qu'il existe un nombre n

d'électrons dans l'atome. Il peut arriver (ionisation de l'atome)

que l'un des (m, e) qui figure dans les relations répétables internes

de l'atome disparaisse, c'est-à-dire qu'on trouve de nouvelles rela-

tions internes avec 2 (n-1) paramètres (m, e), et simultanément

apparaît un électron libre, c'est-à-dire la possibilité d'observer de

nouvelles relations répétables externes où figurent un couple de

paramètres (m, e) ceci paraît confirmer l'existence d'électrons

dans l'atome. Mais opérationnellement n'existent que des couples

(m, e) de paramètres figurant dans des relations répétables très

différentes suivant qu'elles sont externes ou internes, et comme

l'être support ne tire son existence que de ces relations, c'est un

abus de langage de prétendre qu'il est la même entité métaphysiqueau dedans et au dehors de l'atome, en le désignant ici et là sous le

même nom d'électron. Mais cet abus de langage même nous démontre

à quel point la notion d'être que nous donne la science est indisso-

lublement liée aux paramètres des relations répétables, en tant que

l'être est constitué et défini par les réalités que représentent ces

paramètres.

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 339

Remarquons que, pour les idées exposées ci-dessus, la contre-

épreuve est valable. Là où manquent les relations répétables, le réel

s'évanouit. En psychologie, les facultés de la philosophie classique,

mémoire, jugement, etc., peu de philosophes leur confèrent l'être

aujourd'hui, et y voient autre chose que des classifications sans

substrat réel ce n'est pas faute de les voir s'exercer chaque jour,

mais par défaut de relations répétables où elles figurent. Et il serait

facile d'étendre notre critérium à toutes les activités de l'esprit.

En sociologie, les recherches des statisticiens ont pour but de

donner l'être à certaines réalités sociales, en les tirant de relations

répétables.

Quel est donc en définitive le rapport entre l'homme et le réel,

tel qu'il nous est indiqué par la science, cette activité essentielle

de l'homme pensant ? Seul nous apparaît réel, du monde des

apparences extérieures, ce qui figure dans les relations répétables

et celles-ci sont elles-mêmes la récompense de recherches longues,

difficiles, d'approximations successives qui ne s'arrêtent (provi-

soirement) que lorsqu'elles satisfont notre quête de répétition.

Rejetant alors le reste des apparences changeantes, notre choix se

porte, pour leur conférer l'existence, la réalité, sur ces propriétés

support de la repe/t~o~.

Ainsi, contre l'école idéaliste qui dirait nous inventons le réel

contre l'école réaliste nous subissons le réel l'analyse de la

pensée scientifique nous répond nous choisissons le réel.

D

Si l'on admet cette doctrine, on obtient un moyen d'approche

nouveau, et non dépourvu de puissance, vers ce problème fonda-

mental de la théorie de la connaissance l'adéquation de la science

humaine au monde physique. En d'autres termes, comment l'ins-

trument mathématique qui apparaît comme une création arbitraire

de l'esprit humain, soumise aux seules règles de sa logique, se

révèle-t-il si puissant dans l'exploration du monde extérieur, dans

la prévision des phénomènes ? Question si profonde, qu'elle suggère

parfois l'exigence d'une harmonie préétablie, d'une construction

parallèle, concordante, de l'esprit humain et de la nature matérielle

somme toute, la preuve scientifique de l'existence de Dieu.

Ce n'est point notre propos de nous aventurer si loin. Nous

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340 REVUE PHILOSOPHIQUE

voulons proposer de ce problème une solution provisoire, insuffisante

assurément, mais empirique, fondée sur l'analyse du concept de loi

naturelle. Une remarque préalable l'application des mathématiquesau monde physique s'est faite jusqu'à présent exclusivement parl'intermédiaire de la théorie des équations différentielles (en faisant

rentrer sous ce mot, comme il est d'usage, les équations aux dérivées

partielles). L'exception apparente que constitue la mécanique quan-

tique (où entrent en jeu les algèbres non-commutatives, les groupes

discontinus, soit en bref la théorie des nombres) disparaît, comptetenu de son équivalence parfaite avec la mécanique ondulatoire

et ses équations aux dérivées partielles.

Or, mieux que toute autre partie des mathématiques, la théorie

des équations différentielles, fondée sur l'analyse du continu, préciseet limite l'accusation de tautologie que de célèbres écoles de penseursont portée contre les mathématiques. Sans doute, il n'y a rien dans

la solution (ou :~eg'a/e) d'une équation différentielle qui ne fût

déjà contenu dans l'équation elle-même. Et pourtant celle-ci quidéfinit les propriétés différentielles (ou localesl) de la fonction sur

quoi elle porte, ne permet en général qu'après un grand effort,où l'ingéniosité de l'esprit humain s'emploie toute, d'atteindre

aux propriétés intégrales, finies, de la fonction. Mais nous n'aurons

pas besoin d'entrer dans cette discussion ardue.' Il suffira à notre

propos de noter que ce reproche de tautologie provient du procédéessentiel de la pensée mathématique, qui est la répétition, procédé

qui est particulièrement en évidence dans la théorie des équationsdifférentielles le passage du différentiel à l'intégral se fait par

addition, par intégration, donc par répétition de la propriété diffé-

rentielle. Laissant de côté la question philosophique de savoir si

cette sommation indéfinie, de l'ordre du continu, apporte quelquechose de « nouveau », au moins n'apparaît-i! pas niable que le

processus même de l'intégration n'est autre que la répétition conti-

nue de la relation élémentaire représentée par l'équation différen-

tielle. La démonstration même (établie pour le cas des systèmesdifférentiels proprement dits) de l'existence de l'intégrale se fait

1. Looa! !<désigne le voisinage d'un point c'est-à-dire d'un systèmede valeurs bien déterminées attribuées à toutes les variables indépendantes enquestion. Si le temps est la seule variable indépendante, on pourra dire <instan-tané au lieu de locat s.

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J. ULLM~. LE RÉEL ET LA S EN E 341

par le procédé ici indiqué, dans la méthode classique de Cauchy-

Lipschitz.Dans la théorie des équations aux dérivées partielles du premier

ordre, la méthode de Huyghens ou des ondes-enveloppes (qui

correspond à la propagation des ondes, et couvre un grand nombre

des problèmes de la physique mathématique) n'est rien d'autre

que l'usage direct de la répétition de la relation locale pour cons-

truire la solution globale. De façon plus générale, le problème de

Cauchy correspond à une solution obtenue de proche en proche,

par répétition. Le fait (pour simplifier le langage nous envisagerons

le cas d'une seule fonction inconnue et d'une seule équation diffé-

rentielle, où la variable indépendante est le temps) que la relation

différentielle est vraie à tout instant suffit, par répétition continue,

à passer de cette relation à la fonction intégrale définie pour toute

valeur du temps.

Remarquons que cette possibilité est due à ce que l'équation

différentielle si elle ne définit la variation de la fonction que loca-

lement, c'est-à-dire lorsqu'on passe d'un point des points très

voisins, la définit de la sorte (sous les restrictions d'usage) en

tout point que! que soit le point considéré (et les valeurs initiales

données), l'équation donne la variation locale correspondante.

Or, les relations répétables que recherche la science expérimen-

tale peuvent être de deux sortes certaines sont statiques, c'est-à-

dire portent sur des éléments dont la valeur (mesurée ou repérée)

reste la même lors des observations répétées relation entre les

dimensions des corps solides, entre le spectre d'absorption de la

lumière blanche par un écran donné et le spectre d'un prisme. Ces

relations définissent les qualités fixes de certains objets individuels

grandeur du corps solide, couleur de l'écran. D'autres relations

répétables portent sur des éléments dont les valeurs elles-mêmes

(pour un phénomène étudié) ne se répètent pas, et dans ces relations

figurent alors en général les variations de certaines de ces valeurs,

ce qu'on exprime en écrivant entre tes symboles qui désignent ces

éléments mesurables, des relations variationnelles. Ainsi les phéno-

mènes mécaniques fournissent la relation entre la variation de la

vitesse d'un certain objet individuel (au sens défini plus haut pour

ce mot) et la valeur de la force qui s'exerce sur cet objet, ce qui

donne une relation variationnelle entre la position de l'objet et

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342 REVUE PHILOSOPHIQUE

le temps, où figure la valeur de la force agissante, fonction de point

supposée connue partout par des expériences virtuelles faites avec

un corps d'épreuve.En électromagnétisme, on a (par exemple) une relation entre le

champ électrique et les variations temporelles du flux de l'induction

magnétique. Mais que faut-il pour qu'il y ait là davantage qu'une

graphie sans portée, pour qu'on puisse effectivement conclure queles éléments mesurés sont liés par une équation différentielle au

sens mathématique, dont la relation variationnelle écrite soit la

transcription lorsqu'on y substitue les dérivées aux variations

évidemment que cette relation soit vraie en tout point, (au sens

défini plus haut) comme l'est par définition l'équation différentielle.

Donc, condition nécessaire, que la relation expérimentale écrite soit

répétable et condition suffisante qu'elle le soit virtuellement en tout

point et à tout instant, ce qui est postulé, comme nous l'avons vu,

pour toute relation répétable.En mécanique, la relation répétable exprime que a où que soit

le corps étudié et en quelque instant qu'ait lieu la mesure, son

accélération est proportionnelle à la force mesurée en ce point ».

L'équation différentielle

m dt2 = F (x, t)

(en se bornant au cas d'une coordonnée de position) exprime de

même que pour toutes les valeurs des symboles x, < (correspondant à

la position et au temps) la dérivée seconde de la position par rapportau temps (correspondant à l'accélération) est proportionnelle à une

fonction de point connue (correspondant à la force mesurée).En électromagnétisme, une variation spatiale du champ élec-

trique entraîne une variation temporelle du champ magnétique,une variation spatiale de celui-ci, une variation temporelle de celui-là

et les relations, pour un milieu donné, sont les mêmes quels que soient

les temps, les positions et les valeurs initiales des champs pour

lesquels on répète l'expérience c'est pourquoi on peut traiter ces

relations comme des équations aux dérivées partielles.Dès que la répétition nous a assuré l'équivalence de la relation

variationnelle entre éléments physiques et de l'équation différen-

tielle entre les symboles qui les représentent, elle nous donne

Page 11: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 343

aussitôt l'équivalence entre le déroulement du phénomène qui est

l'effet résultant sur les éléments mesurés de la répétition continuée

de la relation physique qui les lie, et l'intégration de l'équation, qui

n'est que l'effet sur les symboles qui y figurent de sa répétition

continue. Une correspondance univoque s'établit entre les éléments

physiques et les symboles mathématiques, parce que, leurs valeurs

initiales étant les mêmes, la loi de leurs variations locales est aussi

la même en chaque point (et toujours identiquement formulée),

pour ceux-là par expérience (cette loi est la relation répétable),

pour ceux-ci par définition (ils sont soumis à une équation différen-

tielle bien déterminée).Et cette correspondance univoque n'est rien d'autre qu'une loi

naturelle, c'est-à-dire la possibilité de prévoir la valeur mesurée

des éléments physiques en calculant la valeur des symboles corres-

pondants. Il y a loi naturelle dès qu'il y a prévision possible, il y a

prévision dès qu'il y a parallélisme entre les variations des mesures

de certaines grandeurs physiques et les variations des valeurs de

certains symboles mathématiques (ce qu'on exprime gauchement

en disant que le phénomène est « soumis à une loi mathématique »),

et ce parallélisme est assuré par la répétition recherchée, éprouvée

pour le monde physique, imposée par le mathématicien.

« L'harmonie préétablie que paraissait postuler ce parallélisme,se ramène donc à la vérification par le succès de la prévision scienti-

fique des deux postulats que nous avons exposés en B interpolation

de la répétition au continu, extrapolation au futur. Le fait que la

science réussit, démontre, si l'on veut, la validité de ces deux

postulats.Notre analyse nous a d'ailleurs montré la nécessité d'un troisième

postulat, aussi intuitif que les précédants le passage du réel au

virtuel. Une relation répétable nous a permis d'identifier un objet

(qui peut être un champ électromagnétique) par la constance des

paramètres correspondants cet objet ne se manifeste à nos sens

qu'en certains points du temps et de l'espace il y vérifie toujours la

relation (soit entre éléments internes à l'objet, soit entre éléments

internes et externes), avec les valeurs fixées des paramètres si

cet objet nous apparaissait en tout autre point, il y vérifierait

encore la relation répétable ce qui veut dire soit que les valeurs

(virtuelles) des éléments internes à l'objet que nous mesurerions,

Page 12: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

344 REVUE PHILOSOPHIQUE

seraient reliées entre elles par la relation, soit qu'elles vérifieraient

encore cette relation avec les valeurs effectivement mesurées des

éléments externes qui se manifestent en ce point.

La distinction faite ici entre relations liant des éléments internes

à un objet, et relations reliant éléments internes et externes, a

surtout une valeur de commodité expérimentale. Pour un objet

(corpuscule matériel par exemple) soumis à un champ de forces,

par exemple le champ de la pesanteur, celui-ci peut être considéré

comme connu en chaque point spatio-temporel c'est la sommation

des effets de ce champ externe sur le corpuscule dans toutes ses

positions successives (effets représentés par la même relation répé-

table) qui détermine le mouvement du corpuscule. Si l'objet étudié

est une onde électromagnétique, définie comme objet par la cons-

tance, dans toutes les relations répétables où il participe, des para-

mètres représentant sa fréquence et son énergie totale, on aura un

type simple de relations entre éléments internes l'action des

variations du champ électrique de l'onde sur celles du champ magné-

tique, et réciproquement. On sait que la propagation de l'onde est

expliquée par cette action réciproque, qui se poursuit dans le temps

et dans l'espace, par cette relation toujours répétée dont les effets

s'enchaînent. a

En conclusion, si l'on dit qu'un phénomène est intelligible dès

lors qu'il est réglé par une loi naturelle, c'est notre choix, pour

caractériser ce phénomène, de ce qui en lui reste toujours semblable

à soi-même, de la relation toujours vérifiée, qui nous permet d'at-

teindre à son intelligibilité l'intelligible naît du répétable. C'est là

une idée que les hommes ont toujours admise intuitivement pour

les Anciens, le type du mouvement intelligible était la rotation

permanente, parce que tous les éléments en étaient à tout instant

semblables à eux-mêmes, répétés. Mais la science moderne a mis

l'accent sur la quête du répétable expérimentale, elle en a fait

l'objet de sa recherche théorique, l'instrument de son succès.

E

Nous avons vu comment il était permis de passer des relations

répétables aux lois naturelles. L'analyse que nous avons faite pour

les relations variationnelles comprend comme cas particulier les

relations statiques c'est une loi naturelle d'un type très simple

Page 13: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 345

TOMECXXtI. – NOT.-DÉO. 1936 (N"' 11 ET 12) 22

qui nous fait prévoir les valeurs toujours constantes des dimensions

d'un solide, la couleur inchangée d'un écran. On peut donc dire d'une

façon générale que les paramètres constants qui caractérisaient les

objets individuels dans les relations répétables, se retrouvent inchan-

gés dans les lois naturelles qui en sont tirées.

Ces paramètres, avons-nous dit, la science leur attache le réelelle choisit comme réelle, elle donne l'être à la propriété qui est

représentée par eux. Elle nous fournit ainsi un premier critérium

du réel figurer comme paramètre dans une loi naturelle (tirée d'une

relation répétable). Ce critérium donne une condition nécessaire.

Mais ici apparaît une notion très particulière, et choquante sans

doute pour le métaphysicien ce qu'il appellerait la relativité de

l'être pour la science, à savoir une mesure plus ou moins grande de

réalité attribuée à une propriété, et qui lui apparaîtrait proprementcomme une antinomie l'être métaphysique est ou n'est pas, il n'est

pas susceptible de plus ou de moins. La science pourtant, qui est

tout empirisme, ne s'embarrasse pas de cette antinomie métaphy-

sique, et se satisfait de donner à la pensée une hiérarchie d'êtres

jouissant plus ou moins de cette qualité d'être.

Qu'on ne voie là aucun paradoxe l'histoire de la science a été

celle de la naissance, de la croissance, de l'accomplissement parfois,ou aussi parfois de la mort, des êtres qu'elle a reconnus dans le.monde mouvant des phénomènes. Les critériums secondaires quidonnent lieu à cette évolution sont aisés à distinguer. Nous pourronsles appeler concordance et non contradiction. o

Le critérium de concordance est la présence du paramètre qui

représente un être déterminé dans le plus grand nombre possible de

relations, ou de lois naturelles. Si l'existence de la masse ne fait

de doute pour personne, c'est qu'elle figure comme paramètre dans

toutes les relations auxquelles donnent lieu toutes ~es formes possi-bles de champs de forces pour F donné de façon quelconque, par la

pesanteur, par la gravitation, par le champ électromagnétique, parles tensions élastiques, etc. L'existence de la charge électriqueélémentaire est tout aussi certaine aujourd'hui mais dans ce cas,nous avons assisté depuis un siècle à la découverte successive de

toutes les lois où elle entre en jeu à chacune son existence était

confirmée, ou plutôt accrue. Par contre, un être qui ne figure quedans une seule relation, qui ne « sort pas de sa relation de définition

Page 14: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

346 REVUE PHILOSOPHIQUE

n'a pas droit au certificat d'existence réeMe c'est, transposée à l'être,

la question classique de la suspicion où la science tient les < hypo-thèses ad hoc », valables pour l'interprétation d'un seul phénomène.

Le cas de la théorie atomique est frappant sous le rapport qui

nous occupe aucun physicien ne met en doute la réalité de l'atome

aujourd'hui. Elle a pourtant donné lieu, il n'y a pas tant, à des

discussions célèbres. Tant que les paramètres qui représentent l'atome

ne figuraient que dans certaines relations, comme la loi des propor-

tions multiples, on pouvait parler de « l'hypothèse atomique < et lui

dénier toute valeur d'existence. Avec la multiplication considérable

de ces lois, l'hypothèse est devenue certitude. On pourrait dire qu'il

est infiniment peu probable que l'atome n'existe pas. Mais, se réfé-

rant à la construction- du réel par la science, au développement de

l'être qu'elle implique par ses découvertes successives, il serait

préférable de dire que l'existence de l'atome tient dans la nature

une place de plus en plus grande, si grande que cette existence

entraîne une certitude absolue.

Si la science nous fait assister ainsi à l'épanouissement de certains

êtres, il lui est arrivé aussi de retirer l'existence à certaines parties

du réel qu'elle avait cru pouvoir identifier à un moment de son

évolution. C'est l'application du second critérium secondaire, la

non-contradiction qui entraîne ces disparitions un objet ayant

été défini par la valeur constante de certains paramètres pour

certaines lois, il ne faut pas que de nouvelles relations découvertes,

relatives à cet objet, impliquent la non-constance de ces paramètres

ainsi du paramètre qui définissait la quantité de fluide calorique,

pour les expériences ultérieures de thermodynamique, ou encore de la

masse newtonnienne indépendante de la vitesse (qui fut remplacée par

la masse au repos relativiste) lorsque des expériences pour de grandes

vitesses eurent démontré sa variabilité, et en particulier la nécessité

de considérer une masse longitudinale et une masse transversale.

Le principe de non-contradiction est si connu que nous n'aurons

pas besoin d'insister sur son application positive. Mais il faut remar-

quer qu'il doit être pris à la rigueur, et qu'il ne faut pas en tirer

davantage qu'il ne donne. Ainsi un objet est défini par la valeur

constante de certains paramètres, et non par les propriétés qu'onserait tenté de déduire de ces valeurs, pour les attribuer à cet objet,

par analogie ou simple imagination. L'éther, avant l'expérience de

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 347

Michelson, subsistait, malgré ses propriétés « contradictoires o, quine l'étaient pas à la rigueur il devait être analogue à un fluide par-fait pour se laisser traverser sans résistance par la matière, à un solide

parfait parce que ses vibrations étaient purement transversales

mais rien n'imposait cette contradiction, sinon ces analogies arbi-

traires avec les propriétés connues des fluides et des solides. Aujour-d'hui de même, c'est seulement l'intuition arbitraire d'un électron

comme un corpuscule analogue à un point matériel porteur de

charge électrique, qui ferait croire à une contradiction avec l'image

ondulatoire, non localisée qu'en propose l'expérience de Davisson

et Germer. En toute rigueur, l'intuition comme l'image ci-dessus

ne sont pas fondées l'électron, ici comme là, n'est rien d'autre quele porteur du couple (m, e) (et en outre, dans les expétiences de

diffraction, le porteur de la fréquence propre –,–),rien de plus.

Il a pu sembler commode de figurer ce porteur comme un point

matériel puis gênant de garder cette image qui ne parvenait pas à

porter aussi la fréquence propre indiquée. Et le défaut d'intuition

qui en résulte aujourd'hui pour la représentation mentale de l'élec-

tron est assurément regrettable. Mais l'existence de l'électron, au

sens opérationnel que nous nous sommes attachés à en donner,n'en souffre pas tant que de nouvelles expériences portant sur

l'objet électron n'auront pas démontré la non-constance de ses

trois paramètres de définition, la masse propre m, la charge e, la~~2

fréquence propre –,–la réalité de l'électron ne pourra être contestée

du point de vue scientifique.

F

Nous avons essayé de montrer comment la science nous désignele réel dans le monde des apparences qui nous entoure, en choisissant

comme tel ce qui est représenté par les paramètres des relations

répétables. Ainsi, du point de vue du réel, les éléments mesurables

des phénomènes ne sont que des intermédiaires par les relations

répétabtes auxquelles donnent lieu des mesures liées, elles fournissent

tes paramètres, attributs du réel. Les éléments mesurables eux-

mêmes, en général, ressortissent au contingent et non à t'être, sont

de la nature de « ce qui arrive » et non de ce qui est température de

Page 16: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

348 REVUE PHILOSOPHIQUE

l'eau, courant dans un fi!. Mais il peut arriver que dans d'autres

relations répétables, ce qui était élément mesurable ailleurs devienne

paramètre et atteigne ainsi à l'être.

Un exemple intéressant est fourni par le champ des ondes

-lumineuses, qui figure comme élément mesurable dans de très

nombreuses relations répétables. Tant qu'on a cru à l'existence de

l'éther, ce champ a simplement été considéré comme un phénomène

contingent à l'éther, une propriété qualitative (vibration) de l'éther

élastique ses manifestations étaient justifiées comme propriétés

d'un être indépendant, l'éther, ce qui est satisfaisant pour l'esprit.

Nous reviendrons sur le besoin de causalité ainsi manifesté, si

impérieux pour l'esprit humain, qui lui fait exiger, derrière tout

phénomène, un être qui en soit la cause efficiente, c'est-à-dire le

support. Il nous suffit pour le moment d'admettre ce besoin intuitif

et de constater que, s'il était rempli par la théorie de l'éther porteur

des ondes lumineuses, il s'est heurté tout d'abord à la théorie du

champ électromagnétique de Maxwell beaucoup de physiciens ont

contesté, plus ou moins consciemment, la valeur de cette théorie,

en se fondant sur l'inintelligibilité, voire ~absurdité, d'un phénomène

(les manifestations du champ électromagnétique) dépourvu de

support. A quoi la physique moderne répond le champ é-m existe,

il est inutile de le justifier comme une modalité de l'existence d'un

être différent, l'éther.

Cette réponse n'a pas manqué de paraître obscure à bien des

physiciens, tout pénétrés encore de la métaphysique naïve des

images familières et des analogies verbales. Du point de vue exposé

ici, elle est pourtant rigoureusement justifiée le champ é-m figure,

représenté par des paramètres dans des relations répétables très

nombreuses, par exemple celles qui lient les mesures faites sur les

dimensions et le potentiel d'un circuit oscillant (émetteur), et les

mêmes éléments relatifs à un récepteur quelconque (par exemple

oscillateur de Hertz) ainsi que la distance de l'émetteur et du récep-

teur il a donc exactement le même degré d'existence que les formes

des corps solides, ou les masses des corps pesants, ou quoi que ce

soit que nous considérions comme réel, et à quoi par suite nous

attribuions la propriété d'être cause de phénomènes. Un champ

électromagnétique, objet individuel, est défini par la valeur cons-

tante prise par ces paramètres, qui seront par exemple (pour un

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 349

champ monochromatique dans le vide) la fréquence et l'énergie

totale.

Cet exemple nous paraît démonstratif du processus de la science

pour atteindre le réel. En même temps, il nous donne un premier

aperçu du rôle joué par l' « être )) dans la science ce rôle est essen-

tiellement provisoire. C'est une sorte de halte, un point fixe où

l'esprit se repose de l'agitation des phénomènes l'être est cause,

et, en tant qu'il est, il n'a pas besoin d'être expliqué, d'être causé.

II n'a pas besoin, disons-nous oui, pour autant que l'esprit se

résigne à cet irrationnel, à l'être dépourvu d'autre justification que

son existence même. Comment l'esprit tente d'échapper à cette

résignation, en expliquant l'être, en cherchant sous lui d'autres

êtres plus simples, moins nombreux, qui soient causes des êtres

provisoires désignés par l'expérience, nous voyons bien que c'est

là le but suprême de la théorie scientifique. Mais avant d'aborder

ce point, restant sur le terrain des lois naturelles indépendantes

jusqu'à présent dans notre exposé de toutes théories, nous voyons

qu'à ce niveau déjà, la science, qui a trouvé l'être dans la rela-

tion, ne fait pourtant pas de cette découverte son véritable objec-

tif, et subordonne l'être à la relation, à la loi même dont il est

issu.

II est bien connu que la théorie de l'éther de Fresnel rendait

compte de toutes les apparences de la propagation des ondes lumi-

neuses. Autrement dit, les relations répétables à quoi donne lieu

cette propagation, ne comportaient comme paramètres que ceuxC

qui étaient attribués à un être, l'éther, qui devenait ainsi cause

des apparences observées. La théorie de Maxwell a remplacé cet

être par un autre, le champ électromagnétique des ondes lumineuses.

Avant même l'expérience de Michelson (qui ruinait l'existence de

l'éther), l'être Kéther avait déjà été sacrifié par la science, ou du

moins négligé la relation importait plus que l'être qu'elle suggérait

or la relation pouvait être conservée sans que l'être subsistât.

Après l'expérience de Michelson, plus de doute une relation nouvelle

apparaît, qui est incompatible avec l'éther il faut sauver les

relations anciennes d'où il était né mais on ne peut les sauver qu'en

l'abandonnant la science n'hésite pas. Ce qu'il lui faut, ce sont

des relations sûres les êtres qu'elle y découvre, ne sont que des

points d'arrêt passagers, une cause irrationnelle provisoire qui fixe

Page 18: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

350 REVUE PHILOSOPHIQUE

pour un moment la recherche, lui permet de soumer un point de

repère pour des explorations ultérieures.

Au cours du développement de la science, les relations qu'elle a

trouvées un jour ne changent pas, ou changent peu, dans la propor-tion du progrès des méthodes de mesure. Les êtres qu'elles désignent,

par contre, changent de propriétés, de nombre, changent même

radicalement de nature où est aujourd'hui le phlogistique, quedeviennent l'attraction universelle de Newton (qui figurait comme

paramètre K dans la force exercée –~– entre deux corps célestes)rà

l'inertie électromagnétique de Lorentz, ou même les électrons plané-taires de Bohr ? Et pourtant, les relations calorifiques où figurait le

phlogistique n'ont guère changé, les relations gravitationnelles qui

correspondent à la relativité générale diffèrent bien peu des formules

de Newton, les formules de Lorentz subsistent sans correction,la formule donnant la loi de Balmer, obtenue par Bohr, et Sommer-

feld n'a été corrigée que de façon infinitésimale par la mécaniqueondulatoire.

On a fait souvent cette remarque, que, dans la science, les

expériences demeurent, les théories changent. Mais, sans nous

occuper encore de ces dernières, au stade positiviste des lois où

nous sommes encore, nous voyons qu'on peut dire les relations

restent, les êtres changent, le réel change, énoncé plus profond

peut-être, parce qu'au lieu d'opposer, de façon toute artificielle,

pensons-nous, on ne sait quelle solidité, quelle certitude_de la « réa-

lité » expérimentale (qui n'est pas définie), à l'infirmité de l'esprit

humain bâtisseur de théories trop orgueilleuses, il montre effec-

tivement, dans la lutte constante entre l'esprit et le monde des

phénomènes, que constituent aussi bien la définition du réel que

l'édification de la science, ce qui est provisoire (et c'est l'être)

et ce qui est permanent ou presque (et c'est la loi scientifique,édifice de raison).

Que le développement séculaire de la science mette ainsi l'accent

sur la relation, plutôt que sur l'être, cela n'est pas douteux. Mais

cette tendance est si profonde qu'elle pénètre aujourd'hui jusqu'àla science qui se fait, et n'est plus seulement une leçon tirée de la

science déjà faite. L'attitude actuelle des physiciens, moins marqués

que leurs prédécesseurs par la métaphysique naïve de l'être, est

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 351

de laisser l'être dans la relation qui le crée, de reconnaître constam-

ment sa dépendance absolue de celle-ci, à qui ils gardent la préémi-

nence. Une expression courante de la physique actuelle est « l'élec-

tron de Dirac », ce qui ne désigne pas un être doué de propriétés

particulières qu'aurait observé Dirac, mais rappelle seulement le

fait que la notion d'électron ne représente aujourd'hui pour le

physicien que l'équivalent exact, la traduction en terme d'être,

du système d'équations de Dirac qui régissent les phénomènes

à l'échelle atomique. Peut-être la cause de ceci réside-t-elle dans

l'incapacité où se trouve ce physicien de se faire de l'électron une

image dite intuitive, c'est-à-dire naïve, fondée sur nos représenta-tions macroscopiques familières mais la mise au second plan de

l'être « électron x n'en reste pas moins dans la ligne générale du

progrès scientifique.

G

Nous sommes restés jusqu'à présent, dans notre analyse du réel

scientifique, sur le terrain strictement positiviste des lois naturelles

et de la prévision du déroulement des phénomènes. Le problèmedu réel, tel qu'il se pose à la pensée humaine, est si étroitement lié

à celui du concret, à l'exploration du monde sensible, que la solution

que nous en demandons à la science doit être tirée principalement

de cette partie de celle-ci qui est directement aux prises avec le

monde sensible, l'expérimentation et la recherche des lois qui régis-sent les phénomènes. Une analyse assez détaillée nous en a été

nécessaire en particulier, nous avons essayé de montrer la raison

de l'adéquation des lois mathématiques aux phénomènes naturels.

Nous avons effleuré ainsi le problème de la vérité scientifique,le plus important pour la science, en dépit de certaines affirmations

positivistes. C'est la question de la valeur de la science, par opposi-tion à sa seule utilité la valeur de vérité de l'explication de la

nature qu'elle nous propose. Nous n'avons pas l'ambition, démesurée

à notre propos, de traiter ici cette question pour elle-même nous

ne voulons envisager la théorie scientifique, et son instrument,

la causalité, que pour leur influence sur la définition du réel.

La théorie scientifique se propose de donner, de la nature tout

entière, ou, provisoirement, des portions les plus étendues possiblesde celle-ci (et en particulier il ne sera question ici que du domaine

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352 REVUE PHILOSOPHIQUE

des sciences dites exactes, le monde matériel, laissant de côté l'espritcomme la vie qui lui échappent encore), une représentation adéquateen établissant une correspondance exacte entre l'ensemble des

phénomènes étudiés et un système cohérent de lois mathématiques.Cette définition classique nous montre aussitôt que les lois naturelles

déduites des relations répétables, telles que nous les avons définies,seront la matière première de la théorie physique, puisqu'ellesréalisent cette correspondance entre éléments observés et symboles

mathématiques qui est la condition nécessaire initiale du succès

de l'entreprise. Et de même qu'un phénomène a été dit intelligibledès qu'une telle correspondance est établie entre lui et une loi,on peut dire que la correspondance entre l'ensemble des phénomèneset un système de lois entraîne (ou entraînera) l'intelligibilité de

la nature.

Une fois obtenu, sous forme des lois naturelles, un lexique tra-

duisant en symboles mathématiques les éléments observés, la théorie

utilise exclusivement ce matériel symbolique. Elle trouve, dans les

équations différentes, des symboles identiques (provenant des êtres

identiques reconnus dans des phénomènes différents par différentes

relations répétables). Les mathématiques, par leur mécanisme

propre, savent manier de mille façons un ensemble d'équations, par

intégration, généralisation, combinaisons. La théorie utilise cette

puissance des mathématiques pour chercher à coordonner et hiérar-

chiser les équations dont elle dispose. Toutes les équations nouvelles

auxquelles elle parvient par ces méthodes algorithmiques de déduc-tion et d'induction, elle leur donne, par une retraduction inverse,la forme de lois de la nature, auxquelles elle attache la même valeur

qu'aux lois tirées de l'expérience elle les soumet d'ailleurs, quandelle le peut, à la vérification expérimentale. Elle dispose à ce stade

d'un ensemble étendu de formules liées elle applique alors un

procédé mathématique classique, qui est la recherche,, dans un

ensemble d'équations ayant lieu simultanément, de celles qui sont

indépendantes, c'est-à-dire de celles, en nombre minimum, donttoutes les autres ne sont que des conséquences mathématiques,

procédé qui est ici appliqué dans son extension la -plus générale.Il y a une analogie évidente entre cette notion de conséquence

mathématique et celle de causalité physique. Considérons par

exemple la théorie cinétique des gaz l'existence et les propriétés

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 353

des molécules étant supposées acquises (par exemple par l'observa-

tion de la chambre de Wilson et du mouvement brownien), on peut

dire que l'agitation moléculaire, c'est-à-dire l'accumulation des

actions élémentaires de chocs des molécules individuelles, cause

les phénomènes de température et de pression du gaz traduction

du fait que la combinaison des lois connues qui correspondent à ces

chocs (combinaison par la méthode inductive de la sommation et

de l'application de la statistique des grands nombres) a pour consé-

quence les lois qui correspondent aux phénomènes de température

et de pression.On voit que ce procédé de construction de la théorie scientifique

pose deux questions préalables disposons-nous de lois en nombre

suffisant pour espérer que le travail mathématique de leur asso-

ciation et combinaison couvrira une portion suffisante du monde

phénoménal trouverons-nous effectivement un nombre d'équa-

tions indépendantes moindre que celui des relations que l'expérience

nous fournit, et pourquoi ?

La science répond à ces questions en se faisant la découverte

d'une loi naturelle nouvelle donne une chance nouvelle à la théorie,

un pion nouveau dans ce jeu de combinaisons et déductions où elle

s'essaye de générations en générations. La théorie a rendu à l'expé-

rience ses bons offices en lui proposant des lois nouvelles à vérifier,

soit déduites de la simple combinaison mathématique des lois

existantes, soit parfois, cas plus frappant encore, postulées comme

vraies parce qu'elles étaient capables, par le processus de générali-

sation ou d'accouplement avec d'autres lois connues déjà décrit,

de donner comme conséquence un grand nombre de celles-ci, et de

réduire ainsi le nombre total des relations indépendantes. Ces rela-

tions postulées sont les hypothèses. L'exemple le plus typique est

l'hypothèse ondulatoire de Louis de Broglie, créée pour entraîner

comme conséquence les relations spectroscopiques, et donnant lieu

à la vérification directe par l'expérience de Davisson et Germer.

Reste à expliquer pourquoi la théorie scientifique a réussi,

pourquoi le nombre des relations indépendantes est allé diminuant,

cependant que le champ couvert par les relations connues n'a fait

que s'accroître, au point de recouvrir aujourd'hui presque toute

la nature matérielle. Ou plutôt, il nous reste à montrer comment

la science elle-même envisage la raison de son succès, et par là

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354 REVUE PHILOSOPHIQUE

nous sommes ramenés au problème de l'être dans ses rapportsavec la science, qui constitue notre objectif.

Une première remarque s'impose la possibilité même de la

hiérarchisation des relations, le fait que certaines apparaissent

comme des conséquences d'autres plus profondes, entraîne natu-

rellement une hiérarchie des « êtres » qui figurent dans ces relations.

Ils se distingueront aussitôt suivant que les paramètres qui les

représentent se trouvent dans les relations indépendantes fonda-

mentales, ou ne se trouvent que dans les relations conséquences

ces derniers pourront être appelés « êtres dérivés ». Ainsi toutes

les propriétés existentielles que l'on avait pu reconnaître dans

les métaux (qui définissaient l'être métal) résistance, chaleur spéci-

fique, etc., se déduisent, par la théorie électronique des métaux,

des propriétés existentielles des électrons (gaz électronique) et des

réseaux cristallins l'être métal et ses paramètres sont donc des

dérivés ils rentrent dans le monde des apparences, mais se trouvent

« expliqués », c'est-à-dire causés. Dans le même temps, leur réalité

se parfait, puisque tous les phénomènes dont ils sont le siège s'ex-

pliquent et se déduisent, se comprennent en un mot, et les

apparences, lorsqu'elles tombent dans les cadres rigides de l'intelli-

gence et de la prévision, nous persuadent alors facilement de leur

réalité objective, parce qu'elles nous paraissent échapper aux

fantaisies ou aux défaillances de notre perception sensible et de

nos états de conscience. Mais aussi leur « être » se dissout, parce que,comme nous l'avons remarqué, l'être métaphysique est un irration-

ne! pur, dont les qualités sont arbitraires et justifiées par là même

qu'il existe. Nous voyons se produire une dissociation entre « être ))

et « réalité », que nous avait déjà laissé prévoir une remarque faite

plus haut dans sa conquête du réel, l'être n'est pour la science

qu'un point de repère provisoire, un obstacle sous lequel elle cher-

chera plus tard à passer.Un autre cas typique de la disparition d'un « être », ou si l'on

veut de son passage au rang d'être dérivé, rationnel, était fourni

par la théorie de l'inertie électromagnétique dans cette conséquencede l'électromagnétisme de Lorentz, la masse avait une explication

électromagnétique. La charge électrique, et le champ électroma-

gnétique, qu'elle crée, gardaient leur qualité d'êtres, donnés, arbi-

traires mais la masse devenait une notion dérivée.

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 355

Or, quoique la théorie de l'inertie électromagnétique soit aujour-

d'hui abandonnée, elle avait été saluée à son apparition comme un

progrès décisif de la science.

Aujourd'hui la masse m et la charge e,de l'électron, «êtres », qui

figurent dans les équations de Dirac, sont d'ores et déjà admis comme

provisoires. Le physicien Darwin a dit. « tel phénomène ne pourra

être interprété que lorsque nous saurons ce que veulenl dire m et e

dans les équations de Dirac ».

La tendance fondamentale de la science, et son succès le plus

éc!atant, ont été la réduction successive du nombre des « êtres u

fondamentaux, des irrationnels purs qu'elle devait bien considérer

comme donnés dans la nature, mais sans trouver aucune « raison »

à leur existence. Tout concourt à faire de cette réduction l'objectif

premier de la science pratiquement, la commodité d'atteindre un

nombre minimum de relations indépendantes, donc de bâtir toute

la structure de la théorie physique avec le moins d'arbitraire possible;

théoriquement, d'assurer à la raison humaine la plus grande victoire

possible en retranchant tout le possible à l'inconnaissable, à l'irra-

tionnel.

Et l'on voit ici la réponse à notre question comment la science

justifie-t-elle le succès de la théorie physique, en termes de réalité.

C'est parce qu'elle pense que le nombre des êtres irréductibles, des

irrationnels vrais, est en vérité très faible, que la science a réussi,

que les lois fondamentales sont devenues chaque jour moins nom-

breuses, c'est parce qu'il y a peu de causes sans cause. Si le monde

avait été celui des essences aristotéliciennes, le succès de la science

y aurait été impossible.

H

Avant de préciser cette réduction du nombre des êtres ultimes,

porteurs de causes et non causés, telle qu'elle est poursuivie par

la science, il nous faut répondre à une objection qui viendra natu-

rellement à l'esprit de ceux qui ont été nourris des doctrines posi-

tivistes. La théorie physique telle que vous nous la décrivez, diront-

ils, est conçue comme théorie explicative et déductive, elle se réfère

à des êtres ultimes, en petit nombre, et à leurs propriétés (qui

d'ailleurs les définissent), pour justifier les phénomènes. Nous ne

discuterons pas la question, que vous réservez, de savoir si sa

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356 REVUE PHILOSOPHIQUE

possibilité ne postule pas sa vérité intrinsèque si les êtres qu'elle

désigne ne devraient pas posséder, pour justifier son ambition,une réalité métaphysique qu'elle est bien incapable de démontrer.

Mais reconnaissez au moins que cette forme de théorie n'est pas la

seule qu'ait envisagée la science; pour respecter les limitations,la défiance contre la métaphysique, du positivisme, bien des savants

ont préconisé, ont même parfois réalisé, une théorie physique

purement phénoménologique et inductive, dont l'ambition était

encore d'établir une correspondance entre l'ensemble des phéno-mènes observés et un système cohérent de lois mathématiques

mais cohérence ne signifie plus ici subordination et déduction,

réductibilité à un petit nombre, mais bien, pour les lois naturelles

(outre la non-contradiction, bien entendu), ressemblance formelle,

possibilité d'en induire un ou plusieurs principes de valeur surtout

formelle en un mot, parallélisme et non plus hiérarchie.

Que deviennent l'être el le réel, pour de telles théories phéno-

ménologiques, comme la thermodynamique, sa généralisation, l'éner-

gétique, ou la première forme de la mécanique quantique ? Ces

théories se fondant encore sur les lois naturelles, l'analyse quenous avons faite de la façon dont celles-ci nous désignent les êtres

dans le monde~des apparences conserve sa valeur. L'absence de

hiérarchie met tous ces êtres sur le même plan il n'y a plus d'êtres

dérivés. Et, par une conséquence évidente, tous les êtres ainsi atteints

sont macroscopiques ces théories se refusent systématiquement à

considérer des êtres miscrocopiques explicatifs des apparences sen-

sibles. Mais cette démocratie d'êtres, il faut l'avouer, n'entraîne

pas une bien forte adhésion. La modestie même de ces théories en

est la cause elles prétendent ne pas contenir le réel, en donner

seulement une copie conforme, une image schématique, et pragma-

tiquement adéquate. Conservant les lois naturelles, elles négligent

les êtres qui y figurent et nous portent à les négliger avec elles,

elles ne s'attachent qu'à la _forme de ces relations, et cherchent à les

ramener toutes à une même forme. Ces théories ne sont même plustotalement causales pour elles, l'ordre de la nature est manifesté,

non plus par des causes hiérarchisées, mais par les formes communes

des différentes lois.

Mais nous ne pensons pas qu'il faille chercher dans ces théories

la réponse de la science au problème du réel, et prendre acte de leur

Page 25: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

J. ULLMO. – LE RÉEL ET LA SCIENCE 357

abstention. Procédant par affirmation, parce que la discussion de

la valeur des théories phénoménologiques, que nous avons esquissée

ailleurs à propos de leur grand champion, Duheml, nous entraî-

nerait trop loin, nous dirons ces théories sont toujours provisoires.

Elles peuvent être utiles pour donner un aspect systématique,

ordonné, à un ensemble de résultats acquis (cas de la thermodyna-

mique) elles peuvent d'autre part, suggérer des relations nouvelles

par simple application de leur formalisme à des relations connueg

(par exemple, application du formalisme de la non commutativité

aux lois de l'électromagnétisme pour obtenir la théorie quantique

des champs). Mais elles font en général trop confiance au formalisme

mathématique la possibilité par exemple de donner à un type

très étendu d'équations différentielles, par des changements de

variables convenables, la forme d'équations résolvantes du calcul

des variations, en faisant de leur intégrale la solution d'un problème

de minimum, n'a aucune valeur autre, que formelle. Un problème

n'est pas modifié, encore moins résolu, parce que le formalisme

lagrangien a permis de l'énoncer sous forme de généralisation du

principe de moindre action, et c'est une véritable illusion mathé-

matique que de croire atteindre des résultats nouveaux par un tel

maniement d'algorithme or il est à la base de la plupart de ces

théories phénoménologiques par la similitude de forme des relations

qu'il entraîne. Tout au plus ce formalisme attire-t-il l'attention sur

l'importance, du point de vue de la simplification et de la symétrie

des formules, de se servir des fonctions telles que l'action hamil-

tonnienne, sur lesquelles porte la variation à annuler.

Par ailleurs, ces théories sont impuissantes devant les dinicultés

n'apportant aucune raison que des raisons de forme, de ressemblance,

à leur édifice de relations, elles ne peuvent fournir, elles ne permet-

tent même, aucune hypothèse, pour justifier une relation nouvelle

trouvée par l'expérience qui s'écarte de leur formalisme ainsi les

phénomènes de fluctuations, tels que les fluctuations du rayonne-

ment du corps noir, ou le mouvement brownien, échappaient irré-

médiablement à la thermodynamique.

Enfin, l'histoire de la science montre que de telles théories trou-

vent toujours leur théorie explicative qui vient les doubler, les

1. Revue de Synthèse, octobre 1933.

Page 26: Jean Ullmo - Le Réel et la Science

358 REVUE PHILOSOPHIQUE

expliquer, guider leur formalisme aveugle (exemple du choix des

fonctions définissant le champ électromagnétique à qui appliquertes relations formelles de non commutation), permettre en un mot à la

science de les dépasser. Il est bien clair qu'il est plus facile demodifier une propriété d'un être, ou d'en ajouter une que demodifier pour l'adapter à des relations expérimentales nouvelles,une théorie formelle dont toute la valeur repose sur le respect.par toutes les relations connues, de certaines formes rigides.

En résumé, ces théories ne sont en général qu'une étape dans la

science, un moyen de classer les résultats acquis, et le plus souventun aveu provisoire d'impuissance. Pour la mécanique quantique,

présentée d'abord comme théorie phénoménologique, son équiva-lence formelle avec la mécanique ondulatoire vint bientôt rendre

courage à ce besoin irrépressible de l'esprit humain de comprendrela raison du succès d'une théorie qu'il a édifiée, qui le rend impatientdes théories phénoménologiques. Les analyses si pénétrantes d'Hei-

senberg, qui allaient le conduire au principe d'indétermination, et

celles, plus générales encore, de Bohr, ne visaient à rien d'autre

qu'à satisfaire ce besoin elles revenaient, en rapportant à des

propriétés de l'être (et de la mesure) les causes des relations de

non commutation, à faire passer la mécanique quantique du rangde théorie phénoménologique à celui de théorie explicative, au sens

général que nous avons défini (et qui fait abstraction de l'intuition

grossière).

1

Nous admettons donc que le but de la théorie physique est de

chercher à réduire au plus petit nombre possible d'êtres les causesdes phénomènes, but vers lequel elle a déjà sensiblement progressé.Ces êtres, qu'elle nous propose évidemment comme le substrat

du réel, qui constituent sa réponse à la question que nous lui avons

posée, quelle est leur nature nous ne voulons certes pas parlerde leur nature métaphysique, puisque les étapes successives quinous ont conduits jusqu'à eux nous en ont fourni une définition

purement opérationnelle quelle est la conclusion de ces opérationssuccessives ?

II nous apparaît deux catégories distinctes d'êtres irréductibles.entre lesquelles la science hésite encore êtres physiques ou êtres

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 359

géométriques, éléments microscopiques doués de qualités, ou espaces

doués de structure.

Nous n'insisterons pas longuement sur les êtres microscopiques

doués de qualités, qui sont bien connus, et dont nous avons traité

ailleursl on sait que la plus grande partie de la physique et

toute la chimie sont reconstruits au moyen de quelques éléments

indépendants électron négatif, électron positif ou positron, proton,

neutron (l'un de ces deux derniers n'est pas indépendant, le proton

étant aujourd'hui regardé comme l'effet de la combinaison d'un

neutron et d'un positron), photon et éventuellement neutrino. Ces

êtres sont doués de qualités, la masse (à laquelle on ramène l'énergie),

la charge, le spin, la fréquence propre tous termes qu'il faut

entendre au sens strictement opérationnel que nous avons défini,

comme tirés des relations où ils figurent comme paramètres. Les

éléments mesurables directement ou indirectement, qui jfigurent

dans ces relations fondamentales, qu'on peut dire causés immédia-

tement par les qualités ci-dessus, sont le champ gravitationnel, le

champ électromagnétique, le champ d'ondes de de Broglie. Enfin.

ces êtres évoluent dans l'espace-temps euclidien de la relativité

restreinte, qui n'est qu'un cadre sans influence sur les phénomènes.

A côté de ces êtres microscopiques, et souvent concurremment

avec eux, la science considère des espaces doués de structure, espace

riemannien métrique particularisé de la relativité générale, espace à

jauge non intégrable de Weyl, espace riemannien à parallélisme absolu

de la théorie unitaire du champ, espace de la relativité projective.

On peut concevoir dans une première étape, une association de

ces deux sortes d'êtres. C'est le 'cas de la théorie de la relativité

générale l'espace-temps y est un être géométrique, espace rieman-

nien doué de courbure, à torsion nulte, dont la structure rend compte

de toutes les apparences des phénomènes de gravitation. Il fallait

d'autres êtres pour expliquer les phénomènes de la matière, de

l'électricité et du champ électromagnétique. La matière pouvait

se rattacher à l'être espace-temps, comme singularité ponctuelle.

Mais la charge et le champ é-m exigent l'existence d'êtres supplé-

mentaires situés dans l'être géométrique.

La théorie unitaire du champ va beaucoup plus loin en préten-

t. Scientia, L'Ëvohttion de la notion de corpuscule février 1934.

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360 REVUE PHILOSOPHIQUE

dânt expliquer toutes les apparences par les propriétés géométriques

d'un espace riemannien à parallélisme absolu, c'est-à-dire doué de

torsion et à courbure nulle. Entre les éléments géométriques (cour-

bure, torsion, etc.) qui définissent entièrement la structure d'un tel

espace (la courbure y est toujours nulle) pourront subsister des

relations compatibles qui particulariseront un espace à parallélisme

absoiu parmi tous les autres. I! faut que ces relations soient équiva-

lentes aux lois naturelles, de la physique, c'est-à-dire qu'on puisse

établir une correspondance univoque entre les éléments géométriques

qui figurent dans celles-là, et les'fonctions représentant (comme

nous l'avons vu) des phénomènes mesurables qu'on trouve dans

celles-ci. Les paramètres des lois naturelles (fondamentales, dont

toutes les autres sont déduites), apparaissent alors, dans les équa-

tions géométriques, comme des constantes structurales de l'espace

envisagé.

Les valeurs, variables d'un point à un autre, des éléments

géométriques (mais données une fois pour toutes avec l'espace-

temps lui-même) suffisent à expliquer tous les phénomènes sensibles.

Nous avons exposé la forme idéale de l'explication du monde

des phénomènes par la structure d'un être géométrique pour le cas

de la théorie unitaire du champ, où ce but était explicitement

poursuivi. Mais nous choisirons des exemples des correspondances

fonctions-éléments géométriques, paramètres-constantes structu-

rales, dans des théories'ddnt les résultats ont été plus développés.

Les fonctions qui représentent le-champ gravitationnel, en relativité

générale sont identifiées au tenseur.gik des coefficients du ds"

riemannien. Dans une tentative récente d'Eddington\ le para-

mètre qui représente la charge de l'électron e dans les équations de

Dirac, apparaît comme lié au nombre de dimensions d'un certain

espace, 137 (plus précisément, un changement immédiat d'écriture

/:cde ces équations y fait apparaître la combinaison

~–~et c'est elle

7re2

qui est égale à 137 et se trouve identifiée à un nombre de dimensions,

exemple-type d'une constante structurale ainsi l'être irréductible

1. Voir Les idées d'Eddington sur la charge électrique et le nombre 137par l'auteur, Aclualitésscientifiquesel industrielles,n° 107, à Paris chez Hermann,1934.

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 361

TOME OXXTf. NOV.-DÉO. 1936 (?' 11 ET 12) 23

charge se trouve supprimé, puisque déduit d'une propriété géomé-

trique).Dans une théorie comme celle du champ unitaire, plus rien

n'existe en dehors de l'être géométrique. Mais celui-ci a encore une

part de contingence, puisqu'il est particularisé, par certaines équa-tions structurales compatibles mais non nécessaires. Selon M. Cartan,

le but ultime d'une théorie géométrique devrait être d'atteindre un

espace qui soit le plus général de sa classe, dont la structure ne

soit soumise à aucune relation limitative, et qui rende compte des

phénomènes par correspondance directe entre ses éléments struc-

turaux (vérifiant des relations intrinsèques, nécessaires à la défini-

tion de cette classe d'espaces) et les phénomènes mesurés.

J

II nous reste une question à poser le réel désigné par la science

dans ses lois naturelles, et creusé par couches successives jusqu'à

aboutir aux êtres ultimes explicatifs, comme nous l'avons vu, ce réel

est-il le seul possible ? A-t-il une valeur en dehors des expériences

particulières que l'histoire des sciences nous a amenés à faire, en

dehors du travail particulier que notre pensée a fait sur les relations

ainsi dégagées, par combinaison, généralisation, adjonction de

relations postulées ou hypothèses ?

Remarquons qu'il ne s'agit nullement ici encore du problème

métaphysique de la vérité du réel désigné par la science, de sa

valeur absolue, mais seulement de sa valeur relative, du degré de

confiance que nous pouvons lui accorder. Car si le hasard des décou-

vertes expérimentales nous avait conduits à découvrir d'autres

relations, si d'autres procédés de combinaisons des lois connues,ou des combinaisons faites avec des lois aujourd'hui inconnues,

nous avaient permis de construire une théorie physique différente

de la nôtre ou même seulement différemment formulée, mais égale-

ment adéquate aux phénomènes et désignant dans le monde sensible

d'autres êtres dérivés et, au-dessous, d'autres êtres ultimes supports

des causes (ce qui prouverait la « non-vérité » de nos êtres actuels,

mais là n'est pas la question), les êtres définis par notre science

actuelle ne seraient guère que des étiquettes commodes pour désigner

certains coefficients des relations, de faux êtres suggérés par ces

désignations, lesquelles ne recouvriraient rien de plus qu'elles-mêmes.

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362 REVUE PHILOSOPHIQUE

Même du point de vue de l'être phénoménal, sa réalité phénoménalene nous apparaîtra convaincante que s'il n'est soumis à aucun

arbitraire, à aueun flou, à aucune indétermination.

Et sans doute au début de la science, l'indétermination est

grande. Un même phénomène peut donner lieu à plusieurs relations

répétables, suivant les éléments que l'on mesure, donc désigner

plusieurs êtres dont le rapport n'est pas précisé. D'autre part, dansun ensemble de lois mathématiques dont un certain nombre seule-

ment sont indépendantes, il peut y avoir plusieurs façons de choisir

celles qui sont indépendantes et celles qui sont des conséquences,d'où plusieurs schèmes possibles d'enchaînement causal. Si même

les lois naturelles prises comme indépendantes restent les mêmes,il peut y avoir plusieurs façons d'en déduire un ensemble de lois

connues, en appliquant différemment les procédés de généralisation,

sommation, combinaison en particulier le choix des relations

postulées ou hypothèses qui servent à combler les lacunes de ce

« montage » déductif étant initialement arbitraire, p'usieurs « mon-

tages »ou théories peuvent être possibles pour coordonner et hiérar-

chiser les lois connues. Tant que cette quadruple indétermination

subsiste, le choix de la théorie explicative n'est guidé que par la

commodité, suivant un mot célèbre.

Mais le progrès de la science lève peu à peu ces indéterminations.

L'expérience atteint des relations si profondes que toutes celles à

quoi donne lieu un phénomène macroscopique en sont des consé-

quences, tous les êtres qu'il désigne sont des êtres dérivés des

mêmes êtres sous-jacents le phénomène est alors expliqué de

façon univoque par les relations profondes. D'autre part la richesse

de conséquences de certaines relations est telle qu'elles s'imposentcomme relations-sources, relations fondamentales. Ou bien c'est

le mécanisme mathématique lui-même qui cesse d'être réversible,

qui permet de déduire des lois d'une relation-source, sans jamaisdonner celle-ci à partir de celles-là: c'est le cas, de plus en plus

fréquemment rencontré, où l'on emploie comme méthode de déri-

vation la superposition statistique des effets élémentaires, comme

dans la théorie cinétique. Enfin, les montages différents dus aux

hypothèses différentes rencontrent leurs expériences cruciales, quiconfirment l'un et font éclater les autres.

En définitive, la théorie physique devient chaque jour plus

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J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 363

nécessaire, plus déterminée de façon unique, plus imposée par le

monde extérieur qui ne se plie pas à nos édifices théoriques, mais

nous impose les siens, malgré parfois bien des résistances de notre

routine ou de nos besoins d'intuition qu'on pense aux luttes qu'asuscitées « l'hypothèse atomique », l'Univers de la relativité res-

treinte, que suscite encore la'loi de complémentarité de Bohr. La

théorie physique s'objective dans la mesure où elle échappe à

l'arbitraire de nos constructions mentales. Elle nous désigne donc

chaque jour davantage un réel indépendant de notre pensée, bien

qu'explorable par elle au magistère de notre esprit, le réel résisteil nous impose ses chemins propres pour se laisser découvrir.

En même temps ce réel s'enrichit non seulement tout le monde

ancien des apparences est expliqué, rentre dans l'intelligible, mais

nous découvrons chaque jour, nous créons de nouveaux phénomènes.Ainsi la science éloigne sans cesse et réduit le nombre des êtres

ultimes porteurs de causes par une démarche inverse, elle élargitle réel et rapproche de nous le monde des phénomènes en les rendant

intelligibles. Elle nous prouve donc la réalité du monde extérieur,mais en même temps démonte le monde sensible, le concret elle

justifie et détruit en même temps le monde des apparences en

l'expliquant.Jean ULLMO.