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En 128 pages , ce LLe coll ec tion , con çue en priorité pour l es étudiants du pr emiel' cycle univel's itaire, pl'opo se des manuels de synthèse des connais- sa nces et un e ga mm e d'ouvra ges de référence et de méthodologi e. L'objct dc cc brcf cssai de fairc à l)arUr dcs oeuvrcs majeurcs de la littératurc l'omancsque française , l' évolution de la catégorie de du sièclc à nos jours. La problématique essentiellc de la rel)réscntation du I)CrSonnage, dc l'illusion rél'él'enUc lle, de la constituUon du Iwrtrait est ,Ill centrc dc l'interl' ogation S UI' une notion fon(l<lInentale dont la COnCCI)tion et la constl' uction modifient con s idérablement l'univers csthéthlue romaneslluc dans son entier. L'histoire dc la constitution du l)erSonnage c st , cn ce scn s, l'histoire l' intcrrogation humaine à la fois SUI' la création de l' oeuvre d' art et l' al)l)()rts (IU'entl' ctiennenl, l' hommc mUltiples du sujet. l'l'i, : 49 F ® DANGER . PHOTOCOPlllAGE TUElEUVRE "III 1 9 782091 903361 c;. ""!Î 2: .e 0 Qi: \;I;i Q JEAN-PHILIPPE MIRAUX LE PERSONNAGE DE ROMAN genèse continuité rupture D 11111111111111111111111111111 1313413514125

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Page 1: Jean-Philippe Miraux - Le personnage de roman [OCR+]

En 128 pages, ceLLe collection , conçue en priorité pour les étudiants du premiel' cycle univel'sitaire, pl'opose des manu els de synthèse des connais­sances et une gamme d'ouvrages de référence et de méthodologie.

L'objct dc cc brcf cssai t~st de fairc apparaÎtl't~ , à l)arUr dcs œuvrcs majeurcs de la littératurc l'omancsque française , l ' évolution de la catégorie de IH~rsonnagc du XVJII~ sièclc à nos jours. La problématique essentiellc de la rel)réscntation du I)CrSonnage, dc l'illusion rél'él'enUclle, de la constituUon du Iwrtrait est ,Ill centrc dc l'interl'ogation SUI' une notion fon(l<lInentale dont la COnCCI)tion et la constl'uction modifient con sidérablement l'univers csthéthlue romaneslluc dans son entier. L'histoire dc la constitution du l)erSonnage cst , cn ce scn s, l'histoire d(~

l ' intcrrogation humaine à la fois SUI' la création de l ' œuvre d 'art et h~ s l'al)l)()rts (IU'entl'ctiennenl, l 'hommc ,IV(~C h~s mUltiples 1't~I)('ésentations du sujet.

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JEAN-PHILIPPE MIRAUX

LE PERSONNAGE

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JEAN-PHILIPPE MIRAUX Ancien élève de l'École nOl'male supéricul'c

Agrégé de Leltl'cs moderncs Pl'ofesseur à Iï lJFl\! du l\lans

LE

PERSONNAGE DE ROMAN

gcnèse

continuité

mptlll'c

ouvrage publié sous la rlircclÎon de

Claude Thomassct

NATHAN

Page 3: Jean-Philippe Miraux - Le personnage de roman [OCR+]

Du même auteur :

L'Autobiographie, Paris, Nathan, coll. « 128 » , 1996.

Édition: Claire Hennaut Conception de couverture : Noémi Adda Conception graphique intérieure : Agence Média Réalisation PAO: Isabelle Cueille

® UPHOlcœ~GE TUELE LIVRE

« Lc photocopil1age, c'cst l' usage abusif el col1eeli f cie la phOlocop ie sans autorisa­lion cles au leurs el édileurs. Largement répandu dans les élabli ssemenls d'ensei­gnement , le photocopillage menace l' avenir du livre, çar il met en dan ger son équilibre économiq ue. Il prive les au leurs cI ' une jusle rémunéralion. En dehors de l'usage privé du eopisle. loute reproduction lolale ou partiel1 e de cet ouvrage eSl

interdite.»

© Éditions Nathan, Paris, 1997 9, rue Méchain - 75014 Paris ISBN 2-09-190336-1

SOMMAIRE INTRODUCTION .. .. . . . ... . ..... . . . . . . .. . ...... .•. . .......... . . 6

1. PERSONNE, PERSONNAGE ET VRAIS EMBLANCE ..... . .. .. .. . . .. . .. . . 14 ,II . Autour de La Princesse de Clèves: ]' illusion référentielle ........ 14

1. 1 Portraits .. .. . .... . ... .. ......... . . . .... .. ........ .. . 14 1.2 Paraître et être ..................... . . . .. . . . . . . . . .. . . . 16 1.3 La querelle de la vraisemblance . . ..... . .. .. .. . . .. . ....... 18

2. La constitution du personnage dans le roman épistolaire .. . . . . . .. 22 2.1 Le portrait impossible? ..... . ... .. . . ... .. .... ..... . ... 22 2.2 Dissémination des informations, unité de la parole .. . ..... . . 24

3. Comment Denis fa it son Jacques . . . .. . . .. .. .. ...... ... ..... 27 3.1 La question du nom: anonymat et éponymie .. .... .. . ... . .. 28 3.2 Le frémissement autoté lique ......... . ....... . .. . . ...... 29

4. Les fantômes réalisés ...................... . ..... . . , ..... 32 4.1 Les portraits ......... . . . . . . .. . . .. . .. . ... . .. . .. . .... . . 32 4.2 Les tableaux et l'excès ... ... .. .. . .... . .... .. .. . . . . .... 34

2. LA QU ESTION DU RÉALISME .. . ...... . . • •... . ...... .. .. • . ...... 37 ( 1. La di stance stendhalienne . . ... . .................. . ........ 37

1. 1 Le rôle des épigraphes : des seuil s indicatifs .. .... . . ... . .. . . 37 1.2 L' intrusion du narrateur .......... .. ......... . . . . . . ..... 38 1.3 Personnage et espace romanesque ... . . . . . .. . ........ . .... 40

~ L' intention balzacienne ..... . ...... . .............. . . . .. .. . 41 2.1 Ali IS true . . .......... . ... .. . .. . ... . .... . ....... . .... 42 2.2 Constitution du personnage .... .. . .. . . ......... . .. .. . . . . 44

IQ.. Les rets d~ l ' écrit~lr~ flaubertienne ... . . ..... . .... . . .. ....... 46 3.1 En hallle du realIsme .. . ...... . . . ... . ......... . . . ... . .. 47 3.2 La question des modèles . .. . ... .... ... . . . . . . . . . .. .. .... 48 3.3 Architecture et harmonie ..................... .... . . .. .. 50

4. La construction du personnage chez Zola .......... . . . . . .. . ... 52 4.1 Le projet zolien . .. . .... ..... .. . .... .. ... .. . . . . . . . . .. . 53 4.2 Carnets d'enquêtes et création ............ . ....... .. . . .. . 54

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SOll/lI/a ire SOll/lI/aire

5. Le bœuf et le troupeau .......... . .. . .... . .. . ........... . . . 58 5.1 Onomastique et portrait . .................. . ........... . 58 5.2 Le personnage encyclopédique . .. .. .. ..... . . . . .......... 60 5.3 L'entrée en écriture ....................... . ..... ...... 62

\4. Personnage et clévoration ... . .... . . .. . . .. ... . ....... . .. . . 1 10 4 . 1 Le personnage chez Beckett . .. .. . ... . .. ...... . .... . ... 1 10 4 .2 L ' évanouissement clu nom, cie l'espace et de l'être ..... . . .. III

5. La difficulté d 'être présent .... . . . . .. . . .... ..... . . .. . .. . . . 115

3. VERS UNE EX ACERBATION DE LI\ DÉCONSTRUCTION ................. 64 1. Maintenance d'une tradition: le romancier et ses personnages . . .. 64

1. 1 Les procédés de création . . ..... . ....... . .. . ... . ........ 64

5.1 Érosion du personnage ....... . .. . ........... . . . . . .... 1 15 5.2 Le personnage en surnombre . .. .... . . . .... . . .. .. . . .. ... 117 5.3 (lI) ou l' a ltérité du il . . . ....... . ... .. .. ... . .......... . 119

1.2 Personnages de carton ct créatures ............ . ...... .. .. 65 1.3 Le «jeu supérieur» . . . . ......... . ........... . . ...... . . 67 CONCLUSION: la signification d'un parcours ..... , , .. . .......... .. 122

2. La naissance du monologue intérieur .. . . .. . . .... . . . .. . .. . ... 68 2.1 Édouard Dujardin ........ . .. . ... ... ........... . ...... 68 Bibliographie . .... . .. . . . . . ... . ........ . .. ... . . . . . . ....... . . 125

2.2 L ' influence du monologue intéri eur ct le roman étranger ...... 70 3. Narrateur et personnages chez Proust .. .... .... . . . .. ... . .. . .. 74

3.1 Les personnages ................ . . .... ...... . . ....... 74 3.2 Le regard du narrateur ......... . . . .. . ...... . . .. . . . .. . .. 78

4 . Gicle et les personnages-bobines .................... . . .. . . .. 80 4 .1 Refus du modèle et imprévisibilité du personnage . ... .. ..... 82 4.2 Un roman métacliscursif ............................... 83

5 . Personnage et vi sion du moncle chez Cé line .... . . . . ... .... .... 85 5.1 Le traitement onomastique . . ..... . . ... . .. . .... . ...... . . 86 5.2 La parole du personnage ... . . .. . . . . ... . .... ... ......... 87 5.3 Un personnage pOrleur d ' une vision spécifique du monde ..... 88

(6;Le personnage philosophique ... . . . .. .. ... . ....... . ........ 90 6.1 Le personnage chez Malraux . ..... .. ............. . ...... 90 6.2 Le philosophe et son personnage (Sartre et Camus) ...... . ... 92

4. L 'ÈRE DU SOU PÇON ........................ . ......... . ........... . ...... 96 1. Le personnage fait son Jacques ... .... .. . . . . .. . . ...... .. . . . . 96 2. Projets cie Nathalie Sarraute .............. .. . . . .. .. ... .... . 98

2.1 Auteur, personnage, habitucles de lecture .. .. . . . ....... . ... 98 2.2 Tropismes et clivages . . . ... . ..... . .. .. ....... . .. . .... 100 2.3 Personnage et langage . . . . ............. . .. . .. . . .. . . ... 101

3. Personnage ct nouveau roman .............. . . .. ........... 104 3. 1 Le refus du personnage momie . . ... . .... .. .. . ..... . . ... 104 3.2 Personnage de surface et surface du personnage .. . ..... . .. 106

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INTRODUCTION

- Au fond, vous êtes assez fier de votre famille. - Pas du tout, dis-je vivement. Pour moi, ce sont des personnages de carton,

je n'arrive pas à penser 11 eux. J'ai l'impression qu'ils ne savent pas encore au juste ce qu'ils sont: ils atten­

dent. Et moi, j'attends avec eux.

Maurice Blanchot, Le Très Haut, p. 88

Acuité sadienne Vingt-cinq juin J783. Cinquième année d'emprisonnement à Vincennes pour Donatien Alphonse François de Sade. Le divin marquis ne peut plus supporter la détention, qui lui semble arbitraire. Il écrit à ses censeurs, directeurs et délateurs de tout poil: « Il y a mille occasions où il faut tolérer un mal pour détruire un vice. Par exernpIë; v ous avez imaginé faire mer­veille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de la chair. Eh bien vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous m'avez fait former des fantômes qu'il faudra que je réalise. Ça com­mençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle. Quand on fait trop bouillir un pot, vous savez bien qu ' il faut qu'il verse. » Amer constat qui se soldera pas une étonnante réalisation: le fameux rouleau de douze mètres dix, couvert d'une mince écriture; puis le marquis retourne le manuscrit et couvre l'autre face 1. Vingt-quatre mètres vingt de papier, peu­plé d'une impressionnante cohorte de «fantômes» : ce seront le Duc de Blangis, l'Évêque de . .. , son frère, le Président de Curval, Durcet, leurs épouses Constance, Adélaïde, Julie , Aline. Ajoutons Madame Duclos, Madame Champville, La Mat·taine et la Destranges ; ajoutons les huit jeunes filles et les huit jeunes garçons, les huit valets, les servantes, en tout quarante-six personnages dont les portraits sont méticuleusement brossés, les fonctions maniaquement répertoriées. Quarante-six fantômes, formés dans une tête échauffée. Il fallait bien que le pot versât!

1. Voir Raymond Jean, Un portrait de Sade, Actes Sud, 1989.

6

II/traduction

Ce bref extrait de la correspondance de Sade pose fondamentalement la problématique du personnage de roman. D'abord dans son rapport au rée l : la représentation scripturaire et fictionnelle d'un individu est la réalisation imaginaire d'un «être de papier », non pas la manifestation vraie d'une per­sonne. En ce sens, les quarante-six personnages des Cent vingt journées de Sodome ne sont que des «fantômes» : au sens le plus classique, des appa­rences trompeuses, illusoires, des chimères, des mannequins . Lorsque Sade rédige scrupuleusement son œuvre , il entre en écriture: le déroulement du long rouleau remplace la temporalité linéaire de la vie. Les portraits entas­sés du déroulement du roman remplacent le volume réel des êtres; l'espace du château définit l' espace clos d'un monde où la logique du personnage devient spécifiquement celle du texte. Un tel statut du personnage n 'est pas sans poser un certain nombre d'interrogations essentielles.

Un parcours électif Le projet de cette étude sera de montrer en quoi l'un des éléments fonda­mentaux de la structure romanesque, le personnage, s'inscrit au cœur de la problématique centrale de la vraisemblance. Certes il existe un rapport plus ou moins di stant de l'univers romanesque au référentiel qui le rend pos­sible, qui l'implique ou qu'il conteste. Néanmoins toute la conception du personnage s'élabore à partir d'un monde où le romancier s'interroge sur la question première de la représentation de la personne en personnage.

D' un autre côté, l'enjeu pragmatique d'une telle représentation ne va pas sans poser des questions cruciales au niveau de la réception. L'histoire du personnage est aussi liée à l' histoire de ses lectures, de la façon dont on l'appréhende, dans la mesure où il conditionne en partie la constitution de J'univers romanesque; Hans Robert Jauss a bien montré dans son Esthétique de la réception qu'un public de lecteurs était constitué à partir d'un « horizon d ' attente» auquel l'œuvre doit en partie répondre. Même si «l'expérience esthétique se distingue des autres formes d'activité non seu­lement comme production pour la liberté, mai s aussi comme réception dans la liberté» , il n'en est pas moins vrai que les éléments qui la composent obéissent à des règles admises par un public donné à une période historique précise. Ainsi en va-t-il pour le personnage qui obéit à des normes notoires et entretient avec elles des «rapports implicites qui lient le texte à d 'autres

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Illtrvductioll

œuvres connues figurant dans son contexte historique ». L'analyse des conditions de réception de La Princesse de Clèves nous permettra de com­prendre les enjeux d'un écart esthétique par rapport à la norme attendue. Par ailleurs, il nous a semblé intéressant d'analyser l'évolution de la conception du personnage à partir d'un parcours électif qui relève davantage du prélè­vement que de la continuité érudite: les grandes œuvres choisies pour leur exemplarité et leur force de renouvellement esthétique étant alors considé­rées comme des points de scintillation particulièrement significatifs dans le déroulement de l'histoire littéraire qui , nous ne l'ignorons pas, se réalise davantage dans une perspective de continuité. Faisant fi de ces influences souterraines qui permettent, lentement et patiemment, l'é laboration ou l'éclosion d ' œuvres inattendues, nous tenterons de comprendre en quoi cer­tains romans ont pu contribuer, par leur émergence dans le champ de la lit­térat ure, à bouleverser à la fo is la notion de personnage et les conceptions du monde qui lui sont liées. Ainsi se dégage la triple fonction de l'œuvre d'art, lorsque celle-ci se pose comme création et renouvellement, objet de contemplation et de méditation, ferment de compréhension et de contesta­tion. Trois fonctions que Jauss définit à partir de trois concepts clés de la tradition esthétique: poiesis, aesthesis et catharsis. La puiesis désignait a lors « un premier aspect de l'expérience esthét ique fondamenta le: l'homme peut satisfaire par la création artistique le besoin de "se sentir de ce monde et chez lui dans ce monde" » ; l'aesthesis désignait, un deuxième «aspect de l'esthétique fondamentale: l'œuvre d'art peut renouveler la per­ception des choses, émoussée par l'habitude» ; la catharsis , désignait enfin un «troisième aspect de l'expérience esthétique fondamentale: dans et par la perception de l'œuvre d'art, l'homme peut être dégagé des liens qui l'enchaînent aux intérêts de la vie pratique et disposé par l'identification esthét ique à assumer des normes de comportement social; il peut aussi recouvrer sa liberté de jugement esthétique »2

Ces trois axes importants se retrouvent intimement mêlés dans l' histoire du personnage romanesque du XVIIe siècle à nos jours. Par la pratique du personnage, l'écrivain s'inscrit dans le monde, l'interroge, le conteste, le représente ou le valide; par le phénomène de réception , la catégorie de per-

2. POlir ulle esthétique de la réceptioll , Gallimard, 1978, p. 131.

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IlIt roductioll

sonnage renouvelle l'appréhension du monde. Par la contemplation esthé­tique, lc personnage ouvre la voie à une libération subjective qui transcende imaginairement lcs normes du comportement.

Détinitions et rôles Il convient alors de revenir sur lcs propos de Sade et d'admirer l'acuité avec laquelle il perçoit la puissance de transgression et de libération que permet l'é laboration de fantômes scripturaires: leur réalisation, au sens prémoni­toirement hégelicn du terme (<< l'accession à l'être dans l'idée»), ouvre la voie à l' émergence d'êtres étranges et fascinants: les personnages sont et ne sont pas. Ils peuplent notre imagination, vivent, se déplacent, porlent des noms, possèdent parfo is des visages, finissent par représenter dcs types. Toutefois, sortes de chimères têtues, muettes et superbes, ils nous refusent tout dialoguc et ne nous font signe que dans l'éloignement. Ils sont les êtres du détour, les êtrcs de la fiction. Plus encore, ils organiscnt les rythmes, les lieux, lcs actions de l' univers romanesque. Comme l'écrit Yves Reuter: « L'importance du personnage pourrait se mesurer aux eHets de son absence. Sans lui , comment raconter des histoires, les résumer, les juger, en parler, s'en souvenir 3 ?»

Ainsi, pour résumer la thèse de Reuter, il faut retenir trois directions qui permettent de proposer une définition claire des fonctions du personnage: il est un marqueur typologique, un organisateur textuel et llll- lieLI cl' investisse­ment.

Tout d'abord, le personnage constitue un élément indispensable au récit: il carac térise le genre narratif. Certes, d'autres genrcs peuvent contenir des personnages ; le théâtre, bien entendu, mais également la poésie : on peut ainsi parler du personnage de Barbara dans le poème de Jacques Prévert. Mais l'existence du personnage reste essentielle à l'élaboration du récit ou du roman , à un point te l, nous le verrons, que la disparition du personnage entraîne inévitablement l'éclatement et la remise en cause des manifesta­tions du genre.

Par ailleurs, le personnage est un « organisateur textuel », c'est-à-dire un élémcnt indissolublement lié à la structure narrative: «la grammaire du

3. Pratiques. nO 60, décembre 1988. p. 3.

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Introduction

récit raconté sera donc constituée par le code des rôles qui supportent des significations» (ibid., p. 9).

En d'autres termes, cette 'position théorique qui attribue au personnage une importance première l'associe intimement à l'action. Le personnage devient un des garants de la cohérence de l'intrigue et lui permet de déve­lopper une certaine expansion. C'est ainsi qu'Yves Reuter pose comme hypothèse de travail que «c'est le devenir des personnages qui constitue le fil directeur des actions et supporte la transformation des contenus ». Cette hypothèse narratologique implique également qu'il soit possible de propo­ser une autre hypothèse à la fois inverse et complémentaire: les person­nages, s'ils conditionnent en partie l'existence de la narration, agissent, existent et parlent en fonction de la narration. Cette relation d'interdépen­dance explique par exemple les interrogations de Flaubert quant à la possi ­bilité de façonner des personnages dans ce qu'il appelle la« symphonie» :

<d ' ai repris la Bovary. Voilà depuis lundi cinq pages d'à peu près faites; à peu près est le mot, il faut s'y remettre. Comme c'est difficile' J'ai bien peur que mes comices ne soient trop longs. C'est un dur endroit. J'y ai tous mes person­nages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres, et par là­dessus un grand paysage qui les enveloppe. Mais si je réussis, ce sera bien symphonique» (lettre à Louise Colet, 7.9.1853, Correspondance, tome II, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », p. 426).

Enfin, le personnage est lieu d'investissement à la fois idéologique et personneL Dans son livre fondateur, Personne et personnage 4 , Michel Zéraffa, auquel Yves Reuter se réfère, pose la proposition de recherche sui­vante: «Tout roman exprime une conception de la personne qui dicte à l'écrivain de choisir certaines formes et confère à l'œuvre son sens le plus large et le plus profond ; si cette conception se modifie, l'art du roman se transforme. » La conception du personnage est donc liée aux appréhensions et aux valeurs du monde qui le rendaient possible.

La catégorie de personnage est également un lieu d'investissement per­sonnel à travers la notion d'identification. Ici encore, les notions de produc­tion (investissement socio-idéologique) et de réception (horizon d'attente, identification, projection et effet cathartique) se trouvent en partie modi-

4. Klincksieck, 1969, p. 9.

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Introduction

fiées par la conception du personnage dans le même temps que ladite conception se transforme en fonction des modalités d'investissement.

Méthodes d'approche A vant d'aborder le parcours électif dans cette histoire somme toute complexe, il convient d'établir un cel1ain nombre de modes d ' approche du personnage qui nous permettront d'aborder la catégorie d'une man ière constante et quelles que soient par ailleurs les spécificités des œuvres abordées.

Il faut donc, pour élaborer une approche efficace de cet élément structu­rai essentiel du roman, effectuer des repérages stricts, en allant du plus simple au plus complexe.

Si l'on accepte de reprendre une définition simple, un personnage est un être imaginaire qui figure dans une œuvre littéraire. Il est un élément consti­tutif du récit. Philippe Hamon le définit ainsi: «Un personnage n'est pas une donnée a priori mais une construction progressive, une forme vide que viennent remplir différents prédicats.» Appréhender la présence d'un per­sonnage, c'est donc construire au cours de la lecture sa psychologie, ses fonctions , ses savoirs, ses compétences. Pour ce faire, le lecteur doit savoir repérer les passages spécifiques où s'élabore le personnage. On peut ainsi distinguer deux processus de composition: les processus cumulatifs par les­quels l'auteur transmet de nouvelles informations qui complètent ou modi­fient le personnage: les processus de répétition ou de renvoi par lesquels l'auteur rappelle ce qu'est le personnage, ce qu'il sait, ce qu'il fait.

Pour repérer les modalités de l'être, du faire et du vouloir, il convient de: - Noter les passages importants où le personnage est présent et décrit, où l'on parle de lui, où il agit, où il parle lui même. À partir de cette reconnais­sance initiale, on procédera à un peaufinage de l'approche. - Effectuer une analyse de la première apparition de chacun des protago­!listes importants du roman, de leur portrait physique (traits, vêtements ou vêture, apparence, taille, sexe, procédés de synecdoque les désignant), de leur portrait moral (caractères, traits psychologiques, opinions) et leur por­trait social (métier, propriétés, argent, situation géographique, place dans une hiérarchie) . Tous ces éléments constitueront les traits distinctifs du per­sonnage.

Il

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Inrroduclion

- Noter ce que fait le personnage: agit-il? Quel est l'objet de ses actions? Que cherche-t-il ? Que réalise-t-il ? Qui l'aide? Qui s' oppose à sa quête 5 ? - Souligner avec précision de quelle manière il est nommé : quel est son nom, son prénom, son titre, quels sont les désignateurs (pronoms person­nels, périphrases, lettres, surnoms) qui manifestent sa présence dans le récit? Les reprises de ces procédés sont-elles fréq uentes ? À partir d 'un premier terme (le titre éponyme de La Princesse de Clèves qui revêt une valeur cataphorique d'annonce), on pourra saisir l'importance des procédés anaphoriques de reprise qui in scrivent les modalités du personnage dans l'économie du roman. - Noter les éléments qui viennent caractériser le personnage et faire de cet ê tre «plat» ou «vide» un être « rond » ou «épais» selon les catégories de Forster. Cette accumulation des informations , ou « expansion prédicative », permet d ' analyser l'évolution du personnage: il s'agira donc de repérer les choix formels spécifiques et les stratégies d'écriture qui permcttent de réali ­ser le projet de représentation. Cette « sc ience des indices », Philippe Hamon propose de l ' appeler « tracéologie » .

- Vérifier enfin que ls sont les di fférents points de vue sur le personnage: point de vue des autres protagonistes, point de vue du narrateur, particuliè­rement. On obtiendra ainsi les caractéri s tique s du personnage que Tomachevski définit ainsi : « On appelle caractéristique d'un personnage le système de motifs qui lui est indissolublement lié 6.»

- ------Fonctions ') ~n définitive, le personnage consti tue un axe essentiel de la lecture du récit.

/ A la fois facteur de rappel et de progression, il offre au lecteur la possibilité de construire son interprétation et revêt différentes fonctions:

5. On aura recon nu, très succinctement é voqué , le cél è bre sché ma actantiel qui s'attache plus particu li èrement aux personnagcs et à leurs actions: il s peuvent être rcgroupés sous les catégories de forces agissantes ou d'actants. Si [' on considère en effet que le réc it est unc quête, le sujet quêtc un objet. Le destinaJeu r l'incite à agir pour le desti nataire . L'adjuvant aide le sujet qui peut être confronté il des opposants. Pour une approche plus détaillée, on pourra consulter Le Roman , B. Valette, Nathan, coll. « 128 » , pp. 83-85. 6. B. Tomachevski in Théorie de la lil/émlure, Éditions du Seuil , 1965.

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Introdllction

- une fonction de représentation (ou fonction mimétique) : particulièrement à travers la description du personnage, la constitution de ses portraits; - une fonction informative puisque le personnage véhicule des indices et des valeurs transmises au lecteur; - une fonction symbolique: le personnage dépasse très sou vent le domaine strictement individuel et sert à représenter une couche plus ou moins large de la population , un domaine plus ou moins large de convictions , de posi ­tions morales ou idéologiques; - une fonction de régulation du sens: c'est en effet en grande partie à tra­vers le personnage que se distribue et se constitue la signification du récit; - une fonction pragmatique, dans la mesure où le personnage, ses compor­tements peuvent intluer sur le comportement du lecteur et ses représenta­tions du monde (pensons aux effets cathartiques et d'identification) ; - une fonction esthétique, car il existe un a rt de la composition du person­nage, de ses aspects, de ses actes, de sa psychologie, de ses spécificités, ainsi qu'un art de les distribuer ou de les instiller tout au long du récit.

Projet On l'aura compris, la lisibilité d ' un roman est intimement li ée à la construc­tion du personnage, qui constitue un lieu de cohérence textuelle privilégié.

C'est pourquoi l 'analyse minutieuse de certains textes essentiels du genre romanesque françai s nous permettra de saisir l'évolution de la notion de personnage, de La Princesse de Clèves aux textes théoriquement plus diffici les à analyser d' écri vai n s modernes comme N athal ie Sarraute, Samuel Beckett ou Maurice Blanchot. Car comprendre la notion de person­nage dans le roman moderne, c'est d'abord comprendre les transformations, brisures, fractures, remaniements, contestations et crises qui ont pu modifier la notion à certains moments d ' une histoire du genre romanesque.

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1 PERSONNE, PERSONNAGE ET VRAISEMBLANCE

1. AUTOUR DE LA PRINCESSE DE CLÈVES: L'ILLUSION RÉFÉRENTIELLE Le monde où nous vivons et le monde romanesque sont deux univers di s­tincts. Du moins, si celui-ci se nourrit de celui-là, il s'agit d'une bien étrange nutrition.1 Ici, comme le suggère Mallarmé, le monde du surnumé­raire, des affaires, de ré~ge, le monde du langage brut; là, l' univers de l'essentiel, de la création et de l'esthétique. Regardant le monde, l'écrivain le représente. Cette représentation nie le monde, s'en détourne en le transfi ­gurant. Singulière façon de traiter le référentiel sur lequel se fonde l'univers imaginaire et dont il s'échappe. Ce rapport dialectique entre monde réel et monde fictionnel est un rapport réciproque; ce que Blanchot, dans L'Espace littéraire , exprime ainsi: «L' idée de personnage, comme la forme traditionnelle du roman, n' est qu ' un des compromis par lesquels l'écrivain, entraîné hors de soi par la littérature en quête de son essence, essaie de sauver ses rapports avec le monde, avec lui-même 1 » . Cette réci­procité implique qu'il n 'ex iste, du moins initialement, qu'une mince frange de différence entre la fiction et son référen0 Telle est la question sur laquelle achoppe la représentation du personnage dans La Princesse de Clèves.

1. 1 Portraits

~ P9 rtrait physique ou moral c'est, selon l'expression de Tomachevski, un « motif statique 2» qui permet, un peu comme une description en point d'orgue, de poser un point d'ancrage dans la construction du personnage. Sorte de fiche signalétique première, il permettra d'offrir au roman sa dyna-

1. L'Espace lilléraire, Gal limard, coll. <<Idées », p. 19. 2. Op. cil.

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PerSOllne, personllage el vraisemblance

mique propre en ouvrant, à partir de prédicats spécifiques, les multiples directions des intrigues, des actions, des tensions, des événements. Si l'on considère le premier portrait que trace madame de La Fayette de ses héros, les relations au référentiel sont suffisamment acceptables et précises pour constituer le personnage comme un individu vraisemblable; ainsi du duc de Nemours dont la rapide prosopographie 3 superlative est complétée par une exemplaire éthopée 4 :

Ce prince était un chef-cl'œuvre cie la nature; ce qu'il avait cie moins aclmi­rable, c'était cI 'être l'homme clu moncle le mieux fa it et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son image et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu' à lui seul; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femme s, une adresse extraordinaire clans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie cie tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air clans toute sa personne qui faisait qu 'on ne pouvait regarcler que lui dans tous les lieux où il paraissait (Classiques Garnier, p. 243-244).

lJ2.QI!s,_ vêture, beauté, habileté, adresse: tous les traits du personnage contribuent à représenter la figure idéale d'une pe!'sonne attachée à la cour prestigieuse et magnificente de Henri second. Les-adjectifs mélioratifs, les restrictions superlatives n'enlèvent Ùen à la vr~isemblance du personnage. Les significations 111 uites par le portrait correspondent au domaine du paraître, de l'apparence, de l'extériorité brillante qu'exige le milieu: la vraisemblance est rendue possible par ce que Roland Barthes appelle un « arrangement rhétorique, anatomique et phrastique». L'être de papier reste proche de son référentiel puisque le référentiel exige que l'être de papier soit extraordinaire. La composition formelle du personnage obéit à la cohé­rence scripturaire qui le sous-tend: disons à la discipline qu'eUe impose. ~

En parallèle, il faut lire le portrait de mademoiselle de Chartres dont seule la perfection peut donner le change aux qualités du Duc:

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le moncle, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite puisqu'elle donna de l'admiration

3. Termc désignant, dans la rhétoriquc classique, le portrait physique d'un personnage. 4. Terme désignant, dans la rhétorique classique, le portrait moral d'un individu ou d'un personnage.

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1 Personne, personl/age el vraisemblance

dans un lieu où l'on était si accoutumé il voir de belles personnes 1 ... 1 la blan­cheur de son teint et scs cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'avait jamais vu qu'à elle; tous ses traits étaient réguliers, et son visage, ct sa per­sonne étaient pleins de grâce et de charme (p. 248-249) .

La combinai son des traits, ici encore, donne forme et cohérence au per­sonnage exceptionnel qui, s'il sort de l'ordinaire, n'en corrcspond pas moins à son environnement ou, se lon le mot de Hegel, le roman évoque des individus dans leur milieu quotidien. Que ce milieu quotidien soit celui de la galanterie, du code de cour, permet d'élaborer le rôle d'individus qui «annoncent un programme narrat if» (Greimas). Ainsi, la longue succession de portraits des grands, au début de La Pril1cesse de Clèves , annonce les portraits convenus des deux personnages principaux de l'intrigue, qui répondent et correspondent aux critères d'un système fondé sur le paraître, le signe li sible et le code amoureux.

1. 2 Paraître et être

Si ces portraits eonviennent à l' éclat de la cour, c'est qu'elle est en effet le lieu de l'apparence. Chaque signe extérieur permet de lire une possible tra­hison, une probable alliance, un pénible retournement. Ce code complexe, mais aisément traduisible si l'on y reste attentif, est ponctuellement signalé dans 1" œuvre, comme si la vraisemblance des personnages dépendait de leur appartenance lt ce milieu singulier et extraord ina ire: <dl y avait tant d'inté­rêts et tant de cabales différents, ct les dames y avaicnt tant de part que l'amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires lt l'amour» (p. 252). Le chiasme qui c lôt cet extrait montre combien l 'uni vers courtisan est fermé, circulaire, monde où la problématique amoureuse et la probléma­tique politique, à travers les jeux sociaux de l'apparence, s'i nterpénètrent et se répondent en miroir. Madame de Chartres en avait prévenu sa fille: «Si vous jugez sur les apparcnces en ce lieu ci, vous serez souvent trompée: ce qui paraît n'est presque jamais la vérité» (p. 265). Louable prévention que la mort de madame de Chartres interrompra. Privée de guide spirituel (pas de père, pas de directeur de conscience, plus de protection maternelle) , mademoiselle de Clèves sera dès lors plongée dans cet espace dichotomique où le paraître prévaut sur l'être et où le dévoilement de l'être intime devient

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PerSOl/ne, perso/1nage et vraisemblance

dangereux. Mouvement essentiel dans la problématique du personnage en tant qu'elle est réflexion sur la notion de vraisemblance et de référentiel.

Dans le monde de la fiction romanesque, nous l'avons vu , un personnage est acceptable dans la mesure où il convient ou correspond à l'univers dans lequel on le situe. Dès lors qu'il se retire du jeu social, il bascule dans le domaine de l'intimité de l'être, ce qui devient inadmissible, non pas pour les personnages courtisans qui s'en délectent, mais pour le lectorat d 'époque qui voit dans certains comportements extraordinaires les traits ou les prémices d'une autonomie du personnage qui devient de ce fait irrecevable.

En fait , la géographie de J'espace romanesque correspond lt ce que l'on pourrait appeler la géographie psychologique du personnage. D ' un côté, le monde des s ign es convenûs, le monde de la cour où s'entrecroisent intrigues, exclusions, bannissements, a lliances, circulation de lettres, de l'autre, les lieux du retrait, et particulièrement le domaine de Coulommiers, domaine de la solitude, de la méditation, de l'essence de l'être. À l'espace courtisan de l'inquiétude répond la quiétude de l'éloignement:

Il (le duc de Nemours) entendit que monsieur de Clèves disait à sa femme: - Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir il Paris? Qui peut vous retenir il la campagne? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m'étonne et qui m'afflige parce qu'il nous sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutumc et je crains que vous n'ayez quelque sujet d'affliction. - Je n'ai rien de fâcheux dans l'esprit. répondit-elle avec un air embarrassé; mais le tumulte de la cour est si grand et il y a toujours un si grand monde chez vous qu ' il est impossible que le corps et l'esprit ne se lassent et que l' on ne cherche du repos (p. 332).

Madame de Clèves se trouve ici dans un dangereux espace liminaire: à la frontière entre l'être et le paraître se situe le fragile point d' équ ilibre où le personnage risque le dévoilement de l'intime. C'est précisément dans le li eu vide et sol it a ire de l'apaisement - la maison de Coulommiers - que l 'être profond s'offre et se donne. À l'éthopée et à la prosopographie de surface se substitue la vérité profonde du moi.

n s'agit bien pour madame de Clèves de mettre au repos le corps, espace de signes trop lisibles, pour mettre en repos I"esprit, l'intériorité tourmentée. C'est ici que se situe selon nous la moùernité d'un tel récit, parce que le personnage, en rupture avec son milieu, se trouve contraint, pour continuer

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1 Personne, personnage et vraisemblance

d'exister, de transgresser les lois du vraisemblable. C'est véritablement lorsque madame de Clèves procède à l'aveu dans le secret du cabinet de Coulommiers qu'elle entre en littérature. L'exigence extraordinaire de sin­cérité la fait basculer dans l'univers imaginaire de l'espace littéraire; l'abandon du paraître lui fait quitter le solide sol de la psychologie conve­nue pour franchir le mouvant seuil de l'univers fictionnel. Bien des contem­porains de madame de La Fayette ne s'y sont pas trompés.

1.3 La querelle de la vraisemblance

Madame de Clèves est aimée du duc de Nemours. Elle l'aime passionné­ment. Monsieur de Clèves est un homme valeureux, honnête, estimable, bon mari et amant passionné de sa femme. Banale intrigue triangulaire en somme, fortement vraisemblable dans le milieu galant d'une cour brillante. Le risque de fracture du personnage réside alors dans la question de la trans­parence et de la sincérité. Nulle place pour l'être dans l'espace du paraître. Or, Madame de Clèves enfreint cette loi simple mais péremptoire selon laquelle la sincérité fait basculer le personnage du statut de pseudo-personne, ou de personne vraisemblable, à celui, plus complexe, d'être imaginaire qui frôle le seuil de l'inacceptable. Le caractère exceptionnel de l'aveu, qui la rapproche de l'innocence de l'intériorité, l'entraîne dans une situation bien extraordinaire. Il faut relire le beau passage dans son intégralité:

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Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en pleurant, je vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari; mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d'en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j'avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dan­gereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille pardons si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fa is, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on n'en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez­moi encore si vous pouvez [ .. . j. L'aveu que je vous ai fait n'a pas été par fai­blesse et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre

Personne, personnage et vraisemblance

de la cacher [ ... j. Est-il possible, s'écria cette princesse, que vous puissiez pen­ser qu ' il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu'aucune raison ne m' obligerait à vous faire (pp. 333, 335, 336).

Une fois l'aveu fait, madame de Clèves prend rapidement conscience de l'étrangeté de son comportement. Isolée de la cour, ancrée dans le lieu du retrait, elle se rend compte qu'elle n ' appartient plus au monde des person­nages qui l'entourent. Elle représente déjà, d'une manière encore ténue, l'altérité de l'imaginaire:

Lorsque le prince fut parti, que madame de Clèves demeura seule, qu'elle regarda ce qu'elle venait de faire, elle fut si épouvantée qu 'à peine put-elle s'imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu'elle s'était ôté elle-même le cœur et l'estime de son mari et qu 'elle s'était creusé un abîme dont elle ne sor­tirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouva qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein. La singularité d' un pareil aveu, dont elle ne trouvait point d'exemple, lui faisait voir tout le péril.

Si, comme Hans Robert Jauss le propose, on se place dans la perspective de réception d'époque, la réaction du lectorat est, globalement, duel le : d'un côté le lecteur, surpris d'une telle incartade à la vraisemblance, continue de traiter le personnage comme une personne et juge inadmissible un tel com­portement, de l'autre, les tenants de l'aveu, voient subtilement que c 'est dans la problématique interne à l'œuvre que doit se situer l'enjeu du débat. Le Mercure Galant, fondé en 1672 par Donneau de Visé, propose, dans son Extraordinaire d'avril 1678, une enquête à ses lecteurs sur l'aveu dans La Princesse de Clèves. L'enquête, qui à l'évidence enflamme le public lettré se poursuit sur trois numéros 5. Chaque numéro propose à ses lecteurs une question sur l'ouvrage. Le numéro d ' avril inaugure «une question galante» qui montre combien le traitement de la psychologie dl!. personnage reste lié à la réalité et au vraisemblable.

Question posée: Je demande si une femme de vertu qui a toute l'estime possible pour un Mari parfaitement honnête homme, et qui ne laisse pas d ' être combattue pour un

5. Nous empruntons l'essentiel de ces renseignements au livre de Maurice Laugaa, Lectures de Madame de La Fayelle, éd. Armand Colin, col l. « U2 », 1971 .

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1 Personlle, personllage et vraisemblance

amant d ' une très forte passion qu 'elle tâche d'étouffer par toutes sortes de moyens; je demande, dis-je, si cette Femme voulant se ret irer dans un lieu Ol! elle ne se sait point exposée à la vue de cet Amant qu'elle sait qui l'aime sans qu'il sache qu'il soit aimé d'elle, ct ne pouvant obliger son Mari de consentir à cette retraite sans lui découvrir ce qu'elle sent pour l'Amant qu'elle cherche à fuir, fait mieux de faire confidence de sa passion 11 ce Mari , que de la taire au péril des combats qu'elle sera continuellement obligée de rendre par les indis­pensables occasions de voir cet Amant, dont elle n' a aucun autre moyen de s'éloigner que celui de la confidence dont il s'ag it.

Le débat fondamental autour de l'épisode de l'aveu est ouvert. Deux cri­tiques rompent régulièrement des lances autour du sujet: Jean-Baptiste

. Trousset de Valincour s'i nsurge le plus souvent contre l'invraisemblance de la situation et l'abbé de Charnes tente le plus clairement possible d'établir le débat au niveau de la fict ion .

Il faut tirer de ce débat qui nous paraît désuet quelques traits savoureux qui montrent combien la discussion autour de fa vraisemblance du person­nage semble essentielle à sa constitution. À son adversaire qui reprochait d'avoir fait errer monsieur de Nemours toute une nuit au milieu d'une forêt sans contracter aucune maladie, Charnes répond:

Pour avoir pu passer une nuit dans une forêt sans s'enrhumer pour huit jours, il faut avoir porté avec soi son bonnet de nuit , ou se résoudre à passer pour Héros de Roman , il n'y a point de milieu à cela. Eh bien Madame [ ... ] demeurons donc d·accordl ... ] que monsieur de Nemours est le héros du roman de la prin­ccsse de Clèves ; encore le vaut-il mieux Héros qu'enrhumé.

Tout est dit. Charnes préfère l'homme fabuleux à l'homme réel, l'action extraordinaire ù l'acte quotidi en, la dame fictionnelle à la dame aux compor­tements et aux sentiments convenus. L'intérêt de ces remarques étant de constater qu'en littérature, ce n'est déjà plus la vraisemblance qui motive la constitution et les agissements du personnage, mais davantage ses fonctions et son rôle dans l'économie du récit. Si les différents clivages qui sci ndent et ébranlent le personnage (être/paraître, comportement de la cour/aveu extra­ordinaire) permettent d'établir un constat évident, c'est bien celui que tout être imaginai re est établi par son auteur en direction de l' univers autonome que constitue le roman. II ne s'agit plus de se préoccuper de l'illusion réa-

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PersOl1lle, personllage et vraisell1blall ce

liste ou de la représentation véridique, mais davantage des « motivations » qui président à l'élaboration d'une construction imaginaire, d'une intention esthétique. À plusieurs reprises, madame de La Fayette sou ligne le compor­tement peu admissible de son héroïne: «II redit (le vidame de Charmes) ù madame de Martigues l'action extraordinaire de cette personne, qui avait avoué à son mari la passion qu'elle avait pour un autre» (p. 343). « Ah mon­sieur, reprit-e lle, il n'y a pas dans le monde une aventure parei lle à la mienne; il n'y a point une autre femme capable de la même chose » (p. 349). ,de ne sais, reprit Madame de Clèves, si vous avez tort de juger favorable­ment d'un procédé aussi extraordinaire que le mien » (p. 362) .

On pourrait multiplier les références qui prouvent combien le comporte­ment de madame de Clèves donne cohérence au roman et constitue une sorte de conduite souterraine qui émerge ponctuellement dans la trame romanesque. Ce comportement fait donc partie du possible romanesque qui doit orienter le personnage vers la pointe aveug le, l'horizon sec ret de l'œuvre d'art. La composition du personnage forme mais aussi dépend de cet arbitraire du récit qui, fondé sur une machinerie stricte, mène Madame de Clèves au retrait ultime qui est non seulement la solitude du renonce ­ment, mais plus précisément la so litude symbolique de l'univers littéraire. Cette entrée du personnage dans le champ clos de l'espace littéraire n'est certes pas unique, mais le cas de La Princesse de Clèves est exemplaire dans le sens où il ouvre aux auteurs de roman le questionnement radicale­ment nouveau de la constitution, de la construction et de l'élaboration du personnage en rapport avec la question fondamentale de la technique litlé­raire et des modalités de représentation.

Le genre é pi sto laire , qui prend toute son ampleur au cours du XVI IIe siècle, posera plus clairement encore cette interrogation sur la motiva­tion du personnage dans la création littéraire: ce que Gérard Genette pro­pose en une formule éc lairante ù propos de La Princesse de Clèves (<< il y a donc en fait , et même dans le récit le plus unilinéaire, une surdétermination fonction nelle toujours possible et souha itable 6 ») est encore plus hautement pertinent dans l'élaboration du personnage dans le roman par lettres.

6. Pour plus de précisions concernant les notions de vraisemblance et de motivation, on consultera avec profit de Gérard Genette, Figures 1. Édit ions du Seuil. 1969, p. 71 -98.

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1 Personne, personnage et vraisemblance

2. LA CONSTITUTION DU PERSONNAGE DANS LE ROMAN ÉPISTOLAIRE

2.1 Le portrait impossible?

En 1761 paraît La Nouvelle Héloïse. Dans la préface, Rousseau écrit:

Quoique je ne porte ici que le titre d'éditeur, j ' ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m'en cache pas . Ai-je fait le tout, ct la correspondance entière est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C'est sûrement une fiction pour vous (Classiques Garnier, p. 3).

Certes, le genre n'est pas nouveau si l'on se souvient des Lettres Persanes de Montesquieu, publiées en 1721 , et des romans de Richardson rendus célèbres par les traductions de l'abbé Prévost de 1742 à 1751. Mais l'ample roman de Rousseau pose, du point de vue de la représentation du personnage, des problèmes techniques nouveaux et intéressants. Comment en effet, à partir d'une masse importante de correspondance, tracer les por­traits des protagonistes et leur attribuer une fonction cohérente dans l'éco­nomie de l'œuvre?

C'est bien entendu le regard de l'amant Saint-Preux qui peut fournir une , idée nette de Julie, précisément parce qu'il la contemple. Mais par le tru­chement des lettres, l'amant exprime davantage l'impression ressentie et médiatisée, non pas la perception directe. Seules de furtives métonymies permettent d'ancrer l'imaginaire du lecteur dans une représentation incer­taine : des «cheveux blonds », des «yeux doux» ou «sombres et rêveurs », une «gorge» d'une blancheur éblouissante. Il en résulte une formule banale ouvrant la préhension du portrait à tous les possibles : «Ce je ne sais quoi d'inexprimable», formule paradoxale pour quelqu'un qui écrit en jouissant de la distance scripturaire de la lettre. Jean-Louis Lecercle note, dans son Rousseau et {'art du roman (Armand Colin, 1969) : b-Aucune ,description précise ne nous ferait sentir sa beauté, c'est celle de ses lettres qui doit nous le suggérer» (p. 136). C'est précisément cette problématique de la sugges­tion gl:!.i remet en ~ause la problématique de la représentation. Les phéno­mèno logues parlent «d' apprésentation» dans le processus de perception

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Personne, personnage et vraisemblance 1 dans la mesure où l'on ne connaît qu'une partie de ce que l'on voit, et que l' l'on reconstruit ou complète l'objet perçu à partir de la connaissance qu'on en a et que l'on pressent.

Si l'on applique ce principe au personnage du roman par lettres, le por­trait d'un personnage présente, à chaque point de vue différent exposé par un scripteur, un aspect nouveau - mais aussi un aspect caché - de lui­même. Une partie à chaque fois différente du personnage est « apprésen­tée». Il faut donc, pour l'auteur, ou multiplier les points de vue, ou, comme le fit Rousseau en 1760, procéder par substitution en demandant à un gra­veur - en l'occurrence Gravelot - de représenter iconographiquement les portraits ou les scènes les plus marquantes mais les plus irreprésentables dans le roman épistolaire. C'est précisément le rôle des estampes qui accompagnent la publication de la Julie. De plus, ces estampes sont com­mentées : «en donnant séparément les estampes, on a cru devoir y joindre l'explication» ; un peu comme si Rousseau, pressentant à la fois l'incom­plétude des portraits et des gravures, éprouvait encore le besoin de les déplier ou de les déployer par les mots:

Julie est' la figure principale. Blonde, une physionomie douce, tendre, enchan­teresse, modeste. Des grâces naturelles, sans la moindre affectation: une élé­gante simplicité, même un peu de négligence dans son vêtement, mais qu i lui sied mieux qu'un air arrangé, peu d'ornements, toujours du goût; la gorge cou­verte en fille modeste, et non pas en dévote.

En parallèle, le portrait de Claire:

Claire ou la cousine. Une brune piquante; l' air plus fin, plus éveillé, plus gai; d'une parure un peu plus ornée et visant presque à la coquetterie; mais tou­jours pourtant de la modestie et de la bienséance. Jamais de panier ni à l'une ni à l'autre (XLVII-XLVIII).

Suivent les portraits de Saint-Preux, du baron d'Étange, le père, de Milord Édouard et de monsieur de Wolmar, le mari. Ainsi, la constitution physique et le portrait moral des personnages s'effectuent préalablement; les sujets d'estampes et leurs commentaires, préliminaires, déjouent en par­tie la difficulté à réaliser ce que les théoriciens appellent l'expansion prédi­cative du personnage. Mais cette sobriété du portrait initial, comme en

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1 PerSOlllle, pers0I1I1age et vraisemblallce

marge du roman ép istolaire, permet de résoudre en partie la question de l ' illusion référentielle (le personnage est consti tué de quelques traits , d'attributs, d'une vêture esquissée) tout en conservant la latitude de pouvoir le construire à partir de la pluralité des points de vue qui ne fourniront en définitive que peu de ren seignements sur l' aspect physique des protago­n istes : la prédication con te nue dans les lettres sera davantage psycholo­gique et mora le. 1

2.2 Dissémination des informations, unité de la parole

Jean-Louis Lecercle fait remarquer 7 que <<les lettres ouvrent non pas une mais plusieurs subjectivités. À un point de vue unique, nécessairement par­tiel, se substituent des points de vue multiples, parfois contradictoires, tou-

, jours complémentaires » (p. 119). Les différents points de vue tracent chacun une sorte de ligne d 'erre particulière à travers la personnalité de Julie; le personnage principal est ainsi éd ifi é à partir d'une technique du faisceau, du rayonnement ou de la convergence. Chaque voix singulière -celle de Saint-Preux , celle de Claire - va dévoiler une part inconnue ou méconnue du correspondant, mais aussi , en suscitan t sa ré ponse (car le roman épistolaire est un univers de l'all er-retour), va l'obliger à découvrir ses sentiments, ses haines ct ses passions. fi en ressort, pour le lecteur, que la nécessaire complétude du pe rsonnage ne se réalisera que par le truche­mcnt de la polyphonie qui revêt, ici encore, une fonction heuri st ique ; la richesse esthétique du roman épistol aire provient du fait qu'il amende la complexité du personnage (on ne sait ri en de lui que de relatif) , le rendant énigmatique mais aussi plus profondément connu parce qu'appréhendé sous des angles divers. Ce jeu de la connaissance et de l'inconnaissance, de la complétude liée à la pluralité e t de l'én igme liée à la partialité est inhérent à l'univers du roman par lettres. On ne peut pas dire que le personnage n 'est pas figuré: sa figuration est formée par l'éclatement, la dissémination et l'entrecroisement; elle parcourt le texte, le tisse et le façonne de sorte que,

7. Sur la question des styles singuliers dans La NOl/velle Héloi:l"e, voir J. -L. Lecercle, op. cil .. pp. 139- 153.

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PerSOlllle, perso11nage et vraiselllbla11ce

dans le constant jeu de l'échange, la présence du personnage est consub­stantielle à l'espace romanesque qui le sous-tend. Toutefois, la plénitude du personnage s'en trouve ébranlée. Les informations, qui ne peuvent que rare­ment être fournies ü son sujet par le procédé de l'empilement descriptif, sont diluées dans les lettres qui se croisent. Il en résulte un ri sq ue d' effrite­ment à la fois dé la présence et de la conscience du personnage. Seules sa parole, l'unité intime de son di scours peuvent lui fournir une solide cohé­rence. Dans le roman épistolaire, la constitution du personnage passe par la si ng ularité de sa voix. Aussi Édouard s'exprime-t-i1 davantage en philo­sophe et en ana lyste qu 'en observateur, comme le signale Lecercle, c ' est un être laconique, un être de la maxime et de la formule. En revanche, Saint­Preux est un orateur, capable de manier la longue période, d 'exploiter une rhétorique parfois lourde, amplificatrice et fougueuse. La tendre Julie, pour sa part, utili se la rhétorique pe la vertu, et son sty le est souvent plus s imple, « doux », « harmonieux », comme le note Rousseau.

Cette question technique difficile de la caractéri sation par la voix a été au cœur de la préoccupation des romanciers du genre épistolaire, ü un point lei que Rousseau n ' hésite jamais ù mettre e n notes quelques remarques fines, comme pour prévenir toute critique concernant la qualité du style: « On me dit que c 'est le devoir d ' un éd ite ur de corriger les fautes de langage [ ... j. Et avec tout cela, qu ' aura-t-on gagné ü faire parler un Suisse comme un académicien? » (p. 43). Ce souci fondamental de la vraisemblance de la voix se retrouve au seu il des Liaiso/ls dangereuses de Laclos, dans la pré­face du rédacteur: « qu' i 1 serait autant contre la vraisemblance que contre la vérité, que de huit ù dix personnes qui ont concouru ù cette correspondance, toutes eussent écrit avec une égale pureté » (Le Livre de poche, 1963 , p. 21). Deux directions opposées peuvent ê tre mises au jour: d'un côté, le personnage disséminé, éclaté, se perd dans l'univers chaotique des lettres qui s' enchevêtrent; de l'autre, la voix personnellè induit la cohérence. Cette problématique du personnage, hétérogène au travers des multiples regards cie l'autre, et homogène dans sa propre écriture, pose donc la question de la constitution de la cohésion sémantique achoppant sur la complexité des échanges, car il ne s'agit pas seulement de la rel a tion d'un personnage avec d'autres actants - ce qui reste déjù difficile à analyser - , mais aussi de sa relation scripturaire avec les autres protagonistes. Si l'on admet, après

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1 Personne, personnage et vraisemblance

Philippe Hamon, que le personnage est un système d'équivalences réglées destiné à assurer la lisibilité du texte, alors le choix esthétique du roman épistolaire marque la difficulté exacerbée à construire une entité indivi­duelle solide dans un univers de la dissémination. Voilà pourquoi Laclos, dans Les Liaisons dangereuses, place au cœur de son roman la célèbre lettre LXXXI, longue de onze pages, où la marquise de Merteuil trace à Valmont l'histoire de sa vie, ou plus exactement de son éducation psycholo­gique, morale et sociale. Longue éthopée autobiographique qui permet à l'auteur, au point d ' équilibre de son roman, de constituer son personnage dans une lettre-point d'orgue qui se substitue en quelque sorte, au portrait classique:

Mais moi, qu ' ai-je de commun avec ces femme s inconsidérées ? qu and m' avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer il mes principes ? je di s mes principes, et je le dis il dessein: car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, il sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je pui s dire que je suis mon ouvrage (p. 203).

Suivent les indications nombreuses, essentielles à la compréhension de ce singulier personnage Féminin. madame de Merteuil est un être d'observa­tion et de réflexion, elle exploite les «occasions d'expérience », le monde est l'objet d'une étude exigeant que l'on ait, pour y survivre, <d'esprit d'un Auteur et le talent d'un comédien » . Symptomatiquement, madame de Merteuil affirme évoluer sur «le grand théâtre », celui où la polyphonie énonciative des lettres constitue l'être dans le même temps qu'elle l'occulte ou le brouille. La lettre LXXXI a donc pour fonction de recentrer le person­nage et d ' informer le lecteur (le lecteur Valmont" mais aussi le lecteur de l'œuvre). Toutes les pages précédentes construisaient l'horizon de' cette lettre; les pages suivantes en présentent l'application. Le personnage écrit, s'écrit et se décrit à la fois pour constituer sa crédibilité et sa cohérence, et pour permettre le fonctionnement global de l' œuvre.

Reste qu'au-delà des questions techniques de composition - des dange­reuses liaisons que l'auteur doit tisser à l'intérieur de son texte - , le per­sonnage du roman épistolaire s'institue comme personnage de la distance : distance entre les scripteurs multiples, mais aussi distance avec le monde

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Personne, personnage et vraisemblance

référentiel : installé au cœur des mots, constitué par les mots des autres, il lui devient de plus en plus difficile d'en appeler à l'illusion dans l'univers cohérent de ]' espace littéraire. En ce sens, le personnage du roman par lettres trace la direction qui orientera pour un temps la réflexion des auteurs sur la question, essentielle à nos yeux, de l'autonomie scripturaire du per­sonnage. Questionnement qui retrouve toute son acuité dans l'œuvre majeure de Diderot, Jacques le Fata liste.

3. COMMENT DENIS FAIT SON JACQUES On sait mieux depuis Michel Foucault que toute œuvre, même très origi­nale, provient de la mise en relation d ' un certain nombre de découvertes, de réflexions qu i permettent son éclosion. Le personnage de Jacques n' échappe pas à la règle: il représente le point de convergence exceptionnel de multiples remises en cause dans le complexe champ des savoirs du XVIIIe siècle: nouvelles relations dans la dialectique du maître et du valet, passage d'une philosophie métaphysicienne à une philosophie pragmatique, bouleversement de la conception de la littérature considérée avant tout comme un lieu de combat, d'engagement et de critique, utilisation du conte à des fins philosophiques. À cela s'ajoute l'influence, pour certains roman­ciers, d'une littérature aux fonctions à la fois ludique, heuristique et maïeu­tique: le modèle du genre sera pour Diderot l'œuvre majeure de Sterne S, livre scandaleux, non-roman, autobiographie fictive: Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, publiée de 1759 à 1767.

Pseudo-récit, livre déceptif, fondé sur les exemples de Rabelais et de Cervantes, le Tristram Shandy de Laurence Sterne déroute. Toutes les tech­niques narratives sont utilisées: récits enchâssés, chapitres interrompus,

8. À la fin du texte de Diderot, on trouve d'ailleurs cette remarque: « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tri stram Shandy, il moins que l'entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le mini stre Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière cie M. Sterne, que je distingue de la plupart des li ttérateurs de sa nation, dont l'usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures » (Gallimard, « Bibl iothèque de La Pléiade », p. 709).

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1 Personne, persolllwge et vraisemblance

phrases suspendues, dessins, pages noires, dialogues entamés avec le lec­teur, allusions érudites, pied de nez aux pseudo-savants , profus ion des informations, pistes ouvertes et non ex plorées . Le projet, ouvertement indi ­qué dès le titre, ne sera j amais réellement réalisé. Nous obtiendrons certes des renseignements sur les opi nions de Tristram ; peu en définitive sur sa vie, à moins qu'elle ne fût prénatale. L'orientation du roman chez Sterne est résolument parodique, ludique e t philosophique. Catégories que l'on retrouve constamment dans le Jacques de Diderot . À la croisée de ces influences majeures , la problématique du personnage se trouve bouleversée, et Diderot joue sur l'effet de surprise dans la mesure où il innove en prenant à contrepied l' horizon d 'attente du lectorat: là aussi, il s'agit d'une concep­tion qu i joue sur l'espace li minaire des catégories romanesques; comme l' écrit Hans Robert Jauss :

Le texte nouveau évoq ue pour le lecteur (ou l'auditeur) tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec lesque lles les textes antérieurs l'ont fam il ia­risé et qui , au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou sim plemcnt reproduites. La modulation ou la correct ion s' inscrivent dans le champ à l' intérieur duquel évolue la structure d' un genre, la modification et la reproduction en marquent les frolltières (op. cit. , Gallimard, 1978, p. 51).

Dans ce jeu complexe de la continuité et de la rupture, la constitution du personnage de Jacques est sign ificat ive . C'est en premier lieu la question du nom qui doit être abordée.

3.1 La question du nom: anonymat et éponymie

On sait qu e le personnage éponyme est celui qui fournit son titre à l 'œuvre. Le titre éponyme attribue donc un rôle essentiel à ce personnage puisqu'il l'institue comme ce qui désigne l' œuvre et l'annonce. La fonction du titre éponyme est donc eataphorique. E lle projette l ' importance du personnage et programme en partie notre lecture. Si l'on se réfère à deux définitions perti­nentes, le nom désigne, défini t et projette: il met en perspective narrat ive le personnage. Spitzer, dans ses Études de style 9, signale que « le nom est en

9. Léo Spitzer, Études de style, Gallimard, coll. «Tel », 1970, p. 19.

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Personne, personnage et vraisemblance

que lque sorte l'impératif catégorique du personnage» et Barthes « qu'un nom propre doit être interrogé soigneusement car le nom propre est, si l'on peut dire, le prince des signifiants; ses connotations sont riches, sociales et symbol iques ». Or, le titre éponyme du roman nous offre un prénom qui renvoie à la révolte paysanne (la jacq ueri e : Jacques étant l'ancien sobriquet du paysan français) ainsi qu 'au personn age d e l'Avare de Molière , Sganarelle, archétype du valet insolent, supérieur en ruse et en intelligence à son maître.

Double significat ion qui prépare le lecteur ù accepter une nouvelle di a­lectique régissant les rapports du maître et du valet. Toutefoi s, ce nom ne sera réellement rempli par aucun prédicat d ' ordre physique et le nom se maintient comme une forme vide, déceptive. Dans Jacques le Fataliste, l'éponymie in itiale fonctionnera comme une sorte d'anonymat perpétuel.

En revanche, l' adjectif épithète qui accompagne le nom lui attribue une fo rte connotation philosophique (cc qui n'est pas sans rappeler, ~l quelques an nées près, Candide ou l'optimisme : le texte de Volta ire date de 1759 ; celui de Diderot est rédigé en 1773, même s'il n'est publié qu 'en 1796). A insi le nom n 'est plus une forme vide qu e vi ennent remplir diffé rents l préd icats d'ordre physique, social ou moral, mais une présence fai sant c ir­culer un e conception si nguli ère e t spéc ifique du monde dans l'univers romanesque.

3.2 Le frémissement autotélique

L'i ndi ffére nce informative du narrateur est significative. L'incipit pose d 'entrée les règles narratives du jeu: il ne sera pas ici question de la const i­tution solide d'un personnage ancré dans l'illusion référentielle. Décrire ne serv irait de rien, et J'empil ement des signes n'ajouterait que peu d ' intérêt ù cet écrit dont le statut reste ambigu:

Comment s'éta ient- il s rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient- ils? Que vous importe? D' où vcnaient-il s ? Du li eu le plus prochain. Où all aient-ils? Est ce que l'on sait où I"on va ? Que disaient­ils? Le maître ne disait ri en; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ic i bas éta it écrit là-haut (Diderot, Jacques le Fataliste, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », p. 475) .

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1 PerSOl1ne, personllage et vraisemblance

La parole est initialement laissée au lecteur curieux, habitué qu'il est aux informations psychologiques ou physiques fournies par les descriptions ou l'entrecroisement des points de vue; mais, à la modalité interrogative des phrases du lecteur répond en écho la modalité interrogative des phrases du narrateur. L'univers du personnage, sa composition, ses spécificités sont raréfiés . Sa présence ne sera rendue tangible qu ' à travers un nom éponyme, nous l'avons vu, mais aussi à travers des indications que l'on pourrait appe­ler des didascalies, tant la distribution des rôles est théâtrale. Et si, selon Umberto Eco, le texte est une «machine paresseuse» exigeant la complé­tude de la lecture, le texte de Diderot nous laisse toute latitude pour imagi­ner le personnage. L'autre point stratégique d ' une œuvre est sa clôture, qui peut nous renseigner éventuellement sur le devenir du personnage, sur sa destinée: la princesse de Clèves se retire, le vicomte de Valmont meurt. .. Les sorts de Julie et de Saint-Preux nous sont connus. En revanche, l'indif­férence informative du narrateur de Jacques le Fataliste est en tous points étonnante, voire désinvolte:

Et moi, je m'arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais. Et les amours de Jacques? Jacques a dit cent fois qu ' il était écrit là-haut qu'il n'en finirait pas l'histoire, et je crois que Jacques avait raison. Je vois, lecteur, que cela vous fâche; eh bien , reprenez son récit Ol! ill 'a laissé, et continuez-le à votre fantaisie, ou bien fai tes une visite à Mademoiselle Agathe, sachez le nom du village Ol! Jacques est emprisonné; voyez Jacques, question­nez- le: il ne se fera pas tirer l'oreille pour vous satisfaire; cela le désennuiera (p. 708).

Le lecteur est ici piégé par un effet de boucle, car le village où Jacques est emprisonné se situe dans le livre. Si le lecteur veut des précisions sur Jacques, il doit se rendre dans le village imaginaire du roman; en bref, nous sommes conviés à visiter un lieu sans demeure réelle, un lieu autotélique : refusant toute information sur sa personne que le lecteur ne peut appréhen­der, le personnage s'enferme délibérément dans la structu re fuyante de l'espace qui le sous-tend. Il n'est plus constitué en rapport ou par rapport au référentiel; c'est le lecteur qui, en revanche, est invité à quitter le réel pour enquêter, s'il le désire, dans l'univers de l'imaginaire. La quête du person~ nage fictionnel transfoOlle.le ~cteur en personnage de fic tion. Singulier paradoxe lié en grande partie à la structure du texte de Diderot, structure

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PerSonl1e, persollnage et vraisemblance

d'horizon, de fuite, de détours et d'enchâssement. L'errance du personnage est alors liée à l'errance du récit qui renvoie incessamment à la lucidité exa­cerbée du lecteur, toujours en attente, toujours déçu, devenant l'interlocu­teur privilégié par qui passe l'interrogation sur le personnage, personnage lecteur, lecteur personnage dont la fonction est de relancer la question du personnage éponyme. Comme le remarque Arthur Wilson/D, le texte est « une boîte gigogne, car il consiste en unités narratives dans des unités nar­ratives. La plus grande de ces boîtes qui contient toutes les autres est le dia­logue e ntre l 'hypothétique narrateur et l' hypothétique lecteur » . Les occurrences sont nombreuses où le lecteur, acculé au questionnement, se trouve renvoyé brutalement à ses propres questions: «Mais, pour Dieu, l'auteur, me dites-vous, où allaient-i ls ? ... Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va ? Et vous, où a ll ez-vous?» (p. 512). Ou encore: « Homme passionné comme vous, lecteur, homme curieux, comme vous, lecteur; homme importun comme vous, lecteur; homme questionneur comme vous, lecteur. Et pourquoi questionnait-il ? Belle quest ion ! Il questionnait pour apprendre et pour redire comme vous, lecteur. .. » (p. 513). L'indifférence du narrateur à propos du sort de son per­sonnage enferme donc la totalité des instances du texte - personnages, intrigue, narrateur, lecteur - dans un gigantesque piège où seul le dialogue est constitutif d'une présence possible et préhensible de Jacques, dans la mesure où la vertu maïeutique dudit dialogue suscite des évaluations du monde, des prises de position qui permettent de cerner non point le person­nage, mais son fatalisme. Ainsi , c'est l'épithète du titre, plus que l'épony­mie, qui permet de caractériser le personnage enfermé dans une fiction qui se coupe résolument du référentiel.

Le Jacques de Diderot est un des premiers personnages de la littérarité, personnage complexe qui fait vaciller le texte romanesque sur ses bases. Déjà la fuite du personnage annonce la destructuration du genre qui le fa it être. Mais après tout, le texte, à plusieurs reprises nous avait prévenus: «C'est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement; mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois et je vous le répète encore» (p. 505). Il convient

10. Diderot, sa vie et SOli œuvre, Laffon!, coll. «Bouquins », 1985, p. 558.

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1 Personlle, personnage el vraisell1blance

d'en tirer les conséquences. Le Jacques de Diderot est un texte qui désigne ses possibles narratifs, qui les expérimente, les lance, les interrompt. Dans ce chaos textuel, le personnage navigue tant bien que mal. Personnage impossible, personnage incomplet ou, plus simplement, personnage de l' errance acceptant pour une fo is de représenter l'espace littéraire qui le rend possible.

4. LES FANTÔMES RÉALISÉS L'œuvre du Marquis de Sade est monumentale. Si l'on compte les bour­reaux et les victimes, le nombre de personnages est certes impressionnant; ils sont en quelque sorte les cariatides qui supportent l'immense système de jouissance, de perversions et de cruauté. Ils sont issus en grande partie, nous l'avons signalé, de la tête échauffée d'un homme isolé, emprisonné.

Enfermé dans sa cellule, le marquis bâtit, échafaude; il construit des corps jouissants et dissertants ; mais aussi des corps mutilés et souffrants. Fantômes, ils n'ont de rapport avec l'illusion référentielle que celui de simulacre. Il s ' agira ici de comprendre les modalités de leur fragile repré­sentation et les fonctions qu'ils occupent dans l'espace clos et terrifiant de la scène sadienne.

4.1 Les portraits

Ils sont, comme]' a fait remarquer Roland Barthes Il, de deux types. Les premiers sont ceux des bourreaux, des conteurs et des aides. Sade utilise la technique des portraits préliminaires, un peu comme le fit Rousseau dans La Nouvel1e Héloïse, mais à des fins opposées.

Il ne s'agit pl us de pallier l'irreprésentable lié à une technique narrative (le roman par lettres), mais en quelque sorte de se débarrasser préalable­ment d'un ccrtain nombre de prédicats liés aux personnages afin de pouvoir faire fonctionner le système érotique sans l'interrompre par des descriptions

Il. Cette brève étude repose ,sur deux textes à nos yeux essentiels: LaUlréamont et Sade de Mauric~ Blanchot, Editions de Minuit, 1963 et Sade, Fourrier, Loyola de Roland Barthes, Editions du Seuil, 1971.

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Personne, personnage et vraisemblance

qui vieooraient détériorer les arrangements. Il ne faut pas moins de trente­six pages dans les éditions de la Pléiade (tome l, 1990) pour présenter les différents protagonistes, du plus vicieux au plus torturé. À la fin des séries de portraits intervient une forme de phrase-clausule où le narrateur inter­~ient: «Tels sont, en un mot, cher lecteur, les quatre scélérats avec lesquels Je vais te faire passer quelques mois. Je te les ai dépeints de mon mieux pour que tu les connaisses à fond et que rien ne t'étonne dans le récit de leurs différents écarts» (p. 32) ... «Telles étaient les déités masculines que nos libertins préparaient à leur lubricité» (p. 50). Enfin: «Avant que d'entrer en matière, il est essentiel que nous les fassions connaître à notre lecteur qui, d 'après l'exacte description que nous lui avons faite du tout, n'aura plus maintenant qu'à suivre légèrement et voluptueusement le récit, sans que rien trouble son intelligence ou vienne embarrasser sa mémoire» (p. 59). Singulière façon d'économiser les efforts du lecteur, mais aussi les dysfonctionnements de la machine littéraire qui pourraient être issus de la mauvaise distribution des portraits à l'intérieur du texte.

Mais si la distribution des portraits est préalable, c 'est bien parce que les personnages principaux côtoient des personnages accessoires - dans tous les sens du terme - qui sont représentés par des descriptions-clichés, foca­lisées sur les métonymies les plus significatives (et les plus utilisables) de I~ur corps. Plus que des corps, ce sont d'ailleurs des machines physiolo­giques, prêtes à fonctionner dans l'univers romanesque systématique. Ainsi en va-t-il d'Eugénie dans la Philosophie dans le boudoir, dont on affirme d'abord que son portrait est irréalisable et dont on tente de tracer une esquisse :

Pour Eugénie, ce serait en vain, mon amie, que j 'essaierais de te la peindre: elle est au-dessus de mes pinceaux; qu ' il te suffise d'être convaincu que ni toi 111 mal n'avons certainement jamais rien vu d'aussi délicieux au monde. Le chevalier: Mais esquisse au moins, si tu ne peux peindre [ ... ) Madame de Saint-Ange: Eh bien, mon ami, ses cheveux châtains, qu'à peine on peut empOigner, lUI descendent aux bas des fesses; son teint est d'une blan­cheur éblouissante, son nez un peu aquilin, ses yeux d'un noir ébène et d'une ardeur ! ... Si tu voyais les jolis sourcils qu ' ils couronnent... les intéressantes pau~ières qui les bordent ... Sa bouche est petite, ses dents superbes [ ... ] Eugel11e est grande pour son âge r ... 1 Sa taille est un modèle d'élécrance et de finesse, sa gorge délicieuse ... (éditions J.-1. Pauvert, 1968, pp. 21-2:2>,

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1 Personne, personnage et vraisemblance

Cheveux, nez, yeux, sourcils, paupières, bouche, dents, taille, gorge: blason superlatif du corps féminin, du corps consommable par le libertin. Le personnage n'est pas sujet mais objet, être de la pratique et de la combi­natoire. Il est celui ou celle qui constituera la scène ou le tableau.

4.2 Les tableaux et l'excès

Au troisième dialogue de la Philosophie dans le boudoir, le narrateur nous fournit une indication symptomatique: «La scène est dans un boudoir déli­cieux» (ibid., p. 26). Débarrassé des portraits préalables, des descriptions topiques, du décor, le système sadien peut se mettre en place.

Les personnages devront désormais se soumettre, bourreaux ou victimes, libertins ou objets érotiques, à leur unique fonct ion : s'inscrire dans un ordonnancement strict, maniaque et vétilleux. Les occurrences d'indications ---concernant les arrangements sont légions ; il serait vain de les accumuler. Deux références suffisent: «Mettons, s'il vous plaît, un peu d'ordre à ces orgies; il en faut même au sein du délire et de l'infamie», déclare madame de Saint-Ange à Dolmancé et Eugénie, emportés qu'ils sont par l'échauffe­ment de leurs esprits et de leurs sens. Mais si l'organisation permet de jouir plus froidement du crime, elle peut aussi fournir, en mettant «une clause », un gain en performance et en bénéfice éducatif: « l'approuve fort cet arran­gement ; j'y gagnerai, et ce sera pour mon écolière deux excellentes leçons au lieu d'une» (p. 150).

Ces «leçons exactes» sont évidemment mises en pratique, donnant lieu à d'étranges et parfois monumentales sculptures physiologiques où l'un se perd dans le multiple, où le sujet se dissout dans l'édifice imaginaire. Les personnages échappent au principe d'individuation, subissant la loi de la communauté aberrante et du grand nombre. L'identique annule l'identique, l'interchangeable impose le système de la néantisation, du sujet. Le person­nage est lié au règlement de la pléthore, du surplus, du débordement, du surnombre; et le lecteur lui-même se trouve lassé par le risque majeur de ce mode de traitement du sujet sadien objectivé dans le tableau répétitif: la monotonie. L'exacerbation du tableau, de la combinatoire paroxystique absorbe l'identité, nie, détruit. La mise en scène réglée à l'extrême devient ce que l'on montre (elle devient étymologiquement théâtrale), mais ce

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Personne, personnage et vraisemblance

qu ' on montre dans l'éloignement scriptural qui constitue le lieu sadien comme lieu atopique, lieu non présent, lieu sans lieu. Le personnage s'en trouve privé de support; le mannequin sadien est dénué de demeure. Il n'est plus, comme le signale Roland Barthes, qu'un ensemble gratuit de signes et de fonctions dans un lieu autarcique; ainsi, à propos de la vêture: «Certes, il existe dans Sade un jeu du vêtement ; mais comme pour la nourriture, c'est un jeu clair de signes et de fonctions» (p. 25). C'est pourquoi, très précis, le .libertin est modéliste, comme il est diététicien, architecte, décora­teur, metteur en scène, etc. Il en résulte que, dans cette organisation minu­tieuse, les personnages sont des « portraits rhétoriques vides » obéissant à des « lois structurales» (ibid., p. 28 et 32).

L'écriture chez Sade détruit plus qu'elle ne construit, néantise plus qu'elle ne rend présent. Elle est un univers fondé sur le signe fonct ionnant d'une manière autonome, non sur une démarche de mimesis. Ces person­nages fantômes ne sont en aucune façon liés à l'illusion référentielle; et il faut citer longuement cette remarque de Maurice Blanchot pour bien com­prendre cette étrangeté de l'espace imaginaire sadien, espace mortifère, non dans le sens où il y a des morts - ce qui serait une interprétation bien naïve '\ - mais plus sérieusement parce que les personnages sadiens, dans la pers­pective scripturaire de la création romanesque, sont déjà morts au monde \ pour avoir accédé à la littérature:

C'est là ce qui rend le monde de Sade si étrange. Les scènes de férocité succè­dent aux scènes de férocité. Les répétitions sont infinies, fabuleuses. Dans une seule séance, il est fréquent que chaque libertin torture, massacre quatre ou cinq cents victimes ; puis il recommence le lendemain; puis le soir, nouvelle cérémo­nie; on varie peu les dispositions, on s'exalte encore, et l'hécatombe s'ajoute à l' hécatombe. Mais quoi! Qui se rend compte que, dans ces mises à mort gigan­tesques, ceux qui meurent n'ont déjà plus la moindre réalité et que, s' ils dispa­raissent avec cette facilité dérisoire, c'est qu ' ils ont été préalablement annihilés par un acte de destruction totale et absolue, qu'ils ne sont là et qu ' ils ne meurent que pour porter témoignage de cette espèce de cataclysme originel, de cette des­truction qui ne vaut pas seulement pour eux et pour tous les autres (p. 33).

La citadelle impénétrable n'est donc pas uniquement celle du lieu de la terrifiante contre-utopie sadienne ; la citadelle impénétrable est celle, pour le personnage, de la littérature: non pas qu ' il ne puisse y pénétrer, ce qui

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1 Personne, personnage et vraisemblance

serait dérisoire, mais, terrible destinée, qu'il ne puisse jamais en sortir. Subtil renversement qu'il faut encore commenter: l' uni vers pléthorique,

chez Sade, devient celui de la raréfaction. Semblable au mot de Nietzsche concernant la philosophie, le mot d'ordre sadien est celui-ci: « le désert croît». C'est dire que les personnages entassés, en surplus , sont ceux de l' ineffable. Dans cet univers de l'impossible constitution du personnage, univers du sens et non de la représentation 12, un point de non-retour semble atteint, car l'exacerbation de l'autonomie scripturaire du personnage tue toute représentation de celui -ci. Il semble que la notion de réalisme, même si elle reste contestable et recouvre bien des différences, ouvre une autre perspective et fo urni t une alternati ve à la construction du personnage

romanesque.

12. Ce que Barthes analyse ainsi: «Étant écrivain et non auteur réaliste, Sade choisit toujours le di scours contre le référent; il se place toujours du côté de la semiosis, non de la lIlilIIesis : ce qu'il "représente" est sans cesse déformé par le sens, et c'est au niveau du sens, non du référent, que nous devons le lire. »

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LA QUESTION DU RÉALISME

1. LA DISTANCE STENDHALIENNE Guy LaIToux, dans son ouvrage sur le réalisme (Nathan coll. « 128 », 1995) signale à juste titre qu'il convient de se méfier des écoles établies, des clas­sifications littéraires et des « ismes» de tous poils. Les nombreux problèmes que pose l' inclusion ou l'exclusion de l'œuvre stendhalienne dans le cou­rant réaliste en sont la preuve éclatante. Disons qUo/la problématique de la­représentation du personnage nous autorise à situer les romans de Stendhal à la frange ou à la lis ière d~un tel mouvement. Contrairement aux roman­ciers que nous avons analysés précédemment,) le personnage stendhalien se rapproche en apparence d'une problématique de la représentation de la per­sonne en personnage. Sans nous fonder sur l'absurde question de savoir si l'on peut reconnaître la conjoncture de deux personnes réelles (Lafargue et Berthet, tous deux assassins de leurs maîtresses et dont les mésaventures avaient été relatées dans la Gazette des Tribunaux ), admettons que le per­sonnage stendhalien de Julien Sorel ressortit malgré tout à la notion d'illu­sion référentielle. Toutefois, trois éléments essentiels peuvent être..Jlillll)'Sés pour comprendre en quoi et comment l'un ivers stendhalien constitue des pers-onllages et les tient constamment à distance, .établissant par là une nou­velle relation de la représentation de la personne au référentiel. Ce sont les épigraphes, les intrusions d'auteur et le rapport du personnage à l'espace romanesque.

1. 1 Le rôle des épigraphes: des seuils indicatifs

Dan,s,Armance et Le Rouge e~ le N~ir, ,S tendhal fait une constante utili satiOl~ 1 de 1 eplgraphe qUI constitue, a partir d un heu paratextuel, des seuils indica tifs et informatifs essentiels à la constitution du personnage. e

Ainsi, au chapitre XXVI du Rouge, le titre «Le monde ou cc qui manque au riche» est su ivi d'une longue citation de Young:

Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois fa ire fortune ont une effronterie et une dureté de cœur que je ne sens

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La question du réalisme

point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah, bientôt je mourrai , soit de faim , soit de malheur de voir des hommes SI durs.

Certes la phrase est apposée par Stendhal, un peu comme un hors-texte. Mais ce « chien de lisard » qu'est Julien plongé dans l'univers de l'éCIit peut s'être servi de cette maxime pour former son appréhension du monde. Par ailleurs, le jeu citationnel correspond aux états d ' âmes, aux renc~~tres, aux constats qu'effectue immédiatement le personnage. La lecture de ~ eplgr~p~e complète l'éthopée du personnage, le met à distance et le cons.tru~t (~ p!ïOn : elle fait partie intégrante d'une accumulation descnptlve dlssemmee qUI intègre le personnage dans le complexe jeu d'échos scriptural. ~'épigra~he peut être considérée comme un indice définitionnel, comme un trmt slgl1lflca: ti f du portrait. Un autre exemple tout aussi éloquent tiré du chapl.tre : « Entre dans le monde » (deuxième partie, chapitre II). Une longue citation de Kant ouvre la rencontre de Julien avec un univers nouveau pour lui:

Souvenir ridicule et touchant: le premier salon olt à dix-huit ans l' on a paru seul et sans appui 1 Le regard d' une femme suffisait pour m'intimider. Plus Je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les Idées les plus fausse~ . ; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu Il m'avait regardé d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu'un beau jour était beau 1

Tout fonctionne ici comme si l'épigraphe était en quelque sorte le mono­looue intérieur de Julien, son commentaire secret lors de son entrée dans le m~nde. La constitution du personnage se réalise dans les informations limi­naires des chapitres et vient compléter les éléments disséminés du portrait. La représentation se fonde donc sur une instillation progressive des informa­tions que chaque chapitre programme par son ép igraphe qui vient ponctuel­lement peaufiner, à partir d'une forme d'intervention d 'auteur (la citatIon est

·nécessairement indicative et prédictive), la présence du personnage.

1. 2 L'intrusion du narrateur

Autre mode de caractérisation du personnage, l'intrusion du narrateur ou le commentaire sur les comportements, les actions, ses vouloir-être et ses vou­loir-faire. Cette technique constitue la spécificité de la construction du héros

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stendhalien et souligne le procédé particulier de mise à distance du person­nage. Ces commentaires, placés en marge du récit, adressés le plus souvent au lecteur au moyen du présent de vérité générale, viennent en quelque sorte parasiter l'autonomie du personnage qui se trouve posé en objet d'ana­lyse, conférant au « réalisme» stendhalien une forte subjectivité dans la mesure où, même si l'effet de réel reste souvent très pui ssant, l'effet de «~éréalisation » provoqué par le commentaire n'en reste pas moins facteur de déstabilisation de l'univers romanesque tout entier et de la constitution du personnage en particulier. L'exemple du fameux chapitre XIX de la seconde partie, dans Le Rouge et le Noir, est hautement significatif. Stendhal utilise un nombre important de procédés pour circonscrire la per­sonnalité et les comportements des personnages. La modalisation et l'effet de nuance, tout d'abord: «Les rêveries de Mathilde n'étaient pas toutes aussi graves , il fau t l 'avo uer , que le s pensées que nous venons de transcrire» (Le Livre de poche, p. 369) ; procédés qui permettent d'instau­rer un écart critique entre le personnage et le narrateur, mais également de fixer une instance de jugement mature en face d'une immaturité de Mathilde. Cette mise à distance de la conscience créative par rapport à son objet créé permet d'inaugurer une réflexion sur la validité du personnage et sur son architecture dans l'univers fictionnel :

Cette page nuira de plus d' une façon au malheureux auteur ; les âmes glacées l'accuseront d' indécence. Il ne fait point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris de supposer qu ' une seule d'entre elles soit sus­ceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d'imagination, et même imaginé en dehors des habi­tudes sociales qui parm i tous les siècles assureront un rang si distingué à la civilisation du XIXC siècle (p. 363).

À la croisée des commentaires des autres personnages sur lui, des com­mentaires du narrateur, des commentaires présupposés du lecteur sur son comportement - car le texte stendhalien projette bien souvent l' intentio lecforis dont nous parle Umberto Eco -, le personnage imaginaire devient objet d ' interrogation et sujet problématique parce qu'il inaugure un mode de questionnement nouveau sur l'environnement choisi par son auteur: c'est le point de vue de celui-ci sur le milieu qui induit le comportement paradoxal de son personnage, comportement qui exige en retour une expli-

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cation, parole narrative en surplus: « Maintenant qu ' il est bien convenu que le caractère de Mathilde est impossible dans notre siècle [ ... ] je crains moins d'irriter en continuant le récit de cette aimable fille» (p. 364). Chez Stendhal, cette voix supplémentaire commentant les modalités du person­nage (faire, être ou vouloir) n'est pas parasitaire, mais, nous l'avons souli­gné, distanciée: elle constitue complémentairement le personnage et fait partie d ' un tissu de description continuée. Ce que Jean Pey tard commente ainsi, à propos d ' une œuvre certes plus brève (Vanina Vanini) :

Rien [ ... ] qui ne soit posé. livré. sans être d ' un même élan commenté. Que la voix narrative s'explicite ou qu 'elle s'occulte à demi, elle n' abandonne jamais la présentation dans le descriptif comme dans l'exposé événementiel [ ... J. Comme si le narrateur, à la foi s désirait éclairer le lecteur, forcer sa lecture à une «juste » interprétation, et obtenir de lui une attentive présence. N'est-ce pas la fonction des hypothèses d'interpellation dans les portraits l ?

Un autre procédé stendhalien consi ste donc à apostropher le lecteur, ou plus simplement à entamer une conversation virtuelle avec lui (aussi, au début de La Chartreuse de Parme: « Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment »), ce qui ouvre la voie à une construction du personnage dans le même temps que la distanciation en déconstruit le statut. Enfin, le jugement d'auteur ( << j'avoue que la faiblesse dont Julien fa it preuve dans son monologue [ ... ]» , p. 146) ou la comparaison inci se et impertinente (<< Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attenti ­vement occupé à repasser tous les détails de sa conduite », p. 93) participe à ce jeu de dérision constitutif du personnage stendhalien. Mais la spécificité d'un tel personnage ne se peut comprendre que si on le perçoit en rapport

avec l'univers dans lequel il évolue.

1. 3 Personnage et espace romanesque

Georges Blin signale avec une extrême pertinence que le personnage stend­halien se réalise comme conscience en évolution , en fonction des diffé­rentes expériences qu'il fait dans les milieux qu ' il est amené à fréquenter:

1. Jean Pey tard lit Stendhal, éd. Entailles. 1980, pp. 87-88.

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SOll1maire

S'il est vrai que le réel ne fait l'objet d' une vi sion qu 'en tant qu ' il fa it l'objet d'une visée, le romancier peut se regarder comme exempté de la description: décrire, c'est le fait d ' un idéal témoin, ou d ' un homme qui pour un moment se retient de vivre ; quand elle coupe le récit, la description, loin d 'aboutir à repla­cer le personnage dan s son milieu , l'expul se donc tout au contraire de son contexte, qui est contexte d'action 1 ... 1. C'est abîmer le concret comme tel que le désarticuler de l'existence, laquelle, n'étant j amais qu ' une ex istence, autre­ment dit un être en poursuite, une nécessité de « passer outre » et une impossi­bilité de déte ler, n'admet pas de schi sme, même contemplatif. Lorsque le romancier «détache» le tableau, c 'est dOllc de la vie qu ' il le détache, et il n'a plus le droit , ensuite, de l'exposer qu 'en l'avouant pour une reconstitution théorique. Voil à qui autorise assez Stendhal à ne jamais inventorier pour le compte de ses héros une présence au monde qui est le monde même, mais tel que l' investit toujours le projet, c' est-à-dire pri s en secteur 2

Si donc le personnage stendhalien peut ê tre compris et défini , ce n'est qu'à p a rtir des no t ion s de mouvem e nt , d' évolution , parce qli ' il est une cgnsc ience e n de veni r ; fortement li é ù la notion de Bildungsromal/. (ou

--;:oman d'apprentissage), il est un sujet qui perçoit le monde dan s le mê me temps que le monde se construit autour de lui. Le personnage s'é labore donc à chaque moment du texte romanesque en tant que sujet apprenant e t objet d'intérêt pour le narrateur. Cette dilution de la construction du person­nage dans l' apprenti ssage du monde pose chez Stendhal d ' une mani ère tota­lement originale la question des rapports du personnage à son milieu, mais s itue l' œ uvre à l ' orée de la problématique de la représentation réa liste. C'est davantage à Balzac, pui s à un certain F laubert , que reviendra le travail d'institue r dan s la litté rature la dé licate probl é matique de la lIIillles is objective .

2. L'INTENTION BALZACIENNE Nous parlons ici d ' intention d ' auteur, ce qui signifie qu~a notion de per- ) sonnage dans la littérature réali ste répond à un projet spécifique de repré­sentation. Une fois encore~il ne s'agit pas de dire que la personne en tant

2. Stel/dhal et les problèll1es du rOll1an, José Corti , 1953 ; un travail critique incontour­nable pour aborder l' œuvre stendhalienne.

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que modèle référentiel a existé ou aurait pu exister; il s'agit de définir, dans un espace romanesque particulier, quelles sont les modalités de représenta­

\ tion qui rendent plus proche un personnage de son modèle virtuel. Nous res­t ons en-deçà de la question de l'illusion référentielle dans la problématique

du vraisemblable, c'est-à-dire très clairement que le traitement du person-nage dans la littérature réaliste ressortit à la question du traitement poétique du personnage. C'est un des points nodaux que souligne, après Jakobson, Guy Larroux : « le réalisme comme "exigence d'une motivation consé-

, quente", par quoi il faut entendre " la justificat ion des procédés poétiques". L'auteur réaliste est celui qui donne la raison des choses, évite l'invraisem­blance et cherche à ôter à son récit toute marque d'arbitraire, que ce soit

\ dans sa manière de conduire l'intrigue, de présenter les personnages ou d'amener des descriptions» (op. cif., p. 15). Pour illustrer cette conception du roman réaliste et du personnage qui y évolue, nous choisirons d'analyser plus particulièrement les protagonistes du Père Coriol.

2.1 Ali is true

---L'intention balzacienne est une intention de représentation et une intention de vérité. L'adresse au lecteur, au début de l'œuvre, - seule véritable entorse à la règle de non intervention que Balzac s'est fixée - précise clai­rement le projet:

Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d'une main blanche, vous qui vous enfo ncez dans un moelleux faute uil en vous disant: peut-être cela va-t-il m'amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du Père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l' auteur, en le taxant d'exagération, en l'accusant de poésie. Ah, sachez-le, ce drame n'est ni une fic­tion, ni un roman. Ali is true, il est si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, peut-être dans son cœur (Le Livre de poche, p. 19).

Le lecteur d' époque est invité à reconnaître une vérité du monde à travers l' univers romanesque qu'il découvre. Comme La Bruyère affirmant «je rends au public ce qu'il m'a prêté», Balzac propose une reconnaissance; c'est dire que ses personnages, même s'ils revêtent un certain nombre de particularités, sont aussi des types, des universaux. En analysant les projets

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La questioll du réalisme

de l'avant-propos de La Comédie humaine, on comprendra mieux les visées qu'assigne Balzac à son œuvre et sa manière de construire ses personnages.

Ce qui semble préoccuper Balzac, c'est tout d'abord le nombre: «com­'ment rendre intéressant le drame à troi s ou qu atre mill e personnages ».

Ensuite, la variété, « l'infinie variété de la nature humaine ». Ce foisonne­ment social, cette multiplicité d 'individus différents modelés par leur milieu, leurs traditions, leur éducation doivent être les objets d'une étude minutieuse et objective. Le romancier devient en quelque sorte le greffier scrupuleux de ces spectacles du monde: «La société allait être l'hi storien, je ne devais être que le secrétaire.» Le modèle scientifique (modèle de taxi­nomie el de classification) constitue le socle solide d'un tel projet:

Je vis que, sous ce rapport, la société ressemblait à la nature. La société ne fait­elle pas de l'homme, suivant les milieux Oll son act ion se déploie, autant d'hoillmes qu ' il y a de variétés en zoologie? [ ... 1. Il existera donc de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques .

Le monde romanesque devra rendre compte de la démesure du principe d ' individuation et mesurer dans le même temps cette multiplicité à l ' aune du type:

En dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la société, en composant des types par la réunion de plusieurs caractères homogènes, peut-être pourrais-je arriver ü écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs.

Et s ' il s ' agit de «faire concurrence à l'état civil », ce n'est pas pour copier fidèlement un réel imposs ible à saisir dans sa total ité gro uillante, mais pour dévoiler, mettre au jour des figures typiques plongées dans un mécan isme soc ial. Complétant ses remarques sur la nécessité de consigner les faits ct les caractères, Balzac ajoute:

Ce travail n' était rien encore. S'en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins heu­reux, patient et courageux, des types humains, le conteur des drames de la vie intime, l'archéologue du mobilier soc ial, le nomenclateur des pro fessio ns, l'enregistreur du bien et du mal; mais pour mériter les éloges que doit ambi-

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tionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raiso/ls ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements 3 ?

On comprend, à la lecture de ce rapide collage de citations, ce que l'on

pourrait appeler l'étagement du projet balzacien: en premier lieu intervient

l'observation de la personne réelle plongée dans la pluralité du monde; puis la typification 4 qui permet de réaliser le personnage en figure représentative d'un caractère, la compréhension, visant à analyser, à dévoiler, à surprendre

le sens occulté des comportements; enfin la création qui exhausse esthéti­quement et philosophiquement le modèle pour en constituer un personnage universel à un point tel que l'on parlera d ' un Rastignac, d ' un Grandet, d'un

Chabert ou d'un Vautrin.

2.2 Constitution du personnage

Dans Le Père Goriot, on se souvient que le premier personnage est madame Vauquer ; manière de dire, simplement, que le nom de la tenanciè re , s' il recouvre la présence d ' un personnage, désigne aussi le milieu dans lequel

évol ueront les protagonistes. Eric Auerbach, dans Mimésis, note que:

Le portrait de la dame est rattaché à son apparition matinale dans la salle il manger r ... 1. Ensuite commence une description approfondie de sa personne. Celle-ci est dominée par un thème qui revient plusieurs fois: l' harmonie qui existe d ' une part entre sa personne et la pièee Ol! elle se trouve, d'autre part entre la pension qu'elle dirige et la vie qu'elle mène [ . . . ] met énergiquement en relief les relations réciproques qui uni ssent la personne et le milieu: sa per­sonne explique la pension , comme la pension implique la personne (Mimésis , Gallimard, 1968, p. 466).

3. Nous renvoyons il la lecture intégrale de cet avant-propos de 1842, texte essentiel pour comprendre le projet balzacien . 4. Terme employé ici à dessein pui squ ' il ressortit précisément au modèle biologique: il s'agi t de la «désignation officielle clu spécimen, ou type, sur lequel est fondée la des­cription originale d'un taxon (espèce, genre, etc.»>. Définition tirée cie L'Ellcyclopédie Larousse, volume 15, p. 10494.

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La questioll du réalisme

Le portrait revêt ici une valeur cataphorique d 'annonce et de programmation. Il en est de même pour celui de Rastignac, à la différence près - et elle

est de taille - que le personnage est en formation: son rapport avec un milieu déjà constitué sera décisif dans son évolution. Un pre mier portrait, d'ordre social , nous est fourni au début du livre .

En ce moment, l'une de ces deux chambres appartenait à un jeune homme venu des environs d'Angoulême à Paris pour faire son droit, et dont la nouvelle fami lle se soumettait aux plus dures privations afi n de lui envoyer douze cents francs par an . Eugène de Rastignac, ainsi se nommait-il, était de ces jeunes gens façon nés au travail par le malheur, qui comprennent dès le jeune âge lcs espérances que leurs parents placent en eux, et qui se préparent une belle desti ­née en calculant déjà la portée de leurs études, et les adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être les premiers Ü la pressurer (p. 28).

Autour du nom viennent converger un certain nombre d'informations: le

personnage est jeune, provincial, étudiant , relativeme nt pauvre, travail ­leur. On perçoit les caractéristiques du portrait qui fonctionne par empilement

et accumulation afin de situer le personnage, de lui fournir une consistance. Le romancier l'emplit de ce que Barthes nomme des sèmes dont la combinai­son et la récurrence permettront d 'élaborer une figure stable qui existera dans

l ' univers romanesque. Mais la stabilité initiale, le socle, ne signifient pas

qu ' une certaine évo lution n'aura pas lieu. Dans la perspective du roman d ' apprentissage, le personnage d 'Eugène se construira à partir d ' expériences en relation avec sa fort une, son ambition et l'endroit initial où commence le

parcours de sa vie. La constitution du moi ficti f, chez Balzac, est avant tout socia le. Dans Le Père Goriot, le personnage ü venir, en voie de constitution,

est présenté socialement; puis vient en second lieu le traditionnel portrait physique qui ancre l'individu dans notre imaginaire:

Eugène de Rastignac avait un vi sagc tout méridional , le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus; sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénotaient le fils d ' une famille noble Ol! J'éducation première n'avait comporté que des trac\i­tions de bon goOt. S'il étai t ménager de ses habits, si les jours ordinaires il ache­vait d'user les vêtements de l'an passé, néanmoins il pouvait sortir quelquerois mis comme J'est un jeune homme élégant. Ordinairement il portait une vieille redingote, un mauvais gilet, la méchante cravate noire, flétrie, mal nouée de l'étudiant, un pantalon à l' avenant et des bottes ressemelées (p. 36).

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2 La question du réalisme

La caractérisation particulièrement adjectivale, permet, par un effet de convergence, de fournir une définition de J'être en projet que constitue le personnage. C ' est ensuite dans sa relation aux autres - les femmes, les hommes mûrs que représente Vautrin -, les dialogues, les observations, les analyses, que se complétera Eugène. Ainsi, le réalisme balzacien n'est pas un réalisme de représentation, mais un réalisme de système qui, par le tru­chement de J'illusion littéraire, construit un être en devenir dans l'espace fermé de l'univers romanesque simulant un espace social. Plus qu'une repré­sentation réaliste, J'univers balzacien est un laboratoire où se jouent les vir­tualités du personnage. Dans Faux Pas, Maurice Blanchot notait, en 1943 :

Cette nécessité qui est la grande loi romanesque, Balzac a quelquefois donné l' impression qu ' il s'y soustrayait parce qu'il a livré ses romans à une masse incroyable de détails. Il est à peine besoin de dire que cette quantité de tra its infimes n'est pas là pour transposer et imiter la réalité extérieure. Elle a un tout autre objet. Elle sert à donner aux grandes scènes auxquelles aboutit le déroule­ment paroxystique des idées-personnages et des idées-situations, une puis­sance d'évocation surprenante (p. 208, nous soulignons) .

Et, un peu plus loin:

L' apparence de «vie» et de «vérité» n'a dans ce système pur qu ' une impor­tance secondaire. Ce qui compte, c' est une conception extraordinaire du monde transformé par un esprit qui le soumet sans le détruire et qui conduit jusqu'à ses dernières conséquences, mort et folie, les pensées qu'il a conçues »5

Tension de la littérature vers un réalisme du personnage qui se fonde avant tout sur une conception globale du monde, personnage épuré en vue d'une démonstration portée par une esthétique singulière. Problématique essentielle qu'exacerberont les recherches d'un Flaubert au travers de son interrogation sur le style.

3. LES RETS DE L'ÉCRITURE FLAUBERTIENNE Nous choisirons délibérément d'interroger la constitution du personnage chez Flaubert à la lumière de ses commentaires sur la création romanesque que J'on trouve dans l'abondante correspondance qu'il a adressée à Louis

S. Faux-Pas, Gallimard, 1943 .

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La question du réalisme

Bouilhet, Louise Colet, Maxime du Camp, ou madame Roger des Genettes. Ces échanges de lettres fournissent des renseignements précieux sur ce que J'on pourrait appeler le laboratoire de la création chez Flaubert.

3. 1 En haine du réalisme

Surprenante déclaration de J'auteur dans une lettre d'octobre/novembre 1856 à madame Roger des Genettes: «On me voit épris du réel tandis que je J'exècre; car c'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman» (p.185). Singulière affirmation à propos d'un livre comme Madame Bovary.

Pourtant, toutes les apparences sont là: adame Bovary est une femme q~i, l comme madame Arnoux plus tard, est identifiable; le milieu qu'elle habite, sa vêture, s'apparentent au référentiel. Pourtant Flaubert, en élaborant son _ personnage, est]' un des premiers écrivains qui exacerbe ce paradoxe fécond: ce qui semble être n'est pas, et ressortit davantage à J'univers de l'imaginaire proprement scripturaire qu'à une réalité, voire à une illusion de réilité. Madame Bovary est d'abord l'être des mots, non seulement une combinaison de signes, mais aussi, par un effet de congruence parfaite, une présence scripturale qui convient exactement aux mots qui J'environnent. Là est J'essence du génie chez Flàubert : tout doit se tenir en équilibre dans J'écriture même. Le personnage importe à la limite peu: l'essentiel est de développer un univers de mots susceptible de se suffire à lui-même, dans le «rien» que dépasse et transcende le projet esthétique. Voilà pourquoi Flaubert, de Croisset, écrit à Louise Colet, le 16 janvier 1852 :

Ce qui me semble beau, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière (Correspondance, Gallimard, «Bibliothèque de La Pléiade », 1973, p. 62).

Eh quoi , ne voit-on pas qu 'i l ne s'agit plus que d'entrer en littérature, d'exhausser le personnage à un statut qui ne concerne plus la réalité, mais bien plutât un espace où la question de la représentation est déjà devenue secondaire au regard d'un projet de création autotélique ? Cette haine affir-

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mée du réalisme, car Flaubert a tôt compris que la question ne revêt pas de signification profonde dès lors que l' on se pose la problématique de l' écri ­ture littéraire, permet d 'affirmer que le personnage ne se réfère pas à une personne, mais à un type :

Monsieur , la le ttre flatteuse que vous m' avez écrite me fait un devoir de répondre franchement à votre question. Non, Monsieur, aucun modèle n' a posé devant moi . Madame Bovary est une pure invention. Tous les personnages de ce livre sont complètement imaginés et Yon ville l' Abbaye lui -même est un pays qui n'exi ste pas, ainsi que la Rieulle, etc. Ce qui n'empêche pas qu'ici en Normandie, on ait voulu découvrir dans mon roman une foul e d'allusions. Si j 'en avais fait, mes portraits seraient moins ressemblants, parce que j ' aurai s eu en vue des personnalités et que j 'ai voulu , au contraire, reproduire des types (à Monsieur Cailleteau, le 4 juin 1857).

En n'exi stant pas, les personnages sont donc plus resse mblants, enten­dons plus universels, parce que la représentation du réel , loin de le repro­duire, le nie, fond ant la personnalité en personnage , l'existence en essence, instituant le rapport duel cie Flaubert à ses modèles.

3.2 La question des modèles

Le premier rapport est constitué par ltè., triang}§ de relgtions gui unissent!a réa­li té, l'auteur et son œuvre. Lorsqu ' il s 'agit de représenter esthétiquement un indj vidu, de passer, par le bIai s de la ë réation-;:- de l a personne au pers-onnage, Flaubert, loin de reproduire, transfi gure; c'est dire qu'il recherche, au travers de l'œuvre et du style de l'œ uvre, il atteindre l' essence de son modèle 6 : « Je

1 suis dévoré maintenant par le besoin de métamorphoses. Je voudrais écrire tout ce que j e vois, non tel qu ' il est, mais transfiguré. La narration exacte du

1 fait réel le plus mag nifiqu e me se rai t imposs ible. Il me faudrait broder encore » (le ttre à Louise Colet du 26 août 1853). Treize années plus tard, alors qu ' il est en trai n de composer L'Éducation sentimentale, Flaubert répond pré-

6. On peut se rappeler cette affirmaI ion de Paul Klee : «L'art n' imite pas le visible, il rend visible », affirmation bien entendu postérieure mais qui a le mérite de formuler avec rigueur une telle démarche.

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cisément à une sorte d'enquête menée par Taine sur la création romanesque et « les hypertrophiés? pour ces manières d ' imagination et d ' images» . Voici la première question: « Quand vous êtes arrivé à vous fi gurer minutie usement un paysage, un personnage, la taille ct le visage d 'Emma ( ... ) y a-t-il des moments où l'imag ination intensive puisse être confondue par vous avec l'objet réel ? .. » À quoi Flaubert répond: « Oui , toujours. L' image intéressée est pour moi aussi vraie que la réalité objecti ve des choses, et ce que la réalité m' a foumi, au bout de très peu de temps ne se distingue plus pour moi des embe lli ssements ou modifications que je lui ai donnés» (novembre 1866). Lorsqu ' il représente un individu, l'écrivain construit un imaginaire plus vrat que le modèle dont il provient, à un point tel que le personnage peut se retrou-ver dans la réalité, permettant en quelque sorte de vérifi er l' authenticité de la rep rése ntation ; la problé matique du personnage ressortit dès lors chez Flaubert à une forme de démarche déductive qui inverse la question de la représentation réaliste : u~p~sQ.nnage est vrai lorsqu ' il est inventé; qu ' on le ,

re~onnaisse ensuite di sséminé clans la I:éali~é n' invalide pas le proce;~sus de \ / creation, mats le conforte : «Tout ce qu on 1I1vente est vraI , sOis-en sure ( . . . ) Ma pauvre Bovary sans doute, souffre e t pleure dans vingt villages de France .) à la fois, à cette heure même» ,(à Louise Colet, 14 août 1853).

M ais si la question de la représentation du personnage ne doi t pas ê tre posée dans un rapport d ' imitation de la réalité, e lle ne doit pas l'être dans une re lation à une autre forme de représentation. L' autonomie littéra ire refuse aussi bien le référentiel que la représentation de la représentation ou le redoublement de la f iguration littéraire par le portrait pictural ou iconogra­phique . La colère de Flaubert est grande lorsqu' on ose évoquer cette idée d ' un redoublement de l' écriture par l' illustration:

Jamais, m?i vi;ant, on ne m'i~lu strera,parce que la plus ,bell e description litté- Î raI re est devoree par le plus pletre dess lI1. Du moment qu un type es t fixé par le crayon, il perd ce caractère de générali té , cette concordance avec mille objets connus qui fon t dire au lecteur: <d'ai vu cela » ou « Cela doit être. » Une femme dessinée ressemble à une femme, voil à tout. L' idée est alors fermée, complète et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu' une femme écrite fa it rêver à mille femmes. Donc , ceci étant une question d'esthétique, je refuse for­mellement toute espèce d ' illustration (à Ernest Duplan, le 12 juin 1862) .

7. Il s'ag it, pour Taine, des auteurs d'œuvres romanesques.

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2 La question du réalisme

Une description littéraire du personnage laisse l'œuvre ouverte à l'imagi­naire. Madame Arnoux n'est belle que par la focalitation interne du regard de Frédéric ou par la description qu'en fait l'auteur. En d'autres termes, la représentation tue la représentation au même titre que l'allusion au modèle tue le personnage. Chez Flaubert, c'est davantage d'une question d'archi­tecture et d'harmonie que relève le personnage littéraire.

3.3 Architecture et harmonie

La question que pose Flaubert à Louise Colet, le 8 octobre 1852, est ess~n­tielle à la compréhension du personnage. Celui qui envisage la constructIOn d' un univers (c'est la fonction cosmogonique de l'œuvre romanesque et particulièrement de la description des lieux et des protagonistes) doit s'abs­traire de sa subjectivité et regarder d'en haut: « Quand est-ce que l'on fera de l' histoire comme on doit faire un roman, sans amour ni haine d'aucun des personnages. Quand est-ce qu 'on écrira les fai ts au point de vue d'une blague supérieure, c' est-à-dire comme le bon Dieu les voit, d'en haut? » Et, le 9 décembre de même année: « L'auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu voit l'univers, présent partout, et v isible nulle part. » Cette focali.gtio.n SRécift ue de l 'auteur omniscien~ pr~ent dans l' i!:ltimité du per­sonnaue et au-dessus de lui définit l'écriture flaubertienne. Etre architecte, c'est :vant tout élaborer un édifice autonome où le personnage, dans l'inté­riorité de l'œuvre, rappelle comme en écho la réalité mais s'en sépare et la rend compréhensible. Dans ce sens seulement le personnage de Flaubert l'architecte appartient à la conception d'un réalisme supérieur qui nie le réel pour l'exhausser: « Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe », cette form ule adressé e àLouisecolet ft;-6 novembre 1853 définit d'une manière exacte le projet flaubertien de l'élaboration du personnage.

Mais ce qui ressortit à la description, à la fable, à l'intrigue, ne suffit pas ; il convient surtout de s' inquiéter de la mise en mot et de la question du style. En définitive, dans Madame Bovary, il s'agit avant tout d'instaurer une harmonie stylistique et scriptUJaire. Dans cette perpective, la métaphore musicale intervient fréquemment dans la correspondance de Flaubert: « C'est la précision qui fait la force. Il en est du style comme en musique: ce qu'il y a de plus beau et de plus rare c'est la pureté du son» (à Louise

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La question du réalisme

Colet , le 22 juillet 1852). L' ensemble de la rédaction du passage des comices (au chapitre VIII de la deuxième partie) est particulièrement signi­ficatif de la difficulté à intég!:er le persOIll!age dans le milieu romanesque par le truchement- du dialogue qui doit se maintenir en harmonie avec la plural ité des voix, leur sl2éQficité et l' âtmosp ere générale de l'épisode: le dialogue doit être à la fQis constitutif du personnage et coïncider avec les exigences de la narration: -

Me voilà à peu près au milieu de mes comices 1. ... ]. Que lle difficul té que le dialogue et quïl n'en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant même banal , cela est monstrueux et je ne sache personne qui \' ait fait. Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l' épopée (30 septembre 1853).

La difficulté réside dans le fait de poser symphoniquement les différents modes d ' expression des personnages sans pour cel a nuire à l'ensemble, parce que le personnage est réell ement chcz Flaubert un élément structural de l' œuvre, mais aussi, plus microstructuralement, un élément structural de la phrase; et le moindre déséquilibre dans la voix, dans l'expression, risque de détruire l' ensemble de l'univers romanesque ; le réalisme f1aubertien est alors un réalisme autotélique qui s' inscrit avant tout dans une réfl ex ion pro­fonde sur l'écriture:

J'ai à poser à la fo is dans la même conversation cinq ou six personnages (qu i parlent) , plusieurs autres (dont on parle), le lieu où l'on est, tou t le pays, en fa i­sant des description s physiques de gens et d 'objets, et à montrer au milieu de tout cela un monsieur et une dame qui commencent [ ... ] à s'éprendre l' un de l' autre. Si j 'avais de la place encore 1 Mais il faut que tout cela soit rap ide sans être sec [ ... ] tout en me ménageant, pour la suite, d 'autres détails qui là seraient pl us frappants (le 19 septembre 1852).

Intéressant, ce « là seraient plus frappants », comme si, dans l' éloigne­ment de l'horizon à venir de l' œuvre, Flaubert constituait ces personnages, leur parole, leur description comme projet de l'écriture et l'écriture comme fi nalité ultime. Ce ne sont donc plus seulement les personnages qu ' il fa ut considérer, mais surtout les mots qui les réalisent ; tel est le supplice de l'œuvre chez Flaubert: li s-moi en direction du verbe, non de la relation de mon univers à la réalité. Nathalie Sarraute, dans Flaubert le précurseur, avait pertinemment compris cette modern ité de l'œuvre: «Les mots, lourds

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de sens, tant par ce qu'ils signifient que par leur sonorité, leur place, leurs rapports, nous font dessiner et peindre des images. C'est là le travail que la forme descriptive exige à tout instant du lecteur» (Gallimard, 1986, p. 70).

Mais cette conception spécifique du personnage chez Flaubert ne doit pas occulter d 'autres voix , d'autres démarches qui, quelques décennies plus tard, ouvriront la littérature à des démarches différentes de représentat ion du monde: c'est le cas exemplaire d'un Zola et de ce l'on a communément l'habitude d'appeler le mouvement naturaliste.

4. LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE CHEZ ZOLA On sait qu' Émi le Zola, dès 1869, établit un impressionnant arbre généalo­gique de la fami lle Rougon-Macquart, sorte de brouillon ou de projet, de trame qui prépare la gigantesque fresq ue qui débutera avec La Fortune des Rougon, en 1871, et se terminera avec Le Doc!eur Pascal, en 1893. Vingt volumes, vingt-quatre années d'un travail acharné. Loin de nous l'ambition d 'analyser chacun des personnages et d' en comprendre l'importance dans l' économ ie de chacun des romans. Nous privilégierons ici l'analyse du pro­jet zolien, fondé en partie sur les travaux scientifiques et positivistes de Taine et de Claude Bernard, ainsi que sur ceux du docteur Lucas, spécialiste

""""]e l'hérédité. Le projet d'écriture ainsi conçu inscrit le personnage dans la problématique naturaliste qui vise à observer l'individu à partir de son héré­dité et de son milieu. Le sous-titre des Rougoll-Macquar!, «Histoire natu­relle et sociale d 'une fami lle sous le Second Empire », précise bien que le personnage se trouve restitué dans un univers de l'innéité, de la société et de la période historique.

Dans la perspective que nous avons adoptéc (comment et en quoi, dans l' évolution de l'histoire littéraire, la question de la représentation du person­nage inf lue sur la création scripturaire et nous fa it comprendre un certain nombre de fluctuations en regard de J'illusion référent ielle ?), il semble que la création du personnage zolien ressortit à la volonté de représenter, au plus près de la réalité, des individus çà et là rencontrés dans leur milieu, leur travail, leur mode de vie. Toutefois, d'une manière moins exacerbée que d ' autres écrivains - pensons de nouveau à Sade ou à Diderot - , Zola se pose de nouveau l'interrogation initiale de la mimesis, sc indant J'univers

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La qllestion du réalisme

du romancier en deux parts complémentaires et di stinctes: celle de l'obser-vation et celle de la création. . -

-- -4.1 Le projet zolien

Le Roman expérimental parut en 1880 et Les Romanciers naluralis!es en 1881, après que neuf des vingt romans des Rougoll-Macquart ont été com­posés. Ce sont des livres de la réflexion crit ique intermédiaire, comme si Zola éprouvait le besoin de justifier et de conforter sa posi ti on et ses exi­gences. C'est dans un premier temps le stade de l'observation qui 1 ui semble essentiel :

Eh bien 1 En revenant au roman, nous voyons également que le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur. L' observateur ehez lui donne les faits tels qu ' il les a observés, pose le point de départ, établit le témoin sol ide sur leq uel vont marcher les personnages et développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une hi stoire particulière, pour y montrer que la success ion des fa its y sera te ll e que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l' étude.

On comprend dès lors que le romancier est un enquêteur et qu'i l donne à son œuvre un statut de reportage. Observer, c'est consigner les individus et les fa its pour les transposer dans l'univers imaginaire B, si proche soit-il, du point de vue de la mil17esis, de ]' illusion référentielle.

La démarche de Zola est donc clinique: partant de l'observation de l'individu, il étudie son évolution dans le milieu, analyse les mécanismes et les rouages un peu comme un chirurgien passe de l' anatomie à la phys iolo­gie, de l'étude de l 'organe à la réflexion sur ses fonct ions en rapport avec la total ité du corps:

En somme, toute opération consiste à prendre les faits dans la nature. puis à étudier le mécani smes des faits, en agissant sur eux par la modification des cir­constances et des milieux, sans jamais s'écarter des loi s cie la nature. Au bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individL~elle et sociale.

8. Nous avons ulilisé le livre d'Henri Millerand, C{/rne/.I· d'el/lfuêtes, paru aux éditions Plon. coll. « Terres Humaines » . 1986. Les pages 44 1 à 498 sont consacrées au monde des corons.

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Le modèle est ici constitué en objet d ' analyse; mai s, par une forme de procédé inductif, l'objet observé dev ient objet de connaissance et le roman un espace de simulation , d 'essai, d'expérience. Il est le bain réact if qui per­met la vérification. Plongé dan s son mili eu imaginaire spécifique, l'indi­vidu , devenu, par le biais de la création, personnage, est désormais chez Zola un objet épistémologique. C'est la s igni fication exacte de l'expression « roman expérimental}) : le romancier crée les conditions nécessaires et suf­fi santes à l'expérience qui doit prou ver et valider les théories de l'innéité, de l'hérédité et du milieu:

lD~~tude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants, je crois que le milieu social ' également une importance capitale. Un jour, la physiologie nous- expli­quera le mécanisme de la pensée et des passions; nous saurons comment fonc ­tionne la mach ine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la rai son à la passion et à la fo lie; mais ces phéno­mènes, ces fa its du mécanisme des organes agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se produisent pas isolément et dans le vide. L'homme n'es t pas se ul , il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors, pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réc iproque de la soc iété sur l'individu et de l'individu sur la société (Le ROll1al1 expérilllel/tal). .

Le chiasme qui clôt cet extrait soul igne, s'il en est encore besoin, q ue l'étude du personnage zolien est inséparable du milieu dans lequel un archi­tecte l'a plongé, car le roman naturaliste permet de dégager des loi s à partir

,/(\,des différents uni vers qu'i l déploie. En d'autres termes, les comportements ~ de Gervaise et de Coupeau sont inséparables des conditions dans lesquelles

travaille l'ouvrier et des quartiers pauvres de la rive droite s itués autour de la rue de la Goutte-d'or. Ainsi, le roman naturaliste «est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme ». Dans cette perspective, nous tenterons d' é tudier le processus de création qu'adopte Zola pour é laborer r personnages et transmuer l'individu en personnage.

4.2 Carnets d'enquêtes et création

Julien Gracq écri t, dans EH fisant ell écrivant: «La possibilité économique, pour un a uteur, d 'intégrer à un ouvrage de fict ion non plus de simples

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La question du réalisme

fiches de renseignements, mais des matériaux déjà littérairement é laborés, mémoires, souvenirs de témoignages, il me semble que c 'est Zola qui s'en avise pour la première fois» (p. 84). Jugement pertinent qui" montre que, pour Zola, le prélèvement brut dans la réalité n'ex iste pas et que chacune de ses enquêtes constitue déjà un traite ment littéraire - entendons également expérimental - de l ' univers référentiel. À cet égard, les recherches d ' Henri Mitterand proposent une inépuisable source de réflexion et de travail. Nous fo nderons notre analyse sur les enquêtes menées par Zola pour établir le monde imaginaire de Germinal et le personnage de Maheu e n particulier9.

Si on lit parallèlement les Carnets d 'enquêtes et Germinal, on comprend aisément le processus qui mè ne l'écrivain de l'observation à son traitement par l'expérimentation littéraire.

1 Le premier stade, celui de l'observation , consiste pour lui à prélever et à

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noter, in medias res, les « petit~Ja~ais » (vêtements,.-9utils, habi tat, ( famille, fêtes, jours de repos,~éjours au café, n u··· ·tuL~, etc.) ui caractéri-sent la vie quotidienne et laborieuse des mineurs. Les exemples sont nom ­breux, m a is mé ritent d'être évoqués. Ainsi, pour ce qui concerne les vêtements Zola note, dans ses carnets, les traits caractéri stiques qui permet­tront de spécifier la vêture de ses personnages ; ces notes proviennent de conversations avec un mineur nommé Laurent. Dans son introduction aux « habitudes et rituels» (p. 477 et suivantes des Carllets d'enquêtes), Henri Mitterand signale que Zola «écouta et consigna les faits et gestes du mineur et de sa famille, du lever au coucher du soleil , des jours de travail aux jours de fê tes, des rituels de la naissance à ceux de la mort ». Ainsi sont relevés les détail s concern ant l'habillement des jours de fê te ou de travai l:

Vêtement des hommes: habillé: pantalon et gilet noir, redingote mal taillée. Chapeau haut. Des gens endimanchés. Cravates très voyantes . Pour les tour­nées du dimanche, veston noir, ou plutôt veston de fla nelle à carrés noirs et violets, tête nue ou casquette. Vêtement des fem mes : habillée: jupe neutre, caraco noir, bonnet noir à fleurs. Les filles ont des robes il taille, bleue, violette. Elles vont en taille. L' hiver,' châle ou fic hu . Bonnet noir, et le plus souvent tête nue (p . 484) .

9. Julien Gracq note, dans EI/ lisal/t el/ écrivant , José Corti , 1981 : « Ce que les Rougon-Macquart apportent de réellement neuf à la littérature, c'est l'annonce du roman-reportage» (pp. 84-85) .

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On voit que Zola procède par touches rapides, trace plutôt des esquisses qu'il ne prend des notes de reportage, travaille déjà un matériau d'une façon littéraire qu ' il réinvestira dans les épisodes de la ducasse (fête de la région du Nord) des dimanches et jours de repos . Ce retraitement de la matière référentielle fournira «un effet de réel» au personnage, et il est intéressant d'analyser quelques épisodes significatifs de la transmutation littéraire et expérimentale effectuée par Zola. Ainsi ·du portrait du mineur traité sur le vif puis traité scripturairement dans le laboratoire romanesque:

Tous les hommes sont petits, les membres forts , mais l'aspect chétif, et surtout le tein t blafard, mangés d'anémie. Grosses moustaches rouges [ ... lles cheveux jaunes (Carnets, p. 451).

En regard , il faut considérer le portrait physique de Mahcu, fourni au début du roman:

Il était petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait cn gras, la tête forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes coupés très courts. L'enfant hurlait davantage, effrayée par ces grands bras noueux qui se balan­çaient au-dessus d'elle (p. 22).

On voit que, par un principe cette fo is-ci de déduction - du général au par.ticuher - le romancier prélève des éléments de la réalité et les met en scène pour créer un personnage plongé dans son milieu. L'écrivain, placé dans un lieu «paratopique 10 », malaxe et transforme la réalité en témoi­

gnage. Un autre exemple, pour finir , suffira à illustrer cette démarche de la

représentation dans la perspective naturaliste: la scène d'intérieur décrivant le repas du père:

On dépense peu pour les enfants, tant qu ' ils ne travaillent pas. Tout est réservé ici pour le père. Celui-ci est pourtant bon père. Quand il trouve de la viande à trois heures, et qu'il voit les enfants le regarder, il demande: «Les enfants en ont eu ') ». On lui ment, ou il gronde. Unc scène (les enfants en ont eu à midi) (Carnets , p. 486).

10. Terme utilisé par Dominique Maillgueneau pour désigner le lieu fragile - entre réalité et imaginaire - où se situe tout écrivain.

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La question du réalisme

La mise en scène romanesque permet à Zola de créer un touchant tableau et de l'atTimer au moyen d'un dialogue. Les enfants prennent nom et corps, la mère intervient, l'équilibre spatial et phrastique s'établit, les différentes modalités de la phrase sculptent le matériau brut des notes: les personnages se constituent: le lecteur attentif à la comparaison entre les mots et le roman contemple, étonné, la mise en mots - la mise en art - d ' une enquête:

À la longue, le père remarqua le désir gourmand qui les pâlissait et leur mouillait les lèvres. « Est ce que les enfants en ont eu ?» demanda-t-il [ ... 1, «Allez-vous en donc! répétait la mère, en les chassant à l'autre bout de la salle. Vous devriez rougir d'être toujours dans l'assiette de votre père. Et s'il était le seul à en avoir, est ce qu ' il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que déjeuner. Ah oui, et plus que vous n'êtes gros 1 »

Maheu les rappela. Il assit Lénore sur la cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en fai sant la dînette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, dévo­raient (p. 1 II) .

Cette fonction testimoniale du roman naturaliste est indéniable et Zola renvoie bien ici un reflet de la réalité filtré par le prisme de l'écriture. Avec l'univers romanesque zolien, nous atteignons la mince frange où réalité et f ic tion risquent de se confondre. Tqutefois, la frontière reste bien tangible ;­dans son étude Le Roman, précédant Pierre et Jean, Maupassant marque à notre sens un tournant dans l'évolution de la conception de l'univers roma­nesque en général et du personnage en particulier, en soulignant la néces-saire complémentarité de l'art et de la représentation: .

Le réaliste, s' il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photogra­phie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus sai­sissante, plus parlante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose donc ; ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité [ ... 1. J' en conclus donc que les réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des illusionnistes (pp. 51-52).

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5. LE BŒUF ET LE TROUPEAU Il fau t admettre qu'on doit parfois légèrement bouleverser la chronologie pour comprendre l'évolution d'un élément de l'histoire littéraire, plus préci­sément de la structure du genre. Dans le même temps que se développe l'école naturaliste, Flaubert, en 1880, achève presque son Bouvard et Pécuchet. La mort brutale interrompra ce travail titanesque. Étudier Bouvard et Pécuchet dans la perspective qui nous intéresse, c'est ouvrir une problématique de l'inscription du personnage dans un univers de plus en plus autotélique, où le personnage devient de plus en plus une fonction cou­pée du monde référentiel, un sujet se diluant dans l'espace scripturaire. L'analyse de l'incipit de l'ultime œuvre flaubertienne nous permettra de mieux comprendre l'enjeu de l'écriture et l'entrée du personnage roma­nesque dans une forme de modernité.

s. 1 Onomastique et portrait

On sait, à partir des carnets et des manuscrits, que Flaubert a longtemps hésité avant d'attribuer un nom à ses deux bonshommes: de 1863 à 1872, le célèbre couple a pu s'appeler Dumolard et Pécuchet, Dubolard et Pécuchet, Bolard et Manichet... ' Les noms e nfin choisis permettent de comprendre la stratégie déterminée par l'auteur, si l'on accepte de com­prendre qu'il s'agit pour lui d'élaborer avant tout un espace (phonique, sémantique, symbolique) de mots dont le personnage fait partie intégrante. Yvan Leclerc, dans un très bel ouvrage Il, signale que le titre éponyme offre la possibilité de suggérer la circularité de l'œuvre et rappelle d ' entrée de jeu le parcours des deux pers~ vont de la co ie de textes (ils sontinitialêÎnent copistes) à la copie de textes (ils finissent par recopier tous les papiers e t documents qu'ils trouvent. La circularité provient de l 'impossibilité d'interrompre la lecture du titre: Bouvard et Pécuchet et Bouvard e t. .. Deuxièmement, la répartition de l'espace au début de l'œuvre, inscrit les deux protagonistes dans un univers de la matérialité du

Il. La Spirale et le Mouvement, éd. SEDES, 1988, particulièrement pp. 35-63.

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texte: «Deux hommes parurent. L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes» (p. 13). B.ouvard vient de la B.astille ; Eécuchet du Jardin des Elantes. Enfin, l'étymologie suggère que le Bœuf (Bouvard comme Bovary pourrait venir du terme latin bos, bovis) est accompagné de son troupeau (Pécuchet pourrait venir du terme latin pecus, pecoris). À trois niveaux, le choix du nom proviendrait d'abord d'un intérêt lié au fonctionnement interne de l' œuvre.

Deux hommes apparaissent donc, dans une très courte phrase, sous le signe de l'un et l'autre. Les personnages sont présentés à partir d ' un sys­tème distributif, d'une présentation duelle. Ils ne sont que taille et pronom, fondés en quelque sorte sur une réduction de la prosopographie, à une forme de présence pronominale sans contenu réel:

Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit , dont le corps disparaissait dans une redin­gote marron, baissait la tête sous une casquette à vi sière pointue. Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s' assirent, à la même minute, sur le même banc. Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures que chacun posa près de soi; le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin: -Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot: Pécuchet.

L'on assiste à une sorte de dépersonnalisation du sujet; les personnages sont caractérisés par des déictiques exprimant l'identité et le mécanisme (à la même minute, au milieu), ainsi que par un mot inscrit dans leurs couvre­chefs, mot qui ouvre la reconnaissance d'un nom sans contenu préalable (ce q ue Philippe Hamon appelle l ' asémantème, l ' absence de caractérisation prédicative du sujet). Une prolJ[ém-atique nouvelle est alors ouverte par Flaubert: celle du bonhomme (c'est le terme qui désigne les deux protago­nistes) circulant dans une « encyclopédie critique en farce » (c'est l'expres­sion qui désigne le roman). Ainsi, le personnage ne sera plus un être en devenir ou un sujet psychologique agissant dans un milieu, mais plutôt un «sujet-Protée» qui se transformera au fur et à mesure qu'il tentera d'abor­der et d'expérimenter des nouveaux champs du savoir.

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5.2 Le personnage encyclopédique

On sait que les deux personnages, après que l'un des deux a hérité, projet­tent de se retirer à la campagne pour s' instruire et, surtout, expérimenter très concrètement les connaissances livresques récemment accumulées, Quasiment chaque chapitre est consacré à une discipline méticuleusement approchée (Flaubert aura, pour ce faire, lu plus de 1 500 volumes !). Dès lors, les deux bonshommes ne seront plus, de science en sc ience, que des fonctions , des porteurs d'état, des sujets sans consistance réelle, sans contenu ni forme définitive qui , de champ de savoir en champ de savoir, se désagrègen t, se reforment, changent de costumes, et se reconstituent dans un autre lieu de connaissance: le personnage devient sujet critique ou ency­clopédique en allant d'échec en échec - car Bouvard et Pécuchet échouent lamentablement à chaque tentative expérimentale -, scande et rythme la dynamique du discours narratif. Stricto sensu, on ne peut pas dire qu'il y ait deux personnages dans le livre: l'un Bouvard, l'autre Pécuchet ; il n'existe plus que des fonctions, ou des professions costumées, des noms (ou pro­noms) vêtus différemment selon la science qu'ils abordent: le masque et le costume, l'instauration d ' une scène et d'une théâtralité soulignent le glisse­ment du sujet vers son absence, la présence annulée du personnage tradi­tionnel, du sujet psychologique, l'errance de l'homme dans le chaos du savoir.

C'est donc plus dans la critique ct dans la quête encyclopédique qu'il va falloir chercher la dynamique du personnage dans Bouliard et Pécuchet, c'est-à-dire dans le passage sans fin d'une science à l'autre, d'un costume à l'autre. En parcourant les divers chapitres du roman et en essayant de constater qu'à chaque nouvelle tentative expérimentale ou intellectuelle, il y a changement de costume et glissement du sujet dans le savoir qu'il aborde, on comprend mieux le projet flaubertien. Le glissement se réalise à partir de r'

modifications qui affectent le costume et la scène. En effet, à chaque fois que les deux bonshommes entrent dans un nouveau champ de savoir, ils construisent et se construisent une nouvelle scène et portent une nouvelle vêture. Qu ' ils se mettent à l'agriculture, au jardinage, et Flaubert les appelle «Les deux agronomes». À cette caractérisation s'ajoute le déguisement:

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Habillés d'une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des guêtres jusqu'aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs, et ne manquaient pas d'assister aux comices agricoles.

Suivent une scène théâtrale et l'énumération d'accessoires (achat de moutons, vaches, porcs, chiens, engagement de charretiers et de domes­tiques, etc.), mise en scène dans laquelle on voit opérer les deux person­nages (ici, brassage du cidre), enfin une succession de termes techniques et de verbes de mouvement soulignant l' activité fébrile des bonshommes. Mais que ceux-ci s'intéressent à l'arboriculture et apparaît immédiatement un autre décor avec ses plans verticaux et horizontaux , ses courbes et ses niveaux, ses objets et ses espaces:

Les formes des arbres étaient d'avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candélabres. Des poteaux à chaque bout des plates-bandes guidaient horizontalement des fils de fer, et, dans le verger, des cerceaux indi­quaient la structure des vases ....

Bien entendu, à cette mise en scène correspondent un nouveau costume et une nouvelle silhouette:

Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel, et il en étudiait un para­graphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui déco­rait le frontispice du lieu (nous soulignons).

Qu ' ils abordent la médecine et tout se transforme: ils achètent un man­nequin, préparent une salle d ' opération, se déguisent en coulisses : « Ils avaient mis des blouses comme font les carabins et, à la lueur de trois chan­delles, ils travaillaient leurs morceaux de carton.» Que le sujet glisse dans sa nouvelle fonction, et aussitôt il prend un autre nom, «les deux anato­mistes », un peu comme si les désignateurs ne dépendaient plus que du pro­jet encyclopédique de dérision.

La dernière scène, enfin, doit être évoquée. Épui sés, rejetés, mépri sés de leur concitoyens, lassés des livres, conscients de la bêtise, les deux bons­hommes décident de revenir à leur initiale occupation: la copie. Dernier décor, dernier théâtre, celui de l'écriture, du grand renfermement du livre sur lui-même; le personnage reprend son premier costume, ses premiers accessoires: achats de livres et d'ustensiles, sandaraque, grattoir, etc.

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5.3 L'entrée en écriture

Il faut en convenir, ça n'est plus vers le sujet psychologique traditionnel qu'il va falloir se tourner, plus même vers cet «exhaussement démesuré du sujet» dont parle Lukacs, et qui caractérise le personnage problématique. C'est bien plutôt vers le sujet encyclopédique, vers ce sujet quasi inexistant qui ne peut subsister dans l'espace romanesque qu'à partir des socles épisté­miques et des champs de connaissance qui le soutiennent et le rendent pos­sible. Perdu dans le jeu multiple de ses fonctions et de ses costumes, le personnage doit changer sans cesse, car le changement marque simplement la complexe articulation des sphères de savoir et répond à la parcellisation scientifique qui s'amplifie en cette fin du XIXe siècle.

Dans cette perspective, le personnage n'évolue pas, mais arpente, coupé qu'il est du temps, les différents domaines de connaissance; un sujet encyclopédique apprend, mais ne vieillit pas: il ne semble pas être affecté par la fatigue et ce-ci malgré trente années de vie dans le même lieu: d'après les calculs de René Deschamps (Autour de Bouvard et Pécuchet), les deux bonshommes devraient avoir, selon le plan chronologique de Flaubert, soixante-di x-sept ans et, selon un minimum de vraisemblance, quatre-vingt-cinq ans. Voilà pourquoi le réalisme est mis à mal dans cette dernière œuvre de Flaubert: l'exclusion du sujet psycho­logique, l'écaIt systématique entre le personnage et le réel, le rôle du costume poussé à outrance et la combinatoire des scènes entraînent bien plutôt les deux protagonistes dans un espace fictionnel où le personnage est totalement cerné par les filets de l' écriture. L' «encyclopédie critique en farce» rend impossible toute illusion référentielle et plonge les deux bonshommes dans une machine scriptu­raire cyclique et infernale à un point tel qu'ils finissent par recopier eux-mêmes ce qui les concerne, devenus, par un étrange phénomène de redoublement et de clôture, des êtres d'écriture redupliqués, des êtres fictionnels d'écriture:

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Joie finale, ils se trouvent (ont trouvé) le bonheur et restent courbés sur leur pupitre ( ... ). Ils trouvent par hasard dans leurs paperasses le brouillon d'une lettre du médecin à Monsieur le Préfet. Le Préfet lui avait demandé s'i l ne serait pas bon faire enfermer Bouvard et Pécuchet comme fous dangereux. La lettre en réponse est une espèce de rapport confidentiel expliquant qu'ils ont une manie douce, que ce sont deux imbéci les inoffensifs.

La question du réalisme

Cette lettre du médecin résume et juge Bouvard et Pécuchet et doit rap­peler tout le livre.

Qu 'est-ce que nous allons en faire, se disent-ils: la copier' et ils copient. Finir sur la vue des deux bonshommes penchés sur leur pupitre et copiant. 12

Personnages monumentaux traversés par le savoir dans le même temps qu'ils le traversent, les deux bonshommes semblent happés par une spirale infernale de l'espace romanesque. Par une sorte de perpétuel procédé d'ana­céphaléose 13, les personnages récriront, recopieront la totalité des docu­ments, des faits, des champs épistémiques qui ont permis la réalisation du livre. En ce sens, Flaubert clôt d'une manière nouvelle la problématique de la représentation du personnage parce qu ' il l'institue comme être autoté­Iique ancré dans l'espace du savoir et de l'univers romanesque . Ce faisant, il crée un type de personnage non pas construit, mais ~orientant Rro ressi­vement vers a ~~tion. Un~ grande partie de la question du genre roma- -nesque dépendra désormais de cette conception qui lie l'univers du roman à la destruction du personnage.

12. Manuscrit (Mss. gg. 10) cité par Geneviève Bollène dans le second volume de noullard et Pécuchet, Oenoël, 1966. 13. Procédé qui consiste en une récapitulation, à des moments stratégiques du récit, des principaux événements.

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3 VERS UNE EXACERBATION DE LA DÉCONSTRUCTION

1. MAINTENANCE D'UNE TRADITION: LE ROMANCIER ET SES PERSONNAGES

1.1 Les procédés de création

Les romans de François Mauriac, par leur description du milieu provincial, les portraits qu'ils proposent, leurs intrigues, semblent encore rattachés à la notion d'illusion référentielle et paraissent encore éloignés de la question de la mort du sujet et de sa représentation dans la littérature romanesque. Toutefois, à travers la lecture du Romancier et ses personnages 1 publié en 1933, on sent une interrogation essentielle sur les rapports qu'entretient le romancier avec ses modèles. Mauriac entend situer le débat au niveau de la

' ___ création poétique, au sens large, et de ses procédés. À l'évidence, la réalité 1 ne fournit pas des personnages, elle est le tremplin qui permet de les élabo-

L r~r et d'instaurer des êtr.es. possibl~s ~n deve~ir, à p~rtir d ' une sor~e de pré­levement sur la vie quotidienne et evenementlelle. L eXistence bandle est un terreau de virtualités, un ensemble de chemins non explorés. Au romancier de voir plus loin, de transposer, de créer, dans la mesure où il est un voleur de réel , un sculpteur de mots qui réalise des potentialités:

Mais les autres, ces héros et ces héroïnes de premier plan, si souvent misé­rables, dans quelle mesure sont-ils, eux aussi, les répliques d'êtres vivants? Dans quelle mesure sont-ils des photographies retouchées? Ici, nous aurons de la peine à cerner de près la vérité. Ce que la vie fournit au romancier, ce sont les linéaments d'un personnage, l'amorce d' un drame qui aurait pu avoir lieu, des conflits médiocres à qui d'autres circonstances auraient pu donner de l'intérêt. En somme, la vie fournit au roinancier un point de départ qui lui per­met de s' aventurer dans une direction différente de celle que la vie a prise. Il rend effectif ce qui n'était que virtuel. Il réalise de vagues possibilités (p. 844).

1. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » , pp. 839-861.

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Vers une exacerba/ion de la décans/rue/ion

C'est l'expression « photographies retouchées » qui signale la profondeur de cette réflexion: si la photographie ressortit déjà à la représentation et au prélèvemcnt électif (on cadre le sujet saisi dans l'instant) , alors la photogra­phie retouchée marque un pas de plus vers l'autonomie de l'univers roma­nesque. La virtualité faite texte fourn it au personnage un nouveau statut, car il s'agit d'un choix, d'un point de vLie spéc ifique et d'une combinaison. Bref, les traits à l'état d'ébauche (les « linéaments ») deviendront portraits:

Les personnages qu'ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. Nos prétendues créatures sont formées d'éléments pris au réel; nous combinons avee plus ou moins d'adresse, ce que nous fournissent l'observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Les héros de roman naissent du mariage que le roman­cier contracte avec la réalité (p. 839).

Non point mariage de raison mais union d'in térêt, puisqu'à l'instar de cer­tains romanciers réalistes du XIXe siècle, Mauriac vise à la typi tïcation. En fait, l' œil du romancier «fait provision de visages, de silhouettes, de paroles» (p. 841). Il collecte, rassemble, étudie afin de placer ses spécimens sous la len­tille affütée de son microscope; il Y a, chez Mauriac, de l'entomologiste ou du biologiste lorsqu'i l décrit Jean Peylouère, à la silhouette d'insecte, aux jambes maigres. Cette précision dans l'approche de la personne devenue personnage caractérise la méthode de transmutation chère à Mauriac, méthode qui lui per­met, par le biais de l'analyse microscopique, de comprendre l'énigme des 1

comportements, des actions, des pensées, des opinions et s'il y a une forme de 1

psychologie du personnage dans ses romans, il s'agit d'unc psychologie de la transfiguration, fondée sur «le formidable pouvoir de déformation et de gros­~ issement qui est un élément essentiel de notTe art» (p. 845). Ce constat oblige Mauriac à caractériser ditféremment la notion de personnage dans son œuvre.

1. 2 Personnages de carton et créatures

Le personnage est ici radicalement fictionnel , étant entendu que son créa­teur est éga lement situé dans le monde des hommcs et des individus; seule­ment, il en détache quelques éléments pour pouvoir mieux les analyser:

Mais il y a plus: aucun homme n'existe isolément, nous sommes tous engagés dans la pâte humaine. L'individu leI que l'étudie le romancier est une fiction.

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3 Vers une exacerba/io/l de la décons/ruc/ion

C'est pour sa commodité, et parce que c'est plus facile, qu'il peint des êtres détachés de tous les autres, comme le biologiste transporte une grenouille dans son laboratoire (p. 847) .

Ce sont les principes d'isolement et d'amplification qui offrent à l'auteur la possibilité d'accéder à l'universel humain: la personne, insti tuée en objet de connaissance, devient créature, c ' est-à-dire être créé, non pas du néant, mais du monde grouillant des êtres et des objets. La création du personnage chez Mauriac répond alors à une étrange dialectique paradoxale: la vérité humaine, transposée dans J'univers romanesque, ne provient pas de l'homme, mais de la poésie, au sens le plus esthétique «<la vérité humaine, mais par la poésie», p . 859) . C'est l'illusion qui permet d'atteindre la vérité par un procédé de réfraction qui stylise, déforme, figure en images les créa­tures du romancier. Ce qui permet à Mauriac d'affirmer qu'en définitive le personnage, méticuleusement construit, est infiniment plus acceptable, plus visible, plus conforme à la vérité que l'individu issu du monde, parce que le personnage est figé, comme en suspension, dans l'univers romanesque:

.... De l'homme ondoyant et divers de Montaigne, nous faisons une créature bien construite que nous démontons pièce par pièce [ ... ]. Chaque fois que dans un livre nous décrivons un événement tel que nous l'avons observé dans la vie, c'est presque toujours ce que la critique et le public jugent invraisemblable et impossible. Ce qui prouve que la logique humaine qui règle la dest inée des héros de roman n'a presque rien à voir avec les loi s obscures de la vie véritable (p. 858).

Voilà pourquoi le projet balzacien, chez Mauriac, se trouve inversé et paraphrasé négativement: «Il s'agirait de se résigner à ne plus faire concur­rence à la vie» (p. 858) . Car J'art est avant tout arbitraire, il réorganise, retranscrit, modifie, il projette le personnage dans un univers de l'absence au· monde, faisant de la créature romanesque un être de l'altérité où le monde réel étiolé devient espace de l'étoile, planète imaginaire:

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Le monde des héros vit, si j'ose dire, dans une autre étoi le, l'étoile où les êtres humains s'expliquent, se confient, s'analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, les isolent de l'immense contexte vivant et les observent au (nicroscospe (p. 859).

Vers ulle exacerba/ion de la décolls/rue/ion

Monde de l'hyperconscience de soi que le romancier conduit avec art, sachant que <<l'art du roman », précisément, est avant tout une transposition, non une reproductIon du réel. Dans cette perspective, bien avant d'autres théoriciens, qu'il s'agisse de Blanchot ou de Barthes, Mauriac avait compris que de tels personnages sont des «personnages de carton» (p. 857).

1.3 Le «jeu supérieur»

L'express io l~ est de Julien Green qui, revenant sur l'un de ses premiers romans (Adnenne Mesurat, paru en 1927), tente d'analyser la genèse de ses personnages à l ~ lumière de l'émergence des découvertes psychanalytiques. Se po~e une fOIS encore la question des modèles et de leur représentation dans 1 espace romanesque. En fait, le débat tourne autour de deux interrocra­tIons : le personnage est-il constitué à partir de personnes réelles (en ce se~s, on pourraIt pa~le.r de roman autobiograhique), mais plus profondément, le ~Ol secr~t et ~l1Jgmatique de l'écrivain retrava ille-t-il le modèle à partir dune mtenonte tourmentée? Le jeu supérieur étant, en tout état de cause, le Je,u. de la transposition, mais d'une transposition façon née par le miroir deformant de 1 mterdIt transcendé dans le mouvement de l'écriture: chez Green, la transposition s'effectue à deux niveaux: l'interdit réel déforme la percept!on du monde dans le même temps que la création littéraire exploite c~tte ~eformatlon p,our en, f<~ire un m?tériau s~ripturaire, processus qui pW. all lems semble se reahser al IOSU de 1 auteur. A preuve la surprise de Green lorsque son père se reconnaît dans le personnage du père Mesurat :

Un an plus tard, quand le livre parut, quelqu'un s ' avisa qu'Adrienne n'était autre que mOI. Ces mots que j'entendis me firent l'effet d'un coup de tonnerre, et comme pour aggraver celte révélation, mon père, qui avait eu le temps de lire ITI.0n I.ompn quelques s~mall1es aval~t sa mort, déclarait avec un sourire un peu tlIste. <<EVIdemment: c est 1ll0l le pere Mesurat» . Je n'étais pas là quand il pro­n?nç,a ces paroles : " cût crall1t de me faire de la peine, mais mes sœurs se recIler~nt : .'( Comment papa! parce que tu lis Le Telllps ? Pure coïncidence 1» Elles n avalent pas lu Freud. Mon père non plus n'avait pas lu Freud. Son nom ne fut pas prononcé. Il n'eût plus manqué que cela pour me consterner (p. 19) 2

2; J~.lien Green éC,rit, pourtant dans son Jou mal (6 juin 1961) : « Adrienne Mesurat, c etait mOi, entoure d II1terchts qUI me rendaient fou.»

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3 Vers /fne exacerbation de la déconslruclion

Cette problématique de la transposition n'est pas nouvelle en soi mais se trouve mod ifiée par la force d 'élucidation que fourn it la psychanalyse; cette foi s, la question ouverte concerne la capacité de déplacement du référentiel dans l'imaginaire: «la vérité autobiographique déferlait dans la fiction» (p. 21). Il n'est donc pas faux de parler de coïncidence, puisque les figures de la per­sonne et du personnage se recouvrent en maintenant leur différence essentie lle dans l'espace décalé ménagé par la f iction. Le personnage de roman, chez Green, est donc souvent la figure du même, réinscrite dans sa différence écrite. Et si l'œuvre de Green, majoritairemcnt, ressortit à ce jeu subtil de l'investisse­ment de la biographie dans le roman, ce n'est pas parce que l'auteur veut racon­ter l'histoire de sa vie - pourquoi alors redoubler le projet romanesque d'un abondant joul11al et d ' une impressionnante fresque autobiographique? - mais bien pour que l'imaginaire renvoie à la réalité son image possible et non exploi­tée. Au principe de déplacement se joint alors celui de condensation (deux concepts freudiens qui président à l'interprétation des rêves) : Julien Green, en effet, écrit à propos de Leviathan: « Voici la véri té sur ce livre: je suis tous les personnages» (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», tome IV, p. 26).

Ce jeu supérieur de l' écriture, chez Green, n'est pas é tranger aux interro­gations d'un Stendhal ou d ' un Mauriac. L'essentiel ici est de percevoir que la constitution du personnage concerne désormais le rapport qu 'entretient l'intériorité du moi et l' extériorité du monde; plus encore, la réécriture de cette intériorité dans un univers fictî onnel" où la personne demeure person­nage quête la compréhension de soi à travers l'invention d ' un sujet probable dans un monde possible.

2. LA NAISSANCE DU MONOLOGUE INTÉRIEUR

2.1 Édouard Dujardin (1861-1949)

Toute une part de la difficulté résidera désormais en une tentation de saisir l' intériorité du personnage, à partir de l'instant où cette intériorité du suj et f ict ionnel peut permettre une compréhension de soi alliée à une compréhen­sion du monde.

E n effet, comment un personnage - en admettant toujours qu ' il est une pure création , une essentielle créature - perçoit-il le monde dans lequel il

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Vers une exacerbaI ion de la déconslruelion

évolue? Question qui prouve combien le monde du laboratoire romanesque est une SImulatIon (le personnage imaginaire qui voit un monde imag inaire ne pe~It qu 'exprimer des virtualités) . Nous rencontrons ici la problématiqu,e ~u pOIIlt ,de v~e e.t du monologue intérieur qui, à travers une plongée dan~ 1 IIl~ImIte sUbjectIve du personnage, offre la possibilité d 'appréhender, à partIr d'u~e focalisation spécifiq ue, le flot de conscience d'une inté riorité .

Ce.st Edouard Dujardin qui , dans Les lauriers sont coupés, paru e n .-/ 1887, IIlaug ura la techmque du monologue intérieur. Dès l'incipit du court roman, l'écriture porte e n quelque sorte le regard immédiat du personnage sur les éléments e t le milieu qui l'entourent :

Un soir de soleil couchant, d ' air lointain , de cieux profonds; et des fo ul es confuses; des bruits, des ombres, des multitudes; des espaces in finiment éten­dus; un vague soir (p. 9) .

La technique narrati ve implique immédi a temen t un chanoement de rythme phrastique: construction hachée, paratactique3, phrases s;ns verbes, tout concourt à une forme de perception surgissante et in vivo, à une sorte d'affrontement direct du sujet avec le monde. Mais le sujet qui se trouve plongé dans le grouillement des êtres et des choses, dans l'univers de « l' ici » prend à la fois la mesure de son ex istence et de sa di lution :

Car sous le ~haos des apparences, parmi les durées et les sites, dans l' illusion des choses qUI s engendrent et qUI s'enfa ntent, un parmi les au tres, un le même et un de plus, d~ l' in fini des possibles existences, je surgis: et voici que le temps et le lieu se prec isent ; c 'est l'auJourd' hui , c 'est l'ici : l' heure qui sonne et, autour de mOI , la vie; l' heure, le lieu, un soir d'avril , Paris, un soir clair de soleil couchant, les monotones bruits, les maisons blanches, les feuill ages d 'ombres; le soir plus doux, et une joie d'être quelqu 'un, d'aller; les rues et les multitudes et dans l'air t~"ès lointainement étendu, le ciel; Paris à l'entour chante, et, dans la brume des formes aperçues, mollement, il encadre l'idée. (Le Dilettante, p. 9).

Le monde, (espace, temps, volume, présence) se construit par succeSSiO: ) d'impressions ; le mo~olo~ue in~érieur I~est pas ici un iqu~ment un discours que le p e rsonnage s adIesse a IUI -m eme m aIS une sene de réactions « $' exprimant entre deux limites, deux écrans: celui du Moi (indistinct),

3. La construction paratactique consiste en une juxtaposition des éléments de la phrase.

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3 Vers une exacerbation de la déconstruction

celui du monde extérieur (trop distinct) qui se répondent sans cesse» (Michel Zéraffa, La Révolution romanesque, éd itions 10/18, p. 145) \ Le personnage, isolé dans le monde objectal, se situe, s'équilibre et ne peut exister qu 'à partir d ' une conscience aiguë de son moi plongé dans la maté­rialité des choses, et la puissance de cette conscience passe par une forme de désignation des éléments qui l'entourent. La technique du monologue

). intérieur fait du ersonnage, à ulL.degré supér~eur, un être des mots. S'il ne - dit pas continûment le monde, il n ' est pas. A l'inverse, s'il ne dit pas le

monde, celui-ci risque de le dévorer ou de l'absorber: la fiction installc le personnage dans un espace de la dangerosité, en équilibre qu'il est sur la ligne qui sépare l'intériorité parlante de l'extériorité muette mais écrasante, Toutefois, comme le remarque très pertinemment Michel Zéraffa, chez Édouard Dujardin, le personnage a déjà partiellement «intégré et assimilé les messages parvenus du dehors » (p. 147). Il existe donc une différence entre une perception qui a déjà réorganisé une partie du monde et une consc ience interrogeante (celle du personnage de Joyce dans Ulysse, par exemple) qui aborde l'univers extérieur de fragment en fragment, comme si le monde ne pouvait être appréhendé qu 'à partir d'une découverte d'élé­ments discontinus; le monologue intérieur chez Dujardin n'est pas spécifi­quement une cohérence en suspens puisque le monde du personnage est déjà en partie hiérarchisé et structuré. Il appartient à Dujardin d 'avoir radi­calement renouvelé la constitution du personnage en le construisant quasi exclusivement à partir de son intériorité et du regard personnel qu'il jette sur le monde . Cette découverte fondamentale influencera les romanciers étrangers comme Joyce, Dos Passos, Faulkner ou Düblin qui, en retour, influenceront les romanciers français des années vingt, trente et quarante.

2.2 L'influence du monologue intérieur et le roman étranger

Au début de son étude sur la révolution romanesque, Michel Zéraffa rap­pelle la fonction et le statut du personnage de roman dans ses rapports à l'auteur, au narrateur et à l'espace fictionnel dans lequel il évolue:

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Le personnage romanesque correspond avec une singulière plénitude au terme latin persona. En effet, à travers le masque du héros (et, plus généralement, à

Vers une exacerbation de la déconstruClion 3 travers toutes les structures formelles du récit) , passe une «voix» très com­plexe : celle, tout ensemble, d' un personnage pourvu d'un rôle (Julien Sorel) et de l'auteur (Stendhal) chargé de jouer. En tant qu'acteur cie métier, le person­nage est le porte-parole d'un narrateur exprimant par une écriture les multiples

, aspects de sa conSCIence, et ceux de son' statut dans une société, une civilisa-tIOn, une culture (p. 10).

Le regard

C'est dans le traitement du regard sur le monde et l'attribution d ' une moda­lité de la parole que s'effectue la relation essentielle entre le romancier ses personnages et le monde. Mais si le romancier décide d 'attribuer une relati;e autonomie au regard de son personnage sur le monde et fait surgir la parole de l'intérieur du moi fictionnel, la conception du roman s'en trouve boule­versée; car il s'agit désormais davantage d ' une impression de simulacre de représentation que de représentation proprement dite, dans la mesure Ol! le personnage autonome se déplace à l'intérieur d ' un monde fictionnel coml~e s'il le détournait dans I~tantanéité d~ la renZc;;;r;·e.& morÛ\e n'est plus géré par un narrateur omniscient mais bien plutôt par un personna e narra­~eur à l'univds immédia tement perçu. En ce sens, le personnage du mon~ logue intérieur est, chez Joyce par exemple, une conscience surprise et perpétuellement en attente, une sorte de regard interrogeant dont l'interroga- _ tlOn constitue, dans son infini renouvellement, un espace scripturaire perpé- L.

. tuellement déplié. Parallèlement, on comprend qu 'à ce type de personnaO'e \ '"'­correspondront bien souvent des romans dont l'achèvement semble impo~-sible. L'errance du personnage dans un monde problématique implique une 1 ~ errance scripturaire: «Joyce et Proust, désagrégeant la cohérence représenta-

. tive du personnage et la cohésion formelle du récit, faisaient soudain du roman la mise en question d'un art et un art de la mise en questio n » (Zéraffa). Singulier retournement qui induit de nouveaux rapports que devra entretenir le personnage avec l'espace romanesque.

ITout d'abord, l'immédiateté de la rencontre avec le monde dont nous par­Iions entraîne une vision spécifique de l'espace, qui devient celui du morcel­lement et du fragment. Il n'existe plus ici de symphonie, d'harmonie entre le monde romanesque et le personnage qui perçoit l'extériorité par bribes, la ~onscience ne pouvant se fonder que dans une relation perpétuellement ques­tlOnnante avec le domaine de l'extériorité, un peu comme si l'appréhension

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3 Vers une exacerbation de la déconstructiol1

de la réalité - réalité instaurée dans la fiction, cela va de soi - ne pouvait s'effectuer que dans la découverte et la relativité liée à la subjectivité. Ainsi le monde apparaît au personnage comme aléatoire et discontinu, et le person­nage est perçu par le lecteur comme un êtrc fragile, difficilement construc­tible, ballotté qu'il est entre conscience intime et eXistence:

Si le romancier doit s'efforcer, par ces techniques de récit , de dévoi ler la di s­continuité des êtres, il faut que le lecteur sente la précarité de cet effort, comme il perçoit , tout au long du roman,. les c?~stantes oscillatio~s de personnag~s ql~1 ne parviennent à aucune conclusIOn de fll1ltlve sur eux-memes, autllll ou 1 eXIs-

tence (Zéraffa, ibid., p. 55).

Phénomè ne de redoublement qui oriente le personnage et la littérature romanesque vers une dialectique que les écrivains du XX

C siècle devront résoudre non sans difficulté: à la difficile relation logique entre le monde réel et 1; mimesis vient s'ajouter la difficil~ relation entre le monde fiction­nel et sa représentation: un pas est franchi, celui de la double négation d,u monde réel qui régit, premièrement, l' objet de représentation , pUIS la repre­sentation de la représentation de l'objet, par le truchement du personnage devenu autonome dans sa perception mouvante, errante et questionnante. La

/-. conception du personnage s'en trouvera modifi ée à trois niveaux: dans sa perception de J'espace, nous venons de le voir, mais aussi dans la percep­

\ tion du temps et dans J'élaboration du portrait. L.

Le temps . Le temps, pour le personnage, ne se peut concevoir d,ans la pers?ectlve de la continuité, mais plutôt dans une forme de temporahte fragmentee , parce que la notion de temps est liée à J'instantanéité d'un regard.

Par ailleurs, cette fragmentation du temps, liée au temps ponctuel de la perception, implique que le personnage ne peut être constitué en un portrmt parce que sa perception tout intérieure du monde (J'antagol1lsme ~onda~en­tal entre le moi et J'extériorité à découvm') ne peut permettre qu une etho­pée en devenir, qu ' une conscience se réalisant dans la succession des instants et des appréhensions. À la dilution du personnage dans le temps et dans J'espace va donc correspondre, pour le lecteur, la nécessité d ' une construction permanente de J'être intérieur en mouvement dans un Ul1lvers

balayé par le regard étonné du personnage.

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Vers ulle exacerbation de la décollstruction

Car, pour celui-ci, J'errance dans le monde fictionnel est d'abord une recherche de la significat ion qui ne peut s'exprimer que par un langage. Il est certes évident que, dans un roman - univers nécessairement constitué de mots -, le lecteur rencontre un personnage qui s'exprime exclusivement à parti r du langage. Mais ici , le langage, souvent utili sé de manière conti­nue, renferme le sujet dans un espace totalement scripturaire qui seul per­met une expérience du monde, une restructu rati on de J'extériorité :

Nous voulions montrer que le roman du courant de conscience es t essenti elle­ment la recherche d 'un sens ct d ' une form e de la personne dans un monde où l'individu ne rencontre que des signes et des aspects: où il ne voit que contin­gence et désord re organisés . Dans cette luite du fluide et de l' ouvert contre le fixé et le fermé , de la transparence intérieure contre l'opacité des faits, du spontané contre l'arti fic iel, de l'expérience directe contre la conve ntion, le per­sonnage voudrait pouvoir déployer un langage dont l' absolue continuité com­penserait la blessante discont inui té du vécu (Zéraffa, ibid. , p. 255).

À l'errance dans le monde chaot ique deva it correspondre un mode d'expression cohérent, fédérateur, qui permette de donner signification à ce qui apparaît comme anarchique. Le langage apparaît comme ce qui peut, à soi seul , fournir une forme d'appréhension synthétique d ' un univers incohérent. Une te lle conception du personnage, presque exclusivement porteur de parole, entraînera de profonds bou leversements dans les conceptions esthé­tiques et philosophiques du romancier. Chez Gide, par exemple, dans Les Faux-Monnayeurs, le personnage deviendra de plus en plus autonome face à un créateur perplexe, car si le sujet psychologique subit un affrontement pénible avec le monde, il gagne en liberté dans ses relations avec son auteur. Par ailleurs, la dilution dans la temporalité, la construction du personnage à partir d ' un écoulement à la foi s chronologique et phras tique ouvriront à Proust des perspectives radicalement nouvelles dans le rapport du personnage au temps et à l' impossible constitution d ' un portrait fixe ou d' une saisie directe de la personne. Chez Sartre, J'affrontement avec un monde hostile ­fût-i l fictionnel - permettra de développer dans La Nausée de saisissants épi­sodes où l'univers entrera directement en conflit avec le sujet percevant: autre manière d ' exprimer le processus « d'extranéité 4 » que ressent le person-

4. Étal, qualité de l'étranger, ce qui présuppose une forme d' éloignement et d' étrangeté face au monde perçu.

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3 Vers une exacerbation de la décons/ruc/ion

nage face à un monde qu ' il rencontre en tant qu'il lui reste étranger, voi re «apprésenté»1L'influence du monologue intérieur et du regard del'intério­rité vers le monde de l'ouvert se fera sentir dans le roman philosophIque chez Camus: toute une part de L'Étranger reste fondée sur la problématique de la perception intérieure et de l'éloignement, de la séparation entre l'univers des autres et le monde du moi. Enfin chez Nathalie SarTaute, la défection du per­sonnage (existence d'un moi social et de_ tropismes parcourant la conscience déchirée du sujet psychologique) n'est pas étrangère aux influences de cette «révolution romanesque» des années 1900-1 930.

Ainsi, autonomie d'un personnage fondé sur un langage continu et inté­rieur, affrontement avec une extériorité fragmentée, inquiétante étrangeté face à un univers difficilement préhensible, éclatement du sujet psycholo­gique à partir de l' immédiateté de la perception, dilution du personnage dans la durée: autant de problématiques créatrices et esthétiques que devront désormais résoudre les romanciers français qui, de près ou de loin, auront rencontré l'influence du monologue intérieur et des romans étrangers.

3. NARRATEUR ET PERSONNAGES CHEZ PROUST

3. 1 Les personnages

Dans une œuvre aussi monumentale qu'À La Recherche du Temps perdu , il est difficile de comprendre la totalité de la problématique de la constitution du personnage. Des techniques déj à éprouvées sont utilisées , comme la « caractérisation » de nombreux protagonistes par leurs voix particulières. Bien des critiques l'ont noté. Gérard Genette signalait, dans Figures Il :

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Dans l' univers essentiellement verbal de La Recherche, certains êtres ne se manifestent à peu près que comme exemp laires styli stiques (Norpois, Legrandin, Bloch) ou comme collections d'accidents de langage (le directeur déjà nommé, le liftier, Françoi se). La carrière professionnelle d' un Cottard s'efface derrière l'histoire de ses démêlés avec la langue [ ... ] Il est significatif que plusieurs personnages de La Recherche éprouvent quelq ues difficultés dans l'usage de la langue - et non moins sign ificative est la minutie avec laquelle Proust observe les moindres accidents de leur comportement linguis­tique (éd. du Seuil, 1969, pp. 223 et 225).

Vers une exacerba/ion de la décons/ruc/ion

Et Thierry Laget note plus récemment: «Le portrait chez Proust est d'abord la caricature d ' un langage. d'un accent, d'un style. L'individu révèle plus de lui-même dans sa parole que dans son visage» (Foliothèque, 199 1, p. 71). On a déjà rencontré, chez Rousseau, chez Laclos ou chez FI~ubert, cette technique de la spécification du personnage par l'emploi qu Il fait de lalangue. Le langage personnel révèle à la fo is l'appartenance SOCIale, les traits de caractère et l'intelligence du personnage: le langage, pour Pro.ust, faIt signe, met au jour, dénonce. Mais dans la perspective de la constitution du personnage, là n'est pas l'aspect novateur, même si la tech­nique est utilisée à un haut niveau de perfection.

Chez Proust, la constitution du personnage se réalise par la mémoire. Cela ne signifie en aucun cas que l'auteur se souvient de tel ou tel modèle (l'illusion référentielle n'a plus cours dans cet espace totalement scriptu­raire et Imaglllaire de La Recherche, à un point tel qu'on a pu dire que le narrateur ne va pas de la vie à la mort, mais de l'écriture à l'écriture) mais bien plutôt que tel personnage s'édifie en fonction des souvenirs qu'il a des œuvres d 'art auxquelles il ressemble.

, Proust en effet s'indigne lorsque l'on tente de reconnaître telle personne reelle dans son œuvre: «II n ' y pas de clefs pou r les personnaCfes de ce livre; ou bien il y en a huit ou dix pour un seul» (confidence faite ft Jacques de Lacretelle, citée par Th ierry Laget, p. 32) . À Laure Hayman qui croyait se reconnaître dans le personnage d 'Odette de Crécy, Proust répond:

J'ai signalé [ ... ] la bêtise des gens du monde qui croient qu'on fait entrer ainsi une personne dans un livre. Hélas! Est-ce que je vous surfaisais? Vous me lI;~z et vous vous trouvez une ressemblance avec Odette! C'est à désespérer d ecnre des livres 1 (Correspondance citée par T. Laget, ibid. , p. 41).

Désespoir de l'auteur car, à n'en pas douter, pour lui , la vie scripturaire e~ les efforts de composition du personnage au travers du phénomène de remllliscence se trOU\'ènt annihilés par la bêtise de certains lecteurs. Pour comprendre le processus de composition proustien, il faut en effet se tour­ner davan tage vers l'étonnante conjonction du temps et de l'art. Car la per­ceptIOn de l' autre s'effectue à partir d ' une é trange intériori sation qui transforme peu à peu son portait. L'évolution du portrait d'Odette de Crécy, , vue par Swann au travers du prisme de la subjectivité, est à ce titre exem-

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plaire. La première rencontre du futur amour de Swann est décevante, et Odette n'est qu'une médiocre courtisane parmi tant d'autres:

Il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d 'autrefois, qui lui avait parlé d 'elle comme d ' une femme ravissante [ ... 1 e lle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion phy­sique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour cha­cun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saill antes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu ' ils fléch issaient sous leur propre masse, fatigua ient le reste de son visage et lui donnaient tou­jours l'air d ' avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, tome I, pp. 195-196).

Portrait négatif f0!1ement lié à une appréhension subjective. Le regard de Swann parcourt, par synecdoques successives, le visage d'Odette. Par touches quasi impressionnistes, le portrait dépréciatif est tracé, tout particulièrement à partir d'une qualification qui évalue les caractéristiques du personnage. La seconde rencontre ne provoque pas un jugement plus tendre. Le truchement de la perception accumule les imperfections. Disons que la durée, dans le temps proustien, amplifie la déception de Swann :

Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sans doute, chacune d'elles renouvelait pour lui la déception qu'il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans l'intervalle et qu'il ne s'était rappelé ni si expressif, ni, malgré sa jeunesse, si fané ; il regret­tait, pendant qu'c lle causait avec lui , que la grande beauté qu 'elle avait ne fût pas du genre de celles qu ' il aurait spontanément préférées. Il faut d 'ailleurs dire que le visage d'Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse des cheveux qu'on portait alors prolongés en «devants », soul evés en «crêpés» répandus en mèches folles le long des oreilles (p. 197).

Le vocabulaire employé ressortit , on l'aura remarqué, de plus en plus au regis tre pictural ou sculptural : les surfaces, les masses, les courbes sont plus particulièrement signalées . La description du corps qui suit immédiate­ment prolonge é tonnamment l'utilisation de ce registre. Ce qui choque et repousse Swann, c'est la rupture des lignes, le déséquilibre des vol umes,

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Vers une exacerba/ion de la décolls/rl/c/ion

l'agressivité des «saillies », et des «pointes », bref, le défaut d'architecture h~rmonieuse. Odette, malgré son évidente beauté, n'est pas, comme l'on dit, le «genre» de Swan n, parce qu'elle ne correspond pas à l'idéal esthé­tique qu ' il s'en fait. Et ça n'est pas le temps qui favorisera l'émer<>ence de l'amour et de la transformation radicale du personnaoe d'Odette . ~e seront

plutôt les rémil~is~ences esthétiques et les idéaux pl~stiques de Swann qui retrava illeront I11teneurement le portrait. Ainsi, à une success ion de ren­contres plutôt d.éceptives se superposera le temps intérieur qui viendra cor­ngel' le portrait du personnage, et les impressions immédiates se ront progress ivement remplacées par la médiation de l'art :

Une seconde visite qu ' il lui fit eut plus d'importance peut-être. En se rendant chez, elle ~e jour-UI comme chaque fois qu'il devait la voir, d'avance il se la representa lt ; ct la nécessité où il était, pour trouver jolie sa figure, de limiter aux seules pommettes roses ct fraîches, les joues qu 'e ll e avait si so uvent jaunes, parfois languissantes, piquées de petits points rouges, l'affl igeai t comme une preuve que l'idéal est inaccessible ct le bonheur, médiocre. Il lui apportait une gravure qu'elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle le reçut en peignoir de crêpe ~e Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout, à côté de lui laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu'elle avait dénoués, [ .. . ] e ll ~ frappa Swann par celte ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fi lle cie Jéth ro, qu'on V?lt dans une fresque de la chapelle Sixtine. [ . .. ] Il n'estima plu s !e visage d o.dette selon la plus ou mOIJ1S bonne qualité cie ses joues [ .. . ] mais comme un echeveau de lignes subtiles et be ll es que ses regards dévidèrelll , poursuivant la courbe de leur enrou lement, rejoignant la cadence de la nuque ù l'effusion des cheveux et ù la flexion cles paupières, comme en un portrait d'elle en lequel son type devenait II1tellIglble et clair (pp. 222-224).

l Le proc.e~sus de création du personnage est ici très clair: c'est la synec­doql~e pO.sltl ve - le prélèvement d' une partie du corps réel à parti r d ' un modele p ictural-.qui permet d'exhausser le portrait au niveau esthétique: le visage deVient fresque, la fresque se trouve reprodu ite dans le vi saoe.

A i?s i les pe:'sonn~ges se tl~ouvent «affranchis de l'ordre du temps», tra~és qu Ils sont a partir d'u ne eterl1lté de la création artistiq ue et d'un univers scnpturaIre ql1I renvoie le modèle à sa représentat ion et la représentation à son modèle; c'est en définitive l'horizon esthétique qui permet de fonder le processus fusionnel rendant possible la constitution du personnage.

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3 Vers ulle exacerbation de la déco1ls/ruc/ioll

3.2 Le regard du narrateur

Plutôt que de se poser la question de l'autobiographie ou de la transposition autobiographique chez Proust, il faut davantage adopter la conVictIOn que le narrateur est le personnage principal de La Recherche: c'est à travers son regard que se tisse la stabilité de l'œuvre, c'est lui qui oriente l'horizon d'attente fondé sur l'incessante quête esthétique de l'œuvre d'art.

La Recherche nous invite à accompagner en effet un regard qui parcourt le monde, le découvre. l'interprète. En ce sens, le roman proustien est une forme de roman d'apprentissage, car le monde est, selon les analyses de Gilles Deleuze5, un univers peuplé de signes à décrypter. Le regard du narrateur est un regard sémiologique qui évolue en fonction de ses découvertes:

L'œuvre de Proust n' est pas tournée vers le passé et les découvertes de la mémoire, mais vers le futur ct les progrès de l' apprentissage . Cc qui est impor­tant , c 'est que le héros ne savait pas certaines choses au début, les apprend pro­gressivement, et enfin reçoit une révélation dernière (p. 36).

Ça n'est pas dire que la mémoire ne joue aucun rôle, mais qu:elle.;st là pour constituer un être en projet dans la mesure où elle permet le J~u fecond de l'association parce que le sujet ne peut décrire le monde, mais dOit le construire . Deux catalogues d'exposition (Prol/st et le peilltre, Caen, 1993 et Prousl et les peintres, musée de Chartres, 1991) montrent combien le processus de création proustien est comple~e, puisq~l' ~I fonctionne ~ar entremêlement, prélèvement e t association: il est difficile de reconnaltre exactement la figure d 'Elstir, mais l'on peut, par déduction, penser qu ' il représente la quintessence de multiples peintres. Le processus de constitu­tion du personnage du narrateur est, à bien des égards, sllTIllalre :

Chaque ligne d'apprentissage passe par ces deux moments: la déceptiOl~ four: nie par une tentative dïnterprétation objective, puis la tentative de remcdler a cette déception par une interprétation subjective où nous reconstruisons des ensembles associatifs. Ainsi en amour, et même en art (Deleuze, p. 47) .

Ces processus de perception par analogie, par association et par superpo­sition influencent à la fois la formation du narrateur et la constitutIOn des

5. Pro us/ et les siglles, Paris. pur, 1964.

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Vers ulle exacerbation de la décons/ruc/ion.

personnages qui, inscrits dans le temps, ne se modifient pas seulement mais superposent leurs différentes images, comme si leur visage préscllI conte­nait, en filigrane, les multiples visages passés:

Le temps en effet métamorphose non seulement les caractères , mais les visages, les corps, les lieux mêmes, et ses effets se sédimentent dans l'espace (c'est ce que Proust appelle le «Temps incorporé ») pour y former une image brouillée dont les lignes se chevauchent en un palimpseste parfois illisible, presque toujours équivoque [ ... 1 (G. Genette, « Proust palimpseste », Figures l , 1966, p. 51).

Mais à cette sédimentation provoquée par la mémoire s'ajoute l'imagina­tion qui vient parfaire la composition des personnages et la modèle d'une autre manière. Ainsi, remémoration et projection impliquent que le person­nage proustien, inscrit profondément dans la durée de la narration et dans la successivité des rencontres disséminées dans la temporalité, ne pourra en définitive se réaliser que dans le figement dernier des ultimes instants de la vie, ou dans la mort.

Le saisissant retour du narrateur dans le monde, à la soirée Guermantes, multiplie les constats sur les ravages du Temps:

Gilberte de Saint-Loup me dit: « Voulez-vous que nous all ions dîner tous les deux seuls au restaurant?» Comme je répondais: « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j'entendis que tout le monde autour de moi riait, ct je m'empressai d'ajouter: '«ou plutôt avec un vieil homme » (Gall imard, « Bibliothèque de la Pléiade », Ill , p. 931).

Mais si le temps affecte le personnage du narrateur, celui-ci , en retour, n'oublie pas de noter qu'il en va de même pour les personnages protéi­formes devenus d'effrayantes sculptures figées:

Les femmes tâchaient de rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s'y prêtait plus. On était effrayé en pensant aux périodes qui avaient dü s'écou ler avant que s'accomplît une pareille révolution dans la géologie d ' un visage, de voir quelles érosions s'étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions au bord des joues entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires (p. 946).

On comparera pour le plaisir les champs lexicaux de la courbe, de l' har-monie qui caractérisent le troisième portrait d ' Odette avec le champ lexical

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3 Vers ulle exacerbatioll de la décollstrl/ctioll

somme toute cruel de la pétrification qui définit ces restes des personnages dégradés. C'est que le fil du temps, le fil de la vie du narrateur et le fil de l'œuvre ont tissé et confectionné des êtres devenus étrangers à eux-mêmes, étrangers au narrateur (Proust utilise cette métaphore du fil pagcs 972 et 973 du tome III de la Pléiade). Comme le signale Georges Poulet, ce n'est pas seulemcnt dans le parcours que se réalise le pcrsonnage proustien, mais c'est surtout dans le mouvement qui fonde l'essence de l'être comme hori­zon de l'œuvre : « Le roman de Proust est l'histoire d ' une recherche : une rccherche, c'est-à-dire une suite d'cfforts pour retrouver quelque chose quc l'on a perdu. C'est le roman d'une existence à la recherche dc son essence» (Éludes sur le lell1ps 11l11/win , J, éditions Presses Pocket, 1952, p. 408) ct, plus loin: « Lc temps rctrouvé, c'est le tcmps transcendé » (p. 437) . Lc per­sonnage proustien se trouve emporté par le flot scripturaire en quête de l'essence des êtres. La transcendance dont parle Poulet, c'est l'idéalité de la personne devenue personnagc dans le temps et l'espace de l'écriture: « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature» (La Recherche, p. 895).

4. GIDE ET LES PERSONNAGES-BOBINES L'on sait qu' André Gidc a écrit des récits (Isabelle , La SY11lphonie pasto­rale), des soties (Les Caves du Vatican, Paludes), mais qu'il n'a écrit véri­tablement qu'un roman: Les Faux-Monnayeurs. C ' est donc cette œuvre que nous intcrrogerons exclusivemcnt, œuvrc de la lucidité créative ou de la création lucide, d'autant plus intéressante qu'elle est commentée par un texte d'accompagnement, le Journal des Fallx-Monnayeurs, qui signale, de mois cn mois, les difficultés rencontrées par le romancicr ct son questionne­ment sur la constitution du personnage.

Ce qui caractérise en premier lieu le projet gidien, c 'est son refus de construirc a priori des personnages solidcs :

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Mais, dès qu'il faut les vêtir, fixer leur rang dans l'éche lle sociale, leur car­rière, le chiffre de leurs revenus; dès surtout qu'il faut les avoisiner, leur inventer des parents, une famille, des amis, je plie boutique. Je vois chacun de mes héros, vous l'avouerais-je, orphelin , fils unique, célibataire et sans enfants (Jol/mal des Faux-MolIl/ayeurs, Gallimard, 1923, p. 52).

Vers l/Ile exacerbatioll de la décollstrl/ctio/l ( C(. ~ /\ i

Le personnage idéal sera Bernard, bâtard quittant sa famillc, délivré de ces liens qui embarrassent l'auteur; ou Édouard, Ic romancier solitaire pré­occupé de création. Sur ce point, le Journ al des Faux-Monnayellrs , et le journal d'Édouard dans le roman expriment les mêmes convictions: la des­cription du personnage tue le personnage, l'appauvrit, le rend insipide; c'est au lecteur de le construire par la puissance dc son imaginaire:

Ne pas amener trop au premier plan - ou du moins pas trop vite - les per­sonnages les plus importants, mais les reculer, au contraire, les raire attendre. Ne pas les décrin.: , mais faire en sorte de forcer le lecteur il les imaginer comme il sied (Jol/mal des Faux-Mo/llwyeurs, p. 56). Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui, vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art. comme partout, la pureté seule m'importe) ait il s'en occuper (Les Fallx-Mo/llwyeurs, p.93).

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Une telle construction nc peut toutefois sc réaliser que dans la duréc, c'est-à-dire dans un temps romanesque qui seul pcut permcttre d'exposer les différents points de vue des au tres personnages sur les protagonistes du récit; le personnage n'est souvcnt chez Gide quc le point dc convcrgcncc ponctuel des autres regards sur lui-même; il convient alors de construire le suj et romanesque à partir de « truchcments successifs» (Joumal des Fau.\'­Monnayeurs, p. 22), ü partir « d'angles divers » (ce qui n'est pas sans rap­peler, à certains égards, la technique du roman épistolaire). Cette technique des regards croisés et diffé rent s permet de dévoiler progressivement des aspects encore inconnus ou méconnus du pcrsonnage dont la caractérisa­tion est la résultante d ' une véritable combinatoirc des regards contradic­toires (il en est ainsi de Bernard analysé du point de vue d'Oliv ier, d'Édouard, dc Profitendieu, ou de Passavantl:._Lc personnagc, présent in medias res dès l'incipit, se complète au fur et ù mesure, commc une bobine à partir des différentes situations qu ' il rencontre:

Je tâche il enrouler les fils d'acier de l'intrigue et la complexité de mes pen- T sées autour de ces petites bobines vivantcs que sont chacun de mes person- __ nages (Journal des Faux-Mol/nayeurs, p. 23). ~

Celle technique romanesque particulière entraîne deux conséquences majcurcs dans la problématiquc du personnagc g idien.

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3 Vers une exacerbatioll de la déconstructioll

4.1 Refus du modèle et imprévisibilité du personnage

Tout d'abord, si le personnage se constitue dans le déroulement même de l'écriture, il est impossible qu'il ress0l1isse à la question du référent. Édouard le note dans son journal, le projet balzacien lui paraît absurde :

Concurrence à l'état civil! comme s'il n'y avait pas déjà suffisamment de magots et de paltoquets sur la terre! Qu'ai-je affaire à l'état civil! L'état c'est moi, l'artiste; civi le ou pas, mon œuvre prétend ne concurrencer ricn (Les Faux­MOllnayeurs , p. 231).

À un point tel- subtil renversement - que le personnage le plus difficile à créer est celui dont la représentation se trouve comme parasitée pm' le souvenir dérangeant de son modèle:

Les meilleures parties de mon livre sont celles d' invention pure. Si j'ai raté le por­trait du vieux Lapérousc, cc fut pour l'avoir trop rapproché de la réalité; je n'ai pas pu perdre de vue mon modèle. Le récit de cette première visi te est à reprendre. Lapérousc ne vivra et je ne le verrai vraiment que quand il aura complètement pris la place de l'autre. Rien encore ne m'a donné tant de mal. Le difficile c'est d' inventer, lit où le souvenir vous retient. (Journal des Faux-Mollnayeurs, p. 67).

Chez Gide, ce qui concerne la constitution du personnage, c'est sa repré-sent~ion dans une structure et un univers déjà scripturaires mais un univers en projet; cc qui signifie clairement que le personnage, dans Les Faux­Monnayeurs, est imprévisible, seconde conséquence de cette technique des regards croisés qui constituent l'autre à partir de lu subjectivité de ceux qui le considèrent. Michel Zeraffa note en effet: « Gide désire laisser la personne et le monde en situation d'absolues imprévisibilité et variabilité » (La Révolution romanesque, p. 97). Gide, principalement au travers du personnage, maintient dès lors le romancier à la fo is à l'extérieur et à l'i ntérieur de l'espace roma­nesque. De plus, en interpellant parfois son lecteur, il intervient directement en affirmant sa méconnaissance des personnages e t de leur comportement, de leurs décisions et de leurs pensées :

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J'au rais été curieux de savoir ce qu'A ntoine a pu raconter à son amie la cuisi­nière ; mais on ne peut tout écouter. Voici l' heure où Bernard doit aller retrou­ver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s' il dîna du tout (Les Faux-Monnayeurs, p. 33). Je ne sais trop commellt Vincent et lui se sont connus (Les Faux-Monnayeurs , p. 48).

Vers une exacerbatioll de la déconstructioll

Et, dans le journal d'Édouard: Inconséquence des caractères. Les personnages qui , d'un bout à l' autre du roman ou du drame agissent exactement comme on aurait pu prévoir. .. On pro­pose à notre adm iration cette constance, cl quoi je recOi/llais au coI/traire qu 'ils SOllt artificiels et COllstruitS (Les Faux-Mollllayeurs, p. 42 1 ; nous soul ignons).

Pour Gide, le personnage est inconnu tant qu'il n'est pas écrit , fixé dans le monde imaginaire du roman. Son créateur n'a pas la maîtrise de la créa­ture : il en suit l'évolution, un peu comme si la création se coupait du réfé­rent et que le référentiel, ici, était exclusivement l ' univers fictionnel. En parallèle aux remarques d'Édouard, il faut citer ces remarques du .foumal des Faux-Monnayeurs:

Le mauvais romancier construit ses personnagcs ; il les dirige ct les fait parler. Le vrai romancier les écoute ct les regarde agir; il les entend parler dès avant que de Ics connaÎtrc, ct c'cst d'après ce qu'il entcnd dire qu ' il comprend peu à peu qui ils sont (p. 76).

L'écriture est donc le lieu où l'auteur, loin d'être omniscient, découvre la complex ité de ses personnages mis dans des situations et des interrelations particulières. On objectera que c'est en définitive Gide qui reste le maître de l'arch itecture romanesque, qu 'i l est le démiurge. Mais c'est à lui que rev ient l' idée de considérer le roman comme une forme de laboratoire où le person­nage, résolument autonome, ag it indépendamment de son auteur: ici, l'intention du texte est supérieure à l'intention de l'auteur ; e t ce type de rapport peut créer quelques heureuses surprises:

Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne lc connaissais pas suftïsam­ment quand il s'est lancé dans mon li vre. II est bcaucoup plus intércssant que je nc le savais (Jou mal des FaLlx-Mollllayeurs, p. 77).

Ainsi, le personnage se constitue plus qu' il n'est constitué, traversé qu'il est par la figure de la fausse monnaie: plus simulacre de personnage que per­sonnage à part entière, il appartient à cette catégorie d 'œuvres qui di sent leur projet esthéti que plus qu 'elles ne l'incorporent si lencieusement à leur espace.

4.2 Un roman métadiscursif

Dès la parution de Paludes en 1895, on a pu comprendre que le plaisir de Gide consistait à maintenir une distance ludique entre le créateur et son

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livre. Cette volonté de mise à distance peut s'effectuer à parti r de la mise en abyme, technique qui consiste à représenter l'œuvre dans l'œuvre (un récit à l'intérieur d'un récit, par exemple). Dans Les Faux-Monnayeurs, roman, un romancier, Édouard, écrit un roman intitulé Les Faux-Monnayeurs. Il écrit parallèlement un journa l à propos de son œuvre comme le fait Gide dans le Journal des Faux -Monnayeurs. Ce procédé permet à Gide de mettre au jour le processus de création dans le même temps que s'écrit l'œuvre et que l' auteur écrit l'œuvre (comme l'écrit Valéry dans ses Cahiers: «dans le "il fit des fict ions" c 'estfit qui construit i/6 ») .

Dans cette démarche très lucide de la création, le romancier scrute et observe ses personnages, en analyse les comportements: il dévoile à la fois leur aspect én igmatique et les procédés scripturaires qui permettent de dévoi­ler l' én igme:

Profitons de ce temps d'été qui disperse nos personnages pour les examiner à loi­sir. Aussi bien sommes-nous il ce point médian de notre histoire, où son allure se ra lentit et semble prendre un élan neuf pour bientôt précipiter son cours (Les Faux-Mol//wyeurs, p. 275).

Suivent trois pages d 'analyse visant à ressaisir la personnalité du person­nage, à en recadrer la compréhension: l'i ntention d'auteur tente d'appréhender les individus qui lui échappent, de recentrer l'intention du livre. Mais, dans Les Faux-Monnayeurs, la problématique de la réception du personnage par le lec­teur n'est pas exclue: elle est au contraire incluse dans le processus métadis­cursif, elle assigne un rôle à l' inten/Îo lee/oris qui doit, e lle aussi, bâtir et construi re le personnage. Il faut donc exclure toute description trop contrai­gnante, de telle sorte que le lecteur, affranchi de l' impératif catégorique du por­trait, soit libéré et puisse projeter imaginairement la figure des personnages:

Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l'imagi nation qu ' il s ne la servent et qu 'ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît (Les Faux­Monnayel/rs, p. 92).

Et, plus loin: «Le romancier, d ' ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l'imagination du lecteur » (p. 94). La nouveauté, dans cette tech-

6. Référence ci tée par Hédi Kaddour, revue ROll/an 20-50, n° 1 1, Illai 1991 , p. 34.

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nique romanesque gidienne, étant de laisser toujours une part d'indécision dans la construction du personnage qui demeure une conscience et up indi ­vidu en attente, en progrès et en devenir: inscrit dans la durée de l'espace romanesque, dans la durée de l'écriture créatrice, dans la durée de la lec­ture, il dépend de cette triple relation d ' intentions.

Mais le roman de Gide nous ramène, d ' une autre manière, il la question des rapports entre l'existence et la fiction, entre le référentiel et la littérature:

J'ai écrit le premier dialogue en tre Olivier et Bernard et les scènes entre Passavant et Vincent, sans du tout savoir ce que je Ccrais de ces personnages, ni qu i ils étaient. Il s se sont imposés à moi , quoi que j 'en aie (Jol/mal des Fal/x­MOl/llayeurs, p. 76).

Problématique d'une liberté et d ' une autonomie du personnage qui nous est désormais familière. Toutefois, Gide ajoute: « Rien de miraculeux là­dedans . Je m 'explique assez bien la formati on d ' un personnage imag inaire, et de quel rebut de sni-même il est fa it » (Journal des Faux-Monnayeurs, p. 76). Si le personmlge est un être imag inaire évoluant quasi librement dans un monde fictionnel, il n 'en rcste pas moins qu'il représente une part méconnue, voire non réalisée de la personnalité de son auteur. Dans cette perspective, les possibles romanesques réali sent ou dévoilent les virtualités d ' une ex istence. Inversement, l'on peut affirmer que l' ex istence vécue se trouve prolongée, envisagée sous d'autres angles dans l' espace romanesque qui y prend racine, mais la transmue. Cette conception du personnage, à la fo is ancré dans le référentiel mais transmué dans l'altérité de la création imaginaire, est particu lièrement présente dans l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline.

5. PERSONNAGE ET VISION DU MONDE CHEZ CÉLINE Henri Godard , dans sa Poétique de Céline écrit : « Sans un mot d 'argot ni même populaire, la première phrase du Voyage s'est installée dans le pluri­vocalisme et elle a donné une de ses notes fo ndamentales : la polémique » (éd. Gallimard, 1985, p. J 30). L'essentiel de la problématique du person­nage est ici désigné : chez Céline, le personnage est essentiellement un por­teur de paroles multiples, et le porteur d ' une conception philosophique du monde. Si l'on considère en effet l'incipit du roman, chacun des termes

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revêt une valeui' d ' annonce pr~grammatrice de la lecture qu'il convient d ' adopter pour saisir le personnage célinien :

Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Althur, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner; il veut me parler. Je l'écoute. «Restons pas dehors qu ' il me dit. Rentrons!» Je rentre avec lui , voilà (Folio, p. 15).

Texte exemplaire si l'on accepte d'effectuer une rapide analyse stylis­tique: la double abréviation de « cela », l'utilisation du passé composé, le décumul des pronoms «< moi , jc »), l'emploi de la phrase sans verbe, la pré­sence de l'oralité «<qu ' il me dit») ind iquant clairement une poétique de la

C dégrammaticalisation » de la phrase et une poétique des voix multiples. -Pa r a illeurs , on constate l'utili sation de la dérision onomastique (Ganate/Ganache), l'existence d'un roman du je , l'inscription des person­nages dans un toponyme référentiel connotant un milieu populaire. E nfin, l'allusion autobiographique « un carabin lui aussi» qui inscrit Ic roman céli­nien dans la problématique de la transposition (Louis-Ferdinand Céline était médecin). Ainsi, le personnage célinien sera caractérisé en priorité par un nom, une parole et une conception spécifique du monde.

5.1 Le traitement onomastique

Henri Godard et Marie-Christine Bellosta 7 signalent à plusi eurs reprises la volonté célinienne de modifier les noms, ou de les construire à partir d ' un té léscospage dérisoire de plusieurs termes. Cette dérision onomastique sera présente tout au long du roman et obligera le lecteur à retrouver les mots sous les noms, et à saisir le ridicule qui viendra frapper de plein fouet tel ou tel personnage. On pourra ainsi repérer les noms de Bestombes, de Birouette (pirouette + biroute ?) de Brandelore, d'Empouille, d'Herote, de Puta, de Parapine, tous empreints, de près ou de loin, de connotations le plus souvent érotiques ou grotesques. Cette sémiotique du nom relè ve en partie d'une volonté, chez Céline, de décrire le monde sous un aspect carn a-

7. Célil/e 0 /./ l 'a I'l de la cOl11radicliol/, PUF, 1990. Lire également l'article de Yves Baudelle, « l'onomastique carnavalesque », ROl11al/ 20·50, na 17, juin 1994.

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valesque et caricatural dans la mesure où le nom correspond bien aux fonc­tions et aux agissements du personnage. Le nom comme signe n'est pas arbitraire mais motivé: il participe à une vision du monde et touche plus particulièrement les personnages de second plan qui sont les signes mani­festes d'une pourriture de la société, des êtres qui participent au voyage ini­tiatique vers la nuit, vers l'engloutissement fin al dans la nuit.

5.2 La parole du personnage

Chez Bardamu, le langage ut ili sé n 'est pas, comme pour les personnagcs d'Henri Barbusse, une parole citée ou rapportée mais une parole travaillée et mêlée: c 'est ce qu'Henri Godard nomme le plurivocalisme. On ne pcut dire que le personnage principal parle bien ou mal: on peut plutôt dire que sa parole fait cohabiter différentes voix. Chacune, selon Godard , indique une position interprétative et ouvre une opposition à l'appré hension du monde effectuée par un langage plus académique et plus officiel. Il en résulte un «conflit interne de deux attitudes », ce que Gracq définit par l 'expression «entre-deux langues ». Le langage de Bardamu, certes, le caractérise . Mais plus encore, il souligne le rapport complexe qu'entretien­nent le référentiel et l' i.II1ivers scripturaire. On sait que le Voyage retrace en partie le parcours existentiel de Louis-Ferdinand Destouches: la guerre de 1914 dans les cuirassiers, la blessure, le voyage e n Afrique, le voyage en Amérique, l'exercice de la médecine en banlieue parisienne ... ,On sait éga­Iement que Mort à Crédit reprendra les épisodes de l'enfance. A l'évidence, l'univers romanesque de Céline peut ê tre perçu comme autobiograph ique; auquel cas, le personnage aurait pour modèle la personne de l'auteur. Mais le mode de traitement de la réalité (transformation dcs noms, transformation des toponymes, interversion des épisodes) et l'utilisation d'une parole spé­cifique nous obligent à considérer l'œuvre célinienne comme une transposi­tion c ' est-à-dire dans un constant rapport entre le référentiel et la fiction: Hen'ri Godard note, dans sa notice du Voyage: «Écrire, pour lui, c 'est trans­poser l'expérience en faisant en sorte qu ' elle puisse avoir le dehors d'une fiction et être p e rçue comme récit d'une expér ience » (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » , tome 1, p . 1158). Ce rapport dialectique touche directement la problématique de la conception du personnage:

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«Une autobiographie, mon livre? C ' est un récit à la troisième puissance. Céline fait délirer Bardamu qui dit ce qu ' il sait de Robinson» (Cahiers Céline, l, p. 88). Le personnage célinien, dont la réalisation est influencée par les notions de point de vue sur le mode du monologue intérieur et par le plurivocalisme, devient en définitive un personnage philosophique, dont le parcours initiatique (on a pu voir dans le Voyage une récriture du Candide de Voltaire) met au jour une vision du monde qui s'oriente toujours vers un noircissement de l'homme, de la soc iété et de l'ap'préhension métaphysique de l'univers .

5.3 Un personnage porteur d'une vision spécifique du monde

Le personnage de Bardamu se constitue à pattir d'un triple mouvement quasi constant dans l'œuvre. Comme l'écrit Philippe Murray: «Chaque événement, chaque épisode, pratiquement chaque microséquence produit sa microconclusion éthique» (Céline , Éd. du Se,uil, 1981, p. 47). Dans un pre­mier temps, le personnage regarde, considère, constate; dans un deuxième temps, par une sorte de plongée intérieure, il commente et analyse l'événe­ment; enfin , dans un troisième temps, il met 'Je monde en formule . Le per­sonnage aboutit à une conclusion générale à partir d'une appréhension inductive du monde que l'on pourrait résumer ainsi: perception, intériorisa­tion, formulation. L ' épisode de la guerre des tranchées, en début de roman, est à cet égard très parlant : Bardamu, dans un premier mouvement, regarde la campagne, les bourbiers , les maisons, l'univers de la guerre. Suit une méditation intérieure sur la guerre:

Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors, ma frousse devint panique (Folio, pp. 23-24).

Enfin, jaillit la formule brève, lapidaire, où, comme le dit Céline, Bardamu fait son «La Bruyère» : « On est puceau de l'Horreur, comme on l'est de la volupté » (ibid., p. 24). Cette pratique systématique du «trait final et exécutoire» fonctionne donc comme une réorganisation du monde qui se trouve redistribué par le style.

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Vers une exacerbation de la déconstruction

De plus, au cours du roman, le personnage devient de plus en plus sémiologue, au sens clinique et médical du terme: le personnage médecin emplit le monde de la présence de la mort; du moins son regard perçoit constamment la mort qui se maintient et se développe dans la vie. Le per­sonnage portera désormais la parole philosophique de son auteur:

Céline attire notre attention sur le fait qu 'il ne nous mène pas dans le monde mais dans sa vision du monde, une vision habitée par des types sociaux , des types moraux. des types culturels qu'il forme et qu ' il déforme, qu ' il critiquc (M.-C. Bellosta, p. 62).

Et cette vi s ion du monde, de plus en plus acérée, de plus en plus cynique et lucide, entraîne le lecteur vers une conception radicalement crue de l'humanité. Au-delà de la pensée, en-deçà des paroles, le corps, le portrait grouillant de nous-même, dérisoire anthropologie:

J'avais l' habitude et même le goût de ces illéticuleuses observations intimes. Quand on s'arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor bavcux. C'est plus compliqué et plus pénible que la défécation de notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à sif­fler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sens visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition! Voilà pourtant ce qu'on nous adjure de transposer en idéal. C'est difficile. Pui sque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le se ntiment. Amoureux ce n'est rien c'est tenir ense mble qui est difficile. L'ordure, elle ne cherche ni à durer, ni à naîtrc. Ici, sur cc point, nous sommes bien plus malheureux que la merde, cet enragement il persévérer dans notre état constitue l' incroyable torture (Voyage ail bout de la nuit, pp. 426-427).

Ici , nul portrait du protagoniste. Nul portrait de l'abbé Protiste. Mais un portrait général de l'homme, lecteur et 8ardamu confondus. Le personnage regard devient personnage philosophique; son point de vue analyse l'homme, puis l'humanité. Le sujet, objectivé dans le regard de l'autre, se considère et se juge. La connaissance de l'homme passe par le personnage en tant qu ' il est visiteur du monde, analyste du monde. Reflet parfois terri­fiant d'une vision de ce monde. Rencontrant l'histoire, la société, la liberté, il sera porteur d'un questionnement philosophique ou métaphysique sur l'univers qui le sous-tend. C'est particulièrement dans les œuvres de

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Malraux, de Sartre et de Camus que se rencontrent de tels personnages. Un peu comme Bardamu «ayant fait l'épreuve de ce monde moderne», ils en sont « devenus l'une de ses figures» (H. Godard, notice, p. 1170).

6. LE PERSONNAGE PHILOSOPHIQUE

6.1 Le personnage chez Malraux

En 1933 avec La COlldition humaine, puis en 1937 avec L'Espoir, André Malraux inscrit résolument le roman dans une perspective historique. En soi, le procédé n'est pas nouveau - qu'on songe au Feu d ' Henri Barbusse par exemple - mais I~s p~rspectives adoptées par Malraux vont modifier sensi­blement la conception du personnage à l'intérieur de l'espace romanesque . Qu'ils soient héros (l'auteur aime à exalter les sentiments élevés, les actions remarquab les ) ou anti-héros (certains de ses personnages, comme Hemmelrieh, sont"des exclus de l'existence, des « misérables »), chacun des protagonistes, profondément lié à l' action, (le soulèvement insurrectionnel des membres du parti communiste chinois entre le 21 mars et le 12 avril 1927 ou la guelTe civile espagnole du 18 juillet 1936 au 20 mars 1937), plus qu'un individu, représente une manière spécifique d ' appréhender le monde en fonction d'une position politique ou philosophique personnelle.

Chez Malraux, le personnage est porteur d'une conception du monde qui permettrait éventuellement de répondre ft la question absurde de la condition humaine, du destin de l' inùividu. Si l' on considère que le romancier déve­loppe des mondes possibles, on peut accepter de définir les personnages comme autant de destinées possibles en fonction de la situation historique qu'ils rencontrent et de la position éthique et philosophique qu'ils adoptent. Aussi chacun des personnages devient-il l'incarnation d'une idée, la mani­fèstation tangible, intellectue lle, sensible et agissante d ' une idéologie. Le héros malrucien est davantage un symbole, avant d'être un individu. Cela ne signifie en aucun cas qu ' il ne possède pas un corps ou une sensibilité, mais ceux-ci sont en grande partie formés par l'idéal d'actions ou de pensées qu'il représente. Chacun des prota-~istes peut ainsi être analysé en fonction de sa position intellectuelle 0j..représente le chef communiste, l'homme d'action, l'organisateur volontaire absolument dévoué à l'idéal révolution-

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. ~ naire. Tchen, f ils spirituel de Gisors, être solitaire et déchiré, opte pour une position i·ésolument anarchiste, voire tragique: le sens de l'existence passera pour lui par l'activité terroriste. Gisors, le père biologique de Kyo, est un sage d ' une soixantaine d'années. Ancien universitaire, philosophe marxiste, il a définitivement opté pour l'évasion par le truchement de l'opium; il est davantage att iré par l'intelligence, la méd itation, les paradis artificiels, la musique et l'art. Hemmelridî est le modèle de l'humilié dostoïevskien ; libéré des contraintes terribles de l'existence qui pèsent sur lui (sa femme chinoise, son fils malade), il atteindra la rédc.nl{ltion ct accédera à l'humanité en combattant avec courage au côté de ~w.):::e dernier, peut-être !e per­sonnage le plus élevé, le plus hautement humain de La Conditioll hl/maine, sera le personnage de la fraternité, puisqu'il partagera sa pilule de cyanure avec deux de ses camarades. En ce sens Katow, dépasse la cruauté inhu­maine de la répression en accédant au partage de la douleur et de la mort.

Au cœur du roman, une méditation profonde de G isors résume admira­blement cette conception de la sign ification ex istentielle d'une appréhen­sion personnelle et singulière du monde:

Il faut toujours s'intoxiquer: ce pays a l'opium , l'Islam le haschisch, l'Occident la femme . . . Peut-être l'amour est-il surtout le moyen qu 'emploie l'Occidental pour s'affranchir de sa condition d ' homme ... Sous ses paroles, un contre-courant confus et caché de figures glissait: Tchen et le meurtre, Clappique et sa folie, Katow et la révolution, Mayet l'amour, lui-même et l'opium . ..

Et, plus loin:

Mais, l'homme n'a pas envie de gouverner il a envie de cont raindre, vous l'avez dit. D'être plus qu ' homme, dans un monde d'hommes. Échapper à la condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance n'est que la justification intellec - !

tuellc, c'est la volonté de déité: tout homme rêve d'être dieu (pp. 234-235). ':

11 faut reconnaître que les personnages de Malraux possèdent des voix spécifiquffs (les tics de langage de Clappique, les fautes de langue de Katow, le discours philosophique et châtié de Gisors) ; qu'ils possèdent des corps souffrants, des pensées parfois tragiques. Mais la brutale intrusion de l'histoire dans leur existence modifie considérablement leur caractère : ils sont davantage des types, comme le seront les républicains espagnols de

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3 Vers une exacerbation de la déconstruction

L'Espoir. L'originalité de Malraux, dans le traitement de la constitution du personnage, vient du fait que l'auteur se situe à la croisée du renouvelle­ment des techniques narratives (utilisation du monologue intérieur, de l'alternance des focalisations, influence des techniques spécifiques au cinéma) et de conceptions philosophiques apparues dans le champ de l'écri­ture romanesque. En ce sens, le roman malrucien fait du personnage un être complexe où se mêlent convictions politiques, profondeur psychologique et interrogation métaphysique. C'est dans son affrontement perpétuel avec le monde injuste, le moi déchiré et la mort inéluctable qu'il deviendra ou un être désespéré ou un personnage de la fratern ité.

6.2 Le philosophe et son personnage

Si Sartre, dans Qu'est-ce que la Ii/férature ? (publ ie' L'Il 1948), se réfère abondamment aux écrivains du XVIII e siècle, c'est qu'il reprend à son compte une tradition du siècle des Lumières qui consistait à ne pas séparer méditation philosophique et écriture littéraire. Cette double vie scripturaire de l'écrivain n'avait pas été réellement présente dans la littérature depuis Rousseau, Voltaire et Diderot. Pour Sartre, il semble que le roman soit le laboratoire, le lieu d'expérimentation d'une part de sa philosophie. C'est à partir de La Nausée, paru en 1938, que nous analyserons le rôle et la fonc­tion du personnage dans le roman sartrien. Pour le philosophe, le prosateur est celui qui dévoile: sa fonction est essentiellement heuristique:

Ainsi , en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer ; je l'atteins en plein cœur, je la transperce et je la fix e sous les regards; à présent j 'en di spose, à chaque mot que je di s, je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j 'en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l' avenir. Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d' act ion secondaire qu ' on pourrait nommer l'action par dévoilement (Qu'est-ce que la littéra/ure ? Gallimard, coll. « idées », 1972, pp. 29-30) .

Le projet sera donc de comprendre et de prendre conscience d'exister, en faisant venir le monde à l'être, ce qui constitue le fondement essentiel de la liberté (<< récupérer et intériori ser ce qui est le non moi par excellence» p. 75) . Pour Roquentin, dans La Nausée , le projet sera identique: il devra

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Vers une exacerbgtion de la décolls/ruction

lutter sans cesse contre le monde hostile pour le comprendre - au sens éty­mologique - afin de recouvrer la conscience de soi et la liberté : «Exister, c' est être là, simplement; les existants apparaissent, se lai ssent rencontrer, mais on ne peut j ama is les déduire » (Folio, p. 184). En fait, pour Roquentin, l'existence précède l'essence, théorie philosophique célèbre que l'on retrouve dans l'espace romanesque. Et c 'est dans la rencontre avec les existants que se jouera la certitude de l' être. Cette lutte perpétuelle avec l'altérité antagonique du monde passera par une perception des phénomènes et une phénoménologie de la perception; l' expérience sera relatée par le journal intime et les' dialogues rapportés par le narrateur du journal, deux formes d 'écriture qui permettent de rendre compte le plus exactement pos­sible de l'intériorité du moi face à l' entêtement buté des existants:

Tout à l'heure, comme j'allais entrer dans ma chambre, je me suis arrêté net, parce que je sentais dans ma main un objet froid qui retenait mon attention par une sorte de personnalité. J'ai ouvert la main, j'ai regardé: je tenais tout sim­plement le loquet de la porte.

Ici , le sujet psychologique se trouve objectivé par la « personnalité » de l'objet. Le personnage, à travers la perception du monde, se trouve englué dans l'univers étrange des objets: il ne s' agit plus de perception interne d ' un monde déjà constitué comme chez Édouard Dujardin, pas même de l'errance d ' un regard intérieur sur le monde, regard commenté par le mono­logue d'un sujet en quête de cohérence. Il s' agit ici d'un personnage frappé par l'étrangeté des objets, de leur étonnante aptitude à exister :

Les objets, cela ne devrait pas toucher, pui sque cela ne vit pas. On s'en sert , on les remet en place, on vit au milieu d'eux: il s sont utiles, rien de plus. Et moi , il s me touchent c'est in supportab le. J'ai peur d' entrcr en contact avec eux cOlllmc s' il s étaient des bêles vivantes (p. 24).

La fina lité de la présence du personnage au monde ne ressortit plus qu'à une seule condition , essentie lle, indispensable, insistante: « Rien. Existé» (p. 147). Mais en face, les objets, devenus autonomes - existants - contes­tent l'être même du sujet, accentuent leur présence, deviennent de terribles «ça», éloignés de la compréhension intellectuelle mai s situés au plus près de l'appréhension phénoménologique, devenant les éléments innommables. Le sujet se trouve dès lors comme dévoré par la force ex istante des choses :

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3 Vers une exacerbation de la déconstructiO/l

Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes, et ça paraît imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des choses, les innommables . Seul, sans mots, sans défenses, elles m'environnent, sous moi, derrière moi, au-dessus de moi. Elles n'exigent rien, elles ne s'imposent pas : elles sont là (p. 177).

En fait, très simplement, «ça existe» (p. 176). Mais on sait que le paroxysme de cette révélation se situe dans l'épisode de la racine de mar­ronnier que Roquentin regarde fixement dans un jardin public. Cette contemplation quasi imbécile, cette fascination débouchera sur le clair sen­timent de la nausée qui est la prise de conscience d ' un surplus d'existant : chaque objet, chaque présence est de trop, (<<Et moi - veule, alangui, obs­cène, digérant, ballottant de mornes pensées - moi aussi j'étais de trop», p. 181). Ce double constat (chaque chose devient innommable, le monde est un univers pléthorique) va gravement affecter la constitution du personnage en tant qu ' il est sujet psychologique, politique et métaphysique. Pure pré­sence en surnombre, innommable lui-même, il deviendra l'existant neutre, anonyme, objet parmi les objets, conscient cependant d 'appartenir à un uni­vers absurde où l'individu sait qu'il est, mais vidé de lui-même et comme absorbé par le monde:

Ça me fait drôle. Pour tout, je sais bien que j'existe, que je sui s ici. À présent, quand je dis je, ça me semble creux. Je n'arrive plus très bien à me sentir, telle­ment je suis oublié. Tout ce qui reste de réel , en moi, c' est de l'existence qui se sent exister. Je baille doucement , longuement. Personne. Pour personne, Antoine Roquentin n'ex istc. Ça m'amuse. Et qu'est-ce que c'est que ça, Antoine Roquentin? C'est de l'abstrait. Un pâle souvenir de moi vacille dans ma conscience. Antoine Roquentin ... Et soudain, le Je pâlit et c'en est fait, il s'éteint (p. 236) .

Dilué dans le monde lourd et glauque des objets, vidé de sa substance, le sujet n'est plus habité. Certes, cette démarche semble spécifiquement philo­sophique. Mais pour la constitution du personnage et pour le lecteur qui la reçoit, l'enjeu est d'une autre dimension: désormais le personnage, privé d'une existence subjective solide, ouvre la voie à une méditation sur sa dis­parition.

Ce sera également le cas pour Meursault, le personnage de L'Étranger, qui semble regarder le monde à travers une vitre, attitude qui entraîne

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Vers une exacerbation de la décollsfruction

l'individu, vers une perception dans l'éloignement ce qui , pour Camus, est proprement l'absurde: «une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l 'abs urde» (L e Mythe de Sisyphe , coll. «Idées­Gallimard », p. 29) . Toujours lié à une conception philosophique, le person­nage recherche la signification du monde en tant qu'il est monde considéré comme un spectacle. La conséquence essentielle sera la présence d'un per­sonnage neutre et indifférent, une forme d'anti-héros qui subit la puissance du cosmos, du soleil, de la lumière, de l'éblouissement, de la chaleur, de la mer et du silence. Privé de l'existence de Dieu - déréliction issue de la philosophie nietzschéenne 8 - , privé d'une signification positive de l'appartenance à un groupe, le personnage a perdu le sens dc son intégration dans un monde auquel il ne semble plus lié. Ainsi, lors de son procès, Meursault n'est pas concerné:

En quelque sorte, on avait l'air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout sc déroulait sans mon intervention [ . .. J. Ce sont seulement des fragments , des gestes, ou des tirades entières, mais détachées cie l'ensemble, qui m' ont frappé ou ont éveillé mon intérêt (L 'Étranger, Folio, p. 151-152).

Et s'il est vra i que « l'absurde finit avec la mort », cette mort , chez Camus , est simultanément la contestation du sujet social mai s aussi celle du personnage de roman.

Les conceptions philosophiques de cette première moitié du XXC siècle ouvrent une problématique où l'ébranlemen t du suj et psychologique entraîne, à l'intérieur de l'espace romanesque, une profonde réflexion sur la raréfaction de la présence du personnage, dans un espace imaginaire de plus en plus autotélique, mais aussi de plus en plus destructeur.

8. Mort de Dieu annoncée principalement au paragraphe 125 du Gai Savoir. Voir la belle analyse de Martin Heidegger: «Le mot de Nietzsche "Dieu est mort"» dans Chemins qui Ile mènent nulle part , éd. Gallimard, 1962, pp. 173-219.

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4 L'ÈRE DU SOUPÇON

Formule reprise du livre célèbre de Nathalie Sarraute, paru en 1956 :

Ce que révèle, en effet, cette évolution du personnage de roman est tout ~l l'opposé d'une régression à un stade infantile. Elle témoigne, à la fois chez l'auteur et chez le lecteur, d'un état d'esprit singulièrement sophistiqué. Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais à travers lui , ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, la base solide d'où ils pou­vaient d'un commun effort s'élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque, le témoin dévasté où ils s'affrontent. Quand on examine sa situation actuelle, on est tenté de dire qu'elle illustre à merveille le mot de Stendhal: « le génie du s?upçon est venu au monde ». Nous sommes entrés dans l'ère du soupçon (L'Ere du soupçon, Gallimard, 1956, p. 59) .

La notion de soupçon met donc en jeu les rapports du lecteur, de l'auteur, du roman, à travers la notion de personnage qui devient donc le lieu straté­gique où se développe un profond bouleversement de l'espace littéraire.

Tout au long de notre analyse sur l'évolution de la catégorie de person­nage romanesque, nous avons pu - chez Diderot, chez Flaubert particuliè­rement - constater les symptômes d'une destruction iL la fois de la structure du roman et des personnages qui l'habitent. Mais c'cst à partir de l'œuvre de Raymond Queneau que survient, à notre avis, une forme de luci­dité et d'évaluation de la conscience d'une déconstruction menant ù une interrogation radicale sur les fonctions de la littérature.

1. LE PERSONNAGE FAIT SON JACQUES Loin de Rueil est un roman paru en 1944. En créant le personnage de Jacques L'Aumône, Raymond Queneau, au-delà du caractère ludique qui reste spécifique à son univers romanesque (écriture phonétique, travail de la langue à partir de métaplasmes 1, jeu sur des décalages historiques, exploita­tion de la loi des nombres), ouvre une réflexion profonde sur la probléma­tique de la constitution du personnage qui devient la figure des personnages

l. Terme désignant toute allération du mot par adjonction, inversion ou suppression.

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L'ère du soupçon

possibles, virtuels. Jacques L'Aumône, en effet, présente d'abord cette par­ticularité de s'identifier aux personnes ou personnages qu'il rencontre: Jacques n'est pas, il devient, se transforme, plonge dans l'imaginaire. Être de papier, il se transmue en d'autres êtres, selon son bon vouloir:

Comme des fœtus miniatures parfaitement constitués il faisait défiler devant lui tous les germes de figures sociales qu'il avait irréalisées. Il revenait de sept ou huit années en arrière et le voilà maintenant capitaine de l'armée hollan­daise, directeur d'usint:l\ attaché d'ambassade à Pékin, banquier, clown (célèbre), peintre (célèbre), l . . . ] lord anglais (par adoption), grand lama (par vocation), président de la rép&blique du Nicaragua (par révolution), président de la république du Guatemala (par occupation) (éd . folio, pp. 127-128).

Ce procédé de liste, ou de série, revêt trois fonctions: tout d'abord, il offre au lecteur un texte indéniablement comique, et la dérision entraîne un effet de distance qui détruit toute possibilité d'illusion référentielle; ensuite, par un effet d'écho et de prose poétique «<par adoption, vocation, révolution, occupation»), Queneau inscrit son personnage dans une chaîne phonique, le liant intimement à la matérialité du texte; enfin, l'exacerbation des possibles narratifs amplifie la destruction du personnage et soul igne les virtualités scripturaires dont il pourrait être]' objet.

Par ailleurs, le procédé se complique singulièrement au cours du livre: Jacques, après s'être longtemps identifié à de multiples professions ou des­tinées, décide d'abandonner l'imaginaire pour se rendre au cinéma, lieu où il s'identifie de nouveau aux acteurs. Mais il devient à son tour figurant, puis acteur dans un bon film où l'on raconte ... la vie d'un personnage qui ne cesse de s'identifier. Aussi Jacques L'Aumône est-i l un être d'une fic­tion-gigogne qui s'enfonce progressivement dans la textualité du texte, désignant - dans le même temps qu'elle se réalise - la pluralité de sa pré­sence dans l'univers de l'imaginaire. Non que Queneau transgresse toutes les lois narratives qui sous-tendent le personnage (il existe des protago­nistes, une fable, une narration dans son roman), mais en instillant dans des structures somme toute encore classiques des prémices de déconstruction, il amène le lecteur à l'état de vigilance, précisément là où commence le soup­çon. Comme l'écrit Barthes:

Il ne s'agit pas de faire la leçon à la littérature, mais de vivre avec elle en état d'insécurité . C'est en cela que Queneau est du côté de la modernité [ . .. J il

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4 L'ère du soupçon

assume le masque littéraire, mais en même temps il le montre du doigt (Essais critiques, Éd. du Seuil , 1964, pp . 129-1 30).

En utilisant systématiquement ce procédé d'identification, Queneau atteint également deux objectifs, et non des moindres, dans le renouvelle­ment de la notion de personnage. Premièrement, c'est le lecteur qui trouve ses conditions de lecteur profondément transformées dans la mesure où il reconnaît en miroir sa propre position ; secondement, le personnage n'est pas saisissable en tant que représentation possible d ' une personne, mais l'on assiste plutôt à une «dépersonnalisation de l'individu », comme le soul igne Michel Zéraffa (Personne et personnage, p. 426) . Les conditions de créa­tion mais aussi de réception sont donc bouleversées: lorsque Diderot faisait son Jacques, il fondait la constitution du personnage sur un déficit informa­tif qui nous faisait rencontrer une décourageante désinvolture de l'auteur à l'égard d ' un individu dont les éléments biographiques, psychologiques importaient peu. Chez Queneau, c 'est le personnage qui fait son Jacques: traversé par l'humour, les empilements informatifs, les brusques change­ments de parcours, il se situe en bordure d ' une conception de la littérature qui mettra désormais radicalement en crise la catégorie de personnage. Il faut tenter de saisir l'histoire de cet ébranlement.

2. PROJETS DE NATHALIE SARRAUTE

2.1 Auteur, personnage, habitudes de lecture

Pour Nathalie Sarraute, la déstabilisation du personnage romanesque pro­vient en partie de sa perte de crédibilité: le personnage , porteur de l'intrigue, élément structural essentiel de l'espace romanesque, perd de sa puissance parce qu'il n'est plus représenté, au sens mimétique du terme (il a perdu progressivement tout ce qui le caractérisait: son portrait physique ou moral , son état civil, ses possessions et ses valeurs) et qu'il devient de plus en plus insaisissable, indéfinissable:

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Aussi voit-on le personnage de roman privé de ce double soutien, la foi en lui du romanc ier et du lecteur, qui le faisait tenir debout, solidement d'aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de l'histoire, vaciller et se défaire (L'Ère du soupçon, p. 57).

L'ère dll soupçon

Cette perte d'un double soutien (celui de la création, celui de la réception) permet à Sarraute d'envisager théoriquement deux conséquences. Il faut habituer le public à transformer ses habit-udes de lecture et travailler à l'éla­boration d ' un nouveau personnage. Nous rejoignons, une fois e ncore, la question de la réception qui se situe au cœur du questionnement de Jauss sur la littérature.

Il faut dans un premier temps élaborer le personnaGe autrement en lui . . b,

retirant toutes les caractéristiques du roman traditionnel : « Voilà pourquoi le personnage n'est plus aujourd 'hui que J'ombre de lui même. C'est à contrecœur que le romancier lui accorde tout ce qui peut le rendre trop faci­lement repérable : aspect physique, gestes, actions, sensations, sentiments courants, depuis longtemps étudiés et connus, qui contribuent à lui donner à si bon cOI~pte l'apparence de la vie et offrent une pri se si commode au lec­teur» (L'Ere du soupçon, p. 72). Il faut priver le lecteur de tout confort de lecture, de tout repère culturel. Dans la mouvance du nouveau roman Sarraute considérera qu 'une déstabilisation Je , habitudes culturelles partici~ pera d 'une lutte idéologique qui libérera le lecteur d'une interprétation psy­chologique du personnage:

Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres li la foi s, ct puisque ce que les personnages gagnent en vitalité faci le et en vraisemblance, les états psycholo­gl~ues auxquels Ils servent cie support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu Il dIsperse son attentIOn et la laIsse accaparer par les personnages, et pour cela, le pnver le plus pOSSIble de tous les indices, dont malgré lui, par un pen­chant naturel , " s'empare pour fabriquer des trompe-l'œil (p. 7 j).

Cette éducation du lecteur, qui permettra de réduire l'écart esthétique entre l'horizon d 'attente et l'œuvre proposée, ouvrira la possibilité de créer un personnage fondé sur un nouvel équilibre qui interdira au romancier de ressasser éternellement les «découvertes de ses prédécesseurs» et inaUGU­rera une nouvelle création romanesque dont les fondements contestatai~es r~~ettro,nt en cause les œuvres précédentes. Salutaire démarche qui , loin d etre negatlve, ouvre une dialectique positive où le soupçon, devenu fer­tile, rééquilibre la notion de personnage et la promet à un nouvel avenir:

Le soupçon, qui est en train de détruire le personnage ct tout l'appareil désuet qUI assuraIt sa ?UISsance, est une de ces réactions morbides par lesquelles un organIsme se defend et trouve un nouvel équilibre (p. 77).

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2.2 Tropismes et clivages

Si le procédé du monologue intérieur proposait au lecteur d'assister au déroulement d'un discours commentant la rencontre d'un regard, d ' une conscience et d'un sujet dans un monde non nécessairement constitué, la notion de tropisme, chez Nathalie Sarraute, offre davantage un discours à deux niveaux, une forme de stratification du personnage dont le soliloque intérieur et le discours' social extérieur sont les manifestations duelles et simultanées . Il ne s'agit pas de faire surgir le foisonnement psychologique d'un individu (comme c'était le cas chez madame de Lafayette lorsqu'elle exposait une prosopographie extérieure, patente, et une éthopée intérieure, latente, enfou ie dans le secret de l'être). Il s'agit davantage de mettre au jour, par le biais d'une parole duelle, la part d'innommé qui gît dans cer­ta ins des personnages :

Je dois déclarer d'abord [ ... ] je dois affirmer qu 'à aucun moment je n' ai cher­ché à délivrer des messages, à donner le moindre enseignement moral , ni à rivaliser avec les psychologucs ou les psychiatrcs par des découvertes psycho­logiques quelconques . Non, tout ce que j'ai voulu, c'était investir dans du lan­gage une part si infime mt-elle, d' innommé. La désignation globale très vague et grossière de Tropismes 2 que j'ai donné à mon premier livre ne peut définir chacun de ces mouvements dont tout l'attrait à mes yeux résidait dans le fait qu 'i ls ne portaient et ne pouvaient porter aucun nom (Nou veau roman, hier, aujourd'hui, UGE, Coll. « 10/ 18 », 1972, p. 34).

Plus profondément encore que le tropisme, se situent les « régions maré­cageuses et obscures » que l'auteur veut explorer, dans lesquelles elle se trouve «chez elle ». Conséquemment, il falla it modifier à la fois la structure du récit et la conception du personnage, c'est-à-dire plus généralement réfléchir sur l'art du roman. Les formes du roman, chez Sarraute, diffèrent

\ des formes traditionnelles : d'abord, le centre du roman n'est plus le person­nage; ensuite, la fable n'est pas solidement construite puisqu 'elle n'est plus fondée sur la temporalité; enfin, les scènes peuvent se répéter fréquemment selon qu'elles sont perçues du point de vue du tropisme, du personnage \

2. Il s'agit de vingt-quatre petits tableaux d'oscillations intérieures presque impercep­tibles à travers clichés, lieux communs et banalités quotidiennes.

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L'ère du soupçon

extérieur ou de celui des autres personnages. Ainsi , le personnage n'est plus nécessaire en soi, mais il est suffisant pour représenter et contenir là stratifï-cation des discours: il est, au sens strict, un porte-parole: .

Le personnage dépouillé de toutes ses prérogatives, de son caractère, réduit à n'être qu ' un simple trompe-J'œil, une survivance, un support de hasard. Ce per­sonnage anonyme est souvent confondu dans un groupe que désignent de simples pronoms pluriels (ibid., p. 26).

Le personnage n'est plus en fait qu'un « porteur d 'états », expression que Nathalie Sarraute utilise à la fois dans L'Ère du SOUPÇOIl et dans Ce que j e cherche il faire (Coll. <d0/18 », 1972). Peu importe que le personnage ne soit plus caractérisé: les désignateurs neutres, vides (ils, elles, il, elle) ne sont là que pour fournir un contenant aux paroles surgies des marécages. En fait , la dissolution du personnage chez Sarraute passe par le mouvement pléthorique du langage et l'on peut affirmer que plus la parole est abon­dante, plus le person nage se délite, s'effrite, se dilue et disparaît, devenant ~mple présence textuelle dont le genre même est davantage fondé sur une isotopie phonique ou sur un souci de variation que sur une analyse psycho­logique traditionnelle:

Ce personnage ne devait plus être un porteur d'états, un porteur anonyme, à peine vi sible, un simple support de hasard. Parfois, c'est à travers un groupe que cette substance mouvante circulait le plus aisément ( ... ) mais où l'emploi du masculin ou du fémin in est quelquefois déterminé seulement par un souci phonétique ou de diversité (ibid., p. 35).

Il en résulte que la tension dramatique ne provient pas de l'intrigue, mais de l' évolution du soli loque intérieur qui exprime la confrontation avec le monde social extérieur; c'est en quelque sorte ce « prédialogue» qui consti­tue l'essentiel de la progression de la fable. Cette mise en mots d'un prélan­gage introduit le personnage dans l'espace fermé, autonome, de la trame romanesque.

2.3 Personnage et langage

Ainsi, le personnage n'est pas constitutif du monde comme le monde n' est pas constitutif du personnage. Le monde qui constitue essentiellement le

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personnage est celui du langage. Simple truisme dans la mesure où tout per­sonnage est un être d'écriture, admettons-le. Mais au-delà des évidences, il faut constater une singulière révolution dans la constitution de la catégorie puisque le personnage, dépourvu de ses caractérisants le liant potentielle­ment à l'illusion référentielle, n'est plus qu'un être de langage. Sa dispari­tion, nous l'avons vu, est liée au mouvement pléthorique de cette parole de l'en-deçà, de ce surgissement de l'innommable qu'il faut pourtant, sans cesse, nommer, scruter; sorte de déhiscence de l'être enfoui à l'intérieur de ce sujet de papier qui évolue dans l'univers du texte:

La source de l'innommable, elle m'intéresse dans la mesure Ol! elle n'est pas inconsciente. C'est quelque chose dont on a une conscience globale. C'est quelque chose de fermé, de serré que le langage doit ouvrir. .. le langage va le percer, il va pénétrer dedans, le désintégrer, puis faire remuer tout ça (ibid., p.56).

Pour ce faire, l'œuvre de Nathalie Sarraute va constamment lutter contre les a priori , les formes traditionnelles, la typologie dialogale convenue, les valeurs et les idéologies reçues. En ceci héritière de Flaubert dont elle fait souvent un modèle, certes parfois récusé, elle tente de maintenir une dis­tance radicalement critique face à la littérature qui la précède, l'inconvé­ni ent résidant dans le fait que toutes deux - littérature traditionnelle, littérature de la modernité - utilisent le même matériau, la langue, qui doit être toujours surveillée, soupçonnée:

Mais ces efforts pour faire accéder au langage ce qui sans cesse se dérobe ont présenté de grandes difficultés. Ces efforts, en effet, ont rencontré un obstacle redoutable, celui que dressait devant eux le langage lui-même. Un langage par­tout installé, solidement établi sur des positions qui paraissent inexpugnables tant elles sont universellement respectées. Là Ol! le langage étend son pouvoir, se dressent les notions apprises, les dénominations, les définitions, les catégories de la psychologie, de la sociologie, de la morale. 11 assèche, durcit, sépare ce qui n'est que fluidité, mouvance, ce qui s'épand à l'infini et sur quoi il ne cesse de gagner [ ... J. Cette lutte, j'ai essayé de la montrer dans mes romans (ibid. , p. 37).

La question en somme est posée au langage: d'où parJe-t-il, et au nom de quoi ? Pour le langage, nous utilisons des concepts constitués, des analyses préétablies (Nietzsche parlait, dans le Livre du philosophe, de métaphore, puis

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de «métaphores de métaphores » qui éloignaient progressivement l'être humain des valeurs réelles de l'existence).'pour Sarraute, il faut savoir ce qui se cache sous les mots figés. Son but, dit-elle dans Portrait d'un inconnu, était d'«arracher cette plaque sur laquelle est inscrit: c'est un égoïste, c'est un avare, pour dégager ce qu 'elle recouvre». Den'ière un caraCtère convenu, fac­tice, il faut, dans le Planétarium, chercher à percer ce que recouvre une conçiuite socialement définie, de même que dans Enjànce, il fallait comprendre que toute autobiographie, quoique dite, est impossible, parce que la conception brisée du livre, la brisure provenant précisément de l'émergence du prélan­gage, interdisait le flot aisé et continu de l'histoire d'une vie. Et si le langage contient inévitablement des clichés, des formes préétablies, il convient pour Sarraute de s'en libérer et de chercher à accentuer la fonction textuelle et hyperpoétique du personnage, jusqu'à en obtenir la progressive disparition.

Ainsi la fonction de représentation inaugure-t-elle une forme de double meurtre : à un premier stade, la représentation tue le référentiel, opération bien connue depuis Hegel qui consiste à nier le monde, à l' abstraire au niveau du concept. Toutefois, un second stade plus critique consiste en une contestation de la représentation elle-même, qui s'en trouve creusée, éro­dée, vidée de sa signification première. Second mouvement plus sismique, qui ébranle en définitive - en les maintenant toutefois parfois - les condi­tions de possibilité du personnage:

C'est uniquement ce mouvement et son influence sur les mots qui m'intéresse, son passage dans des mots, sans quoi le langage se figerait et m'ennuierait à mourir. Quand j'ai besoin de décrire une attitude courante: il sourit, il hausse les épaules, il cligne les yeux ou quelque chose comme ça, je suis obligée de me servir d'un cliché. Il est collé à une attitude elle-même déjà convenue. Alors je l'écris, mais il ne faut pas que je me maintienne là plus d'un instant, il faut que je reparte, hors de là, vers ça, ces mouvements . .. (ibid., p. 55).

La vigilance doit être grande chez l'écrivain, pour éviter les écueils de la représentation. L'écriture ne doit accepter aucune interruption devant ce flot interrompu survenu des zones troubles de l'être: le mouvement scripturaire entrera dès lors dans le temps de la perpétuité, temps spécifiquement lié au texte qui exigera une lectufe'elle-même spécifiquement textuelle:

De pareils résultats me poussent à me ranger aux côtés de ceux de mes amis qui prônent ce qu'ils nomment une <<lecture textuelle». Les fluctuations inees-

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santes et rapides d'états en perpétuelle transformation, qui donnent, me semble-t-il, à mon écriture toutes ses particularités, ne peuvent être perçus que dans et par le texte. Séparées de lui, elles cessent d'exister (ibid., p. 38).

Dès lors, la littérature entre dans un domaine d'interrogation fondé sur la textualité et la raréfaction. Textualité, parce que le personnage ne peut plus se concevoir et se comprendre que par rapport à l'écriture qui le fait naître; raréfaction, parce qu'il n'est plus que le porteur de ces paroles, de cette écri­ture de ces paroles qui font de lui un simulacre de personnage. Paraphrasant la célèbre phrase de Ricardou3, il s'agit plus d'une aventure de l'écriture d'un personnage que de l'écriture de l'aventure d'un personnage.

3. PERSONNAGE ET NOUVEAU ROMAN En 1963 paraît le recueil d'essais d' Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, livre où sont rassemblés des articles parus de 1953 à 1963. C'est en partie pour répondre à de violentes critiques que l'auteur du Voyeur essaie d'établir une esthétique du nouveau roman, et plus particulièrement de ses rapports au personnage.

3. l Le refus du personnage momie

C'est en particulier à la conception du personnage dans le roman tradition­nel que s' en prend Alain Robbe-Grillet. Le ton des propos est à l'évidence polémique:

Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action expérimentée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible: nom de fam illc ct prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit aussi avoir une profession. S' il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin, il doit posséder un «caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui­là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement (Pour !lIlilOUVeau roman, coll. «Idées-Gallimard », 1963, p. 31).

3. «Ainsi un roman est-il pour nous moins l'écriture d'une aventure que l' aventure d'une écriture » (Problèmes du nouveau roman, Éd. du Seuil, 1967, p. Ill).

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Dans cette perspective, les romans balzaciens, mais aussi ceux qui conti­nuent de les prendre pour modèles, présentent des personnages sclérosés, f igés qu'ils sont dans une conception immuable où l'appartenance à un milieu, un physique, une fortune, influent sur le caractère, la psychologie et le comportement: le personnage traditionnel est un être stratifié, un être de profondeur qui maintient solidement son rapport au monde . Pour Robbe­Grillet, un premier bouleversement s'est opéré lorsque la littérature a pro­duit la notion de personnage philosophique, chez Sartre et chez Camus, dans les années 1930-1940. Il ne s'agit plus de comprendre la psychologie des profondeurs, mais de saisir en quoi une rencontre du sujet avec le monde phénoménologique pouvait entraîner un nouveau type de person­nage. Chez Céline, Sartre, Camus, le pas était déjà franchi, alliant emploi de la première personne, utilisation de la focal isation interne et usage ponctuel du monologue intérieur :

Aucune des grandes Œuvres contemporaines ne correspond en effet 1 ... ] aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou L'Étranger? Y a-t- il des types humains? Ne serait-cc pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractères? Et le Voyage au bout de la lIuit décrit-il un personnage? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne? (ibid., p. 33).

Aussi la problématique du personnage se posera-t-elle en terme de contestation et de prise en compte de modèles. Le personnage de Boris, dans Un régicide, est donc indirectement le frère littéraire des Roquentin et des Meursault: l'emploi de la première personne y est fréquent, le person­nage demeure la conscience narratrice centrale, il appréhende le monde sous la forme d'un constat, il «partage l'impression diffuse d' une coupure e~tre lui et le monde» (Le Miroir qui revient, p. 165), il est la représenta­tion d'un progressif «auto-effacement ». Dès ce premier roman de 1949, la notion de personnage entre dans un espace où la question de la personne et de l' indi vidu est vidée de sa signification : «Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque: celle qui marque l'apogée de l' individu » (Pour un nouveau roman, p. 33). Cette fin de règne du personnage traditionnel s'accompagne du refus d'un traitement et d'une perception anthropomorphique du monde. La perception anthropomor-

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phique du monde implique en effet une forme de «communication souter­raine» entre le personnage et l'univers qui l'entoure; parler par analogie d'une « montagne majestueuse», d'un « village blotti dans un vallon » (ce sont des exemples fournis par Robbe-Grillet) induit une appréhension en profondeur, une appréhension métaphorique et morale des obj ets, une appréhension métaphysique du monde, alors que le nouveau roman se réclame d'une vi sion physique, plus objectale des éléments qui cernent le personnage. À la qualification métaphorique se substituera, dans cette forme d'esthétique nouvelle, unc qualification optique.

3.2 Personnage de surface et surface du personnage

À une analyse en profondeur du personnage fondé sur le modèle de la per­sonne se substitue une forme de description eonstative d ' un sujet évoluant dans un univers phénoménologique:

Tandis que les conceptions essentielles de l'homme voyaient leur ruine, l' idée de «condition » remplaçant désormais celle de «nature », la surface des choses a cessé d 'être pour nous le masque de leur cœur, sentiment qui préludait à tous les «au-delà » de la métaphysique (ibid., p. 27).

Sans conteste influencé par la philosophie nietzschéenne qui refusait tout clivage entre un ciel de l'intelligible potentiel et une certaine présence de l'existant, influencé par ailleurs par la philosophie phénoménologique, Robbe­Grillet met en œuvre un espace romanesque où toute dichotomie du sujet, toute prétendue psychologie des profondeurs, toute approche imagée ou méta­phorique du personnage est frappée de nullité: seule la description objective peut, dans une cel1aine mesure, ouvrir une appréhension virtuelle du monde:

Cependant que l'adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesurer, de situer, de limiter, de définir, montre probablement le chemin difficile d'un nouvel art romanesque (ibid. , p. 27).

On comprend done qu'une conception philosophique du monde induit une conception esthétique du personnage liée à une appréhension politique et idéologique de la littérature. L'univers s'évalue à partir de volumes, de mensurations, de masses; et ni le personnage, ni l'écrivain n ' ont à chercher une quelconque signification qui relèverait de l 'énigme. Au sujet interro-

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geant le monde répond un monde objectal hermétique, clos , superficiel, lisse. Seule reste la possibi lité d'évaluer - au sens mathématique, géomé­trique - l'espace peuplé d 'ex istants. À ce monde de surface correspond un rcgard qui ne peut plus pénétrer, analyser: il se contente d 'adopter une atti­tude descriptive qui ne revêt pas de fonction heuristique; car le monde dans lequel évolue le personnage n' admet pas d'herméneutique, ce qui ne signi­fie pas que l'on ne peut agir sur l"organisation des phénomènes, mais prin­cipalement qu ' il n'ex iste pas d'universaux , de nature humaine, permettant de comprendre l ' homme à partir des catégories périmées qu'utili sait le roman traditionnel:

Mais voilà que l'œil de cet homme se pose sur les choses avec une insistance sans mollesse : illcs voit , mai s il refuse dc se les approprier, il refuse d 'entrete­nir avec elles aucunc entente louche, aucune connivence; il nc leur demande rien; il n'éprouve à leur égard ni accord, ni divenissemelll d 'aucunc sorte. Il pcut , d'aventure, en faire le support de ses passions, comme de son rcgard. Mais son regard se contente d 'en prendrc les mesures ; et sa pass ion, de même, se posc à leur surface, sans vouloir les pénétrer puisqu' il n'y a ri en à l'inté­rieur, sans feindrc le moindre appel, car e lles ne répondraicnt pas (ibid., p. 59).

Cette esthétique du constat et de la qualification optique entraînera deux conséquences maj eures. Premièrement le personnage sera maintenu (et se maintiendra) dans une forme d'extér iorité face au monde (ce qui est à diffé­renc ier de l 'ex tra néité et de l'étrange té qu'éprouvait un Meursault , pa r exemple). La perception des choses tendra à limi te r l' univers de l' appréhen ­s ion , à en tracer les f ronti è res sa ns c n reehercher la s imple présence: « Décri re cette surface n'est donc que cela: constituer cette extériorité e t cette indépendance » (ibid. , p. 86). Ensui te, le sens privilégié du personnage sera le regard objectif, neutre, dont la fonc tion sera d 'enregistrer et nOIl de commenter des impress ions à partir d'un mouvement de consc ience:

Le regard apparaît aussitôt dans cette pcrspective commc lc scns privil ég ié, et particulièremcnt lc rcgard app liqué aux contours (p lus qu'aux coul eurs, ou aux transparences). La description optiquc cst cn effet celle qui opère le plus aisé­ment la fi xation dcs distances: lc regard, s' il veut rester simple regard, laisse les choses à lcur place rcspccti vc (ibid., p. 8 1).

Ai nsi. dans le nouveau roman, les questions de référentiel, de réalisme et de réalité se trouvent au centre du débat littéraire. Qu 'i l s'agisse du narra-

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teur-personnage ou du personnage lui-même, que l'on comprenne, en défi­nitive, la singulière position du personnage dans un monde simplement constaté et reçu par un regard, la description optique ne ressortit pas à une problématique de la vraisemblance ou de l'adéquation ù la réalité; elle n'est pas même, refusant toute appréhension métaphorique, une forme d'hyper­réalisme attribuant aux choses une importance qu 'ellcs n'ont pas . Mais, dans la mesure où le personnage est déjà dans un monde ficlionnel , il per­çoit des choses, des objets qui n 'ont plus aucun rapport avec le référentiel. Le personnage perçoit, osons le terme, des phé/lomènes de fictio/l. La ques­tion n'étant pas de savoir si «ça existe» mais plus profondément que «ça exi ste » dans l' univers scripturaire; «ça existe» en tant que simulacre décrit à distance, en tant qu'objet de perception fa lsifié (Céline fai sa it remarquer que l'illusion d'un bâton droit plongé dans l'eau ct perçu comme courbe n'avait de signification que si le bâton était préalablement droit; la ruse de l'écrivain pouvant consister à plonger un bâton déjù cassé dans l' cau, entraînant dès lors la question de l'illusion d'une ill usion 4) . Le personnage, déjà immergé dans un espace scripturaire, pose au lecte ur la question d'une nouvelle forme de vraisemblable que nous pourrions appeler le vraisem­blable scripturaire :

On mesure à quel poim le vraisemblable et le conforme au type sont loin de pouvoir encore servir de critères. Tout se passe même comme si le faux, c'est­à-dire à la l"ois le possible, l'impossible, l'hypothèse, le mensonge, etc., était devenu l'un des thèmes privilégiés cie la fict ion modcrne ; une nouvelle sorte de narrateur y est né : cc n'est plus seulement un hommc qui décrit les choses qu'il voit, mais en même temps celui qui invente les choses autour cie lui et qui voit les choses qu ' il invente (ibid., p. 177).

Cette nouvelle forme de vraisemblance, liée au pouvoir de l'imaginaire d'un narrateur, met, nous l'avons vu, le monde ù di stance , monde sur lequel g li sse le regard. Position qui permet ce que Bernard Pingaud nomme 1' « escamotage du personnage », lorsque l'univers qui l'entoure ne revêt plus d'autre signification que celle de sa présence phénoménale .

4. Celle démarche très lucide du créateur qui induit lui-même l' erret d'illusion (ce que Céline rapproche du «style émotif» de ses romans) est expŒéc dans les Entretiens (/l 'ec /e professeur Y, Gallimard. « Bibliothèque de la Pléiade », tome IV, p. 546.

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li Y a en effet deux façons d'éliminer le personnage. L' une consiste à l'esca­moter purement et si mplement , l' autre revient à lui demander de se dévorer lui­même. Robbe-Grillet a choisi la première voie. Bf:ckett la seconde ( ... ). Dans le roman de l'escamotage, le monde extérieur gagne en importance ce que l'homme a perdu: il est dur, solide, coupant. On n'y pénètre pas, on s'y heurte; on ne l'apprivoise pas, on le regarde (B . Pingaud, Esprit , juillet 1958) .

Retenons tout d'abord la première opération : celle qui consiste ù mettre en rapport le personnage avec un monde d' objets, un monde matériel, tentaClt­laire, qu ' en aucun cas l'individu scripturaire ne peut appréhender métaphysi­quement ou intellectuellement; il se trouve bien au contraire annihilé par les objets : c'est la signification de l'incipit hypothétique des Choses de Georges Perec où le regard parcourt le monde objectal, fasciné qu'il est par la présence des choses: « L'œil , d ' abord glisserait sur la moquette d ' un long corridor haut et étroit. Les murs seraient des placards de boi s elair, dont les ferru res de cuivre luiraient » (Presses Pocket, 1965, p. 9), ct même si, chez Perec, cette appréhension est aussi liée à une perspective sociologique et politique du monde, il n'en reste pas moins évident que le personnage est progressivement escamoté par la description des objets.

Dans le nouveau roman, soit la description optique assimile le personnage au monde et ainsi le détruit; soit le personnage, en tant qu'objet de descrip­tion, devient objet parmi les objets ct se trouve tout bonnement ass imilé aux phénomènes. Ainsi de la vision hyperdescriptive que l'on trouve parfois chez Claude Simon, dans les Cmps conducteurs 5 olt les personnages présents -qu'ils soient vivants ou représentés par des dessins, photographies, tableaux - sont uniformément décrits il partir d'un point de vue quasi anatomique: mannequins de vitrine (p. 7), couple faisant l'amour (p. 69), photos érotiques (p. 147), silhouettes de survivants errant dans la forê t (pp. 206-207), toutes les représentations de sujets humains sont fondées sur la même minutieuse tech­nique de l' empi lement des détails qui dissémine le corps plus qu'elle ne lui donne consistance. Chez Claude Simon, la multiplication des corps (que l'on songe à l'érotisme précis, une fois encore quasi anatomique de Triptyque, paru en 1973) finit par annihiler la subjectivité du personnage, le ramenant ~l

un niveau de description similaire ù celui de n'importe quel objet. Forme

5. On se refèrera, pour plus de détails, aux Corps colll/llctellrs, Éd. de Minuit, 1971.

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d'écriture lucide, comme le signale Jean Ricardou, où la présence corporelle du personnage l'emporte sur sa subjectivité, son ex istence sur son essence.

4. PERSONNAGE ET DÉVORATION

4.1 Le personnage chez Beckett

Bernard Pingaud, analysant une autre forme de destruction et de disparition du personnage, signale part iculièrement ce qu' il appelle le processus de dévoration :

Dans les romans de la dévoration, le monde extérieur, englout i, brisé, devenu prétexte à la rumination d'une conseiencc qui ne trouve pas plus d'appui au dehors qu 'en elle-même, s'effondre et entraîne dans sa eh lne le personnage désormais incapable de se définir par rapport à lui (arl. cil.).

Ce traitement néantisant du personnage est particulièrement présent dans l'œuvre majeure de Samuel Beckett.

Dès la parution de Watt, en 1953 (mais déjà terminé en 1945), l'on com­prend la désaffection de l'auteur pour un personnage de type traditionnel: à un portrait construit, Beckett préfère une forme de portrait aléatoire, poten­tiel, incitant le lecteur à jouer davantage sur les virtualités combinatoires. Il n'est que de lire le port rait de monsieur Knott qui occupe deux pages ple ines et dont nous ne citerons, pour le plaisir. que quelques lignes :

Sur la question si importante de l'aspect physique, Watt n'avait malheureuse­ment rien à dire, ou si peu. Car un jour, il pouvait être grand, gros, pâle ct brun, f

cl le lendemain sec, petit, rougeaud et blond ct le lendemain rftb lé, moyen , jaune et roux ct le lendemain petit, gros, pftle cl blond et le lendemain moyen, rougeaud, sec ct roux, ct le lendemain grand, jaune, brun ct râblé et le lende­main 1 ... 1 (Wall , éd. de Minu it, 1968, pp. 217-218).

La description devient ici irrecevable: le lecteur se trouve renvoyé à un corps textuel probable et s'il convient de trouver un terme qui puisse, par sa désarticulation même, sign ifier au plus juste à quoi ressortit ce portrait de Knott, l'on peut choisir celui de «dé-scription », terme qui permet d'expri­mer à la fois la privation, mais aussi, plus fondamenta lement, J'insertion dans un espace scripturaire.

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D ' après les .calculs de Jean-Michel Adam et d'André Petitjean (in Le Texte descriptif, Nathan, 1989, pp. 122- 124), ces énumérations temporelles des différents états de Knott ouvrent des propositions descriptives fondées sur quatre propriétés (taille, corpulence, teint, cheveux) affectées de trois valeurs chacune. Le schéma descriptif, initialement cohérent, devient étran­ger, voire inadmissible, en vertu des combinaisons possibles, puisque l'on obtient quatre-vingt une propositions de portraits . 11 en ressort que le texte met au jour son arbitraire fictionnel, que le lecteur doit admettre de construire le portrait et de le choisir, que le caractère fixe de toute descrip­tion se trouve remis en cause. De plus, cette combinaison prosopographique exacerbe le procédé d ' expansion descriptive et d'empilement informatif. Les résultats sont en définitive paradoxaux puisque le dévoilement et l' utili­sation paroxystique des procédés descriptifs entraînent le personnage vers une forme d 'excroissance textuelle mais aussi vers une disparition de la pré­sence : l ' excès de texte consume le texte, l'excès d'œuvre entraîne le désœuvrement; l'excès de mots désigne une absence: le personnage est rendu vide par la multiplicité des possibles; l'excès de virtualité l'inscrit dans la dislocation. La qualification et la caractérisation combinées dési­gnent l'écriture comme un espace hyperprédicatif, comme un espace excé­dentaire, pléthorique, métastatique . Le personnage beckettien s'en trouve rongé, comme vidé par sa pléthore linguistique. Comme l'écrit Ludov ic Janvier : « Pièges de l'en-dehors mais jeux de langage, perdition et humour, la grande aventure naïve est lancée, où l'être se risque, perd et gagne, se gagne, se perd» (Pour Samuel Beckett, UGE, « 1 0/ 18 », 1966, p. 51).

Et la grande aventure, d ' un livre l'autre, sera celle de l' innommable.

4.2 L'évanouissement du nom, de l'espace et de l'être

Dans l'œuvre de Beckett, le personnage subit progressivement des avatars de plus en plus troublants. Molloy est un être errant, sans point d 'ancrage, et cette errance géographique est aussi errance de l'être, impossibilité à saisir la signification de l'existence et de l'essence. L'immobilité d'un Malone ne se révèle pas plus salvatrice. Reste la solution du langage, que profère quasi fol ­lement la voix neutre et anonyme de L 'Innommable. Plus de nom, pas même d'initiales comme chez Kafka. Plus qu'un début de parQles, un flot se diri-

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geant vers une forme de néant. Cette fois, c'est non seulement le personnage qui est atteint, mais son moyen d'expression même, son langage qui prolifère sans signification véritable. Personnage épuré, néantisé, réduit à sa plus simple expression corporelle et psychique; personnage pas même accompa­gné comme dans les autres textes beckettiens où, si une quelconque présence habite encore le livre avec lui, c'est sous forme d'ombre et de simulacre:

Ces Murphy, ces Molloy et autres Malone, je n'en suis pas dupe. Ils m'ont fait perdre mon temps, noter ma peine, en me permettant de parler d'eux, quand il fallait parler de moi, afin de pouvoir me taire (pp. 32-33).

Personnage désormais plongé dans une solitude essentielle, dans une déréliction profonde, dans un monde absent, englouti, où nulle altérité, nulle présence ne vient distraire le flot interrompu de paroles :

Voilà, il n'y a plus que moi ici, personne ne tourne autour de moi, personne ne vient vers moi, devant moi personne n'a jamais rencontré personne. Ces gens n'ont jamais été. N'ont jamais été que moi et ce vide opaque. Et les bruits? Non plus, tout est silencieux . Et les lumières, sur lesquelles je comptais tant, faut-il les éteindre? Oui , il le faut, il n'y a pas de lumière ici. Le gris non plus n'est pas, c' est noir qu'il falla it dire (L'Innommable, éd. de Minuit, p. 33).

Dans une géographie limitée, dans un espace raréfié, une conscience par-lante débite des mots, réduite qu 'elle est à un corps amoindri, mutilé, aux mouvements interrompus: au personnage de l'errance s'est substitué celui de la fixité, du figement absurde dans un objet encerclant et dérisoire:

En effet, du grand voyageur que j'avais été, à genoux les derniers temps, puis en rampant et en roulant, il ne reste plus que le tronc (en piteux état), surmonté de la tête que l'on sait, voilà la partie de moi dont j 'ai le mieux saisi et retenu la description. Piqué, à la manière d'une gerbe, dans une jarre profonde, dont les bords m'arrivent jusqu'à la bouche, au bord d'une rue peu passante aux abords des abattoirs, je suis au repos, enfin (pp. 81).

Vie déliquescente, univers de décomposition et de sénescence: chez Beckett, on ne plaisante plus avec la déstructuration du sujet et la plongée dans le monde des objets. Plus profondément, le narrateur sans nom dépasse la nausée face aux phénomènes. L'interrogation sur l'existence ne passe pas même par le questionnement sur le nom des objets, voire sur la dénomina­tion des existants. L'interrogation sur l'existence passe désormais par la

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recherche même du nom ou du pronom qui pourrait en vain désigner le sujet frappé de viduité: pas un patronyme; pas même un « il » ; à peine un «ça» :

Il n'y a pas de nQm pour moi, pas de pronom pour moi, tout vient de là, on dit ça, c'est une sorte de pronom, ce n'est pas ça non plus, je ne suis pas ça non plus , laissons tout ça, oublions tout ça, ce n'est pas difficile, il s'agit de quelqu'un ou il s'agit de quelque chose, voilà, enfin qui n'est pas là, qui est loin ou qui n'est nulle part, ou qui est là, ici, pourquoi pas, après tout, il s'agit d'en parler, voilà [ ... ] (ibid., p. 240).

Personnage anonyme du «là» de l'éloignement dans 1' « ici » textuel, per­sonnage de la parole du flux et du ressassement qui ne peut cerner sa pré­sence que dans la parole pléthorique, que toutefois la parole ne peut cerner. Même pour désigner le personnage, la parole est vide, le langage a évacué toute signification. L'escamotage, en définitive est complet: privé de corps, en équilibre sur la mince frontière de l'ici et du là-bas, le personnage ne peut pas même se fonder sur le socle solide d'un texte toujours à venir, tou­jours instable, toujours mouvant.

Le texte est le tissu où se développe le non-être , l'absence. À travers cette perpétuelle tentative de se récupérer par le langage, Beckett achève la quête, somme toute tragique, de l'espace romanesque, quête principalement réalisée par l'interrogation sur le personnage. L'auteur en effet utili se le flot d'un monologue intérieur qui ne se dirige pas en direction d'une appréhen­sion - fût-elle organisée comme chez Dujardin ou étonnée comme chez Joyce - du monde extérieur, mais d'une saisie de soi: l'objet du mono­logue intérieur est ici le sujet dont le langage reste impuissant à saisir toute extériorité (en existe-t-il une ?) ainsi que toute intériorité. Comme le sug­gère Ludovic Janvier, la dernière arme efficace du personnage, le langage, désigne désormais le point où toute présence reste introuvable, même lorsque le sujet, conscient de cet échec, se révolte dans un sursaut ultime:

Cette révolte nous porte d'un coup, par le biais des histoires, au véritable sujet de L'Innommable: une méditation sur la condamnation du langage. La parole se conteste au fur et à mesure qu 'elle se dévide, parce que le langage est constitué quand je le saisis, et que si je veux avec cette vieille arme me dire, moi, je reste introuvable et trompé (Pour Samuel Beckett, p. 117).

Singulier renversement de l'optimisme hégélien qui voyait dans le lan­gage la possibilité de faire accéder le référentiel à l'idée. Ici, le référentiel

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n'existant pas même réellement est mis à distance; mais pire encore, l'inté­riorité parlante du sujet est elle-même anéantie par les mots dont la force n'est plus créatrice, mais corrosive: j'existe, je parle, ça parle, «ça», par­Iant, vide l'être qui se délite dans le discours incessant. Et la seule solution rationnelle - mais existe-t-il encore une raison dans un tel univers déses­péré? - c'est de poursuivre et poursuivre encore la frénésie de la parole (frénésie scripturaire) pour pouvoir maintenir un simulacre de présence. Admettons-le. Mais admettons également le paradoxe beckettien qui consiste à dire que plus l'innommable parle, plus il se désagrège. L'écriture est devenue, pour le personnage, l'espace de l'inanité, affirmant, à la fin du roman, que c'est dans le maintien éternellement suspendu de la fin que réside encore l'espoir d'être encore un peu:

II faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut dire des mots, tant qu'il yen a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, il m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi, ça va être le si lence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je vais continuer (L 'Innommable, pp. 261-262) .

Le système anaphorique du «il faut» induit un terrible impératif catégo­rique, celui de la perpétuité de la parole, là où précisément le roman s'achève. Dans l'espace de l'après-coup, espace du silence scripturaire, devrait néanmoins subsister l'innommable qui laisse le lecteur dans une situation difficilement admissible. Ce que Roland Barthes signale, lorsqu'il sépare le domaine littéraire en trois zones distinctes : celle du lisible, du scriptible et du recevable. Le lisible est constitué par les textes dont l'hori­zon d'attente reste stable et ne provoque pas de désorganisation de la lec­ture, n'entraîne pas d'écart esthétique perturbateur. En revanche:

[ . .. ] est scriptible, le texte que je lis avec peine sauf à muter complètement mon régime de lecture. J'imagine maintenant [ ... J qu'il existe peut-être une troisième entité textuelle : à côté du lisible et du scriptible, il y aurait quelque chose comme le recevable. Le recevable serait l'illisible qui accroche, le texte brûlant, produit continûment hors de tout vraisemblable et dont la fonction -visiblement assumée par son scripteur - serait de contester la contrainte mer-

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cantile de l'écrit. Ce texte, guidé, armé par une pensée de l'impubliable, appel­lerait la réponse suivante: je ne puis lire ni écrire ce que vous produisez, mais je le reçois, comme un feu, une drogue, une désorganisation énigmatique (Roland Barthes par Roland Bar/hes, Éd. du Seuil, 1975, p. 122).

Ainsi, le cataclysme de l'écriture entraîne dans son désordre à la fo is le personnage et le lecteur; ce dernier, saisi par l'espace tragique qu'il ren­contre, par la présence désespérée et mystérieuse d'un personnage accroché à ce qu'il reste de parole, se trouve obligé de prolonger lui -même, dans l' espace vacant laissé par le blanc de l'achèvement, les mots que le person­nage décide, silencieusement, de prononcer encore et encore pour maintenir un semblant de présence. Franchi ce seuil ultime, nous entrons dans l'espace désastreux de la «sur-parole» ; plus profondément encore, dans l'univers scripturaire du personnage en surnombre.

5. LA DIFFICULTÉ D'ÊTRE PRÉSENT

5.1 Érosion du personnage

Les romans de Maurice Blanchot sont particulièrement exemplaires pour celui qui tente de réfléchir sur la question de l'érosion du personnage. Au croisement d'une foule de problématiques inaugurées par la philosophie et la littérature, le roman blanchotien met en relation de multiples interroga­tions. D'abord, il prend en compte les démarches hégeliennes et maIl ar­méennes qui instituent le langage, puis le langage poétique, comme négation du monde référentiel ct affirmation , d'un univers autonome où l' hypertrophie de la fonction poétique attribue à l'espace scripturaire une forte puissance d'autonomie. Ensuite, l'œuvre de Blanchot reste fortement influencée par la philosophie niet zschéenne et particulièrement par les notions de « tension vers », de « désir », « d'à venir », de ressassement et d'éternel retour. Si en effet le personnage romanesque est un être coupé du monde, dont la présence est incessamment tendue vers un point virtuel qui ne se peut réaliser que clans le ressassement ininterrompu de l'écriture, alors, tragiquement, le personnage ne peut être présent que dans son absence continüment projetée, ou se répéter dans la réitération clu texte, réitération infinie qui gomme progressivement toute signification ù la pré-

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sence . Admettons cette problématique complexe qui a le mérite indéniable de poser l'interrogation fondamentale de l'existence du personnage (et de la ' question du sujet) dans un espace neutre, proliférant et désastreux. Le traite­ment d es rapport s érotiques, dan s les premiers romans de Maurice Blanchot, peut donner une idée de cette altérité du personnage et nous rap­pelle ü la fois les œuvres de Kafka, de Sade ct de Beckett :

Elle se leva et, me levant aussi , je lui saisis les mains. Je la serrai violemment. Elle étai t raide, d'une raideur qui appelait le marteau . Tout à coup, l' étoffe de sa robe prit corps sous mes doigts. C'était quelque chose d'étrange, une surface irri ­table et lisse, une sorte de chair noire qui glissait , adhérait et n'adhérait pas, se soulevait. C'est alors qu'elle se transforma : je le jure, elle devint autre. Et moi, je devins un autre. Sa respiration se gonlla. Il y eut dans chaque partie de son corps un changement [ .. . ]. Avec une rapidité bouleversante ce corps se cassa en deux, sc résorba et il sa place se forma une épaisseur brûlante, une étrangeté moite ct avide qui ne pouvait rien voir et reconnaître. Oui , je suis devenu un étranger et plus je la pressais, plus je la sentai s devenir étrangère, acharnée il me rendre présent quelqu 'un d'autre et quelque chose d'autre. Personne ne me croira, mais à cet instant nous avons été séparés, nous avons senti et respiré cette séparation, nous lui avons donné un corps. C'était une éviclence : enfin, nous ne nous touchions plus (Le Très Halll , Gallimarcl, 1948, p. 44) .

L'on voit combien le corps de l'autre est d 'abord matérialité, solidité,

impossibi lité d 'être saisi; le corps reste surface, puis brisure, enfin altérité

radicale. Aucun personnage ne pourra l'appréhender autrement que dans la violence, mais la violence est ici fermeture: l'autre devient autrui , le neutre,

le présent manifestant excl usivement son absence . Les rapports ne se réali­sent que dans la mutuelle suppression du sujet. Cette difficulté d'accéder à la présence, Blanchot, dans L'Amitié (Gallimard, 1971) la reconnaît dans

l' œuvre de Marguerite Duras, Détruire, dit-elle (Éd . de Minuit, 1969). Non

seulement le personnage est escamoté en vertu de J'absence de/au monde,

mais il se trouve dévoré par le défaut d'être :

Tout y est vide, en cléfaut par rapport aux choses cie notre société, en défaut par rapport aux événements qui semblent s'y procluire : repas, jeux, sentiments, paroles 1 ... 1 Rien n'est confortable puisque rien n'y peut être tout à fait réel, tout à fait irréel : comme si l'écriture mettant en scène, sur un fond fascinant cI 'absence, des semblants cie phrases, des restes de langages, des imitations de pensées, des simulations cI'être (L'Amitié, p. 134).

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L'ère du SOUpÇOl/

Les personnages ne sont plus alors que ce qui prend la place tradition­nelle des personnages : ils rempli ssent, sous forme de présences absentes,

ce qui a é té préalablement évacué pa r l'escamotage de leur univers :

Des personnages? Oui, il s sont en position cie personnages, cles hommes, des femmes, des ombres , et pourtant ce sont des points cie singularité, immobiles, quoique le parcours d'un mouvement clans un espace raréfié, en ce sens qu ' il ne peut presque rien s'y passer, se trace des uns aux autres, parcours multiples par lesquels, fixes, ils ne cessent de s'échanger et, identiques, cie changer. Espace raréfié que l'effet cie rareté tencl à l'encire infini jusqu 'à la limite qui ne le borne pas (ibid. , p. 133).

Au-delà de cette limite repoussée jusqu ' ù ses ultimes possibilités, le per­

sonnage, certes symboliquement, connaîtra ce que Blanchot dés igne sous la

belle expression de « l'espace du dehors » . Non que le personnage se situe désormais dans une quelconque réalité, non qu'il ait pu franchir une fron­tière poreuse qui lui aurait permis d'atteindre de nouveau un inconcevable

monde de la personne, mais bien plutôt parce que Blanchot imagi ne, au cœur même du genre romanesque, un dehors inhé rent à l'espace scriptu ­

raire, dehors qui postulerait que le personnage vient occuper une place qui ne lui est pas attribuée; une place non prévue pour lui , qu'il recherche, exelu , comme le centre imposs ible à atteindre, sa présence pl éthorique

n'étant que la quête errante et décentrée de tout point central. Conception difficile ü concevoir mais qu'il faut toutefois théoriquement accepter

comme une des virtualités de la réalisation du personnage.

5.2 Le personnage en surnombre

Chez Blanchot, et particulièrement ù partir de la publication du Dernier Homme , en 1957, la manifestation de la présence du personnage doit sc réa­

liser ü partir de la notion de surplus; ou, pour l ' exprimer autrement : le sur­plus , c'es t la présence: « II lui fallait ê tre en surnombre, un de plus,

seulement un de plus » (Le Demie,. hOIl/11/e, Gallimard, 1971 , p. 18). Évacué du monde romanesque, le dernier homme - le dernier personnage - est dési gné comme une présence excédentaire. Dans une écriture considé rée

comme un espace de délabrement maintenu par l'espoir improbable de sa

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quête, le personnage n 'est plus que forme vide, porteur de sa simple dési ­gnation, s'interrogeant lui-même sur la signification de sa présence:

Comme s'il n'y avait en lui que sa présence, et que celle-ci ne l'eût pas l a i s~é être prescri te : immense présence, lui-même ne paraissai t pas pouvoir la rem­pli r, comme s'il avait disparu en elle et qu'elle l'eût absorbé lentement, éter­nellement - une personne sans présence peut-être? (ibid., pp. 50-51).

Cet univers est principalement hanté par la prolifération de la modali sa­tion, de l'incertitude, de ce « pe ut-être?» qui clôt notre derni ère référence, modalisation et incertitude qui frappent le personnage à la fois par l'effet d'étrangeté et par l'effet de rareté: l'étrangeté éloignant la représentation du monde référentiel ; la rareté gommant toute présence dans cet espace de l'éloignement:

Qu 'était-il? Quelle puissance l'avait poussé là ? De quel côté se tenait-il? Que pouvait-on faire pour lui? Il était singulier qu'on fût tenté de lui attribuer les pensées les pl us fortes, les intuitions les plus riches, des connaissances que nous n' imaginions pas, toute une expérience extraordinaire, alors que nous ne touchions que l'étrangeté de sa fa iblesse. Sûrement, il était capable de penser tout, de savoir tout, mais, en outre, il n'était rien (ibid. , pp.3 1-32).

Le dernier homme est alors peut-être à mettre en relation avec le dern ier philosophe de Nietzsche, homme de l'attente, homme de la perpétuité, homme de l' aboutissement et de l'achèvement impossibles: « Le dernier philosophe - cc sont peut-être des générations entières . Il n'y a qu'à aider à vivre» (Le Livre du philosophe, Éd. Aubier-Flammarion, p. 55) . Homme du désespoir de l'interrogation à propos d'une forme esthétique déjà morte ou dont le maintien tend vers le mourir, personnage dépourvu de sol, mais déjà capable d'avoir franchi le seuil dangereux où ne subsiste que la présence, déjà capab le, par là-même, de s'être renouvelé et rajeuni . Ce franchi ssement du seu il est essentiel à la compréhension de l'univers romanesque blancho­tien: ses êtres de langages (les ex-personnages deven us excédentaires) se situent dans un espace mouvant; êtres du pas franchi, du pas au-delà :

Sur le scuil, venant du dehors peut-être, les jeunes noms, comme deux figures dont nous ne saurions affirmer si elles sont derrière la vitre à l'intérieur à l'extérieur, car personne, sauf elles qui attendent tant de nous: ne pourrait dire où nous nous trouvons (Le Pas (fu -delà, Gall imard, 1973, p. 138) .

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Mais le jeune nom, la jeunesse du nom, c'est l'inauguration du nom en sa nouveauté, son commencement et l'exigence de son accomplissement, de son accession à une forme de maturité, mais une maturité dont la réalisation ne se peut effectuer que dans le défaut et le détour :

La maison hantait les fantômes : ici et là, un seuil à défaut de sol. Ils vien­draient, allant de seuil en seuil, nous cherchant, se laissant chercher, les jeunes noms (ibid., p. 152).

Plus qu'un simple jeu par paronomase (sol/seuil), c 'est une définition du statut du personnage que nous fournit cet extrait. E n effet, le sol c'est la solide assise, le fondement résistant de l'espace romanesque. Le sol , c ' est ce à quoi peut, sans mouvance, sans remous, s ' ancrer le récit, sans courir le risque de voir le temps revenir et l'espace se raréfier ou disparaître, Le sol, c'est la certitude d'un univers stable. Son paronyme éloigné, le seuil, c'est au contraire la perte des repères, ]' impossibilité de se fixer dans une localité précise: c'est l'instabilité essentielle de la parole, c'est la spécificité du récit lorsque celui-ci est lié à l'insécurité scripturaire, sans lieu, sans temps, s'ins­crivant bien plutôt dans l'écart laissé vacant par les catégories romanesques traditionnelles. Le seuil est la condition de la vacance, fondant cet étrange non-lieu où le personnage devient non-présence qu'il faut pourtant désigner:

Il y aurait un écart de temps , comme un écart de lieu , n'appartenant ni au temps ni au lieu. Dans cet écart, nous en viendrions à écrire (ibid. , p. 100).

Dans ce lieu interstitiel, naîtrait un étrange sujet dont la manifestation exige d'être scripturairement désignée autrement.

5.3 (Il) ou l'altérité du il

Si l'on reprend les exigences d'une telle conception du personnage intégré dans un univers d 'écriture de la vacuité où temporalité, espace, fable, intrigue n' ont plus droit de cité, il faut admettre une redéfinition de la caté­gorie. Un personnage est un être de fiction coupé du référentiel , mais aussi de toute vraisemblance, ayant perdu tout état civil , tout portrait, tout nom, une présence inutile au récit, une présence pléthorique, frappée d'étrangeté, de vacuité, ne revêtant une signification probable que dans la manifestation scripturaire de sa disparition, de sa consumation progressive mais néces-

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saire. Blanchot, dans ses dernières œuvres, particulièrement dans Le Dernier Homme, dans L'Attente l'oubli , puis Le Pas au-delà (œuvres qui, de plus en plus, s'écartent de l'écriture romanesque pour inaugurer une écri­ture du fragmentaire, maintenant cependant des restes de présence), tente de nommer cette présence scripturale qui n'entretiendrait ni rapport' à l'exis­tence du monde, ni rapport au référentiel, ni rapport à la représentation clas­sique, ni même de rapport littéraire quelconque à la fiction. Cette tentative de désignation ne peut se réaliser que dans l'écriture elle-même, c'est-à-dire pas même dans l'espace de l'oralité, le personnage détruit n'existant qu' ins- \ crit matériellement dans les mots, ne pouvant exister en dehors d'eux. Le dernier désignateur possible du personnage, le pronom il, ne permettant plus même de fonder une telle viduité. Il, pronom personnel, devient alors chez Blanchot, le)il) entre parenthèses, (il) se lisant et ne se disant pas, indéfectiblement lié à l'écriture. (Il), par ailleurs, n'est possible que dans un roman qui refuse toute description mais qui de surcroît la détruit (ce que l' on a pu appeler pat· jeu phonique ou graphique, «dé-scription ») . (Il) n'est pas même un symbole mais une présence scripturaire indiquant la radicale suppression de son altérité déjà ancienne: le pronom encore signifiant, il. (Il) est un élément non nécessaire, un être du défaut, un être du désœuvre­ment. (Il) n'a pas de passé, pas d'avenir, pas de vie (ainsi faudrait-il com­prendre la formule én igmatique de Blanchot : « Il n'y a pas de biographie pour la graphie»). (Il) est, enfin, cette non-présence dans une écriture en désastre, une écriture tentant d'interroger l'incessant mystère de la repré­sentation lorsque celle-ci s'accompagne de la création. Le personnage vide, pléthorique, errant, absent dans sa présence nous rappelant alors que le che­minement vers l'univers esthétique est le parcours toujours détourné de l'écrivain qui tend vers un point dont l'improbable atteinte guide sa main , guide sa pensée, guide sa vie :

Il cherche, tournant et retournant avec, au centre, cette parole, et sachant que trouver, c'est seulement chercher encore par le rapport au centre, qui est l'introuvable. Le centre permet de trouver et de tourner, mais ne se trouve pas. Le centre comme centre est toujours sauf.

Tournant autour de sa présence qu ' il ne pouvait rencontrer qu'en ce détour (L'AI/ente l'oubli, p. 132).

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Personnage d'un univers romanesque à la fois philosophique et métadis­cursif, puisque la présence textuelle du (il) désigne un des points d'échap­pement de la recherche littéraire, mais aussi commente un des aspects les plus émouvants de la création esthétique:

L'an0l1ymat après le nom n'est pas l'anonymat sans nom. L'anonymat ne consiste pas à récuser le nom en s'en reti rant. L'anonymat pose le nom, le laisse vide, comme si le nom n'était là que pour se laisser traverser parce que le nom ne nomme pas, la non unité et la non présence du sans nom. (il) qui ne désigne rien, mais attend ce qui s'oublie en lui, aide il interroger cette exigence d'anonymat (Le Pas au-delà, p. 52).

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CONCLUSION: LA SIGNIFICATION D'UN PARCOURS

Nous venons de conclure avec Blanchot: phrase complexe mais profonde qu'il convient de méditer encore un peu. Une telle conception du person­nage anonyme, vide, dépassant même l'anonymat dans sa neutralité fuyante et glacée n'est pas seulement l'expression d'un désespoir ou d'une incapa­cité à dire. Bien plutôt, elle nous invite, dans un mouvement ultime, à l'interrogation de l'écriture romanesque sur elle-même. Plus spécifiquement sur la signification d'un parcours littéraire de la notion de personnage. Pourquoi, en définitive, cette exigence d'anonymat dépassant l'absence de nom dans un univers si souvent délabré? Pourquoi . <lU bout du compte, ce «pas au-delà» ex igeant l'incessant franchissement dc seuils, franchisse­ment tendu vers d'improbables rives?

S'intéresser à la constitution du personnage romanesque et à son évolu­tion - qu'elle soit parfois rupture, parfois continuité - c'est avant tout interroger non seulement un renouvellement esthétique, mais aussi la pro­blématique de l'existence du sujet et sa place dans le monde. Car affirmer que le personnage finit par s'étioler et atteindre à l'absence ne signifie pas que toute volonté de représentation nie le monde mais bien au contraire s'y situe et le questionne. En ceci, l'éloignement mimétique est autant un ques­tionnement esthétique et philosophique sur le statut du sujet en tant qu'homme, de l'homme en tant que sujet; en ceci également, l'écriture la plus dégagée est aussi une littérature engagée. Que l'homme du XVIIe siècle s'interroge sur la dichotomie entre l'être et le paraître pose l'intéressante problématique de la vraisemblance, mais aussi, plus profondément, suggère et illustre un profond recentrement sur la présence d'une intériorité énigma­tique et intime dans une société où la notion d'individu, depuis la Renaissance, n'a cessé d'émerger. Que le personnage philosophique du XYlllC siècle évolue au milieu de modèles de société nouveaux (que l'on songe au Valais, à l'univers quasi autarcique de La Nouvelle Héloïse) ou que son auteur nie, comme Diderot, toute importance aux informations nar­ratives traditionnelles (portraits, intrigue suivie entre autres) signifie aussi

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1 Conclusion

que les lieux de l'interrogation se sont recentrés sur la question pragmatique de l'homme dans un univers où les problèmes d'organisation sociale et de modèles de comportement se sont progressivement substitués à la question métaphysique et ontologique. Que les réalistes et les matérialistes se soient penchés de nouveau sur la nécessité d'une exacte représentation, cela rend compte rigoureusement des difficultés liées à la description (questions de vérité de la parole dialoguée, du portrait physique, de l'état civil, du milieu, de la focalisation) mais aussi de la volonté de situer un sujet en rapport avec un mode de production nouveau et avec la découverte de sciences nouvelles qui permettent des investigations jusque-là ignorées. Que Flaubert initie, avec Bouvard et Pécuchet une interrogation radicale du sujet face aux connaissances, aux champs épistémologiques de son époque, qu' i 1 fasse souvent expérimenter à ses deux bonshommes des sciences déjà désuètes ou dépassées, qu'il les fasse systématiquement échouer, signifie que le roman­cier se situe à une période charnière des sciences humaines. Il est alors peu étonnant que ce qui sous-tendait un mode de réflexion - écriture, esthé­tique, modalité de représentation comprises - se déconstruise et se trouve mis en crise. Flaubert ne dénonce pas uniquement dans son dernier roman un modèle de société particulier, il élabore une «encyclopédie critique» qui, par le truchement de l'humour et de la dérision, propose à ses lecteurs d'ouvrir d'autres manières de questionner le savoir. Enfin que Proust, Céline, Sartre, ou Camus fondent leurs recherches romanesques sur la situa­tion de l'individu dans le monde à partir de notions philosophiques aussi importantes que le temps , l' appréhension clinique, la phénoménologie ou l'absurde introduit nécessairement une contestation, souvent radicale, des modes de représentation du personnage qui les précédaient.

Ainsi, tracer rapidement cette éyolution de IlLcatégorie esthétique de per­sonnage, c'est aussi montrer en quoi des conditions sociales , politiques, épistémologiques, éthiques influent sur l'univers esthétique qui en dépend. Mais plus profondément, c'est aussi constater que la modification d'un élé­ment structural important entraîne nécessairement des bouleversements sou­vent essentiels dans l'architecture romanesque (formes du genre, points de vue, composition de l'intrigue) ainsi que des interrogations fondamentale­ment innovantes sur le phénomène de création.

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Conclllsion

Bien entendu, notre analyse de l'élaboration du personnage dans la littéra­ture romanesque, nous l 'avons initialement signalé, n'est qu'un parcours sélectif. [! ne s'ag it pas d'affirmer que telle conception du personnage consumé, détruit, est nécessairement supérieure à la constitution cie person­nages traditionnels de la littérature contemporaine; il s'agit simplement de comprendre que certains auteurs, cie Beckett à Blanchot, de Bataille à Duras, ont éprouvé la nécessité d'interroger, jusqu'à son impossibili té parfois désas­treuse, la catégorie, si dangereusement proche de nous, de personnage.

Loin de hiérarchiser ou d'attribuer une quelconque valeur à telle concep­tion moderne du personnage, on peut alors davantage comprendre que toute loi ou tout impératif catégorique, dans le domaine esthétique, revient à l'él i­miner. Autre manière de dire ce que suggérait Maurice Blanchot dans « Le Dernier mot », texte écrit entre 1935 et 1936 :

« Connaissez-vous la nouvelle? Il n'y a plus cie bibliothèque. Chacun désormais li ra à sa guise» (Après coup, Éd. de Minuit, 1983, p. 63).

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BIBLIOGRAPHIE

1. Ouvrages indispensables à l'étude de la problématique

1/ ZÉRAFFA Michel, Personne et personnage. Le roll1anesque des années 1920 aux années J 950, Klincksieck, 1971. Cet ouvrage volumineux d'environ 500 pages pose la problématique de la notion de personne en tant qu 'elle projette sa .conception du monde dans le personnage et qu'elle l'exprime par sa médiation. Analysant particulièrement le but du roman à une période précise de la littérature, l' auteur parvient il nous faire saisir l' évolution de la notion de personnage à partir des questions novatrices du courant de conscience, du monologue intérieur et de la philosophie du personnage. Résolument attaché à la notion de représentation , Michel Zéraffa fon de ses analyses sur la dissipation d'une équivoque : «quand le romancier affirme la nécessité d'un art du roman, il refuse non moins d ' imiter le réel que de fa ire une œuvre gratuite. 11 ne met l'accent que sur la nécessi té d' ins­taurer les formes. L'esthétique romanesque concerne principalement les aspects successifs de cc que Proust nommait "l'instrument d ' optique" du romancier» (p. 470). Ainsi, si le romancier conçoit une personne par le truchement du person­nage, il représente l'homme et le monde tel qu'il le perçoit . L'intérêt de ce livre, comme l'indique lui-même l'auteur en introduction, est de porter trois éclairages sur les notions de personne et de personnage: un éclairage sur les romans eux-mêmes, une approche des textes théoriques des romanciers, une analyse des commentaires suscités par leurs œuvres . Nous en recommandons vivement la lecture.

ZÉRAFFA Michel, La Révolution romallesque, UGE, coll. « 10/18 », 1972. Autre ouvrage du même auteur, mais qui nous a semblé plus accessible. Michel Zéraffa y analyse les influences des romanciers irlandais, allemands, américains et anglais, principalement autour des notions de monologue intérieur, de représenta­tion et de vision du monde, de point de vue du romancier, de point de vue du per­sonn age. Il tente de définir en quoi « le personnage est le porte-parole d'un narrateur exprimant par une écriture les multiples aspects de sa conscience, et ceux de son statut dans une société, une civilisation, une culture» (p. 10). La visée esthétique du romancier y est analysée à partir de perspectives historiques, psy­chologiques, philosophiques et sociologiques. Implicitement, la question de la réception reste au cœur du débat sur la création artistique.

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Bibliographie

RAIMOND Michel, La Crise du roma/l - Des le/ldemains du NaturalislI1e aux années 20, Paris, 10sé Corti, 1966,539 pages. Autre ouvrage volumineux qui interroge l'évolution du genre romanesque, de ses structures et de ses techniques. Le lecteur intéressé pm' la problématique du person­nage pourra se référer à la très riche et très précise table des matières pour retrouver, ponctuellement, cles analyses concernant la construction du personnage à une période pm·ticulièrement riche cie contestations et de bouleversements (personnage et mono­logue, personnage et point de vue, personnages chez Gicle, Proust ou Mauriac). L'intérêt de l'ouvrage réside par ailleurs dans la constante mise en perspective histo­rique et dans l'analyse de l'évol ution des formes clu genre dans l'histoire littéraire.

JOUVE Vincent, L'Effet perso/lnage dans le roman, Paris, PUF, p. 1982. Vincent Jouve, sans exclure l'approche certainement riche et positive des structu­ralistes, opte résolument pour une analyse cie la problématique du personnage dans la perspective de la réception de l'œuvre. Reprenant les termes de W. Iser, Jouve préfère s' attacher au pôle esthétique clu roman, non à son pôle artistique: <da vraie position, la seule qui puisse apporter quelque lumière sur l' erricace du texte romanesque est : qu'est-ce que le personnage pour le lecteur? ( ... ) À la question cie savoir ce qu'est un personnage de roman doit succécler cette autre: qu'advient-il cie lui dans la lecture ') >> (p. 13). C'est donc l'effct produit par le per­sonnage sur le lecteur qui est en jeu, et non la problématiquc de sa constitution clu point cie vue cie l'auteur.

Deux numéros de la revue Poétique contiennent cie précieux renseignements. Le n° 46, avril 1981, propose quelques études sur l'onomastique. Le n° 54, avril 1983, propose d'étudier la désignation et la nominat ion.

Deux numéros de la revue Roman 20/50 Le nO II, mai 1991 , consacré à André Giclc. Le nO 17, juin 1994, consacré à Louis-Ferclinand Céline.

Le nO 60 de la revue Pratiques , décembre 1988, consacré au personnage.

2. Ouvrages à consulter pour aborder un aspect plus spécifique de la question

BARTHES Rolancl , Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éd. du Seu il, 1971 .

BLANCHOT Maurice, Lautréamont et Sade, Paris, Éd. de Minuit, 1963.

BELLOSTA Marie-Christine, Céli/le ou l'art de la cO/ltradiction, Paris, PUF, 1990.

BLIN Georges, Stendhal et les problèmes du romall , Paris, José Corti, 1943. Colloque de Cerisy, Nouveau roman, hier, auj ourd'hui (2 volumes), Pari s, UGE, coll. « 10/18»,1972.

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Bibliographie

Colloque de Cerisy, Robbe-Grillet (2 volumes), Paris, UGE, coll . « 1 0/ 18 », 1976. Colloque de Cerisy, Claude Si/nol1 , Paris, UGE, coll. « 10/ 18 », 1975. DELEUZE Gilles, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964. FLAUBERT Gustave, Corresponda llce, Pari s, Gall imard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1973 . GIDE Anclré, Journal des Faux-Mol1 nayeurs, Paris, Gall imard, 1923 . GODARD Henri, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 1985 . GOLDENSTEIN Jean-Pierre, Lire le roman, Paris, Ducu lot, 1985 . JANVIER Ludovic, Pour Samuel Beckett, Paris, UGE, coll . « 10/1 8 », 1966. JEAN Raymoncl, Un portrait de Sade, Arles, Actes Sud, 1989. LARROUX Guy, Le Réalisme, Paris, Nathan, coll . « 128 », 1995. LAUGAA Maurice, Lectures de Madame de La Fayette, Paris, Armancl Colin, 1971. LECLERCLE Jean-Louis, Rousseau et l'art du romall, Paris, Armand Coli n, 1969. LECLERC Yvan, La Spirale et le Monument, Paris, Éd. SEDES, 1988. MAURIAC François, Le Romancier e t ses personnages , Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiacle », tome Il. MITTERAND Henri, Carnets d'enquêtes, Paris, Plon, coll. « Terres Humaines », 1986. RICARDOU Jean, Problèmes du Ilouveau roman, Paris, Éd. du Seuil, 1967. RICARDOU Jean, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Éd. du Seuil, 1971 . ROBBE-GRILLET Alain, Pour U/l nouveau roman, Paris, Gal limard, 1972. ROBBE-GRI LLET Alain, Le Miroir qui revient, Paris, Éd. de Minuit, 1984. SARRAUTE Nathalie, l 'Ère du SOUpÇOI! , Paris, Gall imard, 1956. SARTRE Jean-Pau l, Qu 'est ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll . <<Idées», 1972. V ALETTE Bernard, Le Roman, Paris, Nathan, Coll. « 128 », 1992. VERSINI Laurent, Le Roman épistolaire, Paris, PUF, 1979. WILSON Arthur, Diderot, sa vie, SO I! œuvre, Paris, Larront, 1985.

3. Ouvrages critiques utilisés ponctuellement

ADAM Antoine et PETITJEAN André, Le Texte descriptif; Paris, Nathan, 1983. BARTHES Roland, Poétique dll récit, Paris, Éd. du Seuil , 1977. BARTHES Roland, Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, 1964. BLANCHOT Maurice, Faux pas, Paris, Gall imard, 1943. BLANCHOT Maurice, L 'Espace littéraire, Paris, Gall imarcl, 1955. BLANCHOT Maurice, L 'AlI1itié, Paris, Gallimard, 1971. BLANCHOT Maurice, Le Pas (Ill-delà, Paris, Gallimard, 1973.

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GJ:N IT l'l è G~r; lrd , Sellils, P;II'is, I:d. du S ' 1111 . '

HAMON Phi lipPG, IlIt rodl/ cti()// (1 1'wwIY,I'e rllI descriptif , ' ;11 1 .. ,

JAUSS Ilail s Roberl , POlir II/l e estll étiqlle dl' la réceptirlll , Pari s, Ga lli mard, POUL ET Georges, Étlldes ,1'//1 ' le telllps IUlIl/aill , tome l, Pari s, Presses Pocket, 1952. REUTER Yves, IlItrodllelioll Ù l 'allalyse du l'OII/CII/ , Pari s, Bordas, 1991, SPITZER Léo, Etudes de slyle, Pari s, Gallimard, coll. « Tel », 1970,

4. Éditions de référence des œuvres citées BALZAC H, de, Le Père Goriot, Paris, Le Livre de poche. BECKEH S. , L 'Innommable, Paris, Éd. de Minuit. BLANCHOT M., Le Dernier Homm e, Paris, Gallimard, BLANCHOT M., L 'Attente l 'oubli, Pari s, Gallimard, CAMUS A. , L' Éfrallger, Paris, Folio. CÉLINE L.-F. , Voyage au bout de la nuit , Paris, Folio, DIDEROT D. , Jacques le Fata liste , Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». DUJARDIN É., Les lauriers sollt coupés, Pari s, Le Dilettante. FLAUBERT G" Bouvard et Pécuchet, Paris, Le Livre de poche. GIDE A. , Les Faux-Monnayeurs, Paris, Le Livre de poche. GREEN J. , Adrienne Mesumt, Paris, Éd. du Seuil , Coll. «Point », LACLOS Choderlos de, Les Liaisons dangereuses , Paris, Le Livre de poche, 1963. LA FAYEHE (Madame de) , La Prillcesse de Clèves, Paris, Class iques Garnier. MALRAUX A., La Conditioll humaine, Paris, Folio. PROUST M" À la recherche du temps perdu , Paris, Gall imard, « Bibliothèque de la Pléiade», QUENEAU R., Loin de Rueil, Pari s, Folio, ROBBE-GRILLET A" Le Voyeur, Un régicide, Paris, Éd, de Minuit. RO USSEAU J.-J " La Nouvelle Héloi:5e, Pari s, Class iques Garnier, SADE D. A. F., Les 120 Journées de Sodome, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

SADE D. A. F., La Philosophie dans le boudoir, Paris, Éd. J. -J. Pauve)'t, 1968. SARTRE J.-P" La Nausée, Paris, Folio. SIMON c., Les Corps cOl/ducteurs, Paris, Éd, de Minuit. STEN DH AL, Le Rouge et le Noir, Pari s, Le Livre de poche. ZOLA É., Germinal, Paris, Le Livre de poche.

W de projet: 10042290 - (1) - 3 - (OSBN 80) - Septembre 1997 128 Imprimé en France par Pollina, 85400 Luçon - n° 72899