j.-l. crémieux-brilhac portrait

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Jean-Louis Crémieux-Brilhac Soldat de la république par Bertrand Lauzanne A égrainer la vie de Jean-Louis Crémieux, c’est une certitude, on tient l’un de ces héros impériss- ables : une vie entière sous le signe de l’exigence morale, un sens aigu de l’honneur et du sacrifice, des actes de bra- voure entrepris au péril de sa vie… L’époque s’invente des héros pour bien moins que cela. Et puis, il y a ce “Brilhac” qui, comme la vieille malle en osier remisée au grenier excite l’imagination, vient agiter discrètement le patronyme de la promesse d’une autre vie. Celle du soldat vaincu de 40, prisonnier en Al- lemagne avant de s’évader et de rejoindre ce que l’URSS fait alors de mieux : des geôles. Jusqu’à ce que la providentielle attaque de l’Allemagne en juin 1941 ne le propulse des camps soviétiques à Londres, dans le luxu- eux salon de l’hôtel Dorchester, puis dans le saint des saints de la France Libre. Ici pourtant, dans cet appartement du bou- levard Saint-Germain qui domine la Seine comme la cabine d’un vaisseau amiral les étendues salées, Jean-Louis Crémieux- Brilhac n’y pense pas, n’en parle pas. A l’image de ceux que vient toucher cet hon- neur, à l’époque il lui a suffi de s’écouter, de respecter les principes qu’il avait chevillés à l’âme, de faire ce qui devait être fait, tout sim- plement, sans calcul. “Héros”, c’est dans la bouche des autres, quand une société érige en idéal les actes d’une vie. Mais les sociétés changent, leurs idéaux aussi. Alors “héros”, c’est un statut trop précaire pour s’y attacher.

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Portrait of a French resistant fighter (in French)

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Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Soldat de la république

par Bertrand Lauzanne

A égrainer la vie de Jean-Louis Crémieux, c’est une certitude, on tient l’un de ces héros impériss-ables : une vie entière sous le signe de l’exigence morale, un sens aigu

de l’honneur et du sacrifice, des actes de bra-voure entrepris au péril de sa vie… L’époque s’invente des héros pour bien moins que cela. Et puis, il y a ce “Brilhac” qui, comme la vieille malle en osier remisée au grenier excite l’imagination, vient agiter discrètement le patronyme de la promesse d’une autre vie. Celle du soldat vaincu de 40, prisonnier en Al-lemagne avant de s’évader et de rejoindre ce que l’URSS fait alors de mieux : des geôles. Jusqu’à ce que la providentielle attaque de l’Allemagne en juin 1941 ne le propulse des

camps soviétiques à Londres, dans le luxu-eux salon de l’hôtel Dorchester, puis dans le saint des saints de la France Libre.Ici pourtant, dans cet appartement du bou-levard Saint-Germain qui domine la Seine comme la cabine d’un vaisseau amiral les étendues salées, Jean-Louis Crémieux-Brilhac n’y pense pas, n’en parle pas. A l’image de ceux que vient toucher cet hon-neur, à l’époque il lui a suffi de s’écouter, de respecter les principes qu’il avait chevillés à l’âme, de faire ce qui devait être fait, tout sim-plement, sans calcul. “Héros”, c’est dans la bouche des autres, quand une société érige en idéal les actes d’une vie. Mais les sociétés changent, leurs idéaux aussi. Alors “héros”, c’est un statut trop précaire pour s’y attacher.

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On a même vu parfois, à trop les sol-liciter, les héros les plus respectés finir dans la boue, comme ce jeune communiste de 17 ans, fusillé au camp de Châteaubriant en octobre 1941, la Marseillaise en bouche.

Même aux héros les plus modestes il faut le bain des origines. Jean-Louis Crémieux voit le jour à Colombes le 22 janvier 1917. Au-dessus du berceau manque un vis-age, celui de Ferdinand, son père, of-ficier dans l’infanterie coloniale, à la tête d’un bataillon de Sénégalais. A cette époque, le général Joffre, vain-queur de la Marne, a été écarté au profit de Nivelle. Il promet une offensive pour mars, capable enfin de rompre le front. Ce sera finalement pour avril, sur le Chemin des Dames : 200 000 morts en deux mois côté français, un échec militaire total et une hécatombe de trop. C’est le début des mutineries qu’un certain Philippe Pétain viendra mater en même temps qu’il gagnera cet impérissable titre de “sauveur de la France”. C’est seulement au moment de l’armistice, près de deux ans après sa naissance, que le père décou-vre le fils. Avec, comme tous ceux rentrés saufs, une chape de plomb posée sur l’expérience ineffable du front. Restent les veuves, les ca-marades orphelins et les gueules cassées pour rappeler sans cesse, dans les rues, à l’école ou au bistrot, pendant tout l’entre-deux-guerres, le poids de la “der des ders”. Mais ce 28 juin 1919, toute la famille est réunie. Il est 11h11, les canons tonnent sur la ville : Clemenceau vient d’arracher à l’Allemagne le Traité de Versailles. Et du haut de ces deux ans et demi, le petit Jean-Louis a l’une de ces sor-ties qui font les légendes familiales : “Le canon c’est la paix !”. Chez les Crémieux, on est républicain, laïque et socialiste. Et, comme la grande majorité des Fran-

çais en ces années 1920, ardemment pacifiste et intensément patriote, tout à la fois. C’est au lycée Condorcet, dans cette fabrique républicaine des élites de la nation, que le jeune Jean-Louis Crémieux fait ses humanités, après d’illustres prédécesseurs : Ver-laine, Proust, Martin du Gard, Schoe-lcher, Caillaux ou le jeune Raymond Aron, sorti en 1922. Dans la sacoche du lycéen, un manuel d’allemand et chaque été, dès l’âge de 14 ans, des vacances outre-Rhin, dans une famille allemande. C’est que le père est un très bon germaniste et que cette République de Weimar, dont on perçoit pourtant les faiblesses,

est une promesse de paix. Immergé dans une famille al-lemande socialiste et pacifiste, l’adolescent noue très vite

des relations amicales et politiques. Jean-Louis finira par descendre de la montagne magique, comme le héros de Thomas Mann, pour assister, bou-leversé, aux batailles de rues qui, dès 1931, opposent les communistes et les chemises brunes : “En 1933, j’ai vu le pays dominé complètement, après six mois de pouvoir, par les Hit-lériens. On ne peut pas comprendre ce qu’a été la fascination hitlérienne si on ne mesure pas l’humiliation qu’a été pour l’Allemagne sa défaite, son découpage et l’occupation de la Ruhr, et d’autre part si on ignore l’ampleur et la cruauté de la crise économique de 1929 : six millions de chômeurs et vraiment la faim, la faim, la faim… un pays en guerre civile larvée et dans un état de sous-alimentation et de désespoir profond”.

1933. Sinistre année. Après avoir obtenu le bacho à 15 ans et demi, Jean-Louis Crémieux entre à la Sorbonne pour étudier l’histoire. L’agitation politique quasiment per-manente de ce début des années

1930 le jette souvent dans la rue, en observateur attentif. Le dimanche, sur les Champs-Élysées, le jeune militant socialiste voit alors défiler les Croix de Feu du colonel de La Rocque, une véritable force politique antiparlementaire qui attire à elle des milliers d’anciens combattants déçus et indignés par l’inconscience des parlementaires et les désordres économiques. Jusqu’à ce que le scandale Stavisky – du nom de cet escroc protégé par des parlemen-taires et des ministres – ne réunisse autour du Palais-Bourbon, le 6 février 1934, des milliers de militants des Ligues venus dénoncer la corrup-tion des parlementaires et menacer la République. Ce jour-là, place de la Concorde, un jeune sorbonnard de 17 ans, militant socialiste, observe la scène appelée à entrer dans la my-thologie de la gauche : “J’ai passé une partie de la soirée au coin de la rue Royale et de la place de la Con-corde, avec une grande foule. Je me souviens qu’à cet endroit, un groupe de militants communistes chantait l’Internationale tandis qu’une énorme bagarre grondait de l’autre côté du pont, au pied de l’Assemblée !”.

De cette fièvre fasciste qui agite la France, naît le grand ras-semblement antifasciste dont le

Front Populaire sera l’expression politique et gou-vernementale : le 14 juillet 1935, le jeune Jean-Louis, casquette vissée

sur la tête, est l’un de ces 500 000 manifestants qui, de la Bastille à la République, défilent aux côtés de Thorez, Blum, Daladier et des lead-ers syndicaux. Quand la gauche remporte les élec-tions législatives de mai 1936, l’espoir est immense de voir le pays se méta-morphoser : “On se faisait beaucoup d’illusions sur les réformes sociales indispensables dans un pays qui était

“Le canon c’est la paix !”

“En 1933, j’ai vu le pays dominé complètement, après six mois de pouvoir, par les Hitlériens.”

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tout de même resté très patriarcal, paysan, dominé par une bourgeoi-sie aveugle qui n’avait rien compris à l’évolution économique”. A cette bourgeoisie aveugle, le soldat de 40 fera d’autres reproches. Mais pour l’heure, le jeune militant socialiste ne voit pas seulement dans Blum le négociateur habile et courageux qui impose à la droite et au patronat les accords de Matignon. En ardent paci-fiste, il le voit tel un rempart contre les menaces qui s’amoncellent dans le ciel européen : “J’ai espéré que Blum susciterait un grand enthousi-asme de l’Europe non hitlérienne, un rassemblement international pacifiste qui bloquerait l’Allemagne”. Depuis mars, l’Allemagne a réoccupé la Rhénanie, un temps démilitarisée par le Traité de Versailles. Le gou-vernement français est resté sans réaction, inaugurant cette politique accommodante qui conduira à Munich. En juillet, la jeune République espagnole, conduite par un Front populaire élu tri-omphalement aux législa-tives six mois plus tôt, subit le coup d’État du général Franco et de ses troupes. Avec l’appui militaire al-lemand et italien, les insurgés fran-quistes infligent aux combattants ré-publicains de lourdes défaites. Blum doit intervenir ! C’est la conviction du jeune militant. Mais comment in-tervenir sans déclencher une guerre européenne ? Comment intervenir quand radicaux et socialistes paci-fistes s’y refusent ? Comment engag-er la France quand la moitié du pays est favorable à Franco ? Jean-Louis Crémieux raconte, et l’on perçoit sou-dain, chez cet homme d’ordinaire si posé, une indignation intacte : “J’ai été bouleversé par le scandale de la guerre d’Espagne ; le scandale d’une presse française saluant les généraux fascistes qui étranglaient cette république espagnole naissante ! L’abandon de l’Espagne fut pour moi quelque chose de cruel.”

Contre le juif Blum, la presse d’extrême droite se déchaîne. C’est l’heure où Daudet et Maurras dénon-cent chaque jour dans l’Action Fran-çaise les “juifs au pouvoir” et fulmi-nent contre le cabinet “crétin-talmud”. Les Crémieux ne sont pas seulement républicains, laïques et socialistes. Ils sont aussi les descendants de l’une des plus anciennes familles juives de France, installée dans le Narbon-nais il y a cinq siècles. Il y a l’ancêtre Adolphe, à l’origine de ce décret qui, en 1870, fit des juifs d’Algérie des citoyens français. Alors forcément, cette intolérance est choquante et s’exprime parfois cruellement, com-me chez ce camarade royaliste, le futur historien de renom Philippe Ariès, qui dans l’ignorance lui jette : “Un juif, mois je le sens !”. Il faudra at-tendre Vichy et les vertus éducatives

de sa célèbre exposition Le Juif et la France, pour que de telles erreurs d’identification se fassent plus rares. Pour Jean-Louis Crémieux, l’enjeu est alors ailleurs : “Moi, je n’ai pas été bouleversé par l’antisémitisme de l’époque. Le problème allemand était pour moi beaucoup plus important”. En effet, l’heure est au soutien des émigrés allemands, communistes, socialistes ou juifs persécutés par le régime nazi. Le Front Populaire est mort en juin 1937. Un an plus tard, le gouvernement Daladier liquide une partie de l’héritage social et économique de 1936 pour rassurer les milieux financiers, résorber le dé-ficit budgétaire et réarmer la France. Réarmement ? C’est que le 12 mars 1938, les troupes allemandes ont envahi l’Autriche. L’Angleterre a fait savoir qu’elle n’interviendra pas contre l’Anschluss. La France reste muette. Voilà que quelques mois plus

tard, à la stupéfaction de Chamber-lain, Hitler réclame les Sudètes. C’est un Daladier lucide qui rentre le 30 septembre de Munich, un pacte dou-teux de non-agression sous le bras, l’abandon de la Tchécoslovaquie sur la conscience. Le jeune militant SFIO voit aussi clair : “Après Munich, la guerre semble inéluctable. Après l’occupation de Prague, la guerre était certaine, on savait que c’était pour après les vacances”.

Le soldat de 1940 Pour Jean-Louis Crémieux, le pire n’est pas la certitude chaque jour plus forte d’une guerre éminente. Non. La véritable catastrophe, celle qui balaie l’espoir avant même le dé-but des hostilités, c’est le pacte de non-agression germano-soviétique par lequel Ribbentrop et Molotov, on

ne tardera pas à l’apprendre, scellent le sort de la Pologne. “Le pacte germano-sovié-tique mettait la France dans une situation dramatique, avec une incertitude très forte de pouvoir faire face aux Al-

lemands… C’était une trahison hor-rible, pour la classe populaire, pour la classe ouvrière, pour le peuple français…l’horreur !”. Staline n’avait pensé qu’à lui. Le 3 septembre 1939, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne après que ses armées ont envahi la Pologne. C’est avec sa préparation militaire supérieure en poche, réservée aux futurs officiers, que Jean-Louis Crémieux est mobilisé. A Laval, il reçoit de l’armée française un panta-lon bleu horizon, ceux de la Grande Guerre. Mauvais présage ? Pourtant, les quatre mois de formation à Saint Cyr lui avaient donné le sentiment d’une armée solide : “Étant potache, j’avais beaucoup méprisé Saint-Cyr. C’est avec curiosité que je l’ai décou-vert, un mélange d’école militaire à la discipline rude et de collège anglais avec ses équipements sportifs, et

“J’ai été bouleversé par (...) le scandale d’une presse française saluant les généraux fascistes qui étranglaient cette république espagnole naissante !”

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des instructeurs de grande qualité”. Il faudra attendre la défaite pour que le soldat Crémieux porte sur l’institution un regard moins aimable : “J’ai compris par la suite combien l’enseignement que nous avions con-sidéré comme excellent était défi-cient : nous n’avons jamais appris à tirer contre avion, ni jamais su que des chars pouvaient nous attaquer ; en quatre mois, j’ai vu un seul canon anti-char de 25mn que je n’ai même pas appris à servir ! L’enseignement était celui tiré de la guerre 14-18, to-talement déphasé par rapport à ce que les Allemands nous ont opposé”. Mai 1940. Front du nord-est. A la tête d’une section d’infanterie du 47ème régiment, composée de Bret-ons dans la trentaine, “des ruraux abîmés par l’alcool mais de bons soldats”, l’aspirant officier Crémieux, 22 ans, apprend le commandement des hommes : “Je l’avais redouté avant mais, une fois en situation, cela a été tout à fait simple”. Le sort de la France se jouera sur la Marne, comme en 1914. C’est là, sur cette rivière qui barre l’accès à Paris, qu’il est donné aux troupes françaises de “combattre sans esprit de recul”, sel-on la terminologie officielle de l’état major. Finie donc la longue retraite à marche forcée. Les Allemands doivent être repoussés. A tout prix. Mais la puissance de l’ennemi est

écrasante. L’armée allemande at-taque le front de l’ouest forte de 145 divisions dont les puissantes Panzer, 3500 bombardiers et 1500 de ces avions de chasse, les terribles Stu-kas, dont les plongeons en piqué, toute sirène hurlante, vous glacent le sang avant même la mitraille. Le combat est trop inégal. Les ar-mées de la Reichswehr jettent à dis-tance plusieurs ponts sur la Marne.

A la corne d’un bois, la section d’infanterie de l’aspirant Crémieux assiste impuissante à leur avancée. Quand soudain, des mitrailleuses qui protègent le flanc droit de la section, on n’entend plus monter le crépite-ment sec. Les soldats de la section ont foutu le camp ! Et ils ne sont pas les seuls…Quand l’agent de liaison qu’il a envoyé informer le chef de bataillon revient de sa mission, c’est

pour lui dire, le souffle court : “Je suis arrivé au moment où le chef de batail-lon et le médecin auxiliaire partaient dans leur Traction avant !”. Voici les minutes où tout se joue, enfin c’est ce qu’on dit après. Entre le héros et le lâche, y a-t-il seulement cette feuille de papier à cigarette comme le croit Lord Jim, le héros de Conrad ? Sur le moment, vos soldats vous disent : “Alors on s’en va aussi !”. Ce n’est pas le moment de tergiverser : la réponse, il faut l’avoir déjà au fond de soi, comme préparée à l’avance, prête à surgir, ce n’est pas ici, sous la mitraille, qu’il faut y penser. Quel est le poids de la circonstance à ce moment, et celui des principes bien établis ? Toujours est-il qu’il faut choisir : abandonner son poste ou

rester, au risque de tomber aux mains de l’ennemi. Alors le soldat Crémieux raconte : “Je leur ai dit : on ne s’en va pas ! Il n’en est pas question ! Pas question d’abandonner son poste !”. Et d’ajouter, après un silence : “En-fin…nous avons été encerclés et faits prisonniers”. Ne pas abandonner son poste. C’est alors la seule certitude, la seule ligne à tenir, “ça ne se fait pas précise-t-il. Presque une ques-

tion de politesse, de bienséance. Pour le reste, héroïsme ou lâcheté, sur l’instant la question ne se pose pas. C’est plus tard, quand l’histoire est achevée, que l’on agence ou non vos actes sur l’axe de l’héroïsme. La France est vaincue. Le soldat Crémieux abasourdi. Six divi-sions blindées modernes et quelques centaines d’avions auront suffi. Car pour le reste, l’historien Crémieux le sait bien, l’armée allemande était aussi démunie que l’armée française, avec du matériel tiré par des baudets. Une fois dans ces “troupeaux désar-més”, en marche vers la Belgique puis le Reich allemand, encadrés de vieux soldats réservistes, il croise ces divisions de choc montant vers l’ouest : “c’était impressionnant, un armement que nous n’avions jamais vu, écrasant…démoralisant…”. Côté moral, justement, c’est en chemin qu’il apprend avec exaltation la prop-osition de Churchill : constituer, en-tre la France et la Grande-Bretagne, une véritable union politique, un État unique, pour continuer la lutte. C’est encore sur la route, quelques jours après, qu’il apprend, comme ces mil-liers de soldats abattus, que Pétain a demandé l’armistice : “cet armistice nous paraissait inévitable parce que nous ne pouvions pas imaginer une autre solution dans l’état où était la France, envahie, écrasée…”.

Jean-Louis Crémieux rejoint alors un camp d’officiers français en Poméranie, à quelques encablures de la Baltique et de l’Oder. 6000 of-ficiers, répartis en trois blocs, “un bel échantillonnage de la bourgeoisie française, notamment la plus conser-vatrice et droitière !” précise-t-il, dont ce Darquier de Pellepoix – pour lequel il ne cache pas son mépris profond – qui devait s’illustrer à Vichy comme

“Je leur ai dit : on ne s’en va pas ! Il n’en est pas question ! Pas question d’abandonner son poste !”

“La défaite (...) était un écrasement mental, mais l’avachissement, l’horreur de cet avachissement des officiers...J’ai eu le sentiment d’être plus dignes qu’eux.”

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grand maître des persécutions anti-sémites, après avoir été libéré par les Allemands. Dans le calme relatif du Stalag II B, les esprits ressassent la défaite, étab-lissent les responsabilités, “tous ces hommes politiques, de tous les par-tis, qui n’avaient pas armé la France suffisamment”. Le maréchal Pétain est alors considéré comme un grand homme, “car on pensait qu’après tous ces dirigeants désastreux, il allait ré-sister aux Allemands. C’est la grande escroquerie de Pétain, être apparu aux Français comme un bouclier qui résisterait aux Allemands”. D’autres s’y sont laissés prendre, dont ces

569 parlementaires qui, le 10 juillet 1940, donnent les pleins pouvoirs à Pétain. Comme si la déroute des armes n’était pas une indignité suf-fisante, il faut encore que les es-prits démissionnent, que les âmes de ses milliers d’officiers sombrent : “Dans ce camp, j’ai eu beaucoup de mépris pour un grand nombre d’officiers qui m’entouraient, non pas parce qu’ils étaient coupables mais parce qu’ils étaient complète-ment avachis. La défaite a été un véritable coup d’assommoir, capable de désespérer la nation et ses élites. C’était un écrasement mental, mais l’avachissement, l’horreur de cet ava-chissement des officiers... J’ai eu le sentiment d’être plus digne qu’eux.” A la tête de ces milliers d’officiers, chargés de les représenter auprès des Allemands, le colonel Andréi, “un zouave magnifique avec son grand manteau rouge” dont le caractère accommodant permet d’obtenir des Allemands des suppléments de nour-riture. Mais à force de céder aux demandes pour des questions de confort, il arrive qu’on ne voie pas les vraies menaces, ni les enjeux réels. Alors, ce 20 juillet 1940, quand les

Allemands demandent au colonel An-dréi de recenser le nombre d’officiers “de race ou de religion juives”, il s’exécute, comme d’habitude. Pas avant tout de même qu’un jeune aspirant de 23 ans, accompagné de son capitaine, ne tente d’éveiller en lui un peu de prudence : “Est-ce que vous vous rendez compte que dans huit jours, on vous demandera la liste nominative de ceux qui se sont déclarés ? Alors il m’a dit : jamais je ne tolérerais la moindre atteinte à mes officiers !”. Et lui, Jean-Louis Crémieux, le pa-triote, le républicain acharné, le so-cialiste de cœur, le laïque et tant de

choses encore… voilà qu’on voudrait le réduire à rien d’autre qu’une “race” ou une religion ?! Là encore, il s’agit de ne pas abandonner son poste. L’aspirant Crémieux au Colonel An-dréi : “Je ne peux pas me considérer comme de religion juive, d’autre part “race juive”, je ne sais pas ce que c’est, ce n’est pas une notion reconnue par la France, par le droit français… Mais enfin, par point d’honneur, comptez moi parmi eux”. Par point d’honneur, comptez moi parmi eux… Au total, sur la liste, six officiers et l’aspirant Crémieux. Il faudra que les règles changent, que les aspirants ne soi-ent plus considérés comme officiers mais comme simples soldats pour que Jean-Louis Crémieux change de camp et échappe à un sort funeste. Mais avant de quitter le Stalag II B, il y aura cette dernière nuit passée dans une baraque avec ces six offi-ciers, isolés ici avant leur départ vers un autre camp : “J’ai été le seul, sur 2000 officiers, à venir leur tenir com-pagnie”. Antisémitisme ? “Je n’ai pas entendu un seul propos antisémite dans ce camp…mais c’est vrai que je n’étais pas avec Darquier de Pelle-poix !”. Non. Plus simple et pire à la fois : un mélange d’inconscience, de

lâche indifférence et d’ignorance de la nature profonde du régime hitlérien.

Septembre 1940. Quand Jean-Louis Crémieux rejoint le camp de simples soldats, sa décision est déjà prise : il va s’évader. Il y a là Claude, un ami d’enfance, leurs re-trouvailles sont pleines d’émotion. “Après nos embrassades, je lui dis : je vais m’évader, tu viens avec moi ?! Et lui de me répondre : Tu rêves, tu rêves, à noël on sera à la maison”. Il passera plus de quatre années prisonnier en Allemagne. L’évasion se fera sans lui mais avec un autre volontaire, Jean Riou qui, fier comme

s’il possédait la seule et véritable clé du succès, dit à Jean-Louis : “Je sais comment on peut s’accrocher sous un wagon !”. Une évasion avec tous les ingrédients du roman d’aventure : une carte de l’Allemagne dessinée dans la doublure de sa veste, la ca-pote noire d’un soldat danois trans-formée en manteau par les mains habiles d’un tailleur juif polonais, un brassard nazi et un faux laissez-passer pour passer les contrôles à la sortie du camp… Samedi 4 janvier 1941, 16h30. Après trois mois de préparation, les voilà en marche, chacun son petit bal-lot de vêtements civils sous le bras, les guérites en ligne de mire. Deux barrières à franchir. Deux occasions d’être démasqués. Ils se présentent à la première et lâchent avec aplomb un “Heil Hitler” qui ne laisse s’infiltrer aucun doute dans l’esprit du gardien. Puis vient la seconde barrière, une fois encore le geste honni joint à la parole exécrée. La liberté n’a pas de prix. La barrière s’ouvre encore. Pe-tit à petit, le camp s’éloigne derrière eux…Chacun d’eux, le souffle court, peut sentir encore longtemps le re-gard du gardien sur leur dos. Côte à côte, ils marchent sans détour,

“Je ne peux pas me considérer de religion juive, d’autre part, race juive, je ne sais pas ce que c’est... Mais enfin, par point d’honneur, comptez moi parmi eux.”

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sans regard ni parole. Les minutes s’étirent, douloureuses, tout peut en-core basculer, l’alerte déclenchée... Puis le camp s’éloigne, disparaît à la vue. Les voilà libres… au cœur du IIIe Reich. Débarrassés de leur brassard à croix gammée, revêtus de leurs habits civils, les évadés vont aller de gare en gare, de contrôle en contrôle, d’alerte en alerte, jusqu’à Königs-berg. C’est là, dans un cinéma de la ville où ils se réfugient quelques heures, qu’ils découvrent aux actu-alités un maréchal Pétain acclamé à Lyon par des Français, le bras ten-du dans ce geste qui leur a permis, quelques jours plus tôt, de recouvrer la liberté. Après cette journée de repos, les deux soldats reprennent le train vers la frontière est, vers le territoire polonais désormais partagé entre l’Allemagne et l’URSS. Après une nuit entière de marche dans la neige par -15°C, équipés de gants, de passe-montagnes, de caleçons de laine et de chemises blanches pour se rendre moins visibles sur les étendues blanches, les deux com-pères font route vers l’URSS : “On a marché toute la nuit jusqu’au matin et nous sommes arrivés près d’un village… Nous sommes entrés dans le cimetière, à l’extérieur, j’ai balayé la neige d’une pierre tombale…et j’ai vu que l’épitaphe n’était pas en allemand… On n’était plus en Alle-

magne. Donc on était en liberté”. En liberté ? À voir. Car le territoire où les évadés viennent de pénétrer est celui de la Lituanie, cette petite ré-publique balte tout juste tombée sous la tutelle soviétique, en application de l’une des clauses secrètes du pacte germano-soviétique. Pour le militant du Front Populaire, se prépare l’une des plus terrible déconvenue politique et sans aucun doute l’expérience hu-maine la plus difficile à traverser.

Prisonniers de la liberté

Immédiatement arrêtés par les miliciens du village, les deux soldats Français sont envoyés à la prison centrale de Kaunas. C’est que la suspicion soviétique est en passe de devenir légendaire. Depuis le milieu des années 1930, le nombre de convois vers la Sibérie et l’archipel du goulag ne cesse d’augmenter. Des millions de citoy-ens soviétiques, victimes de la para-noïa du régime et des dénonciations en tous genres, rejoignent la ver-sion moderne de la maison des morts du défunt empire tsariste. Déjà les procès de Moscou ont-ils liquidé l’essentiel des officiers de l’armée rouge. Enfin, le pacte de non-agres-sion signé avec l’Allemagne fait de la France et de l’Angleterre les ennemis indirects de l’Union soviétique. Dans ce contexte, le sort des deux Français est joué à l’avance : l’URSS ne peut tolérer en liberté sur son territoire deux soldats d’une armée ennemie de l’Allemagne.

Après l’horreur des cellules de Kaunas où ils s’entassent avec les “politiques” et les “droits communs”, Jean-Louis Crémieux et son cama-rade de route rejoignent Moscou et

les funestes sous-sol de la Loubian-ka, le siège du NKVD, le sommet du sommet dans l’art de l’interrogatoire et de la persuasion. Transférés à Boutirki, une prison presque mod-erne au regard des conditions de Kaunas, les deux évadés ont la sur-prise de retrouver en cellule d’autres soldats français. Le cas des évadés français avait déjà été considéré et on avait commencé un regroupe-ment. C’est ici, dans cette cellule de 25, qu’il rencontre Daniel Georges, le frère du Colonel Fabien, dont l’ardeur communiste ne lui aura pas épargné l’humiliation du “grand frère” sovié-tique. L’aspirant de mai 1940 n’est plus seul. Il a rejoint d’autres soldats de la France, tous évadés des camps allemands, tous prêts à continuer la lutte interrompue en mai 1940 : “Ce qui à distance me frappe le plus (…)

ce n’est pas cet appareil spec-taculaire des évasions bonnes à romancer non, c’est d’abord le refus de ces paysans, ces ouvriers de France – refus de la lâcheté, du servage, de la capitulation, refus solitaire dont ils ont pris la décision malgré les promesses de Vichy, mal-gré l’intimidation des chefs, l’indifférence des camarades – et l’espoir toujours agité d’une libération prochaine”. C’est

pénétrés de ce destin commun que les Français de Bourtirki organisent la résistance, avec les moyens du bord. D’abord une grève de la faim, pour améliorer le quotidien – ils y gagneront des brosses à dent et une nourriture meilleure – mais surtout pour être autorisé à écrire aux am-bassades de France et d’Angleterre. Armés de cuillers, ils communiquent de cellule en cellule grâce au code morse transmis par la tuyauterie. D’où l’étonnement des Russes, qui finissent par “mobiliser des éminenc-es de plus en plus hautes pour venir nous prier de recommencer à manger et qui finalement nous ont accordé un certain nombre de choses, y compris

“Ce qui me frappele plus, c’estd’abord le refusde ces paysans,de ces ouvriersde France - refusde la lâcheté, duservage, de lacapitulation (...).”

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d’écrire des lettres aux ambassades, qui n’ont bien entendu jamais été en-voyées”. Quand une partie des Français de Boutirki part pour une destination inconnue, l’aspirant Crémieux prend la tête d’une nouvelle grève de la faim pour tenter d’obtenir le droit de correspondre avec les ambas-sades. Cette fois-ci, la répression est sévère : “Nous sommes restés cinq à la faire, nous avons été descendus dans les sous-sol de la prison où l’on a commencé à nous nourrir par le nez, à l’aide d’une sonde”. L’aspirant Crémieux donne alors l’ordre aux au-tres soldats de mettre fin à la grève.

Finalement ce sera Kozielsk, un camp à 150 km au sud-ouest de Moscou où ils retrouvent tous les autres Français évadés, 218 au total. C’est ici, dans le couvent de Kozielsk qu’ont été enfermés 1500 des officiers polonais massacrés à Katyn. Les Français sont regroupés dans l’ermitage et c’est là, entourés de palissades de 3,5 mètres et de fils barbelés, qu’ils sont amenés à constituer une espèce de commu-nauté française des évadés : “Malgré l’isolement, les menaces et le temps qui s’écoule, nous nous répétions les uns après les autres, inlassablement, cette phrase talisman : « nous som-mes des soldats français »”. Parmi eux, des officiers promis à une plus grande renommée, dont le futur gé-néral Billotte, libérateur de Paris et ministre d’Etat. Mais pour les pris-onniers de la liberté, “Billotte restera pour nous ce capitaine en haillons, évadé des camps de Poméranie, responsable d’une poignée de Fran-çais en révolte dans une clairière de Grande Russie”. C’est le même Bil-lotte qui, à l’officier soviétique venu les réduire par la force après la dé-couverte d’un tunnel d’évasion, bal-ance crânement : “J’ai commandé un bataillon de chars sur le front français, et je n’admets pas, quand je salue, qu’on ne me rende pas mon salut !”.

Tous doivent à l’attaque éclair de l’URSS par l’Allemagne nazie, le 6 juin 1941, d’échapper à la déporta-tion en Sibérie. Les voilà maintenant conduits au nord de la Russie, dans la région de Vologda, un autre archi-pel concentrationnaire. La donne a changé. L’URSS, l’Angleterre et la France deviennent des Alliés con-tre l’ennemi commun. De Gaulle, informé de la présence de Français évadés en URSS, demande aux Anglais d’intervenir. L’Angleterre est elle-même concernée : six de ses of-ficiers sont avec les Français. Mais dans ce nouveau contexte, la soli-darité du groupe tend à se disjoindre pour laisser apparaître, à nouveau, les engagements politiques de cha-cun. Sur 218, 186 décident de partir pour Londres et de rallier de Gaulle. Les autres préfèrent cette Union So-viétique qui, à aucun moment, ne leur aura offert la liberté ni la moindre hu-manité. C’est à Arkhangelsk, sur la mer blanche, que les Français, toujours encadrés par des soldats, baïonnette au fusil, embarquent sur un petit car-go policier. Après une heure de navi-gation dans une mer de brouillard, les soldats, serrés les uns conte les autres sur le pont, voient s’avancer une haute masse sombre. Petit à petit, de l’épais brouillard cotonneux qui enveloppe les hommes, balayé par le faisceau d’un unique project-eur, les traits se dessinent, à chaque instant précis, d’un immense paque-bot… l’Empress of Canada. C’est le premier bâtiment anglo-canadien de ravitaillement de l’URSS. A toutes les rambardes, à tous les ponts, des sol-dats canadiens observent ces hom-mes tassés, les visages émaciés, les regards hallucinés. Lorsque le pre-mier soldat français s’engage sur la passerelle de l’Empress of Canada, de chaque pont, de chaque point du paquebot, dans la nuit et le brouillard, s’élève de la bouche des soldats ca-nadiens, chaque minute plus assurée et plus forte, la plus formidable Mar-

seillaise jamais entendue. C’est tout le navire qui chante. La voix de Jean-Louis Crémieux tremble, l’émotion est là, intacte, 67 ans plus tard : “Ce fut une chose inouïe !”. Quelques minutes après, mêlés aux soldats canadiens, les soldats fran-çais ont à nouveau un uniforme : le battle-dress anglais avec “France” sur le haut de la manche. Les voilà à nouveau dans la guerre.

La France Libre6 Juillet 1941. Londres. Jean-Louis Crémieux rencontre René Cassin, un ami de la famille et l’un des pères fon-dateurs de la France Libre. Neveu de Benjamin Crémieux alors secrétaire général du Pen-Club International, Jean-Louis se voit proposer par Cas-sin d’assister, le jour même de son arrivée, à la réunion de l’association, recréé à Londres par Raymond Aron, un ancien de Condorcet. Le soir venu, il se présente aux portes de l’Hôtel Dorchester. Ici, rien n’a changé depuis la guerre. A peine débarqué, l’esprit encore obsédé par les privations et l’humiliation endurés dans les camps soviétiques, Jean-Louis Crémieux foule d’un pied mal assuré les épais tapis du Dorchester, la vue chavirée par les milles feux des lustres de cristal. Aron est sur un sofa rouge, en discussion avec des écrivains britan-niques. On sert du champagne et des petits fours. Le choc est terrible. C’est plus tard dans la soirée, à une table de l’Ecu de France, que le soldat de mai 1940 apprend de Raymond Aron la politique de collaboration du maréchal Pétain : “Jusqu’alors, j’étais pétainiste, gaulliste et pétainiste, Pétain défendait la France, Pétain s’opposait aux Allemands. Aron m’a ouvert les yeux”.Janvier 1942 – Jean-Louis Crémieux est désormais Brilhac, officier des Forces Françaises Libres. Le voilà détaché au Commissariat à l’Intérieur, l’organe chargé des rela-

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tions politiques avec la France et de la propagande. C’est ici qu’il travaille, jusqu’en août 1944, au carrefour des services secrets français et anglais, de la résistance française et de la propagande. Il est sous-lieutenant. Il a vingt cinq ans. Ses responsabilités ? Rien moins que de créer un service de documenta-tion, superviser la créa-tion d’un service d’écoute radiophonique des émis-sions françaises puis, une fois secrétaire du Comité exécutif de propagande, assurer pour Jean Moulin et les chefs de réseaux français la diffusion et l’envoi de tracts clandestins et d’informations sur la vie dans les pays alliés. Tous les chefs de mouvement de la résis-tance font alors l’aller-retour à Lon-dres. Il travaille et noue des relations

amicales avec d’Astier de Libération, Fresnay de Combat, Jean-Pierre Lévy de Franc-Tireur ou encore Gil-bert Védy, alias Médéric de Ceux de la Libération (CDLL). A partir de 1943, il est aussi officier de liaison auprès de la BBC et assiste chaque jour au comité de rédaction de l’émission du soir, celle que les Français écoutent en sourdine au nez de l’occupant. Dès cette époque, de Gaulle est à Alger, et la plupart des services français avec lui. A Londres, restent les marins, les aviateurs et les servic-es en relation avec la résistance. Le patron du Commissariat à l’Intérieur, Emmanuel d’Astier, toujours entre Londres et Alger, celui-ci est en ré-alité tenu par Georges Boris, l’ancien directeur de cabinet de Léon Blum, dont le jeune Brilhac est l’adjoint, “le chef de cabinet du chef de cabinet” comme aime à plaisanter Boris. C’est dans ce contexte-là qu’il est amené à tout connaître ou presque, y compris

du grave conflit qui oppose gaullistes et communistes quinze jours avant le débarquement. Sur un point au moins, tous sont d’accord : la libéra-tion nationale est inséparable d’une

insurrection nationale. Mais plus les études du débarquement se précisent, plus on com-prend que les alliés seront longtemps dans leurs têtes de pont de Normandie. Il ne faut donc pas que la France se soulève, que tous les réseaux de résis-tance entrent en action en même temps sous

peine d’être exterminés sans servir à rien. Les communistes jugent alors les gaullistes trop attentistes. Il faut à Georges Boris toute sa force de persuasion et huit jours de dialogue acharné avec Waldeck-Rochet,

représentant du PCF à Londres, pour que celui-ci accepte de ne pas lancer d’appel à l’insurrection dès le 7 juin 1944 : “J’étais là, derrière eux, écoutant, rédigeant mes directives, c’était un moment extraordinaire !”. C’est qu’en cette période précédant le débarquement, il faut transmettre à la masse non organisée les instruc-tions à suivre pendant la période du débarquement, ce que devaient faire les gendarmes, les policiers, les mé-decins, les cheminots pour contribuer à l’effort de libération national le mo-ment voulu. Le 6 juin 1944, les Alliés débarquent sur les plages de Normandie. Au Com-missariat Intérieur, Brilhac continue à envoyer ses directives en France, jusqu’au mois d’août. Mais l’aspirant Crémieux, celui de l’humiliation de mai 1940, n’est jamais loin sous l’officier Brilhac des Forces Fran-çaises Libres. Alors, libérer la France sans lui ? Pas question. Il demande

instamment à d’Astier, le patron du Commissariat Intérieur, d’être para-chuté en France. Le parachutage est prévu le 8 août dans les maquis de l’Ain, auprès d’Henri Romans-Petit, chef du maquis, en compagnie d’un officier américain, Allister Forbes et d’un officier anglais. Son équipement est prêt. On lui a même proposé la capsule de cyanure qu’il a refusée. Il a embrassé sa femme et sa fille, née un an plus tôt, ici, à Londres. Le 1er jour, le temps est trop mauvais, le parachutage est annulé. Le 2ème jour, l’officier américain ne se présente pas, le parachutage est encore an-nulé. Il n’y aura pas d’autre occa-sion : “Je suis donc rentré sans avoir combattu…ce qui n’a cessé de me tourmenter, jusqu’à aujourd’hui…”. Dans la demi obscurité qui habille maintenant les lambris et le parquet à chevrons de l’appartement, le silence tombe et occupe tout l’espace, le

temps de revoir en un seul coup d’œil tous les engagements de cet homme au cours de la guerre, du soldat de 40 au gréviste de la faim de la prison Boutirki, de l’unique compagnon de six officiers français et juifs promis à la mort à l’officier des Forces Fran-çaises Libres ; alors prend-on un peu la mesure de cette immense décep-tion de ne pouvoir accomplir jusqu’au bout sa mission.D’une certaine manière, l’après-guerre va donner l’occasion à Jean-Louis Crémieux-Brilhac de poursuiv-re sa mission.

Les aventures de l’après-guerre

Octobre 1945. Depuis plus d’un an, de Gaulle est à la tête d’un gouvernement provisoire avec, com-me ministre des Affaires Étrangères, Georges Bidault, président du Con-seil National de la Résistance. Le 21, les Français ont rejeté tout retour à la

“Jusqu’alors, j’étaispétainiste, gaulliste et pétainiste...Pétain défendait la France, Pétains’opposait aux Allemands. Aron m’a ouvert les yeux.”

“Je suis donc rentré sans avoir combattu… ce qui n’a cessé de me tourmenter, jusqu’à aujourd’hui…”

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IIIe République en même que le ré-gime parlementariste proposé par les communistes. Quant au sous-lieu-tenant Brilhac, il revient à la vie civile, détaché au ministère de l’Information. C’est d’ici qu’il va piloter, avec Marcel Koch, la naissance d’une institution aujourd’hui référence incontournable du paysage intellectuel français : la Documentation française. L’objectif ? Fournir aux relais de l’opinion française, journaux, parlementaires, préfets et intellectuels, une documen-tation objective sur les problèmes politiques, économiques, sociaux et administratifs de la France. Avec une conviction profonde liée à la défaite de 1940 : si la France a été incapable de comprendre la menace de l’Allemagne nazie et d’y répon-dre, c’est par manque d’une docu-mentation sérieuse sur l’Allemagne et le régime hitlérien, mais aussi par manque de documenta-tion statistique. Il faut donc, à côté des journaux, véhicules de l’information immédiate, produire des études approfondies, des dossiers contradictoires qui puissent être mis à la disposition des relais d’opinion. C’est dire si le soldat vaincu de 1940 inspire toujours le fonda-teur de la Documentation française. L’analyse de la France et de son environ-nement demeure la clé d’un Etat fort et moderne, capable d’affronter les menaces qui pour-raient dissoudre à nouveau la nation. L’autre combat de la Documentation française sera celui de son indépen-dance. Un premier pas est franchi après la suppression du ministère de l’Information et son rattachement au Secrétaire général du gouvernement, un poste plus technique que poli-tique, dont la Documentation contin-ue aujourd’hui de dépendre. Pendant les douze années où il en assure la

direction (1964-1976) Jean-Louis Crémieux-Brilhac obtiendra de MM. Chaban-Delmas et Giscard d’Estaing une charte garantissant la neutralité et l’objectivité de la Documentation française, sans subir l’influence du politique ni des services de propa-gande. Sans cette indépendance, la Documentation ne serait jamais dev-enue la référence d’aujourd’hui.

18 juin 1954. Mendès-France est in-vesti président du Conseil. Quelques semaines plus tôt, le 7 mai, l’armée française a été défaite à Diên Biên Phu, en Indochine. A Londres, Jean-Louis Crémieux-Brilhac avait noué une amitié fidèle avec Georges Bo-ris, son ancien patron du Commis-sariat à l’Intérieur, dont il achève ces jours-ci la biographie. Celui-ci, dev-

enu éminence grise de Mendès-France et con-seiller personnel, le fait entrer dans l’aventure mendésiste. En charge de l’action en faveur de l’enseignement et de la recherche scien-tifique, il organise à ce titre, à Caen - lors de la seconde expérience gouvernementale de Mendès-France en mai 1956 - le premier colloque dont les con-clusions prennent la forme d’un pro-gramme d’expansion de l’enseignement et

de la recherche scientifique, autour duquel – fait exceptionnel – syndi-cats, politiques, scientifiques et fi-nanciers s’accordent. Avec Jérôme Monod et le mathématicien André Lichnérowicz, il fonde le Mouvement pour l’expansion de la recherche sci-entifique (1956-1972) et crée une re-vue scientifique éponyme.A Londres, l’officier Brilhac avait sou-vent côtoyé le général mais ici, dans la France de la fin des années 1950, il y a longtemps que les oppositions

politiques ont repris leur droit. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, sans renier son attachement à l’homme du 18 juin, ne partage pas les convictions politiques du général : “J’ai revu de Gaulle occasionnellement et jamais personnellement, jamais seul… Je n’avais pas adhéré au RPF, je le con-testais, et puis j’avais été ensuite très proche de Mendès, cela me mettait dans une situation en porte-à-faux”. Pourtant, par l’intermédiaire de sa nièce, Geneviève de Gaulle, avec laquelle il a d’étroites relations, il ap-porte au général “sur un plat en or”, le programme de développement de la recherche scientifique, élaboré dans le consensus avec toutes les par-ties prenantes. Là encore, l’objectif est clair : la science et la technologie doivent contribuer non seulement au développement économique du pays mais également à la force de dissua-sion militaire de la nation.

Mai 1981. Après le Cartel des gauch-es en 1924, le Front Populaire en 1936 et le gouvernement Mollet en 1956, la gauche revient au pouvoir. Après trente cinq ans d’absence. Au même moment, Jean-Louis Crémieux-Brilhac quitte la Documen-tation française, rejoint le Conseil d’Etat pendant quatre ans et entame, à 65 ans, une carrière d’historien. Pendant toutes ces années, il n’avait pas cessé de s’intéresser à l’histoire de la résistance et de la France Libre, participant à des colloques et écriv-ant quelques articles. Mais le défi que se lance ce jeune retraité n’est pas mince : ni plus ni moins qu’un pan-orama complet de la France de 1940 . Car les années ont eu beau passer, les projets ambitieux être couronnés de succès et la vie active prendre le dessus, Jean-Louis Crémieux-Brilhac n’a jamais oublié le soldat de mai 1940, lâché par ses supérieurs, vaincu par un ennemi trop puissant avant d’être jeté dans ces colonnes de prisonniers hébétés marchant vers l’Allemagne. Alors le temps est venu

“J’ai revu de Gaulleoccasionnellement et jamais person-nellement, jamais seul… Je n’avaispas adhéré au RPF, je le contestais, et puis j’avais été en-suite très proche de Mendès, celame mettait dans unesituation en porte-à faux.”

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de tenter de comprendre les raisons de la défaite, “je ne l’avais jamais di-gérée !”, s’exclame-t-il. Il faudra pour cela écarter l’expérience personnelle, le ressentiment, l’amertume, simple-ment garder l’humiliation comme un aiguillon de la recherche. C’est en historien, rompu aux maniements des statistiques, armé des seules ar-chives, qu’il étudie la France de 1940 dans ses dimensions politiques, so-ciales, économiques, industrielles ou militaires ; un travail jamais entrepris jusqu’alors ; une somme colossale dont les analyses sont aujourd’hui incontestées. Et puis encore, tout de suite après, un autre travail de ré-férence, plus personnel encore, une histoire monumentale de la France Libre . Là, le travail de distanciation de l’historien avec son objet est plus ardu encore. Sous le coup de son analyse tomberont quelques mytholo-gies. Car dès la fin de la guerre, com-munistes et gaullistes se disputent la paternité de la résistance. Jean-Louis Crémieux-Brilhac n’hésite pas à le dire : “les mémoires de Soustelle et de de Gaulle ont alimenté le mythe d’une résistance française animée par Londres tandis que les commu-nistes ont engagé une action poli-tique visant à affirmer l’autonomie de la résistance intérieure, condamnant l’attentisme et les visées politiques de la France Libre et du gaullisme”.

29 août 2008. Jean-Louis Crémieux-Brilhac revient d’un périple d’un mois en Chine. C’était un rêve de toujours. A Shanghai, il a rencontré des histo-riens, leur a raconté sa vie, parler de ses livres. Ils l’ont invité à revenir, à participer à un colloque. Il a accepté tout de suite. Décidemment, le soldat Crémieux est infatigable.

Notes

1. Titre du livre que Jean-Louis Crémieux-Brilhac a consacré à l’aventure des 218 Français évadés par l’URSS, paru aux édi-tions Gallimard en 2004.

2. Les Français de l’an 40, Tome 1, La guerre oui ou non ?, 648 pages ; Tome 2, Ouvriers et soldats, 744 pages, col-lection La Suite des Temps, Gallimard, 1990. 3. La France Libre, de l’appel du 18 juin à la Libération, 976 pages, Gallimard, 1996.

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