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1 1 Iphigénie à Braurôn : étiologie poétique et paysage artémisien Claude Calame École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris L’itinéraire de formation d’ordre rituel proposé, à l’époque classique, à « la fille d’Athènes » compte de multiples stations marquées par différents actes de culte. Son tournant adolescent nous invite à passer du centre à la périphérie, de l’Acropole vers l’une des marches de l’Attique – anthropologiquement, il n’y a là rien de très étonnant. Par les moyens d’une histoire des religions sensible notamment aux qualités symboliques impliquées par les noms propres et par les pratiques rituelles, Pierre Brulé nous a intelligemment aidé à suivre les traces d’un parcours que nous aimons à lire en termes initiatiques ; le maître en pratiques religieuses destinées aux femmes nous conduit ainsi jusqu’à Braurôn où il nous convie à notre tour à une longue station 1 . Dans la perspective d’une « landscape-architecture » cultivée dans les mondes germanique et anglo- saxon, mais largement ignorée dans l’hexagone, ce site intègre les différentes composantes de la topographie végétale du lieu dans un espace construit pour lui donner une signification qui correspond, par métaphores interposées, aux fonctions de la divinité qui y est vénérée et aux qualités de ses fidèles. Par l’intermédiaire des récits de fondation et des pratiques rituelles, les valeurs du culte se trouvent inscrites dans l’organisation spatiale du sanctuaire en particulier par les qualités de la parèdre héroïque que l’étiologie poétique attribue à la divinité maîtresse du lieu : espace paysagier non seulement architecturalement construit, mais aussi « métaphorisé » par le biais de la narration poétique et dramatique. 1 BRULE P., La Fille d’Athènes. La religion des filles à Athènes à l’époque classique. Mythes, cultes et société, Besançon – Paris, Annales Littéraires de l’Université de Besançon – Les Belles Lettres, 1987, p. 179-283 et 310-317. Sans la coïncidence avec un colloque sur le Papyrus de Derveni au Center for Hellenic Studies de Washington, le présent texte aurait fait l’objet d’une présentation au colloque organisé autour de ce grand livre par le CRESCAM à l ‘Université de Cork (Irlande) en juillet 2008 sous le titre « La religion des femmes en pays grec. Mythes, cultes et sociétés ». Il constitue la première étape d’une étude plus compréhensive sur les relations entre paysages cultuels et parèdres/épiclèses, par l’intermédiaire de l’étiologie poétique.

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Iphigénie à Braurôn :

étiologie poétique et paysage artémisien

Claude Calame École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

L’itinéraire de formation d’ordre rituel proposé, à l’époque classique, à

« la fille d’Athènes » compte de multiples stations marquées par différents actes de culte. Son tournant adolescent nous invite à passer du centre à la périphérie, de l’Acropole vers l’une des marches de l’Attique – anthropologiquement, il n’y a là rien de très étonnant. Par les moyens d’une histoire des religions sensible notamment aux qualités symboliques impliquées par les noms propres et par les pratiques rituelles, Pierre Brulé nous a intelligemment aidé à suivre les traces d’un parcours que nous aimons à lire en termes initiatiques ; le maître en pratiques religieuses destinées aux femmes nous conduit ainsi jusqu’à Braurôn où il nous convie à notre tour à une longue station 1. Dans la perspective d’une « landscape-architecture » cultivée dans les mondes germanique et anglo-saxon, mais largement ignorée dans l’hexagone, ce site intègre les différentes composantes de la topographie végétale du lieu dans un espace construit pour lui donner une signification qui correspond, par métaphores interposées, aux fonctions de la divinité qui y est vénérée et aux qualités de ses fidèles. Par l’intermédiaire des récits de fondation et des pratiques rituelles, les valeurs du culte se trouvent inscrites dans l’organisation spatiale du sanctuaire en particulier par les qualités de la parèdre héroïque que l’étiologie poétique attribue à la divinité maîtresse du lieu : espace paysagier non seulement architecturalement construit, mais aussi « métaphorisé » par le biais de la narration poétique et dramatique.

1 BRULE P., La Fille d’Athènes. La religion des filles à Athènes à l’époque classique. Mythes, cultes et société, Besançon – Paris, Annales Littéraires de l’Université de Besançon – Les Belles Lettres, 1987, p. 179-283 et 310-317. Sans la coïncidence avec un colloque sur le Papyrus de Derveni au Center for Hellenic Studies de Washington, le présent texte aurait fait l’objet d’une présentation au colloque organisé autour de ce grand livre par le CRESCAM à l ‘Université de Cork (Irlande) en juillet 2008 sous le titre « La religion des femmes en pays grec. Mythes, cultes et sociétés ». Il constitue la première étape d’une étude plus compréhensive sur les relations entre paysages cultuels et parèdres/épiclèses, par l’intermédiaire de l’étiologie poétique.

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1. Paysage cultuel et dramatisation étiologique De manière générale, les archéologues historiens des religions ont été

peu sensibles au remarquable aspect paysagier de l’ensemble architectural consacré sur le site de Braurôn à la déesse Artémis et, probablement, à sa parèdre héroïque Iphigénie. Pourtant, aujourd’hui encore, dans une Attique désormais dévastée par les axes routiers, par les ensembles de hangars entremêlés de supermarchés, par les lotissements abusifs de maisons individuelles quand ce n’est pas par les incendies criminels, le visiteur est frappé par la richesse arboricole du lieu. Situé sur l’une des frontières extérieures de l’Attique, à l’Est d’Athènes, auprès du golfe de Braurôn, le sanctuaire est adossé à une colline boisée ; il est organisé autour d’une source dont le débit est assez important pour avoir nécessité la construction d’un remarquable pont en blocs de poros. Bordé à l’ouest par ce cours d’eau, le périmètre consacré à Artémis Braurônia est délimité au nord par la rivière Érasinos dans laquelle se jette l’eau de la source. Orienté comme il se doit vers l’est, le petit temple consacré à la déesse dès le VIe siècle s’élève pratiquement au-dessus de la source, dominée par la terrasse du temple. Faisant face à l’édifice, l’une des grottes situées sur le flanc de la colline délimitant le sanctuaire au sud a été identifiée comme constituant l’hérôon d’Iphigénie. Vers la fin du Ve siècle, les Athéniens firent construire sur l’esplanade s’étendant devant temple et hérôon, peut-être encore marécageuse, un vaste portique qui confère à l’accès à la source et au sanctuaire un aspect monumental 2 (fig. 1 ?).

Avec ses chambres de banquet se succédant sur deux de ses côtés, cette stoa en forme de U correspond fort probablement à un hestiatorion, à un hall de réception destiné aux servants et aux hôtes du sanctuaire. Par ailleurs, une inscription précisément retrouvée dans ce portique et datant de la fin du IVe siècle mentionne différents édifices inclus dans le périmètre du sanctuaire : avec un gymnase, une palestre, des écuries, est cité un parthénon que l’on aurait

2 L’état des fouilles avec la datation et l’identification des monuments mis à jour jsuqu’ici est donné par THEMELIS P. G., « Contribution to the Topography of the Sanctuary at Brauron », in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), Le orse di Brauron. Un rituale di iniziazione femminile nel santuario di Artemide, Pisa, Edizioni ETS, 2002, p. 103-116 ; voir aussi l’examen critique minutieux auquel EKROTH G., « Inventing Iphigeneia ? On Euripides and the Cultic Construction of Brauron », Kernos 16, 2003, p. 59-118, soumet l’ensemble de notre documention sur le culte de Braurôn. Selon PHOTIUS, Lexique, s.v. Brauronía (B 264 ; I, p. 344 Theodoridis), le sanctuaire aurait été construit par Pisistrate.

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désiré pouvoir identifier avec le portique lui-même, avec ses salles de réunion. En effet le sanctuaire de Braurôn nous est connu en particulier par le « service de l’ourse » mentionné par le groupe choral des Athéniennes qui intervient dans la Lysistrata d’Aristophane. En évoquant leur jeunesse dans un chant choral d’interprétation contestée, ces femmes de citoyens énumèrent les différentes liturgies auxquelles elles ont été associées depuis l’arrhéphorie dès l’âge de sept ans jusqu’à l’état de canéphore qui correspond à l’éclosion de la beauté de la jeune fille pubère ; cette accession rituelle à la nubilité est précédée du statut de « meunière », puis du service de l’ourse aux Brauronies, marqué par le port d’une tunique spécifique, la crocote 3.

Au sein d’une constellation de témoignages morcelés et contestés, rappelons d’abord la légende de fondation de ce rituel de l’arkteía, sous la forme mythographique offerte par les scholies et notices lexicographiques qui nous l’on transmise. Dans un dème extérieur de l’Attique, une ourse sauvage fut attribuée au sanctuaire d’Artémis où elle fut domestiquée ; elle blessa et aveugla néanmoins une jeune fille qui jouait avec elle. Pour venger la jeune fille son frère tua l’animal. Dans sa colère, Artémis exigea qu’avant le mariage, chaque jeune fille devrait «imiter» l’ourse en portant un vêtement sacré à la couleur de safran et en accomplissant une action rituelle dénommée arkteúesthai. Le service de l’ourse à Braurôn fut imposé aux Athéniens par la déesse en guise de rite expiatoire à la suite de l’épidémie qui les frappa en raison du meurtre de l’animal 4.

Dans la même logique qui explique la pratique rituelle régulière par un outrage fait la divinité et un geste fondateur de sa part, il faut aussi évoquer la version qui déplace d’Aulis à Braurôn le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon pour permettre le départ de la flotte grecque pour Troie ; ceci à d’autant plus forte raison que nous devons cette version explicative, une fois encore, au poète tragique Euripide lui-même que la dramatise devant le public 3 ARISTOPHANE, Lysistrata 636-647 ; on se réfèrera désormais, à propos d’un passage à l’interprétation très controversée, au commentaire équilibré de PERUSINO F., « Le orse di Brauron nella Lysistrata di Aristofane », in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), op. cit. note 2, p. 167-174. Le texte de l’inscription est donné par THEMELIS P. G., art. cit. note 2, p. 112-115, qui en commente le détail. 4 Objets de nombreux commentaires, les différentes versions de la légende étiologique sont données et commentées dans le détail par BRULE P., op. cit. note 1, p. 179-186, et par GIUMAN M., La dea, la vergine, il sangue. Archeologia di un culto femminile, Milano, Longanesi, 1999, p. 96-148 ; voir aussi maintenant

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athénien du dernier quart du Ve siècle. En effet, dans la conclusion étiologique qu’il donne à l’action dramatique mettant en scène le séjour d’Iphigénie en Tauride, le khorodidáskalos tragique n’hésite pas à associer à Braurôn le retour de la jeune héroïne. Intervenant en dea ex machina, Athéna, la déesse tutélaire de la cité des spectateurs, oriente la légende héroïque péloponnésienne sur Athènes et l’Attique ; elle assortit de trois institutions cultuelles le salut d’Iphigénie condamnée au service d’une Artémis barbare et celui d’Oreste qui a échappé au sacrifice humain imposé par les Taures. Oreste fondera dans les collines des marches de l’Attique, à Halai Apharénides un sanctuaire dans lequel il installera la statue d’Artémis enlevée de Tauride ; la déesse y sera honorée par des hymnes en tant qu’Artémis Tauropolos. De plus, dans ce sanctuaire Oreste instituera le rituel des gouttes de sang à faire couler de la gorge d’un homme comme geste de mémoire expiatoire pour son propre meurtre. Pour sa part, Iphigénie deviendra à Braurôn, en un autre territoire limitrophe de l’Attique, porte-clef du temple d’Artémis avant d’y disposer d’une tombe héroïque ; y seront consacrées les pièces de vêtement laissées par les femmes mortes en couches 5.

En relation avec des cultes attestés à l’époque classique aussi bien à Halai Apharénides qu’à Braurôn, cette procédure étiologique ne débouche pas uniquement sur une clôture en termes religieux de l’intrigue représentée sur la scène attique. Au-delà de la logique narrative dramatisée, l’étiologie tragique correspond dans sa pragmatique autant à l’« Athenianization » d’une légende panhellénique qu’à une probable réorientation des cultes concernés 6. Même si

PARKER R., Polytheism and Society at Athens, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 238-242. 5 EURIPIDE, Iphigénie en Tauride 1446-1474, cf. aussi 958-982 ; pour cette conclusion étiologique objet d’une longue controverse quant à son caractère fictif, on lira en particulier l’étude équilibrée de WOLFF Ch., « Euripides’ Iphigenia among the Taurians : Aetiology, Ritual and Myth », Classical Antiquity 11, 1992, p. 308-334. Contestée notamment par DUNN M., Tragedy’s End. Closure and Innovation in Euripidean Drama, New York – Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 57-63 (pour l’Iphigénie en Tauride), la réalité cultuelle sous-tendant l’étiologie euripidéenne a été réaffirmée avec force par SOURVINOU-INWOOD Ch., Tragedy and Athenian Religion, Lanham – Boulder – New York – Oxford, Lexington Books, 2003, p. 31-40, 301-308 et 418-442 ; on lira néanmoins avec profit les remarques désabusées d’EKROTH G., art. cit. note 2, p. 94-101, quant à l’invention « littéraire » de l’étiologie (« Deconstructing Iphigeneia » !). 6 Selon l’expression proposée par KOWALZIG B., «The Aetiology of Empire ? Hero-Cult and Athenian Tragedy», in DAVIDSON J., MUECKE F., WILSON P. (dir.), Greek Drama III. Essays in Honour of Kevin Lee, London, Institute of Classical Studies, 2006, p. 79-98.

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la reformulation athénienne de la légende peut être référée à l’invention d’Euripide, même s’il est vrai que l’identification archéologique sur le site de Braurôn d’un cavité correspondant au sanctuaire héroïque d’Iphigénie dépend pour l’instant uniquement des indications données dans l’Iphigénie en Tauride, il n’en reste pas moins que les conclusions étiologiques des tragédies représentées devant le public athénien ont pu contribuer à réinstituer les cultes correspondants. Ainsi en va-t-il par exemple au terme de l’Érechthée d’Euripide. On y assiste à une nouvelle intervention étiologique d’Athéna devant le public athénien. Apparaissant ex machina, la déesse tutélaire non seulement métamorphose en sa première prêtresse sur l’Acropole Praxithéa, l’épouse du roi légendaire d’Athènes qui vient d’être la victime du trident de Poséidon après avoir provoqué le sacrifice de ses propres filles ; mais Athéna Polias fait surtout d’Érechthée lui-même le parèdre héroïque de Poséidon. En compagnie du roi autochtone et fondateur, le dieu tutélaire est installé dans le sanctuaire même que les Athéniens sont en train de reconstruire sur l’Acropole dévasté par les Perses, et ceci pratiquement sous les yeux des citoyens célébrant Dionysos Éleuthéreus en son sanctuaire-théâtre adossé au rocher sacré. Historiquement et spatialement, la coïncidence est frappante entre les dispositions étiologiques proférées par la voix d’autorité d’Athéna Polias et la réalité cultuelle qui est celle des spectateurs du dernier quart du Ve siècle 7. Quoi qu’il en soit de la pratique rituelle, l’intervention de la même déesse tutélaire de la cité devant le public athénien au terme de l’Iphigénie en Tauride assume une double fonction : elle donne à Artémis Braurônia sa parèdre héroïque tout en inscrivant ce culte local des marges dans la grande saga panhellénique de la guerre de Troie.

De ce point de vue il convient de ne pas oublier que si l’Iphigénie d’Euripide est bien, conformément à la tradition épique, la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, il existe une légende sans doute athénienne qui fait de l’adolescente la fille d’Helène ; enceinte des œuvres de Thésée qui l’avait enlevée, Hélène aurait consacré à Argos un sanctuaire à la déesse de l’accouchement Éiléithuia avant de confier le bébé nouveau-né à Clytemnestre, désormais la femme d’Agamemnon, et d’épouser quant à elle le frère Ménélas.

7 EURIPIDE, Érechthée fr. 370, 55-117 Kannicht, dans une déclaration étiologique d’Athéna que l’on peut assortir des remarques que j’ai formulées dans « Sacrifices de jeunes filles et autochtonie politique : Fondations étiologiques dans l’Athènes classique », à paraître.

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Or c’est précisément l’accouchement qui, déjà pour les érudits de l’Antiquité, semble être inscrit dans la morphologie du nom d’Iphigéneia ; l’« Engendrée avec force » est désormais en Attique l’assistante héroïsée de la déesse Artémis. Tout se passe comme si l’association d’un héroïne à une divinité aux qualités semblables permettait d’attribuer à cette dernière le segment biographique concernant une mort qu’elle ne saurait connaître ; dans cette mesure, le nom du héros-parèdre, avec ses implications narratives, constitue en quelque sorte une nouvelle épiclèse définitoire du dieu 8. Par ailleurs, dans ce processus d’ « athénisation » de la légende héroïque panhellénique, c’est apparemment à l’Attidographe Phanodémos qu’il revint de modifier la légende du sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon ; dans l’adaptation athénienne du récit au complexe cultuel de Braurôn, c’est une ourse qui se substitue à la biche qui fut sacrifiée par le roi d’Argos en lieu et place d’une jeune fille transportée quant à elle en lointaine Tauride 9.

2. Pratiques rituelles et valeurs symboliques Ceci pour la déesse qui règne désormais avec sa parèdre héroïque sur le

site paysagier de Braurôn. Du côté du rituel et de ses protagonistes, les fragments d’un cratérisque datant de la seconde moitié du Ve siècle semblent représenter en une fresque circulaire deux moments d’un rituel que la présence d’une ourse désigne comme l’arkteía : d’abord l’accueil dans un sanctuaire arboré de très jeunes filles, puis auprès de palmiers une course rituelle à laquelle participent des adolescentes nues et des fillettes portant une tunique courte, fort probablement la crocote mentionnée dans les textes. La couleur 8 Mentionnée par PAUSANIAS 2, 22, 6-7, cette version de la légende héroïque remonte en tout cas à STESICHORE fr. 191 Page-Davies ; cf. aussi DOURIS FGrHist. 76 F 92 ; pour l’étymologie d’Iphigéneia, cf. CALAME C., Choruses of Young Women in Ancient Greece. Their Morphology, Religious Role, and Social Functions, Lanham – Boulder – New York – Oxford, Rowman & Littelfield, 2001 (2e éd.), p. 166-167, avec les références bibliographiques données note 234. Quant au rôle prédicatif des épiclèses des dieux grecs (en particulier Artémis), voir BRULE P., La Grèce d’à côté. Réel et imaginaire en miroir en Grèce antique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 322-328. 9 PHANODEMOS FGrHist. 325 F 14 ; on trouvera les témoignages sur la version qui substitue Braurôn à Aulis comme lieu du sacrifice d’Iphigénie dans l’étude de MONTEPAONE C., «Ifigenia a Brauron», in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), op. cit. note 2, p. 65-77 ; voir aussi LLOYD-JONES H., « Artemis and Iphigeneia », Journal of Hellenic Studies 103, 1983, p. 87-102 , et LARSON J., Greek Heroine Cults, Madison, University of Wisconsin Press, 1995, p. 101-109. Rappelons encore

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safran de cette tunique souvent évoquée dans la comédie renvoie aux pouvoirs érotiques qu’évoquent pour les Grecs aussi bien la fleur du crocus que ce vêtement féminin lui-même. Cette fleur odorante orne avec le lotus et la jacinthe le frais gazon accueillant l’union amoureuse paradigmatique de Zeus et d’Héra déjà dans l’Iliade ; elle fait aussi partie du paradigme floral émaillant la prairie de séduction dont Perséphone est enlevée dans la scène déjà mentionnée de l’Hymne homérique à Déméter. Au pouvoir érotique que les textes poétiques attribuent à la fleur du crocus en raison de son parfum envoûtant s’ajoute la valeur que concèdent à cette plante les traités hippocratiques relatifs aux maladies des femmes ; le safran entre en effet dans la composition de plusieurs décoctions et applications censées favoriser la conception et la génération 10. D’autre part, par référence au rôle qu’il joue dans le mythe de la naissance d’Apollon du sein de Létô sur l’île de Délos, le palmier semble symboliquement lié à l’accouchement. Présent dans l’iconographie de nombreuses scènes de rapt de jeunes filles, voire dans la représentation du sacrifice d’Iphigénie elle-même le palmier était aussi attaché au site cultuel du sacrifice de la fille d’Agamemnon, à Aulis ; s’y élevait un sanctuaire dédié à Artémis que Pausanias nous dit marqué par un platane et un groupe de palmiers. Le palmier renvoie symboliquement sans doute moins à la question de la perte de la virginité ou à une idée très générale de fertilité qu’à la capacité d’engendrement qu’implique la nubilité des adolescentes 11.

Il fait peu de doute qu’envisagés dans une perspective anthropologique, plusieurs des composants narratifs du récit étiologique et certaines des figures spatiales organisées dans le rituel de Braurôn renvoient le service de l’ourse à

qu’à Hermioné, petite cité de l’Argolide, PAUSANIAS (2, 35, 2) mentionne le culte d’une Artémis Iphigénéia. 10 Cf. HOMERE, Iliade 14, 346-349 ; Hymne homérique à Déméter 2-11 et 425-432, avec le commentaire donné par CALAME C., L’Éros dans la Grèce antique, Paris, Belin 2002 (2e éd.), p. 173-85 ; pour les usages de la crocote, cf. BRULE P., op. cit. note 1, p. 240-245, et pour l’usage du crocus dans les traités gynécologiques attribués à Hippocrate voir GIUMAN M., « “Risplenda come un croco perduto in mezzo a un polveroso prato“. Croco e simbologia liminare nel rituale dell’arkteia di Brauron », in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), op. cit. note 2, p. 79-102. 11 PAUSANIAS 9, 19, 6-7 ; pour l’identification dans l’iconographie de la configuration « autel + palmier » qui renverrait, selon plusieurs études de Ch. Sourvinou-Inwood, à la maturité atteinte par la jeune fille prête au mariage, voir l’étude critique de TORELLI M., «Divagazioni sul tema della palma. La palma di Apollo e la palma di Artemide», in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), op. cit. note 2, p. 139-151.

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un rite de passage destiné à assurer la transition des jeunes Athéniennes de l’état d’adolescente à celui de la femme adulte qui est marqué par le mariage. Du côté du récit, il faut compter avec le passage de l’ourse, l’animal le plus proche de l’homme dans la représentation grecque, de l’état sauvage à une domestication qui est la métaphore grecque de l’assujettissement sexuel et matrimonial, mais également avec la mort symbolique que représente la disparition de la jeunes fille ; du côté de la célébration rituelle, sous la tutelle d’Artémis la maîtresse des bois et des marais, on mentionnera aussi bien la mise en scène architecturale de l’eau s’écoulant d’une source que la course destinée, comme à Sparte, à des jeunes filles représentées nues. Par ailleurs, le site de Braurôn se définit comme un sanctuaire des confins autant par sa situation dans une plaine marécageuse que par sa position sur une frontière de l’Attique 12.

3. Rite d’initiation tribale/rite de puberté : un système

cultuelartémisien Tout serait donc pour le mieux dans la meilleure des initiations tribales

possibles si les documents iconographiques n’attestaient pas la présence rituelle à Braurôn de filles très certainement non pubères ; parmi elles, celles qui, sur les cratérisques, semblent porter la crocote ou celles qui, sur différents reliefs votifs appartiennent au groupe familial rendant hommage à la déesse chasseresse. Sans s’attarder sur une question épineuse de sémiotique iconographique, il faut se souvenir que chacun des trois moments du rite de passage peut être lui-même constitué en rite de transition ; dans cette mesure il est probable que le service de l’ourse, couvrant tout l’arc temporel de l’adolescence féminine, comportait rites d’entrée et rites de sortie auxquels étaient invitées des filles d’âge différencié 13. D’autre part, dans une polarité tendant à marquer

12 À propos du rôle initiatique joué par la course pour les jeunes filles de Sparte en particulier, cf. CALAME C., op. cit. note 8, p. 113-116 et 191-966 ; les affinités d’Artémis avec les régions marécageuses sont bien définies par S. G. COLE, Landscapes, Gender and Ritual Space. The Ancient Greek Experience, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 2004, p. 191-201. L’interprétation du complexe cultuel de Braurôn en termes initiatiques est reprise par GIUMAN M., op. cit. note 4, p. 105-131, qui précise la thèse soutenue par de nombreux prédécesseurs dont BRULE P., op. cit. note 2, p. 401-406 (sur l’ours : p. 214-216). 13 REDFIELD J. M., The Locrian Maidens. Love and Death in Greek Italy, Princeton – Oxford, Princeton University Press, 2003, p. 98-110, formule l’hypothèse que l’arkteia représentait un rite de séparation marquant l’entrée de la jeune fille dans le statut liminal de la parthénos ; voir aussi MARINATOS N., «The Arkteia

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cultuellement les limites du territoire, Artémis Braurônia disposait aussi d’un sanctuaire sur l’Acropole même, au centre religieux de la cité d’Athènes. Dans ce vaste portique classique, apparemment pas d’élément végétal, mais une série d’offrandes en relation avec le sang menstruel : soit des pièces de vêtement offertes par des jeunes filles affectées par les différents troubles que les Grecs attribuaient aux premières règles, soit des offrandes de femmes adultes à une Artémis qui contrôle les différents moments où intervient le sang menstruel : ménarché, cycle menstruel, fécondation, accouchement avec le risque de la mort en couches 14. En ce qui concerne les adolescentes, le caractère individuel des offrandes renvoie moins au rite collectif de l’initiation tribale qu’au rite privé lié à l’apparition des premières règles ; ce rituel consacrant une circonstance singulière correspond pour les anthropologues à la catégorie du rite de puberté 15.

Ainsi le complexe des rituels accomplis en l’honneur d’Artémis et de sa parèdre Iphigénie entre le centre religieux de la cité et l’un de ses sanctuaires liminaux est focalisé sur les différents passages que signifient pour la jeune fille la nubilité, la conception, la gestation et l’accouchement, l’érotisme de la sexualité étant laissé à Aphrodite et à son parèdre Éros; ceci dans le cadre familial où s’exerce la courotrophie de la naissance jusqu’à la procréation et dans un contexte rituel où le service de l’ourse pourrait s’étendre de l’entrée dans la longue période de l’adolescence jusqu’à son issue. Favorisée par un décor non pas floral, mais arboricole, l’eau jaillissante et courante y tient le rôle central que jouent l’humidité et les flux dans la conception hippocratique de la

and the Gradual Tranformation of the Maiden into a Woman», in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), op. cit note 2, p. 29-42, ainsi que les remarques prudentes de PARKER R. , op. cit. note 4, p. 232-237 (avec l’iconographie correspondante). 14 Voir les documents que j’ai repris et que j’ai accompagnés des réflexions présentées dans « Offrandes à Artémis Braurônia sur l’Acropole : rites de puberté ? », in GENTILI B. & PERUSINO F. (dir.), op. cit note 2, p. 43- 64 ; voir aussi MARINATOS N., art. cit. note 13, p. 30-32, qui fait correspondre l’arrhéphorie à la période de la préadolescence (7-11 ans) et l’arctéia à l’adolescence (12-14 ans). 15 Sur les bons et les mauvais usages de la catégorie du rite d’initiation tribale en relation avec les différentes fonctions des rites de passage, je suis revenu dans CALAME C., « Le rite d’initiation tribale comme catégorie anthropologique (Van Gennep et Platon)», Revue de l’histoire des religions 220, 2003, p. 5-62. La relation forte d’Artémis avec l’accouchement est dite notamment par les épiclèses qui la qualifient : cf. BRULE P., op. cit. note 17, p. 324, ainsi que, en association avec Iphigénie, on se référera à LYONS D., Gender and Immortality. Heroines in Ancient Greek Myth and Cult, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 143-157.

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physiologie féminine : «les femmes, provenant davantage de l’eau, se développent à partir d’aliments, de boissons et d’un genre de vie froids, humides et mous» – lit-on dans le traité hippocratique Sur le régime. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’en instituant les différents cultes marquant le retour d’Iphigénie de Tauride en Attique, Athéna, dans la tragédie homonyme d’Euripide, promette à l’héroïne éternellement jeune fille une fonction sacrée et un tombeau héroïque auprès des «vénérables terrasses de Braurôn», dans le paysage d’humide verdoyance que l’on a dit 16.

Par l’intermédiaire de l’étiologie poétique et par l’architecture symbolique d’un paysage cultuel, la figure et les fonctions de la déesse vénérée à Braurôn, la biographie de sa parèdre avec le sacrifice puis la mort, les qualités propres de ses fidèles avec leurs différents statuts et les actes rituels qu’elles accomplissent se trouvent à nouveau en interaction forte. Ce réseau interactif de construction symbolique impliquant espace géographique, corps propre, gestualité rituelle et pratiques narratives et poétiques se fonde sur une procédure d’ « anthropopoiésis » (ou, plutôt, de « gynaicopoiésis »), adossée à une anthropologie comme conception et représentation de l’être humain, masculin et féminin 17 ; et la relation que la tragédie en particulier établit, par la performance musicale publique, entre une biographie héroïque panhellénique recentrée sur un site cultuel local et les gestes rituels qu’on y accomplit contribue à inscrire cette pratique de fabrication de l’homme (et de la femme) dans le passé d’une communauté civique singulière : Athènes.

16 HIPPOCRATE, Sur le régime 1, 27, 1-2, EURIPIDE, Iphigénie en Tauride 1462-1463 (cf. supra note 5) ; on se référera à HANSON A. E., « Conception, Gestation and the Origin of Female Nature in the Corpus Hippocraticum », Helios 19, 1992, p. 31-71, ainsi qu’à COLE S. G., op. cit. note 12, p. 158-171 et 209-218. 17 Les différentes pratiques symboliques contribuant à ce processus de fabrication de l’homme comme être de culture et de société sont abordées dans la recherche collective publiée par AFFERGAN F., BORUTTI S., CALAME C., U. FABIETTI U., KILANI M., REMOTTI F., Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.