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21 INTRODUCTION UNE ÉCONOMIE DU XXI e SIÈCLE : PLURALISTE ET INDISCIPLINÉE Florence Jany-Catrice et Dominique Méda En dépit des graves erreurs de politique économique de ces trente dernières années, l’économie demeure la discipline reine : celle-là même dont les recettes sont rap- pelées en permanence aux gouvernants, la religion dans laquelle ont été formés les hauts fonctionnaires, le cadre épistémologique des institutions internationales dont les prescriptions guident les États. Mais de quelle écono- mie parlons-nous ? Quelle est cette science qui inspire et encadre les pratiques des gouvernements ? Quels sont ses fondements ? Sur quelle représentation des humains et du monde s’appuie-t-elle ? Quelles sont ses méthodes ? Homo economicus, socialis, politicus ? Lors d’un débat avec des sociologues organisé par le journal Le Monde en octobre 2018, le récipiendaire du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel 1 , le Français Jean Tirole, a nié que la science économique fût tout entière construite autour de l’homo economicus, un être humain simplifié, considéré comme capable de faire des choix optimisateurs en pleine connaissance de cause. Nous autres économistes, a argumenté Tirole, savons bien désormais que l’être humain est plus complexe : il est sen- sible, ses choix peuvent être orientés par l’empathie, il est soucieux de montrer une bonne image de lui-même aux 1. Souvent appelé de manière impropre « prix Nobel d’économie ».

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INTRODUCTIONUNE ÉCONOMIE DU XXIe SIÈCLE :

PLURALISTE ET INDISCIPLINÉEFlorence Jany-Catrice et Dominique Méda

En dépit des graves erreurs de politique économique de ces trente dernières années, l’économie demeure la discipline reine : celle-là même dont les recettes sont rap-pelées en permanence aux gouvernants, la religion dans laquelle ont été formés les hauts fonctionnaires, le cadre épistémologique des institutions internationales dont les prescriptions guident les États. Mais de quelle écono-mie parlons-nous ? Quelle est cette science qui inspire et encadre les pratiques des gouvernements ? Quels sont ses fondements ? Sur quelle représentation des humains et du monde s’appuie-t-elle ? Quelles sont ses méthodes ?

Homo economicus, socialis, politicus ?

Lors d’un débat avec des sociologues organisé par le journal Le Monde en octobre 2018, le récipiendaire du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel1, le Français Jean Tirole, a nié que la science économique fût tout entière construite autour de l’homo economicus, un être humain simplifié, considéré comme capable de faire des choix optimisateurs en pleine connaissance de cause. Nous autres économistes, a argumenté Tirole, savons bien désormais que l’être humain est plus complexe : il est sen-sible, ses choix peuvent être orientés par l’empathie, il est soucieux de montrer une bonne image de lui-même aux

1. Souvent appelé de manière impropre « prix Nobel d’économie ».

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autres, il peut être fatigué et stressé, procrastiner, etc. Il aura donc fallu attendre deux siècles et demi pour que les économistes du courant dominant prennent en considéra-tion ce qu’Adam Smith avait décrit avec force détails dans la Théorie des sentiments moraux (1759) : les humains sont mus par les influences croisées de la sympathie, de la bien-veillance, de l’envie et de mille autres sentiments…

L’homo economicus a vécu, poursuivait Jean Tirole, il est désormais remplacé par un humain plus aléatoire, plus dif-ficile à comprendre et à étudier, mais aussi plus réaliste : l’économie a incorporé l’homo socialis. Qu’est-ce à dire ? Il s’agit, selon Tirole, de ne pas analyser l’individu « hors contexte ». Soit, mais quelles motivations faut-il alors prendre en compte ? Un autre économiste, Malte Faber, néoclassique allemand reconnu ayant abjuré sa foi en rai-son précisément des impasses liées à l’hypothèse de l’homo economicus, propose dans un article publié dans la revue Ecological Economics2 de lui substituer l’homo politicus, un être intéressé par le sort de la société, altruiste et recher-chant le bien commun. Où l’on voit que cet homo politicus-là est bien plus complexe que celui de Jean Tirole, parce qu’il fait entrer dans sa sphère d’intérêt non seulement ce qui l’affecte mais aussi son intérêt pour autrui et la société tout entière.

Par ailleurs, prendre réellement en compte l’homo socia-lis, ce n’est pas seulement considérer la manière dont le « contexte » affecte les individus, mais admettre que la vie en société, avec son cortège d’institutions, est à l’origine de phénomènes non réductibles aux actions ni même aux in-teractions. Ces phénomènes structurants – qui nécessitent

2. Malte Faber, Thomas Petersen et Johannes Schiller, « Homo oeconomicus and homo politicus », Ecological Economics, n° 40, 2002, p. 323-333.

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donc des analyses sociohistoriques sur la formation des institutions et pas seulement la prise en compte de cer-taines de leurs fonctions – sont producteurs de réalités différentes et accessibles par d’autres méthodes que l’ana-lyse indéfinie des ressorts de l’action individuelle. N’est-ce pas ainsi qu’est née la macroéconomie, qui considère des agrégats et des mouvements à un niveau supérieur ne pou-vant être expliqué par l’addition ou l’agrégation de phéno-mènes microéconomiques ?

L’adieu à Keynes

Mais la macroéconomie keynésienne n’est plus à la mode. Dès la fin des années 1970, le paradigme monéta-riste a complètement remplacé le paradigme keynésien (ce qui conduira au début des années 1980 à l’institution-nalisation de l’indépendance des banques centrales en Europe, via l’euro et la Banque centrale européenne). La globalisation étant devenue réalité, les accords de Bretton Woods étant dénoncés, seule s’est mise à impor-ter la stabilité de la monnaie. Michel Foucault a magis-tralement raconté la diffusion lente mais puissante de ces représentations conçues dès avant la Seconde Guerre mondiale, notamment des idées de Friedrich Hayek et de Milton Friedman, sur les différentes scènes nationales3. Il a notamment montré que la pensée néolibérale consiste à refuser toute intervention directe de l’État dans l’écono-mie destinée à corriger les inégalités, mais vise à dresser un « cadre » permettant à la concurrence de se déployer sans entraves et aux inter actions économiques de s’opérer

3. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), EHESS/Gallimard/Seuil, 2004.

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sans que la puissance publique ait besoin de s’impliquer. Seule la stabilité des prix compte, et l’impératif de crois-sance est la seule politique sociale acceptable. Le plein-emploi – objectif que John Maynard Keynes et William Beveridge (dans Full Employment in a Free Society, paru en 1944) considéraient comme absolument détermi-nant – ne fait plus partie des buts à atteindre, pas plus que la redistribution des revenus, des accès ou des consom-mations. Le collectif n’a plus d’existence : il est en effet, selon Hayek et Friedman, par nature totalitaire. Et quand macroéconomie il y a, elle doit impérativement être micro-fondée…

Les années 1980 et 1990 sont aussi celles où s’est déployé pleinement ce nouveau paradigme en matière d’emploi : le chômage ne serait plus dû à une insuffisance de la demande, qu’il reviendrait à l’État de soutenir ou de relancer, mais serait soit volontaire (les demandeurs d’emploi, hyper-calculateurs, ne voudraient pas travailler à un niveau de salaire trop bas), soit structurel (résultant d’entraves au fonctionnement concurrentiel du marché du travail). Dans cette perspective, à l’équilibre de l’éco-nomie, le taux de chômage proviendrait d’un niveau trop élevé du salaire réel. Il serait directement fonction du niveau des allocations-chômage et du pouvoir de négo-ciation des travailleurs.

« Fluidifier » le marché du travail

C’est ce modèle qui sera diffusé partout dans le monde par l’Organisation de coopération et de dévelop-pement économiques (OCDE) à partir des années 1990 et qui donnera lieu à des raffinements infinis autour de

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l’indice de rigueur de la protection de l’emploi, fondé sur des corrélations entre taux de chômage et difficultés à licencier. Les recherches d’Olivier Blanchard – le futur chief economist du Fonds monétaire international (FMI) – nourriront abondamment ce courant de recherches. Ainsi le rapport annuel Perspectives de l’emploi de l’OCDE consacre-t-il en 1999 un chapitre entier au lien entre chô-mage et législation protectrice de l’emploi (c’est-à-dire l’ensemble des dispositions qui encadrent la rupture du contrat de travail et protègent le salarié d’une séparation brutale et sans motif) en s’appuyant sur un ensemble d’études dudit Olivier Blanchard prétendant mettre en évidence une corrélation entre durée du chômage et « rigueur » ou « rigidité » (tout est dit) de la protection de l’emploi.

L’OCDE n’aura de cesse de brandir ces études pour exiger des pays qu’ils engagent des réformes structurelles visant à « fluidifier » le marché du travail, c’est-à-dire à faci-liter le licenciement pour soutenir… la création d’emplois. De fait, ce modèle économique inspirera une très grande partie des politiques et des réformes menées dans les pays européens, aidés en cela par une Banque centrale euro-péenne et des critères de Maastricht rigoureux. Ce seront, d’une part, des politiques de désinflation compétitive et de modération salariale et, d’autre part, des réformes visant à faciliter la séparation de l’employeur d’avec son salarié, à permettre d’embaucher en CDD ou en intérim et à réduire les indemnités de licenciement, mises en œuvre successive-ment au Royaume-Uni sous Margaret Thatcher puis Tony Blair, en Allemagne sous Gerhard Schröder, en Espagne et en Italie sous des gouvernements de droite et de gauche, comme en France.

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Pendant ce temps, les théories de Friedman continuent de se répandre dans le monde sans exclure aucun volet de la vie économique et sociale. Dès 1977, l’économiste af-firme que la seule responsabilité de l’entreprise est de faire du profit, et l’on verra se déployer sans limites la théorie de la valeur pour l’actionnaire. L’impôt négatif 4 lui semble la meilleure manière d’inciter les pauvres à revenir à l’emploi (comme Foucault le remarque dans Naissance de la biopoli-tique 5), sans néanmoins toucher à la structure des revenus primaires. Les changes flottants sont la meilleure solution pour ajuster les échanges internationaux, jusqu’au mo-ment où ce que Rawi Abdelal a appelé le « consensus de Paris6 » remplace le consensus de Washington7 : à partir de 1982, quatre Français vont en effet œuvrer à la libéra-lisation totale des capitaux (Jacques Delors, Pascal Lamy, Henri Chavranski et Michel Camdessus) et parvenir à leurs fins en occupant des postes à responsabilités dans les prin-cipales organisations internationales.

Rawi Abdelal rappelle que ni l’Allemagne ni les États-Unis n’étaient au départ favorables à cette politique et que les quatre mousquetaires étaient convaincus que la libre circulation des capitaux, bien maîtrisée, serait une bonne chose pour le monde. Comme on le sait, il a juste manqué la fameuse maîtrise… Et comme l’ont récemment rappelé coup sur coup une première note puis une étude du temple de la mondialisation néolibérale, le FMI, la libéralisation

4. L’impôt négatif augmente le revenu perçu par le contribuable d’un certain pourcentage dès lors que ce revenu est inférieur à un certain seuil.5. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit.6. Rawi Abdelal, « Le consensus de Paris. La France et les règles de la finance mondiale », Critique internationale, n° 28, juillet-septembre 2005.7. Un corpus de mesures d’inspiration libérale appliquées aux économies en difficulté face à leur dette.

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des capitaux et les politiques d’austérité mises en œuvre depuis trente ans sont un échec : elles ont considérablement augmenté les inégalités sans nullement améliorer la crois-sance. La note du FMI de 2016 intitulée « Neoliberalism : oversold ? » (« Le néolibéralisme est-il surfait 8 ? ») envisage ainsi sans ciller la nécessité d’un retour au contrôle des capitaux.

Une si petite erreur

On peut imputer à cette liberté de circulation sans en-traves des capitaux et à l’absence de régulation du capita-lisme financier la crise de 2008, la plus grave que le monde ait connue depuis 1929 : dysfonctionnements du capita-lisme, diffusion de produits dérivés toxiques et endette-ment record des ménages états-uniens dû à la baisse des salaires et à la stimulation démesurée du crédit pour entre-tenir la croissance sont à l’origine d’une crise de la dette privée transformée en crise de la dette publique, notam-ment lorsque les États ont généreusement décidé de ren-flouer les banques pour éviter que le système bancaire et financier n’explose en plein vol. S’est ensuivie une longue série d’erreurs de politique économique, notamment à par-tir de 2011 lorsque les institutions internationales – FMI, Banque mondiale mais également Commission euro-péenne – ont décidé que la priorité absolue était l’équilibre budgétaire et que toutes les politiques nationales devaient viser cet objectif 9.

8. Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri, « Le néolibéralisme est-il surfait ? », Finance et Développement, FMI, juin 2016.9. Cf. Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, Flammarion, 2018.

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C’est ainsi que les États européens sont retombés dans leur langueur, voire pour certains dans une dégradation sans précédent de leur économie, empêtrés dans le chômage de masse et la sous-activité. Tous sauf l’Allemagne, qui s’était engagée avant les autres dans une politique de désinflation compétitive. Et c’est en 2013, dans un document de travail du FMI intitulé « Erreurs de prévisions de croissance et multiplicateurs budgétaires », qu’Olivier Blanchard et son collègue Daniel Leigh ont admis qu’ils avaient mal estimé le « multiplicateur budgétaire », c’est-à-dire qu’ils avaient sous-évalué (gravement) les effets de l’obsession de l’équi-libre budgétaire sur la demande intérieure et le chômage. Autrement dit encore, sans cette « erreur » (on a plutôt envie de dire sans cet aveuglement idéologique qui n’a pas cessé depuis trente ans), nous aurions pu éviter l’aggravation de la situation économique dans les pays européens, des millions de nouveaux chômeurs et peut-être le renouveau du nationalisme à l’œuvre dans plusieurs États membres de l’Union européenne. Mais cette « erreur » n’a fait l’objet d’aucune publicité ni d’aucune sanction. Au contraire, notre valeureux économiste français, qui n’a jamais fait de mea culpa sur le fond puisqu’il continue d’enjoindre aux États de réduire leur déficit budgétaire, et qui, après avoir appelé à voter pour Nicolas Sarkozy en 2007, a soutenu Emmanuel Macron dix ans plus tard, continue de conseil-ler les puissants à partir d’un institut privé10 qui se targue de réaliser des analyses dont le but est de rendre la mondia-lisation (encore plus) bénéfique…

10. Le Peterson Institute for International Economics.

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En route pour les 3,5 °C

Mais voici qu’un autre prix dit « Nobel » vient d’être décerné (en octobre 2018) à un économiste états-unien, William Nordhaus, qui, nous dit-on, s’est intéressé au chan-gement climatique. Parmi la diversité des économistes, y en aurait-il donc qui nous auraient permis d’anticiper les crises ? On pourrait le croire à lire « Is growth obsolete11 ? » (« La croissance est-elle dépassée ? »), article écrit en 1972 par ledit Nordhaus et James Tobin. Ces deux auteurs y contestent la capacité du produit intérieur brut (PIB) à constituer un indicateur pertinent de bien-être : pour cela, arguent-ils, nous avons besoin d’un outil capable de suivre les évolutions de la consommation, et non de la production. Ils vont donc transformer le PIB en indicateur de « bien-être économique soutenable », lequel s’obtient en ajoutant ou en retranchant certains facteurs au produit national. Sont ôtées les dépenses de police, de justice et d’administration générale (considérées comme des dépenses de réparation ou de prévention de la dégradation de l’environnement géné-ral), et celles relatives à l’entretien de l’environnement stricto sensu, aux dégradations dues à la pollution non compensées par ailleurs et aux nuisances provoquées par l’urbanisation (allongement de la distance domicile-travail, accidents de la circulation). Autant de dépenses visant selon eux à réparer des dommages infligés par la croissance elle-même et qui n’augmentent pas le bien-être. Tous ces postes sont valorisés monétairement, soit à des taux d’intérêt estimés, soit à des taux de salaire moyen. En revanche, sont ajoutés au produit national la consommation publique, les services rendus par

11. William Nordhaus et James Tobin, « Is growth obsolete ? », Economic Research : Retrospect and Prospect, Vol. 5, Columbia University Press, 1972.

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les infrastructures collectives (équipements scolaires, sani-taires, sociaux, jardins publics) et par les biens domestiques, les loisirs12 et le travail ménager au sein du foyer.

L’année 1972 est également celle où paraît l’ouvrage ma-jeur de l’équipe dirigée par Dennis Meadows, The Limits to Growth (traduit en français Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance), à l’initiative du Club de Rome. Les auteurs ont construit un système complexe dans lequel sont modélisées les évolutions de quelques grandes variables : la population, les ressources naturelles, etc. Ils concluent que la croissance perpétuelle conduira tôt ou tard à l’effondre-ment. Même en nous montrant très optimistes sur les pro-grès technologiques à venir, sur notre aptitude à recycler ou à économiser les matières premières que nous consommons et sur nos capacités de contrôle de la pollution ou du niveau des ressources naturelles, l’effondrement, soutiennent les auteurs, se produira avant 2100. Par « effondrement », il ne faut pas entendre la fin de l’humanité, mais la diminution brutale de la population, accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie (baisse importante de la production industrielle et du quota alimentaire par tête, etc.) de la fraction survivante13.

Il y avait là une occasion exceptionnelle de faire prendre conscience au plus grand nombre du danger d’une crois-sance sans fin et d’engager le monde sur un sentier de bifurcation radical, car la publication a connu un fort retentissement. Mais cela n’est pas advenu… notamment

12. Les heures de loisir sont celles qui restent quand on a retiré celles consacrées au sommeil, aux repas, aux occupations personnelles (toilette, habillement…), au travail, à l’étude, aux tâches domestiques, au repos, aux relations sociales, aux déplacements, à la lecture des journaux et aux activités diverses accomplies en regardant la télévision ou en écoutant la radio.13. Comme le rappelle Jean-Marc Jancovici dans son commentaire de l’ouvrage sur son site : https://jancovici.com, onglet « Recension de lectures ».

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en raison des efforts déployés par William Nordhaus, qui critiquera très sévèrement ce modèle du fait de l’absence des prix ! Car le prix (et le marché qui est censé le révéler) est de nature à tout régler. Pensez ! Si une ressource risque d’atteindre son pic d’exploitation, alors son prix va monter, sa consommation diminuer, et un substitut sera immédia-tement trouvé. Si l’on introduisait des prix dans le modèle du rapport Meadows, argumente Nordhaus – qui va en proposer un autre, le DICE (Dynamic Integrated Climate Economy) –, il n’y aurait aucun effondrement possible et la croissance pourrait continuer indéfiniment.

Le modèle de Nordhaus se fonde sur des analyses coûts-bénéfices. Comme l’a bien montré Antonin Pottier14, en faisant glisser la réflexion coût-efficacité vers une di-mension coûts-bénéfices, les économistes en profitent pour asseoir leur emprise sur les enjeux du changement clima-tique. En rendant ordinaire une comparaison des « coûts » et des « bénéfices », tous deux à la même aune de la monéta-risation, ils renforcent leur pouvoir en ce que les bénéfices sont endogènes, fixés par l’analyse… économique. Ainsi l’analyse coûts-bénéfices permet-elle de consolider la place de l’économiste au centre de « l’organisation des savoirs ». En introduisant ce raisonnement dans les scénarios de changement climatique, on le réduit à une question d’« op-timisation inter-temporelle de consommation ». C’est sur cette base que les modèles de Nordhaus ont été élaborés. La solution optimale (et donc souhaitable) de Nordhaus, comparant dommages climatiques et bénéfices, conduirait à un réchauffement de 3,5 °C en 210015 : une perspective

14. Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète, Seuil, 2016.15. Voir Antonin Pottier, « William Nordhaus est-il bien sérieux ? », Alternatives Économiques, en ligne, 9 octobre 2018.

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démesurément éloignée des objectifs plafonds fixés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) – mais très proche, en revanche, des scéna-rios alarmistes vers lesquels conduirait l’inaction.

D’autant que pendant ce temps, comme nous l’avons rappelé dans Faut-il attendre la croissance ?, les économistes mainstream inventaient un nouveau concept, qui allait lui aussi faire l’objet de raffinements infinis : la croissance endogène16. En introduisant cette notion, ses promo-teurs (dont Paul Romer, récompensé en même temps que Nordhaus en 2018 par la Banque de Suède) scellaient en quelque sorte l’idée d’une croissance potentiellement illi-mitée : dans cette tradition intellectuelle, le progrès tech-nique, incorporé, est considéré à la fois comme résultant d’une activité économique productive et facteur de crois-sance. La croissance contient les ferments de sa dyna-mique et les prix sont susceptibles de réguler l’ensemble des processus économiques. Robert Solow écrit ainsi que « la génération actuelle peut légitimement se servir dans la réserve commune pour autant qu’elle laisse la possibilité à la génération suivante d’être aussi riche qu’elle17 ». Ce qui doit être conservé et transmis, et ce qui importe, n’est pas un ensemble de réalités bio-physico-chimiques dont on pourrait recenser précisément les composants, mais un ca-pital susceptible de générer un niveau de consommation ou un flux d’utilités identiques. Si une ressource naturelle non renouvelable s’épuise, son prix augmentera jusqu’à rendre inexistante la demande qui se porte sur elle, et les revenus issus de son exploitation permettront le développement

16. Florence Jany-Catrice et Dominique Méda, Faut-il attendre la croissance ?, La Documentation française, 2016.17. Robert Solow, Growth Theory : An exposition, Oxford University Press, 2000, p. 143.

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d’autres moyens de production ou l’exploitation d’autres types de ressources. Il se trouvera donc toujours un substi-tut, matériel ou naturel, permettant de produire les mêmes effets et le même niveau d’utilité ou de consommation.

Adieu à la nature

La thèse affirme que l’on trouvera toujours une solution pour remplacer une ressource naturelle productrice d’uti-lités : c’est là l’expression d’un véritable acte de foi dans le progrès technique. D’autre part, elle suggère que nous ne devons pas nous attacher de façon « romantique » au subs-trat et aux caractéristiques physiques de cette ressource naturelle. Elle ne mérite notre considération qu’en tant que support de flux d’utilités. Et c’est là le postulat le plus lourd : si l’on suppose que la nature est constituée principa-lement d’un ensemble de ressources renouvelables et non renouvelables (ou du moins si elle est représentée comme telle), cela signifie que sa réalité et sa matérialité nous im-portent peu ; que sa composition d’éléments biologiques et physiques agissant sur nos sens, provoquant des émotions esthétiques, exerçant un effet sur nos corps n’est pas es-sentielle ; que seule compte sa capacité à générer de hauts niveaux de consommation ; et, finalement, que la nature comme ensemble de forêts, de prés, de champs, d’oiseaux, de rivières, de nuages, de pluie, d’écosystèmes, d’odeurs, de réalités physico-sensibles peut bien disparaître, pourvu qu’un capital artificiel, technique, productif soit capable de provoquer non pas les mêmes sentiments ni les mêmes émotions, mais les mêmes satisfactions18.

18. Cf. Dominique Méda, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, 2013.

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On voit combien cette économie néoclassique est fon-damentalement déréalisée et raisonne dans un monde sans frottement ni matière, un monde dans lequel il n’y a pas de dégradation, d’énergie, aucune considération des flux de matière. L’économiste Tim Jackson, dans sa critique de l’économie19, à la suite d’un Herman Daly, d’un Nicholas Georgescu-Roegen ou d’un René Passet, aura parfaitement raison de remettre en cause cette dimension totalement éthérée et newtonienne de l’économie, qui s’accompagne d’une déréalisation radicale et donc d’une incompréhen-sion massive du monde dans lequel nous vivons, du monde physico-chimique et biologique dans lequel nos sociétés sont pleinement inscrites.

C’est ainsi que la notion de croissance, chez la plupart des économistes néoclassiques, est restée non réinterro-gée. La croissance demeure profondément désirable, et la productivité en constitue le cœur : tel est le credo de la majeure partie des économistes, y compris d’ailleurs de certains hétérodoxes macroéconomistes post-keynésiens, qui cependant intègrent de plus en plus ces questions dans leurs analyses. Pourtant, nous savons bien que, malgré le récit mythique qui nous a été fait par Angus Maddison ou Jean Fourastié, les Trente Glorieuses ou l’âge d’or ont un revers. La croissance n’a pas été exclusivement bonne, elle n’a pas apporté que des bienfaits mais aussi des maux, notamment et précisément pendant ces Trente Glorieuses, dont les excès ont pu être mesurés : excès de production, de consommation, d’utilisation de ressources naturelles, de pollution, d’émissions de gaz à effet de serre qui, reje-tés dans l’atmosphère, pèsent aujourd’hui sur nous comme

19. Tim Jackson, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’économie de demain, De Boeck, 2017.

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un couvercle, constituent une menace immense pour nos sociétés et entravent la possibilité de maintenir les condi-tions d’une vie authentiquement humaine sur Terre. Nous prenons soudainement conscience que les limites du PIB ne sont pas qu’une fable : oui, nous pouvons avoir à la fois un fort taux de croissance et un monde qui n’a plus de substance naturelle pour alimenter son développement. Et de cela l’économie mainstream ne nous a jamais préve-nus, sauf peut-être, dans les derniers temps, au travers des travaux de Nicholas Stern, qui continuent malgré tout de reposer sur des hypothèses néoclassiques fortes, comme Jean Gadrey l’a mis en évidence.

Responsabilité de l’humanité ou du capitalisme ?

De plus en plus d’auteurs, dans leur dénonciation des usages de la comptabilité nationale et des simplifications et lacunes de l’économie néoclassique, pointent directement la responsabilité du capitalisme dans la dégradation ultra-rapide et désormais menaçante du climat et des écosys-tèmes. Ainsi, pour Andreas Malm, la situation alarmante dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui n’est pas le résultat d’une faute de « l’humanité » tout entière mais du système capitaliste, et plus précisément d’un certain nombre de Britanniques et d’États-Uniens qui ont soutenu son développement et continuent, plus que tous les autres, à détruire l’environnement de tous. Il écrit : « Peu de res-sources sont si inégalement consommées que l’énergie. Les 19 millions d’habitants de l’État de New York consom-ment à eux seuls plus d’énergie que les 900 millions habi-tant l’Afrique subsaharienne. Un seul citoyen américain moyen émet plus que 500 citoyens éthiopiens, tchadiens,

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afghans, maliens ou burundais ; combien émet un million-naire américain moyen – et combien de fois plus qu’un travailleur moyen américain ou cambodgien ? Cela reste à calculer. Mais l’empreinte d’un individu sur l’atmosphère varie énormément selon l’endroit où il est né. L’humanité, en conséquence, est une abstraction beaucoup trop mince pour porter le fardeau de la culpabilité20. » Quant à Jason Moore, il estime que, « dans un système comme le capi-talisme, axé sur l’accumulation illimitée à travers les contraintes surréalistes de la compétition sans fin, se déve-loppe un écart croissant entre l’accumulation de la valeur et les rapports socio-écologiques qui rendent une telle ac-cumulation possible. Lorsque cet écart est trop important, une crise de développement écologique apparaît21 ».

Toutes ces limites et dérives de l’économie – ou du moins de cette économie qui a cessé depuis longtemps d’être une économie politique –, Jean Gadrey les a dénoncées sans relâche, en s’appuyant toujours pour cela sur l’existence de « vrais » humains avec de « vrais » besoins sociaux (élémen-taires, comme manger, boire et se vêtir, mais aussi de loi-sirs, de reconnaissance, de soins…) et sur l’existence d’une nature physique dans laquelle nous sommes encastrés. Très tôt, il s’est interrogé sur les limites et les contingences des instruments de mesure dont l’économie est friande pour schématiser, modéliser et styliser les situations, rappelant toujours le caractère sociopolitique des chiffres. Il est l’un des très rares économistes français qui soient parvenus à analyser en même temps la dynamique d’exploitation du travail dans le capitalisme et la dialectique entre travail

20. Andreas Malm, « Le mythe de l’anthropocène », Période, 2015.21. Jason W. Moore, « Au-delà de “l’écosocialisme” : une théorie des crises dans l’écologie-monde capitaliste », Période, 2015.

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payé et travail non payé, ainsi que la double exploitation du travail et de la nature sur laquelle prospère le capita-lisme. Il est également l’un des rares, sinon le seul, après avoir réfuté le concept de productivité appliqué aux acti-vités de service, à avoir remis en cause le bien-fondé de la croissance comme principal objectif à poursuivre ainsi que la thèse selon laquelle la productivité (dans son versant industrialiste) constituerait le cœur du progrès. L’une de ses convictions principales – largement à rebours des forces syndicales et d’une partie de la gauche – est qu’il nous faut désormais chercher des gains de qualité et de durabilité, et non plus des gains de productivité présumés permettre de mieux répartir les richesses. En dépit de son rapport ambivalent au marxisme, il aurait pu écrire cette phrase de Jason Moore : « La spécificité du capitalisme réside dans le fait que nous pensons que la productivité du travail au sein des rapports monétaires est la seule chose qui compte, ce qui nous conduit à dévaluer le travail des femmes, de la nature ou des colonies22. » Rappeler le caractère conven-tionnel des mesures de la productivité, montrer ce qui a été oublié dans leur élaboration et plaider pour que l’écono-mie prête attention à la qualité ont constitué des combats permanents de Jean Gadrey.

En finir avec la productivité ?

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les systèmes de travail ont connu des mutations spectaculaires. En parti-culier, l’avènement de l’économie de services puis du sec-teur numérique a modifié profondément les dispositifs de

22. Kamil Ahsan, « La “nature” du capital. Entretien avec Jason Moore », Pensée radicale, 15 janvier 2016.

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coordination et d’incitation au travail. Pourquoi ? Parce que dans une économie de services, comme dans le numé-rique, ce qui relève de la « production » ne va pas de soi. La « qualité » du service rendu étant souvent intrinsèque à l’ac-tivité elle-même (qualité d’accueil, d’accompagnement, de médiation, de transfert, d’éducation, de soins, etc.) et par-ticipant de son résultat, elle nécessite des accords partiels entre les acteurs (les consommateurs, les producteurs et les médiateurs) au moins sur certains de ses critères d’évalua-tion. En conséquence, tout ce qui est produit dans les acti-vités de service est a priori plus flou, plus conventionnel et plus négociable que dans les autres secteurs.

Alors que la sagesse voudrait que le caractère conven-tionnel de la production fût admis et intégré dans les raisonnements socio-économiques, ce sont les « raisonne-ments en volume » qui ont triomphé ces dernières décen-nies, passant sous silence les interprétations nécessaires pour tenir compte de la qualité. Ces raisonnements et calculs en volume étaient au fondement de la mesure de la productivité industrielle. C’est donc le « volume » produit qui était au centre de ces calculs, avec un avantage certain pour les productions physiques, les unités identifiables telles que des tonnes, des litres, etc., que l’on rapportait à l’input qui lui était dédié. Cette mesure de la productivité en volume peut entrer en conflit avec des représentations et des évaluations qui mettent en avant les gains de qualité, avec tout ce que ce terme comporte d’incertain mais qui a partie liée avec la durabilité, la fiabilité et l’accessibilité des biens et des services. Le conflit est parfois tel que l’aug-mentation de la production en volume peut entraîner une altération de la qualité. Jean Gadrey évoque ainsi depuis le début des années 1990 l’idée d’un rendement décroissant

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du concept même de productivité. Ivan Illich parle quant à lui de « contre-performance » – et ainsi en est-il, en parti-culier, des activités de service dans lesquelles les missions des salariés visent à « passer du temps avec », à « faire avec » pour l’apprentissage, le maintien de l’autonomie, les soins, l’accompagnement, etc. C’est aussi le cas des activités qui visent à répondre aux besoins idiosyncrasiques de clients, de publics, etc. C’est enfin le cas des activités du numé-rique, où il est difficile de saisir ce qui est vraiment produit, et où l’on peut observer des écarts de gains de productivité considérables selon les conventions de mesure, comme l’a bien montré François Horn dans ses travaux23. Dans toutes ces activités, l’obsession de la productivité en volume conduit à des pertes de gains de qualité.

La singularité des activités de service complexifie leur évaluation et les résultats qui en découlent. En mettant en scène deux ou plusieurs protagonistes, elles font interagir les acteurs dans des relations de proximité (de conseil, de soins, d’accompagnement, etc.) faites d’impromp-tus et d’adaptations au contexte ou à l’environnement. Intrinsèquement incertaines, ces activités rendent plus ins-table la qualité, malgré les tentatives de rationalisation de l’organisation et des marchés en vue de réduire, de maîtri-ser ou de financiariser l’incertitude de l’échange.

La relation de service – celle-là même qui ajuste les at-tentes des uns et des autres – rend souvent périlleuse une standardisation des actes sur laquelle reposent pourtant les mesures de la productivité industrielle. Et lorsque cette standardisation est organisée, elle s’opère au prix d’une perte de sens au travail. L’obsession pour la quête de pro-ductivité au sens « volumique », comme dirait Jean Gadrey

23. Cf. François Horn, L’Économie des logiciels, La Découverte, 2004.

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(le volume étant un pur relent des modes de production industrialistes), fait donc souvent l’impasse sur les finali-tés des missions. Dans l’éducation, par exemple, s’agit-il d’accroître le capital humain d’un individu (davantage de diplômes, un salaire plus élevé) ou de l’aider à s’émanci-per ? La théorie économique tranche unilatéralement pour la première solution comme s’il s’agissait d’une évidence, s’octroyant ainsi le droit de fixer une téléologie des actes de production pour tous.

Une telle perspective critique, qui remet sur l’établi rien de moins que la question de la valeur, est considérée par certains tenants de l’économie politique critique comme une trahison à l’égard des préceptes de la théorie de la va-leur : la valeur de ce qui est produit n’est-elle pas le travail, tandis que les « missions » renverraient à une valeur d’uti-lité plus ou moins déguisée ?

En tout état de cause, le triomphe des raisonnements en volume s’est rapidement diffusé aux services publics, aidé en cela par une grande diversité de « passeurs » (les cabi-nets de conseil en organisation, les réformes de la fonction publique, les tenants de la grande privatisation). C’est alors le doux euphémisme de la « rationalisation de l’action pu-blique » qui est mobilisé, équipant les États de cadres for-mels pour l’orientation, l’évaluation et la justification de l’action publique.

Cette rationalisation vise, dans la rhétorique de sa jus-tification, à faire disparaître le caractère « abusif » de l’ar-bitraire et à apaiser la conflictualité des rapports sociaux au moment de la prise de décision, dans des activités dont le produit est flou et discutable. On ne pourra que rappe-ler que les activités d’évaluation et de quantification sont très souvent organisées de telle sorte qu’elles apparaissent

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comme un processus d’« a-moralisation des critères de ju-gement de l’activité politique », pour reprendre la termino-logie du sociologue Albert Ogien, en particulier en mettant en scène des experts qui seraient habilités à dire le vrai, eux dont les outils d’analyse sont suréquipés de théories cachées et de représentations implicites de l’acteur et des comportements.

Dans le champ du social, cette question est déjà sur le devant de la scène, comme le suggère l’appel de membres d’un collectif d’associations de terrain, en 2016 : « Il ne s’agit pas simplement de produire les prestations adaptées, et rentables, à une “cohorte” d’individus ayant des besoins particuliers, mais, partant de leurs ressources, de travailler “avec” eux au changement, dans une perspective de court et moyen terme, sans jamais être sûr à l’avance de la per-formance… C’est le prix de la solidarité en actes, que ne connaît pas le commerce24. »

Quelle économie pour demain ?

L’économie, toutefois, peut aussi signifier l’ensemble des réseaux d’acteurs qui, par la position qu’ils occupent, se sentent habilités à fournir un point de vue sur le monde tel qu’il va. Dans un cas comme dans l’autre, elle est en crise. La crise de l’économie est pluridimensionnelle : à la crise d’un régime de production et de globalisation, elle associe celle de l’écologie et plus encore celle du sens à donner aux actes collectifs. La crise de la pensée éco-nomique, qui est aussi une crise de la communauté des

24. Jean-Claude Boual, Michel Chauvière, Gabrielle Garrigue et Éric Denoyelle, « Quand le social finance les banques et les multinationales », Le Monde.fr, 10 mars 2016.

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économistes, est sans doute moins médiatique mais tout aussi « effective » – au sens où elle produit des effets. Elle s’est manifestée spectaculairement en 2007-2008, à l’orée de la crise sociale et financière internationale, alors que les économistes les plus médiatisés n’avaient rien vu venir, trop occupés pour la plupart à étudier comment fonctionne le monde économique « à l’équilibre », cette situation peu courante (on peut même dire « hors sol ») mais commode à explorer : elle s’arrime en effet à des fondements micro-économiques où chaque acteur est doté de motivations et de comportements individuels, maximisateurs et prédic-tibles – très loin des résultats de l’anthropologie sociale. À tellement chercher à accéder au statut de science proche des sciences physiques, où les connaissances seraient cumulatives, les lois et les résultats universels, la plupart des économistes ont oublié que la réalité peut se révolter et le réel se « défaire », pour reprendre le joli terme de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre25…

Cependant, une partie – certes minoritaire – des éco-nomistes ne se satisfait guère de cette mise en lois de l’économie qui ne va nulle part et ne fait qu’égrener un catéchisme de croyances (dans la concurrence, le pro-grès technique, la croissance…). Ceux-là considèrent, dans la tradition de l’économie classique, que l’écono-mie est une science sociale et une philosophie morale et politique. Ils tiennent pour acquis plusieurs siècles de travail en sciences sociales, considérant que répondre à des questions ou à des énigmes du monde contemporain nécessite de recourir à la richesse des méthodes et des résultats d’autres disciplines, en particulier l’histoire,

25. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, « L’énigmatique réalité des prix », Sociologie, vol. 7, n° 1, 2016, p. 41-58.

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la sociologie, la science politique, la gestion et la géo-graphie. Ils décèlent dans les déséquilibres et les crises (une situation plutôt ordinaire dans le monde) toutes les contradictions du capitalisme. Cette interdisciplinarité, voire cette « indiscipline » – qualificatif qui caractérise-rait somme toute assez bien le travail de Jean Gadrey –, si heuristique pour dire quelque chose des pratiques écono-miques capitalistes du monde contemporain se voit donc disqualifiée par une science économique dominante qui, quoi qu’elle affiche parfois, ne s’envisage qu’à l’exclusive de toutes les autres sciences sociales.

L’économie dite néoclassique mais aussi la pensée néo-keynésienne – qui a prétendu ajouter la prise en compte des institutions à ses modèles mais a finalement conservé la référence à l’équilibre général de l’école néoclassique en relâchant l’hypothèse de l’information parfaite – ont fait la preuve non seulement de leur inefficacité mais également du danger qu’elles représentent. Il n’est plus possible de continuer à adopter comme guide des actions publiques et privées une doctrine aussi funeste, qui non seulement re-pose sur des présupposés caricaturaux mais nous conduit tout droit dans le mur. Dans son introduction au rapport sur la mesure des performances économiques et du progrès social de la commission Stiglitz, dont Jean Gadrey faisait partie, Joseph Stiglitz écrit que le PIB ne peut plus nous servir de boussole26. Mais une grande partie des autres concepts clés de l’économie sont, de la même manière, désuets. Nous ne pouvons plus accepter que les écono-mistes travaillent en chambre, à partir de modèles stylisés

26. Rapport rendu public le 14 septembre 2009 à l’issue des travaux de cette commission ayant rassemblé des économistes de différents pays à l’invitation de Nicolas Sarkozy en janvier 2008.

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qui n’ont aucun rapport avec la réalité et imposent des poli-tiques délétères aux populations.

Pour cela, il nous faut d’abord revenir aux fondamen-taux : l’économie n’est pas un compartiment isolé de la réalité répondant à certaines caractéristiques spécifiques, c’est – comme l’explicite Karl Polanyi – un ensemble ins-titutionnalisé d’interactions entre les humains rassemblés et leur environnement, des activités de production visant la satisfaction des besoins humains. Dans cette mesure, l’économie ne peut pas être désencastrée de la vie sociale dans laquelle elle s’inscrit. Elle ne peut plus non plus, évidemment, se satisfaire de cette représentation, même complexifiée, de l’homo economicus : l’agenda de recherche de l’économie politique institutionnaliste, à l’instar de l’économie des conventions ou de l’école de la régulation, s’appuie justement sur « un acteur doté d’une capacité pra-tique à raisonner non seulement sur l’efficace mais aussi sur le juste27 ». Plus de dix ans avant Jean Tirole, les écono-mistes institutionnalistes de l’école lilloise Nicolas Postel et Richard Sobel affirmaient que cette approche implique « une réflexion sur la liberté de l’acteur quant à la définition institutionnelle de ses besoins et des manières collectives de les satisfaire, une liberté à agir sur et dans les institutions. Une telle capacité implique d’élargir la représentation de l’acteur économique au-delà de la simple rationalité ins-trumentale et vers une forme de raison pratique28 ». Une bonne économie est donc une économie qui s’inscrit dans les sciences sociales, qui part de la société et qui revient à elle, et qui prend pour socle une analyse contextualisée

27. Nicolas Postel et Richard Sobel, « Économie et rationalité : apports et limites de l’approche polanyienne », Cahiers d’économie politique, n° 54, 2008, p. 121-148.28. Ibid, p. 143.

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des « besoins humains ». « Contextualisée » signifie que les besoins sont historiquement situés, ici dans le cadre des urgences écologiques, au niveau global comme local, et des urgences relatives à la lutte contre les inégalités et à la cohésion sociale, étroitement attachées aux premières.

Cet appel à prendre en considération les besoins hu-mains, Jean Gadrey ne l’a jamais abandonné, lui qui rappelle régulièrement sur son blog combien la simple sa-tisfaction des besoins sociaux pourrait créer de nombreux emplois. Et l’économie ne peut pas davantage continuer à se considérer comme dissociée du reste de la nature. Il n’est plus possible qu’elle persiste à raisonner sans prendre en considération les flux de matière, la dégradation des sols, la diminution de la qualité de l’eau et de l’air. Elle ne peut plus prendre en considération le seul prix, comme l’ont mis en évidence Jean Gadrey et Aurore Lalucq29. C’est l’ensemble de son armature théorique, de ses méthodes et de ses techniques qui doit être profondément revu pour participer à la construction d’une macroéconomie écolo-gique, réflexion à laquelle Jean Gadrey a apporté son écot, notamment lors de ses échanges avec Tim Jackson.

Les économistes institutionnalistes ne sont pas restés les bras croisés devant l’étendue des conséquences de la dernière crise, celle de 2008. Considérant que ceux qui ré-gnaient en maîtres sur la discipline n’avaient rien vu venir, ils ont cherché à se rassembler en créant l’Association fran-çaise d’économie politique, et à identifier les raisons de cette hégémonie dans la pensée économique. Si les verrous étaient multiples, les principaux provenaient d’institutions qui consolident l’auto-entretien de la domination, mais

29. Jean Gadrey et Aurore Lalucq, Faut-il donner un prix à la nature ?, Les petits matins/Institut Veblen, 2015.

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aussi de dispositifs qui permettent à la doctrine dominante de régner dans le champ des idées, en particulier les stra-tégies d’autoréférencement constituées par le recours aux seules revues académiques comme espace de validation so-ciale des connaissances et des performances des chercheurs en économie. Car autant la pensée mainstream réclame de la concurrence dans tous les domaines des pratiques écono-miques, autant elle réussit, avec l’aide d’institutions qu’elle ajuste à son dessein, à imposer les règles d’un monopole absolu de la pensée, abandonnant tout débat théorique et disqualifiant toute méthode de recherche et d’étude ne relevant pas de la panoplie consacrée. Des travaux absolu-ment nécessaires pour la construction réflexive de la pen-sée sur des sujets tels que l’histoire de la pensée, l’histoire des faits, la connaissance critique des institutions et l’ana-lyse historique de leur formation, ou encore l’observation de terrain pour saisir comment les pratiques économiques se déroulent « en vrai », qui devraient constituer le socle des connaissances et des méthodes de base comme c’est le cas dans toutes les autres sciences sociales, sont tout au mieux relégués aux marges de la connaissance, quand ils ne sont pas tout simplement, eux aussi, disqualifiés.

Devant ce diagnostic largement partagé, déjà identi-fié par Michel Vernières en 199930 (et qui sera consolidé notamment par des rapports de Pierre-Cyrille Hautcœur et de Philippe Frémeaux en 201431), l’Association fran-çaise d’économie politique a réclamé la mise en place d’une nouvelle section « économie et société » au Conseil

30. Voir Michel Vernières, « Politiques d’éducation et libéralisme », Revue Tiers Monde, n° 157, 1999.31. Pierre-Cyrille Hautcœur, « L’avenir des sciences économiques à l’Université en France » ; Philippe Frémeaux (dir.), « Sortir de la crise de l’enseignement de l’économie », Idies.

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national des universités, instance de régulation de la pro-fession d’économiste au niveau universitaire. Sans rien ôter à personne, cette section aurait eu l’immense mérite de rendre à nouveau possible le pluralisme dans la sphère académique. S’y seraient rejoints les économistes parta-geant une même épistémê des faits économiques, envisagés comme faits sociaux. Alors que le décret pour cette nou-velle section avait été signé par Geneviève Fioraso, alors secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur, le gouverne-ment a fait marche arrière en janvier 2015, après que Jean Tirole – celui-là même qui aujourd’hui appelle à élargir les fondements de la discipline – eut envoyé un courrier à la secrétaire d’État, arguant que la création d’une telle sec-tion « serait une catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays » et considérant que toute pensée hétérodoxe dont les travaux ne seraient pas validés par les meilleures revues (exclusive-ment néoclassiques) vouerait la pensée au « relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme » !

Cette idée d’obscurantisme sera reprise quelques mois plus tard, en 2017, à la faveur de la sortie d’un pamphlet au titre explicite, Le Négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser, rédigé par deux économistes néoclassiques32. En ne reconnaissant qu’à la méthode expérimentale le caractère scientifique légitime de la démonstration éco-nomique, ce brûlot a fourni aux médias, et plus générale-ment aux faiseurs d’opinion, des recettes pour consolider le règne de la pensée unique.

Une étape supplémentaire a été franchie, ciblant cette fois l’enseignement au lycée. Il est vrai que, pour

32. Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le Négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser, Flammarion, 2016.

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s’affranchir de tout débat, pour mettre à distance toute réflexivité critique, pour éviter de confronter des théories et des cadres interprétatifs sur l’évolution du monde, rien de mieux que de viser le plus jeune âge. Depuis la créa-tion de la filière de sciences économiques et sociales, très appréciée des lycéens, la formation reposait sur un cor-pus de sciences sociales (sociologie, économie et sciences politiques) et favorisait les regards croisés à partir d’en-trées par objets (le chômage, le PIB, la pauvreté, le dé-veloppement, etc.). Progressivement, les enseignements approfondissaient les concepts, mettaient en perspective différentes grandes questions d’économie politique (libre-échange vs protectionnisme, ou encore la compatibilité de la croissance avec l’écologie) et évoquaient les contro-verses de la science économique.

En somme, tout en attisant l’intérêt des élèves, cet en-seignement formait à une citoyenneté éclairée. Las, les réformes des programmes depuis 2002 ont mis peu à peu à mal cet édifice formateur, qui rappelait aussi que l’écono-mie est une science sociale comme une autre. La réforme de 2018, sous le ministère de Jean-Michel Blanquer, semble devoir parachever ce projet. Jamais l’enseignement des sciences économiques et sociales dans le secondaire n’a au-tant fait l’objet d’attaques de la part des promoteurs d’une économie d’entreprise microéconomique qui se tient à dis-tance des logiques macro, systémiques et structurelles qui traversent le capitalisme et des partisans d’une science éco-nomique épurée fonctionnant comme un savoir cumulatif et débarrassé des apports des autres sciences sociales.

Dans ce projet, les trois enseignements disciplinaires (économie, science politique et sociologie) sont rendus im-perméables les uns aux autres, comme s’il fallait craindre

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l’hybridation des connaissances et les interprétations dif-férenciées. La science économique se voit assigner le rôle d’une science de l’action, ou même de la décision (« com-ment ça marche ? », « quelle solution dois-je choisir ? »), au détriment d’une science de la compréhension (« pourquoi les choses sont-elles comme cela ? »), qui nécessiterait pré-cisément un décloisonnement des disciplines. Par exemple, pour comprendre les taux de travail à temps partiel dans les économies, il faut aussi maîtriser les rapports sociaux de sexe ; pour comprendre la valeur, il faut s’intéresser aux processus de formation de cette valeur ; pour éclairer les dé-bats entre politique monétariste et relance budgétaire, il faut expliciter les éléments implicites des différents cadres théo-riques en confrontant les élèves aux positions conflictuelles.

Dans les projets de nouveaux programmes tels qu’ils ont été dessinés par une commission présidée par Philippe Aghion (et dans laquelle on retrouve des membres de l’Aca-démie des sciences morales et politiques, présidée en 2017 par Michel Pébereau) et caractérisée par un manque absolu de pluralisme, les briques de base de la théorie économique seront enseignées en classe de première au sein d’un cur-sus exclusivement orienté vers la théorie microéconomique standard étendue. Michel Pébereau, ancien PDG de BNP-Paribas, dans une alliance d’intérêts avec l’économiste Philippe Aghion, arrive à ses fins après plusieurs années de batailles menées à coups de rapports, de réformes succes-sives et de prises de position : réduire les sciences sociales à la science économique, et la science économique à la mi-croéconomie d’entreprise standard et libérale…

En orchestrant un tel projet, écrivait Jean Gadrey dès 2011, ces deux acteurs « œuvrent de fait contre le pluralisme, contre la connaissance de l’économie comme

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pratique sociale, contre la pluridisciplinarité et contre le bon sens pédagogique, qui implique de faire progresser les jeunes en partant de ce qu’ils savent (et qui n’est pas nul)33 ».

Sous peine de se scléroser définitivement, et à rebours de toutes les décisions prises tant pour l’enseignement se-condaire que pour l’enseignement et la recherche dans le supérieur, l’économie du XXIe siècle devra plus que jamais hybrider les savoirs, privilégier des partis pris par objet qui ne s’embarrassent plus des contraintes disciplinaires purement académiques et partir des grandes questions économiques contemporaines en rappelant sans cesse la conflictualité des interprétations possibles. Indiscipline et pluralisme sont les maîtres mots de cette approche, dont les travaux de Jean Gadrey ont largement témoigné.

33. Jean Gadrey, « Empêcher les SES de couler », blog « Debout ! », 2 février 2011.

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